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Au moment où s’effondrait la maison de Giuseppe Baldini, Grenouille était sur la route d’Orléans. Il avait laissé derrière lui le dôme de vapeurs qui coiffait la grande ville et, à chaque pas qu’il faisait pour s’en éloigner, l’air autour de lui devenait plus limpide, plus pur et plus propre. L’air se délayait, en quelque sorte. Il n’y avait plus, se chassant de mètre en mètre, ces centaines, ces milliers d’odeurs différentes, alternant a une allure folle ; au contraire, le peu d’odeurs qu’il y avait là – l’odeur de la route sablonneuse, des prés, de la terre, des plantes, de l’eau – flottaient en longs rubans au-dessus du paysage, se gonflant lentement et s’évanouissant lentement, sans presque jamais s’interrompre de manière abrupte.

Grenouille ressentait cette simplicité comme une délivrance. Ces odeurs tranquilles flattaient sa narine. Pour la première fois de sa vie, il n’était pas obligé, à chaque respiration, de s’attendre à flairer quelque chose de nouveau, d’inattendu, d’hostile, ou à perdre quelque chose d’agréable. Pour la première fois, il pouvait respirer presque librement sans avoir sans cesse en même temps l’odorat aux aguets. Nous disons « presque », parce que, naturellement, rien ne passait par le nez de Grenouille de façon vraiment libre. Même quand il n’y avait aucune raison à cela, une certaine réserve instinctive restait chez lui toujours en éveil à l’égard de tout ce qui venait de l’extérieur et prétendait qu’il le laisse entrer en lui. Tout au long de sa vie, même dans les rares moments où il connut des bouffées de satisfaction, de contentement, voire peut-être de bonheur, il préféra toujours l’expiration à l’aspiration – de la même façon, d’ailleurs, qu’il n’avait pas commencé sa vie en prenant son souffle avec espoir, mais en poussant un cri meurtrier. Mais à cette restriction près, qui était chez lui une limite innée, Grenouille se sentait de mieux en mieux en s’éloignant de Paris, il respirait de plus en plus facilement, marchait d’un pas de plus en plus allègre et trouvait même par moments l’énergie de se tenir droit, si bien que de loin il avait presque l’air d’un compagnon artisan comme un autre, bref d’un être humain normal.

Ce qu’il ressentait le plus comme une libération, c’était l’éloignement des hommes. A Paris, il vivait plus de monde sur l’espace le plus réduit que dans n’importe quelle autre ville du globe. Six ou sept cent mille personnes vivaient à Paris. Elles grouillaient, dans les rues et sur les places, et les maisons en étaient bourrées des caves aux greniers. Il n’y avait guère de recoin de Paris qui ne fût rempli d’hommes, il n’y avait pas un caillou, pas un pouce de terrain qui ne sentît l’humanité.

C’est cette concentration d’odeur humaine qui l’avait oppressé pendant dix-huit ans comme un orage qui menace, Grenouille s’en rendait compte maintenant qu’il commençait à y échapper. Jusque là, il avait toujours cru que c’était le monde en général qui le contraignait à se recroqueviller. Mais ce n’était pas le monde, c’étaient les hommes. Avec le monde, apparemment, le monde déserté par les hommes, on pouvait vivre.

Le troisième jour de son voyage, il s’approcha du champ de gravitation olfactif d’Orléans. Bien avant que le moindre signe visible annonce la proximité de la ville, Grenouille perçut que l’humanité devenait plus dense dans l’atmosphère et, contrairement à sa première intention, il résolut d’éviter Orléans. Il ne voulait pas que cette liberté de respirer qu’il avait récemment acquise soit si vite gâchée à nouveau par une atmosphère toute poisseuse d’humanité. Il fit un grand détour pour éviter la ville, se retrouva sur la Loire à Châteauneuf et la traversa à Sully. Son saucisson lui avait duré jusque-là. Il en acheta un autre, puis, s’écartant du cours de la Loire, s’enfonça dans la campagne.

Il n’évita plus désormais seulement les villes, il évita les villages. Il était comme enivré par cet air de plus en plus délayé, de plus en plus étranger à l’humanité. Ce n’était que pour se réapprovisionner qu’il s’approchait d’un hameau ou d’une ferme isolée ; il y achetait du pain et redisparaissait dans les bois. Au bout de quelques semaines, il était excédé même par les rencontres de quelques rares voyageurs sur des chemins écartés, il ne supportait plus l’odeur personnelle des paysans qui faisaient la première coupe des foins. Il s’esquivait à l’approche de chaque troupeau de moutons, non pas à cause des moutons, mais pour échapper à l’odeur du berger. Il prenait à travers champs, préférant allonger son itinéraire de plusieurs lieues, quand, des heures à l’avance, il flairait un escadron de cavaliers qui allaient venir sur lui. Non qu’il craignît, comme d’autres compagnons du tour de France ou comme des vagabonds, qu’on le contrôlât, qu’on lui demandât ses papiers, voire qu’on l’enrôlât dans une armée (il ne savait même pas qu’il y avait la guerre), mais pour la pure et simple raison que l’odeur humaine des cavaliers le dégoûtait. C’est ainsi qu’insensiblement et sans qu’il l’eût particulièrement décidé, son projet de rallier Grasse au plus vite s’estompa ; ce projet s’était en quelque sorte dissous dans la liberté, comme tous ses autres plans et projets. Grenouille ne voulait plus aller nulle part, il ne voulait plus que fuir, fuir loin des hommes.

Pour finir, il ne marcha plus que de nuit. Dans la journée, il se tapissait dans les sous-bois, dormait sous des buissons, dans des fourrés, dans les endroits les plus inaccessibles qu’il pouvait trouver, roulé en boule comme une bête, enveloppé dans la couverture de cheval couleur de terre qu’il se ramenait sur la tête, le nez coincé au creux de son bras et tourné vers le sol, afin que ses rêves ne soient pas troublés par la moindre odeur étrangère. Il se réveillait au coucher du soleil, flairait dans toutes les directions ; quand il s’était ainsi assuré que le dernier paysan avait quitté son champ et que même le voyageur le plus téméraire avait trouvé un gîte dans l’obscurité grandissante, quand enfin la nuit et ses prétendus dangers avaient balayé jusqu’au dernier homme de la surface des terres, alors seulement Grenouille s’extrayait de sa cachette et poursuivait son voyage. Il n’avait pas besoin de lumière pour y voir. Déjà naguère, quand il marchait encore de jour, il avait souvent tenu les yeux fermés pendant des heures et avancé en ne se fiant qu’à son nez. L’image trop crue du paysage, et tout ce que la vision oculaire avait d’aveuglant, de brusque et d’acéré lui faisait mal. Il ne consentait à ouvrir les yeux qu’au clair de lune. Le clair de lune ignorait les couleurs et ne dessinait que faiblement les contours du terrain. Il recouvrait le pays d’une couche de gris sale et, pour la durée de la nuit, étranglait toute vie. Ce monde comme un moulage de plomb, où rien ne bougeait que le vent qui parfois s’abattait sur les forêts grises et où rien ne vivait que les odeurs de la terre nue, était le seul monde qui avait son agrément, car il ressemblait au monde de son âme.

Il alla ainsi vers le Midi. Ou à peu près dans cette direction, car il ne marchait pas à la boussole magnétique, mais seulement à la boussole de son nez, qui le faisait contourner toute ville, tout village, tout hameau. Des semaines durant, il ne rencontra âme qui vive. Et il aurait pu se bercer de l’illusion rassurante qu’il était seul dans ce monde obscur ou baigné de clair de lune, si sa boussole sensible ne lui avait pas prouvé le contraire.

Même la nuit, il y avait des hommes. Même dans les régions les plus reculées, il y avait des hommes. Ils s’étaient seulement retranchés dans leurs trous de rats pour y dormir. La terre n’était pas débarrassée d’eux, car même dans leur sommeil ils la salissaient par leur odeur, qui filtrait par les fenêtres et les fentes de leurs logis, envahissant l’air libre et empestant une nature qu’ils n’avaient abandonnée qu’en apparence. Plus Grenouille s’habituait à un air plus pur, plus il était sensible au choc de telle odeur humaine qui soudain, au moment où il s’y attendait le moins, venait dans la nuit flotter à sa narine comme une odeur de purin, trahissant la présence de quelque cabane de berger, ou d’une hutte de charbonnier ou d’un repaire de brigands. Et il fuyait plus loin, réagissant de plus en plus vivement à l’odeur toujours plus rare des hommes. Son nez le conduisit ainsi dans des contrées de plus en plus reculées, l’éloignant de plus en plus des hommes et le tirant de plus en plus puissamment vers le pôle magnétique de la plus grande solitude possible.



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Ce pôle, le point qui dans tout le royaume était le plus loin des hommes, se trouvait dans le Massif central, en Auvergne, à cinq journées de marche environ au sud de Clermont, au sommet d’un volcan de deux mille mètres appelé le Plomb du Cantal.

La montagne était constituée d’un gigantesque cône de pierre grise comme du plomb, et elle était entourée d’un plateau interminable et aride, où ne poussaient que des mousses grises et des buissons gris, d’où émergeaient ici et là des pointes de rochers bruns comme des dents gâtées, et quelques arbres calcinés par les incendies. Même au grand jour, la région était si désespérément inhospitalière que le berger le plus pauvre de cette province déjà pauvre n’y aurait pas amené paître ses bêtes. Et la nuit, alors, à la lumière blafarde de la lune, elle paraissait à ce point déserte et déshéritée qu’elle ne semblait plus être de ce monde. Même Lebrun, le bandit auvergnat recherché de toutes parts, avait préféré gagner les Cévennes pour s’y faire capturer et écarteler, plutôt que de se cacher au Plomb du Cantal, où sûrement personne ne l’aurait cherché ni trouvé, mais où, tout aussi sûrement, il serait mort de cette interminable solitude, ce qui lui parut pire encore. A des lieues à la ronde ne vivait ni un être humain ni un animal à sang chaud qui fût digne de ce nom, juste quelques chauves-souris, quelques insectes et des vipères. Depuis des dizaines d’années, personne n’avait gravi le sommet.

Grenouille atteignit cette montagne une nuit d’août 1756. Quand le jour pointa, il était au sommet. Il ne savait pas encore que son voyage s’arrêtait là. Il pensait que ce n’était qu’une étape sur le chemin qui le menait vers des airs toujours plus purs, et il tourna sur lui-même en laissant errer le regard de son nez sur le gigantesque panorama de ce désert volcanique : vers l’est, où s’étendait le vaste plateau de Saint-Flour et les marais de la rivière Riou ; vers le nord, du côté où il était arrivé, marchant des jours durant à travers le karst ; vers l’ouest, d’où la légère brise matinale ne lui apportait que l’odeur de cailloux et d’herbe rêche ; vers le sud enfin, où les contreforts du Plomb s’étiraient sur des lieues jusqu’aux gouffres obscurs de la Truyère. Partout, dans tous les azimuts, régnait le même éloignement des hommes. La boussole tournait en rond. Il n’y avait plus d’orientation. Grenouille était au but. Mais en même temps il était pris.

Lorsque le soleil se leva, il était toujours debout au même endroit, le nez en l’air. Dans un effort désespéré, il tenta de flairer de quelle direction menaçait l’humanité, et dans quelle direction inverse il lui faudrait poursuivre sa fuite. Dans toutes les directions, il s’attendit à découvrir tout de même encore une bribe cachée d’odeur humaine. Mais rien de tel. Tout à la ronde, il régnait uniquement, comme un léger bruissement, l’haleine homogène des pierres mortes, des lichens gris et des herbes sèches, et rien d’autre.

Grenouille mit beaucoup de temps à croire ce qu’il ne sentait pas. Il n’était pas préparé à son bonheur. Sa méfiance se débattit longuement contre l’évidence. Il eut même, tandis que le soleil montait, recours à l’aide de ses yeux et fouilla l’horizon à la recherche du moindre signe de présence humaine, le toit d’une cabane, la fumée d’un feu, une clôture, un pont, un troupeau. Il mit ses mains en pavillons derrière ses oreilles et guetta quelque tintement de faux, quelque aboiement de chien ou quelque cri d’enfant. Il demeura toute la journée, par la chaleur la plus torride, au sommet du Plomb du Cantal, à attendre en vain le moindre indice. Ce ne fut qu’au coucher du soleil que sa méfiance peu à peu fit place à une sensation de plus en plus forte d’euphorie : il avait échappé à l’odieuse calamité ! I ! était effectivement complètement seul ! Il était le seul homme au monde !

Une énorme jubilation éclata en lui. Comme un naufragé, après des semaines d’errance, salue avec extase la première île habitée par des hommes, Grenouille célébra son arrivée sur la montagne de la solitude. Il criait de bonheur. Il jeta au loin son sac, sa couverture, son bâton, piétina sur place, leva les bras au ciel, dansa en rond, hurla son propre nom à tous les vents, serra les poings et les brandit triomphalement vers tout ce vaste territoire qui l’entourait et vers le soleil qui déclinait, comme s’il triomphait de l’avoir personnellement chassé du ciel. Il se comporta comme un fou jusqu’à une heure avancée de la nuit.



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Les jours suivants, il les passa à s’installer sur la montagne : car il était bien clair qu’il ne quitterait pas de sitôt cette contrée bénie. Pour commencer, il flaira pour trouver de l’eau, et en découvrit dans une faille, un peu en dessous du sommet, où elle suintait en une fine pellicule sur le roc. Il n’y en avait pas beaucoup, mais en léchant patiemment la pierre pendant une heure, il pouvait satisfaire ses besoins journaliers d’humidité. Il trouva aussi de la nourriture, à savoir des salamandres et de petites couleuvres à collier : après les avoir décapitées, il les dévora avec la peau et les os. Il les accompagna de lichens secs, d’herbe et de graines de mousse. Cette alimentation parfaitement impossible selon les critères bourgeois ne le dégoûtait pas le moins du monde. Déjà, au cours des derniers mois et des dernières semaines, il avait renoncé à se nourrir d’aliments préparés par l’homme, comme le pain, la charcuterie et le fromage, préférant consommer indistinctement, quand il se sentait affamé, tout ce qui pouvait lui tomber sous la main de vaguement comestible. Il n’était rien moins qu’un gourmet. D’ailleurs, plus généralement, le plaisir n’était pas son fait, quand le plaisir consistait à autre chose qu’à jouir d’une odeur immatérielle. Le confort n’était pas non plus son fait, et il se serait contenté d’installer sa couche à même le roc. Mais il trouva mieux.

Près de l’endroit où suintait un peu d’eau, il découvrit une petite galerie naturelle qui en décrivant plus d’une étroite sinuosité, s’enfonçait dans la montagne et, au bout de trente mètres environ, se terminait par un éboulement. Cette extrémité de la galerie était tellement exiguë que Grenouille touchait le roc de ses deux épaules et qu’il ne pouvait s’y tenir debout que courbé. Mais il pouvait s’y tenir assis et, en se mettant en chien de fusil, il pouvait même s’y étendre. Cela suffisait parfaitement à son besoin de confort. Car l’endroit présentait d’inappréciables avantages : au bout de ce tunnel, il faisait nuit noire même en plein jour, il y régnait un silence de mort, et l’air exhalait une fraîcheur humide et salée. Grenouille flaira tout de suite que jamais être vivant n’avait pénétré en ce lieu. Tandis qu’il en prenait possession, il se sentit intimidé par une sorte d’horreur sacrée. Il étendit soigneusement sur le sol sa couverture de cheval, comme s’il drapait un autel, et s’y coucha. Il se sentait divinement bien. Dans la montagne la plus solitaire de France, à cinquante mètres sous terre, c’était comme s’il gisait dans sa propre tombe. Jamais de sa vie il ne s’était senti aussi en sécurité. Même pas dans le ventre de sa mère, loin de là. Au-dehors, le monde pouvait flamber, ici il ne s’en apercevrait même pas. Il se mit à pleurer en silence. Il ne savait qui remercier de tant de bonheur.

Par la suite, il ne sortit plus à l’air libre que pour lécher la roche humide, pour lâcher rapidement son urine et ses excréments, et pour chasser des lézards et des serpents. De nuit, ils étaient faciles à attraper, car ils étaient tapis sous des cailloux plats ou dans de petites anfractuosités où il les découvrait à l’odeur.

Au cours des premières semaines, il monta encore quelquefois jusqu’au sommet, pour renifler aux quatre coins de l’horizon. Mais bientôt, ce fut plus une habitude fastidieuse qu’une nécessité, car pas une seule fois il ne flaira la moindre menace. Aussi finit-il par renoncer à ces excursions, uniquement soucieux désormais de regagner sa crypte aussi vite que possible, dès qu’il s’était acquitté des gestes indispensables à sa survie. Car c’est là, dans la crypte, qu’il vivait pour de bon. C’est-à-dire qu’il y restait assis vingt bonnes heures par jour, dans l’obscurité complète, le silence absolu et l’immobilité totale, sur sa couverture de cheval au fond de son boyau de pierre, le dos calé contre l’éboulis, les épaules coincées entre les rochers, et se suffisant à lui-même.

On connaît des gens qui cherchent la solitude pénitents, malheureux, saints ou prophètes. Ils se retirent de préférence dans des déserts, où ils vivent de sauterelles et de miel sauvage. Certains aussi habitent des cavernes ou des ermitages sur des îles loin de tout, ou bien, de manière un peu plus spectaculaire, se fourrent dans des cages perchées sur des mâts et suspendues dans les airs. Ils font cela pour être plus près de Dieu. Ils se mortifient par la solitude, elle leur sert à faire pénitence. En agissant ainsi, ils sont persuadés de mener une vie qui complaît à Dieu. Ou bien ils attendent pendant des mois et des années que leur soit adressé, dans leur solitude, un message divin, qu’ils vont alors s’empresser de répandre parmi les hommes.

Rien de tout cela n’avait à voir avec Grenouille. Il n’avait pas la moindre intention qui concernât Dieu. Il ne faisait pas pénitence et n’attendait nulle inspiration qui vînt d’en haut. C’est uniquement pour son propre plaisir personnel qu’il avait fait retraite, uniquement pour être plus proche de lui-même. Il baignait dans sa propre existence, que rien ne distrayait plus d’elle-même, et il trouvait cela magnifique. Il gisait comme son propre cadavre dans cette crypte rocheuse, c’est à peine s’il respirait, à peine si son cœur battait encore.... et il vivait pourtant avec une intensité et dans des débordements comme jamais viveur n’en connut de tels dans le monde extérieur.



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Le théâtre de ces débordements (comment aurait-il pu en être autrement ?), c’était cet empire intérieur où, depuis sa naissance, il avait gravé les contours de toutes les odeurs qu’il avait jamais rencontrées. Pour se mettre en humeur, il évoquait tout d’abord les plus anciennes, les plus lointaines : l’exhalaison hostile et moite de la chambre à coucher, chez Mme Gaillard ; le goût de cuir desséché qu’avaient ses mains ; l’haleine vineuse et aigre du père Terrier ; la transpiration chaude, maternelle et hystérique de la nourrice Jeanne Bussie ; la puanteur cadavéreuse du cimetière des Innocents ; l’odeur de meurtre que dégageait sa mère. Et il était transporté de dégoût et de haine, et son poil se hérissait d’une horreur délicieuse.

Parfois, quand cet apéritif d’ignominies n’avait pas suffi à le mettre en forme, il s’accordait un petit détour olfactif du côté de chez Grimal et goûtait à la puanteur des peaux crues, non écharnées, et des bains de tannage, ou bien il imaginait les effluences concentrées de six cent mille Parisiens, dans la touffeur écrasante de la canicule.

Alors explosait tout d’un coup (c’était le but de l’exercice) toute sa haine accumulée, avec la violence d’un orgasme. Tel un orage, il se ruait sur ces odeurs qui avaient osé offenser ses nobles narines. Telle la grêle sur un champ de blé, il les flagellait, tel un ouragan il pulvérisait toute cette racaille et la noyait dans un gigantesque déluge purificateur d’eau distillée. Si juste était son courroux. Si redoutable était sa vengeance. Ah ! quel instant sublime ! Grenouille, le petit homme, tremblait d’excitation, son corps se tordait de jouissance délicieuse et s’arquait si bien que, pendant un moment, il se cognait le crâne contre le haut du boyau, pour retomber ensuite lentement et rester étendu, libéré et profondément satisfait, C’était vraiment trop agréable, cet acte éruptif par lequel il massacrait toutes les odeurs répugnantes, vraiment trop agréable... Pour un peu, ce numéro eût été son préféré, dans la série des sketches qui se succédaient sur son grand théâtre intérieur, car il laissait la sensation merveilleuse d’un sain épuisement, que donnent seules les actions héroïques et vraiment grandioses.

Il avait alors le droit de se reposer un moment avec bonne conscience. Il prenait ses aises ; physiquement, autant qu’il était possible dans cet étroit réduit de pierre. Mais intérieurement, sur les champs désormais nettoyés de son âme, il s’étirait tout à loisir et s’assoupissait et faisait voleter autour de son nez les odeurs les plus fines : par exemple, une petite brise épicée comme si elle avait flotté sur des prés au printemps, un vent tiède de mai, soufflant à travers les premières feuilles qui verdoient sur les hêtres ; un coup de vent de mer, aussi relevé que des amandes salées. C’était à la fin de l’après-midi qu’il se levait – à la fin de l’après-midi, en quelque sorte, car il n’y avait naturellement pas d’après-midi ou de matinée, il n’y avait ni soir ni matin, ni lumière ni ténèbres, il n’y avait pas davantage de prés au printemps, ni de feuilles de hêtres verdoyantes... il n’y avait pas du tout de choses dans l’univers intérieur de Grenouille, mais uniquement les odeurs des choses. (Ce n’est donc qu’un modus dicendi que de parler de cet univers comme d’un paysage, mais c’est une façon de parler adéquate, et la seule possible, car notre langage ne vaut rien pour décrire le monde des odeurs.) C’était donc la fin de l’après-midi, à savoir un état et un moment, dans l’âme de Grenouille, comme dans le Midi à la fin de la sieste, quand disparaît lentement la paralysie de ce milieu du jour, et que veut reprendre la vie jusque-là retenue. La grosse chaleur furibonde, ennemie des parfums sublimes, s’était évanouie, et la horde des démons était anéantie. Les campagnes intérieures s’étendaient, nettes et tendres, dans le repos lascif du réveil et attendaient le bon vouloir de leur seigneur.

Et Grenouille se levait donc, on l’a dit, et secouait ses membres pour en chasser le sommeil. Il se mettait debout, le grand Grenouille intérieur, il se plantait là dans sa splendeur grandiose, il était magnifique à voir (il était presque dommage que personne ne le vit !), et regardait alentour, fier et souverain.

Oui ! C’était là son royaume ! Le royaume grenouillesque, unique en son genre ! que Grenouille, lui-même unique en son genre, avait créé et sur lequel il régnait, qu’il dévastait quand il lui plaisait et reconstituait à nouveau, qu’il étendait à l’infini et défendait d’un glaive flamboyant contre tout intrus. Ici, tout était soumis à sa seule volonté, à la volonté du grand, de l’unique, du magnifique Grenouille. Et maintenant qu’étaient extirpées les affreuses puanteurs du passé, il voulait que cela sente bon dans son royaume. Et il allait à grands pas puissants par les campagnes en jachère et y semait des parfums d’espèces les plus diverses, tantôt avec largesse, tantôt avec parcimonie, sur d’immenses plantations ou de petites plates-bandes intimes, jetant les graines à pleines poignées ou bien les enfouissant une à une en des endroits précisément choisis. Il filait à travers tout son royaume et jusque dans les provinces les plus reculées, le grand Grenouille, l’impétueux jardinier, et bientôt il n’y avait plus un seul coin où il n’eût semé quelque grain de parfum.

Et quand il voyait que c’était bien, et que le pays tout entier était imprégné de sa divine semence de Grenouille, alors le grand Grenouille faisait tomber une pluie d’esprit-de-vin, douce et régulière, et tout se mettait partout à germer et à verdoyer et à pousser, que cela vous réjouissait le cœur. Déjà la récolte luxuriante ondoyait dans les plantations, et dans les jardins secrets les tiges montaient en sève. Les boutons de fleurs faisaient presque craquer leurs sépales.

Alors le Grand Grenouille ordonnait à la pluie de cesser. Et elle cessait. Et il envoyait sur le pays le doux soleil de son sourire, et d’un seul coup éclatait la splendeur de ces milliards de fleurs, d’un bout à l’autre du royaume, tissant un seul tapis multicolore, fait de myriades de corolles aux parfums délicieux. Et le Grand Grenouille voyait que c’était bien, très, très bien. Et il soufflait sur le pays le vent de son haleine. Et les fleurs, caressées, exhalaient leurs senteurs et, mêlant leurs myriades de parfums, en faisaient un seul parfum, changeant sans cesse et pourtant sans cesse uni, un parfum universel d’adoration qu’elles adressaient à lui, le Grand, l’Unique, le Magnifique Grenouille ; et lui, trônant sur un nuage à l’odeur d’or, aspirait à nouveau en retour, la narine dilatée, et l’odeur de l’offrande lui était agréable. Et il condescendait à bénir plusieurs fois sa création, ce dont celle-ci lui rendait grâces par des hymnes de joie et de jubilation et derechef en faisant monter vers lui des vagues de magnifiques parfums. Entre-temps, le soir était tombé, et les parfums déferlaient au loin en se mêlant au bleu de la nuit pour donner des notes toujours plus fantastiques. Cela donnerait une vraie nuit de bal pour tous ces parfums, assortie d’un gigantesque feu d’artifice de parfums éblouissants.

Mais le Grand Grenouille était maintenant un peu las, il bâillait et disait :

— Voyez, j’ai accompli une grande œuvre et elle m’agrée fort. Mais, comme tout ce qui est achevé, elle commence à m’ennuyer. J’entends me retirer et, pour clore cette journée de rudes travaux, me donner dans les appartements de mon cœur encore une petite fête.

Ainsi parlait le Grand Grenouille et, déployant largement ses ailes, tandis qu’au-dessous de lui le petit peuple des parfums dansait et faisait joyeusement la fête, il se laissait descendre de son nuage d’or, parcourait le paysage nocturne de son âme et rentrait chez lui, dans son cœur.



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Ah ! qu’il était agréable de rentrer chez soi ! La double fonction de vengeur et de créateur du monde n’était pas peu astreignante, et se laisser ensuite fêter des heures durant par sa propre progéniture, ce n’était pas de tout repos non plus. Las de ses tâches divines de création et de représentation, le Grand Grenouille avait soif de joies domestiques.

Son cœur était un château pourpre. Il était situé dans un désert de pierre, camouflé derrière des dunes, entouré par une oasis de marécages et ceint de sept murailles de pierre. On ne pouvait l’atteindre que par la voie des airs. Il possédait mille chambres et mille caves et mille salons raffinés, dont un avec un simple canapé pourpre, sur lequel Grenouille, qui désormais n’était plus le Grand Grenouille, mais Grenouille tout court, ou simplement le cher Jean-Baptiste, avait coutume de se reposer des fatigues de la journée.

Or, dans les chambres du château, il y avait des rayonnages depuis le sol jusqu’aux plafonds, ils contenaient toutes les odeurs que Grenouille avait collectionnées au cours de sa vie, plusieurs millions. Et dans les caves du château reposaient, dans des tonneaux, les meilleurs parfums de sa vie. Lorsqu’ils étaient à point, ils étaient soutirés et mis dans des bouteilles, qui étaient rangées par crus et par années dans des kilomètres de galeries fraîches et humides ; et il y en avait tant qu’une vie n’aurait pas suffi à les boire toutes.

Et quand le cher Jean-Baptiste, enfin de retour dans son chez-soi, était étendu sur son divan simple et douillet dans le salon pourpre – et qu’il avait en quelque sorte enfin quitté ses bottes –, il frappait dans ses mains pour appeler ses serviteurs, qui étaient invisibles et inaudibles, impossibles à toucher et surtout à sentir, donc des serviteurs complètement imaginaires, et il leur ordonnait d’aller dans les chambres chercher, dans la grande bibliothèque des odeurs, tel ou tel volume, et de descendre dans les caves pour lui rapporter à boire. Les serviteurs imaginaires se précipitaient et, dans une cruelle impatience, Grenouille sentait son estomac se crisper. Il se sentait soudain comme l’alcoolique qui, au comptoir, a peur que pour une raison ou pour une autre on lui refuse le petit verre qu’il vient de commander. Qu’est-ce qui se passerait, si tout d’un coup les caves et les chambres étaient vides, ou si le vin dans les tonneaux s’était gâté ? Pourquoi le faisait-on attendre ? Pourquoi ne revenait-on pas ? Il lui fallait ça tout de suite, il en avait un besoin urgent, il était en manque, il allait mourir sur le champ, si on ne le lui apportait pas.

Mais du calme, Jean-Baptiste ! Du calme, l’ami ! On vient, on t’apporte ce que tu désires. Voilà les serviteurs qui accourent. Ils portent sur un plateau invisible le livre d’odeurs, ils apportent entre leurs mains invisibles gantées de blanc les précieuses bouteilles, les posent, avec force précautions, ils s’inclinent, et ils disparaissent.

Et laissé seul, enfin (une fois de plus !) seul, Jean-Baptiste tend la main vers les odeurs tant attendues, ouvre la première bouteille, en remplit un verre à ras bord, le porte à ses lèvres et boit. Boit ce verre d’odeur fraîche et le vide d’un trait, et c’est un délice ! Un délice qui vous libère, à tel point que le cher Jean-Baptiste en a les larmes aux yeux et qu’il se verse aussitôt un deuxième verre de cette odeur : une odeur de l’année 1752, attrapée au printemps, avant le lever du soleil, sur le Pont Royal, avec le nez tourné vers l’ouest d’où soufflait un vent léger où se mêlaient une odeur de mer, une odeur de forêt et un peu de l’odeur de goudron des péniches amarrées à la rive. C’était l’odeur de la première fin de nuit qu’il avait passée à flâner dans Paris, sans la permission de Grimal. C’était l’odeur fraîche du jour qui approche, de la première aube qu’il vivait en liberté. Cette odeur, alors, lui avait promis de la liberté. L’odeur de ce matin-là, c’était pour Grenouille une odeur d’espoir. Il la conservait soigneusement. Et il en buvait chaque jour.

Quand il eut bu ce deuxième verre, il ne ressentit plus trace de nervosité, de doute ni d’incertitude, et se sentit envahi par un calme magnifique. Il enfonça son dos dans les coussins moelleux du canapé, ouvrit un livre et se mit à lire ses souvenirs. Il lut des odeurs d’enfance, des odeurs d’école, des odeurs de rues et de recoins de la ville, des odeurs de gens. Et d’agréables frissons le parcouraient, car ce qui était évoqué là, c’étaient bien les odeurs détestées, celles qu’il avait exterminées. Grenouille lisait le livre des odeurs répugnantes avec un intérêt dégoûté, et quand le dégoût l’emportait sur l’intérêt, il refermait tout simplement le livre, le reposait et en prenait un autre.

Parallèlement, il ne cessait d’absorber des parfums nobles. Après la bouteille au parfum d’espoir, il en débouchait une de l’année 1744, remplie de l’odeur du bois chaud, devant la maison de Mme Gaillard. Et ensuite il buvait une bouteille de l’odeur d’un soir d’été, où se mêlaient de lourdes senteurs florales et des effluves de vrais parfums, et qu’il avait cueillie au bord d’un parc de Saint-Germain-des-Prés, en l’an 1753.

Il était dès lors bien imbibé. Ses membres pesaient de plus en plus lourdement sur les coussins. Son esprit était merveilleusement embrumé. Et pourtant il n’était pas encore au terme de sa beuverie. Certes, ses yeux n’étaient plus capables de lire et le livre avait depuis longtemps échappé à sa main... mais il n’entendait pas conclure la soirée sans vider encore la dernière bouteille, la plus magnifique : c’était le parfum de la jeune fille de la rue des Marais...

Il le buvait pieusement et, pour ce faire, s’asseyait bien droit sur le canapé, quoiqu’il eût du mal, car le salon pourpre oscillait et tournait à chacun de ses gestes. Comme un bon petit élève, les genoux serrés, les pieds l’un contre l’autre, la main gauche à plat sur la cuisse gauche, c’est ainsi que le petit Grenouille buvait le parfum le plus délicieux monté des caves de son cœur, verre après verre, et en se sentant de plus en plus triste. Il savait qu’il buvait trop. Il savait qu’il ne supportait pas tant de bonnes choses. Et il buvait tout de même, jusqu’à vider la bouteille : il s’engageait dans le couloir obscur qui menait de la rue à l’arrière-cour ; il s’avançait vers le halo de lumière ; la jeune fille était assise et dénoyautait les mirabelles, on entendait au loin les détonations des fusées et des pétards du feu d’artifice...

Il reposait le verre et, comme pétrifié par la sentimentalité et la boisson, il restait encore assis quelques minutes, le temps que le dernier arrière-goût ait fini de se dissiper sur sa langue. Il restait là, l’œil rond et vitreux. Son cerveau était soudain tout aussi vide que les bouteilles. Puis il basculait de côté sur le canapé pourpre et sombrait à l’instant dans un sommeil de plomb.

En même temps s’endormait aussi le Grenouille extérieur, sur sa couverture de cheval. Et son sommeil était d’une profondeur aussi vertigineuse que celui du Grenouille intérieur, car les travaux herculéens et les excès de celui-ci n’avaient pas moins épuisé celui-là : car enfin ils ne faisaient qu’une seule et même personne.

Lorsqu’il se réveillait, toutefois, ce n’était pas dans le salon pourpre de son château pourpre, derrière ses sept murailles, ni dans les campagnes printanières et parfumées de son âme, c’était tout bonnement dans le réduit de pierre au bout du tunnel, sur la dure et dans le noir. Et il avait la nausée, tant il avait faim et soif, et il frissonnait et se sentait aussi mal qu’un alcoolique invétéré après une nuit de bringue. A quatre pattes, il sortait du boyau.

A l’extérieur, il était une heure quelconque de la journée, généralement le début ou la fin de la nuit, mais même lorsqu’il était minuit, la clarté des étoiles lui piquait les yeux comme des aiguilles. L’air lui paraissait poussiéreux, rêche, il lui brûlait les poumons ; le paysage était dur, Grenouille se heurtait aux pierres. Et même les odeurs les plus subtiles faisaient à son nez déshabitué du monde l’impression d’une morsure implacable. La tique était devenue aussi douillette qu’un bernard-l’hermite qui a quitté sa coquille et erre tout nu dans la mer.

Il allait à l’endroit où suintait de l’eau, léchait l’humidité sur la paroi rocheuse pendant une ou deux heures, c’était un supplice, le temps n’en finissait pas, ce temps pendant lequel le monde réel lui brûlait la peau. Il arrachait des pierres quelques débris de mousse, les avalait à grand-peine, s’accroupissait quelque part, déféquait tout en bouffant (vite, vite, il fallait que tout cela aille vite), puis, affolé comme un petit animal à chair tendre quand, là-haut dans le ciel, les vautours tournent déjà, il regagnait en courant sa caverne, filait jusqu’au fond du boyau et à sa couverture de cheval. Là il était enfin de nouveau en sécurité.

Il s’adossait à l’éboulis,. étendait ses jambes et attendait. Il lui fallait alors maintenir son corps tout à fait immobile, aussi immobile qu’un récipient qui risque de déborder parce qu’on l’a trop remué. Peu à peu, il réussissait à maîtriser sa respiration. Son cœur excité battait plus calmement, le ressac intérieur s’apaisait progressivement. Et la solitude recouvrait soudain son âme comme un miroir noir. Il fermait les yeux. La porte sombre de son royaume intérieur s’ouvrait, il la passait. Pouvait alors débuter la représentation suivante du théâtre intérieur de Grenouille.



28


Il en était ainsi jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. Il en fut ainsi sept années durant.

Pendant ce temps, dans le monde extérieur, la guerre faisait rage, et même une guerre mondiale. On se battit en Silésie et en Saxe, au Hanovre et en Belgique, en Bohême et en Poméranie. Les troupes du roi allèrent mourir en Hesse et en Westphalie, aux Baléares, aux Indes, sur le Mississippi et au Canada, quand elles n’étaient pas déjà mortes du typhus pendant le voyage. La guerre coûta la vie à un million d’hommes, au roi de France elle coûta son empire colonial, et à tous les Etats belligérants elle coûta tant d’argent qu’à contre cœur ils finirent par se résoudre à y mettre un terme.

Grenouille, pendant ce temps, faillit une fois, en hiver, mourir gelé sans s’en rendre compte. Il était resté cinq jours dans le salon pourpre et, quand il se réveilla dans le boyau, il était paralysé par le froid. Il referma aussitôt les yeux, pour mourir dans son sommeil. Mais il survint un changement de temps, qui le décongela et le sauva.

Une fois, la neige fut si épaisse qu’il n’eut pas la force de se frayer un passage jusqu’aux lichens. Il se nourrit alors de chauves-souris raidies par le gel.

Un jour, il trouva un corbeau mort à l’entrée de la caverne. Il le mangea. Ce furent les seuls événements extérieurs dont il eut conscience en sept ans. Pour le reste, il vécut uniquement dans sa montagne, dans le royaume de son âme, qu’il s’était lui-même créé. Et il y serait resté jusqu’à sa mort (car il n’y manquait de rien), si n’était intervenue une catastrophe qui le chassa de la montagne et le recracha dans le monde.


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