6. Le refuge englouti

Les deux hommes traversèrent rapidement le pont ; leurs semelles feutrées étouffaient le bruit de leurs pas sur les plaques de métal. Un ciel blanchi, comme éclairé par un clair de lune de minuit, s’étendait sur la sombre surface lagunaire, et quelques cumulus restaient suspendus, tels des galions immobiles. Les bruits nocturnes, assourdis, de la jungle planaient sur l’eau ; de temps en temps on entendait les petits cris rauques d’un ouistiti ou ceux, stridents, des iguanes cachés dans leurs lointains refuges des immeubles de bureaux inondés. Des myriades d’insectes grouillaient le long de la ligne de flottaison, dérangées quelques instants par les ondulations de l’eau qui roulaient contre les parois de la base et allaient se briser sur les bords inclinés du ponton.

Un par un, Kerans commença à larguer les câbles de démarcation, profitant des remous pour faire glisser les boucles par-dessus les poteaux d’amarrage rouillés. Un peu plus loin, la station pivotait lentement, et il leva un regard anxieux sur la masse sombre de la base. Petit à petit, les trois ailes gauches de l’hélicoptère apparurent sur le pont supérieur, puis la mince silhouette de la queue du rotor. Il attendit avant de lâcher le dernier câble que Bodkin envoie le signal de fin d’alerte depuis le pont tribord.

Le câble était deux fois plus tendu et Kerans mit un moment à faire passer l’anneau de métal par-dessus le bord arrondi du poteau d’amarrage ; les petites vagues successives, en faisant pencher la station – mouvement presque aussitôt suivi par la base – lui donnaient quelques centimètres de jeu. Il put entendre au-dessus de lui les chuchotements impatients de Bodkin. Après avoir parcouru entièrement l’étroit petit cours d’eau, ils se retrouvaient maintenant en face de la lagune et voyaient l’unique lumière de l’appartement de Béatrice brûler sur son socle. Ils éclairèrent alors le bord du poteau et laissèrent glisser le lourd câble dans l’eau étale à une profondeur d’un mètre environ, en ayant soin qu’il retourne vers la base.

Libéré de ces fardeaux attenants, son centre de gravité retrouvé avec le poids de l’hélicoptère sur le toit, l’énorme cylindre pencha de cinq bons degrés sur la verticale, puis retrouva peu à peu son équilibre. Une lumière s’alluma dans une des cabines, puis s’éteignit au bout de quelques secondes. Comme la rivière commençait à s’élargir, d’abord d’une vingtaine de mètres, puis d’une cinquantaine, Kerans saisit la gaffe sur le pont, derrière lui. Un courant profond et puissant traversait les lagunes, qui aurait pu les ramener à leur point de départ.

Ils se tinrent éloignés de la station tout en longeant les immeubles, repoussant çà et là, les légers feuillages des fougères qui jaillissaient des fenêtres ; au bout de deux cents mètres environ, comme le courant diminuait dans un tournant, ils ralentirent, et allèrent finalement s’abriter dans une crique étroite, dont la superficie devait mesurer trois mètres carrés environ.

Kerans passa par-dessus la rampe et se mit à examiner le petit cinéma à travers l’eau sombre, à six mètres au-dessous de lui. Le toit en plate-forme n’était heureusement pas encombré de têtes d’ascenseurs ou d’escaliers de secours. Il fit un signe à Bodkin resté sur le pont au-dessus de lui, traversa le laboratoire et se fraya un passage entre les réserves d’échantillons et les bacs à expériences, jusqu’à la passerelle qui menait à la masse flottante.

On n’avait installé qu’un seul robinet d’arrêt dans la cale du bâtiment, mais à peine avait-il tourné la valve qu’un puissant jet d’eau froide et écumante jaillit et se mit à bouillonner autour de ses jambes. Le temps qu’il retourne sur le pont inférieur pour une dernière inspection du laboratoire, et l’eau déversée par les dalots atteignait déjà ses chevilles, inondant bacs et bancs. Il délivra rapidement le ouistiti de son placard et alla le déposer sur le bord d’une fenêtre. La station baissait comme un ascenseur ; il se dirigea vers le capot, de l’eau jusqu’à la poitrine, puis grimpa jusqu’au pont suivant où Bodkin regardait s’élever les fenêtres des immeubles de bureaux adjacents, avec exultation.

Ils s’installèrent à un mètre environ en dessous du niveau du pont, sur une gabare plate à laquelle on accédait facilement par la passerelle tribord. Ils entendaient vaguement le bruit de l’air emprisonné dans les cornues et tous les récipients de verre du laboratoire, s’échapper en bouillonnant. Une tache de couleur, écumante, sortait par une des fenêtres proches d’une table à expériences et s’étala à la surface de l’eau.

Kerans contemplait les bulles indigo crever et se dissoudre dans l’eau, et revit les immenses plans de travail disposés en demi-cercle sombrer sous l’eau tandis qu’il sortait du laboratoire ; c’était là une apologie parfaite, presque vaudevillesque, à leurs essais sur la description des mécanismes biophysiques ! Ne symbolisait-elle pas les incertitudes survenues, maintenant que Bodkin et lui s’étaient décidés à rester là ? Ils pénétraient à présent dans le domaine de l’Aqua Incognita, simplement guidés par quelques principes empiriques.

Après avoir été prendre dans sa cabine une feuille de papier qui était restée sur sa machine à écrire, Kerans vint l’épingler solidement sur la porte de la cantine ; Bodkin apposa sa signature au bas du message et les deux hommes ressortirent sur le pont et mirent le catamaran de Kerans à l’eau.

Ils pagayèrent doucement, et le hors-bord s’avança en glissant sur l’eau noire, puis disparut dans les ombres bleu sombre qui longeaient les bords de la lagune.

L’hélicoptère, avec un bruit assourdissant, tournait au-dessus de l’appartement et ses ailes projetaient un courant d’air descendant qui soufflait furieusement sur la piscine, déchirant les toiles de tente du patio. Il se mit à piquer du nez et plongea à la recherche d’un point d’atterrissage. Kerans souriant, le surveillait à travers les lamelles de plastic des stores des fenêtres du salon. Il espérait bien que la pile chancelante des bidons de kérosène qu’ils avaient installée sur le toit, Bodkin et lui, ferait changer d’avis au pilote ; ils seraient alors sauvés. Un ou deux bidons dégringolèrent dans le patio et firent un plouf dans la piscine, tandis que l’hélicoptère faisait demi-tour ; puis il revint moins rapidement, semblant bien résolu à poursuivre sa tâche.

Le sergent Daley qui pilotait l’appareil fit pivoter le fuselage de façon à placer la porte de la carlingue face aux fenêtres du salon. Riggs apparut, tête nue, au hublot ; deux soldats le maintenaient solidement. Il se mit à hurler quelque chose dans le haut-parleur électrique.

Béatrice, postée à l’autre bout de la pièce, accourut vers Kerans, les mains sur les oreilles pour se protéger du vacarme.

— Robert ! Il essaie de nous parler !

Kerans hocha la tête. La voix du Colonel se perdait complètement dans le grondement du moteur. Lorsque Riggs eut fini, l’hélicoptère s’inclina en arrière et traversa la lagune en reprenant de l’altitude, emportant avec lui bruit et vibrations.

Kerans entoura de son bras les épaules de Béatrice et sentit sous ses doigts la peau douce et satinée.

— Eh bien, je crois que, tout comme moi, tu sais très bien ce qu’il a pu dire !

Ils sortirent sur le patio et levèrent les yeux sur Bodkin qui, sorti de la cage d’ascenseur, remettait les bidons en place. Au-dessous d’eux, sur la rive opposée de la lagune, seuls le pont supérieur et la passerelle de la station sabordée émergeaient encore ; des centaines de blocs de papier à lettres s’en étaient échappés, épaves tourbillonnantes. Debout à la balustrade, Kerans désigna du doigt la dernière lagune, là où la coque jaune de la base était amarrée, près du Ritz.

Après avoir inutilement tenté de remettre la station à flot, Riggs avait donné le signal du départ à midi, comme prévu, et avait envoyé le canot à l’appartement où il supposait que les deux biologistes se cachaient. Ses hommes avaient trouvé l’ascenseur hors d’usage et s’étaient refusé à grimper les vingt étages par l’escalier, d’autant plus que les iguanes s’étaient déjà installés dans les appartements du bas. Riggs avait alors essayé de les atteindre avec l’hélicoptère. Bredouille, il se trouvait à présent au-dessus du Ritz et recommençait son vacarme.

— Dieu merci, le voilà parti ! dit Béatrice d’une voix ardente. Je ne sais pas pourquoi, mais il me tapait vraiment sur les nerfs.

— Tu as tout fait pour cela ! Je me demande même comment il a résisté à la tentation de te tirer dessus !

— Mais mon chéri, il était exaspérant. Cette façon de faire de l’esbroufe, de s’habiller le soir pour dîner dans la jungle !… C’est un manque total du sens des réalités !

— Riggs a eu raison, remarqua Kerans tranquillement, et il s’en tirera probablement, lui…

Maintenant que le Colonel était parti, Kerans se rendait compte à quel point le bluff et la bonne humeur de celui-ci l’avaient influencé. Sans lui, le moral de l’unité se serait désintégré en un rien de temps. Restait à savoir si Kerans serait maintenant capable d’imprégner le trio dont il avait la charge d’autant de confiance et du même sens des responsabilités. C’était sans aucun doute à lui que revenait le rôle de leader ; Bodkin était trop vieux et Béatrice trop absorbée par elle-même.

Kerans jeta un coup d’œil sur le thermomètre-bracelet qu’il portait au poignet à côté de sa montre. Il était plus de trois heures trente, mais il indiquait toujours quarante-trois degrés et le soleil lui cuisait la peau comme s’il avait reçu un coup de poing. Ils rejoignirent Bodkin et tous trois rentrèrent dans le salon.

Kerans prit la parole pour résumer la conférence qu’ils étaient en train de tenir au moment où ils avaient été interrompus par l’hélicoptère :

— Il nous reste environ mille gallons dans le réservoir du toit, Béa, assez pour trois mois – disons plutôt deux, car nous pouvons nous attendre à une chaleur beaucoup plus forte – et je te conseille vivement de condamner le reste de l’appartement pour vivre dans cette pièce. Nous sommes sur le côté nord du patio, donc la cage d’ascenseur te protégera des pluies violentes quand elles arriveront avec les tempêtes qui se dirigent vers le sud. La plupart des persiennes et des obturateurs d’air installés le long des murs de la chambre seront démolis. Et le ravitaillement, Alan ? Combien de temps vont durer les stocks du grand réfrigérateur ?

Bodkin fit une moue dégoûtée.

— Eh bien, comme presque toutes les langues d’agneau à l’aspic ont été mangées, et qu’ils se composent maintenant en majorité de corned beef, je peux donc vous répondre « indéfiniment ». Mais si vous comptez vraiment manger toute la réserve… je vous répondrai six mois. Quant à moi, je préfère l’iguane !

— … Et l’iguane vous préférera sans aucun doute ! acheva Kerans. Eh bien c’est parfait ; tout cela me semble très clair. Alan restera à la station jusqu’à ce que le niveau de l’eau monte, et moi au Ritz, Rien à ajouter ?

— Si, chéri : ne parle plus. Tu commences à attraper la même voix que Riggs. Les allures militaires ne te vont pas du tout !

Pour toute réponse, Kerans lui fit un simulacre de salut militaire et se dirigea nonchalamment vers la toile de Ernst, à l’autre bout de la pièce, tandis que Bodkin contemplait la jungle par la fenêtre. Les deux tableaux en venaient à se ressembler de plus en plus, et à se rapprocher d’un troisième paysage ; celui qui s’était gravé dans l’esprit de chacun d’entre eux. Ils ne parlaient jamais de leurs rêves, de ce domaine crépusculaire qu’ils connaissaient tous trois, où ils se mouvaient la nuit comme les fantômes du tableau de Delvaux.

Béatrice s’était assise sur le sofa, le dos tourné à Kerans. Brusquement, celui-ci réalisa que l’unité actuelle du groupe ne durerait pas longtemps. Béatrice avait raison : les allures militaires ne lui allaient pas ; il était trop passif, trop introverti, trop égocentrique. Cependant, ils pénétraient en ce moment dans un domaine où les obligations et les allégeances d’usage ne comptaient plus, et c’était cela qui comptait. À présent qu’ils avaient pris leur décision, les liens qui les unissaient avaient déjà commencé à disparaître, et s’ils vivaient désormais séparément, ce ne serait pas simplement par commodité. Il avait besoin de Béatrice, mais la personnalité de celle-ci gênait l’absolue liberté qui lui était nécessaire. Bref, chacun d’eux devrait poursuivre son propre chemin dans cette vie de la jungle, et poser ses propres jalons. S’il leur arrivait de se voir de temps à autre, aux alentours des lagunes ou à la station d’essais, leurs vraies rencontres ne se produiraient plus que dans leurs rêves.

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