28.

Sept ans passèrent, au cours desquels il n’entendit plus parler des Ethiques. Apparemment, ils avaient totalement perdu sa trace. Même le Renégat ne s’était plus manifesté. Burton lui-même, à vrai dire, ignorait la plupart du temps où il se trouvait par rapport aux sources du Fleuve. Ce qui était certain, c’est qu’il n’avait plus jamais mis les pieds dans la région polaire. Il était sans cesse en mouvement, sans cesse en train de sauter d’un point du Fleuve à un autre.

Un beau jour, il s’avisa qu’il devait détenir une espèce de record. La mort était devenue sa seconde nature. Si ses calculs étaient exacts, il venait d’utiliser la « voie suicide express » pour la sept cent soixante-seizième fois !

Il était un criquet planétaire qui surgissait des limbes obscurs de la mort pour grignoter quelques brins d’herbe tout en guettant du coin de l’œil l’ombre du passereau prêt à fondre sur lui – l’Ethique. Dans cette vaste prairie qui contenait l’humanité, il s’était posé en bien des endroits pour s’envoler ensuite vers d’autres cieux afin de voir si l’herbe était meilleure.

Parfois encore, il s’imaginait sous la forme d’une épuisette qui prélevait des spécimens au hasard dans l’océan humain. Tantôt il remontait une grosse pièce, tantôt des petits poissons qui lui apprenaient autant, sinon plus, que les gros.

Mais il n’aimait pas l’image de l’épuisette. Elle lui rappelait trop qu’il était lui-même un gibier menacé par un plus vaste filet qui, peut-être en ce moment même, était sur le point de retomber sur lui.

Quelles que fussent les métaphores ou les analogies qui lui venaient à l’esprit, une chose était certaine, il ne tenait pas en place. A plusieurs reprises, certaines légendes lui étaient parvenues à l’oreille en des endroits du Fleuve qu’il visitait pour la première fois. Elles évoquaient le nom de Burton le Gitan, ou de Richard le Vagabond. Une autre version avait pour héros le Lazare aux Grands Pieds. Tout cela l’inquiétait un peu, car il craignait que les Ethiques n’aient ainsi vent de sa technique d’évasion et ne mettent au point une nouvelle méthode pour le capturer. Il y avait aussi le risque qu’ils devinent son objectif réel et renforcent la surveillance de la région polaire.

Au bout de ces sept ans, après avoir longuement observé les constellations nocturnes et recueilli l’avis de nombreux voyageurs, il avait réussi à se faire une idée relativement précise de la topographie de la vallée.

Le Fleuve n’était pas un amphisbène, un serpent à deux têtes, la première au pôle Nord et la seconde au pôle Sud, mais plutôt un serpent Midgard qui se mordait la queue. Il prenait sa source dans la mer boréale, sinuait sur toute la moitié du globe, contournait le pôle Sud et remontait en sinuant le second hémisphère jusqu’au pôle Nord où la tête rejoignait la queue dans l’océan mythique.

Pas si mythique que ça, d’ailleurs, car s’il fallait en croire le témoignage du titanthrope qui avait escaladé les montagnes, la Tour des Brumes avait les pieds dans cet océan même.

Bien sûr, il ne pouvait ajouter aveuglément foi à un récit qu’il tenait de sources diverses mais invérifiables. Cependant, il pouvait attester une chose : il avait vu lui-même, lors de son séjour éphémère près de la source du Fleuve, que la région était peuplée de titanthropes. Il n’était donc pas impossible que l’un d’eux ait réussi à franchir les montagnes et à s’approcher de la Tour des Brumes. Et là où un homme était passé, un autre pouvait réussir.

Mais comment le Fleuve pouvait-il couler, en cet endroit, à contre-pente ?

La vitesse du courant demeurait constante même quand le terrain était plat ou la pente inversée. Ceci n’était rendu possible, d’après Burton, que par l’existence d’installations spéciales, sans doute souterraines, destinées à modifier les effets de la gravité naturelle sur certains parcours difficiles. La portée de ces interventions était nécessairement limitée, car aucun humain n’avait jamais constaté sur lui de changement notable de la pesanteur.

Toutes ces questions étaient trop compliquées pour Burton. S’il voulait connaître les réponses, il devrait attendre de rencontrer ceux qui détenaient la clé du mystère.

Sept ans après son premier suicide, enfin, il atteignit pour la seconde fois la région du pôle Nord.

C’était son sept cent soixante-dix-septième « saut ». Depuis sa vie terrestre, il était convaincu que le nombre sept lui portait bonheur. Malgré les railleries de ses amis du vingtième siècle, Burton n’avait jamais abandonné la plus grande partie des superstitions auxquelles il était attaché sur la Terre. Souvent, il s’était moqué des superstitions des autres, mais il connaissait les vertus, sur lui, de certains chiffres bénéfiques, et avait constaté plusieurs fois que l’argent, placé sur ses paupières, contribuait à restaurer ses forces quand il était fatigué et stimulait son don de seconde vue qui à plusieurs reprises l’avait prévenu d’un danger qui le menaçait. Malheureusement, il ne semblait guère y avoir d’argent sur cette planète pauvre en minéraux. Mais si jamais il en découvrait, il saurait l’utiliser à son avantage.

Le premier jour, il demeura sur la rive du Fleuve, en se contentant d’adresser un sourire distrait à ceux qui s’approchaient pour lui parler. Exceptionnellement, les gens du coin ne semblaient pas hostiles et aucun titanthrope n’était en vue.

Le soleil se déplaçait en longeant le sommet des montagnes de l’Est. Un peu plus tard, il décrivit sa courbe au-dessus de la vallée, à un niveau plus bas qu’il ne l’avait jamais vu, sauf quand il s’était retrouvé parmi les monstrueux titanthropes. Pendant une brève période, la vallée fut inondée de lumière, puis l’astre du jour reprit son mouvement rasant au-dessus des montagnes occidentales. Bientôt, la vallée fut envahie par les ombres et l’air devint plus froid qu’en aucun autre endroit de la planète, à l’exception, bien sûr, de son séjour parmi les titanthropes. Ensuite, le soleil continua de progresser jusqu’au point où Burton l’avait vu en ouvrant les yeux.

Fatigué par ces vingt-quatre heures de veille mais satisfait, il se mit en quête d’un abri. Il savait à présent qu’il était au pôle Nord, mais au lieu de se retrouver à la source du Fleuve, il était à son embouchure !

Soudain, en se tournant, il entendit une voix familière mais qu’il ne parvint pas à identifier tout de suite. Il en avait tant entendu !

Aspire, âme légère !

Tu n’es pas sur la Terre. Monte plus haut !

Le Ciel a donné l’étincelle ;

Au Ciel renvoie le feu.

— John Collop !

— Abdul ibn Harun ! Et l’on dit que les miracles n’existent pas ! Qu’êtes-vous devenu depuis tout ce temps ?

— Je suis mort la même nuit que vous. Et bien des fois, par la suite. Les assassins et les méchants ne manquent pas en ce monde.

— C’est naturel. Ils étaient déjà nombreux sur la Terre. Mais j’ose affirmer que leur nombre a diminué car, Dieu soit loué, l’Eglise de la Seconde Chance a fait du bon travail, principalement dans la région. Mais venez avec moi, ami. Je vais vous présenter ma compagne. Charmante et fidèle, dans un univers qui fait peu cas des vertus, conjugales ou autres. Elle est née au vingtième siècle. Elle a enseigné l’anglais pendant la plus grande partie de sa vie. Parfois, je me demande si elle m’aime pour moi, ou pour les renseignements que je peux lui fournir sur la langue de mon époque.

Il émit un petit rire saccadé et nerveux, histoire de faire comprendre à Burton qu’il voulait plaisanter.

Ils traversèrent la plaine en direction des collines où, devant chaque hutte, brillaient des feux dans des foyers de pierre. La plupart des hommes et des femmes s’étaient confectionné, avec leurs carrés de tissus, des sortes de parkas qui les protégeaient du froid.

— Quel endroit sinistre et glacé ! s’écria Burton malgré lui. Comment peut-on y vivre ?

— La plupart des gens qui se trouvent ici sont des Suédois ou des Finlandais de la fin du vingtième siècle. Le soleil de minuit leur est familier. Mais vous-même, vous devez être ravi de vous trouver ici ? Je me souviens de l’intérêt que vous manifestiez pour les régions polaires et de vos folles spéculations à leur propos, si vous me pardonnez l’expression. Vous n’êtes pas le seul à avoir essayé de descendre le Fleuve pour découvrir votre Thulé, ou encore le trésor au pied de l’arc-en-ciel. Mais jamais personne n’en est revenu, sinon après avoir renoncé devant les terribles obstacles.

— Lesquels ? fit vivement Burton en agrippant le bras de Collop.

— Vous me faites mal. Pour commencer, il n’y a plus de pierres à graal, de sorte qu’il est impossible de se nourrir en chemin. Ensuite, la vallée prend fin à un certain endroit et le Fleuve s’enfonce, à partir de là, dans une faille ténébreuse et glacée qui coupe à travers la montagne. Pour finir, je ne puis vous dire ce qu’il y a au delà, car jamais aucun homme n’est revenu pour le décrire. Les rares audacieux qui sont parvenus jusque-là ont dû être punis pour leur curiosité.

— A quelle distance situez-vous ce fameux gouffre de la mort ?

— A quarante mille kilomètres d’ici en tenant compte des méandres du Fleuve. Cela représente un an de navigation, au bas mot. Ensuite, seul le Tout-Puissant peut savoir ce qu’il vous faudra parcourir pour arriver au bout du Fleuve proprement dit. Il est probable que vous périrez bien avant, car vous ne pourrez jamais emporter assez de provisions avec vous.

— Il y a un seul moyen de le savoir.

— Rien ne vous arrêtera donc, Richard Francis Burton ? Ne comprenez-vous pas que votre quête est vaine et que le combat se situe au niveau de l’âme et non du corps ?

De nouveau, Burton agrippa durement le bras de Collop :

— Quel est le nom que vous venez de prononcer ?

— Votre ami Goering m’a révélé votre identité depuis longtemps. Il m’a raconté sur vous un grand nombre de choses.

— Goering est ici ?

Collop hocha la tête :

— Depuis deux ans. Il habite à moins de deux kilomètres d’ici. Vous le verrez demain, si vous le désirez. Vous serez agréablement surpris du changement qui s’est opéré en lui. Il a vaincu le processus de délabrement amorcé par la gomme. Il s’est repris et a réussi à devenir un autre homme. En fait, c’est lui qui est maintenant à la tête de l’Eglise de la Seconde Chance dans notre secteur. Alors que vous poursuiviez une folle quête tournée vers l’extérieur, cet homme a trouvé la voie du salut intérieur. Il s’en est fallu de peu qu’il ne succombe à la folie et qu’il ne retombe dans les erreurs funestes de sa vie terrestre. Mais par la grâce de Dieu et de son désir d’être digne de la nouvelle vie qui lui était offerte, il a… enfin, vous pourrez juger demain par vous-même. Je souhaite que son exemple vous profite.

Collop lui raconta alors que Goering était mort à peu près autant de fois que lui, volontairement dans la plupart des cas. Incapable de supporter les cauchemars qui le poursuivaient partout, rempli de dégoût et de haine envers lui-même, il avait passé son temps à se fuir pour se retrouver confronté aux mêmes problèmes le lendemain matin. Mais quand il était arrivé dans cette région et avait demandé le secours de Collop, l’homme qu’il avait assassiné naguère, il avait enfin réussi à vaincre.

— C’est stupéfiant, murmura Burton. J’en suis ravi pour lui. Mais j’ai d’autres projets. Promettez-moi de ne dévoiler ma véritable identité à personne. Je suis toujours Abdul ibn Harun.

Collop lui assura qu’il garderait le silence, mais se déclara déçu que Burton ne veuille pas revoir Goering pour juger par lui-même des transformations que la foi et l’amour pouvaient opérer même chez les créatures apparemment les plus dépravées. Il conduisit ensuite l’explorateur à sa hutte et lui présenta sa femme, une petite brune très mignonne qui insista pour les accompagner dans leur visite protocolaire au valkotukkainen du village (mot signifiant dans le dialecte local « l’ancêtre aux cheveux blancs », ou bien tout simplement le « chef »).

Il s’appelait Ville Ahonen et c’était un colosse au parler lent qui écouta patiemment les explications de Burton. Celui-ci ne lui révéla qu’une partie de ses plans. Il voulait, disait-il, construire un navire capable de le conduire jusqu’au bout du Fleuve. Il ne parla pas de poursuivre sa route au-delà. Mais ce n’était pas la première fois que le valkotukkainen rencontrait quelqu’un comme Burton.

Il sourit d’un air entendu et répondit que rien ne s’opposait à ce que Burton construise son bateau. Cependant, la population locale avait des principes écologistes. Elle refusait que l’on déboise son environnement. Les chênes et les pins étaient sacrés. Le seul matériau disponible était le bambou, mais il faudrait le payer en tabac, alcool et gomme à rêver.

Burton le remercia et prit congé. Un peu plus tard, il regagna la hutte qui lui avait été affectée, à côté de celle de Collop, mais fut incapable de trouver le sommeil.

Sans attendre le début de l’averse nocturne habituelle, il décida de quitter la hutte. Il voulait gagner le pied des montagnes, s’abriter sous un rocher avant la pluie et attendre tranquillement l’aube. Maintenant qu’il était à proximité du but, il ne voulait plus courir le risque de se laisser surprendre par les Ethiques. Il était probable qu’ils avaient des agents un peu partout dans la région polaire.

Il avait parcouru moins d’un kilomètre quand l’averse se déclara brutalement. Le premier éclair illumina le sol. A une certaine distance devant lui, et à quelques mètres au-dessus du sol, quelque chose était en train de se matérialiser.

Il fit volte-face et courut vers un bouquet d’arbres en espérant qu’on ne l’avait pas vu. Ils étaient de nouveau sur ses traces et venaient sans doute dans l’intention d’endormir tout le monde, comme la dernière fois. Mais il n’entendait pas se laisser faire sans…

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