– Trouver quoi, Ivory ?

– Selon vous, que pourrait bien être un monde parfait ?

– Je ne sais pas, un monde libre ?

– C'est une excellente réponse ma chère Keira. Trouvez ce qui empêche les hommes d'accéder à la liberté, cherchez ce qui est la cause de toutes les guerres, alors vous finirez peut-être par comprendre.

Le vieux professeur se leva et laissa quelques billets sur la table.

– Vous partez ? demanda Keira stupéfaite.

– Un déjeuner vous attend, je vous ai dit tout ce que je savais. Il faut que je prépare ma valise, j'ai un avion ce soir. J'ai été sincèrement enchanté de faire votre connaissance. Vous avez beaucoup plus de talent que vous ne le supposez. Je vous souhaite une longue et heureuse route ; plus encore, je vous souhaite d'être heureuse. Finalement, le bonheur, n'est-ce pas ce après quoi nous courons tous sans être jamais vraiment capables de le reconnaître ?

Le vieux professeur quitta la salle et adressa un dernier signe de la main à Keira.

La serveuse encaissa l'addition qu'Ivory avait réglée.

– Je crois que ceci est à vous, dit la jeune femme en tendant à Keira un petit mot qui se trouvait sous la coupelle.

Keira sursauta et déplia le bout de papier.

Je sais que vous ne renoncerez pas, j'aurais aimé vous accompagner dans cette aventure, avec le temps j'aurais pu vous prouver que j'étais un ami. Je serai toujours près de vous. Votre dévoué, Ivory.

En sortant rue de Rivoli, Keira ne prêta aucune attention à la grosse cylindrée garée devant les grilles du jardin des Tuileries, juste en face du salon de thé, pas plus qu'au motard qui la visait dans la mire de son objectif, elle était bien trop loin pour entendre le moteur de l'appareil photo qui la mitraillait. À cinquante mètres de là, Ivory, installé à l'arrière d'un taxi, sourit et dit au chauffeur qu'il pouvait maintenant démarrer.

*

* *


Londres

Nous avions adressé notre dossier aux membres de la commission Walsh. J'avais cacheté l'enveloppe et Walter, qui craignait probablement que je renonce au dernier moment, me l'avait presque arrachée des mains, m'assurant qu'il préférait la poster lui-même.

Si notre candidature était sélectionnée – nous attendions chaque jour la réponse – notre grand oral aurait lieu dans un mois. Depuis qu'il avait déposé le pli dans la boîte aux lettres en face de l'entrée de l'Académie, Walter ne quittait plus sa fenêtre.

– Vous n'allez quand même pas prendre le facteur en filature ?

– Et pourquoi pas ? me répondit-il nerveux.

– Je vous rappelle, Walter, que c'est moi qui vais devoir parler en public, ne soyez pas aussi égoïste et laissez-moi au moins le bénéfice du stress.

– Vous ? Stressé ? J'aimerais bien voir ça !

Les dés étant jetés, les soirées passées avec Walter s'espacèrent. Chacun reprit le cours de sa vie, et j'avoue que sa compagnie me manquait. Je passais mes après-midi à l'Académie, vaquant à quelques travaux pour occuper mon temps, attendant que l'on veuille bien me confier une classe dès la rentrée prochaine. À la fin d'une journée d'ennui où la pluie n'avait cessé de tomber, j'avais entraîné Walter dans le quartier français. Je cherchais un livre de l'un de mes éminents confrères français, le réputé Jean-Pierre Luminet, et cet ouvrage n'était disponible que dans une charmante librairie située sur Bute Street.

En quittant la French Bookshop, Walter avait tenu à tout prix à ce que nous allions dans une brasserie qui, selon lui, servait les meilleures huîtres de Londres. Je n'avais pas cherché à discuter et nous nous étions attablés non loin de deux jeunes femmes attirantes. Walter ne leur prêtait aucune attention, contrairement à moi.

– Ne soyez pas aussi vulgaire, Adrian !

– Pardon ?

– Vous croyez que je ne vous vois pas ? Vous êtes tellement discret que le personnel a déjà fait ses paris.

– Ses paris sur quoi ?

– Sur vos chances de vous faire rabrouer par ces deux jeunes femmes, maladroit que vous êtes.

– Je n'ai pas la moindre idée de ce dont vous me parlez, Walter.

– Et hypocrite en plus ! Avez-vous déjà vraiment aimé, Adrian ?

– C'est une question plutôt intime.

– Je vous ai bien confié quelques secrets, à votre tour.

L'amitié ne se construit pas sans preuves de confiance, les confidences en sont ; j'avouais à Walter avoir été épris d'une jeune femme avec qui j'avais flirté un été. C'était il y a très longtemps, je finissais à peine mes études.

– Qu'est-ce qui vous a séparés l'un de l'autre ?

– Elle !

– Pourquoi ?

– Mais enfin, Walter, en quoi cela vous intéresse-t-il ?

– J'ai envie de mieux vous connaître. Avouez que nous sommes en train de bâtir une belle camaraderie, il est important que je sache ce genre de choses. Nous n'allons pas parler éternellement d'astrophysique et encore moins du temps qu'il fait. C'est vous qui m'avez supplié de ne pas être aussi anglais, n'est-ce pas ?

– Qu'est-ce que vous voulez savoir ?

– Eh bien, son prénom pour commencer ?

– Et ensuite ?

– Pourquoi vous a-t-elle quitté ?

– J'imagine que nous étions trop jeunes.

– Foutaise ! J'aurais dû parier que vous alliez me sortir une excuse aussi pathétique.

– Mais qu'est-ce que vous en savez, vous n'étiez pas là, que je sache !

– Je voudrais que vous ayez l'honnêteté de me donner les véritables raisons de votre rupture avec...

– Cette jeune femme ?

– Joli prénom !

– Jolie fille.

– Alors ?

– Alors quoi, Walter ? rétorquai-je sur un ton qui ne cherchait plus à masquer mon exaspération.

– Eh bien tout ! Comment vous vous êtes rencontrés, comment vous vous êtes quittés et ce qui s'est passé entre ces deux moments.

– Son père était anglais, sa mère française. Elle avait toujours vécu à Paris où ses parents étaient déjà installés à la naissance de sa sœur aînée. Un divorce, et son père rentra en Angleterre. Elle était venue lui rendre visite, profitant d'un programme d'échange universitaire qui lui fit passer un trimestre à la Royal Academy de Londres. J'y assurais à l'époque des vacations de surveillant afin d'améliorer mes fins de mois et financer ma thèse.

– Un pion qui drague une étudiante... je ne vous félicite pas.

– Eh bien alors j'arrête de vous raconter !

– Mais non, je plaisantais, j'adore cette histoire, continuez !

– Nous nous sommes vus la première fois dans l'amphithéâtre où elle passait un examen, ainsi qu'une bonne centaine d'autres étudiants. Elle était assise en bordure de l'allée que j'arpentais, faisant mon inspection, quand je l'ai vue déplier une antisèche.

– Elle trichait ?

– Je n'en sais rien, je n'ai jamais pu lire ce qui était inscrit sur ce bout de papier.

– Vous ne le lui avez pas confisqué ?

– Pas eu le temps !

– Comment ça ?

– Elle a vu que je l'avais surprise, elle m'a regardé droit dans les yeux et, sans se presser, elle l'a mis dans sa bouche, l'a mâché et l'a avalé.

– Je ne vous crois pas !

– Vous avez tort. Je ne sais pas ce qui m'a pris, j'aurais dû lui retirer sa copie et la faire sortir de la salle, mais je me suis mis à rire et c'est moi qui ai dû quitter l'amphithéâtre, un comble non ?

– Et ensuite ?

– Ensuite, quand elle me croisait à la bibliothèque ou dans un couloir, elle me dévisageait et se foutait ouvertement de moi. Un beau jour, je l'ai saisie par le bras et je l'ai entraînée à l'écart de ses amis.

– Ne me dites pas que vous avez négocié votre silence ?

– Vous me prenez pour qui ? C'est elle qui a négocié !

– Pardon ?

– Elle m'a dit textuellement, alors que je lui posais la question, que si je ne l'invitais pas à déjeuner, elle ne me dirait jamais pourquoi elle riait en me voyant. Alors je l'ai invitée à déjeuner.

– Et qu'est-ce qui s'est passé ?

– Le déjeuner s'est poursuivi par une promenade et, en fin d'après-midi elle m'a quitté soudainement. Plus aucune nouvelle d'elle, mais une semaine plus tard, alors que je travaillais sur ma thèse à la bibliothèque, une jeune femme s'installe en face de moi. Je ne lui prête aucune attention, jusqu'à ce que ses bruits de mastication finissent vraiment par me déranger ; je lève la tête pour demander à cette personne d'être plus discrète avec son chewing-gum, c'était elle, en train d'avaler une troisième feuille de papier. Je lui avouais ma surprise, je pensais ne plus la revoir ! Elle m'a répondu que si je ne comprenais pas qu'elle était là pour moi, autant qu'elle reparte tout de suite, et définitivement cette fois.

– J'adore cette jeune femme ! Et ensuite, qu'est-il arrivé ?

– Nous avons passé la soirée et une grande partie de l'été ensemble. Un très bel été, je dois dire.

– Et la séparation ?

– Si nous gardions cet épisode pour un autre soir, Walter ?

– C'est votre seule histoire d'amour ?

– Bien sûr que non, il y a eu Tara, hollandaise et thésarde en astrophysique, avec laquelle j'ai vécu presque un an. Nous nous entendions très bien, mais elle parlait à peine l'anglais et mon hollandais laissant plus qu'à désirer, nous avons eu beaucoup de mal à communiquer. Ensuite il y a eu Jane, une charmante doctoresse, très vieille Écosse et obnubilée par l'idée d'officialiser notre relation. Le jour où elle m'a présenté à ses parents, je n'ai eu d'autre choix que de mettre un terme à notre aventure. Sarah Apleton, elle, travaillait dans une boulangerie, une poitrine de rêve, des hanches dignes d'un Botticelli mais des horaires de travail impossibles. Elle se levait quand je me couchais et réciproquement. Et puis, deux ans plus tard, j'ai épousé une collègue de travail, Elizabeth Atkins, mais ça n'a pas marché non plus.

– Vous avez été marié ?

– Oui, pendant seize jours ! Mon ex-femme et moi nous sommes quittés en revenant de voyage de noces.

– Vous en avez pris du temps pour vous apercevoir que vous n'étiez pas faits l'un pour l'autre !

– Si on partait en voyage de noces avant la cérémonie de mariage, je vous assure que les tribunaux y gagneraient beaucoup en paperasseries inutiles.

Cette fois, j'avais séché Walter et lui avait enlevé toute envie d'en apprendre plus sur mon passé sentimental. Il n'y avait d'ailleurs pas grand-chose à savoir, sinon que ma vie professionnelle avait pris le pas sur le reste et que j'avais parcouru le monde ces quinze dernières années, sans vraiment me soucier de me poser quelque part et encore moins de faire une véritable rencontre. Vivre une histoire d'amour n'était pas au centre de mes préoccupations.

– Et vous ne vous êtes jamais revus ?

– Si, j'ai croisé Elizabeth dans deux-trois cocktails organisés par l'Académie des sciences. Mon ex-épouse était en compagnie de son nouveau mari. Je vous ai dit que son nouveau mari était également mon ancien meilleur ami ?

– Non, ça vous ne me l'avez pas dit. Je ne parlais pas d'elle, mais de votre jeune étudiante, la première de cette liste digne d'un Casanova.

– Pourquoi elle ?

– Comme ça !

– Nous ne nous sommes jamais revus.

– Adrian, si vous me confiez pourquoi elle vous a quitté, l'addition est pour moi !

Je commandai douze huîtres supplémentaires au serveur qui passait près de notre table.

– À la fin de son trimestre d'échange universitaire, elle est rentrée finir ses études en France. Les distances finissent souvent par faner les plus jolies relations. Un mois après son départ, elle est revenue rendre visite à son père ; après avoir pris un autocar, un ferry et enfin un train, le voyage qui avait duré dix heures l'avait éreintée. Le dernier dimanche que nous avons passé ensemble ne fut pas idyllique. Le soir, quand je l'ai raccompagnée à la gare, elle m'a avoué qu'il valait mieux en rester là. Nous ne garderions ainsi que de beaux souvenirs. J'ai lu dans son regard qu'il était inutile de lutter, la flamme était déjà soufflée. Elle s'était éloignée de moi, et pas seulement géographiquement. Voilà Walter, vous savez tout maintenant et je ne vois vraiment pas pourquoi vous souriez aussi bêtement.

– Pour rien, répondit mon acolyte.

– Je vous raconte comment je me suis fait plaquer et vous vous marrez, pour rien ?

– Non, vous venez de me raconter une ravissante histoire et, si je n'avais pas insisté, vous m'auriez juré corps et âme que tout ça n'était que du passé, n'est-ce pas ?

– Évidemment ! Je ne sais même pas si je serais capable de la reconnaître. C'était il y a quinze ans, Walter, et l'histoire en question n'a duré que deux mois ! Comment pourrait-il en être autrement ?

– Bien sûr Adrian, comment ? Mais alors, répondez à cette petite question : comment avez-vous pu me raconter cette aventure anodine, enterrée depuis quinze ans, sans jamais avoir réussi à prononcer une seule fois le nom de cette jeune femme ? Depuis que je me suis confié à vous au sujet de Miss Jenkins, je me sentais, comment dire, un peu ridicule, eh bien, maintenant, plus du tout !

Nos deux voisines avaient quitté leur table sans même que nous nous en soyons rendu compte. Je me souviens que, ce soir-là, Walter et moi avions fait la fermeture de la brasserie, que nous avions bu suffisamment de vin pour que je refuse son invitation et partage l'addition avec lui.

Le lendemain alors que nous arrivions tous deux à l'Académie avec une sacrée gueule de bois, nous avons appris par un courrier que notre candidature avait été retenue.

Walter était si malade, qu'il ne put même pas pousser un cri de joie digne de ce nom.

*

* *


Paris

Keira fit tourner la clé dans la serrure le plus lentement possible. Au dernier tour, le verrou faisait un bruit terrible. Elle referma la porte de l'appartement avec autant de précautions et parcourut le couloir à pas de loup. La lumière de l'aube éclairait déjà le petit bureau de sa sœur. Sur une coupelle l'attendait une enveloppe à son nom, timbrée d'Angleterre. Intriguée, Keira la décacheta et découvrit une lettre qui l'informait qu'en dépit de son dépôt tardif son dossier de candidature avait retenu l'attention des membres du comité de sélection. Keira était attendue le 28 du mois à Londres, afin de présenter ses travaux devant le grand jury de la Fondation Walsh.

– Qu'est-ce que c'est que ce truc ? avait-elle murmuré en remettant la lettre dans l'enveloppe.

Jeanne apparut en chemise de nuit, les cheveux en bataille ; elle s'étira en bâillant.

– Comment va Max ?

– Tu devrais aller te recoucher, Jeanne, il est très tôt !

– Ou tard, c'est selon. La soirée fut bonne ?

– Non, pas vraiment.

– Alors pourquoi as-tu passé la nuit avec lui ?

– Parce que j'avais froid.

– Sale hiver, hein ?

– Bon ça suffit, Jeanne, je vais aller me coucher.

– J'ai un cadeau pour toi.

– Un cadeau ? demanda Keira.

Et Jeanne tendit une enveloppe à sa sœur.

– Qu'est-ce que c'est ?

– Ouvre, tu verras.

Keira trouva un billet d'Eurostar ainsi qu'un bon d'hôtel prépayé pour deux nuits au Regency Inn.

– Ce n'est pas un quatre-étoiles, mais Jérôme m'y avait emmenée et c'est charmant.

– Et ce cadeau a-t-il un rapport avec la lettre que j'ai trouvée dans l'entrée ?

– Oui, d'une certaine façon, mais j'ai prolongé ton séjour pour que tu puisses profiter un peu de Londres. Tu ne dois rater le musée d'Histoire naturelle sous aucun prétexte, la nouvelle Tate Gallery est magique, et il faudra que tu ailles bruncher sans faute chez Amoul, c'est sur Formosa Street. Qu'est-ce que j'ai aimé cet endroit, c'est tellement mignon, leurs pâtisseries, leurs salades, et le poulet au citron...

– Jeanne, il est 6 heures du matin, le poulet au citron là, maintenant, je ne suis pas très sûre...

– Tu vas me dire merci à un moment donné ou je te fais avaler ce billet de train ?

– Et toi, tu vas m'expliquer le contenu de cette lettre et ce que tu manigances, ou c'est moi qui te fais manger ton billet !

– Prépare-moi un thé, une tartine avec du miel, je te retrouve dans la cuisine dans cinq minutes, et c'est un ordre de ta grande sœur qui va se laver les dents, ouste !

Keira avait récupéré la convocation de la Fondation Walsh et l'avait déposée bien en évidence devant la tasse fumante et la tartine grillée.

– Il faut bien que l'une de nous deux croie en toi ! avait bougonné Jeanne en entrant dans la cuisine. J'ai fait ce que tu aurais dû faire si tu t'accordais plus de mérite. J'ai fouiné sur Internet et établi une liste de toutes les organisations susceptibles de financer tes travaux d'archéologie. Je te l'accorde, elles ne sont pas nombreuses. Même à Bruxelles ils n'en ont rien à faire. Enfin, sauf si tu as envie de consacrer deux ans à remplir des kilomètres de formulaires.

– Tu as écrit au Parlement européen pour ta petite sœur ?

– J'ai écrit à tout le monde ! Et puis hier, cette lettre est arrivée pour toi. Je ne sais pas si leur réponse est positive ou négative, mais, au moins, ils ont pris la peine de répondre.

– Jeanne ?

– D'accord, j'ai ouvert l'enveloppe et je l'ai refermée juste après. Mais avec le mal que je me suis donné, j'estime que cela me concerne aussi un peu.

– Et à partir de quelle documentation cette fondation a-t-elle retenu ma candidature ?

– Telle que je te connais, ça va te rendre hystérique, mais je m'en fiche totalement. C'est ta thèse que j'ai envoyée chaque fois. Je l'avais dans mon ordinateur, pourquoi s'en priver ? Après tout, tu l'as publiée, non ?

– Si je comprends bien, tu t'es fait passer pour moi, tu as envoyé mon travail à toute une série d'organisations inconnues et...

– Et je te donne l'espoir de retourner un jour dans ta fichue vallée de l'Omo ! Tu ne vas pas râler en plus ?

Keira se leva et serra Jeanne dans ses bras.

– Je t'adore, tu es la reine des emmerdeuses, plus têtue qu'un âne, mais tu es la sœur que je n'échangerais pour aucune autre au monde !

– Tu es sûre que tu vas bien ? demanda Jeanne en regardant Keira de plus près.

– On ne peut mieux !

Keira s'assit à la table de la cuisine et relut une troisième fois la convocation.

– Je dois présenter mes travaux à l'oral ! Mais qu'est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter ?

– Justement, tu as peu de temps pour rédiger ton projet et l'apprendre par cœur. Il faudra que tu t'adresses aux membres du jury en les regardant droit dans les yeux ; en lisant ton texte, tu manquerais de conviction. Tu seras brillante, je le sais.

Keira se leva d'un bond et commença à faire les cent pas dans la cuisine.

– Ne commence pas à te laisser gagner par le trac. Si tu veux, en rentrant le soir, je ferai le jury et tu répéteras devant moi.

– Accompagne-moi à Londres, seule, je n'y arriverai jamais.

– Impossible, j'ai beaucoup trop de travail.

– Je t'en supplie Jeanne, viens.

– Keira, je n'en ai pas les moyens, entre ton billet de train et l'hôtel, j'ai mis mon compte en banque à sec.

– Il n'y a aucune raison pour que tu me payes ce voyage, je vais trouver un moyen.

– Keira, tu es ma petite sœur et cela suffit pour que je te donne un petit coup de pouce. Ne discute pas et fais-moi juste le plaisir de remporter ce prix.

– De combien s'agit-il ?

– Deux millions de livres sterling.

– Ce qui représente en euros ? demanda Keira les yeux écarquillés.

– De quoi financer les salaires d'une équipe internationale au grand complet, les voyages de chacun, l'achat et l'affrètement du matériel dont tu rêves pour retourner toute la terre de la vallée de l'Omo.

– Je ne gagnerai jamais ! C'est impossible.

– Va dormir quelques heures, prends une bonne douche à ton réveil et mets-toi aussitôt au boulot. Pense aussi à dire à ton Max que tu ne pourras plus le voir avant un bon bout de temps. Ne me regarde pas comme ça. Je n'ai pas organisé tout ça pour t'éloigner de lui. Contrairement à ce que tu peux penser, je ne suis pas machiavélique à ce point.

– L'idée ne m'avait même pas effleurée.

– Oh ! que si ! File maintenant.

Au cours des jours qui suivirent, Keira resta cloîtrée dans l'appartement de sa sœur, passant le plus clair de son temps devant l'ordinateur, peaufinant ses théories, les documentant d'articles publiés par ses confrères archéologues du monde entier.

Comme elle le lui avait promis, chaque soir en revenant du musée, Jeanne s'attelait à faire répéter sa sœur. Que son discours manque de conviction, qu'elle bafouille ou s'aventure dans des explications trop techniques au goût de Jeanne, celle-ci lui faisait reprendre son exposé depuis le début. Et les premières soirées furent toutes ponctuées de disputes entre les deux sœurs.

Keira connut très vite son texte, restait à y mettre le ton juste pour captiver son auditoire.

Dès que Jeanne quittait l'appartement le matin, Keira se mettait à réciter, faisant les cent pas dans le salon. La gardienne de l'immeuble, qui par une fin de matinée déposa un livre commandé par Keira, fut mise à contribution. Confortablement installée dans le canapé, une tasse de thé à la main, Mme Hereira écouta le résumé complet de l'histoire de notre planète, de l'âge Précambrien à la période du Crétacé qui vit apparaître les premières plantes à fleurs, toute une génération d'insectes, de nouvelles espèces de poissons, les ammonites, comme les éponges, et plein d'espèces de dinosaures qui s'étaient décidés à évoluer désormais sur la terre ferme. Mme Hereira fut heureuse d'apprendre que c'est à cette époque qu'apparurent dans les océans les premiers requins ressemblant à ceux que l'on voit aujourd'hui. Pourtant, le plus fascinant n'était pas là, mais plutôt dans l'apparition des premiers mammifères développant leur progéniture dans des poches placentaires, ainsi que les humains le feraient bien plus tard.

Mme Hereira s'assoupit en pleine ère tertiaire, quelque part entre le Paléocène et l'Éocène. Quand elle rouvrit l'œil, elle demanda, un peu gênée, si elle avait dormi longtemps. Keira la rassura, son petit roupillon n'avait duré que trente millions d'années ! Et le soir, elle se garda bien de parler à Jeanne de la visite qu'elle avait eue dans la journée, et encore moins de la réaction de son tout premier public.

Le mercredi suivant, Jeanne s'excusa auprès de sa sœur, elle avait un dîner et ne pouvait se dérober. Keira était épuisée, et l'idée d'échapper à la séance de répétition l'enchantait. Elle supplia Jeanne de ne surtout pas s'en faire, et promit de répéter son texte, exactement comme si cette dernière avait été présente. Dès que Keira vit sa sœur monter dans son taxi, elle se prépara une assiette de fromage, sauta sur le canapé du salon et alluma la télévision. Un orage approchait, le ciel de Paris avait viré au noir, Keira enroula un plaid autour de ses épaules.

Le premier coup de tonnerre fut d'une telle violence qu'il la fit sursauter. Le deuxième grondement fut suivi d'une coupure de courant générale. Keira chercha un briquet dans la pénombre, sans succès. Elle se leva et avança à la fenêtre. La foudre frappa le paratonnerre d'un immeuble à quelques pâtés de maisons. L'archéologue avait acquis sur le terrain une expérience qui lui faisait tout connaître des orages, de leurs dangers, mais celui-ci était d'une rare intensité. Elle aurait dû s'éloigner de la vitre, elle recula juste d'un pas et sa main se posa machinalement sur son collier. Si le pendentif était bien fait d'un alliage de métaux, comme le pensait Ivory, il était inutile de tenter le diable en le gardant sur soi. Alors qu'elle l'ôtait, un éclair déchira le ciel. La foudre irradia la pièce où se trouvait Keira, et soudain, sur le mur, se dessinèrent des millions de petits points lumineux projetés par le pendentif qu'elle tenait du bout des doigts. L'image surprenante resta imprimée quelques secondes, avant de s'effacer. Tremblante, Keira s'agenouilla pour récupérer le collier qu'elle avait laissé tomber, elle attrapa la cordelette et se releva pour regarder par la fenêtre. La vitre était fendue. Plusieurs autres coups de tonnerre se succédèrent, l'orage s'éloigna enfin. On pouvait encore voir le ciel s'illuminer dans le lointain, une lourde pluie se mit à tomber.

Recroquevillée sur le canapé, Keira avait du mal à recouvrer son calme. Sa main continuait de trembler. Elle avait beau se rassurer, se dire qu'elle avait été victime d'une illusion d'optique, rien ne la raisonnait vraiment et un certain mal-être la gagnait. Le courant fut rétabli. Keira regarda attentivement son pendentif, elle en caressa la surface, il était tiède. Elle l'approcha d'une ampoule, mais aucun trou, aussi petit soit-il, n'était visible à l'œil nu.

Elle se blottit sous le plaid et chercha à comprendre l'étrange phénomène qui venait de se produire. Une heure plus tard, elle entendit tourner le verrou de la porte d'entrée. Jeanne rentrait.

– Tu ne dors pas ? Tu as vu cet orage, quelle folie ! J'ai les pieds trempés. Je vais me faire une tisane, tu en veux une ? Pourquoi tu ne dis rien ? Tu vas bien ?

– Oui, je crois, répondit Keira.

– Ne me dis pas que toi, la grande archéologue, tu as eu peur de l'orage ?

– Bien sûr que non.

– Alors pourquoi es-tu pâle comme un linge ?

– Je suis juste fatiguée, je t'attendais pour aller me coucher.

Keira embrassa Jeanne et fila vers la chambre, mais sa sœur la rappela.

– Je ne sais pas si je dois te le dire... Max était à ce dîner.

– Non, tu n'avais pas besoin de me le dire ; à demain Jeanne.

Seule dans la chambre, Keira s'approcha de la fenêtre. Si le courant avait été rétabli dans les immeubles, les rues étaient toujours plongées dans l'obscurité. Les nuages avaient disparu, la voûte céleste apparaissait plus éclatante que jamais. Keira chercha la Grande Ourse. Quand elle était enfant, son père s'amusait à lui faire repérer dans le ciel telle étoile ou telle constellation ; Cassiopée, Antarès et Céphée étaient ses préférées. Keira reconnut la forme du Cygne, de la Lyre et d'Hercule, et c'est pendant que son regard se portait vers la couronne boréale à la recherche du Bouvier qu'elle écarquilla les yeux pour la seconde fois de la soirée.

– C'est impossible, murmura-t-elle le visage collé à la vitre.

Elle ouvrit précipitamment la fenêtre, avança sur le balcon et tendit le cou, comme si ces quelques centimètres pouvaient la rapprocher des étoiles.

– Mais, non, ça ne peut pas être ça, c'est complètement fou ! Ou alors c'est moi qui suis en train de devenir folle.

– En tout cas si tu commences à parler toute seule, tu es sur la bonne voie.

Keira sursauta, Jeanne se tenait juste à côté d'elle ; elle s'accouda à la rambarde et alluma une cigarette.

– Tu fumes maintenant ?

– Ça m'arrive. Je suis désolée pour tout à l'heure, j'aurais dû me taire. Mais cela m'a tellement énervée de le voir faire le beau. Tu m'écoutes ?

– Oui, oui, répondit Keira d'une voix absente.

– Alors c'est vrai cette histoire que les hommes de Neandertal étaient tous bisexuels ?

– C'est possible, répondit Keira en continuant de fixer les étoiles.

– Et qu'ils se nourrissaient principalement de lait de dinosaure, mais qu'il leur fallait apprendre à les traire ?

– Probablement...

– Keira !

Keira sursauta.

– Quoi ?

– Tu n'écoutes pas un mot de ce que je te dis. Qu'est-ce qui te tracasse ?

– Rien, je t'assure, rentrons, il fait froid, répondit l'archéologue en retournant dans la chambre.

Les deux sœurs se couchèrent dans le grand lit de Jeanne.

– Tu n'étais pas sérieuse au sujet des hommes de Neandertal ? demanda Jeanne.

– Qu'est-ce qu'ils ont les hommes de Neandertal ?

– Rien, oublie. Essayons de dormir, répondit Jeanne en se retournant.

– Alors arrête de bouger tout le temps !

Un court instant de silence et Keira se retourna dans le lit.

– Jeanne ?

– Quoi encore ?

– Merci pour tout ce que tu fais.

– Tu dis ça pour que je culpabilise deux fois plus au sujet de Max ?

– Un peu.

Le lendemain, dès que Jeanne quitta l'appartement, Keira se précipita devant l'ordinateur, mais, ce matin-là, ses recherches l'éloignèrent de ses travaux habituels. Elle se mit en quête des cartes du ciel accessibles sur Internet. Pendant qu'elle travaillait, chaque lettre qu'elle frappait sur son clavier s'inscrivait simultanément sur l'écran d'un ordinateur situé à des centaines de kilomètres de là, chaque information qu'elle consultait, chaque site qu'elle visitait étaient enregistrés. À la fin de la semaine, un opérateur installé derrière son bureau à Amsterdam avait imprimé un dossier sur le travail qu'elle avait accompli. Il relut le dernier feuillet sorti de son imprimante et composa un numéro de téléphone.

– Je pense, monsieur, que vous voudrez consulter le rapport que je viens de terminer.

– À quel sujet ? demanda son interlocuteur.

– L'archéologue française.

– Rejoignez-moi tout de suite dans mon bureau, annonça la voix dans le combiné, avant de raccrocher.

*

* *


Londres

– Vous vous sentez comment ?

– Mieux que vous, Walter.

Nous étions à la veille du jour tant attendu. Le grand oral se tenait dans la banlieue Est de la ville et Walter avait décidé de ne pas faire confiance aux transports en commun et encore moins à ma vieille voiture. En ce qui concernait les premiers, je pouvais comprendre son appréhension. Il était hélas fréquent que les métros restent rivés à leurs rails et les trains à l'arrêt, sans qu'aucune autre explication ne soit donnée, à part la ritournelle sur la vétusté du matériel qui entraînait pannes à répétition. Nous allions donc, sur décision ferme et non discutable de Walter, nous installer dans un hôtel des Dock Lands. De là, il nous suffirait de traverser la rue pour nous présenter devant les membres de la Fondation. La cérémonie se déroulait dans une salle de conférences en haut d'une tour, au 1, Cabot Square.

Ironie du sort, nous nous trouvions tout près de la commune de Greenwich et de son célèbre observatoire. Mais, de ce côté de la Tamise, le quartier gagné sur les eaux du fleuve n'était que modernité, les immeubles de verre et d'acier rivalisaient de hauteur, le béton avait coulé par tonnes. En fin d'après-midi, j'avais réussi à convaincre mon ami d'aller nous promener du côté de l'île aux Chiens, et de là, nous entrâmes sous le dôme de verre qui surplombe l'entrée du tunnel de Greenwich. À quinze mètres de profondeur, nous avons ainsi traversé la Tamise à pied, pour resurgir en face de la silhouette calcinée du Cutty Sark. Le vieux clipper, dernier survivant de la flotte commerciale du dix-neuvième siècle avait triste allure depuis qu'un incendie l'avait ravagé quelques mois auparavant. Devant nous s'étendait le parc du musée de la Marine, le somptueux bâtiment de la maison de la reine et en haut de la colline, le vieil observatoire où je conduisais Walter.

– Ce fut le premier bâtiment en Angleterre destiné exclusivement à abriter des instruments scientifiques, dis-je à Walter.

Je voyais bien qu'il était ailleurs ; il était anxieux et mes efforts pour le distraire semblaient vains, mais il était encore trop tôt pour que je renonce. Nous entrâmes sous la coupole et je redécouvris, émerveillé, les vieux appareils d'astronomie avec lesquels Flamsteed avait établi ses célèbres tables des étoiles au dix-neuvième siècle.

Je savais Walter passionné par tout ce qui touche au temps, aussi ne manquai-je pas de lui indiquer la grande ligne en acier qui striait le sol devant lui.

– Voici le point de départ des longitudes, tel qu'il fut déterminé en 1851 et adopté lors d'une conférence internationale en 1884. Et si nous attendons la tombée de la nuit, vous verrez se dresser dans le ciel un puissant laser vert. C'est la seule touche de modernité qui ait été apportée ici depuis près de deux siècles.

– Ce grand faisceau que je vois tous les soirs au-dessus de la ville, c'est donc cela ? demanda Walter qui semblait enfin s'intéresser à ma conversation.

– Exactement. Il symbolise le méridien d'origine, même si, depuis, les scientifiques ont déplacé ce dernier d'une centaine de mètres. Mais c'est là aussi que se situe le temps universel, le midi de Greenwich qui a servi pendant longtemps de point de référence pour calculer l'heure qu'il est en tout point de la planète. Chaque fois que nous nous déplaçons de quinze degrés vers l'ouest, nous reculons d'une heure et lorsque nous faisons de même en allant vers l'est, nous avançons d'une heure. C'est d'ici même que partent tous les fuseaux horaires.

– Adrian, tout cela est passionnant mais, demain soir, je vous en prie, ne vous écartez pas de votre sujet, supplia Walter.

Las, j'abandonnai mes explications et entraînai mon ami vers le parc. La température était clémente et le grand air lui ferait le plus grand bien. Walter et moi passâmes la fin de notre soirée dans un pub voisin. Il m'interdit toute boisson alcoolisée et j'eus la terrifiante sensation d'être retombé en pleine adolescence. À 10 heures, nous étions de retour dans nos chambres respectives, Walter eut même le culot de me téléphoner pour me défendre de veiller trop tard devant la télévision.

*

* *


Paris

Keira avait bouclé la petite valise qu'elle emporterait avec elle et Jeanne l'accompagna gare du Nord, elle avait pris une matinée de congé pour l'occasion. Les deux sœurs quittèrent l'appartement et montèrent à bord d'un bus.

– Tu me promets de m'appeler pour me dire que tu es bien arrivée ?

– Mais, Jeanne, je traverse juste la Manche et je ne t'ai jamais appelée d'où que ce soit pour te dire que j'étais bien arrivée !

– Eh bien, cette fois, je te le demande. Tu me raconteras ton voyage, si l'hôtel est agréable, si tu aimes ta chambre, comment tu trouves la ville...

– Tu veux aussi que je te raconte mes deux heures quarante de train ? Tu as mille fois plus le trac que moi, hein ? Avoue-le, tu es terrorisée par ce que je vais vivre ce soir !

– J'ai l'impression que c'est moi qui me présente à ce grand oral. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit.

– Tu sais que nous n'avons probablement aucune chance de gagner ce prix ?

– Ne recommence pas à être négative, tu dois y croire !

– Puisque tu le dis. J'aurais dû rester un jour de plus en Angleterre et aller rendre visite à papa.

– La Cornouailles, c'est un peu loin, et puis nous irons un jour toutes les deux.

– Si je gagne, je ferai le crochet et je lui dirai que tu n'as pas pu venir parce que tu avais trop de travail.

– Tu es vraiment une sale peste ! répliqua Jeanne en donnant un coup de coude à sa sœur.

L'autobus ralentit et commença de se ranger le long du parvis. Keira attrapa son bagage et embrassa Jeanne.

– Promis, je te téléphonerai avant d'entrer en scène.

Keira descendit sur le trottoir et attendit que l'autobus s'éloigne, Jeanne avait collé son visage à la vitre.

Il n'y avait pas grand monde gare du Nord ce matin-là. L'heure d'affluence était passée depuis longtemps et peu de trains se trouvaient à quai. Les passagers qui voyageaient vers l'Angleterre empruntaient l'escalator qui conduit au poste frontière. Keira passa le filtre des douanes, celui de la sécurité, et à peine s'était-elle installée dans l'immense salle d'attente que les portes d'embarquement s'ouvrirent.

Elle dormit pendant presque toute la durée du trajet. Quand elle se réveilla, une voix annonçait déjà dans les haut-parleurs l'arrivée imminente en gare de Saint-Pancras.

Un taxi noir la conduisit à travers Londres jusqu'à son hôtel. Séduite par la ville, c'est elle qui colla son visage à la vitre.

Sa chambre était telle que Jeanne la lui avait décrite, petite et pleine de charme. Elle abandonna sa valise au pied du lit, regarda l'heure sur la pendulette de la table de nuit et décida qu'elle avait encore le temps de faire une promenade dans le quartier.

Remontant à pied Old Brompton Road, elle entra dans Bute Street et ne résista pas à l'appel de la vitrine de la librairie française du quartier.

Elle y flâna un long moment, finit par acquérir un livre sur l'Éthiopie qu'elle fut surprise de découvrir dans les rayonnages et s'installa à la terrasse d'une petite épicerie italienne, située sur le trottoir d'en face. Revigorée par un bon café, elle se décida à retourner à son hôtel. Le grand oral commençait à 18 heures précises et le chauffeur du taxi qui l'avait conduite depuis la gare l'avait prévenue qu'il faudrait une bonne heure de transport pour rejoindre les Dock Lands.

Elle arriva devant le 1, Cabot Square avec trente minutes d'avance. Plusieurs personnes entraient déjà dans le hall de la tour. Leurs tenues impeccables laissaient supposer qu'elles allaient toutes au même endroit. La désinvolture qu'affichait Keira jusqu'à présent l'abandonna et elle sentit son estomac se nouer. Deux hommes en costume sombre avançaient sur le parvis. Keira fronça les sourcils, l'un des deux avait un visage familier.

Elle fut distraite par la sonnerie de son téléphone portable. Elle le chercha au fond de ses poches et reconnut le numéro de Jeanne qui s'affichait à l'écran.

– Je te jure que j'allais t'appeler, j'étais justement en train de composer ton numéro.

– Menteuse !

– Je suis devant l'immeuble et, pour tout te dire, je n'ai qu'une envie, c'est de ficher le camp d'ici. Les examens de passage, ça n'a jamais été mon truc.

– Avec tout le temps que nous y avons consacré, tu vas aller au bout de cette aventure. Tu seras brillante, et au pire que peut-il t'arriver, que tu ne gagnes pas ce prix ? Ce ne sera pas la fin du monde.

– Tu as raison, mais j'ai le trac Jeanne, je ne sais pas pourquoi, je n'avais pas connu ça depuis...

– Ne cherche pas, tu n'as jamais eu le trac de ta vie !

– Tu as une voix étrange.

– Je ne devrais pas t'en parler, enfin, pas maintenant, mais j'ai été cambriolée.

– Quand ? demanda Keira affolée.

– Ce matin, pendant que je t'accompagnais à la gare. Rassure-toi, rien n'a été volé, enfin, je ne crois pas ; juste l'appartement qui est sens dessus dessous et Mme Hereira qui l'est encore plus.

– Ne reste pas seule ce soir, viens me rejoindre, saute dans un train !

– Mais non, j'attends le serrurier et puis, s'ils n'ont rien volé, pourquoi prendraient-ils le risque de revenir ?

– Peut-être parce qu'ils ont été dérangés ?

– Crois-moi, vu l'état du salon et de la chambre, ils ont pris tout leur temps, et je n'aurai pas assez de la nuit pour remettre l'appartement en ordre.

– Jeanne, je suis désolée, dit Keira en regardant sa montre, mais il faut vraiment que je te laisse. Je te rappellerai dès que...

– Raccroche tout de suite et file, tu vas être en retard. Tu as raccroché ?

– Non !

– Qu'est-ce que tu attends, file je te dis !

Keira coupa son téléphone et entra dans le hall de l'immeuble. Un vigile l'invita à prendre l'un des ascenseurs. La Fondation Walsh se réunissait au dernier étage. Il était 18 heures. Les portes de la cabine s'ouvrirent, une hôtesse conduisit Keira à travers un long couloir. La salle, déjà comble, était bien plus grande qu'elle ne l'avait imaginé.

Une centaine de sièges formaient un hémicycle autour d'une grande estrade. Au premier rang, les membres du jury assis chacun devant une table écoutaient attentivement celui qui présentait déjà ses travaux, s'adressant à l'assemblée à l'aide d'un micro. Le cœur de Keira s'emballa sans retenue, elle repéra la seule chaise encore libre au quatrième rang et se fraya un chemin pour aller s'y asseoir. L'homme qui avait pris le premier la parole défendait un projet de recherche en biogénétique. Son exposé dura le temps des quinze minutes réglementaires et fut accueilli par une salve d'applaudissements.

Le deuxième candidat présenta un prototype d'appareil qui permettait de réaliser des sondages aquifères à moindre coût, ainsi qu'un procédé de purification d'eaux saumâtres fonctionnant à l'énergie solaire. L'eau serait l'or bleu du vingt et unième siècle, l'enjeu le plus précieux pour l'homme ; en bien des endroits de la planète, sa survie en dépendrait. Le manque d'eau potable serait à l'origine des prochaines guerres, des grands déplacements de populations. L'exposé finit par être plus politique que technique.

Le troisième intervenant fit un discours brillant sur les énergies alternatives. Un peu trop brillant au goût de la présidente de la Fondation, qui échangea quelques mots avec son voisin pendant que l'orateur parlait.

*

* *

– Cela va bientôt être à nous, me chuchota Walter. Vous allez être épatant.

– Nous n'avons aucune chance.

– Si vous plaisez autant aux membres du jury qu'à cette jeune femme, c'est dans la poche.

– Quelle jeune femme ?

– Celle qui vous dévisage depuis qu'elle est entrée dans la salle. Là, insista-t-il en bougeant légèrement la tête, au quatrième rang sur notre gauche. Mais surtout ne vous retournez pas maintenant, maladroit que vous êtes !

Bien évidemment, je m'étais retourné et je n'avais vu aucune jeune femme me regarder.

– Vous hallucinez, mon pauvre Walter.

– Elle vous dévorait des yeux. Mais, grâce à votre discrétion légendaire, elle est rentrée dans sa coquille comme un bernard-l'ermite.

Je jetai un nouveau coup d'œil, la seule chose remarquable au quatrième rang était une chaise vide.

– Vous le faites exprès ! tempêta Walter. À ce point-là, cela relève du cas désespéré.

– Mais enfin, Walter, vous devenez complètement abruti !

On appela mon nom, mon tour était venu.

– Je m'efforçais juste de vous distraire, de vous faire évacuer votre stress, pour que vous ne perdiez pas vos moyens, et je trouve que j'y suis plutôt bien arrivé. Allez, maintenant, soyez parfait c'est tout ce que je vous demande.

Je réunis mes notes et me levai, Walter se pencha à mon oreille.

– Quant à la jeune femme, je n'ai rien inventé, bonne chance, mon ami, conclut-il en me donnant une joyeuse tape sur l'épaule.

Ce moment restera comme l'un des pires souvenirs de ma vie. Le microphone cessa de fonctionner. Un technicien grimpa sur l'estrade pour essayer de le réparer, en vain. On allait en installer un autre, mais il fallait que l'on retrouve la clé d'un local technique. Je voulais en finir au plus vite et décidai de m'en passer ; les membres du jury étaient assis au premier rang et ma voix devait porter assez fort pour qu'ils m'entendent. Walter avait deviné mon impatience et me fit de grands signes pour me faire comprendre que ce n'était pas une bonne idée, j'ignorai ses mimiques suppliantes et me lançai.

Mon exposé fut laborieux. Je tentais d'expliquer à mon auditoire que l'avenir de l'humanité ne dépendait pas seulement de la connaissance que nous avions de notre planète et de ses océans, mais aussi de ce que nous apprendrions de l'espace. À l'image des premiers navigateurs qui entreprirent de faire le tour du monde alors que l'on croyait encore que la Terre était plate, il nous fallait partir à la découverte des galaxies lointaines. Comment envisager notre futur sans savoir comment tout avait commencé un jour. Deux questions confrontent l'homme aux limites de son intelligence, deux questions auxquelles même le plus savant d'entre nous ne peut répondre : qu'est-ce que l'infiniment petit ou l'infiniment grand et qu'est-ce que l'instant zéro, le moment où tout a commencé ? Et quiconque se prête au jeu de ces deux questions est incapable d'imaginer la moindre hypothèse.

Lorsqu'il croyait que la Terre était plate, l'homme ne pouvait rien concevoir de son monde au-delà de la ligne d'horizon qu'il percevait. De peur de disparaître dans le néant, il craignait le grand large. Mais, lorsqu'il décida d'avancer vers l'horizon, c'est l'horizon qui recula, et plus l'homme avança, plus il comprit l'étendue du monde auquel il appartenait.

À notre tour d'explorer l'Univers, d'interpréter, bien au-delà des galaxies que nous connaissions, la multitude d'informations qui nous parviennent d'espaces et de temps reculés. Dans quelques mois, les Américains lanceraient le télescope spatial le plus puissant qui ait jamais existé. Il permettrait peut-être de voir, d'entendre et d'apprendre comment l'Univers s'était formé, si d'autres vies étaient apparues sur des planètes semblables à la nôtre. Il fallait être de l'aventure.

Je crois que Walter avait raison, une jeune femme me regardait bizarrement depuis le quatrième rang. Son visage me disait quelque chose. Cela faisait au moins une personne dans la salle qui avait l'air captivée par mon discours. Mais le moment n'était pas à la séduction et, après cette courte hésitation, je conclus mon exposé.

La lumière du premier jour voyage depuis le fond de l'Univers, elle se dirige vers nous. Saurons-nous la capter, l'interpréter, comprendrons-nous enfin comment tout a commencé ?

Silence de mort. Personne ne bougeait. Le calvaire du bonhomme de neige qui fond lentement au soleil était le mien ; j'étais ce bonhomme de neige, jusqu'à ce que Walter frappe dans ses mains. Je regroupais mes notes quand la présidente du jury se leva et applaudit à son tour, les membres du comité se joignirent à elle et la salle enchaîna ; je remerciai tout le monde et quittai l'estrade.

Walter m'accueillit, avec une longue accolade.

– Vous avez été...

– Pathétique ou épouvantable ? Je vous laisse le choix. Je vous avais prévenu, nous n'avions aucune chance.

– Voulez-vous vous taire ! Si vous ne m'aviez pas interrompu, je vous aurais dit que vous avez été passionnant. L'auditoire n'a pas bronché, pas même une quinte de toux dans la salle !

– Normal, ils étaient tous morts au bout de cinq minutes !

C'est en me rasseyant que je vis la jeune femme du quatrième rang se lever et grimper sur l'estrade. Voilà pourquoi elle me dévisageait, nous étions en compétition et elle avait observé tout ce qu'il lui fallait éviter de faire.

Le micro ne fonctionnait toujours pas, mais sa voix claire portait jusqu'au fond de la salle. Elle releva la tête, son regard portait ailleurs, comme vers un pays lointain. Elle nous parla de l'Afrique, d'une terre ocre que ses mains fouillaient sans relâche. Elle expliqua que l'homme ne serait jamais libre d'aller où il le souhaitait tant qu'il n'aurait pas appris d'où il venait. Son projet était, d'une certaine façon, le plus ambitieux de tous, il ne s'agissait là ni de science ni de technologies pointues, mais d'accomplir un rêve, le sien.

« Qui sont nos pères ? » furent ses premiers mots. Et dire que je rêvais de savoir où commençait l'aube !

Elle captiva l'assemblée dès le début de son exposé. Exposé n'est pas le bon mot, c'était une histoire qu'elle nous racontait. Walter était conquis, comme l'étaient les membres du jury et chacun de nous dans la salle. Elle parla de la vallée de l'Omo, j'aurais été bien incapable de décrire les montagnes d'Atacama aussi joliment qu'elle dessinait devant nous les rives du fleuve éthiopien. Par instants, il me semblait presque entendre le clapotis de l'eau, sentir le souffle du vent qui charriait la poussière, les morsures du soleil. Le temps d'un récit, j'aurais pu abandonner mon métier pour embrasser le sien ; appartenir à son équipe, creuser le sol aride à ses côtés. Elle sortit de sa poche un étrange objet qu'elle posa délicatement au creux de sa main avant de tendre le bras vers l'assemblée pour que chacun puisse le voir.

– C'est le fragment d'un crâne. Je l'ai trouvé à quinze mètres sous la terre, au fond d'une grotte. Il a quinze millions d'années. C'est un minuscule fragment d'humanité. Si je pouvais creuser plus profond, plus loin, plus longtemps, peut-être pourrais-je revenir devant vous, et vous dire, enfin, qui était le premier homme.

La salle n'eut pas besoin des encouragements de Walter pour ovationner la jeune femme à la fin de son exposé.

Il restait encore dix candidats et je n'aurais pas voulu être de ceux qui se présenteraient après elle.

À 21 h 30, le jury se retira pour délibérer. La salle se vidait et le calme de Walter me déconcertait. Je le soupçonnais d'avoir abandonné tout espoir nous concernant.

– Cette fois, je crois que nous avons mérité une bonne bière, me dit-il en me prenant par le bras.

Mon estomac était trop noué pour ça ; j'avais fini par me prendre au jeu, et j'attendais que les minutes passent, incapable de me détendre.

– Adrian, et vos belles leçons sur la relativité du temps, qu'en faites-vous ? L'heure à venir va nous sembler rudement longue. Venez, allons prendre l'air et occupons-nous l'esprit !

Sur le parvis glacial, quelques candidats aussi inquiets que nous grillaient une cigarette, se réchauffant en sautillant sur place. Aucune trace de la jeune femme du quatrième rang, elle s'était volatilisée. Walter avait raison, le temps s'était arrêté et l'attente me parut durer une éternité. Attablé au bar du Marriott, je consultai sans cesse ma montre. Vint enfin le moment de regagner la grande salle où le jury annoncerait sa décision.

L'inconnue du quatrième rang avait repris sa place, elle ne m'adressa pas le moindre regard. La présidente de la Fondation entra, suivie des membres du jury. Elle monta sur l'estrade et félicita l'ensemble des candidats pour l'excellence de leurs dossiers. La délibération avait été difficile, affirma-t-elle et avait nécessité plusieurs tours de vote. Une mention spéciale fut décernée à celui qui avait présenté un projet d'assainissement d'eau, mais la récompense revenait au premier orateur, elle contribuerait à financer ses recherches en biogénétique. Walter encaissa le coup sans broncher. Il me tapota l'épaule et m'assura avec beaucoup de sollicitude que nous n'avions rien à nous reprocher, nous avions fait de notre mieux. La présidente du jury interrompit les applaudissements.

Comme elle l'avait annoncé, le jury avait eu beaucoup de difficultés à trancher. Exceptionnellement, la dotation serait partagée cette année entre deux candidats, plus exactement entre un candidat et une candidate.

L'inconnue du quatrième rang était la seule femme à s'être présentée devant les membres de la Fondation. Elle se leva, chancelante, alors que la présidente lui souriait et dans le fracas des applaudissements, je n'entendis pas son nom.

On assista à quelques accolades sur la scène et les participants, comme leur entourage, commencèrent à quitter les lieux.

– Vous m'offrirez quand même cette paire de bottes pour patauger dans mon bureau ? me demanda Walter.

– Une promesse est une promesse. Je suis désolé de vous avoir déçu.

– Notre dossier a déjà eu le mérite d'être sélectionné... non seulement vous méritiez ce prix, mais j'ai été très fier de vous accompagner dans cette aventure tout au long de ces dernières semaines.

Nous fûmes interrompus par la présidente du jury qui me tendit la main.

– Julia Walsh. Je suis ravie de faire votre connaissance.

À ses côtés se tenait un grand gaillard à la carrure solide. Son accent ne laissait planer aucun doute sur ses origines allemandes.

– Votre projet est passionnant, reprit l'héritière de la Fondation Walsh, c'était mon préféré. La décision s'est jouée à une voix près. J'aurais tellement aimé que vous remportiez ce prix. Représentez-vous l'an prochain, la composition du jury sera différente, je suis certaine que vous aurez toutes vos chances. La lumière du premier jour vous attendra bien une année de plus, n'est-ce pas ?

Elle me salua courtoisement et repartit aussitôt accompagnée de son ami, un certain Thomas.

– Eh bien, vous voyez, s'exclama Walter, nous n'avons vraiment rien à regretter !

Je ne répondis pas, Walter tapa violement du poing dans sa main.

– Pourquoi est-elle venue nous dire cela ? grommela-t-il. « À une voix près », c'est insupportable ! J'aurais mille fois préféré qu'elle nous annonce que nous étions totalement hors course, mais à une voix près ! Vous vous rendez compte de la cruauté de la chose ? Je vais passer les prochaines années de ma vie à travailler dans une mare, à une voix près ! Je voudrais bien connaître celui qui a fait basculer le vote pour lui tordre le cou.

Walter était furieux, et je ne savais pas comment le calmer. Son visage rougit, sa respiration se fit haletante.

– Walter, il faut vous reprendre, vous allez nous faire un malaise.

– Comment peut-on dire à quelqu'un que son sort s'est joué à une voix près ? Ce n'est qu'un jeu pour eux ? Comment peut-on oser dire cela ? hurla-t-il.

– Je crois qu'elle voulait simplement nous encourager et nous inciter à tenter notre chance une nouvelle fois.

– Dans un an ? La belle affaire ! Adrian, je vais rentrer chez moi, pardonnez-moi de vous abandonner ainsi, mais je risque d'être infréquentable ce soir. Nous nous retrouverons demain à l'Académie ; si j'ai dessoûlé d'ici là.

Walter tourna les talons et s'éloigna d'un pas pressé. Je me retrouvai seul au milieu de cette salle, il ne me restait plus qu'à me diriger vers la sortie.

J'entendis tinter la sonnette de l'ascenseur au bout du couloir, je pressai le pas pour entrer dans la cabine avant que les portes ne se referment. À l'intérieur, la lauréate m'adressa son plus joli regard.

Elle tenait son dossier sous le bras. Je m'attendais à lire sur son visage le bonheur que devait lui procurer sa victoire. Elle se contenta de me regarder, un léger sourire aux lèvres. J'entendais résonner dans ma tête la voix de Walter qui, s'il avait été là, m'aurait probablement dit, quelle que soit ma façon de me présenter, « Maladroit que vous êtes ! ».

– Toutes mes félicitations ! balbutiai-je humblement.

La jeune femme ne répondit pas.

– J'ai tant changé ? finit-elle par lâcher.

Et comme je ne trouvais aucune réponse appropriée, elle ouvrit son dossier, arracha une feuille, la mit dans sa bouche et commença à la mâcher calmement, sans se départir de ce petit air narquois.

Et, soudain, la mémoire d'une salle d'examens se raviva et avec elle les mille souvenirs d'un incroyable été, c'était il y a quinze ans.

La jeune femme recracha la boulette de papier dans sa main et soupira.

– Ça y est, tu me reconnais enfin ?

Les portes de l'ascenseur s'ouvraient sur le hall, je restais immobile, bras ballants ; la cabine repartit vers le dernier étage.

– Il t'en aura fallu du temps, j'espérais t'avoir marqué un peu plus que ça, ou alors j'ai vraiment vieilli...

– Non, bien sûr que non, mais ta couleur de cheveux...

– J'avais vingt ans, j'en changeais souvent à l'époque, ça m'a passé. Toi, tu n'as pas changé, quelques rides peut-être, mais tu as toujours ce regard perdu dans le vide.

– C'est tellement inattendu, te retrouver ici... après toutes ces années.

– Je reconnais que dans un ascenseur ce n'est pas banal. On refait un aller-retour à travers les étages ou tu m'emmènes dîner ?

Et sans attendre la réponse, Keira laissa tomber son dossier, plongea dans mes bras et m'embrassa. Ce baiser avait le goût du papier mâché ; c'est exactement cela, un vrai baiser de papier où j'avais jadis rêvé d'écrire les sentiments que je lui portais. Il y a des premiers baisers qui font basculer votre vie. Même si l'on refuse de se l'avouer, c'est ainsi. Ces premiers baisers vous cueillent, sans prévenir. Parfois cela arrive au second baiser, même s'il ne vient que quinze ans après le premier.

Chaque fois que les portes se rouvraient sur le hall, l'un de nous appuyait sur le bouton et resserrait son étreinte. Au sixième voyage, le gardien de la tour nous attendait, bras croisés. Son ascenseur n'était pas une chambre d'hôtel, sinon il n'y aurait pas de caméra à l'intérieur ; nous étions priés de quitter les lieux. J'entraînai Keira par la main et nous nous retrouvâmes sur le parvis désert, aussi confus l'un que l'autre.

– Je suis désolée, je n'ai pas réfléchi... c'est l'ivresse de cette victoire.

– Et moi celle de ma défaite, répondis-je.

– Je suis désolée, Adrian, je suis tellement maladroite.

– Eh bien, si Walter était là, il nous trouverait au moins un point commun. Tu veux bien essayer une nouvelle fois ?

– Quoi donc ?

– Ma maladresse, ta victoire, ma défaite, je te laisse choisir.

Keira effleura mes lèvres d'un baiser, puis elle me supplia de quitter l'endroit sinistre où nous nous trouvions.

– Viens, allons marcher un peu, lui dis-je, de l'autre côté de la Tamise il y a un parc magnifique...

– Est-ce qu'il y a des bœufs dans ton parc ?

– Je ne crois pas. Pourquoi ?

– Je pourrais en bouffer un, tellement j'ai faim. Je n'ai rien avalé depuis ce matin, emmène-moi dans un pub où l'on sert encore quelque chose à dîner.

Je me souvenais d'un restaurant que nous fréquentions souvent à l'époque ; j'ignorais s'il existait toujours mais je donnai l'adresse au chauffeur de taxi.

Pendant que nous roulions le long de la Tamise, Keira prit ma main. Je n'avais pas ressenti de tendresse depuis longtemps. À cet instant, j'oubliai tout de mon échec, de la distance qui s'était résolument établie ce soir entre Londres où je vivrais désormais et le plateau d'Atacama, où mes rêves étaient restés.

*

* *


Amsterdam

L'homme qui descendait de la rame du tramway pour remonter à pied le canal Singel avait l'allure anonyme de n'importe quel individu revenant de son bureau. Hormis l'heure tardive, hormis la chaînette qui reliait la poignée de sa sacoche à son propre poignet, hormis le pistolet suspendu au holster sous son veston. Arrivé place Magna, il s'arrêta au feu afin de s'assurer que personne ne le suivait. Dès que le signal passa au vert, l'homme s'élança sur la chaussée. Faisant fi des klaxons, il se faufila entre un bus et une camionnette, força deux berlines à piler et évita de justesse un motocycliste qui l'insulta copieusement. Sur le trottoir d'en face, il accéléra le pas jusqu'à la place Dam, traversa l'esplanade et se faufila à l'intérieur de la Nouvelle Église par la porte latérale. Le majestueux bâtiment portait un drôle de nom pour un édifice qui datait du quinzième siècle. L'homme n'avait guère le temps d'admirer la somptueuse nef, il poursuivit son chemin jusqu'au transept, dépassa le tombeau de l'amiral de Ruyter, bifurqua devant celui du commodore Jan Van Galen et se dirigea vers l'absidiole. Il sortit une clé de sa poche, fit tourner le loquet d'une petite porte située au fond de la chapelle et descendit l'escalier dérobé qui se trouvait derrière.

Cinquante marches plus bas, il pénétra dans le long couloir qui s'étirait devant lui. Le souterrain creusé sous la Grande Place permet à celui qui connaît le moyen d'y accéder de se rendre de la Nouvelle Église jusqu'au palais de Dam. L'homme se hâta, l'étroit souterrain l'oppressait chaque fois qu'il devait l'emprunter, l'écho de ses pas ne faisait qu'augmenter son malaise. Plus il avançait, plus la lumière se raréfiait, seules les deux extrémités du corridor étaient pourvues d'un éclairage sommaire. L'homme sentit ses mocassins s'imprégner de l'eau saumâtre qui stagnait sur le sol. Au milieu du passage, il se retrouva dans un noir absolu. À cet endroit, il savait qu'il lui faudrait parcourir cinquante pas en ligne droite, la concavité du caniveau central servant de guide dans l'obscurité.

Enfin, la distance se réduisait, un autre escalier apparaissait devant lui. Les marches étaient glissantes et il fallait s'accrocher à la cordelette de chanvre qui longeait le mur. En haut de la volée, l'homme se trouva face à une première porte en bois armée de lourdes barres de fer forgé. Deux poignées rondes se superposaient ; pour libérer la serrure, il fallait savoir actionner un mécanisme vieux de trois siècles. L'homme fit tourner la poignée haute de quatre-vingt-dix degrés sur la droite, pivoter la basse de quatre-vingt-dix degrés sur la gauche et les tira toutes deux à lui. Un déclic se fit entendre, le pêne était débloqué. Il aboutit enfin dans une antichambre au rez-de-chaussée du palais de Dam. Le bâtiment, né de l'imagination de Jacob Van Campen, avait été érigé au milieu du dix-septième siècle, il faisait alors office d'hôtel de ville. Les Amstellodamois n'hésitaient pas à le considérer comme la huitième merveille du monde. Une statue d'Atlas domine la grande salle du palais, sur le sol trois gigantesques cartes en marbre représentent, pour l'une un hémisphère occidental, pour l'autre un hémisphère oriental et pour la troisième une carte des étoiles.

Jan Vackeers fêterait bientôt ses soixante-seize ans, il en paraissait dix de moins. Il entra dans la Burgerzaal1, foula la Voie lactée, marcha sur l'Océanie, traversa l'océan Atlantique d'une enjambée et poursuivit son chemin vers l'antichambre où l'attendait son rendez-vous.

– Quelles sont les nouvelles ? demanda-t-il en entrant.

– Surprenantes, monsieur. Notre Française bénéficie d'une double nationalité. Son père était anglais, un botaniste qui a passé une grande partie de sa vie en France. Rentré sur ses terres natales en Cornouailles, juste après son divorce, il y est mort d'un arrêt cardiaque en 1997. Le certificat de décès et l'autorisation d'inhumer figurent au dossier.

– Et la mère ?

– Décédée elle aussi. Elle était enseignante en sciences humaines à la faculté d'Aix-en-Provence. Elle fut tuée en juin 2002, dans un accident de voiture. Le chauffard qui l'a percutée avait 1,6 gramme d'alcool dans le sang.

– Épargnez-moi les détails sordides ! demanda Jan Vackeers.

– Une sœur, de deux ans son aînée, elle travaille dans un musée parisien.

– Fonctionnaire du gouvernement français ?

– En quelque sorte.

– Il faudra en tenir compte. Venez-en à cette jeune archéologue, s'il vous plaît.

– Elle s'est rendue à Londres pour se présenter devant le jury de la Fondation Walsh.

– Et, comme nous le souhaitions, elle a remporté la dotation, n'est-ce pas ?

– Pas exactement, monsieur, le membre du jury qui travaille pour nous a fait tout son possible, mais la présidente n'était pas influençable. Votre protégée partage son prix avec un autre candidat.

– Est-ce que cela sera suffisant pour qu'elle reparte en Éthiopie ?

– Un million de livres sterling, c'est une somme qui devrait largement lui suffire à poursuivre ses recherches.

– Parfait. Avez-vous d'autres choses à m'apprendre ?

– Votre jeune archéologue a fait la connaissance d'un homme au cours de la cérémonie. Ils ont poursuivi leur soirée dans un petit restaurant et à l'heure qu'il est, tous deux...

– Je pense que cela ne nous concerne pas, interrompit Vackeers. À moins que vous m'annonciez demain qu'elle renonce à ses projets de voyage parce qu'ils ont eu un coup de foudre l'un pour l'autre. Ce qu'elle fait de ses nuits lui appartient.

– C'est que, monsieur, nous avons aussitôt pris nos renseignements ; l'homme en question est un astrophysicien qui dépend de l'Académie des sciences britannique.

Vackeers avança jusqu'à la fenêtre pour contempler la place en contrebas. Il la trouva encore plus belle de nuit que de jour. Amsterdam était sa ville et il l'aimait plus que toute autre. Il en connaissait chaque ruelle, chaque canal, chaque édifice.

– Je n'aime pas beaucoup ce genre d'imprévu, reprit-il. Astrophysicien, dites-vous ?

– Rien ne prouve qu'elle l'entretienne de ce qui nous préoccupe.

– Non, mais c'est une éventualité que nous ne pouvons écarter. J'imagine qu'il serait préférable de nous intéresser aussi à ce scientifique.

– Il sera difficile de le surveiller sans attirer l'attention de nos amis Anglais. Comme je vous le disais, c'est un membre de l'Académie des sciences de Sa Majesté.

– Faites votre possible, mais ne prenez aucun risque. Nous ne voulons surtout pas éveiller l'attention là-bas. D'autres informations à me communiquer ?

– Tout se trouve dans le dossier que vous m'avez demandé.

L'homme ouvrit sa sacoche et remit une large enveloppe en kraft à son interlocuteur.

Vackeers la décacheta. Des photos de Keira prises à Paris, devant l'immeuble de Jeanne, au jardin des Tuileries, quelques-unes volées alors qu'elle faisait des courses rue des Lions-Saint-Paul ; enfin une série prise depuis son arrivée à la gare de Saint-Pancras, à la terrasse d'une épicerie italienne sur Bute Street et à travers la vitrine d'un restaurant de Primrose Hill où on la voyait dîner en compagnie d'Adrian.

– Ce sont les dernières photographies qui nous sont parvenues avant que je quitte mon poste.

Vackeers parcourut rapidement les premières lignes du rapport et referma le dossier.

– Vous pouvez y aller, merci, nous nous verrons demain.

L'homme salua Vackeers et quitta l'antichambre du palais. Dès qu'il fut parti, une porte s'ouvrit, un autre homme entra dans la pièce et sourit à Vackeers.

– Cette rencontre fortuite avec cet astrophysicien, elle est peut-être à notre avantage, dit-il en s'approchant.

– Je croyais que vous teniez à ce que tout cela reste le plus confidentiel possible, deux cavaliers que nous ne contrôlons pas, cela fait beaucoup sur un seul échiquier !

– Ce à quoi je tiens le plus, c'est qu'elle se mette à chercher, sans se douter que nous l'aidons un peu.

– Ivory, vous êtes conscient que si quelqu'un venait à soupçonner ce que nous faisons, les conséquences pour nous deux seraient...

– Délicates. C'est le mot que vous cherchiez ?

– Non, j'allais plutôt dire désastreuses.

– Jan, nous sommes deux à croire en la même chose, et ce, depuis des années. Imaginez les conséquences, si nous sommes dans le vrai !

– Je le sais, Ivory, je le sais. C'est bien pour cela que je prends autant de risques à mon âge.

– Avouez que cela vous amuse un peu ; après tout, nous n'aurions jamais espéré redevenir actifs. Et l'idée de tirer les ficelles du jeu n'est pas pour vous déplaire, à moi non plus d'ailleurs.

– Admettons, soupira Vackeers en s'asseyant derrière le grand bureau en acajou. Quel est le prochain mouvement que vous envisagez ?

– Laissons faire le cours des choses, si elle réussit à intéresser cet astrophysicien, alors elle est encore plus maligne que je l'imaginais.

– Combien de temps nous donnez-vous avant que Londres, Madrid, Berlin ou Pékin prennent connaissance de la partie qui s'engage ?

– Oh, ils vont tous très vite comprendre la partie qui se joue. Les Américains se sont déjà manifestés. L'appartement de la sœur de notre archéologue a été visité ce matin.

– Quels imbéciles !

– C'est leur façon d'adresser un message.

– À notre attention ?

– À la mienne. Ils sont furieux que j'aie laissé l'objet nous échapper et encore plus en colère que j'aie eu le toupet de le faire analyser sur leur propre territoire.

– C'était assez culotté de votre part, mais je vous en prie, Ivory, l'heure n'est pas à la provocation. Nous ne savons pas où nous allons, ne laissez pas votre ressentiment envers ceux qui vous ont écarté influencer votre jugement. Je vous accompagne dans cette folle aventure, mais ne nous faites pas courir de risques inutiles.

– Il est presque minuit, je crois qu'il est temps de nous dire bonsoir Jan, retrouvons-nous ici dans trois jours, à la même heure, nous verrons comment les choses ont évolué et nous ferons le point.

Les deux amis se séparèrent. Vackeers fut le premier à quitter l'antichambre. Il retraversa la grande salle et descendit dans les sous-sols du bâtiment.

Les entrailles du palais de Dam sont un véritable labyrinthe. Treize mille six cent cinquante-neuf piles de bois soutiennent l'édifice. Vackeers se faufila à travers cette étrange forêt de madriers, pour en resurgir dix minutes plus tard par une petite porte ouvrant sur la cour d'une maison bourgeoise à trois cents mètres de là. Ivory, qui partit cinq minutes après lui, avait emprunté un autre chemin.

*

* *


1- Nom donné à la grande salle du palais de Dam.


Londres

Le restaurant n'existait plus que dans mes souvenirs, mais j'avais trouvé un endroit plein de charme qui lui ressemblait et Keira jura reconnaître le lieu où je l'emmenais autrefois. Au cours du dîner, elle tenta de me raconter ce qu'il était advenu de sa vie depuis notre séparation. Mais comment raconter quinze ans d'existence en quelques heures ? La mémoire est aussi paresseuse qu'hypocrite, elle ne retient que les meilleurs et les pires souvenirs, les temps forts, jamais la mesure du quotidien, qu'elle efface. Plus j'entendais Keira me parler, plus je retrouvais dans sa voix cette clarté qui m'avait tant séduit, ce regard vif dans lequel il m'arrivait de m'abîmer certains soirs, ce sourire qui avait bien failli me faire renoncer à mes projets ; et pourtant, en l'écoutant, j'avais bien du mal à me souvenir du temps où elle était repartie vivre en France.

Keira avait toujours su ce qu'elle voulait faire ; ses études achevées, elle s'était rendue d'abord en Somalie, comme simple stagiaire. Puis elle avait passé deux ans au Venezuela, à travailler sous les ordres d'une sommité de l'archéologie, dont le comportement autoritaire frisait le despotisme. À la suite d'une réprimande, elle lui avait dit ses quatre vérités et avait démissionné. Deux ans de petits boulots sur des fouilles en France, où la construction d'une voie ferrée à grande vitesse avait mis au jour un important site paléontologique. Le tracé du TGV avait été dévié et Keira avait rejoint l'équipe à l'œuvre sur ce chantier, prenant au fil des mois de plus en plus de responsabilités. Remarquée pour la qualité de son travail, elle obtint une bourse et rejoignit la vallée de l'Omo en Éthiopie. Elle y travailla d'abord comme adjointe du directeur de recherches ; ce dernier tomba malade, elle prit la tête des opérations et déplaça le site de cinquante kilomètres.

Quand elle me parlait de son séjour en Afrique, je sentais combien elle y avait été heureuse. J'eus la bêtise de lui demander pourquoi elle était rentrée. Sa mine s'assombrit et elle me raconta le triste épisode d'une tempête qui avait ruiné ses efforts, détruit tout son travail, mais sans laquelle je ne l'aurais probablement jamais revue. Je n'ai jamais trouvé le courage de lui avouer combien j'avais béni ce désastre météorologique.

Lorsque Keira me demanda ce que j'avais fait de ma vie, je me retrouvai bien incapable de le lui dire. Je lui décrivis du mieux possible les paysages chiliens tentant de distiller un peu de cette beauté dont elle avait éclairé son exposé devant les membres du jury de la Fondation Walsh ; je lui parlai de ceux avec qui j'avais partagé tant d'années de travail, de leur fraternité, et pour lui éviter de me poser la question du pourquoi de mon retour à Londres, je lui révélai sans détour le stupide accident dont j'avais été victime pour avoir voulu grimper trop haut dans les montagnes.

– Tu vois, nous n'avons aucun regret à avoir, dit-elle. Moi, je creuse la terre, toi, tu observes les étoiles, nous n'étions pas vraiment faits l'un pour l'autre.

– Ou le contraire, ai-je balbutié. Après tout, nous courons après la même chose toi et moi.

J'avais réussi à l'étonner.

– Tu cherches à dater la genèse de l'humanité, et moi je fouille le fin fond des galaxies, pour savoir comment est né l'Univers, ce qui a permis l'apparition de la vie et s'il en existe ailleurs, sous d'autres formes que celles que nous connaissons ; nos démarches comme nos intentions ne sont pas si éloignées. Et qui sait si les réponses à nos questions ne sont pas complémentaires ?

– C'est une façon de voir les choses, peut-être qu'un jour, grâce à toi, je grimperai à bord d'une navette spatiale, débarquerai sur une planète inconnue et partirai à la recherche des squelettes des premiers petits hommes verts !

– Depuis le premier jour où nous nous sommes vus, et encore maintenant, tu as toujours pris un malin plaisir à te moquer de moi.

– C'est un peu vrai, mais c'est ma façon d'être, s'excusa-t-elle. Je ne voulais pas minimiser l'importance de ton travail. C'est ton envie d'établir à tout prix des similitudes entre nos métiers que je trouve charmante, ne m'en veux pas.

– Tu serais bien étonnée et tu ferais moins ta maligne si je t'apprenais que les étoiles ont servi à certains de tes confrères pour dater des sites archéologiques. Et si tu ignores ce qu'est la datation astronomique, je te préparerai une antisèche !

Keira me regarda bizarrement, je voyais bien dans ses yeux qu'elle préparait un mauvais coup.

– Qui te dit que je trichais ?

– Pardon ?

– Le jour où nous nous sommes rencontrés dans cet amphithéâtre, la feuille que j'ai avalée était peut-être une page blanche. Il ne t'est jamais venu à l'idée que j'avais manigancé ce numéro pour attirer ton attention ?

– Tu aurais pris le risque de te faire exclure de la salle, juste pour attirer mon attention ? Et tu voudrais que je te croie ?

– Je ne courais aucun risque, j'avais passé mes examens la veille.

– Menteuse !

– Je t'avais repéré dans les couloirs de la faculté, et tu me plaisais. Ce jour-là j'accompagnais une amie qui, elle, passait vraiment ses partiels. Elle avait un trac fou, et alors que je la réconfortais devant les portes de l'amphi, je t'ai vu avec ta bouille de pion irrésistible et ta veste trop grande pour toi. Je suis allée m'asseoir à une place libre dans la rangée que tu surveillais, et tu connais la suite...

– Tu aurais fait tout cela, juste pour me rencontrer ?

– Ce serait flatteur pour ton ego, n'est-ce pas ? me lança Keira tout en me faisant du pied sous la table.

Je me souviens encore avoir rougi, comme un enfant que l'on surprend perché sur un tabouret devant l'armoire à confitures. J'étais plutôt mal à l'aise mais il était hors de question de le lui montrer.

– Tu as triché ou pas ? demandai-je.

– Je ne te le dirai pas ! Les deux scénarios sont possibles, je te laisse choisir. Soit tu mets en doute mon honnêteté et tu fais de moi une vraie allumeuse, soit tu préfères la version antisèche, et cela fait de moi une horrible tricheuse. Je te laisse le reste de la soirée pour décider, maintenant parle-moi de tes datations astronomiques.

En étudiant l'évolution de la position du Soleil au fil des temps, Sir Norman Lockyer avait réussi à dater le site de Stonehenge et ses mystérieux dolmens.

De millénaire en millénaire, la position du Soleil au zénith varie. À midi, le Soleil se trouve à quelques degrés à l'est de la position qu'il occupait dans les temps préhistoriques.

À Stonehenge, le zénith était marqué par une allée médiane et les menhirs avaient été positionnés à intervalles réguliers le long de cet axe. Le reste du raisonnement relevait d'un savant calcul mathématique. Je pensais perdre Keira avant la fin de mes explications, mais elle semblait sincèrement intéressée par ce que je lui racontais.

– Tu es encore en train de te moquer de moi, tout cela n'a aucun intérêt pour toi, n'est-ce pas ?

– Non, bien au contraire ! m'assura-t-elle. Si je vais un jour à Stonehenge, je ne verrai plus les choses de la même manière.

Le restaurant fermait, nous étions les derniers clients et le serveur, en éteignant les lumières au fond de la salle, nous fit comprendre qu'il était temps de quitter les lieux. Nous avons marché une bonne heure dans les rues de Primrose Hill, continuant d'évoquer les meilleurs moments d'un lointain été. Je proposai à Keira de la raccompagner à son hôtel, mais lorsque nous montâmes dans le taxi, elle préféra me déposer chez moi. « En tout bien tout honneur », avait-elle ajouté.

En chemin, elle joua à deviner comment était aménagé mon intérieur.

– Très masculin, trop, dit-elle en visitant le rez-de-chaussée. Je ne dis pas que cela n'a pas de charme, mais ça sent la garçonnière.

– Qu'est-ce que tu reproches à ma maison ?

– Où se trouve la chambre dans ton piège à filles ?

– Au premier.

– C'est bien ce que je disais, reprit Keira en montant l'escalier.

Lorsque j'entrai dans la pièce, elle m'attendait sur le lit.

Nous n'avons pas fait l'amour ce soir-là. En apparence tout s'y prêtait, mais, certains soirs de votre vie, quelque chose s'impose de bien plus fort que le désir. La peur d'une maladresse, la peur d'être surpris dans ses sentiments, la peur du lendemain et des jours qui suivront.

Nous avons parlé toute la nuit. Tête contre tête, main dans la main, comme deux étudiants qui n'auraient pas vieilli, mais nous avions vieilli et Keira finit par s'endormir à mes côtés.

L'aube n'était pas levée. J'entendis un bruit de pas, presque aussi légers que ceux d'un animal. J'ouvris les yeux et la voix de Keira me supplia de les refermer. Depuis le seuil de la porte, elle me regardait et je compris qu'elle s'en allait.

– Tu ne m'appelleras pas, n'est-ce pas ?

– Nous n'avons pas échangé nos numéros, seulement des souvenirs, et c'est peut-être mieux comme ça, murmura-t-elle.

– Pourquoi ?

– Je vais repartir en Éthiopie, tu rêves de tes montagnes chiliennes, cela fait une sacrée distance, tu ne trouves pas ?

– Il y a quinze ans, j'aurais mieux fait de te croire au lieu de t'en vouloir, tu avais raison, il n'est resté que de bons souvenirs.

– Alors cette fois tâche de ne pas m'en vouloir.

– Je te promets de faire mon possible. Et si...

– Non, ne dis rien d'autre, c'était une belle soirée, Adrian. Je ne sais pas si la plus belle chose qui me soit arrivée hier était de remporter ce prix ou de te revoir, et je ne veux surtout pas essayer de le savoir ; je t'ai laissé un mot sur la table de nuit, tu le liras quand tu te réveilleras. Rendors-toi et n'entends pas le bruit de la porte quand je la refermerai.

– Tu es ravissante dans cette lumière.

– Il faut que tu me laisses partir, Adrian.

– Peux-tu me promettre quelque chose ?

– Tout ce que tu voudras.

– Si nos chemins se recroisaient, promets-moi que tu ne m'embrasseras pas.

– Je te le promets, dit-elle.

– Fais bonne route, je te mentirais si je te disais que tu ne me manqueras pas.

– Alors ne le dis pas. Toi aussi, fais bonne route.

J'entendis le craquement de chacune des marches quand elle descendit l'escalier, le grincement des charnières quand elle referma la porte de ma maison, par la fenêtre entrouverte de ma chambre le bruit de ses pas tandis qu'elle s'éloignait dans la ruelle. Bien longtemps plus tard j'appris qu'elle s'était arrêtée quelques mètres plus loin, pour s'asseoir sur un petit muret ; qu'elle avait guetté le lever du jour et que cent fois elle avait failli faire demi-tour ; qu'elle rebroussait chemin, vers cette chambre où je cherchais en vain à retrouver le sommeil, quand un taxi passa.

*

* *

– Se peut-il vraiment qu'une cicatrice vieille de quinze ans se rouvre aussi promptement qu'une couture qu'on arrache ? Les traces des amours mortes ne s'effacent-elles donc jamais ?

– Vous posez la question à un abruti qui est éperdument amoureux d'une femme, sans jamais avoir été capable de trouver le courage de le lui avouer. Cela appelle deux réflexions de ma part que je vais m'empresser de vous livrer. La première, je ne suis pas certain, compte tenu de ce que je viens de vous dire, d'être la personne la plus qualifiée pour vous répondre ; la deuxième, et toujours compte tenu de ce que je viens de vous dire, est que je me vois mal vous blâmer de ne pas avoir trouvé les mots justes pour la convaincre de rester. Ah, attendez, il m'en vient une troisième. Quand vous décidez de vous gâcher le week-end, le moins que l'on puisse dire, c'est que vous n'y allez pas avec le dos de la cuillère. Entre ce prix qui nous est passé sous le nez et vos retrouvailles fortuites, vous avez mis le paquet !

– Merci Walter.

Je n'avais pas pu me rendormir, et pourtant je m'étais forcé à rester au lit le plus longtemps possible, sans ouvrir les yeux, sans rien écouter des bruits alentour, je m'étais inventé une histoire. Une histoire où Keira serait descendue dans la cuisine préparer une tasse de thé. Nous aurions partagé le petit déjeuner, débattant du reste de la journée à venir. Londres nous aurait appartenu. J'aurais passé un habit de touriste, joué à redécouvrir ma propre ville, m'émerveillant devant les couleurs vives des maisons qui contrastent si bien avec le gris du ciel.

J'aurais revisité avec elle tous les lieux que nous connaissions, comme une première fois. Le lendemain, nous aurions repris notre promenade, au rythme d'un dimanche quand les heures passent plus lentement. Nos mains ne se seraient pas quittées, et qu'importe si dans cette histoire Keira serait partie à la fin du week-end. Chaque instant vécu en aurait bien valu la peine.

L'odeur de sa peau collait à mes draps. Dans le salon, le canapé portait encore la trace du moment où elle s'y était assise. Une petite mort m'était entrée dans le sang et se promenait maintenant dans la maison vide.

Keira n'avait pas menti, sur la table de nuit, je trouvais un petit mot, un seul. « Merci. »

À midi, j'avais appelé Walter à la rescousse et l'ami qu'il était devenu avait sonné à ma porte une demi-heure plus tard.

– J'aimerais avoir une bonne nouvelle à vous annoncer pour vous changer les idées, mais je n'en ai pas, et puis en plus on annonce de la pluie. Cela étant, il faudrait songer à vous habiller, je ne crois pas que rester planté là dans cet affreux pyjama soit très utile et la vue de vos mollets ne risque pas d'embellir ma journée.

Pendant que je me préparais une tasse de café, Walter monta au premier « aérer la chambre », avait-il dit en grimpant l'escalier. Il redescendit quelques instants plus tard, la mine réjouie.

– Finalement, j'ai quand même une bonne nouvelle pour vous, enfin, le temps nous dira si elle est si bonne que cela.

Et il brandit fièrement le collier que Keira portait la veille.

– Ah, surtout ne dites rien, enchaîna-t-il, si vous ne savez pas à votre âge ce qu'est un acte manqué, alors votre cas est encore plus désespéré que le mien. Une femme qui laisse un bijou chez un homme ne peut avoir que deux intentions. La première, qu'une autre femme en fasse la découverte et l'agrémente d'une belle scène de ménage ; mais maladroit comme vous l'êtes, vous avez dû lui répéter au moins dix fois qu'il n'y avait personne dans votre vie.

– Et la seconde ? demandai-je.

– Qu'elle compte revenir sur les lieux du crime !

– L'idée qu'elle soit distraite et l'ait simplement oublié ne vous semble pas plus simple ? dis-je en lui reprenant le collier des mains.

– Oh ! que non, une boucle d'oreille passe encore, une bague, admettons, mais un collier avec un pendentif de cette taille-là... ou alors vous m'avez caché que votre amie était myope comme une taupe, ce qui, en un sens, expliquerait comment vous avez pu la séduire.

D'un geste vif, Walter me reprit le pendentif et le soupesa.

– Ne me dites pas qu'elle ne s'est pas aperçue qu'il manquait une demi-livre autour de son cou, cette chose est suffisamment lourde pour qu'on ne l'abandonne pas innocemment.

Je sais que c'est idiot, que je n'avais plus l'âge de me comporter comme un jeune premier amouraché d'une passagère de la nuit, mais ce que venait de dire Walter me fit un bien fou.

– Vous reprenez des couleurs. Adrian, vous avez plutôt vécu heureux ces quinze dernières années, vous n'allez pas me dire qu'une toute petite soirée de rien du tout vous laisserait abattu plus longtemps qu'un week-end ? J'ai une sacrée faim, et je connais dans votre quartier un endroit où les brunchs sont fameux. Habillez-vous, bon sang, je viens de vous dire que je mourais de faim !

*

* *


St. Mawes, Cornouailles

Le convoi repartit par l'unique voie de chemin de fer. Les rares passagers descendus du train avaient quitté la gare de Falmouth. Keira traversa l'aire de triage où de vieux wagons de marchandises rouillaient à quelques encablures de la mer. Elle poursuivit son chemin, pénétra la zone portuaire et marcha jusqu'au dock d'où partait le ferry. Elle avait quitté Londres depuis cinq heures et la capitale lui semblait déjà très loin. Une corne de brume lui fit accélérer le pas, un matelot tournait une manivelle, sur le quai, la passerelle commençait à se relever ; Keira fit de grands gestes, cria pour qu'on l'attende ; la manivelle tourna en sens inverse et Keira s'agrippa au bras du moussaillon qui la hissait à bord. Le temps de gagner la proue du navire, le ferry dépassait la grande grue et tirait un bord pour remonter contre le courant. L'estuaire de St. Mawes était encore plus beau que dans ses souvenirs. On apercevait déjà le château fort, avec sa forme si particulière de feuille de trèfle ; plus loin, les petites maisons blanc et bleu, qui s'enchevêtraient, se disputant chacune leur place sur la colline. Keira caressa la rambarde décrépie par les embruns, elle emplit ses poumons. L'odeur de sel se mélangeait au parfum de gazon fraîchement tondu porté par le vent depuis la terre ferme. Le capitaine donna de la corne et le gardien du phare agita la main. Ici, les gens se connaissent et se saluent quand ils se croisent. L'allure ralentit, on lança les amarres et le tribord du navire vint frotter contre la pierre du quai.

Keira prit le chemin qui longeait la côte jusqu'à l'entrée du village ; elle remonta la ruelle escarpée en direction de l'église, levant la tête pour admirer les corniches, où les fleurs s'étalaient à foison devant les fenêtres de chaque habitation. Elle poussa la porte du Victory, la salle du pub était vide, elle s'installa au comptoir et commanda une crêpe.

– Les touristes se font rares en cette saison, vous n'êtes pas du coin ? questionna l'aubergiste en servant une bière à Keira.

– Je ne suis pas d'ici mais pas tout à fait étrangère non plus, puisque mon père est enterré derrière l'église.

– Qui était votre père ?

– Un homme merveilleux. Il s'appelait William Perkins.

– Je ne me souviens pas de lui, répondit l'aubergiste, désolé. Qu'est-ce qu'il faisait de son vivant ?

– Il était botaniste.

– Vous avez encore de la famille au village ?

– Non, seulement la tombe de papa.

– Et vous nous arrivez d'où avec ce petit accent ?

– De Londres et de France.

– Vous avez fait ce long voyage pour lui rendre visite ?

– En quelque sorte, oui.

– Eh bien l'addition sera pour moi, à la mémoire de William Perkins, botaniste et homme bon, dit l'aubergiste en déposant une assiette devant Keira.

– À la mémoire de mon père, reprit-elle, en levant sa pinte.

Son déjeuner avalé, Keira remercia l'aubergiste et poursuivit sa route vers le sommet de la colline. Elle arriva enfin devant l'église, la contourna et ouvrit le portail en fer forgé.

Il n'y avait guère plus de cent âmes qui reposaient dans le petit cimetière de St. Mawes. La tombe de William Perkins se trouvait au bout d'une travée, adossée au mur d'enceinte. Une glycine mauve grimpait le long des vieilles pierres, donnant un peu d'ombre sous son feuillage. Keira s'assit sur la dalle et effleura du doigt les lettres gravées. La peinture à la feuille d'or avait presque entièrement disparu, une mousse verte poussait sur la stèle.

– Je sais, je ne suis pas venue depuis longtemps, bien trop longtemps, mais je n'ai pas besoin d'être ici pour penser à toi. Tu m'avais dit qu'en son temps le chagrin de l'absence s'efface devant la mémoire des souvenirs heureux. Quand cesseras-tu de me manquer autant ?

Je voudrais que nos conversations reprennent, continuer à pouvoir te poser mille questions, entendre les mille réponses que tu me donnais, même quand tu les inventais. Je voudrais encore sentir ma main dans la tienne, marcher à tes côtés comme lorsque nous allions voir la marée quand elle recule vers le large.

Je me suis disputée avec Jeanne ce matin. C'était de ma faute, comme chaque fois. Elle était furieuse que je ne l'aie pas appelée hier soir pour lui annoncer la bonne nouvelle ; hier soir, tu aurais été fier de moi, papa, fier de ta fille. J'ai présenté mes travaux devant une fondation et j'ai remporté le premier prix, ex æquo, mais tu aurais été fier quand même, toi qui as toujours eu le goût du partage. Je voudrais que tu reviennes, que tu me prennes dans tes bras et que nous repartions ensemble marcher jusqu'au petit port, je voudrais entendre le son de ta voix, me rassurer dans ton regard, comme autrefois.

Keira se tut un instant, parce qu'elle pleurait.

– Si tu savais comme je m'en veux de ne pas t'avoir rendu visite plus souvent quand tu étais en vie, si tu savais comme je le regrette. Mais je ne l'ai pas fait, et je t'entends me dire qu'il fallait bien que je vive ma vie, mais tu faisais partie de ma vie, papa.

Je ne voulais pas que tu sois contrarié, alors je me suis réconciliée avec Jeanne. J'ai appliqué tes conseils à la lettre, je l'ai rappelée deux fois pour m'excuser. Et puis, je me suis disputée de nouveau avec elle quand je lui ai dit que je venais te voir, même si je ne te vois pas. Elle aurait voulu être là. Tu nous manques à toutes les deux.

Tu sais, avec ce prix que j'ai gagné, je vais pouvoir repartir en Éthiopie. Je suis venue te le dire, parce que, si tu voulais me rendre visite, je serai dans la vallée de l'Omo. Pas besoin de t'indiquer le chemin, de là où tu es, je suis sûre que tu le trouveras. Viens dans le vent, ne souffle pas trop fort, mais viens, je t'en prie.

Je fais un métier que j'aime, celui pour lequel tu me poussais à étudier et réussir, mais je suis seule et tu me manques. Est-ce que maman et toi vous êtes réconciliés là-haut ?

Keira se pencha pour embrasser la pierre ; puis elle se releva et quitta le cimetière, les épaules lourdes. En redescendant vers le petit port de St. Mawes, elle appela Jeanne et, lorsqu'elle fondit en larmes, sa sœur la consola longuement.

*

* *

De retour à Paris, les deux sœurs célébrèrent le succès de Keira. Deux soirées de fête entre filles se succédèrent ; la seconde s'acheva à 5 heures du matin, alors qu'une équipe du Samu social raisonnait Jeanne. Passablement éméchée, elle voulait absolument se fiancer avec un certain Jules, clochard qui avait élu domicile dans une galerie commerciale des Champs-Élysées ; le plus long souvenir que Keira garda de ces deux nuits de festivités fut celui des quarante-huit heures de migraine qui suivirent.

*

* *

Il y a des journées illuminées de petites choses, de riens du tout qui vous rendent incroyablement heureux ; un après-midi à chiner, un jouet qui surgit de l'enfance sur l'étal d'un brocanteur, une main qui s'attache à la vôtre, un appel que l'on n'attendait pas, une parole douce, votre enfant qui vous prend dans ses bras sans rien vous demander d'autre qu'un moment d'amour. Il y a des journées illuminées de petits moments de grâce, une odeur qui vous met l'âme en joie, un rayon de soleil qui entre par la fenêtre, le bruit de l'averse alors qu'on est encore au lit, les trottoirs enneigés ou l'arrivée du printemps et ses premiers bourgeons.

Ce samedi matin, la concierge de Jeanne avait apporté trois lettres à Keira. L'archéologie est un métier académique où chacun contribue, par ses connaissances, à la découverte tant espérée. La réussite sur le terrain dépend de la compétence de tous, elle est le fruit d'un travail d'équipe. Lorsque Keira apprit que les trois collègues qu'elle avait sollicités se réjouissaient de partir avec elle en Éthiopie, elle fit des bonds de joie dans l'appartement.

Ce matin-là, pendant qu'elle flânait dans les allées d'un marché, le vendeur de quatre saisons dit à Jeanne qu'il la trouvait ravissante et ce matin-là, Jeanne rentra chez elle avec un panier bien trop rempli et la mine radieuse.

À midi, Jan Vackeers et Ivory déjeunaient dans un petit restaurant d'Amsterdam. La sole commandée par Ivory était cuite à la perfection, Jan se régalait de voir la gourmandise de son ami à ce point satisfaite. Les péniches se croisaient le long du canal et la terrasse où les deux vieux compères avaient pris place était baignée de soleil. Ils se remémorèrent de bons souvenirs et s'abandonnèrent à quelques fous rires.

À 13 heures, Walter se promenait dans Hyde Park. Un bouvier bernois assis au pied d'un grand chêne fixait un écureuil qui sautait de branche en branche. Walter s'approcha du chien et lui caressa la tête. Lorsque la propriétaire de l'animal le rappela, Walter resta stupéfait. Miss Jenkins était tout aussi surprise que lui de cette rencontre inopinée et elle engagea la conversation la première. Elle ignorait qu'il aimait les chiens, Walter dit que lui aussi en avait un, même si ce dernier passait la plupart de son temps chez sa mère. Ils firent une centaine de pas ensemble avant de se saluer courtoisement devant les grilles du parc ; Walter passa le reste de l'après-midi, assis sur une chaise, à contempler les fleurs d'un églantier.

À 14 heures, je rentrais d'une promenade. J'avais trouvé aux puces de Camden un vieux boîtier d'appareil photo et je me réjouissais à l'idée de passer ma soirée à le démonter et à le nettoyer. Sous ma porte, je trouvai une carte postale qu'avait glissée le facteur. La photo représentait le petit port de pêche d'Hydra, île sur laquelle vit ma mère. Elle l'avait postée six jours plus tôt. Ma mère a horreur du téléphone, elle n'écrit pas souvent et, quand elle prend la plume, sa prose n'est pas prolixe. Le texte était d'une simplicité déconcertante : « Quand est-ce que tu viens me voir ? » Deux heures plus tard, je ressortais de l'agence de voyages qui se trouve à deux rues de chez moi, avec un billet d'avion en poche pour la fin du mois.

Ce samedi soir, Keira, trop affairée aux préparatifs de son expédition, décommanda son dîner avec Max.

Après s'être regardée longuement dans le miroir de la salle de bains, Jeanne se décida à jeter les dernières lettres de Jérôme qu'elle conservait dans le tiroir de son bureau.

Walter, qui était allé rendre visite à son libraire, lisait une encyclopédie sur les chiens, apprenant par cœur la page concernant le bouvier bernois.

Jan Vackeers accordait à Ivory une revanche aux échecs.

Quant à moi, après avoir scrupuleusement nettoyé l'appareil photo acheté le matin même, je m'installais à mon bureau, avec une bière glacée et un sandwich que j'avais particulièrement bien préparé. Je commençai à rédiger une lettre à ma mère pour l'avertir de mon arrivée et reposai aussitôt le stylo, me réjouissant de lui faire une surprise.

Il est des journées faites de petits riens, des journées dont on se souvient longtemps, sans que l'on puisse vraiment savoir pourquoi.

*

* *

J'avais informé Walter de mon départ. Mes cours ne commençaient qu'à la rentrée et personne à l'Académie ne remarquerait mon absence. J'avais acheté biscuits, thés et moutardes anglaises dont ma mère raffole, bouclé ma valise, refermé la porte de ma maison, un taxi me conduisit à l'aéroport. J'arriverais à Athènes au milieu de l'après-midi, à temps pour rejoindre le port du Pirée et embarquer à bord de la navette maritime qui me conduirait en une heure sur l'île d'Hydra.

Comme à l'accoutumée, l'ambiance à Heathrow était chaotique à souhait. Mais lorsqu'on a volé jusqu'aux confins de l'Amérique du Sud, plus rien ne vous surprend en matière de voyage. Coup de chance, mon vol était à l'heure. Après le décollage, le pilote annonça que nous survolerions la France, avant de faire cap vers la Suisse, le nord de l'Italie, l'Adriatique et enfin la Grèce. Je n'y étais pas retourné depuis longtemps et j'étais heureux d'avoir décidé de rendre visite à ma mère. Nous survolions maintenant Paris, le ciel était clair et les passagers qui, comme moi, étaient assis du bon côté de la cabine, bénéficiaient d'une splendide vue de la capitale, on voyait même la tour Eiffel.

*

* *


Paris

Keira supplia Jeanne de l'aider à boucler sa valise.

– Je ne veux plus que tu t'en ailles.

– Je vais rater mon avion, dépêche-toi, je t'en prie Jeanne ce n'est pas le moment !

Le départ se fit dans la précipitation. À bord du taxi qui roulait vers Orly, Jeanne ne disait pas un mot.

– Tu vas faire la tête jusqu'à ce que nous soyons séparées ?

– Je ne fais pas la tête. Je suis triste, c'est tout, bougonna Jeanne.

– Je te promets que je téléphonerai, régulièrement.

– Promesse de Gascon ! Quand tu seras là-bas, rien n'existera en dehors de ton travail. Et puis tu me l'as assez répété, pas de cabines, pas de réseau...

– Personne n'a jamais prouvé que les Gascons ne tenaient pas leurs promesses.

– Jérôme est gascon !

– Jeanne, ces deux derniers mois ont été merveilleux et rien de ce qui m'arrive n'aurait existé sans toi. Ce voyage, c'est à toi que je le dois, tu es...

– Je sais, l'idiote que tu n'aurais échangée pour aucune autre au monde, mais tu préfères quand même passer tes journées en compagnie de tes squelettes dans la vallée de l'Omo, plutôt qu'avec ta sœur soi-disant irremplaçable. Oh, et puis je suis la dernière des imbéciles, je m'étais juré de ne pas te faire cette scène, j'ai répété cent fois hier dans ma chambre toutes les paroles heureuses que je devais te dire.

Jeanne fixa longuement Keira.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

– Rien, je m'imprègne de ta frimousse avant de ne plus la voir.

– Arrête ça, Jeanne, tu vas me donner le cafard. Viens me rendre visite !

– J'ai déjà du mal à boucler mes fins de mois, je devrais parler tout de suite à mon banquier d'un petit voyage en Éthiopie, il serait ravi. Qu'as-tu fait de ton collier ?

Keira passa la main autour de son cou.

– C'est une longue histoire.

– Je t'écoute.

– J'ai retrouvé une ancienne connaissance à Londres, par hasard.

– Et tu lui as donné ce pendentif auquel tu tenais tant ?

– Je te l'ai dit, Jeanne, c'est une longue histoire.

– Comment s'appelle-t-il ?

– Adrian.

– Tu l'as emmené voir papa ?

– Non, bien sûr que non.

– Remarque, si ce mystérieux Adrian peut écarter Max de tes pensées, béni soit-il.

– Qu'est-ce que tu as contre Max ?

– Rien !

Keira regarda attentivement sa sœur.

– « Rien », ou « Rien, bien au contraire » ? demanda-t-elle.

Jeanne ne répondit pas à la question.

– Mais je suis la reine des connes..., souffla Keira. « Je n'ai pas eu de nouvelles de Max depuis ta rupture », « Max a mis du temps à s'en remettre, ne rouvre pas des plaies si c'est pour te barrer ensuite », « Je ne devrais pas te le dire mais Max était à ce dîner », tu es raide dingue de lui !

– N'importe quoi !

– Regarde-moi droit dans les yeux Jeanne !

– Qu'est-ce que tu voulais que je te dise ? Que je me suis retrouvée seule au point de m'amouracher d'un ex de ma petite sœur ? Je ne sais même pas si c'est de lui dont je me suis éprise ou du couple que vous formiez, ou de l'idée d'un couple tout court.

– Max est tout à toi, ma Jeanne, mais ne sois pas déçue quand même, c'est un mauvais coup !

Jeanne accompagna sa sœur jusqu'au comptoir d'enregistrement. Une fois les bagages de Keira avalés par le tapis roulant, elles allèrent prendre un dernier café. Jeanne avait la gorge bien trop nouée pour parler et Keira n'était pas mieux. Elles se tinrent par la main, chacune dans ses pensées et son silence. Elles se séparèrent devant les guichets de la police de l'air. Jeanne serra Keira dans ses bras et éclata en sanglots.

– Je te promets de t'appeler chaque semaine, dit Keira en larmes.

– Tu ne tiendras pas ta promesse, mais je t'écrirai et tu m'écriras aussi. Tu me raconteras tes journées, moi les miennes ; tes lettres feront des pages et des pages et celles que je t'enverrai à peine quelques lignes parce que je n'aurai pas grand-chose à te raconter. Tu m'enverras des photos de ton fleuve magnifique, je t'enverrai des cartes postales du métro. Je t'aime, petite sœur, prends soin de toi et, surtout, reviens-moi vite.

Keira s'éloigna à reculons ; elle tendit son passeport et sa carte d'embarquement au policier derrière la vitre de sa guérite. Le contrôle passé, elle se retourna pour faire un dernier signe à sa sœur, mais Jeanne était déjà partie.

Il est des journées faites de petits riens et qui vous laissent le vague à l'âme, de moments de solitude dont on se souvient longtemps, très longtemps.

*

* *


Athènes

Le port du Pirée à la fin du jour est aussi animé qu'une ruche. Les passagers à peine descendus des files interminables d'autocars, de minibus ou de taxis se précipitent de quai en quai. Les amarres claquent au gré du vent, rythmant le ballet des bateaux qui accostent ou appareillent. La navette reliant Hydra avait gagné le large. La mer était formée ; assis à l'avant je fixai la ligne d'horizon ; en dépit de mes origines grecques, je n'ai jamais eu le pied marin.

Hydra est une île hors du temps, il n'existe que deux moyens de s'y déplacer, à pied ou à dos d'âne. Les maisons du village accrochées à la montagne surplombent le petit port de pêche ; on y accède par des ruelles escarpées. Hors de la saison touristique, tout le monde se connaît ici, et il est impossible de débarquer sans qu'un visage familier vous sourie, vous serre dans ses bras, et crie à qui voudra l'entendre que vous êtes revenu au pays. Le jeu consistait pour moi à gagner la maison de mon enfance avant que la rumeur de mon arrivée ait grimpé la colline. Je ne sais pas pourquoi je voulais tant faire cette surprise à ma mère. Peut-être était-ce parce que j'avais ressenti dans son courrier laconique, non un reproche, mais plutôt un appel.

Le vieux Kalibanos qui fait commerce d'ânes se réjouissait de me confier une de ses plus belles bêtes. La chose est difficile à croire, mais il existe deux sortes d'ânes à Hydra, ceux qui avancent d'un pas lent et ceux qui trottent à belle allure. Les seconds s'échangent pour le double du prix des premiers et les monter est bien plus difficile qu'il n'y paraît. L'âne a son caractère, si l'on veut qu'il aille dans la direction souhaitée, il faut savoir se faire accepter de lui.

– Ne lui laisse aucun répit, avait supplié Kalibanos, il est aussi rapide que feignant ; quand tu te trouveras dans le virage, juste avant d'arriver chez ta mère, tire les rênes à gauche, sinon il ira dévorer les fleurs sur le mur de ma cousine et cela fera encore des histoires.

Je promis de faire de mon mieux, Kalibanos m'ordonna de lui confier mon bagage, il le ferait livrer plus tard. Il tapota sur sa montre, me donnant moins de quinze minutes pour arriver là-haut avant que maman apprenne que j'étais sur l'île.

– Et encore, tu as la chance que le téléphone de ta tante soit en panne !

Tante Elena tient sur le port un petit magasin de cartes postales et de souvenirs, elle parle sans cesse, la plupart du temps pour ne rien dire, mais son rire est le plus communicatif que je connaisse, et elle rit en permanence.

Aussitôt lancé, je retrouvais les réflexes de mon enfance. Je ne dirais pas que j'avais fière allure, mon âne dodelinait généreusement du postérieur, mais j'avançais à bon train et la beauté des lieux m'émerveillait comme chaque fois que je revenais. Je n'ai pas grandi ici, je suis né à Londres et y ai toujours vécu, mais à toutes les vacances, nous réinvestissions la demeure familiale de ma mère, avant qu'elle s'y installe pour de bon à la mort de mon père.

Je m'appelle Adrian, sauf ici, où l'on m'appelle toujours Adrianos.

*

* *


Addis-Abeba

L'appareil venait de se poser sur l'aéroport de Bolé, il alla s'arrimer au terminal flambant neuf qui faisait la fierté de la ville. Keira et son équipe durent patienter de longues heures avant que leur matériel soit enfin dédouané. Trois minibus les attendaient. Le coordinateur que Keira avait contacté au début de la semaine avait tenu sa promesse. Les chauffeurs chargèrent caisses, tentes et bagages dans les deux premiers véhicules, l'équipe embarqua à bord du troisième ; les moteurs toussèrent, les embrayages craquèrent, annonçant le début de la folle équipée. On passa le rond-point qui célèbre la coopération sino-africaine, le fronton de la gare centrale d'Addis-Abeba est d'ailleurs marqué d'une sculpture représentant le drapeau rouge et l'étoile de la Chine ; le convoi emprunta la grande avenue qui traverse la capitale, d'est en ouest. La circulation était dense et l'équipage épuisé ne tarda pas à s'endormir, insensible au chaos environnant, à peine réveillé par les soubresauts du véhicule quand une roue s'enfonçait dans une ornière.

La vallée de l'Omo est à cinq cent cinquante kilomètres à vol d'oiseau, le triple par la route, et le goudron disparaît au milieu du voyage pour laisser place à la terre puis à la piste.

Ils passèrent Addis, Tefki, Tulu Bolo, le convoi s'arrêta à Giyon à la tombée du jour. On déchargea le matériel pour l'embarquer aussitôt à bord de deux longs véhicules tout-terrain. Keira jubilait, son organisation était parfaite et les membres de son équipe semblaient heureux, en dépit de la fatigue qui augmentait.

À Welkite, les chauffeurs des 4 × 4 renoncèrent à continuer. On passerait la nuit ici.

Une famille les accueillit. L'équipage mangea de bonne grâce le repas qui lui était offert : un plat de wat. Tout le monde s'endormit sur les nattes disposées dans la pièce principale.

Keira fut la première éveillée. Sortie sur le perron de la maison, elle regardait les alentours. La ville était principalement composée de maisons blanches aux toitures de tôle ondulée. Les toits de Paris étaient loin, Jeanne lui manquait, et elle se demanda soudain pourquoi elle s'était embarquée dans cette aventure. La voix d'Éric, un de ses collègues, la sortit de ses pensées.

– On est bien loin du périphérique, n'est-ce pas ?

– Je me faisais la même remarque, mais si tu crois être arrivé au bout du monde, attends encore un peu, il se trouve à cinq cents kilomètres d'ici, répondit Keira.

– Je suis impatient d'y être et de me mettre au travail.

– La première chose sera de nous faire accepter par les villageois.

– Cela t'inquiète ?

– Nous sommes un peu partis comme des voleurs après la tempête.

– Mais vous n'avez rien volé, donc tu n'as pas de raison de t'en faire, conclut Éric en tournant les talons.

C'était la première fois que le pragmatisme de son collègue étonnait Keira, et c'était loin d'être la dernière. Elle haussa les épaules et se rendit près des véhicules pour aller vérifier le bon harnachement du matériel.

À 7 heures du matin, le convoi reprit la route. La banlieue de Welkite passée, les maisons cédèrent la place à des huttes aux toits de paille pointus. Le paysage changea radicalement une heure plus tard, quand Keira et son équipe entrèrent dans la vallée de Gibe.

Premier contact avec la rivière, ils traversèrent le pont du Duc qui surplombait le majestueux cours d'eau avec lequel Keira renouait enfin. À sa demande, les deux 4 × 4 s'arrêtèrent.

– Quand devons-nous arriver au camp ? demanda l'un de ses collègues.

– Nous aurions pu le descendre, dit Éric en regardant le cours d'eau au fond du précipice.

– Oui, nous aurions pu. En vingt jours, ou plus si les hippopotames sont capricieux et refusent de nous laisser passer ; et nous perdrions probablement la moitié de notre matériel dans les courants, répondit Keira. Nous aurions aussi pu prendre un petit avion jusqu'à Jimma, mais pour une seule journée de gagnée, c'est trop cher.

Éric regagna le 4 × 4 sans faire de commentaires. Sur leur gauche, le fleuve traversait les prairies, avant de s'enfoncer dans la jungle.

Le convoi repartit, soulevant un épais nuage de poussière dans son sillage. La route était de plus en plus sinueuse et les gorges à franchir chaque fois plus vertigineuses. À midi, on passa Abelti et la descente vers Asendako commença. Le voyage n'en finissait plus, seule Keira semblait tenir bon. Enfin les voitures entrèrent dans Jimma. Ils y passeraient leur seconde nuit ; demain, Keira retrouverait la vallée de l'Omo.

*

* *


Hydra

– Heureusement que ta tante m'a téléphoné de chez l'épicier pour me prévenir que tu avais débarqué sur le port. Tu voulais que je fasse un arrêt cardiaque ?

Voilà les premiers mots de ma mère quand j'entrai dans sa maison. C'était sa façon à elle de m'accueillir et sa façon, aussi, de me faire le reproche de ces longs mois d'absence.

– Elle a le regard encore vif, ta tante, je ne suis pas certaine que je t'aurais reconnu si je t'avais vu en ville ! Montre-toi à la lumière que je te voie. Tu as maigri et tu as mauvaise mine.

Je m'attendais encore à deux ou trois remarques de sa part avant qu'elle accepte enfin de m'ouvrir ses bras.

– Il paraît que ta valise n'est pas très lourde, je suppose que tu ne restes que quelques jours ?

Et quand je lui confiai mon envie de passer plusieurs semaines ici, ma mère se détendit enfin et m'embrassa tendrement. Je lui jurai qu'elle n'avait pas changé, elle me tapota la joue en me traitant de menteur, mais accepta le compliment. Elle s'affaira aussitôt en cuisine, faisant l'inventaire de tout ce qui lui restait de farine, sucre, lait, œufs, viande et légumes.

– Je peux savoir ce que tu fais ? demandai-je.

– Figure-toi que j'ai un fils qui débarque à l'improviste, après plus de deux années sans avoir rendu une seule visite à sa mère et, comme il s'est débrouillé pour arriver en fin de journée, il me reste une heure à peine pour préparer une fête.

– Je veux juste dîner en tête à tête avec toi, laisse-moi t'emmener sur le port.

– Et moi je voudrais avoir trente ans de moins et être débarrassée à jamais de mes rhumatismes !

Maman fit claquer ses doigts et se frotta le bas du dos.

– Eh bien, tu vois, ça n'a pas marché, j'en conclus que nos souhaits ne seront pas exaucés aujourd'hui. Nous ferons donc un banquet digne de cette famille et de sa réputation ; si tu crois que ton arrivée sur l'île est passée inaperçue !

Inutile d'essayer de la raisonner, sur ce point comme sur tout autre d'ailleurs. Tout le monde au village aurait parfaitement compris que nous passions la soirée seuls ensemble, mais célébrer mon arrivée comptait beaucoup pour ma mère, et je me refusais à la priver de ce plaisir.

Les voisins apportèrent du vin, du fromage et des olives, les femmes dressèrent la table, les hommes accordèrent leurs instruments de musique. On but, dansa et chanta jusque tard dans la nuit et j'eus une petite explication en privé avec ma tante pour la remercier de sa discrétion. Elle me jura qu'elle ne voyait pas de quoi je parlais.

Lorsque je me réveillai le lendemain, ma mère était déjà debout depuis longtemps. Tout était rangé et la maison avait retrouvé son allure de tous les jours.

– Qu'est-ce que tu comptes faire ici pendant plusieurs semaines ? avait demandé maman en me servant un café.

Je la forçai à s'asseoir avec moi.

– Ne pas me faire servir du matin au soir serait déjà un bon début. Je suis venu m'occuper de toi, pas le contraire.

– T'occuper de moi ? La belle affaire ! Cela fait des années que j'ai pris l'habitude de m'occuper de moi toute seule ; à part Elena qui vient étendre le linge, et que j'aide en retour à son magasin, je n'ai besoin de personne.

Sans tante Elena, ma mère se sentirait beaucoup plus seule. Et pendant que je prenais mon petit déjeuner, je l'entendais défaire ma valise et ranger mes affaires.

– Je te vois hausser les épaules ! dit-elle depuis la fenêtre de ma chambre.

Je passai cette première journée de vacances à renouer avec les paysages de l'île. L'âne de Kalibanos me guidait le long des sentes. Je m'arrêtai dans une crique, profitant de ce qu'elle était déserte pour plonger dans la mer et en ressortir aussi vite, frigorifié. Je déjeunai avec ma mère et ma tante sur le port et les écoutai raconter des histoires de famille, souvenirs que l'une et l'autre ressassaient inlassablement. Arrive-t-il un moment de la vie où le bonheur est passé, où l'on n'attend plus rien ? Est-ce cela que vieillir ? Lorsque aujourd'hui ne parle que d'hier, quand le présent n'est plus qu'un trait de nostalgie que l'on cache pudiquement par des éclats de rire ?

– Qu'est-ce que tu as à nous regarder comme ça ? demanda ma tante en séchant ses yeux.

– Rien... Est-ce que, lorsque je serai rentré à Londres, vous déjeunerez toutes les deux à cette même table en vous remémorant ce repas d'aujourd'hui comme un bon souvenir ?

– Évidemment ! Pourquoi poses-tu une question aussi idiote ? demanda Elena.

– Parce que je me demande aussi pourquoi vous ne profiteriez pas maintenant de cette belle journée au lieu d'attendre que je sois reparti ?

– Ton fils a trop longtemps manqué de soleil, dit Elena à ma mère. Je ne comprends plus un mot de ce qu'il dit.

– Moi si, dit ma mère en me souriant, et je crois qu'il n'a pas tout à fait tort. Arrêtons avec ces vieilles histoires et parlons d'avenir. Tu as des projets, Elena ?

Ma tante nous regarda à tour de rôle, ma mère et moi.

– Je vais repeindre le mur du magasin à la fin du mois, juste avant le début de la saison, annonça-t-elle avec le plus grand sérieux. Le bleu a pâli, vous ne trouvez pas ?

– Si, je me le disais justement, et voilà un sujet qui va passionner Adrianos, ajouta ma mère en m'adressant un clin d'œil.

Cette fois Elena se demanda si l'on se payait sa tête, et je lui jurai qu'il n'en était rien. Nous avons discuté pendant deux heures du bleu qu'il faudrait choisir pour la devanture de son magasin. Maman alla même tirer de sa sieste le marchand de couleurs pour lui confisquer une gamme de teintes ; et pendant que nous les appliquions au mur pour choisir celle qui conviendrait le mieux, c'est sur le visage de ma mère que je vis des couleurs se réinventer.

Deux semaines passèrent pendant lesquelles nous vivions au gré de ce soleil qui m'avait tant manqué, de la chaleur qui grimpait de jour en jour. Juin passait lentement et nous vîmes débarquer les premiers touristes.

Je me souviens de ce matin-là, comme si c'était hier, nous étions un vendredi. Maman était entrée dans la chambre où je lisais, profitant de la fraîcheur que les persiennes avaient su préserver. Je dus poser mon livre puisqu'elle se tenait debout, bras croisés, devant moi. Elle me dévisageait sans rien dire ; avec un drôle d'air, de surcroît.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

– Rien, répondit-elle.

– Tu es juste descendue me regarder lire ?

– Je suis venue te porter du linge.

– Mais tu n'as rien dans les mains !

– J'ai dû l'oublier en chemin.

– Maman ?

– Adrian, depuis quand portes-tu des colliers ?

Lorsque ma mère m'appelle Adrian, c'est que quelque chose de sérieux la tracasse.

– Ne fais pas l'innocent ! ajouta-t-elle.

– Je n'ai pas la moindre idée de ce dont tu parles.

Ma mère jeta un regard noir vers le tiroir de ma table de nuit.

– Je te parle de celui que j'ai trouvé dans ta valise et que j'ai rangé là.

J'ouvris le tiroir en question et trouvai le pendentif que Keira avait oublié à Londres ; pourquoi l'avais-je emmené ? Je ne le savais pas moi-même.

– C'est un cadeau !

– On t'offre des colliers maintenant ? Et pas n'importe lequel. C'est assez original comme cadeau. Qui a été aussi généreux avec toi ?

– Une amie. Je suis arrivé il y a deux semaines, pourquoi t'intéresses-tu soudain à ce collier ?

– Parle-moi d'abord de cette amie, qui offre des bijoux à un homme, je cesserai peut-être de m'intéresser à ton collier.

– Ce n'était pas vraiment un cadeau, elle l'a oublié chez moi.

– Alors pourquoi me dis-tu que c'est un cadeau, si c'est un oubli ? Il y a d'autres choses que tu as oublié de me dire ?

– Mais, maman, où veux-tu en venir ?

– Tu peux m'expliquer qui est l'énergumène qui vient de débarquer de la navette d'Athènes et qui fait le tour des commerces du port en demandant après toi ?

– Quel énergumène ?

– Tu vas répondre à chacune de mes questions par une autre question ? C'est agaçant à la fin.

– Je ne sais pas de qui tu parles.

– Tu ne sais pas à qui est ce collier, tu ne sais pas me décrire celle qui te l'aurait d'abord offert mais qui l'a finalement oublié chez toi, et tu ne sais pas non plus qui est ce Sherlock Holmes en short sur le port, qui en est à sa cinquième bière et demande à tous les passants s'ils te connaissent ? C'est la énième fois que l'on me téléphone à son sujet et figure-toi que moi non plus je ne sais pas quoi dire !

– Un Sherlock Holmes en short ?

– Avec short en flanelle, chemisette et casquette à carreaux, ne lui manque que la pipe !

– Walter !

– Donc tu le connais !

J'enfilai une chemise, et me précipitai à la porte, priant pour que mon âne n'ait pas rongé la corde qui le retenait à l'arbre devant la maison ; il avait pris cette sale habitude depuis le début de la semaine, pour aller se promener à sa guise dans le champ du voisin et courtiser une ânesse qui n'avait d'ailleurs rien à faire de ses avances.

– Walter est un collègue de travail, j'ignorais totalement qu'il comptait nous rendre visite.

– Nous ? Ne me mêle pas à ça, s'il te plaît Adrian !

Je ne comprenais vraiment rien à l'énervement de ma mère qui d'ordinaire était la plus accueillante des femmes ; ni cette petite réflexion qu'elle me fit, alors que je refermais la porte de la maison : « Ton ex-femme aussi était une collègue ! »

C'était bien Walter qui avait débarqué une heure plus tôt sur l'île et qui se trouvait assis à la terrasse du restaurant voisin du magasin d'Elena.

– Adrian ! s'exclama-t-il, en me voyant.

– Que faites-vous là, Walter ?

– Comme je le disais à ce charmant aubergiste, sans vous, l'Académie n'est plus l'Académie. Vous me manquiez, mon ami !

– Vous avez dit au propriétaire de cet établissement que je vous manquais ?

– Tout à fait, et c'est la vérité vraie.

J'éclatai de rire. J'eus tort, car Walter prit cela comme une marque de contentement de le voir ici, et cinq ou six bières aidant, il se leva pour me serrer dans ses bras. Je vis, par-dessus son épaule, tante Elena rappeler ma mère.

– Walter, je ne vous attendais pas...

– Mais moi non plus, je ne m'attendais pas à venir ici. Il pleuvait, il pleuvait, il n'a cessé de pleuvoir depuis votre départ ; j'en ai eu assez de la grisaille, et puis j'avais besoin de vos conseils, mais nous en reparlerons plus tard. Alors, je me suis dit : Pourquoi ne pas aller passer quelques jours au soleil ? Pourquoi est-ce toujours les autres qui partent et pas moi ? Cette fois, je me suis écouté, j'ai sauté sur une promotion affichée dans la vitrine d'une agence de voyages et me voilà !

– Pour combien de temps ?

– Une petite semaine, mais il n'est pas question de m'imposer, je vous rassure, j'ai pris mes dispositions. La promotion incluait une chambre dans un charmant petit hôtel, quelque part ici, je ne sais pas bien où, conclut-il essoufflé en me tendant sa réservation.

J'accompagnais Walter à travers les ruelles de la vieille ville, maudissant ce déjeuner où j'avais commis l'imprudence de lui confier le nom de l'île où je m'exilais.

– Quel beau pays que le vôtre, Adrian, c'est tout simplement magnifique. Ces murs blancs, ces volets bleus, cette mer, même les ânes sont merveilleux !

– C'est l'heure de la sieste, Walter, si vous pouviez parler un peu moins fort, ces ruelles sont terriblement sonores.

– Mais bien sûr, chuchota-t-il, bien entendu.

– Et puis-je vous suggérer de changer de tenue ?

Walter se regarda de bas en haut, l'air étonné.

– Quelque chose ne va pas ?

– Déposons votre valise et allons nous occuper de cela.

J'ignorais que pendant que j'aidais Walter à se trouver une tenue plus discrète au bazar du port, Elena rappela maman pour lui raconter que je faisais du shopping avec mon ami.

Les Grecs sont d'un naturel accueillant, je n'allais pas faire mentir leur réputation et j'invitai Walter à dîner en ville. Je me souvins que Walter avait sollicité mes conseils. À la terrasse du restaurant, je lui demandai en quoi je pouvais lui être utile.

– Vous vous y connaissez en chiens ? me demanda-t-il.

Et il me raconta l'épisode de sa promenade fugace avec Miss Jenkins quelques semaines plus tôt à Hyde Park.

– Cette rencontre a changé bien des choses, maintenant, chaque fois que nous nous saluons, je lui demande des nouvelles d'Oscar, c'est le nom de son bouvier bernois, et, chaque fois, elle m'assure qu'il va bien ; mais en ce qui nous concerne, nous en sommes au même point.

– Pourquoi ne l'invitez-vous pas à un concert ou à un spectacle de music-hall ? Les théâtres de Covent Garden ne vous laissent que l'embarras du choix.

– Comment une idée aussi judicieuse ne m'est-elle pas venue ?

Walter regarda longuement la mer et soupira.

– Je ne saurai jamais comment m'y prendre !

– Lancez-vous, faites votre invitation, elle en sera très touchée, croyez-moi.

Walter fixa à nouveau la mer et soupira encore.

– Et si elle refuse ?

Tante Elena arriva, elle se planta devant nous, attendant que je fasse les présentations. Walter l'invita à notre table. Elena ne se fit pas prier et s'assit avant même que je me lève pour lui tendre une chaise. Elena avait un humour insoupçonné lorsqu'elle n'était pas en compagnie de maman. Elle prit la parole et ne la rendit plus, racontant presque toute sa vie à Walter. Nous fîmes la fermeture du restaurant. Je raccompagnai mon ami à son hôtel et rentrai sur le dos de mon âne, jusqu'à la maison. Maman veillait sous le patio, nettoyant son argenterie à 1 heure du matin !

Le lendemain, le téléphone sonna vers 16 heures. Ma mère vint me chercher sur la terrasse, elle m'annonça, l'air suspicieux, que mon ami voulait me parler.

Walter me proposait une promenade en fin d'après-midi ; je voulais terminer mon livre et l'invitait à se joindre à nous pour la soirée. Je descendis faire quelques courses au village et m'arrangeai avec Kalibanos pour qu'il passe chercher Walter à son hôtel vers 9 heures et le conduise chez nous. Maman resta silencieuse, se contentant de dresser le couvert et d'inviter ma tante à ce dîner qui avait l'air de la contrarier.

– Qu'est-ce que tu as ? lui demandai-je en l'aidant à mettre la table.

Maman posa les assiettes et croisa les bras, ce qui n'augurait rien de bon.

– Deux ans d'absence pendant lesquels tu n'as presque pas donné de tes nouvelles et la seule personne que tu présentes à ta mère c'est ton Sherlock Holmes ? Quand vas-tu enfin songer à mener une vie normale ?

– Tout dépend de ce que tu entends par normale ?

– J'aimerais avoir pour seul souci que mes petits-enfants n'aillent pas se faire mal sur les rochers.

Ma mère n'avait jamais manifesté une telle envie. Je lui présentai une chaise pour qu'elle s'y asseye et lui préparai un verre d'ouzo, comme elle l'aime, sans eau avec un seul glaçon. Je la regardais tendrement, réfléchissant à deux fois à ce que j'allais lui dire.

– Tu veux des petits-enfants maintenant ? Tu m'as toujours soutenu le contraire, tu me disais que m'avoir élevé te suffisait amplement, tu te défendais d'être l'une de ces femmes qui veulent à tout prix, quand leur progéniture quitte le nid, rejouer la partition en habit de grand-mère.

– Eh bien je suis devenue l'une de ces femmes, il n'y a que les imbéciles qui ne changent jamais d'avis, non ? La vie passe si vite Adrianos, tu as eu tout ton temps pour t'amuser avec tes camarades. Le moment n'est plus de rêver à demain. À ton âge, demain c'est aujourd'hui ; et, au mien, comme tu as pu le constater, aujourd'hui est devenu hier.

– Mais j'ai tout mon temps ! protestai-je.

– On ne vend pas les salades quand elles sont fanées !

– Je ne sais pas ce qui t'inquiète, ni pourquoi tu t'inquiètes, mais je ne doute pas de rencontrer un jour la femme idéale.

– Est-ce que j'ai l'air d'une femme idéale ? Et pourtant ton père et moi avons vécu quarante très belles années ensemble. Ce n'est ni la femme ni l'homme qui doivent être idéaux mais ce qu'ils veulent partager ensemble. Une grande histoire d'amour, c'est la rencontre de deux donneurs. As-tu trouvé cela dans ta vie ?

J'avouai que ce n'était pas le cas. Maman passa sa main sur ma joue et me sourit.

– L'as-tu seulement cherché ?

Elle se leva sans avoir touché à son verre et retourna à la cuisine, me laissant seul sur la terrasse.

*

* *


Vallée de l'Omo

Les matins pâles de la vallée de l'Omo révèlent des paysages de marais et de savane isolés par des hauts plateaux. Toute trace de la tempête avait disparu. Les villageois avaient rebâti ce que le vent avait endommagé. Des singes colobus se balançaient de branche en branche, faisant à peine plier les arbres à leur passage.

Les archéologues dépassèrent un village de la tribu Qwegu, et un peu plus en aval atteignirent enfin celui des Mursis.

Guerriers et enfants jouaient sur la rive.

– Avez-vous déjà vu quelque chose d'aussi beau que les peuples de l'Omo ? demanda Keira à ses compagnons de voyage.

Sur leurs peaux bronze aux reflets rouges, ils avaient dessiné des peintures de maître. Les Mursis réussissent d'instinct ce que certains grands peintres passent leur vie à chercher. Du bout des doigts ou de la pointe d'un roseau effilé, ils saisissent l'ocre rouge, ou tout autre pigment que les terres volcaniques leur offrent pour se parer de couleurs, le vert, le jaune, le gris de la cendre. Une petite fille sortie d'un tableau de Gauguin riait avec un jeune guerrier revisité par Rothko.

Devant tant de splendeur, les collègues de Keira restèrent silencieux, émerveillés.

Si l'humanité a vraiment un berceau, le peuple de l'Omo semblait y vivre encore.

Tous les villageois se mirent à courir à leur rencontre. Au milieu de ceux qui dansaient pour manifester leur joie, Keira ne cherchait qu'un visage, une seule tête. Elle l'aurait reconnu parmi cent autres, même sous un masque d'ocre ou d'argile elle aurait reconnu ses traits, mais Harry n'était pas venu l'accueillir.

*

* *


Hydra

À 9 heures précises, j'entendis les braiments d'un âne sur le petit chemin. Ma mère ouvrit la porte de la maison et accueillit Walter. Son costume semblait avoir souffert.

– Il est tombé trois fois ! soupira Kalibanos, pourtant, je lui avais réservé la plus docile de mes bêtes, dit-il en repartant, vexé de n'avoir su mener sa mission à bien.

– On pourra dire ce que l'on veut, protesta Walter, mais on est loin des chevaux de Sa Majesté. Aucune tenue dans les virages, ni aucune discipline.

– Qu'est-ce qu'il dit ? chuchota Elena.

– Qu'il n'aime pas nos ânes ! répondit ma mère en nous guidant vers la terrasse.

Walter fit mille compliments sur la décoration, il n'avait, jura-t-il, jamais rien vu d'aussi beau. Il s'émerveilla devant le sol en galets. À table, Elena ne cessa de le questionner sur ses fonctions à l'Académie, sur la façon dont nous nous étions connus. J'ignorais jusqu'à ce jour les talents de diplomate de mon collègue. Tout au long du dîner, il complimenta la cuisine qui lui était servie. Au moment des desserts, il interrogea ma mère sur la manière dont elle avait rencontré mon père. Maman est intarissable sur ce sujet. La fraîcheur du soir fit frissonner Elena. Nous quittâmes la terrasse pour nous installer dans le salon, le temps de boire les cafés blancs que maman avait préparés. Je fus surpris de découvrir sur la console près de la fenêtre, le collier de Keira qui avait mystérieusement voyagé du tiroir de ma table de nuit jusqu'ici. Walter suivit mon regard et s'exclama joyeusement :

– Mais je reconnais ce pendentif !

– Je n'en doute pas un seul instant ! répondit ma mère en lui présentant une boîte de chocolats.

Walter ne comprit pas pourquoi ma mère jubilait en disant cela, et je dois dire que cela m'échappait aussi.

Elena était fatiguée, il était trop tard pour qu'elle redescende jusqu'au village, et, comme elle le faisait souvent, elle alla s'installer pour la nuit dans la chambre d'amis. Maman se retira en même temps qu'elle, saluant Walter et m'invitant, lorsque nous aurions terminé nos verres, à le raccompagner. Elle craignait qu'il s'égare sur le chemin du retour, mais Walter jura que cela n'était vraiment pas nécessaire. Les conditions climatiques en décidèrent autrement.

Je me suis toujours étonné de la conjonction de petites choses qui décident du cours de votre vie. Personne ne voit les pièces du puzzle qui s'assemblent, inéluctablement, et qui conduiront à un bouleversement.

Walter et moi discutions depuis une bonne heure quand un orage arriva de la mer. Je n'en avais pas connu de tel depuis fort longtemps. Walter m'aida à fermer portes et fenêtres et nous reprîmes tranquillement le fil de notre conversation pendant que le tonnerre se déchaînait au-dehors.

Il n'était pas question de laisser mon ami rentrer par un temps pareil. Elena occupait la chambre d'ami, je lui proposai le canapé du salon et une couverture pour la nuit. Après l'avoir installé, je saluai Walter et me retirai, suffisamment fatigué pour que le sommeil me cueille aussitôt. Mais l'orage avait redoublé d'intensité, j'avais beau fermer les yeux, la foudre était si violente que même les paupières closes, je pouvais voir les éclairs illuminer la pièce.

Walter surgit en caleçon dans ma chambre, dans un état d'effervescence que je ne lui connaissais pas. Il me secoua, me supplia de me lever et de le suivre. J'ai d'abord pensé qu'il avait vu un serpent, mais une telle chose ne s'était jamais produite dans notre maison. Il fallut que je le retienne à mon tour par les épaules pour qu'il consente à me parler.

– Venez, je vous en supplie, vous n'en croirez pas vos yeux.

Je n'avais d'autre choix que de le suivre. Le salon était plongé dans l'obscurité, Walter me guida jusqu'à la fenêtre. Je compris rapidement son émerveillement. Chaque fois qu'un éclair striait le ciel, la mer s'illuminait comme un gigantesque miroir.

– Vous avez bien fait de me tirer du lit. Je dois avouer que le spectacle est de toute beauté.

– Quel spectacle ? me demanda Walter.

– Eh bien, celui-ci, juste devant nous, ce n'est pas pour voir ça que vous m'avez réveillé ?

– Parce que vous dormiez avec un tel raffut ? On dit que Londres est bruyante, mais Hydra sous la pluie n'a rien à lui envier. Non, ce n'est pas pour cela que je vous ai sorti du lit.

La foudre crépitait dans le ciel et je ne trouvais pas très judicieux de rester aussi près des fenêtres, mais Walter insistait pour que je reste là sans bouger. Il prit le pendentif que ma mère avait abandonné sur la console et le présenta devant la fenêtre, le tenant du bout des doigts.

– Maintenant, regardez bien ce qui va se produire, me dit-il toujours plus agité.

Le tonnerre se mit à gronder et, lorsqu'un nouvel éclair fendit le ciel, la lumière vive de la foudre traversa le pendentif. Des millions de petits points lumineux s'imprimèrent sur le mur du salon, de manière si intense qu'il fallut quelques secondes pour que l'image s'efface de nos rétines.

– N'est-ce pas tout simplement stupéfiant ? Je n'arrivais pas à dormir, enchaîna Walter, je me suis approché de la fenêtre, pourquoi ai-je eu envie de tripoter ce collier, je n'en sais rien, mais je l'ai fait. Et alors que je l'étudiais de plus près, le phénomène dont vous venez d'être témoin s'est produit.

J'avais beau examiner à mon tour le pendentif à la clarté d'une lampe que je venais d'allumer, aucun trou n'était visible à l'œil nu.

– De quoi s'agit-il à votre avis ?

– Je n'en ai aucune idée, répondis-je à Walter.

Quant à moi, j'ignorais qu'à cet instant précis, ma mère qui était descendue de sa chambre pour comprendre la cause d'un tel raffut dans son salon, y remontait à pas de loup, après nous avoir vus Walter et moi, en caleçon, devant la fenêtre qui donne sur la mer, s'échangeant à tour de rôle le collier de Keira, à la lumière des éclairs.

Le lendemain, au cours du dîner, maman demanda à Walter ce qu'il pensait des sectes ; et avant même que l'un de nous deux puisse répondre, elle se leva de table et alla ranger sa cuisine.

Assis sur la terrasse qui domine la baie d'Hydra, j'échangeais avec Walter quelques souvenirs d'enfance liés à cette maison. Ce soir-là, le ciel était transparent, la voûte céleste limpide.

– Je ne veux pas dire de bêtise, annonça Walter en regardant au-dessus de nous, mais ce que je vois là ressemble fort à...

– Cassiopée, dis-je en l'interrompant ; et, juste à côté, c'est la galaxie d'Andromède. La Voie lactée où se trouve notre planète est irrémédiablement attirée par Andromède. Il est hélas probable qu'elles entrent en collision dans quelques millions d'années.

– En attendant votre fin du monde, j'allais vous dire...

– Et un peu plus à droite, c'est Persée, et puis bien sûr l'étoile du Nord, et j'espère que vous voyez la magnifique nébuleuse...

– Allez-vous cesser de me couper la parole à la fin ! Si je réussissais à placer deux mots sans que vous me récitiez votre abécédaire des étoiles, je pourrais vous faire remarquer que tout cela me fait sacrément penser à ce que nous avons vu sur le mur, hier soir pendant l'orage.

Nous nous regardâmes tous deux, aussi stupéfaits l'un que l'autre. Ce que venait de dire Walter relevait de la fantaisie, de l'absurde, et pourtant sa constatation était assez troublante. À bien y repenser, ces points, en quantité phénoménale que la lumière intense de la foudre avait projetés au travers du pendentif ressemblaient à s'y méprendre aux étoiles qui brillaient au-dessus de nos têtes.

Mais comment reproduire le phénomène ? J'avais beau approcher le pendentif d'une ampoule, rien ne se passait.

– L'intensité d'une simple lampe est insuffisante, affirma Walter qui devenait soudain plus scientifique que moi.

– Où voulez-vous trouver une source de lumière aussi puissante que celle d'un éclair ?

– Le phare du port, peut-être ! s'exclama Walter.

– Son faisceau est trop large ! Nous ne pourrions pas le diriger vers un mur.

Je n'avais pas envie de me coucher, aussi raccompagnai-je Walter à son hôtel, une promenade à dos d'âne me ferait le plus grand bien et puis je voulais poursuivre cette conversation.

– Procédons avec méthode, dis-je à Walter dont la monture trottinait à quelques mètres derrière moi. Quelle sont les sources de lumière assez puissantes pour nous être utiles, où les trouver ?

– Lequel de nous deux est Sancho Pança et lequel Don Quichotte ? me demanda-t-il alors qu'il rapprochait son âne à hauteur du mien.

– Vous trouvez ça drôle ?

– Ce faisceau vert qui s'élevait dans le ciel de Greenwich, vous vous souvenez, c'est vous qui me l'avez montré, il était plutôt puissant, non ?

– Un laser ! Voilà exactement ce qu'il nous faut !

– Demandez donc à votre mère si elle n'aurait pas un laser dans sa cave, on n'est jamais à l'abri d'un coup de bol.

Je ne relevai pas le sarcasme de mon camarade et donnai un tout petit coup de talon à mon âne qui accéléra le pas.

– Et susceptible en plus ! cria Walter tandis que je m'éloignais de lui.

Je l'attendis dans le virage suivant.

– Il y a bien un laser dans le département de spectroscopie de l'Académie, dit Walter essoufflé en me rejoignant. Mais c'est un très vieux modèle.

– Il s'agit probablement d'un laser à rubis, son faisceau rouge ne nous conviendra pas, j'en ai bien peur. Il nous faudrait un appareil plus puissant.

– Et puis, de toute façon, il se trouve à Londres et même pour percer le mystère de votre pendentif, je ne renoncerais pour rien au monde à mon séjour sur cette île. Réfléchissons encore. Qui utilise des lasers de nos jours ?

– Les chercheurs en physique moléculaire, les médecins et particulièrement les ophtalmos.

– Vous n'auriez pas un ami ophtalmo du côté d'Athènes ?

– Non, pas que je sache.

Walter se gratta le front et proposa de passer quelques appels depuis son hôtel. Il connaissait le responsable de l'unité de physique à l'Académie, celui-ci pourrait peut-être nous aiguiller. Nous nous quittâmes sur ces résolutions.

Le lendemain matin, Walter m'appela pour me demander de le rejoindre au plus vite sur le port. Je le retrouvai à la terrasse d'un café, en pleine conversation avec Elena ; il ne me prêta aucune attention lorsque je m'assis à leur table.

Pendant que ma tante continuait de lui raconter une anecdote sur mon enfance, Walter me tendit négligemment un bout de papier. Je dépliai la feuille et lus :

INSTITUTE OF ELECTRONIC STRUCTURE AND LASER,

FOUNDATION FOR RESEARCH AND TECHNOLOGY – HELLAS,

GR-711 10 HERAKLION, GREECE.

CONTACT DR MAGDALENA KARI.

– Comment avez-vous fait ?

– C'est bien le minimum pour un Sherlock Holmes, non ? Ne prenez pas ce faux air d'innocent, votre tante a tout balancé. J'ai pris la liberté de contacter cette Magdalena auprès de qui nous avons tous deux été recommandés par l'un de mes confrères à l'Académie, annonça triomphalement Walter. Elle nous attend ce soir ou demain et m'a assuré qu'elle ferait de son mieux pour nous aider. Son anglais est parfait, ce qui ne gâche rien.

Héraklion se trouve à deux cent trente kilomètres à vol d'oiseau. À moins de naviguer dix heures, le moyen le plus simple pour y accéder était encore de remonter vers Athènes et, de là, prendre un petit avion qui nous déposerait en Crête. En partant maintenant, nous pourrions arriver en fin d'après-midi.

Walter salua Elena. J'avais juste le temps de remonter à la maison prévenir ma mère que je m'absentais vingt-quatre heures et préparer un sac, avant d'embarquer à bord de la navette.

Maman ne me posa aucune question, elle se contenta de me souhaiter bon voyage, d'un ton un peu pincé. Elle me rappela alors que je me trouvais sur le seuil de la porte et me tendit un panier qui contenait de quoi déjeuner pendant la traversée.

– Ta tante m'avait prévenue de ton départ, il faut bien que ta mère serve encore à quelque chose. File, puisque tu dois t'en aller !

Walter m'attendait sur le quai. La navette quitta le port d'Hydra et mit le cap vers Athènes. Après un quart d'heure de mer, je décidai de sortir de la cabine pour aller prendre l'air, Walter me regarda, amusé.

– Ne me dites pas que vous avez le mal de mer.

– Alors, je ne vous le dis pas ! répondis-je en abandonnant mon fauteuil.

– Vous ne verrez pas d'inconvénient à ce que je finisse les sandwichs de votre mère, ils sont délicieux, ce serait un sacrilège de les laisser !

Au Pirée, un taxi nous conduisit vers l'aéroport. Cette fois, ce fut Walter qui n'en menait pas large pendant que notre chauffeur zigzaguait sur l'autoroute.

Heureusement pour nous, il y avait encore de la place à bord du petit avion qui assurait la liaison avec la Crête. À 18 heures, nous débarquions sur le tarmac d'Héraklion. Walter s'émerveilla en posant le pied sur l'île.

– Mais comment peut-on être grec et s'exiler en Angleterre ? Vous aimez donc la pluie à ce point ?

– Je vous rappelle que, ces dernières années, je me trouvais plutôt sous les latitudes chiliennes, je suis un homme de tous les pays, chaque nation a ses attraits.

– Oui, enfin il y a quand même trente-cinq degrés de différence entre ici et là-bas !

– Peut-être pas autant, mais il est vrai que le climat...

– Je parlais du taux d'alcool entre notre bière anglaise et cet ouzo que votre tante m'a fait goûter tout à l'heure, dit Walter en me coupant la parole.

Il héla un taxi, me fit signe de monter le premier et donna l'adresse au chauffeur. Pas une seconde je n'aurais imaginé jusqu'où ce voyage me conduirait.

Le Dr Magdalena Kari nous accueillit derrière les grilles de l'institut où un vigile nous avait demandé de bien vouloir patienter.

– Pardonnez-nous, ces mesures de sécurité sont bien inamicales, dit Magdalena en faisant signe au gardien de nous laisser entrer. Nous sommes obligés de prendre toutes les mesures nécessaires, le matériel dont nous disposons ici est classé sensible.

Magdalena nous guida à travers le parc qui entourait l'imposant bâtiment en béton. Une fois dans l'immeuble, nous dûmes nous plier à de nouvelles contraintes sécuritaires. On échangea nos papiers d'identité contre deux badges où figurait la mention « visiteur » en gros caractères ; Magdalena signa une main courante et nous entraîna vers son bureau. Je pris la parole le premier ; je ne sais pas quel instinct me poussa à ne pas tout lui raconter, à minimiser le but de notre déplacement et le pourquoi de l'expérimentation que nous souhaitions mener. Magdalena écouta avec beaucoup d'attention l'exposé, pourtant décousu, que je lui faisais. Walter était perdu dans ses pensées. Peut-être à cause de la ressemblance entre notre hôtesse et Miss Jenkins, qui me surprit aussi.

– Nous avons plusieurs lasers, dit-elle, hélas, il m'est impossible d'en mettre un à votre disposition sans autorisation préalable ; cela va prendre du temps.

– Nous avons fait un long voyage et nous devons repartir dès demain, supplia Walter, sorti de sa rêverie.

– Je vais voir ce que je peux faire, mais je ne peux rien vous promettre, s'excusa Magdalena en nous demandant d'attendre quelques instants.

Elle nous laissa seuls dans son bureau, nous priant de n'en sortir sous aucun prétexte. Il nous était interdit de circuler dans l'enceinte de l'établissement sans être accompagnés.

L'attente dura quinze bonnes minutes. Magdalena revint accompagnée du Pr Dimitri Mikalas, qui se présenta à nous en qualité de directeur du centre de recherches. Il s'installa dans le fauteuil de Magdalena et nous pria courtoisement de lui expliquer ce que nous attendions de lui. Cette fois, Walter prit la parole. Je ne l'avais jamais vu aussi peu loquace. Était-il mû par le même instinct que moi un peu plus tôt ? Il se contenta de se recommander de plusieurs collègues de l'Académie, chacun avait un titre impressionnant mais je n'avais jamais entendu parler de la plupart d'entre eux.

– Nous entretenons d'excellents rapports avec l'Académie des sciences britannique, et je serais très embarrassé de ne pas pouvoir répondre favorablement à la demande de deux de ses éminents membres. Surtout quand ces derniers ont de pareils appuis. Je dois faire quelques contrôles d'usage, dès que vos identités me seront confirmées, je vous donnerai accès à l'un de nos lasers, afin que vous puissiez procéder à vos expérimentations. Nous en avons justement un qui sort de maintenance. Il ne devait être opérationnel que demain. Vous pourrez en disposer à votre guise toute la nuit. Magdalena restera avec vous pour en assurer le bon fonctionnement.

Nous avons remercié chaleureusement le professeur pour la générosité de son accueil, ainsi que Magdalena qui acceptait de nous consacrer sa soirée. Ils nous abandonnèrent, le temps d'aller faire leurs vérifications.

– Croisons les doigts pour qu'ils ne contrôlent pas tous les noms que je leur ai donnés, me chuchota Walter à l'oreille, la moitié de la liste est bidon.

Un peu plus tard, Magdalena revint nous chercher et nous escorta jusqu'à la salle où se trouvait le laser que nous convoitions.

Je n'aurais jamais imaginé pouvoir utiliser un appareil aussi magnifique que celui que nous découvrîmes en pénétrant dans ce sous-sol. Je pouvais voir dans le regard quasi maternel que Magdalena posait sur ce laser, combien elle était fière de le manipuler. Elle s'installa derrière le pupitre de commandes et actionna plusieurs interrupteurs.

– Bien, me dit-elle, si nous laissions maintenant les courtoisies de rigueur et que vous me disiez enfin ce que vous attendez vraiment de ce petit bijou de technologie. Tout à l'heure dans mon bureau, je n'ai pas cru une seconde à vos explications aussi décousues qu'incompréhensibles, et le Pr Mikalas doit être bien préoccupé en ce moment, pour ne pas vous avoir tout simplement congédiés.

– Je ne sais pas ce que nous cherchons exactement, repris-je aussitôt, sinon à reproduire un phénomène dont nous avons été témoins. Quelle est la puissance de ce petit bijou ? demandai-je à Magdalena.

– 2,2 mégawatts, répondit-elle la voix pleine d'orgueil.

– Sacrée ampoule ! Presque trente-sept mille fois la puissance de celles qui se trouvent dans le salon de votre mère, me susurra Walter, ravi de la promptitude de son calcul.

Magdalena arpenta la pièce ; en repassant devant la console elle appuya sur un nouvel interrupteur et l'appareil se mit à bourdonner. L'énergie fournie par les électrons du courant électrique commençait à stimuler les atomes de gaz contenus dans le tube en verre. Les photons ne tarderaient pas à entrer en résonnance entre les deux miroirs situés à chaque extrémité du tube, permettant au processus de s'amplifier ; dans quelques instants le faisceau serait assez puissant pour traverser la paroi semi-transparente du miroir.

– Il est presque opérationnel, placez donc l'objet que vous voulez analyser devant la sortie du faisceau et laissez-moi terminer mes réglages, nous tirerons des conclusions plus tard, dit-elle.

Je sortis le pendentif de ma poche, le positionnai en bonne place sur un socle et attendis.

Magdalena avait bridé la puissance de l'instrument, elle libéra le rayon qui ricocha sur le pendentif, comme si la surface de ce dernier lui était totalement imperméable. Je profitai de ce qu'elle était en train de vérifier les paramètres qui défilaient sur son écran de contrôle, pour tourner la molette et amplifier l'intensité du laser. Magdalena se retourna vers moi et me fustigea du regard.

– Qui vous a autorisé à faire cela ? me dit-elle en repoussant ma main.

J'attrapai la sienne et la suppliai de me laisser faire. Alors que j'amplifiais la puissance du faisceau, je vis la stupéfaction dans le regard de Magdalena. Sur le mur venait de s'imprimer la même série impressionnante de points que celle que nous avions vue par une nuit d'orage.

– Qu'est-ce que c'est que ça ? murmura Magdalena stupéfaite.

Walter éteignit la lumière et les points sur le mur se mirent à scintiller.

– On dirait bien que cela ressemble à des étoiles, dit-il d'une voix qui trahissait sa joie.

Tout comme nous, Magdalena n'en croyait pas ses yeux. Walter plongea la main dans sa poche et en sortit un petit appareil photo numérique.

– Les vertus du tourisme ! dit-il en appuyant sur le déclencheur. Il prit une bonne dizaine de photos. Magdalena coupa le faisceau et se tourna vers moi.

– Quelle est la fonction de cet objet ?

Mais avant que je tente de lui fournir une quelconque explication, Walter ralluma la lumière.

– Vous en savez autant que nous. Nous avons juste constaté ce phénomène et voulions le reproduire, voilà tout.

Walter avait discrètement rangé son appareil photo dans sa poche. Le Pr Dimitri Mikalas entra dans la pièce et referma la porte derrière lui.

– Phénoménal ! dit-il en me souriant.

Il avança près du socle où le pendentif était posé et s'en empara.

– Il y a une coursive d'observation, me dit-il en désignant les vitrages que je n'avais pas vus en haut de la pièce. Je n'ai pas pu résister à l'envie de regarder ce que vous faisiez.

Le professeur fit tourner le pendentif dans le creux de sa main et l'approcha de son œil pour essayer de voir au travers. Il se retourna vers moi.

– Vous ne voyez pas d'objection à ce que j'étudie cet étrange objet cette nuit ? Bien entendu, je vous le restituerai à la première heure demain matin.

Était-ce l'arrivée inopinée d'un gardien de la sécurité ou le ton qu'avait emprunté le Pr Mikalas qui fit réagir ainsi Walter ? Je ne le saurai jamais ; mais ce dernier fit un pas vers le professeur et lui allongea une droite stupéfiante. Dimitri Mikalas s'étala de tout son long et je n'eus d'autre choix que de m'occuper du garde qui avait sorti sa matraque et s'apprêtait à assener un mauvais coup à Walter. Magdalena poussa un hurlement, Walter se pencha vers Mikalas qui se tordait de douleur et lui reprit l'objet ; quant à moi, mon uppercut n'avait pas été suffisant pour assommer le gardien, et nous roulions sur le sol, comme deux gosses qui se chamaillent en cherchant à prendre le dessus. Walter mit un terme à la bagarre. Il attrapa le gardien par l'oreille et le souleva avec une force inouïe. Ce dernier lâcha prise en hurlant tandis que Walter me regardait furieux.

– Rendez-vous utile et passez-lui les menottes qui pendent à sa ceinture, je ne vais quand même pas lui arracher le lobe !

Je m'exécutai et attachai le gardien ainsi que Walter me l'avait demandé.

– Vous ne savez pas ce que vous faites, gémit le professeur.

– Non, je vous l'ai dit tout à l'heure, nous n'en avons pas la moindre idée, répondit Walter. Comment sort-on d'ici ? demanda-t-il à Magdalena. Ne m'obligez pas à utiliser la manière forte avec vous, j'aurais horreur de lever la main sur une femme.

Magdalena le regarda fixement, refusant de lui répondre. J'ai bien cru que Walter allait la gifler et je m'interposai. Walter hocha la tête et m'ordonna de le suivre. Il prit le combiné du téléphone qui se trouvait sur le pupitre et l'arracha de la console. Puis il ouvrit la porte du sous-sol, jeta un coup d'œil et m'entraîna dans sa fuite. Le couloir était désert, Walter referma la porte à clé derrière nous, estimant que nous avions cinq minutes à peine avant que l'alerte soit donnée.

– Mais qu'est-ce qui vous a pris ? demandai-je.

– On en discutera plus tard, répondit-il en se mettant à cavaler.

L'escalier, devant nous, grimpait vers le rez-de-chaussée. Walter s'arrêta sur le palier, reprit son souffle et poussa la porte qui s'ouvrait sur le hall. Il se présenta devant le gardien qui, en échange de nos badges, nous restitua nos passeports. Nous marchions vers la sortie quand un talkie-walkie se mit à crachouiller ; Walter me regarda.

– Vous n'avez pas confisqué sa radio au garde ?

– J'ignorais qu'il en avait une.

– Alors courez !

Nous avons piqué un sprint dans le parc, visant les grilles et priant pour que personne ne nous barre le passage. Le vigile n'eut pas le temps de réagir. Alors qu'il sortait de sa guérite et tentait de nous interpeller, Walter lui assena un coup d'épaule digne d'un rugbyman et l'envoya valdinguer dans les roses, au sens propre du terme. Mon camarade appuya sur le bouton qui commandait le portail et nous détalâmes comme des lapins.

– Walter, qu'est-ce qui vous a pris, bon sang ?

– Pas maintenant ! hurla-t-il, alors que nous dévalions un escalier qui nous rapprochait des bas quartiers de la ville.

La rue défilait à toute vitesse et l'allure de Walter ne faiblissait pas. Une autre ruelle en pente raide dans laquelle nous nous enfonçâmes, un virage sec et nous atterrîmes sur une avenue, évitant de justesse une moto qui passait en trombe. Je n'avais jamais visité la Crète à ce rythme-là.

– Par ici, me cria Walter alors qu'une voiture de police remontait vers nous, toutes sirènes hurlantes.

À l'abri d'une porte cochère, je repris un peu de souffle et Walter m'entraîna à nouveau dans une course folle.

– Le port, où se trouve le port ? me demanda-t-il.

– Par là, répondis-je en désignant une petite rue sur notre gauche.

Walter me tira par le bras, et cette fuite, dont je ne comprenais toujours pas le sens, reprit.

La zone portuaire était en vue, Walter ralentit le pas ; sur le trottoir, deux policiers ne semblaient pas nous porter plus d'attention que cela. Un ferry en partance pour Athènes se trouvait à quai, des voitures y embarquaient déjà tandis que les passagers attendaient leur tour derrière une billetterie.

– Allez nous acheter deux places, ordonna Walter. Je fais le guet.

– Vous voulez rentrer à Hydra par la mer ?

– Vous préférez vous frotter aux contrôles de sécurité de l'aéroport ? Non, alors allez donc prendre ces billets au lieu de discuter.

Je revins quelques instants plus tard ; le ferry voyagerait une bonne partie de la nuit et j'avais réussi à obtenir une cabine avec deux couchettes. De son côté, Walter avait acheté une casquette à un marchand ambulant et un drôle de chapeau qu'il me tendit.

– N'embarquons pas en même temps, laissez s'intercaler une dizaine de passagers entre nous, si la police est à nos trousses elle cherche deux hommes qui voyagent ensemble ; et mettez donc ce ridicule chapeau, il vous ira comme un gant ! Rejoignons-nous sur le pont avant du navire, dès qu'il aura largué les amarres.

J'exécutai les instructions de Walter à la lettre et le retrouvai une heure plus tard, au lieu du rendez-vous.

– Walter, je dois vous avouer que vous m'avez sacrément impressionné. Entre votre fulgurant coup de poing et cette course-poursuite à travers la ville, je ne m'attendais pas du tout à cela... Est-ce que vous pouvez enfin m'expliquer pourquoi vous avez assommé ce professeur ?

– Mais c'est qu'il va m'engueuler en plus ! Lorsque nous sommes entrés dans le bureau de cette Magdalena, quelque chose m'a tout de suite intrigué. Le confrère qui nous avait recommandés m'avait confié avoir fait ses études avec elle. Or le collègue en question part à la retraite dans deux mois et la femme qui s'est présentée à nous avait à peine trente-cinq ans. À Hydra, j'avais aussi consulté l'annuaire du centre et le directeur n'est absolument pas ce professeur qui pourtant en revendiquait le titre. Étrange, non ?

– Admettons, mais de là à lui briser la mâchoire !

– Ce sont plutôt mes phalanges que j'ai esquintées, si vous saviez ce que j'ai mal à la main !

– Et où avez-vous appris à vous battre comme ça ?

– Vous n'avez jamais connu le pensionnat, n'est-ce pas ? Ni les brimades, ou les châtiments corporels, pas plus que les bizutages ?

J'avais eu la chance d'avoir des parents qui ne se seraient séparés de leur fils pour rien au monde.

– C'est bien ce que je pensais, reprit Walter.

– Était-ce nécessaire de réagir avec autant d'emportement, il suffisait de nous en aller.

– Il y a des moments, Adrian, où vous devriez redescendre un peu de vos étoiles ! Quand ce Dimitri vous a demandé s'il pouvait vous emprunter le pendentif, il l'avait déjà mis dans sa poche. Je ne crois pas que l'arrivée du vigile vous aurait laissé beaucoup le choix, et je doute fort que vous ayez revu votre précieux objet de sitôt. Un dernier détail, et pas des moindres, au cas où vous ayez encore quelques reproches à me faire : ce professeur que j'ai un peu bousculé me semblait moins étonné que nous du résultat de notre expérience. J'ai peut-être réagi un peu fort, mais je suis certain d'avoir eu raison.

– Nous voilà maintenant comme deux fugitifs et je me demande bien quelles seront les suites de cette affaire.

– Nous le verrons à la descente de ce navire, mais je ne serais pas étonné qu'il y en ait quelques-unes.

*

* *


Athènes

– Comment va le professeur ? demanda la voix dans le combiné.

– Une fracture de la mandibule, une torsion des ligaments du cou, mais pas de traumatisme crânien, répondit la femme.

– Je n'avais pas prévu qu'ils réagiraient de la sorte. Je crains que désormais la partie se complique.

– Rien de tout cela n'était prévisible, monsieur.

– Et l'objet nous a filé entre les doigts, ce qui est encore plus regrettable. Aucune idée de l'endroit où se trouvent nos deux fugitifs ?

– Ils ont embarqué à bord d'un ferry qui relie Héraklion à Athènes, ils débarqueront demain matin.

– Avons-nous quelqu'un à bord ?

– Oui, cette fois la chance était de notre côté. Un de nos hommes les a repérés sur le port ; sans instruction, il ne les a pas interpellés, mais il a eu la présence d'esprit de monter sur le navire. J'ai reçu un message alors que le bateau appareillait. Que puis-je faire d'autre ?

– Vous avez fait ce qu'il fallait. Débrouillez-vous pour que cet incident passe inaperçu, le professeur aura fait une mauvaise chute dans l'escalier. Ordonnez au chef de la sécurité qu'aucune mention de ce regrettable épisode ne soit portée dans les mains courantes de l'institut, il n'est pas question qu'à son retour de vacances le directeur découvre quoi que ce soit.

– Vous pouvez compter sur moi, monsieur.

– Il serait aussi peut-être temps de faire changer le nom qui figure sur la porte de votre bureau. Magdalena est décédée il y a six mois et cela commence à être de très mauvais goût.

– Peut-être mais cela nous aura été fort utile aujourd'hui !

– Au vu des résultats, je n'en jurerais pas, répondit l'homme en reposant le combiné sur son socle.

*

* *


Amsterdam

Jan Vackeers s'approcha de la fenêtre pour réfléchir quelques instants. La situation le contrariait bien plus qu'il ne voulait se l'avouer. Il décrocha à nouveau son téléphone et composa un numéro à Londres.

– Je voulais vous remercier de votre appel hier, Sir Ashton ; hélas, l'opération à Héraklion a échoué.

Vackeers fit un rapport détaillé à son interlocuteur des événements qui s'étaient déroulés quelques heures plus tôt.

– Nous souhaitions la plus grande discrétion.

– Je le sais et croyez bien que j'en suis désolé, répondit Vackeers.

– Pensez-vous que nous soyons compromis ? demanda Sir Ashton.

– Non, je ne vois pas comment un lien quelconque pourrait être établi. Ce serait leur accorder trop d'intelligence.

– Vous m'avez demandé de mettre sur écoute téléphonique deux membres de l'Académie des sciences, j'ai accédé à votre requête, relayé celle-ci à Athènes, et cela en dérogeant à toutes les procédures d'usage. J'ai eu l'obligeance de vous informer que l'un d'entre eux sollicitait un confrère pour obtenir un accès privilégié au centre de recherches d'Héraklion. J'ai fait en sorte que sa requête aboutisse et, à votre demande, vous ai laissé pleins pouvoirs pour mener à bien la suite des opérations. Le lendemain, une bagarre éclate dans les sous-sols et nos deux lascars s'enfuient ; vous ne croyez toujours pas qu'ils risquent de se poser quelques questions ?

– Pouvions-nous rêver meilleure opportunité de récupérer cet objet ? Ce n'est pas de ma faute si Athènes a raté son coup. Paris, New York et le nouveau Zurich sont désormais sur le qui-vive, je crois qu'il est temps de tous nous réunir et de décider en commun de ce que nous devons faire. À agir de la sorte, nous allons finir par provoquer exactement ce que nous souhaitons empêcher.

– Eh bien moi, je vous suggère le contraire et d'être plus discret, Vackeers. Je ne donne pas longtemps avant que la rumeur de cet incident ne s'ébruite. Faites le nécessaire pour que cela ne soit pas le cas. Sinon, je ne réponds plus de rien.

– Qu'entendez-vous par là ?

– Vous m'avez très bien compris, Vackeers.

On frappa à la porte de son bureau. Vackeers mit un terme à la conversation.

– Je ne vous dérange pas ? demanda Ivory en entrant dans la pièce.

– Pas le moins du monde.

– J'ai cru vous entendre parler.

– Je dictais un courrier à mon assistante.

– Tout va bien ? Vous avez mauvaise mine.

– Ce vieil ulcère qui me fait souffrir.

– Je suis désolé de l'apprendre. Êtes-vous toujours partant pour une partie d'échecs chez vous ce soir ?

– Je crains de devoir y renoncer, je vais me reposer.

– Je comprends, répondit Ivory, une autre fois peut-être ?

– Dès demain, si vous le souhaitez.

– Alors à demain, cher ami.

Ivory referma la porte et emprunta le couloir qui menait vers la sortie, il fit demi-tour et s'arrêta devant le bureau de l'assistante de Vackeers. Il poussa la porte et constata que la pièce était vide, ce qui à presque 21 heures ne l'étonnait pas plus que cela.

*

* *


Mer Égée

Le ferry filait à bonne allure sur la mer calme, je dormais profondément sur la couchette supérieure de la cabine quand Walter me réveilla. J'ouvris les yeux, le jour n'était pas encore levé.

– Qu'est-ce que vous voulez, Walter ?

– Cette côte dont nous nous rapprochons, c'est quoi ?

– Comment voulez-vous que je le sache ? Je ne suis pas nyctalope !

– Vous êtes d'ici, oui ou non ?

Je me levai à contrecœur et m'approchai du hublot. Il n'était pas difficile de reconnaître la forme en croissant de l'île de Milos ; pour en avoir le cœur net, il suffirait de monter sur le pont et vérifier qu'Antimilos, un îlot inhabité, se présentait à bâbord.

– Le navire s'y arrête ? demanda Walter.

– Je mentirais si je vous disais que j'ai une carte de fidélité sur cette liaison maritime, mais la terre se rapprochant de plus en plus, j'imagine que nous faisons escale à Adamas.

– C'est une grande ville ?

– Je dirais plutôt un grand village.

– Alors levez-vous, c'est là que nous descendons.

– Qu'est-ce que nous allons faire à Milos ?

– Demandez-moi plutôt ce que je préfère que nous ne fassions pas en arrivant à Athènes.

– Walter, vous croyez vraiment qu'on guette notre arrivée au Pirée ? Nous ne savons même pas si cette voiture de police était à nos trousses ou si elle passait simplement par là. Je crois que vous accordez bien trop d'importance à ce fâcheux épisode.

– Alors vous m'expliquerez pourquoi quelqu'un a essayé deux fois d'entrer dans la cabine pendant que vous dormiez.

– Rassurez-moi, vous n'avez pas aussi assommé cette personne ?

– Je me suis contenté d'ouvrir la porte, mais la coursive était déserte, l'individu avait déjà filé.

– Ou il est entré dans la cabine d'à côté après s'être aperçu de son erreur !

– Deux fois de suite ? Permettez-moi d'en douter. Rhabillez-vous et descendons discrètement dès que le navire sera à quai. Nous attendrons sur le port et prendrons le prochain bateau pour Athènes.

– Même si celui-ci ne part que la nuit prochaine ?

– Nous avions prévu de passer la nuit à Héraklion, non ? Si vous avez peur que votre mère s'inquiète de notre retard, nous l'appellerons dès que le jour sera levé.

Je ne savais pas si les inquiétudes de Walter étaient fondées, ou si ce dernier trouvait du plaisir dans l'aventure que nous avions vécue la veille, et cherchait par quelque artifice à la prolonger un peu plus. Et pourtant, lorsque la passerelle se releva, je vis cet homme qui nous regardait fixement depuis le pont supérieur et que Walter me montrait. Je ne suis pas sûr que mon collègue ait eu raison de lui faire un bras d'honneur alors que le ferry s'éloignait du quai.

Nous nous sommes installés à la terrasse d'un bar de pêcheurs qui ouvrait ses portes dès qu'accostait le premier ferry, il était 6 heures du matin et le soleil se levait derrière la colline. Un petit avion grimpa dans le ciel et changea de cap au-dessus du port avant de filer vers le large.

– Il y a un aéroport par ici ? demanda Walter.

– Une piste, oui, si ma mémoire est bonne, mais je crois que seuls les avions postaux et quelques appareils privés l'utilisent.

– Allons-y ! Si par chance nous pouvions embarquer sur l'un d'eux, nous sèmerions définitivement nos poursuivants.

– Walter, je crois que vous êtes en pleine crise de paranoïa, je ne pense pas une seconde que quiconque nous poursuive.

– Adrian, malgré toute l'amitié que je vous porte, laissez-moi vous dire que vous m'emmerdez sérieusement !

Walter régla les deux cafés que nous avions consommés et je n'eus plus qu'à lui montrer la route qui conduisait vers le petit aérodrome.

Nous voilà, Walter et moi sur le bord de la route, à faire du stop. La première demi-heure ne fut pas très concluante, le soleil faisait briller les pierres blanches et la chaleur montait.

Un groupe de jeunes semblait s'amuser de notre situation. Nous devions avoir l'air de deux touristes égarés et ils furent plutôt surpris quand je les appelai à notre aide, en grec, ne faisant aucun cas de leurs moqueries. Le plus âgé d'entre eux voulut monnayer son assistance, mais Walter qui avait tout compris de la situation fut suffisamment convaincant pour que deux selles de mobylettes s'offrent à nous comme par enchantement.

Nous sommes partis, agrippés à nos pilotes respectifs ; à cette vitesse et à ce degré d'inclinaison dans les virages, je ne trouve pas d'autre mot pour qualifier ceux qui nous conduisaient sur les routes sinueuses. Nous filions vers le petit aérodrome de l'île. Devant nous s'étendait un grand marais salant ; derrière, une piste de goudron s'étirait d'est en ouest, le tarmac était désert. Le plus dégourdi de ceux qui nous avaient accompagnés m'indiqua que l'appareil qui livrait le courrier tous les deux jours était déjà reparti, nous venions de le rater.

– C'est certainement celui que nous avons vu tout à l'heure, dis-je.

– Quelle perspicacité ! répondit Walter.

– Il y a toujours l'avion médical, si vous êtes si pressés, me confia le plus jeune de la bande.

– Quel avion ?

– Le médecin qui vient quand quelqu'un tombe gravement malade, il a son propre coucou. Dans la cahute là-bas, il y a un téléphone pour l'appeler, mais c'est seulement en cas d'urgence. Quand mon cousin a eu une crise d'appendicite, il est venu le chercher en une demi-heure.

– Je crois que je commence à avoir très mal au ventre, me dit Walter à qui je venais de traduire la conversation.

– Vous n'allez quand même pas déranger un toubib et dérouter son appareil pour gagner Athènes ?

– Si je décède d'une péritonite, vous porterez la responsabilité de ma mort toute votre vie ! Lourd fardeau ! gémit Walter en tombant à genoux.

Les gamins se mirent à rire. Les simagrées de Walter étaient irrésistibles.

Le plus âgé me montra le vieux combiné téléphonique vissé à la paroi de ce qui faisait office de tour de contrôle. Une cahute en bois, avec une chaise, une table et un poste de radio VHF qui devait dater de la guerre. Il refusa de passer l'appel, si notre supercherie était découverte il en prendrait pour son grade et il préférait éviter la trempe que son père ne manquerait pas de lui administrer. Walter se releva pour lui tendre quelques billets, de quoi convaincre notre nouvel ami qu'une bonne fessée n'était pas si terrible.

– Et maintenant vous corrompez des enfants. De mieux en mieux !

– J'allais vous demander de partager cette somme, mais si vous m'avouez que vous vous amusez autant que moi, je prends tout à ma charge !

Je n'avais pas besoin de mentir et je sortis mon portefeuille pour participer au prix du mensonge. Le garçon décrocha le combiné, fit tourner la manivelle et expliqua au médecin que son aide était requise au plus vite. Un touriste se tordait de douleur, on l'avait conduit jusqu'à la piste, il n'avait plus qu'à venir le chercher.

Une demi-heure plus tard, nous entendîmes le ronronnement d'un moteur qui se rapprochait. Soudain, Walter n'eut plus besoin de simuler un quelconque mal à l'estomac pour se jeter ventre à terre ; le petit Piper-cub nous avait survolés en rase-mottes. L'appareil fit un virage sur l'aile avant de s'aligner dans l'axe de la piste, sur laquelle il rebondit trois fois avant de s'immobiliser.

– Je comprends mieux maintenant le terme de « coucou » ! soupira Walter.

L'avion fit demi-tour et se rapprocha de nous. Une fois à notre hauteur, le pilote coupa le moteur, l'hélice continua de tourner encore quelques instants, les pistons toussotèrent et le calme revint. Les gamins étaient tous attentifs à la scène qui allait se dérouler. Pas un ne pipait mot.

Le pilote descendit de son avion, ôta sa casquette en cuir, ses lunettes et nous salua. Le Dr Sophie Schwartz, soixante-dix ans passés, avait l'allure élégante d'une Amelia Earhart. Elle nous demanda dans un anglais presque parfait, bien que teinté d'un léger accent allemand, lequel de nous deux était malade.

– Lui ! s'exclama Walter en me désignant du doigt.

– Vous n'avez pas l'air très souffrant jeune homme ? Que vous arrive-t-il ?

J'étais pris de court, et il m'était impossible d'entretenir le mensonge de Walter. J'avouai tout de notre situation à cette doctoresse qui m'interrompit le temps d'allumer sa cigarette.

– Si je comprends bien, me dit-elle, vous avez dérouté mon avion médical, parce que vous aviez besoin d'un transport privé jusqu'à Athènes ? Vous ne manquez pas de toupet !

– C'est moi qui ai eu cette idée, souffla Walter.

– Ça ne change pas grand-chose à votre irresponsabilité, jeune homme ! lui dit-elle en écrasant son mégot sur le goudron.

– Je vous présente toutes mes excuses, dit Walter d'un air penaud.

Les enfants qui assistaient à la scène, sans comprendre ce qui se disait, semblaient se régaler du spectacle.

– Vous êtes recherchés par la police ?

– Non, jura Walter, nous sommes deux scientifiques de la Royal Academy de Londres et nous nous trouvons dans une situation délicate. Nous ne sommes pas malades, c'est vrai, mais nous avons besoin de votre aide, supplia-t-il.

la doctoresse sembla soudain se détendre.

– L'Angleterre, Dieu que j'aime ce pays. J'étais follement admirative de Lady Di, quelle tragédie !

Je vis Walter se signer et je me demandai où s'arrêteraient ses talents de comédien.

– Le problème, reprit la doctoresse, c'est que mon avion n'est équipé que de deux sièges, dont le mien.

– Et les blessés, comment faites-vous pour les évacuer ? demanda Walter.

– Je suis un médecin volant, pas une ambulance. Si vous êtes disposés à vous serrer, je pense pouvoir décoller quand même.

– Pourquoi quand même ? interrogea Walter, inquiet.

– Parce que nous serons un peu plus lourds que le maximum toléré, mais la piste n'est pas aussi courte qu'elle paraît. En partant pleins gaz et freins serrés, nous aurons probablement assez de vitesse pour nous envoler.

– Et dans le cas contraire ? demandai-je.

– Plouf ! répondit la doctoresse.

Dans un grec cette fois dénué de tout accent, elle ordonna aux enfants de s'éloigner et nous invita à la suivre. En faisant le tour de son avion pour effectuer sa visite prévol, elle se livra un peu à nous.

Son père était un juif allemand, sa mère italienne. Pendant la guerre, ils s'étaient installés sur une petite île grecque. Les villageois les avaient cachés ; après l'armistice ils n'avaient jamais voulu quitter l'île.

– Nous avons toujours vécu ici ; quant à moi, je n'ai jamais pensé m'installer ailleurs. Connaissez-vous dans le monde plus beau paradis que ces îles ? Papa était pilote, maman infirmière, allez chercher pourquoi je suis devenue médecin volant ! À vous maintenant ; si vous m'expliquiez ce que vous fuyez vraiment. Oh, et puis, après tout, cela ne me regarde pas et vous n'avez pas l'air bien méchants. De toute façon, on va bientôt m'ôter ma licence, alors toutes les occasions de voler sont bonnes à prendre. Vous me paierez mon carburant, voilà tout.

– Pourquoi vont-ils vous enlever votre licence ? s'inquiéta Walter.

La doctoresse continuait d'inspecter son avion.

– Chaque année, un pilote doit effectuer une visite médicale et tester son acuité visuelle. Jusqu'à présent, c'était un vieil ami ophtalmo, et très complaisant, qui s'en chargeait, il feignait gentiment d'ignorer que je connais par cœur le tableau d'examen, y compris la dernière ligne où les lettres sont devenues bien trop petites pour moi. Mais il a pris sa retraite et je ne vais plus pouvoir tromper mon monde bien longtemps. Ne faites pas cette tête-là, même les yeux fermés, je pourrais encore faire voler ce vieux Piper ! dit la doctoresse en partant dans un grand éclat de rire.

Elle préférait ne pas se poser à Athènes. Pour atterrir sur un aéroport international, il faut demander une autorisation par radio, passer un contrôle de police à l'arrivée, elle aurait beaucoup trop de formulaires à remplir. En revanche, elle connaissait, à Porto Éli, un petit terrain abandonné dont la piste était encore praticable. De là, nous n'aurions plus qu'à prendre un bateau-taxi jusqu'à Hydra.

Walter s'assit le premier, je me calais du mieux que je le pouvais sur ses genoux. La ceinture n'était pas assez grande pour nous sécuriser tous les deux, nous devrions nous passer d'elle. Le moteur toussa, l'hélice se mit à tournoyer lentement avant d'accélérer dans un crachement de fumée. Sophie Schwartz tapota sur la carlingue pour nous faire comprendre que nous allions bientôt décoller. Le vacarme était tel que c'était bien le seul moyen de communiquer. L'appareil remonta lentement la piste, fit demi-tour pour se mettre face au vent, le moteur grimpa en régime. L'avion tremblait si fort que je m'attendais à le voir se disloquer avant le décollage. Notre pilote libéra les freins et le goudron commença à défiler sous les roues. Nous étions presque arrivés au bout de la piste quand enfin l'avant se souleva et nous quittâmes la terre ferme. Sur le tarmac, les enfants agitaient leurs mains en signe d'au revoir. Je hurlais à Walter d'en faire de même, pour les remercier, mais il me hurla à son tour qu'il faudrait probablement une clé à molette, à notre arrivée, pour desserrer ses doigts de la ferrure à laquelle il s'accrochait.

Je n'avais encore jamais vu l'île de Milos comme ce matin-là, nous survolions la mer à quelques centaines de mètres d'altitude, l'avion n'avait pas de verrière, le vent sifflait entre les haubans et je ne m'étais jamais senti aussi libre.

*

* *


Amsterdam

Il fallut quelques instants à Vackeers avant de s'accoutumer à la pénombre des sous-sols ; il y a encore quelques années, ses yeux s'en accommodaient aussitôt, mais il avait vieilli. Lorsqu'il jugea y voir suffisamment clair pour parcourir le dédale de poutres qui soutenaient le bâtiment, il avança prudemment sur les passerelles de bois posées à quelques dizaines de centimètres au-dessus de l'eau, insensible au froid et à l'humidité qu'entretenait le canal souterrain. Vackeers connaissait bien les lieux, il se trouvait maintenant à la verticale de la grande salle ; lorsqu'il se situa sous les cartes en marbre, il appuya sur une clé de soutènement fichée dans un madrier et attendit que le mécanisme opère. Deux planches pivotèrent, ouvrant un chemin qui permettait maintenant de rejoindre le mur du fond. Une porte, jusque-là invisible dans l'obscurité, se détachait de l'uniformité de la brique. Vackeers referma à clé derrière lui et alluma la lumière.

Une table en métal et un fauteuil composaient le mobilier ; pour tout matériel, la salle était équipée d'un écran plat et d'un ordinateur. Vackeers s'installa devant le clavier et regarda sa montre. Un signal sonore le prévint que la conférence venait de débuter.

– Bonjour messieurs, pianota Vackeers sur le clavier de son ordinateur. Vous savez pourquoi nous sommes réunis aujourd'hui.

– MADRID : Je croyais ce dossier clos depuis des années ?

– AMSTERDAM : Nous le pensions tous, mais certains événements récents rendaient nécessaire la recomposition de cette cellule. Cette fois, il serait préférable qu'aucun de nous ne cherche à défier les autres.

– ROME : L'époque n'est plus la même.

– AMSTERDAM : Heureux de vous l'entendre dire, Lorenzo.

– BERLIN : Qu'attendez-vous de nous ?

– AMSTERDAM : Une mise en commun de nos moyens, et que chacun applique les décisions que nous serons amenés à prendre.

– PARIS : La lecture de votre rapport laisse entendre qu'Ivory aurait vu juste il y a trente ans, je me trompe ? Ne devrions-nous pas l'inviter à se joindre à nous ?

– AMSTERDAM : Cette découverte semble en effet corroborer les théories d'Ivory mais je pense préférable de le tenir à l'écart. Il reste imprévisible dès que l'on aborde le sujet qui nous réunit aujourd'hui.

– LONDRES : Il existe donc bien un second objet, en tout point identique au nôtre ?

– ATHÈNES : Sa forme est différente mais leur appartenance commune est désormais certaine. Si l'épisode d'hier soir fut un incident regrettable, il nous en a apporté la preuve irréfutable. Et nous aura révélé une propriété que nous ignorions. L'un des nôtres a pu la constater de visu.

– ROME : Celui qui s'est fait casser la figure ?

– AMSTERDAM : Celui-là même.

– PARIS : Pensez-vous qu'il y ait d'autres objets ?

– AMSTERDAM : Ivory en est convaincu, mais la vérité est que nous n'en savons rien. Notre préoccupation du moment est de récupérer celui qui vient d'apparaître et non de savoir s'il en existe d'autres.

– BOSTON : En êtes-vous bien certain ? Comme vous l'avez rappelé, nous n'avions pas accordé de crédit aux mises en garde d'Ivory, et nous nous sommes trompés. Je veux bien que nous octroyions des fonds et des ressources humaines pour récupérer cet objet mais je préférerais savoir où nous mettons les pieds. Je doute que nous soyons encore là dans trente ans !

– AMSTERDAM : Cette découverte est purement accidentelle.

– BERLIN : Ce qui veut dire que d'autres accidents pourraient se produire !

– MADRID : À bien y réfléchir, je ne crois pas que nous ayons intérêt à tenter quoi que ce soit maintenant. Amsterdam, votre première tentative s'est soldée par un échec, un second raté éveillerait l'attention. De plus, rien ne nous prouve que celui ou celle qui détient cet objet sache de quoi il s'agit. Nous n'en sommes d'ailleurs nous-mêmes toujours pas certains. Ne ravivons pas un feu que nous ne pourrions éteindre ensuite.

– ISTANBUL : Madrid et Amsterdam expriment deux positions divergentes. Je me range aux côtés de Madrid, et vous propose de ne rien faire d'autre que de les observer, tout du moins pour l'instant. Nous nous réunirons à nouveau si la situation venait à évoluer.

– PARIS : J'adhère au point de vue de Madrid.

– AMSTERDAM : C'est une erreur. Si nous réunissions les deux objets, nous pourrions peut-être en apprendre plus.

– NEW DELHI : Mais justement, Amsterdam, nous ne voulons pas en apprendre plus, s'il y a une chose sur laquelle nous sommes tous d'accord depuis trente ans, c'est bien celle-ci !

– LE CAIRE : New Delhi a tout à fait raison.

– LONDRES : Nous devrions confisquer cet objet et clore ce dossier au plus vite.

– AMSTERDAM : Londres a raison. Celui qui le détient est un éminent cosmologue, le hasard a voulu qu'il lui soit remis par une archéologue, croyez-vous, compte tenu de leurs compétences respectives, qu'ils mettront beaucoup de temps avant de découvrir la vraie nature de ce qu'ils ont entre les mains ?

– TOKYO : À condition toutefois qu'ils y réfléchissent de concert ; sont-ils toujours en contact, l'un et l'autre ?

– AMSTERDAM : Non, pas à l'heure où nous nous parlons.

– TEL-AVIV : Alors je suis d'accord avec Le Caire, attendons.

– BERLIN : Je pense comme vous, Tel-Aviv.

– TOKYO : Moi de même.

– ATHÈNES : Vous souhaitez donc que nous les laissions libres de leurs mouvements ?

– BOSTON : Appelons cela une liberté surveillée.

Puisque rien d'autre n'était à l'ordre du jour, la séance fut levée. Vackeers éteignit son écran, de fort mauvaise humeur. La réunion ne s'était pas conclue comme il l'aurait souhaité, mais il avait été le premier à demander que s'unissent les forces de ses alliés, il respecterait donc la décision prise à la majorité.

*

* *


Hydra

Le bateau-taxi nous avait déposés en fin de matinée. Walter et moi devions avoir piètre allure pour que ma tante fasse une tête pareille en nous voyant. Elle abandonna son fauteuil pliant et la terrasse de son magasin pour se précipiter à notre rencontre.

– Vous avez eu un accident ?

– Pourquoi ? demanda Walter en remettant un peu d'ordre sur son crâne.

– Vous vous êtes regardés ?

– Disons que le voyage fut un peu plus mouvementé que prévu, mais nous nous sommes plutôt amusés, enchaîna Walter d'un ton jovial. Cela étant, une tasse de café me ferait le plus grand bien. Et deux aspirines pour me libérer de ces crampes qui me font horriblement mal aux jambes, vous n'avez pas idée à quel point votre neveu est lourd.

– Quel est le rapport entre le poids de mon neveu et vos jambes, Walter ?

– Aucun, jusqu'à ce qu'il soit assis sur mes genoux pendant une bonne heure.

– Et pourquoi Adrian était-il assis sur vos genoux ?

– Parce que, hélas, il n'y avait qu'un seul siège pour s'envoyer en l'air ! Bon, ce petit café, vous le prenez avec nous ?

Ma tante déclina l'invitation, elle avait des clients, dit-elle en s'éloignant. Walter et moi nous regardâmes étonnés, son magasin était plus vide que jamais.

– Je dois avouer que nous faisons assez négligés, dis-je à Walter.

Je levai la main pour attirer l'attention du serveur, sortis le pendentif de ma poche et le posai sur la table.

– Si j'avais imaginé une seconde que cette chose nous causerait autant de problèmes...

– À votre avis, à quoi sert-il ? me demanda Walter.

J'étais sincère en lui disant que je n'en avais pas la moindre idée ; que pouvaient donc bien représenter tous ces points qui apparaissaient quand on l'approchait d'une source de lumière vive ?

– Et pas n'importe quels points, reprit Walter, ils scintillent !

Oui, les points scintillaient, mais de là à en tirer des conclusions trop hâtives, il y avait un pas qu'un scientifique rigoureux ne se serait pas autorisé à franchir. Le phénomène dont nous avions été témoins pouvait aussi bien être accidentel.

– La porosité, invisible à l'œil nu est si infime qu'il faut une lumière extrêmement puissante pour qu'elle passe à travers la matière. Un peu comme la paroi d'un barrage qui perdrait de son étanchéité sous l'effet d'une trop forte pression de l'eau.

– Ne m'aviez-vous pas dit que votre amie archéologue n'avait rien pu vous apprendre quant à la provenance ou l'âge de cet objet ? Vous avouerez que c'est tout de même étrange.

Je ne me souvenais pas que Keira fût aussi intriguée que nous l'étions en ce moment et le fis remarquer à Walter.

– Cette jeune femme abandonne chez vous un collier qui a la curieuse faculté que nous connaissons, le bel hasard ! On tente de nous dérober son pendentif, nous devons nous enfuir comme deux innocents poursuivis par les forces du mal, mais vous n'y voyez toujours que le hasard ? Ce doit être ce que l'on appelle la rigueur scientifique ! Pourriez-vous au moins regarder de plus près les photos que j'ai eu le génie de prendre à Héraklion et me dire si ces images vous font penser à autre chose qu'à un gros plan d'un morceau de gruyère ?

Walter posa son appareil numérique sur la table où nous prenions notre petit déjeuner. Je fis défiler les images, leur taille était bien trop petite pour que je puisse me faire une idée sérieuse. Avec la plus grande attention et la meilleure volonté du monde, je ne voyais que des points ; rien qui me permît d'affirmer qu'il s'agissait d'étoiles, d'une quelconque constellation, ou même d'un amas stellaire.

– Ces photographies ne me prouvent rien, je suis désolé.

– Alors tant pis pour mes vacances, rentrons à Londres ! s'exclama Walter. Je veux en avoir le cœur net. Une fois à l'Académie nous transférerons ces photos sur un ordinateur et vous pourrez les étudier dans de bonnes conditions.

Je n'avais aucune envie de quitter Hydra, mais Walter était si passionné par cette énigme que je ne voulais pas le décevoir. Il s'était tant investi pendant que je préparais mon grand oral, que j'aurais été un ingrat de le laisser partir seul. Restait à remonter à la maison et annoncer à ma mère mon départ anticipé.

Maman me dévisagea, constata l'état de mes vêtements, les griffures sur mes avant-bras, et baissa les épaules, comme si le monde venait de s'y abattre.

Je lui expliquai pourquoi Walter et moi devions rentrer à Londres, lui promis que ce voyage ne serait qu'un aller-retour, et que je serais revenu avant la fin de la semaine.

– Si j'ai bien compris, me dit-elle, tu veux rentrer à Londres pour copier sur ton ordinateur des photos que vous avez prises avec ton ami ? Tu ne trouverais pas plus simple d'aller au magasin de ta tante ? Elle vend même des appareils jetables, si les photos sont ratées, hop, tu les mets à la poubelle !

– Nous avons peut-être découvert quelque chose d'important qui nous concerne, Walter et moi, et nous devons en avoir le cœur net.

– Si vous aviez besoin de vous prendre tous les deux en photo pour en avoir le cœur net, tu n'avais qu'à poser la question à ta mère, je t'aurais dit tout de suite !

– Mais de quoi tu parles ?

– De rien, continue à me prendre pour une andouille !

– J'ai besoin d'être à mon bureau, ici je n'ai pas le matériel nécessaire et je ne comprends pas pourquoi tu as l'air aussi contrariée ?

– Parce que j'aurais voulu que tu me fasses confiance, tu crois que je t'aimerais moins si tu me disais la vérité ? Mais même si tu m'avouais aimer cet âne au bout du jardin, tu serais quand même mon fils Adrian !

– Maman, tu es sûre que tu vas bien ?

– Moi, oui, toi, j'en doute ; retourne à Londres puisque c'est si important, je serai peut-être encore en vie quand tu reviendras, qui sait ?

Quand ma mère me faisait une scène de tragédie grecque, c'est que quelque chose la perturbait sérieusement. Mais je préférais ne pas imaginer ce qui la tracassait, tant la seule idée qui me vint en tête me parut grotesque.

Ma valise faite, je retrouvai Walter sur le port. Ma mère avait tenu à nous accompagner. Elena la rejoignit sur le quai, et elles nous firent de grands signes quand la navette prit la mer. Bien plus tard j'appris que maman avait demandé à ma tante si elle pensait que j'allais faire le voyage assis sur les genoux de Walter. J'ignorais que je ne reverrai pas Hydra de sitôt.

*

* *


Amsterdam

Jan Vackeers regarda l'heure à sa montre, Ivory n'était toujours pas là et il s'en inquiéta. Son partenaire d'échecs était d'une ponctualité sans faille et ce retard ne lui ressemblait pas. Il s'approcha de la table roulante, vérifia le plateau-repas qu'il avait fait préparer. Il picorait quelques fruits secs qui décoraient l'assiette de fromage quand on sonna à l'entrée de sa suite, la partie allait enfin pouvoir commencer. Vackeers ouvrit la porte, son majordome lui présenta une enveloppe posée sur un plateau d'argent.

– Ceci vient d'arriver, monsieur.

Vackeers se retira dans ses appartements pour prendre connaissance du pli qu'on venait de lui remettre. Sur un bristol, quelques mots rédigés à la plume :

Désolé de devoir vous faire faux bond, une obligation de dernière minute m'oblige à quitter Amsterdam, je reviendrai bientôt. Amicalement,

Ivory,

P-S : Échec et pat, ce n'est que partie remise.

Vackeers relut trois fois le post-scriptum, se demandant ce qu'Ivory voulait suggérer par cette petite phrase qui, venant de lui, ne pouvait être anodine. Il ignorait où son ami se rendait, et il était maintenant trop tard pour le faire surveiller. Quant à demander à ses alliés de prendre le relais... C'était lui qui avait insisté pour qu'on laisse Ivory à l'écart, comment leur expliquer que ce dernier avait peut-être un tour d'avance ?

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