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Aussi se faisait-il docilement initier à l’art de cuire des savons à base de graisse de porc, de coudre des gants en peau chamoisée, de broyer des poudres à la farine de froment, aux peaux d’amandes et à la racine de violette râpée. Il roulait des bougies odorantes faites de charbon de bois, de salpêtre et de sciure de bois de santal. Comprimait des pastilles orientales avec de la myrrhe, du benjoin et de la poudre d’ambre jaune. Pétrissait l’encens, la gomme, le vétiver et la cannelle pour en faire des boulettes à brûler. Tamisait et décomposait, pour obtenir de la Poudre Impériale, les pétales de roses écrasés, les fleurs de lavande, l’écorce de cascarille. Touillait des fards, des blancs et des bleu tendre, moulait des crayons gras, rouge carmin, pour les lèvres. Patouillait des poudres à ongles quasi impalpables et de la craie pour les dents à goût de menthe. Mixait des liquides pour faire friser les perruques ou pour extirper les œils-de-perdrix, des lotions contre les taches de rousseur et de l’extrait de belladone pour les yeux, de la pommade de mouches cantharides pour les messieurs et du vinaigre hygiénique pour les dames... Comment fabriquer toutes les petites lotions et toutes les petites poudres, tous les petits produits de toilette et de beauté, mais aussi les mélanges d’infusions, d’épices, les liqueurs, les marinades, et autres choses semblables, bref tout ce que Baldini avait à lui apprendre, avec son vaste savoir traditionnel, Grenouille l’apprit, à vrai dire sans beaucoup d’intérêt, mais sans rechigner et avec un plein succès.
En revanche, il était particulièrement attentif et zélé lorsque Baldini lui enseignait la préparation des teintures, des extraits et des essences. Il était infatigable, quand il s’agissait d’écraser des noyaux d’amandes amères dans le pressoir à vis, ou de pilonner des grains de musc, ou de passer à la hachinette des nodules bien gras d’ambre gris, ou de râper des racines de violettes, pour en faire ensuite macérer les fragments dans l’alcool le plus subtil. Il apprit à se servir de l’entonnoir double qui, à partir d’écorces de citrons verts pressées, permettait de séparer l’huile pure du reliquat trouble. Il apprit à faire sécher les plantes et les fleurs sur des grillages, à la chaleur et à l’ombre, et à conserver les feuillages bruissants dans des pots et des coffrets scellés à la cire. Il apprit l’art d’obtenir des pommades, de faire des infusions, de les filtrer, de les concentrer, de les clarifier et de les rectifier.
Certes, l’atelier de Baldini n’était pas fait de telle sorte qu’on pût y fabriquer en grand des huiles de fleurs ou de plantes. A Paris, on ne pouvait d’ailleurs guère trouver les quantités nécessaires de plantes fraîches. A l’occasion, pourtant, lorsque sur le marché l’on pouvait obtenir à bon prix du romarin frais, de la sauge, de la menthe ou des grains d’anis, ou bien quand il y avait un gros arrivage de rhizomes d’iris, de racines de valériane, de cumin, de noix muscades ou de pétales d’œillets séchés, cela titillait la veine alchimique de Baldini et il sortait son gros alambic, une chaudière de cuivre rouge coiffée d’un chapiteau – un alambic « tête-de-Maure », comme il le proclamait fièrement –, dans lequel il distillait de la lavande en pleins champs, voilà déjà quarante ans, sur les adrets de Ligurie et les hauteurs du Lubéron. Et tandis que Grenouille coupait en petits morceaux le matériau à distiller, Baldini faisait fiévreusement (car la rapidité de l’opération était toute la recette du succès en la matière) du feu dans un foyer en maçonnerie, sur lequel il plaçait la chaudière de cuivre, bien garnie d’eau dans son fond. Il y jetait les plantes préalablement coupées en morceaux, enfonçait la tête-de-Maure sur son support et y branchait deux petits tuyaux pour l’arrivée et la sortie de l’eau. Ce subtil dispositif de refroidissement par eau, expliquait-il, rien n’avait été rajouté par ses soins qu’après coup, car dans le temps, en pleine campagne, on s’était contenté de refroidir en brassant l’air. Puis Baldini attisait le feu au soufflet.
Peu à peu, la chaudière parvenait à l’ébullition. Et au bout d’un moment, d’abord en hésitant et goutte à goutte, puis en un mince filet, le produit de la distillation s’écoulait de la tête-de-Maure par un troisième tuyau et aboutissait dans un vase florentin, que Baldini avait mis en place. Il ne payait pas de mine, au premier abord, ce brouet trouble et délayé. Mais peu à peu, surtout quand le premier récipient plein avait été remplacé par un deuxième et mis tranquillement de côté, cette soupe se séparait en deux liquides distincts : en bas se ramassait l’eau des fleurs ou des plantes, et au-dessus flottait une épaisse couche d’huile. Si, par le bec inférieur de ce récipient florentin, on évacuait précautionneusement l’eau de fleurs, qui n’avait qu’un faible parfum, il restait alors l’huile pure, l’essence, le principe vigoureux et odorant de la plante.
Grenouille était fasciné par cette opération. Si jamais quelque chose dans sa vie avait provoqué l’enthousiasme – certes pas un enthousiasme visible de l’extérieur : un enthousiasme caché, brûlant comme à flamme froide –, c’était bien ce procédé permettant, avec du feu, de l’eau, de la vapeur et un appareil astucieux, d’arracher aux choses leur âme odorante. Cette âme odorante, l’huile éthérique, était bien ce qu’elles avaient de mieux, c’était tout ce qui l’intéressait en elles. Tout le stupide reliquat, les fleurs, les feuilles, les écorces, les fruits, la couleur, la beauté, la vie et tout le superflu qu’elles comportaient encore, il ne s’en souciait pas. Ce n’était qu’enveloppes et scories. Il fallait s’en débarrasser.
De temps à autre, quand le liquide émis devenait clair comme l’eau, ils ôtaient l’alambic du feu, l’ouvraient et le débarrassaient des reliquats bouillis qui s’y trouvaient. Ils avaient l’air ramollis et décolorés comme de la paille détrempée, comme les os blanchis de petits oiseaux, comme des légumes qui auraient bouilli trop longtemps, une boue insipide et fibreuse, à peine encore reconnaissable, répugnante comme un cadavre et à peu près complètement dépouillée de son odeur propre. Ils jetaient cela par la fenêtre dans le fleuve. Puis ils garnissaient à nouveau de plantes fraîches, remettaient de l’eau et replaçaient l’alambic sur le foyer. Et de nouveau la chaudière se mettait à bouillir, et de nouveau l’humeur vitale des plantes coulait dans les récipients florentins. Cela durait souvent ainsi toute la nuit. Baldini entretenait le feu, Grenouille surveillait les récipients, c’est tout ce qu’il y avait à faire dans l’intervalle des rechargements.
Ils étaient assis sur des tabourets bas, près du feu, fascinés par ce chaudron pansu, fascinés tous les deux, encore que pour des raisons très différentes. Baldini jouissait de la chaleur du foyer et du rougeoiement vacillant des flammes et du cuivre, il adorait le pétillement du bois et le gargouillis de l’alambic, car c’était comme autrefois. De quoi vous rendre lyrique ! Il allait chercher une bouteille de vin dans la boutique, car la chaleur lui donnait soif ; et puis, boire du vin, c’était aussi comme autrefois. Et puis il commençait à raconter des histoires de ce temps-là, à n’en plus finir. La guerre de succession d’Espagne, à laquelle il avait pris une part importante, contre les Autrichiens ; les Camisards, en compagnie desquels il avait semé le désordre dans les Cévennes, la fille d’un huguenot, dans l’Estérel, qui lui avait cédé, tout enivrée de lavande ; un incendie qu’à un cheveu près il avait alors failli déclencher et qui sans doute aurait ravagé toute la Provence, aussi sûr qu’un et un font deux, car il soufflait un fort mistral. Et il racontait toujours et encore ses distillations, en rase campagne, la nuit, au clair de lune, accompagnées de vin et du chant des cigales, et parlait d’une huile de lavande qu’il avait fabriquée là et qui était si fine et si forte qu’on lui en avait donné son poids d’argent ; et il parlait de son apprentissage à Gênes, de ses années de voyage et de la ville de Grasse, où les parfumeurs étaient aussi nombreux qu’ailleurs les cordonniers, et où certains étaient si riches qu’ils vivaient comme des princes, dans des maisons splendides, avec des jardins ombragés, des terrasses, des salles à manger en marqueterie, où ils dînaient dans de la vaisselle de porcelaine et avec des couverts d’or, et ainsi de suite...
Voilà les histoires que racontait le vieux Baldini tout en buvant du vin, et ses petites joues devenaient rouge feu, à cause du vin, de la chaleur du foyer, et de l’exaltation que lui inspiraient ses propres histoires. Grenouille, lui, assis un peu plus dans l’ombre, n’écoutait pas du tout. Les vieilles histoires ne l’intéressaient pas. Ce qui l’intéressait exclusivement, c’était ce procédé nouveau. Il ne quittait pas des yeux le petit tuyau qui partait du chapiteau de l’alambic et d’où sortait le mince jet de liquide. Et en le regardant ainsi fixement, il s’imaginait être lui-même un alambic de ce genre, où cela bouillait comme dans celui-là et d’où jaillissait un liquide, comme là, mais meilleur, plus nouveau, plus insolite, produit de la distillation des plantes exquises qu’il avait cultivées en lui-même, qui y fleurissaient sans que personne d’autre que lui en sente l’odeur et dont le parfum unique pourrait transformer le monde en un Eden odorant où, pour lui, l’existence serait à peu près supportable. Etre soi-même un gros alambic qui inonderait le monde des parfums qu’il aurait créés seul, tel était le rêve fou auquel s’abandonnait Grenouille.
Mais alors que Baldini, échauffé par le vin, racontait sur sa vie d’autrefois des histoires de plus en plus échevelées et s’enferrait avec de moins en moins de retenue dans ses propres exaltations, Grenouille lâchait bientôt son fantasme inquiétant. Il commençait par chasser de sa tête l’image du gros alambic et, pour le moment, réfléchissait plutôt à la manière dont il allait exploiter les connaissances qu’il venait d’acquérir, afin d’atteindre ses prochains objectifs.
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Il ne lui fallut pas longtemps pour devenir un spécialiste dans le domaine de la distillation. Il se rendit vite compte – en se fiant à son nez bien plus qu’à toutes les règles de Baldini – que la température du feu avait une influence déterminante sur la qualité du produit de la distillation. Chaque plante, chaque fleur, chaque bois et chaque fruit oléagineux exigeait une procédure particulière. Tantôt il fallait chauffer à toute vapeur, tantôt faire bouillir modérément, et il y avait plus d’une espèce de fleur qui ne dégorgeait ce qu’elle recelait de meilleur qu’à condition de la faire transpirer sur la flamme la plus réduite.
Tout aussi importante était la préparation. La menthe et la lavande pouvaient se distiller en touffes entières. D’autres matériaux demandaient à être finement épluchés, écharpés, hachés, râpés, pilonnés ou même réduits à l’état de moût, avant d’être placés dans la chaudière. Mais un certain nombre de matières étaient rebelles à toute distillation et Grenouille en fut extrêmement désappointé.
Baldini, quand il eut vu avec quelle maestria Grenouille maniait l’alambic, lui laissa la bride sur le cou, et Grenouille s’en servit effectivement tout à loisir. Il consacrait ses journées à faire des parfums et toutes sortes de produits odorants ou épicés, mais donnait toutes ses nuits exclusivement à l’art mystérieux de la distillation. Son projet était d’obtenir des substances odorantes totalement nouvelles, afin de pouvoir créer au moins quelques-uns des parfums qu’il portait en lui. Il commença d’ailleurs par connaître quelques succès. Il réussit à fabriquer de l’huile de fleurs d’ortie blanche et de grains de cresson, et une eau avec l’écorce fraîche de sureau et des branches d’if. A vrai dire, le résultat avait une odeur qui n’évoquait guère les matériaux de départ, mais c’était tout de même suffisamment intéressant pour envisager un emploi ultérieur. Mais ensuite, il y eut des matières sur lesquelles le procédé se solda par un échec complet. Grenouille tenta par exemple de distiller l’odeur du verre, cette odeur d’argile fraiche qu’a le verre lisse, et que les gens normaux ne sauraient percevoir. Il se procura du verre à vitres et du verre de bouteilles, il en distilla de grands morceaux, des tessons, des éclats, de la poussière : sans le moindre résultat. Il distilla du laiton, de la porcelaine et du cuir, des grains de céréales et des graviers. Il distilla de la terre, tout bêtement. Du sang, du bois et des poissons frais. Ses propres cheveux. Finalement, il distilla même de l’eau, de l’eau de la Seine, dont l’odeur caractéristique lui parut mériter d’être conservée. Il croyait que l’alambic lui permettrait d’arracher à ces matières leurs odeurs sui generis, comme c’était le cas pour le thym, la lavande ou le cumin. C’est qu’il ignorait que la distillation n’était qu’un procédé permettant de séparer, dans des substances mixtes, leurs éléments volatils et ceux qui le sont moins, et que ce procédé ne présentait d’intérêt pour la parfumerie que dans la mesure où l’on pouvait grâce à lui dissocier, dans certaines plantes, l’huile volatile et éthérique de reliquats inodores ou peu odorants. S’agissant de substances dépourvues de cette huile éthérique, la distillation était naturellement un procédé qui n’avait aucun sens. Pour nous, aujourd’hui, avec nos connaissances de physique, c’est l’évidence même. Mais pour Grenouille, cette vérité fut le résultat laborieux d’une longue série de tentatives décevantes. Des mois durant, il était resté assis, nuit après nuit, devant l’alambic, essayant de toutes les façons possibles de produire des odeurs radicalement nouvelles, des odeurs qui n’avaient jamais existé sur terre sous forme concentrée. Et à part quelques huiles végétales dérisoires, cela n’avait rien donné. De la mine insondable et inépuisable de son imagination, il n’avait pas extrait la moindre goutte concrète d’essence parfumée, et de tous ses rêves olfactifs, il n’avait pas été capable de réaliser un seul atome.
Lorsqu’il eut pris conscience de son échec, il mit un terme à ses expériences et tomba gravement malade.
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Il fut pris d’une forte fièvre, qui fut accompagnée de suées les premiers jours, puis, comme si les pores de la peau n’avaient plus suffi, provoqua d’innombrables pustules. Grenouille eut le corps couvert de ces vésicules rouges. Beaucoup éclataient et libéraient l’eau qu’elles contenaient, pour se remplir à nouveau. D’autres prenaient les proportions de véritables furoncles, enflaient, rougissaient, s’ouvraient comme des cratères, crachant un pus épais et du sang chargé de sérosités jaunes. Au bout de quelque temps, Grenouille eut l’air d’un martyr lapidé de l’intérieur, suppurant par mille plaies.
Cela causa naturellement du souci à Baldini. Il lui aurait été fort désagréable de perdre son précieux apprenti juste au moment où il s’apprêtait à étendre son négoce hors des murs de la capitale et même au-delà des frontières du royaume. Car, de fait, il lui arrivait de plus en plus fréquemment des commandes provenant de province ou des cours étrangères, où l’on souhaitait avoir ces parfums tout nouveaux dont Paris était fou ; et pour satisfaire à la demande, Baldini caressait le projet de fonder une filiale dans le faubourg Saint-Antoine, une véritable petite manufacture où les parfums les plus en vogue seraient produits sur une grande échelle et mis dans de jolis petits flacons, que de jolies petites filles emballeraient et expédieraient vers la Hollande, l’Angleterre et les Allemagnes. Pour un maître établi à Paris, ce n’était pas absolument légal, mais Baldini jouissait depuis peu de hautes protections, c’étaient ces parfums raffinés qui les lui avaient values, non seulement de l’Intendant, mais de personnages aussi importants que le Fermier des Octrois de Paris et qu’un financier membre du cabinet du roi, protecteur des entreprises florissantes, comme était M. Feydeau du Brou. Lequel avait même fait miroiter un privilège royal, qui était ce qu’on pouvait souhaiter de mieux : car c’était une sorte de sésame permettant d’échapper à toute tutelle des administrations et des corporations, c’était la fin de tout souci financier, c’était la garantie éternelle d’une prospérité certaine et inattaquable.
Et puis il y avait encore un autre projet que mijotait Baldini, un projet de prédilection qui ferait en quelque sorte contrepoids à la manufacture du faubourg Saint-Antoine et à sa production sinon de masse, du moins d’articles à large diffusion : il voulait, pour une élite de clients haut et très haut placés, créer (ou plutôt faire créer) des parfums personnels qui, tels des vêtements sur mesure, n’iraient qu’à une personne, ne pourraient être utilisés que par elle et porteraient juste son illustre nom. Il imaginait ainsi un « Parfum de la Marquise de Cernay », un « Parfum de la Maréchale de Villars », un « Parfum de M. le Duc d’Aiguillon », et ainsi de suite. Il rêvait d’un « Parfum de Madame la Marquise de Pompadour », voire d’un « Parfum de Sa Majesté le Roi », dans un flacon d’agate finement taillée, avec une monture d’or ciselée et puis, discrètement gravée au fond, à l’intérieur, l’inscription « Giuseppe Baldini, parfumeur ». Le nom du roi et le sien réunis sur le même objet. Telles étaient les idées de gloire qui trottaient dans la tête de Baldini ! Et voilà que Grenouille était tombé malade. Alors que Grimal, Dieu ait son âme, lui avait juré que ce garçon n’avait jamais rien, qu’il pouvait tout endurer, qu’il passerait même à travers la peste noire. Voilà qu’il lui prenait fantaisie d’être à l’article de la mort. Et s’il allait mourir ? Epouvantable ! C’était la mort des magnifiques projets de la manufacture, des jolies petites filles, du privilège et du parfum du roi.
Aussi, Baldini décida-t-il de tenter l’impossible pour sauver la précieuse vie de son apprenti. Il le fit déménager de son méchant lit de l’atelier et installer dans un lit propre à l’étage. Il y fit mettre des draps de lin damassé. Il prêta main-forte pour hisser le malade dans l’étroit escalier, bien que ces pustules et ces furoncles suppurants le dégoûtassent au-delà de toute expression. Il ordonna à sa femme de préparer du bouillon de poule avec du vin. Il fit quérir le médecin le plus renommé du quartier, un certain Procope, qu’il dut payer d’avance (vingt francs !) rien que pour qu’il se déplace.
Le docteur vint, souleva le drap du bout des doigts, jeta juste un regard sur le corps de Grenouille, qui paraissait vraiment avoir essuyé cent coups de feu, et il ressortit de la chambre sans même avoir ouvert la trousse que portait son fidèle assistant. Le cas n’était que trop clair, exposa-t-il à Baldini. Il s’agissait d’une variété syphilitique de petite vérole, combinée avec une rougeole suppurante in stadio ultimo. Il était d’autant moins nécessaire de traiter que, sur ce corps en décomposition, plus semblable déjà à un cadavre qu’à un organisme vivant, on ne pouvait appliquer dans les règles une lancette à saignée. Et quoiqu’on ne perçût point encore la puanteur pestilentielle caractéristique de l’évolution de cette affection (ce qui était d’ailleurs surprenant et, du strict point de vue scientifique, constituait une petite curiosité), il ne faisait aucun doute que le décès du patient interviendrait dans les quarante-huit heures, aussi vrai que Procope s’appelait Procope. Sur quoi il se fit verser vingt francs de plus pour l’examen et l’établissement du pronostic (dont il reverserait cinq francs au cas où l’on mettrait à la disposition de la Faculté le corps et sa symptomatique classique) et prit congé.
Baldini était dans tous ses états. Il se lamentait et poussait des cris de désespoir. Il se mordait les doigts de rage en songeant à son destin. Une fois de plus, ses projets pour remporter un grand, un très grand succès, étaient gâchés au moment d’atteindre au but. L’autre fois, c’étaient Pélissier et ses acolytes, avec leurs inventions débridées. Maintenant c’était ce garçon aux ressources inépuisables en matière de senteurs nouvelles, ce petit salopard valant plus que son poids d’or, qui choisissait précisément ce moment d’expansion commerciale pour attraper la petite vérole syphilitique et la rougeole suppurante in stadio ultimo ! Précisément maintenant ! Pourquoi pas dans deux ans ? Dans un an ? D’ici là, on aurait pu l’exploiter comme une mine d’argent, comme une poule aux neufs d’or, Dans un an, il aurait tranquillement pu mourir. Mais non ! Il fallait qu’il meure maintenant, sacré nom d’un chien, dans les quarante-huit heures !
Pendant un bref moment, Baldini se demanda s’il n’allait pas prendre le chemin de Notre-Dame, y allumer un cierge et supplier la Sainte Vierge qu’elle fasse guérir Grenouille. Mais il abandonna bientôt ce projet, car le temps pressait trop. Il courut chercher de l’encre et du papier, puis il chassa son épouse de la chambre du malade. Il allait le veiller lui-même. Il s’installa alors sur une chaise, au chevet du lit, ses feuillets sur les genoux et la plume humectée d’encre toute prête à la main, et il tenta de recueillir la confession de parfumeur de Grenouille. Que, pour l’amour de Dieu, il n’emporte pas sans tambours ni trompettes les trésors qu’il avait en lui ! Qu’il consente du moins, puisque sa dernière heure était venue, à laisser son testament en des mains pieuses, afin que la postérité ne soit pas privée des meilleurs parfums de tous les temps ! Lui, Baldini, s’engageait à être l’exécuteur fidèle de ce testament et à donner l’écho qu’il méritait à ce corpus des formules les plus sublimes jamais conçues de mémoire de parfumeur. Il procurerait au nom de Grenouille une gloire immortelle, mieux encore (il le jurait, ceci, par tous les saints) il disposerait le meilleur de ces parfums aux pieds du roi lui-même, dans un flacon d’agate habillé d’or ciselé, et où serait gravée cette dédicace : « De Jean-Baptiste Grenouille, Parfumeur à Paris »... Voilà ce que disait, ou plutôt chuchotait Baldini à l’oreille de Grenouille, en l’adjurant, le suppliant, le flattant, et sans lui laisser de répit.
Mais tout cela restait vain. Grenouille ne lâchait rien, que des sécrétions séreuses et du pus mêlé de sang. Sans un mot, il restait là couché dans le lin damassé, produisant ces humeurs répugnantes, mais non point ses trésors, ni son savoir, ni la formule du moindre parfum. Baldini l’aurait étranglé, il l’aurait volontiers battu à mort, aurait aimé faire sortir à coups de bâton de ce corps moribond ses précieux secrets, si cela avait eu quelque chance de succès... et si cela n’avait pas été en contradiction flagrante avec sa conception de la charité chrétienne.
Et c’est ainsi qu’il continua à murmurer et à chuchoter sur le ton le plus suave, et à dorloter le malade, et à tamponner avec des linges frais (bien qu’il lui fallût surmonter une affreuse répugnance) son front trempé de sueur et les cratères brûlants de ses plaies, et à lui donner du vin à la petite cuiller pour lui délier la langue, et cela toute la nuit : en vain. A l’aube, il abandonna. Il alla s’affaler, épuisé, dans un fauteuil à l’autre bout de la chambre et, sans plus aucune fureur désormais, avec seulement une stupeur résignée, il resta les yeux fixés sur le petit corps agonisant de Grenouille, dans le lit, là-bas : il ne pouvait ni le sauver, ni le dépouiller, il ne pouvait plus rien en tirer, il ne pouvait qu’assister à sa fin, impuissant, comme un capitaine regarde sombrer le navire qui engloutit avec lui toute sa fortune.
C’est alors que soudain les lèvres du mourant s’ouvrirent et que, d’une voix dont la netteté et la fermeté n’évoquaient guère une fin prochaine, il dit :
— Dites, Maître : y a-t-il d’autres moyens que l’expression et la distillation, pour extraire des corps leurs parfums ?
Baldini, qui croyait que cette voix sortait de son imagination ou de l’au-delà, répondit machinalement :
— Oui, il y en a.
— Lesquels ? demanda-t-on du fond du lit. Baldini écarquilla ses yeux fatigués. Dans le creux des oreillers, Grenouille était immobile. Etait-ce ce cadavre qui avait parlé ?
— Lesquels ? demanda-t-on encore.
Cette fois, Baldini distingua le mouvement des lèvres de Grenouille. C’est la fin, songea-t-il, il n’en a plus pour longtemps : la fièvre le fait délirer, ou ce sont les derniers sursauts. Et il se leva, alla vers le lit et se pencha sur le malade. Celui-ci avait ouvert les yeux et posait sur Baldini le même regard étrange de bête aux aguets qu’à leur première rencontre.
— Lesquels ? demandait-il.
Alors Baldini prit sur lui : il ne voulait pas ignorer la dernière volonté d’un mourant, et il répondit.
— Il y en a trois, mon fils : l’enfleurage à chaud, l’enfleurage à froid et l’enfleurage à l’huile. Ils ont sur la distillation beaucoup d’avantages et ils s’emploient pour extraire les parfums les plus fins : le jasmin, la rose et la fleur d’oranger.
— Où cela ? demanda Grenouille.
— Dans le Midi, répondit Baldini. Surtout à Grasse.
— Bien, dit Grenouille.
Sur ce, il ferma les yeux. Baldini se redressa lentement. Il était très déprimé. Il rassembla ses feuillets, où il n’avait pas écrit une ligne, et souffla la bougie. Dehors, le jour se levait déjà. Il était harassé. Il aurait fallu faire venir un prêtre, songeât-il. Puis il fit de la main droite un vague signe de croix, et il sortit.
Or Grenouille n’était rien moins que mort. Il dormait seulement très profondément, rêvait très fort et réaspirait en lui toutes ses humeurs. Déjà les pustules de sa peau commençaient à sécher, les cratères suppurants à se tarir, déjà ses plaies commençaient à se fermer. En une semaine il fut guéri.
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Il serait bien parti tout de suite pour le Midi, où l’on pouvait apprendre les nouvelles techniques dont lui avait parlé son patron. Mais naturellement il n’en était pas question. Car enfin il n’était qu’un apprenti, c’est-à-dire un néant. A strictement parler, lui expliqua Baldini (quand il se fut remis de la joie que lui causa la résurrection de Grenouille), à strictement parler il était même moins que rien, car pour être un vrai apprenti il fallait une filiation irréprochable, c’est-à-dire légitime, il fallait avoir de la famille qui fût digne de l’état d’artisan, et il fallait un contrat d’apprentissage, toutes choses que Grenouille ne possédait pas. Si cependant Baldini entendait l’aider un jour à obtenir son brevet de compagnon, ce serait en raison de ses dons assez remarquables, ce serait en tenant compte de la conduite impeccable qu’il aurait, et ce serait à cause de l’infinie bonté d’âme dont Baldini était incapable de se départir, quoiqu’elle lui eût souvent porté tort.
A vrai dire, le bon Baldini prit son temps pour tenir sa promesse : dans sa bonté, il y mit trois ans. Dans l’intervalle, il réalisa avec l’aide de Grenouille ses rêves de grandeur. Il fonda sa manufacture du faubourg Saint-Antoine, imposa à la Cour ses parfums les plus exquis, obtint son privilège royal. Ses produits raffinés se vendirent jusqu’à Saint-Pétersbourg, jusqu’à Palerme, jusqu’à Copenhague. On souhaita même qu’il livre une création fortement musquée à Constantinople, où Dieu sait pourtant qu’on avait passablement de parfums produits sur place. Cela sentait les parfums Baldini aussi bien dans les augustes maisons de commerce de la City de Londres qu’à la cour de Parme, dans le palais de Varsovie tout comme dans le petit château de tel principicule allemand. Alors qu’il s’était un jour résigné à passer ses vieux jours à Messine dans la misère la plus noire, Baldini se trouvait être sans conteste, à soixante-dix ans, le plus grand parfumeur d’Europe et l’un des plus riches bourgeois de Paris.
Au début de l’année 1756 (il avait entre-temps annexé la maison voisine, sur le Pont-au-Change, à usage exclusif d’habitation, car la première était désormais littéralement bourrée jusqu’au toit de parfumerie et d’épices), il informa Grenouille qu’il était maintenant disposé à lui accorder son congé, à trois conditions toutefois : primo, s’agissant de l’intégralité des parfums qui avaient vu le jour sous le toit de Baldini, Grenouille à l’avenir n’aurait le droit ni de les fabriquer à nouveau lui-même, ni d’en communiquer les formules à des tiers ; secundo, il devrait quitter Paris et ne pourrait y remettre les pieds tant que Baldini serait de ce monde ; tertio, il devrait garder absolument secrètes les deux clauses précédentes. Il fallait qu’il s’engage à tout cela par serment, en jurant par tous les saints, sur l’âme de sa pauvre mère, et sur son honneur.
Grenouille, qui n’avait pas plus d’honneur qu’il ne croyait aux saints ni, encore moins, à l’âme de sa pauvre mère, jura. Il aurait juré n’importe quoi. Il aurait accepté de Baldini n’importe quelle condition, car il voulait avoir ce ridicule brevet de compagnon, qui lui permettrait de vivre sans se faire remarquer, de voyager sans encombre et de trouver de l’embauche. Tout le reste lui était égal. D’ailleurs, qu’est-ce que c’était que ces conditions ? Ne plus mettre les pieds à Paris ? Qu’avait-il à faire de Paris ? Il connaissait la ville jusque dans son dernier recoin puant, il l’emporterait avec lui, où qu’il aille, il possédait Paris depuis des années. Ne fabriquer aucun des parfums à succès de Baldini, ne communiquer aucune formule ? Comme s’il n’était pas capable d’en inventer mille autres tout aussi bons, et meilleurs pour peu qu’il le voulût ! Mais il n’en avait pas du tout l’intention. Il n’avait nullement le projet de faire concurrence à Baldini ou d’entrer chez quelque autre parfumeur bourgeoisement établi. Il ne partait pas pour faire fortune avec son art, il ne tenait même pas à en vivre, s’il pouvait vivre autrement. Il voulait extérioriser son monde intérieur, rien d’autre, son monde intérieur, qu’il trouvait plus merveilleux que tout ce qu’avait à lui offrir le monde extérieur. Les conditions posées par Baldini n’étaient donc pas, pour Grenouille, des conditions.
C’est au printemps qu’il se mit en route, un jour de mai, au petit matin. Il avait reçu de Baldini un petit sac à dos, une chemise de rechange, deux paires de chaussettes, un gros saucisson, une couverture de cheval et vingt-cinq francs. C’était bien plus qu’il n’était tenu de lui donner, avait dit Baldini, d’autant que Grenouille n’avait pas payé un sol pour la formation approfondie qu’il avait reçue au cours de son apprentissage. Il était tenu de lui verser deux francs de viatique, et c’est tout. Mais voilà, il ne pouvait se départir de sa bonté d’âme ni, au reste, de la profonde sympathie qu’au cours des années il avait peu à peu conçue pour ce bon Jean-Baptiste. Il lui souhaitait bonne chance au cours de ses voyages ; et puis surtout, il y insistait, que Grenouille n’oublie pas son serment. Sur quoi il l’accompagna jusqu’à la même porte de service où il l’avait accueilli, et lui dit d’aller.
Il ne lui tendit pas la main, la sympathie n’allait tout de même pas jusque-là. Jamais il ne lui avait donné la main. Il avait d’ailleurs toujours évité de le toucher, obéissant en cela à une sorte de pieuse répugnance, comme s’il avait risqué d’être contaminé, de se souiller. Il se contenta d’un bref adieu. Grenouille répondit d’un signe de tête, se détourna en courbant l’échine, et s’éloigna. La rue était déserte.
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Baldini le regarda partir, arpenter le pont en direction de l’île, petit et courbé dans la pente, portant son sac comme une bosse et ressemblant, vu de derrière, à un vieil homme. De l’autre côté, vers le Palais de Justice, là où la rue faisait un coude, il le perdit de vue et se sentit extraordinairement soulagé.
Il n’avait jamais aimé ce gaillard, jamais, maintenant il pouvait enfin se l’avouer. Pendant tout le temps où il l’avait hébergé sous son toit et l’avait exploité, il avait été mal à son aise. Il se sentait comme un homme intègre qui pour la première fois fait quelque chose de défendu, truque son jeu. Certes, il y avait peu de risque d’être démasqué, et une chance immense de succès ; mais grandes aussi avaient été la nervosité et la mauvaise conscience. De fait, au cours de toutes ces années, il n’y avait pas eu un seul jour où il n’avait été poursuivi par la déplaisante idée qu’il lui faudrait payer, d’une manière ou d’une autre, pour s’être commis avec cet individu. Pourvu que ça tourne bien ! marmonnait-il sans cesse comme une prière, pourvu que j’arrive à encaisser le fruit de cette aventure, sans avoir à payer la facture ! Pourvu que j’y arrive ! Bien sûr, ce n’est pas bien, ce que je fais là, mais Dieu fermera les yeux, je suis sûr qu’il fermera les yeux ! Au cours de ma vie, Il m’a plus d’une fois châtié assez durement, sans raison aucune, ce ne serait donc que justice, si cette fois Il se montrait conciliant. En quoi consiste donc mon crime, à supposer que c’en soit un ? Tout au plus en ceci que j’agis un peu en marge des règles de la corporation en mettant à profit les dons prodigieux d’un ouvrier non qualifié et que je fais passer pour miennes ses capacités. Tout au plus en ceci que je m’écarte très légèrement du sentier traditionnel des vertus de l’artisan. Tout au plus en ceci que je fais aujourd’hui ce que j’aurais condamné hier encore. Est-ce pendable ? D’autres gens passent leur vie à tromper. Je n’ai fait que tricher un petit peu pendant quelques années. Et uniquement parce que le hasard m’en a fourni l’occasion exceptionnelle. Peut-être n’était-ce même pas le hasard, peut-être était-ce Dieu lui-même qui a envoyé chez moi ce sorcier, pour compenser tout le temps où j’avais été humilié par Pélissier et consorts. Peut-être que la providence divine ne se manifeste pas du tout en ma faveur, mais contre Pélissier ! Ce serait tout à fait possible ! Car comment Dieu pouvait-il châtier Pélissier, sinon en m’accordant ses bienfaits ? Ainsi, la chance dont j’ai profité ne serait que l’instrument de la justice divine, et si c’est le cas, non seulement je pourrais, mais je devrais l’accepter, sans honte et sans le moindre remords...
C’est ce qu’avait souvent pensé Baldini au cours de ces dernières années, le matin, quand il descendait l’étroit escalier menant à la boutique, et le soir quand il le remontait avec le contenu de la caisse et qu’il comptait les lourdes pièces d’or et d’argent qu’il serrait dans son coffre, et la nuit, lorsqu’il était couché à côté du paquet d’os ronflant qu’était son épouse et qu’il ne trouvait pas le sommeil, tant sa chance lui faisait peur.
Mais à présent, enfin, c’en était fini de ces pensées sinistres. L’hôte inquiétant était parti et ne reviendrait jamais. La richesse, en revanche, restait, assurée à tout jamais. Baldini posa la main sur sa poitrine et sentit, à travers le tissu de son habit, le cahier qui était sur son cœur. Six cents formules y étaient inscrites, plus que n’en pourraient jamais réaliser des générations entières de parfumeurs. S’il perdait tout aujourd’hui même, ce merveilleux cahier à lui tout seul referait de lui un homme riche en moins d’un an. En vérité, que pouvait-il demander de plus ?
Le soleil du matin, jaune et chaud, passait entre les pignons des maisons d’en face et venait caresser son visage. Baldini regardait toujours vers le sud, dans la rue qui menait au Palais (c’était tellement agréable, vraiment, que Grenouille y eût disparu !) et, dans une bouffée de gratitude débordante, il décida de faire avant le soir le chemin jusqu’à Notre-Dame, d’y mettre une pièce d’or dans le tronc des offrandes, d’y allumer trois cierges et de rendre grâce à genoux au Seigneur qui l’avait comblé de tant de bienfaits tout en lui épargnant toute vengeance.
Mais il se trouva encore bêtement empêché de le faire. Car l’après-midi, comme il allait se mettre en route vers la cathédrale, le bruit se répandit que les Anglais avaient déclaré la guerre à la France. Cela n’avait en soi rien d’inquiétant. Mais comme il se trouvait justement que Baldini allait, dans les jours à venir, expédier à Londres une livraison de parfums, il remit sa visite à Notre-Dame et préféra aller se renseigner en ville, puis se rendre à sa manufacture du faubourg Saint-Antoine pour bloquer la livraison anglaise jusqu’à nouvel ordre. La nuit, dans son lit, juste avant de s’endormir, il eut encore une idée géniale : avec les conflits armés qui allaient éclater dans le Nouveau Monde à propos des colonies, il allait lancer un parfum qu’il appellerait « Prestige du Québec », quelque chose de corsé et d’héroïque, dont le succès (cela ne faisait aucun doute) le dédommagerait largement de l’incertitude du marché anglais. C’est avec cette séduisante pensée dans sa vieille tête stupide, qu’il posa avec soulagement sur l’oreiller rendu agréablement inconfortable par le cahier aux formules dissimulé dessous, que Maître Baldini s’assoupit... pour ne jamais plus se réveiller.
Dans la nuit, en effet, se produisit une petite catastrophe qui fut la cause que l’administration royale, avec les lenteurs qui s’imposent en ces matières, décréta que devraient être peu à peu démolies toutes les maisons de tous les ponts de Paris : sans cause connue, le Pont-au-Change s’effondra dans sa partie ouest, entre la troisième et la quatrième pile. Deux maisons furent précipitées dans le fleuve, si soudainement et si intégralement qu’aucun de leurs occupants ne put être sauvé. Heureusement, il ne s’agissait que de deux personnes : Giuseppe Baldini et son épouse Teresa. Les domestiques étaient de sortie, avec ou sans permission. Chénier, qui ne regagna la maison qu’au petit matin, légèrement pris de boisson (ou qui plutôt voulut la regagner, car la maison n’était plus là), en eut une dépression nerveuse. Il avait caressé pendant trente ans l’espoir d’être couché sur le testament de Baldini, qui n’avait ni enfants, ni famille. Et voilà que d’un coup tout disparaissait, la maison, le fonds de commerce, les matières premières, l’atelier. Baldini lui-même... et même le testament, qui aurait peut-être encore permis d’hériter la manufacture !
On ne retrouva rien, ni les corps, ni le coffre, ni les cahiers aux six cents formules. Tout ce qui resta de Giuseppe Baldini, le plus grand parfumeur d’Europe, ce fut une odeur très mêlée, de musc, de cannelle, de vinaigre, de lavande et de mille autres matières, qui pendant des semaines encore flotta sur le cours de la Seine de Paris jusqu’au Havre.