9. La piscine de Thanatos

Au cours des deux semaines qui suivirent, alors que l’horizon au sud, devenait de plus en plus sombre, les nuages chargés de pluie approchant, Kerans vit fréquemment Strangman. Habituellement il pilotait son hydroglisseur à grande vitesse sur les lagunes, ayant troqué son élégant costume blanc pour une combinaison et un casque, surveillant le travail des équipes de récupération. Dans chacune des trois lagunes se trouvait un chaland monté par six hommes ; les scaphandriers exploraient méthodiquement les immeubles engloutis. De temps en temps, la routine tranquille de la descente et du pompage était interrompue par le bruit d’un coup de feu : un alligator s’était aventuré trop près d’un plongeur.

À l’hôtel, assis dans la pénombre de son appartement, Kerans était très loin de la lagune, trop heureux de laisser Strangman plonger à la recherche de son butin aussi longtemps qu’il le voudrait. Les rêves empiétaient de plus en plus sur sa vie éveillée ; son esprit conscient se vidait progressivement, se dégageait. La simple tranche du temps dans laquelle Strangman et ses hommes existaient paraissait tellement transparente qu’elle pouvait difficilement prétendre à la réalité. De temps en temps, lorsque Strangman venait le voir, il accédait pendant quelques minutes à cette mince tranche, mais le centre réel de sa conscience était ailleurs.

De façon curieuse, après sa première irritation, Strangman avait conçu pour Kerans une secrète amitié. L’esprit tranquille et angulaire du biologiste constituait une merveilleuse cible pour son humour froid. Il lui arrivait d’imiter subtilement Kerans, saisissant le bras de ce dernier avec conviction au cours d’un de leurs dialogues et déclarant sur un ton plein de piété :

— Vous savez, Kerans, je me demande si, en quittant la mer il y a deux cents millions d’années, nous n’avons pas subi un choc profond, dont nous ne nous sommes jamais relevés…

Une autre fois il envoya deux de ses hommes sur une embarcation dans la lagune ; sur l’un des plus grands bâtiments, sur l’autre rive, ils peignirent en lettres de dix mètres de hauteur :


Zone du temps

Kerans prit cette plaisanterie du bon côté et feignit de l’ignorer lorsque l’insuccès des plongées la rendit plus sérieuse. Sondant le passé, il attendait patiemment l’arrivée de la pluie.

Ce fut après la séance de plongée organisée par Strangman que Kerans réalisa pour la première fois la véritable nature de la crainte que lui inspirait cet homme.

Officiellement, la séance avait été organisée par Strangman comme une fonction sociale destinée à réunir les trois exilés. De sa façon laconique et désinvolte, Strangman avait commencé le siège de Béatrice, cultivant délibérément l’amitié de Kerans comme un moyen de s’assurer un accès facile à l’appartement de la jeune femme. Lorsqu’il découvrit que les membres du trio se voyaient rarement l’un l’autre, il décida d’utiliser une tactique différente, appâtant Kerans et Bodkin avec la perspective de sa cuisine bien garnie et de sa cave. Béatrice pourtant, refusait toujours ces invitations à dîner ou à prendre le petit déjeuner à minuit – Strangman et son entourage d’alligators et de mulâtres à un œil lui faisaient toujours peur – et les festivités étaient invariablement annulées.

Mais la vraie raison de ce « gala de plongée » était beaucoup plus pratique. Strangman avait remarqué depuis quelque temps que Bodkin godillait autour des criques de l’ancien quartier de l’université, et il s’était souvent amusé, en constatant que le vieil homme se faisait remorquer sur les canaux étroits par un des chalands à œil de dragon que pilotait l’Amiral ou le grand César, et camouflé avec des frondes de fougères, comme une vieille flotte de carnaval ; attribuant aux autres les mêmes pensées qu’à lui-même, il s’était convaincu que Bodkin était à la recherche d’un trésor caché depuis longtemps. Ses soupçons se fixèrent finalement sur le planétarium submergé, le seul bâtiment englouti dont l’accès demeurât facile. Strangman posta une garde permanente sur le petit lac qui contenait le planétarium, à quelque deux cents mètres au sud de la lagune centrale ; mais lorsqu’à la fin d’une nuit Bodkin n’avait pas fait son apparition avec ses palmes et son appareil respiratoire, Strangman avait perdu patience et décidé de prendre les devants.

— Nous viendrons vous chercher à sept heures demain matin, avait-il dit à Kerans. Cocktails au champagne, buffet froid, et nous finirons par découvrir ce que le vieux Bodkin a caché là-dessous.

— Je peux vous le dire, Strangman. Ce sont ses souvenirs perdus. Il n’y a pas de plus grand trésor au monde pour lui.

Mais Strangman avait laissé échappé un éclat de rire, sceptique, et le moteur de son hydroglisseur n’avait pas tardé à gronder, abandonnant un Kerans sans espoir sur la jetée en montagnes russes.

Comme convenu l’Amiral était venu le chercher à sept heures le lendemain matin. Ils passèrent prendre Béatrice et le docteur Bodkin avant de se rendre au navire-magasin où Strangman terminait les préparatifs de plongée. On avait mis dans un deuxième chaland le matériel – des appareils respiratoires et scaphandres – des pompes et un téléphone. Une cage de plongée était suspendue à un bossoir, mais Strangman les assura que le lac ne contenait ni iguanes ni alligators et qu’ils n’auraient pas besoin de rester à l’intérieur de la cage lorsqu’ils seraient sous l’eau.

Kerans était sceptique mais pour une fois Strangman avait dit vrai. Le lac avait été complètement nettoyé. On avait immergé de lourdes grilles d’acier aux entrées submergées et des gardes armés de harpons et de fusils de chasse se tenaient à califourchon sur les pannes de barrage. Comme il venait d’entrer dans le lac et de s’amarrer le long d’un balcon à l’ombre, au bord de l’eau sur la rive est, la dernière d’une série de grenades fut jetée à l’eau ; les explosions sourdes ridèrent la surface et firent apparaître un flot d’anguilles assommées, de crevettes et de somastéroïdes, qui furent rapidement repoussés sur le côté.

Le bouillonnement d’écume se dispersa puis disparut ; de leurs sièges, au bord du bastingage, ils virent le grand toit en dôme du planétarium couronné de fibres de varech ; comme l’avait dit Bodkin, il évoquait un immense palais de coquillages sorti tout droit d’un conte de fées. L’ouverture circulaire d’un ventilateur au sommet du dôme était recouverte par un écran de métal repliable et un essai avait été fait pour en soulever un des panneaux ; mais au grand regret de Strangman, ils avaient depuis longtemps rouillé dans leur logement. L’entrée principale était au niveau de ce qui avait été la rue, trop loin pour être visible, mais une première reconnaissance avait appris qu’il serait possible d’y entrer sans difficulté.

Le soleil se levait au-dessus de l’eau et Kerans plongea le regard dans les profondeurs d’un vert translucide, telle la chaude gelée nourricière au milieu de laquelle il nageait dans ses rêves. Il se souvint que, en dépit de son ubiquité, il ne s’était pas plongé entièrement dans la mer depuis dix ans et récapitula mentalement les mouvements de la lente brasse qui lui permettait de se déplacer dans l’eau quand il dormait.

Un mètre au-dessous de la surface, un petit python albinos passa en nageant, cherchant son chemin pour sortir du piège. Tout en observant les mouvements de sa tête dure qui faisait des écarts et se précipitait pour échapper au harpon, Kerans éprouva une révulsion momentanée à l’idée de plonger dans l’eau profonde. De l’autre côté du lac, derrière une des grilles d’acier, un grand crocodile d’estuaire se battait avec un groupe de marins qui essayaient de le repousser. Le grand César, ses longues jambes serrées sur le rebord étroit de la vanne de barrage, donnait des coups de pied sauvages vers l’amphibie qui ruait et cherchait à arracher à coups de dents les harpons et les gaffes. Il avait plus de quatre-vingt-dix ans et mesurait bien dix mètres de longueur, deux mètres à peu près de diamètre au niveau de la poitrine. Son ventre d’une blancheur de neige rappela à Kerans le nombre curieusement élevé de serpents et de lézards albinos qu’il avait vus depuis que Strangman était là, comme si l’apparition de ce dernier hors de la jungle les avait attirés. Il y avait même eu quelques iguanes blancs ; l’un d’entre eux était resté sur la jetée le matin précédent, observant Kerans comme un lézard d’albâtre. Celui-ci en avait automatiquement conclu que l’animal était venu lui apporter un message de Strangman.

Kerans regarda Strangman qui se tenait, vêtu de son costume blanc, à l’avant du bateau, observant le crocodile qui battait de la queue et ruait contre la grille, faisant presque basculer le nègre géant dans l’eau. Il était évident que les sympathies de Strangman allaient au crocodile, mais pas pour des raisons sportives ni pour le désir sadique de voir un de ses principaux lieutenants, blessé et tué.

Finalement dans une confusion de cris et de jurons on passa un fusil de chasse au grand César qui se redressa et déchargea les deux canons sur l’infortuné crocodile qui était à ses pieds ; avec un grondement de douleur celui-ci recula vers les hauts-fonds, giflant l’eau de sa queue.

Béatrice et Kerans détournèrent le regard, attendant que le coup de grâce soit administré, tandis que Strangman grimpait sur le bastingage devant eux, cherchant à découvrir le meilleur point de vue.

— Quand on les attrape ou qu’ils sont en train de mourir, ils giflent l’eau : c’est un signal d’alarme qu’ils s’envoient les uns aux autres. (Il appuya l’index sur la joue de Béatrice, comme s’il essayait de l’obliger à regarder le spectacle.) N’ayez pas l’air tellement dégoûté, Kerans ! Bon sang, faites preuve de sympathie pour la bête ! Ils existent depuis cent millions d’années, ils sont parmi les plus vieilles créatures de la planète.

Après que l’animal eut été achevé, il demeura encore plein d’enthousiasme près du bastingage, dressé sur la pointe des pieds, comme s’il espérait que le crocodile allait ressusciter et lancer une nouvelle offensive. Ce fut seulement en voyant la tête décapitée brandie au bout d’une gaffe qu’il revint avec un mouvement d’irritation vers les problèmes de la plongée.

Sous la direction de l’Amiral, deux membres de l’équipage firent une première plongée avec les appareils respiratoires. Ils se laissèrent glisser dans l’eau, le long de l’échelle métallique puis le long de la courbe en pente du dôme. Ils examinèrent l’orifice de ventilation et s’appuyèrent aux nervures semi-circulaires de l’édifice, pénétrant à l’intérieur du dôme par les fissures de la surface. Après qu’ils furent revenus, un troisième marin descendit avec un scaphandre et des câbles. Il marcha lentement et lourdement sur le sol trouble de la rue en dessous d’eux, la faible lumière se reflétant sur son casque et ses épaules. Tandis que les câbles se déroulaient, il entra par la porte principale et disparut à leurs yeux, communiquant par téléphone avec l’Amiral qui répétait ses commentaires pour que tout le monde puisse les entendre d’une voix de baryton riche et chaude.

— Je passe devant la caisse… Je suis maintenant dans la grande salle… Jomo dit que les sièges sont toujours dans l’église, Capitaine, mais que l’autel a disparu.

Tout le monde était penché sur la rambarde, attendant que Jomo réapparaisse, mais Strangman se laissa tomber dans son fauteuil avec un mouvement d’humeur, le visage caché dans une main.

— Une église ! s’exclama-t-il en reniflant de dérision. Bon Dieu ! Faites descendre quelqu’un d’autre. Jomo n’est qu’un sombre imbécile.

— Bien, Capitaine.

D’autres plongeurs descendirent et le steward apporta les premiers cocktails au champagne. Kerans qui avait l’intention de plonger ne fit que tremper ses lèvres dans la mousse.

Béatrice lui effleura l’épaule ; ses traits étaient tendus.

— Tu vas descendre, Robert ?

Kerans sourit.

— Seulement jusqu’au rez-de-chaussée. Ne te fais pas de bile, je mettrai un scaphandre, c’est absolument sans danger.

— Ce n’est pas à cela que je pensais.

Elle leva les yeux vers l’ellipse du soleil, visible au-dessus du toit, qui maintenant s’étirait derrière eux. La lumière vert olive réfractée par les épaisses frondes de fougères, faisait régner sur le lac un halo jaunâtre, marécageux, qui se traînait sur la surface comme les vapeurs qui sortent d’un chaudron.

Quelques instants plus tôt, l’eau avait paru fraîche et attirante mais elle était devenue un monde fermé ; la barrière de ta surface formait un mur entre deux mondes différents. La cage de plongée fut mise en place et descendue dans l’eau ; ses barreaux rouges étaient rouillés et miroitaient de telle façon que l’ensemble était complètement déformé. Même les hommes qui nageaient au-dessous de la surface étaient transformés par l’eau ; leur corps, tandis qu’ils faisaient des écarts et tournaient sur eux-mêmes, faisaient penser à des chimères brillantes, comme les pulsations explosives de l’idéation dans la jungle des cellules nerveuses.

Loin au-dessous d’eux, le grand dôme du planétarium apparaissait dans la lumière jaune, évoquant pour Kerans un véhicule cosmique spatial qui se serait posé sur la Terre, des millions d’années plus tôt, et qui émergeait seulement maintenant de la mer. Il se pencha derrière Béatrice et dit à Bodkin :

— Alan, Strangman cherche le trésor que vous avez caché là-dessous.

Bodkin eut un sourire furtif.

— J’espère qu’il le trouvera, dit-il avec douceur. C’est toute la rançon de l’Inconscience qui l’attend s’il le désire.

Strangman était à l’avant du bateau, interrogeant un des plongeurs qui venait de remonter et que l’on aidait maintenant à retirer son scaphandre, l’eau dégoulinant sur le pont, de son costume de cuivre. Tandis qu’il aboyait ses questions, il s’aperçut que Bodkin et Kerans s’adressaient l’un à l’autre en murmurant. Les sourcils froncés, il fonça sur le pont vers l’endroit où ils étaient assis, les observant d’un air soupçonneux entre ses paupières à demi fermées ; il se glissa derrière eux comme un gardien qui guetterait un trio de prisonniers susceptible de lui créer des difficultés.

Les saluant avec son verre de champagne, Kerans déclara en matière de plaisanterie :

— J’étais en train de demander au docteur Bodkin où il avait caché son trésor, Strangman.

Strangman s’arrêta, le regarda froidement tandis que Béatrice, mal à l’aise, éclatait de rire en se cachant le visage derrière le grand col de sa chemise de plage. Il posa la main sur le dossier de la chaise en osier de Kerans, le visage évoquant un silex blanc.

— Ne vous en faites pas Kerans, cracha-t-il doucement. Je sais où il est, et je n’ai pas besoin de vous pour le découvrir. (Il se tourna vers Bodkin.) N’est-ce pas docteur ?

Une main sur l’oreille, comme pour la mettre à l’abri de la voix coupante, Bodkin murmura :

— Je crois en effet que vous le savez, Strangman. (D repoussa son siège vers l’ombre qui s’amenuisait.) Quand commence le gala ?

— Le gala ? (Strangman le regarda avec hésitation, apparemment oublieux de ce qu’il avait lui-même utilisé le terme pour la première fois.) Nous n’avons pas de jolies filles en maillot de bain, docteur, et ceci n’est pas une piscine. Oh ! Attendez une minute ; je ne voudrais pas manquer de galanterie et oublier la ravissante Miss Dahl. (Il s’inclina devant elle avec un sourire onctueux.) Venez ma chère, je vais faire de vous, la reine de ce ballet nautique, avec une escorte de cinquante divins crocodiles.

Béatrice détourna les yeux de son regard brillant.

— Non merci, Strangman. J’ai peur de la mer.

— Mais c’est indispensable ! Kerans et le docteur Bodkin comptent sur vous ; moi aussi. Vous allez être Vénus descendant dans la mer, et votre retour vous rendra deux fois plus belle.

Il se pencha pour prendre sa main et Béatrice se détourna de lui, fronçant, devant son rictus merveilleux, les sourcils avec répugnance. Kerans se tourna sur son siège et saisit le bras de la jeune fille.

— Je ne crois pas que ce soit le jour de Béatrice, Strangman. Nous nageons seulement le soir à la pleine lune. C’est une simple question d’humeur, vous savez.

Il sourit à Strangman et celui-ci resserra sa prise sur Béatrice, son visage semblable à celui d’un vampire blanc, comme s’il était exaspéré au-delà de toute mesure.

Kerans se leva.

— Écoutez, Strangman, je vais prendre sa place. D’accord ? J’aimerais descendre et jeter un coup d’œil sur le planétarium. (Il repoussa l’étreinte de Béatrice.) Ne t’en fais pas, Strangman et l’Amiral prendront soin de moi.

— Bien entendu, Kerans.

La bonne humeur de Strangman était revenue, il manifesta instantanément un désir évident de plaire ; un éclat dans son regard laissait seul deviner le plaisir qu’il éprouvait à l’idée de tenir Kerans à sa merci.

— Nous allons vous donner le grand scaphandre, poursuivit-il, vous pourrez ainsi nous parler grâce au microphone. Détendez-vous, Miss Dahl ! Il n’y a pas de danger. Amiral ! Le scaphandre pour le docteur Kerans ! Allons, pressons !

Kerans échangea un rapide regard d’avertissement avec Bodkin, détourna les yeux lorsqu’il vit la surprise que manifestait ce dernier devant la vivacité avec laquelle il s’était porté volontaire. Il se sentait la tête curieusement légère, bien qu’il eût à peine touché à son cocktail.

— Ne restez pas trop longtemps en bas, Robert, lui cria Bodkin. La température de l’eau doit être élevée, au moins 35°, vous serez vite affaibli.

Kerans approuva et suivit Strangman qui se dirigeait à grands pas vers le pont arrière. Deux hommes soutenaient le scaphandre et le casque, tandis que l’Amiral, le grand César et les marins appuyés à la pompe le regardaient approcher avec un intérêt détaché.

— Essayez d’entrer dans la grande salle, lui dit Strangman. Un de mes hommes a réussi à découvrir une fente dans la porte d’entrée, mais le cadre est sérieusement rouillé.

Il examina Kerans d’un regard critique tandis qu’il attendait que le casque soit fixé sur sa tête. Prévu pour être utilisé à une profondeur maximum de dix mètres, il était entièrement fait de plexiglas, renforcé par deux nervures latérales et permettait une visibilité maximum.

— Cela vous va bien, Kerans, vous avez l’air d’un homme de l’espace intérieur. (La caricature d’un rire tordit son visage.) Mais n’essayez pas d’atteindre l’Inconscient, Kerans ; n’oubliez pas que ce scaphandre n’est pas prévu pour descendre aussi profondément !


Se dirigeant vers le bastingage d’un pas alourdi par ses semelles de plomb, tandis que les marins dévidaient derrière lui des tuyauteries, Kerans s’arrêta pour adresser un geste pesant de la main à Béatrice et au docteur Bodkin, puis il s’agrippa à l’échelle étroite et descendit doucement dans l’eau étale et verte. Il était un peu plus de huit heures et le soleil frappait directement l’enveloppe gluante de vinyle dans laquelle il était enfermé, collant contre sa poitrine et ses jambes ; il se réjouissait à l’idée de rafraîchir sa peau brûlante. La surface du lac était maintenant complètement opaque. Un fouillis de feuilles et d’herbes flottait doucement autour de lui, crevé de temps en temps par le bouillonnement d’une poche d’air s’échappant de l’intérieur du dôme.

À sa droite, il pouvait voir Bodkin et Béatrice, le menton appuyé à la lisse, l’observant, pleins d’attention. Juste au-dessus, sur le toit du chaland, se tenait la haute silhouette émaciée de Strangman, les pans de sa veste repoussés, poings sur les hanches, sa chevelure d’une blancheur crayeuse agitée par la brise légère. Il murmurait silencieusement pour lui-même ; mais au moment où les pieds de Kerans atteignirent l’eau, il cria quelque chose que celui-ci entendit confusément dans ses écouteurs. Le sifflement de l’air dans les soupapes d’admission du casque augmenta immédiatement et le fonctionnement du microphone se déclencha.

L’eau était plus chaude qu’il ne s’y était attendu. Au lieu d’un bain frais et vivifiant, il entrait dans une citerne remplie d’une gelée tiède et gluante qui enserrait ses mollets et ses cuisses, tel l’embrassement fétide de quelque gigantesque monstre protozoaire. Il descendit rapidement jusqu’au niveau des épaules, puis retira ses pieds des barreaux et laissa son poids l’entraîner vers le bas dans les profondeurs verdâtres, déplaçant ses mains l’une après l’autre le long de l’armature de l’échelle ; il s’arrêta à la marque des trois mètres cinquante.

Là, l’eau était plus fraîche et il plia ses bras et ses jambes avec plaisir, habituant son regard à la pâle lumière. Quelques poissons tropicaux passèrent en nageant devant lui, leurs corps brillant comme des étoiles d’argent dans le halo bleuâtre qui parvenait de la surface jusqu’à une profondeur d’un mètre cinquante, un toit de lumière réfléchie par des millions de particules de poussière et de pollen. À une quinzaine de mètres de lui se profilait la coque pâle et courbe du planétarium, bien plus large et bien plus mystérieuse qu’elle ne le paraissait vue de la surface, comme Tanière d’une épave engloutie. Le toit, qui avait été d’aluminium poli, était maintenant terne et sans éclat, des mollusques s’accrochant en bancs étroits sur les arches transversales. Plus bas, à l’endroit où la coupole reposait sur le toit carré de l’auditorium, une forêt de fucus géants flottaient avec délicatesse sur leur piédestal, mesurant jusqu’à trois mètres de longueur, merveilleuses apparitions marines qui se balançaient avec ensemble comme des esprits dans un bosquet neptunien sacré.

L’échelle se terminait à six mètres du fond, mais Kerans était maintenant à peu près en équilibre dans l’eau. Il se laissa descendre jusqu’à ce qu’il tînt l’extrémité de l’échelle entre ses doigts, au-dessus de sa tête ; puis il les relâcha et se laissa glisser jusqu’au fond du lac, la double antenne du tuyau d’arrivée d’air et du câble téléphonique se déroulant dans l’étroit puits de lumière réfléchi par l’eau troublée, jusqu’à la coque d’argent rectangulaire du chaland.

Coupé de tout autre bruit par Peau, le vacarme de la pompe à air et la résonance rythmée de sa propre respiration sonnaient à ses oreilles, augmentant de volume au fur et à mesure que la pression de l’air s’élevait. Les sons semblaient tonner dans l’eau, tombant avec un bruit sourd comme l’immense pulsation de la marée qu’il avait entendue dans ses rêves.

Une voix s’éleva dans les écouteurs.

— Kerans ? Ici Strangman. Comment est notre chère mère à tous ?

— Je me sens chez moi. J’ai presque atteint le fond, maintenant. La cage de plongée est devant l’entrée.

Il enfonça jusqu’aux genoux dans la vase qui recouvrait la rue et s’appuya contre un lampadaire recouvert de coquillages. D’une démarche lunaire, détendue et gracieuse, il avança lentement par bonds dans la vase profonde qui se soulevait en nuages sous chacun de ses pas. À sa droite se trouvaient les murs des maisons alignées le long du trottoir ; le limon formait des dunes aux contours adoucis jusqu’aux fenêtres du premier étage. Dans les intervalles qui séparaient les immeubles, les talus atteignaient dix mètres de hauteur et les grilles de fermeture disparaissaient à l’intérieur comme d’immenses herses. La plupart des fenêtres étaient obstruées par des débris, fragments de meubles ou de bureaux métalliques, morceaux de planches amalgamés, avec les fucus et les céphalopodes.

La cage de plongée se balançait doucement au bout de son câble à un mètre cinquante au-dessus du niveau de la rue, un paquet de scies à métaux et de clés à molette jetées pêle-mêle sur le plancher. Kerans approcha de la porte d’entrée du planétarium, halant les câbles derrière lui, soulevé de temps en temps sur ses pieds lorsqu’ils étaient trop tendus.

Comme un immense temple sous-marin, la masse blanche du planétarium se dressait devant lui, éclairée par la vive lumière de la surface. Les plaques d’acier qui fermaient l’entrée avaient été démontées par les premiers plongeurs ; les portes en demi-cercle qui débouchaient sur le foyer étaient ouvertes. Kerans alluma la lampe de son casque et franchit l’entrée. Il regarda attentivement derrière les piliers et dans les recoins, puis monta l’escalier qui menait au balcon. Les balustrades de métal et les panneaux décoratifs chromés avaient rouillé, et l’intérieur du planétarium, rendu inaccessible par les plaques d’acier à la faune et à la flore qui vivaient dans les lagunes semblait absolument intact, aussi propre et peu terni que le jour où les dernières digues avaient lâché.

Après avoir dépassé le guichet de distribution des tickets, il s’avança lentement le long du balcon et s’arrêta près de la balustrade pour lire les inscriptions qui figuraient au-dessus des portes des vestiaires, leurs lettres lumineuses reflétant la lumière. Un couloir circulaire faisait le tour de l’auditorium, sa lampe projetant un pâle cône de lumière dans la noire profondeur de l’eau. Dans le vain espoir que les digues seraient réparées, la direction du planétarium avait fait fixer une seconde rangée de plaques métalliques autour de l’auditorium, mises en place par des croisillons cadenassés qui avaient maintenant rouillé et étaient devenus des cloisons inamovibles.

Le panneau supérieur droit de la seconde cloison avait été forcé vers l’arrière de façon que l’on puisse jeter un coup d’œil dans l’auditorium. Trop fatigué par la pression de l’eau sur sa poitrine et son ventre, Kerans se contenta d’un regard, grâce aux quelques rais de lumière qui filtraient par les fentes du dôme.

Alors qu’il revenait sur ses pas pour aller prendre une scie à métaux dans la cage de plongée, il remarqua une petite porte en haut de quelques marches derrière le guichet des tickets ; il pensa qu’elle menait au-dessus de l’auditorium, soit à la cabine de projection de cinéma, soit au bureau de la direction. Il s’agrippa à la rampe, les semelles métalliques de ses lourdes bottes glissant sur le mince tapis. La porte était fermée, mais il s’y appuya des épaules et les gonds cédèrent facilement ; la porte tomba gracieusement sur le plancher comme une feuille de papier.

S’étant arrêté pour libérer les câbles, Kerans écouta le bruit de la pompe qui retentissait à ses oreilles. Le rythme avait changé de façon notable, et il comprit que ce n’étaient plus les mêmes marins qui faisaient fonctionner la machine. Ils travaillaient lentement, n’ayant probablement pas l’habitude de pomper l’air à sa pression maximum. Pour quelque obscure raison, Kerans ressentit une légère impression de danger. Bien qu’il soit conscient de la méchanceté de Strangman et de l’impossibilité de prévoir ses réactions, il ne pensait pas que celui-ci essaierait de le tuer par un moyen aussi brutal que de supprimer l’arrivée d’air. Béatrice et Bodkin étaient tous les deux présents, et, bien que Riggs et ses hommes fussent à des milliers de kilomètres de là, il demeurait toujours possible qu’une unité spécialisée du gouvernement fasse une visite éclair aux lagunes. À moins qu’il ne tuât Béatrice et Bodkin en même temps, ce qui semblait improbable pour un certain nombre de raisons – il les suspectait manifestement d’en savoir plus au sujet de la cité qu’ils ne voulaient bien l’admettre – la mort de Kerans apporterait à Strangman plus de difficultés que d’avantages.

Tandis que l’air sifflait de façon rassurante dans son casque, Kerans avança dans la pièce vide. Quelques rayonnages pendaient sur un mur, un placard se dessinait dans un coin. Soudain, avec un sursaut de crainte, il vit ce qui lui parut être un homme, dans une immense combinaison spatiale gonflée, qui lui faisait face à deux ou trois mètres, des bulles blanches s’échappant de sa tête de grenouille, les mains brandies dans une attitude de menace, un pinceau de lumière sortant de son casque.

— Strangman ; hurla-t-il involontairement.

— Kerans ! Que se passe-t-il ? (La voix de Strangman, plus proche que le murmure de sa propre conscience, mit un terme à sa panique.) Kerans, sacré !…

— Désolé Strangman ! (Kerans reprit ses esprits et s’avança doucement vers la silhouette qui s’approchait.) Je viens juste de me voir dans un miroir. Je me trouve dans le bureau du directeur, ou dans la cabine de projection, je ne sais pas exactement. Il y a un escalier privé depuis le balcon, c’est peut-être une entrée vers l’auditorium.

— Bravo ! Regardez si vous trouvez le coffre-fort. Il devrait être derrière le tableau qui est accroché au-dessus du bureau.

Ignorant cette dernière phrase, Kerans plaça ses mains sur la surface vitrée et balança brutalement le casque de droite à gauche. Il était dans la cabine de projection, dominant l’auditorium ; son image se reflétait dans le panneau de glace destiné à l’isolation phonique. En face de lui se trouvait le meuble qui avait autrefois servi de console au projecteur ; mais on avait retiré l’appareil, et le fauteuil basculant de l’opérateur se trouvait là, solitaire, comme le trône de quelque potentat vivant dans la crainte des maladies contagieuses. Presque épuisé par la pression de l’eau, Kerans s’assit dans le fauteuil et regarda l’auditorium circulaire.

Vaguement éclairée par la petite lampe de son casque, la voûte sombre, avec ses murs flous recouverts de vase se dressait au-dessus de lui comme l’immense utérus capitonné de velours d’un cauchemar surréaliste. L’eau noire et opaque semblait former de solides rideaux verticaux, protégeant l’estrade au centre de l’auditorium comme pour cacher le dernier sanctuaire de ses profondeurs. Pour quelque raison l’impression d’utérus donnée par la salle était plus renforcée que diminuée par la rangée circulaire de sièges, et Kerans qui entendait le bruit sourd dans ses oreilles, se demanda s’il n’écoutait pas confusément le requiem inconscient de ses rêves. Il ouvrit la petite porte qui menait à l’auditorium et débrancha le câble du téléphone de son casque de façon à se libérer de la voix de Strangman.

Une mince couche de vase recouvrait le tapis de l’escalier dans le corridor. Au centre du dôme la température de l’eau était supérieure d’au moins dix degrés à ce qu’elle avait été dans la chambre de contrôle, réchauffée par quelque fantaisie de la conversion ; elle baignait sa peau comme une pommade chaude. On avait retiré le projecteur de l’estrade, mais les fentes du dôme étincelaient sous des points lumineux éloignés, comme la silhouette galactique d’un univers lointain. Il observa ce zodiaque inhabituel, le contemplant tandis qu’il émergeait devant ses yeux, telle la première vision qu’aurait eue un Cortez pélagique sortant des profondeurs de l’océan, pour entrevoir les immensités du ciel béant.

Debout sur l’estrade, il regarda autour de lui les rangées de sièges vides qui lui faisaient face, se demandant quel rite utérin il devrait accomplir pour les spectateurs invisibles qui semblaient l’observer. La pression de l’air à l’intérieur de sen casque avait augmenté sensiblement depuis que les hommes sur le pont avaient perdu le contact téléphonique. Les soupapes s’affolaient sur les côtés du casque, les bulles argentées bouillonnaient et partaient en flèche autour de lui comme des fantômes frénétiques.

Progressivement, comme les minutes passaient, la conservation de ce zodiaque lointain qui était peut-être l’exacte configuration des constellations qui avaient encerclé la terre pendant la période triasique, devint pour Kerans la plus importante de toutes les tâches auxquelles il avait à faire face. Il descendit de l’estrade et se dirigea vers la salle de contrôle, traînant son tuyau d’air derrière lui. Au moment où il atteignait la porte lambrissée, il sentit le tuyau se relâcher entre ses mains ; avec un mouvement de colère, il forma une boucle qu’il passa autour de la poignée de la porte. Il attendit que la ligne se raidît à nouveau, puis fit une deuxième boucle autour de la poignée, s’accordant ainsi un rayon d’action de trois ou quatre mètres. Il redescendit les marches, s’arrêta à mi-chemin dans le couloir, la tête rejetée en arrière, décidé à graver dans sa rétine l’image des constellations. Leur dessin lui paraissait déjà plus familier que celui des constellations classiques. Dans un immense et convulsif recul des équinoxes, un milliard de jours sidéraux avaient repris naissance, remettant les nébuleuses et les univers isolés dans leurs perspectives originales.

Une brusque douleur fulgura dans ses trompes d’Eustache, l’obligeant à déglutir. Il réalisa brusquement que la soupape d’admission à l’intérieur du casque ne fonctionnait plus. Un sifflement léger lui parvenait toutes les dix secondes, mais la pression était tombée à pic. Le souffle court, il avança en trébuchant dans le couloir et essaya de libérer le tuyau de la poignée de la porte, sûr maintenant que Strangman avait saisi cette occasion pour créer un accident. Respirant difficilement, il fit un faux pas sur une des marches et tomba maladroitement sur le siège dans un geste lent et aérien.

Comme le projecteur flamboyait à travers les fissures du dôme, illuminant pour la dernière fois l’immense utérus vide, Kerans sentit la chaude nausée à goût de sang de la salle l’envahir. Il était étendu sur le dos, bras et jambes écartés sur les marches, sa main engourdie pressée contre les boucles du tuyau autour de la poignée de la porte, la pression calmante de l’eau traversant son costume de telle sorte que les barrières entre sa propre circulation sanguine et celle de l’amnios géant semblaient ne plus exister. Le profond berceau de vase le portait doucement comme un immense placenta, infiniment plus moelleux que n’importe quel lit qu’il eût jamais connu. Tandis que sa conscience s’évanouissait, il vit, loin au-dessus de lui, les anciennes nébuleuses et les galaxies briller dans la nuit utérine ; mais cette clarté elle-même s’estompa et il ne conserva la faible lueur que dans les recoins les plus profonds de son esprit. Il commença doucement à se diriger vers elles, flottant lentement vers le centre du dôme, tout en sachant que ce faible fanal s’éloignait plus rapidement qu’il ne pouvait s’en approcher. Lorsque la lueur fut entièrement disparue, il ne s’appuya plus que sur les ténèbres, tel un poisson aveugle dans une mer infinie et oubliée, poussé par un instinct qu’il ne pourrait jamais identifier…

Le temps bascula. Les vagues géantes, infiniment lentes et enveloppantes, se brisaient et s’abattaient sur les plages sans soleil de la mer du Temps, le roulant sans espoir sur les hauts-fonds. Il allait à la dérive, d’une mare à l’autre, dans les limbes de l’éternité, les images de lui-même se reflétant par milliers dans les miroirs inversés de la surface. Un immense lac intérieur semblait vouloir s’échapper de ses poumons, de sa poitrine distendue comme celle d’une baleine pour contenir des océans d’eau.

— Kerans…

Il regarda le fond étincelant, la brillante panoplie de lumière qui se dessinait sur la toile de tente au-dessus de lui, le visage d’ébène attentif de l’Amiral assis en travers de ses jambes et comprimant sa poitrine dans ses mains immenses.

— Strangman, il…

L’eau qu’il avait rejetée et qui encombrait sa gorge le faisant suffoquer, Kerans laissa sa tête reposer sur le pont brûlant, l’éclat du soleil blessant ses yeux. Un cercle de visages le regardait attentivement, Béatrice, les yeux pleins d’inquiétude, Bodkin fronçant les sourcils d’un air sérieux, un mélange de figures brunes sous les képis kakis. Brusquement un unique visage s’interposa, blanc, souriant. Très près de lui, il cligna de l’œil comme une statue obscène.

— Strangman, nous…

Le rictus fit place à un sourire charmeur.

— Non, je ne l’ai pas fait, Kerans. N’essayez pas de m’accuser. Le docteur Bodkin peut témoigner pour moi. (Il agita un doigt vers Kerans.) Je vous avais dit de ne pas aller trop loin.

L’Amiral se releva, manifestement satisfait que Kerans soit revenu à lui. Le pont donnait l’impression d’être en métal brûlant. Kerans se redressa sur un coude et s’assit, sans force, dans une flaque d’eau. À quelques mètres, jeté en bouchon contre les dalons, le costume de plongée gisait comme un cadavre dégonflé.

Béatrice repoussa le cercle des spectateurs et s’accroupit à côté de lui.

— Détends-toi, Robert, n’y pense plus ! Elle mit un bras autour de ses épaules, levant les yeux d’un air interrogateur vers Strangman. Celui-ci se tenait derrière Kerans, souriant avec satisfaction, les poings sur les hanches.

— Le tuyau s’est coincé… (L’esprit de Kerans s’éclaircissait, tandis que ses poumons lui semblaient être deux fleurs, tendres et meurtries. Il respira doucement, les calmant avec de l’air frais.) Il le tirait d’en haut, n’avez-vous pas arrêté ?…

Bodkin s’avança avec la veste de Kerans et la posa sur ses épaules.

— Calmez-vous, Robert ; tout ceci n’a plus d’importance. À vrai dire, je suis sûr que ce n’était pas de la faute de Strangman ; il parlait avec Béatrice et moi quand c’est arrivé. Le tuyau s’est enroulé autour d’un obstacle quelconque. Ça m’a tout l’air d’avoir été tout à fait accidentel.

— Non, Docteur, ce n’était pas accidentel. Inutile de perpétuer un mythe ; Kerans nous sera beaucoup plus reconnaissant si nous disons la vérité. Il a accroché le tuyau lui-même, de propos délibéré. Pourquoi ? (Strangman agita la main avec autorité.) Parce qu’il voulait s’intégrer au monde englouti.

Il se mit à rire pour lui-même, se donnant des claques de joie sur les cuisses, tandis que Kerans se dirigeait en clopinant vers son fauteuil.

— Et la bonne blague, c’est qu’il ne sait même pas si je dis la vérité ou non. Vous réalisez cela, Bodkin ? Regardez-le : il n’est absolument pas sûr ! Bon Dieu, quelle ironie !

— Strangman ! (Béatrice claqua des doigt6 avec colère, maîtrisant ses craintes.) Cessez de dire cela. C’était peut-être un accident !

Strangman haussa les épaules dans un geste de théâtre.

Peut-être, répéta-t-il avec emphase. Admettons-le. Ça rend la question encore plus intéressante, – particulièrement pour Kerans. Ai-je ou n’ai-je pas essayé de le tuer ? C’est un des quelques absolus existentiels, infiniment plus significatifs que : to be or not to be ? qui souligne à peine l’incertitude du suicide, plutôt que l’éternelle ambivalence de sa victime.

Il sourit à Kerans d’un air protecteur, pendant que ce dernier s’asseyait lentement dans le fauteuil, buvant une gorgée de la boisson que Béatrice lui avait apportée.

— Kerans, reprit Strangman, je vous envie la tâche de découvrir cela – si vous y arrivez !

Kerans parvint à sourire faiblement. Étant donné la vitesse à laquelle il récupérait, il se rendait compte qu’il n’avait pas beaucoup souffert de sa semi-noyade. Tout ceci ne les intéressant plus, les autres membres de l’équipage, avaient regagné leur poste de travail.

— Merci, Strangman. Aussitôt que j’aurai la réponse, je vous le ferai savoir.

Sur le chemin du retour vers le Ritz, il demeura silencieux à l’arrière du chaland, pensant en lui-même à la grande salle en forme d’utérus du planétarium et à la stratification de ses associations d’idées, essayant de chasser de son esprit la terrible question que Strangman avait correctement posée. Avait-il inconsciemment bloqué le tuyau d’air, sachant que la tension allait l’étouffer, ou n’avait-ce été qu’un accident, peut-être même une tentative faite par Strangman pour le blesser ? S’il n’avait été sauvé par les deux nageurs sans scaphandre partis à sa recherche, il n’aurait certainement pas trouvé la réponse ; mais peut-être avait-il compté sur leur venue lorsqu’il avait débranché le câble téléphonique. Les raisons mêmes pour lesquelles il avait voulu plonger demeuraient obscures. Il avait, sans aucun doute, obéi à un besoin curieux et impératif de se mettre à la merci de Strangman, presque comme s’il avait voulu préparer son propre meurtre.

Au cours des jours qui suivirent, la devinette demeura sans réponse. Était-ce le monde englouti lui-même et la recherche mystérieuse du sud qui s’était emparée de Hardman, bien plus un désir de se suicider qu’une acceptation inconsciente de la logique de sa propre chute dégénérescente, la dernière synthèse neuronique du zéro archéopsychique ? Plutôt que d’essayer de vivre avec encore une autre énigme, de plus en plus effrayé par le vrai rôle que jouait Strangman dans son esprit, Kerans rejeta systématiquement le souvenir de l’accident. De la même façon, Bodkin et Béatrice cessèrent d’en parler, comme s’ils reconnaissaient qu’une réponse à la question résoudrait pour eux beaucoup des autres énigmes qui maintenant étaient seules à les soutenir ; illusions que, comme toutes les assertions ambiguës mais nécessaires concernant leur propre personnalité, ils ne sacrifieraient qu’avec réticence.

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