6
Au premier coup d’œil qu’il jeta sur M. Grimal (ou plutôt à la première bouffée qu’il inspira de son aura olfactive), Grenouille sut que c’était là un homme capable de le battre à mort à la moindre incartade. Sa vie désormais avait tout juste autant de valeur que le travail qu’il serait capable d’accomplir, elle avait pour toute consistance l’utilité que lui attribuerait Grimal. Aussi Grenouille se fit-il tout petit, sans faire jamais ne fût-ce qu’une tentative pour se rebeller. Du jour au lendemain, il renferma de nouveau en lui-même toute son énergie de défi et de hargne, qu’il employa exclusivement à survivre, telle la tique, à l’ère glaciaire qu’il allait traverser : endurant, frugal et terne, mettant en veilleuse la flamme de l’espoir de vivre, mais veillant jalousement sur elle. Il fut désormais un modèle de docilité, sans prétention aucune et plein d’ardeur au travail, obéissant au doigt et à l’œil et se contentant de n’importe quelle nourriture. Le soir, il se laissait sagement enfermer dans un appentis jouxtant l’atelier et où l’on entreposait des outils et des peaux brutes traitées à l’alun. Il y dormait à même le sol en terre battue. Durant le jour, il travaillait tant qu’on y voyait clair, en hiver huit heures, en été quatorze, quinze, seize heures : il écharnait les peaux qui puaient atrocement, les faisait boire, les débourrait, les passait en chaux, les affrétait à l’acide, les meurtrissait, les enduisait de tan épais, fendait du bois, écorçait des bouleaux et des ifs, descendait dans les cuves remplies de vapeurs âcres, y disposait en couches successives les peaux et les écorces, selon les instructions des compagnons, y répandait des noix de galle écrasées et recouvrait cet épouvantable entassement avec des branches d’if et de la terre. Après une éternité, il fallait de nouveau tout exhumer et tirer de leur tombeau les cadavres de peaux momifiés par le tannage et transformés en cuir.
Quand il n’était pas à enterrer ou déterrer les peaux, c’est qu’il portait de l’eau. Pendant des mois, il porta de l’eau depuis le fleuve jusqu’à la tannerie, toujours deux seaux, des centaines de seaux par jour, car le tannage exigeait d’énormes quantités d’eau, pour laver, pour assouplir, pour détremper, pour teindre. Pendant des mois, il n’eut pas un fil de sec, à force de porter de l’eau ; le soir, ses vêtements dégoulinaient et sa peau était froide, ramollie et gonflée comme du cuir brassé en cuve.
Au bout d’un an de cette existence de bête plus que d’être humain, il attrapa une splénite, redoutable inflammation de la rate qui frappe les tanneurs et entraîne généralement la mort. Grimal avait déjà fait une croix sur lui et songeait à lui trouver un remplaçant – non sans regret, d’ailleurs, car jamais il n’avait eu ouvrier moins exigeant et plus efficace que ce Grenouille. Mais, contre toute attente, Grenouille survécut à la maladie. Il n’en garda que les cicatrices des gros anthrax noirs qu’il avait eus derrière les oreilles, dans le cou et sur les joues, qui le défigurèrent et le rendirent encore plus laid que jamais. Il lui en resta de surcroît – avantage inappréciable – une immunité contre l’inflammation de la rate qui lui permit désormais d’écharner, même avec des mains crevassées et en sang, les peaux dans le pire état sans risquer de se contaminer à nouveau. Cela le distinguait non seulement des apprentis et compagnons, mais de ses propres remplaçants potentiels. Et comme dorénavant il n’était plus aussi facile à remplacer, cela accrut la valeur de son travail et par conséquent la valeur de sa vie. Tout d’un coup, il ne fut plus contraint de coucher à même le sol, on lui permit de se construire un bat-flanc dans l’appentis, on lui donna de la paille pour mettre dessus, et une couverture à lui. On ne l’enferma plus pour dormir. Les repas étaient plus copieux. Grimal ne le traitait plus comme un quelconque animal, mais comme un animal domestique utile.
Lorsqu’il eut douze ans, Grimal lui donna champ libre la moitié du dimanche, et à treize ans il eut même la permission de sortir les soirs de semaine une heure après le travail, et de faire ce qu’il voulait. Il avait gagné, puisqu’il vivait et qu’il possédait une petite dose de liberté qui suffisait pour continuer à vivre. Son temps d’hibernation était terminé. La tique Grenouille bougeait de nouveau. Elle flairait l’air du matin. L’instinct de chasse le prit. Il avait à sa disposition la plus grande réserve d’odeurs du monde : la ville de Paris.
7
C’était comme un pays de cocagne. A eux seuls, déjà les quartiers voisins de Saint-Jacques-de-la-Boucherie et de Saint-Eustache étaient un pays de cocagne. Dans les rues adjacentes de la rue Saint Denis et de la rue Saint-Martin, les gens vivaient tellement serrés les uns contre les autres, les maisons étaient si étroitement pressées sur cinq, six étages qu’on ne voyait pas le ciel et qu’en bas, au ras du sol, l’air stagnait comme dans des égouts humides et était saturé d’odeurs. Il s’y mêlait des odeurs d’hommes et de bêtes, des vapeurs de nourriture et de maladie, des relents d’eau et de pierre et de cendre et de cuir, de savon et de pain frais et d’œufs cuits dans le vinaigre, de nouilles et de cuivre jaune bien astiqué, de sauge et de bière et de larmes, de graisse, de paille humide et de paille sèche. Des milliers et des milliers d’odeurs formaient une bouillie invisible qui emplissait les profondes tranchées des rues et des ruelles et qui ne s’évaporait que rarement au-dessus des toits, et jamais au niveau du sol. Les gens qui vivaient là ne sentaient plus rien de particulier dans cette bouillie ; car enfin elle émanait d’eux et les avait imprégnés sans cesse, c’était l’air qu’ils respiraient et dont ils vivaient, c’était comme un vêtement chaud qu’on a porté longtemps et dont on ne sent plus l’odeur ni le contact sur sa peau. Mais Grenouille sentait tout comme pour la première fois. Il ne sentait pas seulement l’ensemble de ce mélange odorant, il le disséquait analytiquement en ses éléments et ses particules les plus subtils et les plus infimes. Son nez fin démêlait l’écheveau de ces vapeurs et de ces puanteurs et en tirait un par un les fils des odeurs fondamentales qu’on ne pouvait pas analyser plus avant. C’était pour lui un plaisir ineffable que de saisir ces fils et de les filer.
Souvent, il s’arrêtait, adossé à une façade ou accoté dans une encoignure sombre, les yeux clos, la bouche entrouverte et les narines dilatées, immobile comme un poisson carnassier dans un grand courant d’eau sombre et lente. Et quand enfin une bouffée d’air qui passait amenait à sa portée l’extrémité du fil ténu d’une odeur, alors il fonçait dessus et ne le lâchait plus, ne sentant plus dès lors que cette unique odeur, l’agrippant, l’absorbant pour la conserver à tout jamais. Il pouvait s’agir d’une vieille odeur déjà bien connue ou de l’une de ses variantes, mais ce pouvait être aussi une odeur toute nouvelle, qui n’avait guère ou pas du tout de ressemblance avec ce qu’il avait jusque-là senti, et encore moins avec ce qu’il avait vu ; par exemple l’odeur d’une soie qu’on repasse au fer ; l’odeur d’une tisane de serpolet, l’odeur d’un coupon d’étoffe brochée d’argent, l’odeur d’un bouchon qui avait fermé une bouteille d’un vin rare, l’odeur d’un peigne d’écaille. Telles étaient les odeurs, encore inconnues de lui, que Grenouille guettait, embusqué avec la passion et la patience d’un pêcheur à la ligne, afin d’en faire en lui-même la collection.
Lorsqu’il s’était imprégné à satiété de cette épaisse bouillie des rues, il gagnait des territoires plus aérés, où les odeurs étaient plus ténues, où elles se mêlaient au vent et s’y épanouissaient, presque comme un parfum : ainsi de la place des halles, où la journée, le soir tombé, se survivait encore dans les odeurs, comme si la cohue des marchands y grouillait encore et que s’y trouvaient toujours les paniers pleins à craquer de légumes et d’œufs, les tonneaux emplis de vin et de vinaigre, les sacs d’épices, de pommes de terre et de farine, les caisses avec clous et vis, les étals de viande, les étalages de tissus, de vaisselle ou de semelles de chaussures, et les mille autres choses qui se vendaient là dans la journée... Toute cette activité était présente jusqu’au moindre détail dans l’air qu’elle avait laissé derrière elle. Grenouille voyait tout le marché par l’odorat, si l’on peut dire. Et il le sentait avec plus de précision que beaucoup n’auraient pu le voir, car il le percevait par après et par conséquent de manière plus intense : comme la quintessence, l’esprit de ce qui avait été, débarrassé des attributs importuns de la présence ordinaire, tels que le vacarme, la bigarrure criarde et l’écœurante promiscuité d’êtres de chair et d’os.
Ou bien il allait à l’endroit où l’on avait décapité sa mère, sur la place de Grève, qui s’avançait dans le fleuve comme une grosse langue. Il y avait là les bateaux, tirés sur la rive ou amarrés à des pieux, sentant le charbon et le grain et le foin et les cordages mouillés.
Et venant de l’ouest par cette unique coulée que traçait le fleuve à travers la ville, un large flux de vent amenait les odeurs de la campagne, des prés autour de Neuilly, des forêts entre Saint-Germain et Versailles, de villes lointaines comme Rouen et Caen, et même parfois de la mer. La mer sentait comme une voile gonflée où se prenaient l’eau, le sel et un soleil froid. Elle avait une odeur toute bête, la mer, mais c’était en même temps une grande odeur et unique en son genre, si bien que Grenouille hésitait à la scinder en odeurs de poisson, de sel, d’eau, de varech, de fraîcheur, et autres. Il aimait mieux laisser entière l’odeur de la mer, la conserver tout d’une pièce dans sa mémoire et en jouir sans partage. L’odeur de la mer lui plaisait tant qu’il souhaita l’avoir un jour dans toute sa pureté et en quantités telles qu’il puisse s’en soûler. Et plus tard, quand il apprit par des récits combien la mer était grande et qu’on pouvait voyager dessus pendant des jours sur des bateaux, sans voir la terre, rien ne le séduisit tant que de s’imaginer sur l’un de ces bateaux, perché à la cime du mât de misaine et voguant à travers l’odeur infinie de la mer, qui de fait n’était nullement une odeur, mais un souffle, une expiration, la fin de toutes les odeurs, et dans ce souffle il rêvait de se dissoudre de plaisir. Mais il était dit que cela n’arriverait jamais ; car Grenouille, qui se plantait sur la place de Grève et plus d’une fois inspirait et expirait une bribe de vent marin qui lui était venue aux narines, ne verrait jamais de sa vie la mer, la vraie mer, le grand océan qui s’étendait à l’ouest, et jamais il ne pourrait se mêler à cette odeur.
Le quartier situé entre Saint-Eustache et l’hôtel de ville fut bientôt si familier à son odorat, et avec une telle précision, qu’il s’y retrouvait sans peine aucune par la nuit la plus noire. Aussi étendit-il son terrain de chasse, d’abord vers l’ouest jusqu’au faubourg Saint-Honoré, puis en remontant la rue Saint-Antoine jusqu’à la Bastille, et finalement même en passant le fleuve pour gagner le quartier de la Sorbonne et le faubourg Saint-Germain, où demeuraient les gens riches. A travers les grilles de fer des entrées cochères, cela sentait le cuir des carrosses et la poudre des perruques des pages, et par-dessus leurs grands murs, les jardins exhalaient le parfum des bais et des rosiers et des troènes fraîchement taillés. C’est là aussi que, pour la première fois, Grenouille sentit des parfums au sens propre du terme : les simples eaux de lavande ou de rose qu’on mêlait à l’eau des fontaines lorsqu’on donnait des fêtes dans ces jardins, mais aussi des senteurs plus complexes et plus précieuses, musc mélangé à l’huile de néroli et de tubéreuse, jonquille, jasmin ou cannelle, qui flottaient le soir comme un lourd ruban à la suite des équipages. Il enregistrait ces senteurs comme il enregistrait les odeurs profanes, avec curiosité, mais sans admiration particulière. Certes, il notait que l’intention des parfums était de produire un effet enivrant et séduisant, et il reconnaissait la qualité de chaque essence qui entrait dans leur composition. Mais en somme ils lui semblaient tout de même plutôt grossiers et lourdauds, amalgamés au petit bonheur plutôt que composés, et il savait pouvoir fabriquer de tout autres senteurs, si seulement il pouvait disposer des mêmes substances.
Beaucoup de ces substances, il les connaissait déjà grâce aux marchands de fleurs et d’épices du marché ; d’autres lui étaient inconnues, il les filtrait pour les extraire des bouquets d’odeurs et il les conservait, sans noms, dans sa mémoire : ambre, civette, patchouli, santal, bergamote, vétiver, opopanax, benjoin, fleur de houblon, castoréum...
Il ne se montrait pas difficile dans ses choix. Entre ce qu’on désigne couramment comme une bonne ou une mauvaise odeur, il ne faisait pas la distinction, pas encore. Il était goulu. L’objectif de ses chasses, c’était tout simplement de s’approprier tout ce que le monde pouvait offrir d’odeurs, et il y mettait comme seule condition que les odeurs fussent nouvelles. L’odeur d’un cheval écumant de sueur avait pour lui autant de prix que le délicat parfum vert de boutons de roses qui se gonflent, la puanteur âcre d’une punaise ne valait pas moins que les effluves d’un rôti de veau farci, embaumant depuis les cuisines de quelque notable. Tout, il dévorait tout, il absorbait tout. Même dans la cuisine olfactive de son imagination créatrice et synthétisante, où il composait sans cesse de nouvelles combinaisons odorantes, aucun principe esthétique ne prévalait encore. C’étaient des bizarreries, qu’il créait pour les démonter aussitôt, comme un enfant qui joue avec des cubes, inventif et destructeur, et apparemment sans principe créateur.
8
Le premier septembre 1753, anniversaire de l’accession au trône du roi Louis XV, la ville de Paris fit tirer un feu d’artifice depuis le Pont Royal. Il ne fut pas aussi spectaculaire que celui qui avait été tiré pour le mariage du roi ou que le feu d’artifice mémorable qui avait marqué la naissance du dauphin, mais ce fut tout de même un feu d’artifice très impressionnant. On avait monté des soleils sur les mâts des bateaux. Du haut du pont, des « taureaux de feu » crachaient dans le fleuve une pluie d’étoiles flamboyantes. Et tandis que, de tous côtés, les pétards tonnaient avec un fracas assourdissant, et que les diablotins claquaient au ras du pavé, les fusées montaient dans le ciel pour dessiner des lis blancs sur le firmament noir. Une foule aux dizaines de milliers de têtes se pressait, tant sur le pont que sur les quais des deux côtés de la Seine, et accompagnait ce spectacle d’exclamations enthousiastes, de « ah ! » et de « oh ! », de bravos et même de vivats – quoique le roi fût sur le trône depuis déjà trente-huit ans et que sa popularité de « bien-aimé » fut depuis longtemps sur le déclin. Tel est l’effet d’un feu d’artifice.
Grenouille se tenait sans rien dire dans l’ombre du pavillon de Flore, sur la rive droite, à la hauteur du Pont-Royal. Il ne faisait pas mine d’applaudir, il ne levait pas même les yeux quand montaient les fusées. Il était venu parce qu’il croyait pouvoir flairer quelque chose de nouveau, mais il s’avéra bien vite que, sous le rapport des odeurs, ce feu d’artifice n’avait rien à lui apporter. Cette débauche bigarrée d’éclairs et de cascades, de détonations et de sifflements ne laissait derrière elle qu’une odeur extrêmement monotone où se mêlaient le soufre, l’huile et le salpêtre.
Il s’apprêtait déjà à tourner le dos à cet ennuyeux spectacle pour rentrer en suivant la galerie du Louvre, lorsque le vent lui apporta quelque chose : quelque chose de minuscule, d’à peine perceptible, une miette infime, un atome d’odeur et même moins encore, plutôt le pressentiment d’un parfum qu’un parfum réel, et pourtant en même temps le pressentiment infaillible de quelque chose qu’il n’avait jamais senti. Il se recula contre le mur, ferma les yeux et dilata ses narines. Le parfum était d’une délicatesse et d’une subtilité tellement exquise qu’il ne pouvait le saisir durablement, sans cesse le parfum se dérobait à sa perception, était recouvert par les vapeurs de poudre des pétards, bloqué par les transpirations de cette masse humaine, mis en miettes et réduit à rien par les mille autres odeurs de la ville. Mais soudain il était de nouveau là, ce n’était qu’une bribe ténue, sensible durant une brève seconde tout au plus, magnifique avant-goût... qui aussitôt disparaissait à nouveau. Grenouille était à la torture. Pour la première fois, ce n’était pas seulement l’avidité de son caractère qui était blessée, c’était effectivement son cœur qui souffrait. Il avait l’étrange prescience que ce parfum était la clef de l’ordre régissant tous les autres parfums et que l’on ne comprenait rien aux parfums si l’on ne comprenait pas celui-là ; et lui, Grenouille, allait gâcher sa vie s’il ne parvenait pas à le posséder. Il fallait qu’il l’ait, non pour le simple plaisir de posséder, mais pour assurer la tranquillité de son cœur.
Il se trouva presque mal à force d’excitation. Il n’arrivait même pas à savoir de quelle direction venait ce parfum. Parfois, il y avait des minutes d’intervalle jusqu’à ce que le vent lui en apportât de nouveau une bribe, et à chaque fois il était pris d’une angoisse atroce à l’idée qu’il l’avait perdu à jamais. Pour finir, il se consola en se persuadant désespérément que le parfum venait de l’autre rive du fleuve, de quelque part vers le sud-est.
Il se détacha du mur du pavillon de Flore, plongea dans la foule humaine et se fraya un chemin sur le pont. Dès qu’il avait fait quelques pas, il s’arrêtait, se haussait sur la pointe des pieds pour renifler par-dessus la tête des gens, commençait par ne rien sentir tant il était nerveux, puis finissait par sentir tout de même quelque chose, il ressaisissait le parfum à force de renifler, le trouvait même plus fort qu’avant et se savait sur la bonne piste, replongeait et recommençait à jouer des coudes dans la cohue des badauds et des artificiers qui à chaque instant tendaient leurs torches vers les mèches des fusées, reperdait son parfum dans l’âcre fumée de la poudre, était saisi de panique, continuait à se cogner et à se débattre et à frayer sa voie, et atteignit après d’interminables minutes l’autre rive, l’hôtel de Mailly, le quai Malaquais et le débouché de la rue de Seine...
Là il s’arrêta, reprit ses esprits et flaira. Il l’avait. Il le tenait. Comme un ruban, le parfum s’étirait le long de la rue de Seine, net et impossible à confondre, mais toujours aussi délicat et aussi subtil. Grenouille sentit son cœur cogner dans sa poitrine et il sut que ce n’était pas l’effort d’avoir couru, mais l’excitation et le désarroi que lui causait la présence de ce parfum. Il tenta de se rappeler quelque chose de comparable et ne put que récuser toute comparaison. Ce parfum avait de la fraîcheur ; mais pas la fraîcheur des limettes ou des oranges, pas la fraîcheur de la myrrhe ou de la feuille de cannelle ou de la menthe crépue ou des bouleaux ou du camphre ou des aiguilles de pin, ni celle d’une pluie de mai, d’un vent de gel ou d’une eau de source... et il avait en même temps de la chaleur ; mais pas comme la bergamote, le cyprès ou le musc, pas comme le jasmin ou le narcisse, pas comme le bois de rose et pas comme l’iris... Ce parfum était un mélange des deux, de ce qui passe et de ce qui pèse ; pas un mélange, une unité, et avec ça modeste et faible, et pourtant robuste et serré, comme un morceau de fine soie chatoyante... et pourtant pas comme de la soie, plutôt comme du lait au miel où fond un biscuit – ce qui pour le coup n’allait pas du tout ensemble : du lait et de la soie ! Incompréhensible, ce parfum, indescriptible, impossible à classer d’aucune manière, de fait il n’aurait pas dû exister. Et cependant il était là, avec un naturel parfait et splendide. Grenouille le suivait, le cœur cognant d’anxiété, car il soupçonnait que ce n’était pas lui qui suivait le parfum, mais que c’était le parfum qui l’avait fait captif et l’attirait à présent vers lui, irrésistiblement.
Il remonta la rue de Seine. On n’y voyait personne. Les maisons étaient désertes et silencieuses. Les gens étaient descendus sur les quais, voir le feu d’artifice. On n’était pas dérangé par l’odeur de l’énervement des gens, ni par l’âcre puanteur de la poudre. La rue fleurait les odeurs usuelles d’eau, d’excréments, de rats et d’épluchures. Mais pardessus cela flottait, délicat et net, le ruban qui guidait Grenouille. Au bout de quelques pas, le peu de lumière nocturne qui tombait du ciel fut englouti par les immeubles et Grenouille poursuivit sa route dans l’obscurité. Il n’avait pas besoin d’y voir. Le parfum le menait sûrement.
Cinquante mètres plus loin, il prit à droite par la rue des Marais une ruelle encore plus sombre, s’il se pouvait, et large à peine d’une brassée. Curieusement, le parfum n’y était pas beaucoup plus fort. Il était seulement plus pur et de ce fait, du fait de cette pureté toujours plus grande, il exerçait une attirance de plus en plus forte. Grenouille marchait sans volonté propre. A un endroit, le parfum le tira brutalement sur sa droite, apparemment vers le mur d’un immeuble. Un passage bas s’y ouvrait, qui menait à l’arrière-cour. Grenouille l’emprunta comme un somnambule, traversa l’arrière-cour, tourna un coin et aboutit dans une seconde arrière cour plus petite, et là enfin il y avait de la lumière : l’endroit ne mesurait que quelques pas au carré. Il était surplombé par un auvent. Au-dessous, il y avait une bougie collée sur une table. Une jeune fille était assise à cette table et préparait des mirabelles. Elle les puisait dans un panier à sa gauche, les équeutait et les dénoyautait au couteau, puis les laissait tomber dans un seau. Elle pouvait avoir treize ou quatorze ans. Grenouille s’immobilisa. Il sut aussitôt quelle était la source du parfum qu’il avait senti à une demi lieue, depuis l’autre rive du fleuve : ce n’était pas cette arrière-cour miteuse, ni les mirabelles. Cette source était la jeune fille.
L’espace d’un moment, il fut si désorienté qu’il pensa effectivement n’avoir jamais vu de sa vie quelque chose d’aussi beau que cette jeune fille. Pourtant il ne voyait que sa silhouette à contre jour. Ce qu’il voulait dire, naturellement, c’est que jamais il n’avait senti quelque chose d’aussi beau. Mais comme malgré tout il connaissait des odeurs humaines, des milliers et des milliers, des odeurs d’hommes, de femmes, d’enfants, il ne parvenait pas à comprendre qu’un parfum aussi exquis pût émaner d’un être humain. Habituellement, les êtres humains avaient une odeur insignifiante ou détestable. Les enfants sentaient fade, les hommes sentaient l’urine, la sueur aigre et le fromage, et les femmes la graisse rance et le poisson pas frais. Parfaitement inintéressante et répugnante, l’odeur des êtres humains... Et c’est ainsi que, pour la première fois de sa vie, Grenouille n’en croyait pas son nez et devait requérir l’aide de ses yeux pour croire ce qu’il sentait. A vrai dire, cet égarement des sens ne dura pas longtemps. Il ne lui fallut en fait qu’un instant pour vérifier et, cela fait, s’abandonner plus impétueusement encore aux perceptions de son odorat. Maintenant, il sentait qu’elle était un être humain, il sentait la sueur de ses aisselles, le gras de ses cheveux, l’odeur de poisson de son sexe, et il les sentait avec délectation. Sa sueur fleurait aussi frais que le vent de mer, le sébum de sa chevelure aussi sucré que l’huile de noix, son sexe comme un bouquet de lis d’eau, sa peau comme les fleurs de l’abricotier... et l’alliance de toutes ces composantes donnait un parfum tellement riche, tellement équilibré, tellement enchanteur, que tout ce que Grenouille avait jusque-là senti en fait de parfums, toutes les constructions olfactives qu’il avait échafaudées par jeu en lui-même, tout cela se trouvait ravalé d’un coup à la pure insignifiance. Cent mille parfums paraissaient sans valeur comparés à celui-là. Ce parfum unique était le principe supérieur sur le modèle duquel devaient s’ordonner tous les autres. Il était la beauté pure.
Pour Grenouille, il fut clair que, sans la possession de ce parfum, sa vie n’avait plus de sens. Il fallait qu’il le connaisse jusque dans le plus petit détail, jusque dans la dernière et la plus délicate de ses ramifications ; le souvenir complexe qu’il pourrait en garder ne pouvait suffire. Ce parfum apothéotique, il entendait en laisser l’empreinte, comme avec un cachet, dans le fouillis de son âme noire, puis l’étudier minutieusement et dès lors se conformer aux structures internes de cette formule magique pour diriger sa pensée, sa vie, son odorat.
Il s’avança lentement vers la jeune fille, s’approcha encore, pénétra sous l’auvent et s’immobilisa à un pas d’elle. Elle ne l’entendit pas.
Elle était rousse et portait une robé grise sans manches. Ses bras étaient très blancs, et ses mains jaunies par les mirabelles qu’elle avait entaillées. Grenouille était penché au-dessus d’elle et aspirait maintenant son parfum sans aucun mélange, tel qu’il montait de sa nuque, de ses cheveux, de l’échancrure de sa robe, et il en absorbait en lui le flot – comme une douce brise. Jamais encore il ne s’était senti si bien. La jeune fille, en revanche, commençait à avoir froid.
Elle ne voyait pas Grenouille. Mais elle éprouvait une angoisse, un étrange frisson, comme on en ressent lorsqu’on est repris d’une peur ancienne dont on s’était défait. Elle avait l’impression qu’il passait derrière son dos un courant d’air froid, comme si quelqu’un avait poussé une porte donnant sur une cave gigantesque et froide. Et elle posa son couteau de cuisine, croisa ses bras sur sa poitrine et se retourna.
Elle fut si pétrifiée de terreur en le voyant qu’il eut tout le temps de mettre ses mains autour de son cou. Elle ne tenta pas de crier, ne bougea pas, n’eut pas un mouvement pour se défendre. Lui, de son côté, ne la regardait pas. Ce visage fin, couvert de taches de rousseur, cette bouche rouge, ces grands yeux d’un vert lumineux, il ne les voyait pas, car il gardait les yeux soigneusement fermés, tandis qu’il l’étranglait, et n’avait d’autre souci que de ne pas perdre la moindre parcelle de son parfum.
Quand elle fut morte, il l’étendit sur le sol au milieu des noyaux des mirabelles et lui arracha sa robe ; alors le flot de parfum devint une marée, elle le submergea de son effluve. Il fourra son visage sur sa peau et promena ses narines écarquillées de son ventre à sa poitrine et à son cou, sur son visage et dans ses cheveux, revint au ventre, descendit jusqu’au sexe, sur ses cuisses, le long de ses jambes blanches. Il la renifla intégralement de la tête aux orteils, il collecta les derniers restes de son parfum sur son menton, dans son nombril et dans les plis de ses bras repliés.
Lorsqu’il l’eut sentie au point de la faner, il demeura encore un moment accroupi auprès d’elle pour se ressaisir, car il était plein d’elle à n’en plus pouvoir. Il entendait ne rien renverser de ce parfum. Il fallait d’abord qu’il referme en lui toutes les cloisons étanches. Puis il se leva et souffla la bougie.
C’était l’heure où les premiers badauds rentraient chez eux, remontant la rue de Seine en chantant et en lançant des vivats. Grenouille, dans le noir, s’orienta à l’odeur jusqu’à la ruelle, puis jusqu’à la rue des Petits-Augustins, qui rejoint le fleuve parallèlement à la rue de Seine. Peu après, on découvrait la morte. Des cris s’élevèrent. On alluma des torches. Le guet arriva. Grenouille était depuis longtemps sur l’autre rive.
Cette nuit-là, son réduit lui sembla un palais, et son bat-flanc un lit à baldaquin. Ce qu’était le bonheur, la vie ne le lui avait pas appris jusque-là. Tout au plus connaissait-il de très rares états de morne contentement. Mais à présent, il tremblait de bonheur et ne pouvait dormir tant était grande sa félicité. Il avait l’impression de naître une seconde fois, ou plutôt non, pour la première fois, car jusque-là il n’avait existé que de façon purement animale, en n’ayant de lui-même qu’une connaissance extrêmement nébuleuse. A dater de ce jour, en revanche, il lui semblait savoir enfin qui il était vraiment : en l’occurrence, rien de moins qu’un génie ; et que sa vie avait un sens et un but et une fin et une mission transcendante, celle, en l’occurrence, de révolutionner l’univers des odeurs, pas moins ; et qu’il était le seul au monde à disposer de tous les moyens que cela exigeait : à savoir son nez extraordinairement subtil, sa mémoire phénoménale et, plus important que tout, le parfum pénétrant de cette jeune fille de la rue des Marais, qui contenait comme une formule magique tout ce qui fait une belle et grande odeur, tout ce qui fait un parfum : délicatesse, puissance, durée, diversité, et une beauté irrésistible, effrayante. Il avait trouvé la boussole de sa vie à venir. Et comme tous les scélérats de génie à qui un événement extérieur trace une voie droite dans le chaos de leur âme, Grenouille ne dévia plus de l’axe qu’il croyait avoir trouvé à son destin. Il comprenait maintenant clairement pourquoi il s’était cramponné à la vie avec autant d’obstination et d’acharnement : il fallait qu’il soit un créateur de parfums. Et pas n’importe lequel. Le plus grand parfumeur de tous les temps.
Dès cette même nuit, il inspecta, d’abord à l’état de veille et puis en rêve, l’immense champ de ruines de son souvenir. Il examina les millions et les millions de fragments odorants qui y gisaient et les classa selon un ordre systématique : les bons avec les bons, les mauvais avec les mauvais, les raffinés avec les raffinés, les grossiers avec les grossiers, la puanteur avec la puanteur et l’ambroisie avec l’ambroisie. Au cours de la semaine suivante, cet ordre devint de plus en plus subtil, le catalogue des odeurs de plus en plus riche et de plus en plus nuancé, la hiérarchie de plus en plus nette. Et bientôt il put déjà se mettre à édifier de façon raisonnée les premières constructions olfactives : maisons, murailles, escaliers, tours, caves, chambres, appartements secrets... une citadelle intérieure des plus magnifiques compositions d’odeurs, dont chaque jour voyait l’extension, l’embellissement et la consolidation de plus en plus parfaite.
Qu’à l’origine de cette splendeur il y ait eu un meurtre, il n’est pas sûr qu’il en ait été conscient, et cela lui était parfaitement indifférent. L’image de la jeune fille de la rue des Marais, son visage, son corps, il était déjà incapable de s’en souvenir. Car enfin, il avait conservé d’elle et s’était approprié ce qu’elle avait de mieux : le principe de son parfum.
9
A cette époque, il y avait à Paris une bonne douzaine de parfumeurs. Six d’entre eux étaient établis sur la rive droite, six sur la rive gauche, et un exactement au milieu, à savoir sur le Pont-au-Change, entre la rive droite et l’île de la Cité. Ce pont était alors tellement garni, sur ses deux côtés, par des maisons à quatre étages qu’en le traversant on n’apercevait nulle part le fleuve et qu’on se croyait dans une rue tout à fait normale, bâtie sur la terre ferme, et de surcroît extrêmement élégante. De fait, le Pont-au-Change était considéré comme l’une des adresses commerciales les plus riches de la ville. C’est là qu’étaient établis les orfèvres, les ébénistes, les meilleurs perruquiers et maroquiniers, les meilleurs faiseurs de lingerie fine et de bas, les encadreurs, les bottiers de luxe, les brodeurs d’épaulettes, les fondeurs de boutons d’or et les banquiers. C’est là aussi qu’était située la maison, à la fois magasin et domicile, du parfumeur et gantier Giuseppe Baldini. Au-dessus de sa vitrine était tendu un baldaquin somptueux, laqué de vert, flanqué des armoiries de Baldini tout en or, un flacon d’or d’où jaillissait un bouquet de fleurs d’or, et devant la porte était disposé un tapis rouge qui portait également les armoiries de Baldini brodées en or. Quand on poussait la porte retentissait un carillon persan, et deux hérons d’argent se mettaient à cracher de l’eau de violettes dans une coupe dorée qui rappelait encore la forme des armoiries de Baldini.
Derrière le comptoir en buis clair se tenait alors Baldini lui-même, vieux et raide comme une statue, en perruque poudrée d’argent et habit bleu à passements d’or. Un nuage de frangipane, eau de toilette dont il s’aspergeait tous les matins, l’enveloppait de manière presque visible, situant son personnage dans des lointains brumeux. Dans son immobilité, il avait l’air d’être son propre inventaire. Ce n’est que quand retentissait le carillon et que les hérons crachaient – ce qui n’arrivait pas trop souvent – qu’il reprenait soudain vie : sa silhouette s’affaissait, rapetissait et s’agitait, jaillissait avec force courbettes de derrière le comptoir, avec une telle précipitation que le nuage de frangipane avait peine à suivre, et priait le client de bien vouloir s’asseoir, afin qu’on lui présente les parfums et les cosmétiques les plus exquis.
Et Baldini en avait des milliers. Son assortiment allait des essences absolues, huiles florales, teintures, extraits, décoctions, baumes, résines et autres drogues sous forme sèche, liquide ou cireuse, en passant par toutes sortes de pommades, pâtes, poudres, savons, crèmes, sachets, bandolines, brillantines, fixatifs pour moustaches, gouttes contre les verrues et petits emplâtres de beauté, jusqu’aux eaux de bain, aux lotions, aux sels volatils et aux vinaigres de toilette, et enfin à un nombre infini de parfums proprement dits. Pourtant Baldini ne s’en tenait pas à ces produits de cosmétique classique. Son ambition était de réunir dans sa boutique tout ce qui sentait d’une façon ou d’une autre, ou bien avait quelque rapport avec l’odorat. C’est ainsi qu’on trouvait aussi chez lui tout ce qu’on pouvait faire se consumer lentement, bougies, plaquettes et rubans odorants, mais aussi la collection complète des épices, des grains d’anis à l’écorce de cannelle, des sirops, des liqueurs et des eaux-de-vie de fruits, des vins de Chypre, de Malaga et de Corinthe, des miels, des cafés, des thés, des fruits secs et confits, des figues, des bonbons, des chocolats, des marrons glacés, et même des câpres, des cornichons et des oignons au vinaigre, et du thon mariné. Et puis aussi de la cire à cacheter odorante, des papiers à lettres parfumés, de l’encre d’amour à l’huile de rose, des écritoires en maroquin, des porte-plume en bois de santal blanc, des petites boîtes et des coffrets en bois de cèdre, des pots-pourris et des coupes pour mettre des pétales de fleurs, des porte encens de cuivre jaune, des coupelles et des flacons de cristal avec des bouchons taillés dans de l’ambre, des gants parfumés, des mouchoirs, des coussinets de couture bourrés de fleurs de muscadier, et des tentures imprégnées de musc, à parfumer des chambres pendant plus de cent ans.
Naturellement, toutes ces marchandises ne pouvaient trouver place dans cette boutique somptueuse qui donnait sur la rue (ou sur le pont) et, faute de cave, c’est non seulement le grenier de la maison qui servait d’entrepôt, mais tout le premier et tout le deuxième étage, ainsi que toutes les pièces qui se trouvaient au niveau le plus bas, côté fleuve. La conséquence de tout cela, c’est qu’il régnait dans la maison Baldini un indescriptible chaos d’odeurs. Si raffinée que fût la qualité de chaque produit – car Baldini ne se fournissait qu’en première qualité –, leur polyphonie olfactive était intolérable, comme un orchestre de mille exécutants, dont chacun aurait joué fortissimo une mélodie différente. Baldini et ses employés n’étaient plus sensibles à ce chaos, tels de vieux chefs d’orchestre, dont on sait bien qu’ils sont tous durs d’oreille, et même son épouse, qui habitait au troisième étage et défendait celui-ci avec acharnement, contre une nouvelle extension de l’entrepôt, n’était plus guère incommodée par toutes ces odeurs. Il en allait autrement du client qui pénétrait pour la première fois dans la boutique de Baldini. Il encaissait de plein fouet l’impact de ce mélange d’odeurs et, selon son tempérament, s’en trouvait exalté ou abruti, et dans tous les cas le désarroi de ses sens était tel que souvent il ne savait plus du tout pourquoi il était entré. Les garçons de courses en oubliaient leur commission. Des messieurs à l’air rogue en avaient le cœur tout soulevé. Et plus d’une dame était prise d’un malaise, à moitié d’hystérie et à moitié de claustrophobie, perdait connaissance et ne retrouvait ses esprits qu’en respirant les sels les plus puissants, à base d’huile d’œillet, d’ammoniaque et d’esprit de camphre.
Dans de telles conditions, il n’était donc pas fort surprenant que le carillon persan, à la porte de la boutique de Giuseppe Baldini, retentît de plus en plus rarement et que les hérons d’argent ne crachassent plus qu’exceptionnellement.
10
De derrière ce comptoir, où il était planté comme une statue depuis des heures à regarder fixement la porte,
— Baldini cria Chénier ! Mettez votre perruque !
Apparut alors, entre les tonneaux d’huile d’olive et les jambons de Bayonne qui pendaient du plafond, l’ouvrier de Baldini, Chénier, un homme un peu plus jeune que son patron, mais déjà vieux, qui s’avança jusqu’à la partie la plus chic de la boutique. Il tira sa perruque de la poche de sa veste et s’en coiffa le crâne.
— Vous sortez, monsieur ?
— Non, dit Baldini, je vais me retirer quelques heures dans mon laboratoire et je veux n’être dérangé sous aucun prétexte.
— Ah ! je comprends ! Vous allez créer un nouveau parfum.
BALDINI.
— C’est cela. Pour parfumer un maroquin pour le comte de Verhamont. Il exige quelque chose de complètement nouveau. Il exige quelque chose comme... comme... je crois que ça s’appelait « Amor et Psyché », ce qu’il voulait, et il paraîtrait que c’est de ce... de cet incapable de la rue Saint André des Arts, de ce...
CHÉNIER.
— Pélissier.
BALDINI.
— Oui. Pélissier. C’est ça. C’est ainsi que s’appelle cet incapable. « Amor et Psyché » de Pélissier. Vous connaissez ça ?
CHÉNIER.
— Ouais. Si, si. On sent cela partout, maintenant. A tous les coins de rue. Mais si vous voulez mon avis : rien d’extraordinaire ! Rien en tous cas qui puisse se comparer à ce que vous allez composer, monsieur.
BALDINI.
— Non, naturellement.
CHÉNIER.
— Cela vous a une odeur extrêmement banale, cet « Amor et Psyché ».
BALDINI.
— Une odeur vulgaire ?
CHÉNIER.
— Tout à fait vulgaire, comme tout ce que fait Pélissier. Je crois qu’il y a dedans de l’huile de limette.
BALDINI.
— Pas possible ! Et quoi encore ?
CHÉNIER.
— Peut-être de l’essence de fleur d’oranger. Et peut-être de la teinture de romarin. Mais je ne saurais le dire avec certitude.
BALDINI.
— D’ailleurs, ça m’est complètement égal.
CHÉNIER.
— Évidemment.
BALDINI.
— Je me fiche complètement de ce que cet incapable de Pélissier a bien pu gâcher dans son parfum. Je ne m’en inspirerai même pas !
CHÉNIER.
— Et vous aurez bien raison, monsieur.
BALDINI.
— Comme vous le savez, je ne m’inspire jamais de personne. Comme vous le savez, mes parfums sont le fruit de mon travail.
CHÉNIER.
— Je le sais, monsieur.
BALDINI.
— Ce sont des enfants que je porte et que je mets au monde tout seul !
CHÉNIER.
— Je sais.
BALDINI.
— Et je songe à créer pour le comte de Verhamont quelque chose qui fera véritablement fureur.
CHÉNIER.
— J’en suis convaincu, monsieur.
BALDINI.
— Vous vous chargez de la boutique. J’ai besoin d’être tranquille. Faites en sorte que j’aie la paix, Chénier...
Il dit et, sans plus rien d’imposant désormais, courbé comme il seyait à son âge et même avec une allure de chien battu, il s’éloigna en traînant les pieds et gravit lentement l’escalier qui menait au premier étage, où se trouvait son laboratoire.
Chénier prit derrière le comptoir la place et exactement la même pose que son maître, le regard rivé sur la porte. Il savait ce qui allait se passer au cours des prochaines heures : dans la boutique, rien, et dans le laboratoire, là-haut, la catastrophe habituelle. Baldini allait ôter son habit bleu imprégné de frangipane, s’asseoir à son bureau et attendre l’inspiration. L’inspiration ne viendrait pas. Sur quoi Baldini se précipiterait sur l’armoire contenant des centaines de flacons d’échantillons et fabriquerait un mélange au petit bonheur. Ce mélange serait raté. Baldini proférerait des jurons, ouvrirait lentement la fenêtre et jetterait le mélange dans le fleuve. Il ferait un autre essai, qui serait tout aussi raté, et cette fois il crierait, tempêterait et, dans la pièce déjà pleine de parfums, à vous faire tourner la tête, il aurait une crise de larmes. Il redescendrait vers sept heures dans un état lamentable, tremblant et pleurant, et dirait :
— Chénier, je n’ai plus de nez, je suis incapable de donner le jour à ce parfum, je ne peux pas livrer le maroquin du comte, je suis perdu, je suis déjà mort en dedans, je veux mourir, je vous en prie, Chénier, aidez-moi à mourir !
Et Chénier proposerait qu’on envoie quelqu’un chez Pélissier acheter un flacon d’« Amor et Psyché », et Baldini acquiescerait à condition que personne n’apprenne cette ignominie ; Chénier jurerait ses grands dieux et la nuit, en cachette, ils imprégneraient le maroquin du comte de Verhamont avec le parfum du concurrent. Voilà ce qui allait se passer, ni plus ni moins, et Chénier aurait seulement souhaité que toute cette comédie soit déjà finie. Baldini n’était plus un grand parfumeur. Autrefois, oui, dans sa jeunesse, il y a trente ou quarante ans, il avait créé « Rose du Sud » et le « Bouquet Galant » de Baldini, deux parfums splendides, auxquels il devait sa fortune. Mais maintenant il était vieux et usé, il ne connaissait plus les modes actuelles ni le nouveau goût des gens, et quand par hasard il raclait ses fonds de tiroir pour bricoler un parfum de son cru, c’était un truc complètement démodé et invendable, qu’au bout d’un an ils diluaient au dixième et écoulaient pour parfumer les fontaines. Dommage pour lui, songeait Chénier en vérifiant dans la glace la position de sa perruque, dommage pour le vieux Baldini ; dommage pour son affaire florissante, car il va la couler ; et dommage pour moi, car, d’ici qu’il l’ait coulée, je serai trop vieux pour la reprendre...
11
Giuseppe Baldini avait bien ôté son habit parfumé, mais ce n’était que par une vieille habitude. Il y avait longtemps que l’odeur de frangipane ne le dérangeait plus pour sentir les parfums, car enfin il la portait sur lui depuis des lustres et ne la percevait plus du tout. Il avait aussi fermé à clef la porte du laboratoire et demandé qu’on ne le dérangeât pas, mais il ne s’était pas assis à son bureau pour ruminer et attendre l’inspiration, car il savait bien mieux encore que Chénier que l’inspiration ne viendrait pas ; car en fait elle n’était jamais venue. C’était vrai qu’il était vieux et usé, et vrai aussi qu’il n’était plus un grand parfumeur ; mais lui savait qu’il ne l’avait jamais été de sa vie. « Rose du Sud », il l’avait hérité de son père, et la recette du « Bouquet Galant » de Baldini, il l’avait achetée à un marchand d’épices ambulant qui venait de Gênes. Ses autres parfums étaient des mélanges connus de toute éternité. Jamais il n’avait rien inventé. Il n’était pas un inventeur. Il était un fabricant soigneux de parfums qui avaient fait leurs preuves ; il était comme un cuisinier qui, à force d’expérience et de bonnes recettes, fait de la grande cuisine, mais n’a jamais encore inventé un seul plat. Laboratoire, expérimentations, inspiration, secrets de fabrication : il ne se livrait à toutes ces simagrées que parce qu’elles faisaient partie de l’image qu’on se faisait d’un « maître parfumeur et gantier ». Un parfumeur, c’était une sorte d’alchimiste, il faisait des miracles, voilà ce que voulaient les gens – eh bien, soit ! Que son art ne fût qu’un artisanat comme tant d’autres, il était le seul à le savoir, et c’était là sa fierté. Il n’entendait pas du tout être un inventeur. Toute invention lui était fort suspecte, car elle signifiait toujours qu’on enfreignait une règle. Il ne songeait d’ailleurs nullement à inventer un nouveau parfum pour ce comte de Verhamont. Du reste, il ne se laisserait pas persuader par Chénier, ce soir, de se procurer « Amor et Psyché » de Pélissier. Il l’avait déjà. Le parfum était là, sur son bureau, devant la fenêtre, dans un petit flacon de verre avec un bouchon à l’émeri. Cela faisait déjà quelques jours qu’il l’avait acheté. Pas lui-même, naturellement. Il ne pouvait tout de même pas aller en personne chez Pélissier acheter un parfum ! Mais il avait pris un intermédiaire, qui à son tour en avait pris un second... La prudence s’imposait. Car Baldini ne voulait pas seulement utiliser ce parfum pour le maroquin du comte, cette petite quantité n’y aurait d’ailleurs pas même suffi. Ses intentions étaient bien pires : ce parfum, il voulait le copier.
Au demeurant, ce n’était pas interdit. C’était seulement d’une extraordinaire inélégance. Contrefaire en cachette le parfum d’un concurrent et le vendre sous son propre nom, c’étaient des manières détestables. Mais c’était encore plus inélégant et plus détestable de se faire prendre sur le fait, et c’est pourquoi il ne fallait pas que Chénier fût au courant, car Chénier était bavard.
Ah ! quel malheur qu’un honnête homme fût contraint d’emprunter des voies aussi tortueuses ! Quel malheur de souiller de façon aussi sordide le bien le plus précieux qu’on possédait, à savoir son propre honneur ! Mais que faire ? Malgré tout, le comte de Verhamont était un client qu’on ne pouvait se permettre de perdre. De toute manière, Baldini n’avait plus guère de clients. Il était contraint à nouveau de courir derrière ses pratiques, comme au début des années vingt, lorsqu’il était au commencement de sa carrière et sillonnait les rues, son petit éventaire accroché sur le ventre. Or, Dieu sait que lui, Giuseppe Baldini, propriétaire du magasin de produits de parfumerie qui était le plus grand de Paris, et d’ailleurs florissant, ne bouclait plus son budget qu’à condition de visiter ses clients, sa mallette à la main. Et cela lui déplaisait fort, car il avait largement dépassé la soixantaine et il détestait attendre dans des antichambres froides, pour faire renifler à de vieilles marquises de l’Eau de Mille Fleurs ou du Vinaigre des Quatre Brigands, ou pour leur vanter les mérites d’un onguent contre la migraine. Au reste, il régnait dans ces antichambres une concurrence parfaitement écœurante. On y rencontrait cet arriviste de Brouet, de la rue Dauphine, qui prétendait posséder le plus vaste catalogue de pommades de toute l’Europe ; ou Calteau, de la rue Mauconseil, qui s’était débrouillé pour devenir fournisseur officiel de la comtesse d’Artois ; ou cet individu imprévisible, cet Antoine Pélissier, de la rue Saint-André-des-Arts, qui chaque saison lançait un nouveau parfum dont tout le monde se toquait.
Un parfum de Pélissier pouvait ainsi bouleverser tout le marché. Si, une année, la mode était à l’Eau de Hongrie, et que Baldini s’était par conséquent approvisionné en lavande, bergamote et romarin de manière à couvrir ses besoins, voilà que Pélissier sortait « Air de Musc », un parfum musqué extrêmement lourd. Il fallait tout d’un coup que tout le monde dégage cette odeur bestiale, et il ne restait plus à Baldini qu’à faire passer son romarin en lotions capillaires, et qu’à coudre sa lavande dans des petits sachets à mettre dans les armoires. Si au contraire, l’année suivante, il avait commandé en grandes quantités du musc, de la civette et du castoréum, il prenait à Pélissier la fantaisie de créer un parfum baptisé « Fleur des Bois », qui sans tarder était un succès. Et si, pour finir, Baldini, après avoir tâtonné pendant des nuits ou en graissant chèrement quelques pattes, réussissait à savoir de quoi « Fleur des Bois » était fait, voilà que Pélissier abattait une nouvelle carte, qui s’appelait « Nuits turques » ou « Senteur de Lisbonne » ou « Bouquet de la Cour », ou Dieu sait quoi encore. Cet animal était en tous cas, avec sa créativité débridée, un danger pour toute la profession. On aurait souhaité retrouver la rigidité des anciennes lois corporatives. On aurait souhaité que soient prises les mesures les plus draconiennes contre cet empêcheur de danser en rond, contre ce fauteur d’inflation parfumière. Il fallait lui retirer sa patente et lui coller une bonne interdiction d’exercer... et pour commencer, ce type aurait dû faire un apprentissage ! Car il n’avait pas sa maîtrise de parfumeur et gantier, ce Pélissier. Son père était vinaigrier, et Pélissier fils était vinaigrier, purement et simplement. Et c’est uniquement parce qu’en tant que vinaigrier il avait le droit de faire dans les spiritueux qu’il avait pu s’introduire subrepticement sur les terres des véritables parfumeurs et y faire tous ces dégâts, cet animal puant. Du reste, depuis quand avait-on besoin d’un nouveau parfum chaque saison ? Est-ce que c’était nécessaire ? Le public autrefois était aussi très satisfait avec de l’eau de violette et quelques bouquets simples à base de fleurs qu’on modifiait très légèrement peut être tous les dix ans. Pendant des millénaires, les hommes s’étaient contentés d’encens et de myrrhe, de quelques baumes et huiles, et d’aromates séchés. Et même quand ils eurent appris à distiller dans des cornues et des alambics, à se servir de la vapeur d’eau pour arracher aux plantes, aux fleurs et aux bois leur principe odorant sous forme d’huiles éthériques, à extraire ce principe avec des pressoirs de chêne à partir des graines et des noyaux et des écorces des fruits, ou bien à le soustraire aux pétales des fleurs avec des graisses soigneusement filtrées, le nombre des parfums était encore demeuré modeste. En ces temps-là, un personnage comme Pélissier n’eût pas été du tout possible, car alors, rien que pour produire une simple pommade, il fallait des capacités dont ce gâcheur de vinaigre n’avait pas la moindre idée. Il fallait non seulement savoir distiller, il fallait être expert en onguents et apothicaire, alchimiste et préparateur, commerçant, humaniste et jardinier tout à la fois. Il fallait être capable de distinguer entre la graisse de rognons d’agneau et la barde de veau, entre une violette Victoria et une violette de Parme. Il fallait savoir à fond le latin. Il fallait savoir quand se récolte l’héliotrope et quand fleurit le pélargonium, et que les fleurs du jasmin perdent leur arôme avec le lever du soleil, Autant de choses dont ce Pélissier n’avait aucune idée, cela va sans dire. Vraisemblablement, il n’avait jamais quitté Paris, ni vu de sa vie du jasmin en fleur. Sans parler du fait qu’il n’avait pas le moindre soupçon du travail de géant que cela exigeait, pour faire sourdre de cent mille fleurs de jasmin une pincée de concrète ou quelques gouttes d’essence absolue. Il ne connaissait vraisemblablement que cette dernière, ne connaissait le jasmin que comme un concentré liquide et brunâtre, contenu dans un petit flacon et rangé dans son coffre-fort à côté des nombreux autres flacons qui lui servaient à combiner ses parfums à la mode. Non, un personnage comme ce jeune fat de Pélissier, au bon vieux temps de la belle ouvrage, n’aurait même pas pu mettre un pied devant l’autre. Il lui manquait tout : caractère, instruction, frugalité, et le sens de la subordination corporative. Ses succès de parfumeur, il les devait purement et simplement à une découverte faite voilà tantôt deux cents ans par le génial Mauritius Frangipani (un Italien, du reste !), qui avait constaté que les principes des parfums sont solubles dans l’esprit de vin. En mélangeant à l’alcool ses poudres odorantes et en transférant ainsi leur parfum à un liquide évanescent, il avait affranchi le parfum de la matière, il avait spiritualisé le parfum, il avait inventé l’odeur pure, bref, il avait créé ce qu’on appelle le parfum. Quel exploit ! Quel événement historique ! Comparable en vérité seulement aux grandes conquêtes du genre humain, comme l’invention de l’écriture par les Assyriens, la géométrie euclidienne, les idées de Platon, et la transformation du raisin en vin par les Grecs. Un acte véritablement prométhéen !
Mais les grandes conquêtes de l’esprit humain ont toutes leurs revers, elles valent toujours à l’humanité non seulement des bienfaits, mais aussi contrariétés et misère, et malheureusement la magnifique découverte de Frangipani avait eu elle aussi des conséquences fâcheuses : car dès lors qu’on eut appris à capter dans des liqueurs et à mettre en flacons l’esprit des fleurs et des plantes, des bois, des résines et des sécrétions animales, l’art de la parfumerie échappa peu à peu au petit nombre d’artisans universellement compétents et devint accessible à des charlatans, pourvu qu’ils possédassent un nez point trop grossier, comme par exemple cette bête puante de Pélissier. Sans se soucier de la manière dont avait bien pu naître ce que contenaient ses flacons, il était en mesure de suivre ses lubies olfactives et de combiner tout ce qui lui passait par la tête, ou tout ce dont le public avait envie dans l’instant.
Pour sûr, ce bâtard de Pélissier, avec ses trente cinq ans, était déjà à la tête d’une fortune plus grande que celle que lui, Baldini, avait fini par amasser au bout de trois générations et par un labeur obstiné. Et la fortune de Pélissier s’accroissait de jour en jour, tandis que Baldini voyait de jour en jour la sienne qui se rétrécissait. Une chose pareille eût été impensable autrefois ! Qu’un respectable artisan, un commerçant bien établi, ait à se battre pour assurer sa simple existence, on ne voyait ça que depuis quelques dizaines d’années ! Depuis que partout et dans tous les domaines s’était répandue cette manie fébrile d’innover, cet activisme sans retenue, cette rage d’expérimenter, cette folie des grandeurs, dans le négoce, dans les échanges et dans les sciences !
Ou encore cette folie de la vitesse ! Qu’avait-on à faire de toutes ces routes nouvelles qu’on piochait de toutes parts, et de ces nouveaux ponts ? Pour quoi faire ? A quoi cela vous avançait, de pouvoir gagner Lyon en une semaine ? Qui est-ce qui y tenait ? Qui y trouvait son compte ? Ou bien de traverser l’Atlantique, de filer en un mois jusqu’à l’Amérique – comme si, pendant des millénaires, on ne s’était pas fort bien passé de ce continent ! Qu’est-ce que perdait l’homme civilisé, à ne pas aller dans la forêt vierge des Indiens, ou chez les nègres ? Voilà maintenant qu’ils allaient jusqu’en Laponie, c’est dans le nord, dans les glaces éternelles, où vivent des sauvages qui dévorent des poissons crus. Et ils veulent découvrir encore un autre continent, qui se trouverait dans les mers du sud, allez savoir où c’est ! Et cette folie, en quel honneur ? Parce que les autres en faisaient autant, les Espagnols, les maudits Anglais, ces insolents de Hollandais, avec lesquels il fallait ensuite se prendre au collet, sans d’ailleurs en avoir les moyens. Un de ces bateaux de guerre coûte trois cent mille livres, excusez du peu, et se coule en cinq minutes d’un seul coup de canon, sans espoir de retour, et tout ça est payé avec nos impôts. Un dixième de tous nos revenus, voilà ce qu’exige Mr le ministre des Finances aux dernières nouvelles, et c’est catastrophique, même si l’on n’en paie pas autant, car c’est cet état d’esprit qui est néfaste.
Tout le malheur de l’homme vient de ne pouvoir rester seul dans sa chambre, là où est sa place. Dixit Pascal. Et Pascal était un grand homme, un Frangipane de l’esprit, un artisan dans le meilleur sens du terme, mais les gens de cette trempe ne font plus recette aujourd’hui. A présent, les gens lisent des livres subversifs, écrits par des huguenots ou des Anglais. Ou bien ils écrivent des libelles, ou de prétendues sommes scientifiques, où ils mettent en question tout et le reste. Rien de ce qu’on pensait n’est plus vrai, à les entendre ; on a changé tout ça. Voilà que dans un verre d’eau nageraient de toutes petites bestioles qu’on ne voyait pas autrefois ; et il paraît que la syphilis est une maladie tout ce qu’il y a de plus normale et non pas un châtiment de Dieu ; lequel n’aurait pas créé le monde en sept jours, mais en des millions d’années, si du moins c’était bien lui ; les sauvages sont des hommes comme nous ; nos enfants, nous les éduquons de travers ; et la terre n’est plus ronde comme naguère, elle est aplatie en haut et en bas comme melon – comme si ça avait de l’importance ! Dans tous les domaines, on pose des questions, on farfouille, on cherche, on renifle et on fait des expériences à tort et à travers. Il ne suffit plus de dire ce qui est et comment c’est : il faut maintenant que tout soit prouvé, de préférence par des témoins et des chiffres et je ne sais quelles expériences ridicules. Ces Diderot d’Alembert, Voltaire, Rousseau, et autres plumitifs dont le nom m’échappe (il y a même parmi eux des gens d’Eglise, et des messieurs de la noblesse !), ils ont réussi ce tour de force de répandre dans toute la société leur inquiétude sournoise, leur joie maligne de n’être satisfaits de rien et d’être mécontents de toute chose en ce monde, bref, l’indescriptible chaos qui règne dans leurs têtes !
Où qu’on portât le regard, c’était l’agitation. Les gens lisaient des livres, même les femmes. Des prêtres traînaient dans les cafés. Et quand pour une fois la police intervenait et fourrait en prison l’une de ces signalées fripouilles, les éditeurs poussaient les hauts cris et faisaient circuler des pétitions, tandis que des messieurs et des dames du meilleur monde usaient de leur influence, jusqu’à ce qu’on libère la fripouille au bout de quelques semaines, ou qu’on la laisse filer à l’étranger, où elle continuait à pamphlétiser de plus belle. Et dans les salons, on vous rebattait les oreilles de la trajectoire des comètes ou d’expéditions lointaines, de la force des leviers ou de Newton, de l’aménagement des canaux, de la circulation sanguine et du diamètre du globe.
Et même le roi s’était fait présenter l’une de ces inepties à la dernière mode, une espèce d’orage artificiel nommé électricité : en présence de toute la Cour, un homme avait frotté une bouteille, et ça avait fait des étincelles, et il paraît que Sa Majesté s’était montrée très impressionnée. On ne pouvait imaginer que son arrière-grand-père, ce Louis-le-Grand qui méritait son nom et sous le règne béni duquel Baldini avait encore eu le privilège de vivre de nombreuses années, eût toléré qu’une démonstration aussi ridicule se déroulât sous ses yeux ! Mais c’était l’esprit des temps nouveaux, et tout cela finirait mal !
Car à partir du moment où l’on ne se gênait plus pour mettre en doute de la façon la plus insolente l’autorité de l’Eglise de Dieu ; où l’on parlait de monarchie, elle aussi voulue par Dieu, et de la personne sacrée du roi comme si ce n’étaient que des articles interchangeables dans un catalogue de toutes les formes de gouvernement, parmi lesquelles on pouvait choisir à sa guise ; quand enfin on avait le front, comme cela ce faisait à présent, de présenter Dieu lui-même, le Tout-Puissant, comme quelque chose dont on pouvait fort bien se passer, et de prétendre très sérieusement que l’ordre, les bonnes mœurs et le bonheur sur terre étaient imaginables sans lui et pouvaient procéder uniquement de la moralité innée et de la raison des hommes... Dieu du ciel !..., il ne fallait plus s’étonner alors que tout soit sens dessus dessous, que les mœurs se dégradent et que l’humanité s’attire les foudres de Celui qu’elle reniait. Cela finira mal. La grande comète de 1681, dont ils ont ri et dont ils ont prétendu que ce n’était qu’un amas d’étoiles, c’était tout de même bien un avertissement divin, car elle annonçait – on le savait bien maintenant – un siècle dissolu, un siècle de déchéance, un marécage spirituel, politique et religieux, que l’humanité avait creusé de ses mains, où elle n’allait pas tarder à sombrer et où seules fleurissaient encore des fleurs nauséabondes aux couleurs tapageuses, comme ce Pélissier !
Il était debout à la fenêtre, le vieux Baldini, et jetait un regard haineux vers le soleil qui éclairait le fleuve à l’oblique. Des péniches surgissaient sous ses pieds et glissaient lentement vers l’ouest en direction du Pont-Neuf et du port qui était au pied des galeries du Louvre. Aucune ne remontait ici le courant, elles empruntaient l’autre bras du fleuve, de l’autre côté de l’île. Ici, tout se contentait de descendre le courant, les péniches vides ou pleines, les petites embarcations à rames et les barques plates des pêcheurs, l’eau teintée de crasse et l’eau frisée d’or, tout ici ne faisait que s’écouler, descendre et disparaître, lentement, largement, irrésistiblement. Et quand Baldini regardait tout droit à ses pieds, le long de sa maison, il avait l’impression que les eaux aspiraient et entraînaient au loin les piles du pont, et il avait le vertige.
Ç’avait été une erreur d’acheter cette maison sur le pont et une double erreur de la prendre sur le côté ouest. Du coup, il avait sans cesse sous les yeux le courant qui s’éloignait et il avait l’impression de s’en aller lui-même, lui et sa maison et sa fortune acquise en des dizaines d’années : lui et elles partaient au fil de l’eau, et il était trop vieux et trop faible pour s’arc-bouter encore contre ce puissant courant. Parfois, lorsqu’il avait à faire sur la rive gauche, dans le quartier de la Sorbonne ou de Saint-Sulpice, il ne prenait pas par l’île et le pont Saint-Michel, mais faisait le tour par le Pont-Neuf, car sur ce pont il n’y avait pas de constructions. Alors il s’accotait au parapet du côté de l’est et regardait vers l’amont, afin de voir pour une fois le courant venir vers lui et tout lui apporter ; et pendant quelques instants il se plaisait à imaginer que la tendance de sa vie s’était inversée, que les affaires étaient florissantes, que la famille était prospère, que les femmes se jetaient à son cou et que son existence, au lieu de s’étioler, s’amplifiait à n’en plus finir.
Mais ensuite, quand il levait un tout petit peu les yeux, il voyait à quelques centaines de mètres sa propre maison, fragile, étroite et haute, sur le Pont-au-Change, et il voyait la fenêtre de son laboratoire au premier étage, et il se voyait lui-même à cette fenêtre, se voyait regarder en direction du fleuve et observer le courant qui s’éloignait, comme à présent. Et du coup le beau rêve s’envolait et Baldini, debout sur le Pont-Neuf, se détournait, plus abattu qu’avant, abattu comme à présent, tandis qu’il se détournait de la fenêtre, allait à son bureau et s’y asseyait.