Les carnets
Cet après-midi, à l’école, on n’a pas rigolé, parce que le directeur est venu en classe nous distribuer les carnets. Il n’avait pas l’air content, le directeur, quand il est entré avec nos carnets sous le bras. « Je suis dans l’enseignement depuis des années, il a dit, le directeur, et je n’ai jamais vu une classe aussi dissipée. Les observations portées sur vos carnets par votre maîtresse en font foi. Je vais commencer à distribuer les carnets. » Et Clotaire s’est mis à pleurer. Clotaire c’est le dernier de la classe et tous les mois, dans son carnet, la maîtresse écrit des tas de choses et le papa et la maman de Clotaire ne sont pas contents et le privent de dessert et de télévision. Ils sont tellement habitués, m’a raconté Clotaire, qu’une fois par mois, sa maman ne fait pas de dessert et son papa va voir la télévision chez des voisins.
Sur mon carnet à moi il y avait : « Élève turbulent, souvent distrait. Pourrait faire mieux. » Eudes avait : « Élève dissipé. Se bat avec ses camarades. Pourrait faire mieux. » Pour Rufus, c’était : « Persiste à jouer en classe avec un sifflet à roulette, maintes fois confisqué. Pourrait faire mieux. » Le seul qui ne pouvait pas faire mieux, c’était Agnan. Agnan, c’est le premier de la classe et le chouchou de la maîtresse. Le directeur nous a lu le carnet d’Agnan : « Élève appliqué, intelligent. Arrivera. » Le directeur nous a dit qu’on devait suivre l’exemple d’Agnan, que nous étions des petits vauriens, que nous finirions au bagne et que ça ferait sûrement beaucoup de peine à nos papas et à nos mamans qui devaient avoir d’autres projets pour nous. Et puis il est parti.
Nous, on était bien embêtés, parce que les carnets, nos papas doivent les signer et ça, ce n’est pas toujours très rigolo. Alors, quand la cloche a sonné la fin de la classe, au lieu de courir tous à la porte, de nous bousculer, de nous pousser et de nous jeter nos cartables à la tête comme nous le faisons d’habitude, nous sommes sortis doucement, sans rien dire. Même la maîtresse avait l’air triste. Nous, on ne lui en veut pas à la maîtresse. Il faut dire que ce mois-ci, on a un peu fait les guignols et puis Geoffroy n’aurait pas dû renverser son encrier par terre sur Joachim qui était tombé en faisant des tas de grimaces parce que Eudes lui avait donné un coup de poing sur le nez alors que c’était Rufus qui lui avait tiré les cheveux à Eudes.
Dans la rue, nous marchions pas vite, en traînant les pieds. Devant la pâtisserie on a attendu Alceste qui était entré acheter six petits pains au chocolat qu’il a commencé à manger tout de suite. « Il faut que je fasse des provisions, il nous a dit Alceste, parce que ce soir, pour le dessert...» et puis il a poussé un gros soupir, tout en mâchant. Il faut dire que sur le carnet d’Alceste, il y avait « Si cet élève mettait autant d’énergie au travail qu’à se nourrir, il serait le premier de la classe, car il pourrait faire mieux. »
Celui qui avait l’air le moins embêté, c’était Eudes. « Moi, il a dit, je n’ai pas peur. Mon papa, il ne me dit rien, je le regarde droit dans les yeux et puis lui, il signe le carnet et puis voilà ! » Il a de la veine, Eudes. Quand on est arrivés au coin, on s’est séparés. Clotaire est parti en pleurant, Alceste en mangeant et Rufus en sifflant tout bas dans son sifflet à roulette.
Moi, je suis resté tout seul avec Eudes. « Si tu as peur de rentrer chez toi, c’est facile, m’a dit Eudes. Tu viens chez moi et tu restes coucher à la maison. » C’est un copain Eudes. Nous sommes partis ensemble et Eudes m’expliquait comment il regardait son papa dans les yeux. Mais, plus on s’approchait de la maison de Eudes, moins Eudes parlait. Quand on s’est trouvés devant la porte de la maison, Eudes ne disait plus rien. On est restés là un moment et puis j’ai dit à Eudes « Alors, on entre ? » Eudes s’est gratté la tête et puis il m’a dit « Attends-moi un petit moment. Je reviendrai te chercher. » Et puis Eudes est entré chez lui. Il avait laissé la porte entrouverte, alors j’ai entendu une claque, une grosse voix qui disait : « Au lit sans dessert, petit bon à rien » et Eudes qui pleurait. Je crois que pour ce qui est des yeux de son papa, Eudes n’a pas dû bien regarder.
Ce qui était embêtant, c’est que maintenant il fallait que je rentre chez moi. J’ai commencé à marcher en faisant attention de ne pas mettre les pieds sur les raies entre les pavés, c’était facile parce que je n’allais pas vite. Papa, je savais bien ce qu’il me dirait. Il me dirait que lui était toujours le premier de sa classe et que son papa à lui était très fier de mon papa à moi et qu’il ramenait de l’école des tas de tableaux d’honneur et de croix et qu’il aimerait me les montrer, mais qu’il les a perdus dans le déménagement quand il s’est marié. Et puis, papa me dirait que je n’arriverais à rien, que je serais pauvre et que les gens diraient ça c’est Nicolas, celui qui avait des mauvaises notes à l’école, et ils me montreraient du doigt et je les ferais rigoler.
Après, papa me dirait qu’il se saignait aux quatre veines pour me donner une éducation soignée et pour que je sois armé pour la vie et que moi j’étais un ingrat et que je ne souffrais même pas de la peine que je faisais à mes pauvres parents et que je n’aurai pas de dessert et pour ce qui est du cinéma, on attendra le prochain carnet.
Il va me dire tout ça, mon papa, comme le mois dernier et le mois d’avant, mais moi, j’en ai assez. Je vais lui dire que je suis très malheureux, et puisque c’est comme ça, eh bien je vais quitter la maison et partir très loin et on me regrettera beaucoup et je ne reviendrai que dans des tas d’années et j’aurai beaucoup d’argent et papa aura honte de m’avoir dit que je n’arriverai à rien et les gens n’oseront pas me montrer du doigt pour rigoler et avec mon argent j’emmènerai papa et maman au cinéma et tout le monde dira : « Regardez, c’est Nicolas qui a des tas d’argent et le cinéma c’est lui qui le paie à son papa et à sa maman, même s’ils n’ont pas été très gentils avec lui » et au cinéma, j’emmènerai aussi la maîtresse et le directeur de l’école et je me suis trouvé devant chez moi.
En pensant à tout ça et me racontant des chouettes histoires, j’avais oublié mon carnet et j’avais marché très vite. J’ai eu une grosse boule dans la gorge et je me suis dit que peut-être il valait mieux partir tout de suite et ne revenir que dans des tas d’années, mais il commençait à faire nuit et maman n’aime pas que je sois dehors quand il est tard. Alors, je suis entré.
Dans le salon, papa était en train de parler avec maman. Il avait des tas de papiers sur la table devant lui et il n’avait pas l’air content. « C’est incroyable, disait papa, à voir ce que l’on dépense dans cette maison, on croirait que je suis un multimillionnaire ! Regarde-moi ces factures ! Cette facture du boucher ! Celle de l’épicier ! Oh, bien sûr, l’argent c’est moi qui dois le trouver ! » Maman n’était pas contente non plus et elle disait à papa qu’il n’avait aucune idée du coût de la vie et qu’un jour il devrait aller faire des courses avec elle et qu’elle retournerait chez sa mère et qu’il ne fallait pas discuter de cela devant l’enfant. Moi, alors, j’ai donné le carnet à papa. Papa, il a ouvert le carnet, il a signé et il me l’a rendu en disant : « L’enfant n’a rien à voir là-dedans. Tout ce que je demande, c’est que l’on m’explique pourquoi le gigot coûte ce prix-là ! – Monte jouer dans ta chambre, Nicolas », m’a dit maman. « C’est ça, c’est ça », a dit papa.
Je suis monté dans ma chambre, je me suis couché sur le lit et je me suis mis à pleurer.
C’est vrai ça, si mon papa et ma maman m’aimaient, ils s’occuperaient un peu de moi !