Échec et pat, ainsi que l'avait écrit Ivory. Vackeers sourit en rangeant le bristol dans sa poche.

*

* *

Aéroport de Schiphol, Amsterdam. À cette heure tardive, seuls quelques appareils reliant les grandes capitales européennes étaient encore au sol.

Ivory tendit sa carte d'embarquement à l'hôtesse et emprunta la passerelle. Il s'installa au premier rang, boucla sa ceinture et regarda par le hublot. Dans une heure trente, il se poserait sur le petit aéroport de la City. Une voiture l'attendrait à l'arrivée, sa chambre était réservée au Dorchester, tout était en ordre. Vackeers avait dû recevoir le petit mot qu'il lui avait adressé, et cette seule pensée le fit sourire.

Ivory ferma les yeux, la nuit serait longue et chaque minute de sommeil était bonne à prendre.

*

* *


Aéroport d'Athènes

Walter tenait à tout prix à rapporter un souvenir de Grèce à Miss Jenkins. Il acheta une bouteille d'ouzo au duty free, une deuxième, au cas où la première se briserait, dit-il, et une troisième pour se faire un cadeau. Dernier appel, nos deux noms résonnèrent dans les haut-parleurs, la voix n'était pas très affable et j'appréhendais déjà le regard accusateur des passagers quand nous entrerions dans la cabine. Au terme d'une course folle dans les couloirs, nous arrivâmes juste à temps pour essuyer le savon que nous passa le chef de bord à la porte d'embarquement puis quelques réprimandes alors que nous remontions la carlingue vers les deux seules places encore libres, au dernier rang. Le décalage horaire avec l'Angleterre nous ferait gagner une heure, nous devrions arriver vers minuit à Heathrow. Walter dévora le repas qui nous avait été servi, et le mien que je lui offris volontiers. Une fois les plateaux ramassés, l'hôtesse abaissa la lumière de la cabine. Je collai mon visage au hublot et profitai du spectacle. Voir le ciel depuis une altitude de dix mille mètres est pour un astronome un merveilleux moment. L'étoile Polaire brillait devant moi, je vis Cassiopée, et je devinais Céphée à sa droite. Je me retournai vers Walter qui piquait un petit roupillon.

– Vous avez votre appareil photo sur vous ?

– Si c'est pour prendre des photos souvenirs dans cet avion, la réponse est non. Entre ce que je viens de manger et la distance qui nous sépare de la rangée de devant, je dois avoir l'air d'une baleine dans une boîte de conserve.

– Non, Walter, ce n'est pas pour vous photographier.

– Dans ce cas, si vous avez un outil qui vous permette d'atteindre ma poche, il est à vous, moi, je ne peux pas bouger.

Je dois reconnaître que nous étions serrés comme des sardines, et attraper l'appareil ne fut pas une mince affaire. Dès que je l'eus en main, je revisitai la série d'images prises à Héraklion. Une idée me traversa l'esprit, insensée, et je restai perplexe en regardant à nouveau à travers le hublot.

– Je crois que nous avons bien fait de rentrer à Londres, dis-je à Walter en glissant son appareil dans ma poche.

– Eh bien, attendez de prendre votre petit déjeuner demain matin à la terrasse pluvieuse d'un pub, et on verra si vous penserez la même chose.

– Vous serez toujours le bienvenu à Hydra.

– Vous allez me laisser dormir à la fin, vous croyez que je ne vous vois pas vous marrer chaque fois que vous me réveillez ?

*

* *


Londres

J'avais déposé Walter en taxi et, arrivé chez moi, je me précipitai sur mon ordinateur. Après avoir chargé les photos, je les regardai attentivement et me décidai à déranger un vieil ami, qui vivait à des milliers de kilomètres d'ici. Je lui adressai un courrier électronique, auquel je joignis les clichés pris par Walter, en lui demandant ce qu'ils évoquaient pour lui. Je reçus aussitôt un petit mot de sa part, Erwan se réjouissait de me lire. Il me promit d'étudier les images que je venais de lui envoyer et de me répondre dès que possible. Un radiotélescope d'Atacama était encore tombé en panne et il avait du pain sur la planche.

J'eus de ses nouvelles trois jours plus tard, au beau milieu de la nuit. Pas par courriel cette fois, mais par téléphone, et Erwan avait une voix que je ne lui connaissais pas.

– Comment as-tu réussi un tel prodige ? s'exclama-t-il sans même me dire bonjour.

Comme je ne savais quoi lui répondre, Erwan me posa une autre question, qui me surprit encore plus.

– Si tu rêvais du Nobel, tu as toutes tes chances cette année ! Je n'ai pas la moindre idée de la façon dont tu as pu procéder pour réussir une pareille modélisation, mais cela relève du prodige ! Si tu m'as envoyé ces images pour m'en boucher un coin, alors là, bravo, c'est fait !

– Qu'est-ce que tu as vu, Erwan, dis-le-moi !

– Tu sais très bien ce que j'ai vu, ne cherche pas les flatteries, c'est assez bluffant comme ça. Maintenant tu vas me dire comment tu as réussi ce coup de maître ou tu veux continuer à me faire enrager ? M'autorises-tu à partager ces images avec nos amis d'ici ?

– Surtout pas ! suppliai-je Erwan.

– Je comprends, soupira-t-il, je suis déjà honoré que tu m'aies accordé ta confiance en me laissant voir cette merveille avant de faire ton communiqué officiel. Quand publieras-tu la nouvelle ? Je suis certain qu'avec ça dans les mains tu as gagné ton passeport pour nous rejoindre, même si je me doute aussi que tu as désormais l'embarras du choix ; toutes les équipes astronomiques voudront t'avoir parmi elles.

– Erwan, je t'en supplie, décris-moi ce que tu as vu !

– Tu es las de te le répéter en boucle, tu veux me l'entendre dire ? Je te comprends, mon vieux, à ta place je serais aussi excité. Mais donnant-donnant, tu m'expliques d'abord comment tu as fait.

– Comment j'ai fait quoi ?

– Ne te moque pas de moi et ne me dis pas que tu y es arrivé par hasard.

– Erwan, parle le premier, s'il te plaît.

– Cela m'aura pris trois jours pour deviner où tu m'emmenais. Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit, j'ai reconnu très vite les constellations du Cygne, de Pégase et de Céphée, même si les magnitudes ne collaient pas, si les angles étaient faux et les distances absurdes. Si tu croyais me piéger aussi facilement tu t'es trompé. Je me suis demandé à quel jeu tu jouais, pourquoi tu avais rapproché toutes ces étoiles et selon quelles équations. J'ai cherché ce qui t'avait amené à les positionner ainsi, et c'est ce qui m'a mis la puce à l'oreille. J'ai un peu triché, je te l'avoue, je me suis servi de nos ordinateurs et leur ai infligé deux jours d'intenses calculs, mais, quand le résultat est tombé, je n'ai eu aucun regret d'avoir mobilisé ces ressources. J'avais vu juste, sauf que bien sûr, je ne pouvais pas deviner ce qui se trouvait au centre de ces incroyables images.

– Et qu'as-tu vu Erwan ?

– La nébuleuse du Pélican.

– Et pourquoi cela t'excite autant ?

– Parce qu'elle est telle que l'on pouvait la voir depuis la Terre, il y a quatre cents millions d'années !

Mon cœur battait la chamade, je sentais mes jambes se dérober ; parce que rien de tout cela n'avait de sens. Ce qu'Erwan venait de me révéler était simplement absurde. Qu'un objet, aussi mystérieux fût-il, soit capable de projeter un fragment du ciel était déjà difficile à comprendre ; que ce ciel soit tel qu'on pouvait le voir depuis la Terre il y a presque un demi-milliard d'années relevait de l'impossible.

– Adrian, je t'en prie, maintenant dis-moi comment tu as fait pour obtenir une modélisation aussi parfaite ?

Je n'ai pu répondre à mon ami Erwan.

*

* *

– Je sais, j'ai été votre répétiteur pendant plusieurs semaines et je devrais probablement me souvenir de tout ce que vous m'avez appris, mais depuis notre échec à Londres, les semaines ont été suffisamment mouvementées pour que je ne me sente nullement coupable de quelques oublis.

– Une nébuleuse est un berceau d'étoiles, un nuage diffus, composé de gaz et de poussières, situé dans l'espace entre deux galaxies, répondis-je laconiquement à Walter, c'est là qu'elles prennent vie.

J'avais l'esprit ailleurs, mes pensées se situaient à des milliers de kilomètres de Londres, vers la pointe est de l'Afrique, là où se trouvait celle qui avait oublié chez moi son étrange pendentif. La question qui me hantait était de savoir s'il s'agissait vraiment d'un oubli. Lorsque je posai la question à Walter, il hocha la tête en me traitant de doux naïf.

Le surlendemain, alors que je me rendais à l'Académie, je fis une rencontre singulière. J'étais venu chercher un café dans l'un de ces nouveaux établissements qui avaient envahi la capitale pendant mon séjour au Chili. Quel que soit le quartier ou la rue, la décoration y est toujours identique, les pâtisseries les mêmes, et il faut se munir d'un diplôme en langues extravagantes pour pouvoir y passer commande tant les combinaisons de cafés et thés sont variées et leurs appellations étranges.

Un homme s'approcha de moi alors que j'attendais au comptoir mon « Skinny Cap with wings » (traduisez cappuccino à emporter). Il régla ma consommation et me demanda si j'acceptais de lui consacrer quelques instants ; il voulait s'entretenir avec moi d'un sujet qui retiendrait, selon lui, toute mon attention. Il m'entraîna vers la salle et nous nous installâmes dans deux fauteuils club, deux copies de mauvaise facture, mais assez confortables. L'homme me fixa longuement, avant de prendre la parole.

– Vous travaillez à l'Académie des sciences, n'est-ce pas ?

– Oui, c'est exact, mais à qui ai-je l'honneur ?

– Je vous vois souvent ici le matin. Londres est une grande capitale mais chaque quartier est un village, c'est ce qui préserve le charme de cette si grande ville.

Je n'avais pas le souvenir d'avoir déjà croisé mon interlocuteur, mais je suis d'un naturel distrait et je ne voyais pas de raison de mettre sa parole en doute.

– Je vous mentirais en vous disant que notre rencontre est tout à fait fortuite, reprit-il. Je souhaitais vous aborder depuis quelque temps.

– Voilà qui semble chose faite, que puis-je pour vous ?

– Croyez-vous à la destinée, Adrian ?

Le fait qu'un inconnu vous appelle par votre prénom suscite généralement une certaine inquiétude, ce fut le cas pour moi.

– Appelez-moi Ivory puisque je me suis autorisé à vous appeler Adrian. Peut-être ai-je abusé de ce privilège qu'accorde mon âge.

– Que voulez-vous ?

– Nous avons deux points en commun... Tout comme vous, je suis un scientifique. Vous avez l'avantage d'être jeune et d'avoir de longues années pour vivre de votre passion. Je ne suis qu'un vieux professeur qui relit des livres poussiéreux pour passer le temps.

– Qu'enseigniez-vous ?

– L'astrophysique, ce qui est assez proche de votre discipline, n'est-ce pas ?

J'acquiesçai d'un signe de tête.

– Vos travaux au Chili devaient être passionnants, je regrette que vous ayez dû en revenir. J'imagine combien travailler sur le site d'Atacama doit cruellement vous manquer.

Je trouvais que cet homme en savait un peu trop sur mon compte, et sa sérénité apparente ne venait pas tempérer mes inquiétudes.

– Ne soyez pas suspicieux. Si je vous connais un peu, c'est parce que, d'une certaine façon, j'étais là quand vous avez présenté vos travaux devant les membres de la Fondation Walsh.

– D'une certaine façon ?

– Disons qu'à défaut d'être membre du jury je faisais partie du comité de sélection. J'ai lu attentivement votre dossier. S'il n'avait tenu qu'à moi, vous auriez gagné ce prix. À mes yeux, vos travaux étaient ceux qui méritaient le plus d'être encouragés.

Je le remerciai du compliment et lui demandai en quoi je pouvais lui être utile.

– Ce n'est pas vous qui pouvez m'être utile, Adrian, vous verrez, c'est tout le contraire. Cette jeune femme avec laquelle vous avez quitté la soirée, celle qui a remporté le prix...

Cette fois, je me sentais franchement mal à l'aise et perdais un peu de mon calme.

– Vous connaissez Keira ?

– Oui, bien sûr, répondit mon étrange interlocuteur en trempant ses lèvres dans sa tasse de café. Pourquoi n'êtes-vous plus en contact ?

– Je crois que ceci est d'ordre privé, répliquai-je sans chercher à cacher plus longtemps que sa conversation ne m'était pas agréable.

– Je ne voulais pas être indiscret et je vous prie d'accepter mes excuses, si ma question vous a offensé en quelque manière que ce soit, reprit mon interlocuteur.

– Vous m'aviez dit, monsieur, que nous avions deux points en commun, quel est le second ?

L'homme sortit de sa poche une photographie qu'il fit glisser sur la table. C'était un vieux Polaroid, dont les couleurs passées prouvaient qu'il ne datait pas d'hier.

– Je serais prêt à parier que ceci ne vous est pas totalement étranger, dit l'homme.

Je détaillai la photo, sur laquelle figurait un objet de forme presque rectangulaire.

– Savez-vous ce qu'il y a de plus intrigant à son sujet ? C'est que nous sommes incapables de le dater. Les méthodes les plus sophistiquées restent muettes, impossible de donner un âge à cet objet. Trente ans que je me pose la question et l'idée de quitter ce monde sans connaître la réponse me hante. C'est idiot, mais cela me tracasse quand même. J'ai beau me raisonner encore et encore, me dire que lorsque je serai mort, cela n'aura plus aucune importance, rien n'y fait, j'y pense du matin au soir et du soir au matin.

– Et quelque chose vous laisse entendre que je pourrais vous aider ?

– Vous n'écoutez pas, Adrian, je vous ai déjà dit que c'est moi qui allais vous aider et non le contraire. Il est important de vous concentrer sur ce que je vous dis. Cette énigme finira tôt ou tard par occuper toutes vos pensées ; lorsque vous vous déciderez à vous y intéresser vraiment s'ouvriront devant vous les portes d'un incroyable voyage, un périple qui vous conduira plus loin que vous ne l'auriez jamais soupçonné. Je me doute bien qu'à cet instant j'ai pour vous l'apparence d'un vieux fou, mais votre jugement changera. Rares sont ceux qui ont assez de folie pour entreprendre de réaliser leurs rêves, la société leur fait souvent payer une telle originalité. La société est craintive et jalouse, Adrian, mais est-ce un motif suffisant pour renoncer ? N'est-ce pas une vraie raison de vivre que de bousculer les acquis, déranger les certitudes ? N'est-ce pas cela la quintessence de l'esprit scientifique ?

– Vous avez pris des risques que la société vous a fait payer, monsieur Ivory ?

– Je vous en prie, ne m'appelez pas monsieur. Laissez-moi partager avec vous une information qui vous passionnera, j'en suis certain. L'objet qui se trouve sur cette photographie, il possède une autre propriété, tout aussi originale que la première, c'est d'ailleurs celle-ci qui va vous amuser le plus. Lorsqu'on le soumet à une forte source de lumière, il projette une étrange série de points. Est-ce que cela vous rappelle quelque chose ?

L'expression de mon visage dut certainement trahir mon émotion, l'homme me regarda en souriant.

– Vous voyez, que je ne vous avais pas menti, c'est bien moi qui vous suis utile.

– Où l'avez-vous trouvé ?

– C'est une trop longue histoire. L'important est que vous sachiez qu'il existe, cela vous servira plus tard.

– De quelle façon ?

– En vous évitant de perdre un temps fou à vous demander si celui que vous possédez est un simple accident de la nature. Cela vous protégera aussi de l'aveuglement dont l'homme est capable quand il a peur de voir la réalité en face. Einstein disait que deux choses sont infinies, l'Univers et la bêtise humaine, et qu'il n'avait aucun doute quant à la deuxième.

– Qu'avez-vous appris au sujet de l'exemplaire que vous possédez ? demandai-je.

– Je ne l'ai pas possédé, je me suis contenté de l'étudier et j'en sais très peu de chose, hélas. Et puis je ne veux surtout pas vous les dire. Non que je ne vous fasse pas confiance, sinon, pourquoi serais-je là ? Mais le hasard ne suffit pas. Dans le meilleur des cas, il ne sert qu'à éveiller la curiosité de l'esprit scientifique. Seuls l'ingéniosité, la méthode et le culot conduisent à la découverte ; je ne veux pas orienter vos futures recherches. Je préfère vous laisser libre de tout a priori.

– Quelles recherches ? demandai-je à cet homme dont les suppositions commençaient à m'agacer sérieusement.

– M'autorisez-vous une dernière question, Adrian ? Quel futur vous attend dans cette prestigieuse Académie de sciences ? Une chaire d'enseignant ? une classe de brillants élèves, chacun convaincu de la supériorité de son intelligence ? Une liaison fougueuse avec la plus jolie fille de l'amphithéâtre ? J'ai vécu tout ça, et je ne me souviens d'aucun visage. Mais je parle, je parle et ne vous laisse pas répondre à ma question. Alors, ce futur ?

– Enseigner ne sera qu'une étape de ma vie, je repartirai tôt ou tard à Atacama.

Je me souviens d'avoir dit cela comme un gamin à la fois fier de connaître sa leçon sur le bout des doigts et furieux d'être confronté à sa propre ignorance.

– J'ai commis une erreur stupide dans ma vie, Adrian. Je ne l'ai jamais reconnu et, pourtant, la seule idée de m'en entretenir avec vous me fait déjà un bien énorme. J'ai cru que je pourrais tout faire tout seul. Quelle prétention et quelle perte de temps !

– En quoi cela me regarde-t-il ? Mais qui êtes-vous ?

– Je suis le reflet de l'homme que vous risquez de devenir. Et si je pouvais vous épargner ça, j'aurais la sensation de vous avoir été utile et je me souviendrais de votre visage. Vous êtes celui que j'étais il y a bien des années. C'est étrange, vous savez, de se contempler dans le miroir du temps qui est passé. Avant de vous quitter, je voudrais vous communiquer une autre information, peut-être plus intéressante encore que la photographie que je vous ai montrée. Keira travaille sur un terrain de fouilles situé à cent vingt kilomètres au nord-est du lac de Turkana. Vous vous demandez pourquoi je vous dis cela ? Parce que lorsque vous prendrez la décision de vous rendre en Éthiopie pour la retrouver, cela vous fera aussi gagner beaucoup de temps. Le temps est précieux, Adrian, terriblement précieux. J'ai été enchanté de faire votre connaissance.

Je fus surpris par sa poignée de main, franche et affectueuse, presque tendre. Il se retourna au seuil de la porte et refit quelques pas dans ma direction.

– J'ai un petit service à vous demander, me dit-il, lorsque vous verrez Keira, ne lui dites rien de notre rencontre, cela vous desservirait. Keira est une femme que j'estime beaucoup, mais son caractère n'est pas toujours facile. Si j'avais quarante années de moins, je serais déjà dans l'avion assis à votre place.

Cette conversation m'avait plus que troublé. Je restai frustré de n'avoir su poser les questions qui s'imposaient, et il m'aurait fallu les noter tant elles étaient nombreuses.

Walter passa devant la vitrine du café, il me fit un signe, poussa la porte de l'établissement et vint me rejoindre.

– Vous en faites une tête ! dit-il en s'asseyant dans le fauteuil qu'avait libéré l'étrange Ivory. J'ai beaucoup réfléchi cette nuit, enchaîna-t-il, cela tombe bien que je vous trouve ici, il faut absolument qu'on parle.

– Je vous écoute.

– Vous cherchiez un prétexte pour revoir votre amie ? Si, si, ne discutez pas, vous cherchiez un prétexte pour revoir votre amie ! Je pense qu'il ne serait pas idiot d'aller lui demander les vraies raisons pour lesquelles elle a abandonné son pendentif sur votre table de nuit. Le hasard a bon dos, mais à ce point-là !

Il est des journées faites de petites conversations qui finissent par vous pousser à prendre certaines décisions.

– Bien sûr, j'aimerais vous accompagner en Éthiopie, reprit Walter, mais je n'irai pas !

– Mais ai-je dit que j'allais en Éthiopie ?

– Non, mais vous allez y aller quand même.

– Pas sans vous.

– Impossible, Hydra a englouti le reste de mes économies.

– Si ça ne tient qu'à cela, je vous offre le billet.

– Et puisque moi je vous dis qu'il n'en est pas question. Votre générosité vous honore, mais ne me mettez pas pour autant dans une situation délicate.

– Ce n'est pas de la générosité, dois-je vous rappeler ce qui me serait arrivé à Héraklion sans vous ?

– Ne me dites pas que vous voulez m'embaucher comme garde du corps, je le prendrais très mal. Je ne suis pas qu'un tas de muscles, j'ai un diplôme d'expertise comptable et de direction des ressources humaines !

– Walter, ne vous faites pas prier, venez !

– C'est une très mauvaise idée, et ce pour plusieurs raisons.

– Donnez-m'en une seule et je vous fiche la paix !

– Bien, alors imaginez la carte postale suivante. Paysage : vallée de l'Omo. Heure : petit matin ou milieu de journée, comme vous préférez. Compte tenu de ce que vous m'en avez dit, le paysage est splendide. Le décor justement : un terrain de fouilles archéologiques. Personnages principaux : Adrian et l'archéologue en charge du site. Maintenant, écoutez bien la scène ; vous allez voir, c'est délicieux. Notre Adrian arrive dans une jeep, il est un peu poisseux mais reste joli gaillard. L'archéologue entend la voiture, elle pose sa truelle et son petit marteau, enlève ses lunettes...

– Je ne crois pas qu'elle en porte !

– ... N'enlève pas ses lunettes, mais, en revanche, se redresse pour découvrir que le visiteur inattendu n'est autre que l'homme qu'elle a quitté à Londres, non sans regrets. L'émotion est visible sur son visage.

– J'ai compris le tableau, où voulez-vous en venir ?

– Taisez-vous et laissez-moi terminer ! L'archéologue et son visiteur marchent l'un vers l'autre, chacun ignore ce qu'il dira. Et là, patatras, personne n'a prêté attention à ce qui passait en arrière-plan. Près de la jeep, le bon Walter, en short de flanelle et casquette à carreaux, et qui en a ras le bol de brûler au soleil pendant que les deux nigauds s'embrassent au ralenti, demande à qui voudra bien enfin l'écouter ce qu'il faut faire des bagages. Vous ne trouvez pas que cela gâche franchement la scène ? Et, maintenant, vous êtes résolu à partir seul ou je vous refais un dessin ?

Walter avait fini par me convaincre d'entreprendre ce voyage, même si je crois que j'en avais déjà pris la décision.

Le temps d'obtenir un visa et d'organiser mon arrivée, j'embarquai à Heathrow pour atterrir dix heures plus tard à Addis-Abeba.

Le même jour, un certain Ivory, qui n'était pas non plus tout à fait étranger à ce voyage, se rendit à Paris.

*

* *

Aux membres de la commission,

Notre sujet s'est envolé ce jour, à destination d'Addis-Abeba. Inutile de préciser ce que cela suppose. Sans associer nos amis chinois qui conservent un certain nombre d'intérêts en Éthiopie, il nous sera difficile de poursuivre notre surveillance. Je propose que nous nous réunissions dès demain.

Cordialement,

Amsterdam.

Jan Vackeers repoussa le clavier de son ordinateur et se repencha sur le dossier que lui avait remis l'un de ses collaborateurs Il regarda une énième fois cette photo de la vitrine d'un café londonien. On y voyait Ivory prenant un petit déjeuner en compagnie d'Adrian.

Vackeers alluma son briquet, posa la photographie dans un cendrier et y mit le feu. Quand elle acheva de se consumer, il referma le dossier et grommela :

– Je ne sais pas combien de temps je pourrai continuer à taire à nos collègues la partie que vous jouez en solo. Que Dieu vous garde !

*

* *

Ivory attendait patiemment dans la file de taxis à l'aéroport d'Orly.

Quand arriva son tour, il s'installa à l'arrière du véhicule et remit un petit morceau de papier au chauffeur. Y figurait l'adresse d'une imprimerie qui se trouvait non loin du boulevard de Sébastopol. La circulation était fluide, il y serait en une demi-heure.

*

* *

Dans son bureau, à Rome, Lorenzo lut le courrier de Vackeers, il décrocha son téléphone et demanda à sa secrétaire de le rejoindre.

– Nous avons encore des contacts actifs en Éthiopie ?

– Oui, monsieur, deux personnes sur place. Je viens justement de réactualiser le dossier africain pour votre réunion au cabinet du ministère des Affaires étrangères la semaine prochaine.

Lorenzo tendit à sa secrétaire une photographie et un horaire griffonné sur une feuille de papier.

– Contactez-les. Qu'ils m'informent des déplacements, rencontres et conversations de cet homme qui débarquera à Addis-Abeba sur un vol en provenance de Londres demain matin. C'est un sujet britannique, la discrétion est de mise. Dites à nos hommes de renoncer à leur surveillance plutôt que de se faire repérer. Ne faites mention de cette requête dans aucun dossier, je souhaite qu'elle reste pour l'instant la plus confidentielle possible.

La secrétaire récupéra les documents que Lorenzo lui présentait et se retira.

*

* *


Éthiopie

L'escale à l'aéroport d'Addis-Abeba n'avait duré qu'une heure. Le temps de faire tamponner mon passeport, de récupérer mon bagage et j'embarquai à bord d'un petit avion, direction l'aérodrome de Jinka.

Les ailes de ce vieux coucou étaient si rouillées, que je me demandais comment il pouvait encore voler. La verrière du cockpit était maculée d'huile. À l'exception du compas, dont l'aiguille gigotait, tous les cadrans du tableau de bord semblaient inertes. Le pilote n'avait pas l'air de s'en inquiéter outre mesure. Quand le moteur toussait, il se contentait de tirer légèrement sur la manette des gaz ou de la repousser, à la recherche du régime qui semblait le mieux convenir. Il avait l'air de voler autant à vue qu'à l'oreille.

Mais, sous les ailes défraîchies de ce vieux zinc, défilaient dans un vacarme effrayant les plus beaux paysages de l'Afrique.

Les roues rebondirent sur la piste en terre, avant que nous nous immobilisions au milieu d'une épaisse traînée de poussière. Des gamins s'étaient précipités vers nous et je redoutais que l'un d'entre eux se fasse happer par l'hélice. Le pilote se pencha vers moi pour ouvrir ma portière, jeta mon sac au-dehors et je compris que nos routes se séparaient ici.

À peine avais-je posé le pied à terre que son avion fit demi-tour, j'eus juste le temps de me retourner pour le voir s'éloigner au-dessus de la cime des eucalyptus.

Je me retrouvai seul au milieu de nulle part, et je regrettai amèrement de n'avoir su convaincre Walter de m'accompagner. Assis sur un vieux fût d'huile, mon sac à mes pieds, je regardai la nature sauvage environnante, le soleil déclinait et je réalisai que je n'avais pas la moindre idée de l'endroit où je passerais la nuit.

Un homme en maillot de corps effiloché vint à ma rencontre et me proposa son aide, c'est en tout cas ce que je crus comprendre. Lui expliquer que j'étais à la recherche d'une archéologue qui travaillait non loin d'ici me demanda des prouesses d'inventivité. Je me suis souvenu de ce jeu que nous pratiquions en famille où il fallait mimer une situation ou simplement un mot afin de le faire deviner aux autres. Je n'ai jamais gagné à ce jeu ! Et me voici en train de faire semblant de creuser la terre, de m'enthousiasmer devant un vulgaire bout de bois comme si j'avais découvert un trésor ; mon interlocuteur semblait si affligé que je finis par renoncer. L'homme haussa les épaules et s'en alla.

Il réapparut dix minutes plus tard, accompagné d'un jeune garçon qui me parla d'abord en français, puis en anglais et enfin en mélangeant un peu des deux langues. Il m'apprit que trois équipes d'archéologues étaient à pied d'œuvre dans la région. L'une travaillait à soixante-dix kilomètres au nord de ma position, une deuxième dans la vallée du Rift au Kenya, et une troisième, arrivée depuis peu, avait repris un campement à près de cent kilomètres au nord-est du lac Turkana. J'avais enfin localisé Keira, il ne me restait plus qu'à trouver le moyen de la rejoindre.

Le jeune garçon me proposa de le suivre. L'homme qui était venu m'accueillir voulait bien m'héberger pour la nuit. Je ne savais comment le remercier et je le suivis, en m'avouant que si un Éthiopien, perdu dans les rues de Londres comme je l'étais ici ce soir, m'avait demandé son chemin, je n'aurais probablement pas eu la générosité de lui offrir mon toit. Différence de culture ou préjugés, dans les deux cas, je me sentis bien stupide.

Mon hôte partagea son dîner avec moi, le jeune garçon resta en notre compagnie. Il ne cessait de me dévisager. J'avais posé ma veste sur un tabouret et, sans aucune gêne, il s'amusa à en fouiller les poches. Il y trouva le pendentif de Keira et le remit aussitôt à sa place. J'eus soudain l'impression que ma présence ne le réjouissait plus et sans rien dire, il quitta la hutte.

Je dormis sur une natte et me réveillai à l'aube. Après avoir avalé l'un des meilleurs cafés que j'avais bu de ma vie, j'allai me promener près du petit terrain d'aviation, cherchant le moyen de poursuivre mon voyage. L'endroit ne manquait pas de charme, mais je n'allais pas pour autant m'y éterniser.

J'entendis un bruit de moteur dans le lointain. Un nuage de poussière enveloppait un gros 4 × 4 qui roulait dans ma direction. Le véhicule tout-terrain s'immobilisa devant la piste, deux hommes en descendirent. Tous deux étaient italiens, la chance me souriait, ils parlaient un anglais très convenable et avaient l'air plutôt sympathique. Pas plus étonnés que cela de me voir ici, ils me demandèrent où je me rendais. Je leur montrai du doigt un point sur la carte qu'ils avaient dépliée sur le capot de leur voiture et ils me proposèrent aussitôt de me rapprocher de ma destination.

Leur présence, plus encore que la mienne, semblait importuner le jeune garçon. Était-ce un relent de la période où l'Éthiopie fut colonisée par l'Italie ? Je n'en savais rien, mais mes deux miraculeux guides ne lui plaisaient décidément pas.

Après avoir chaleureusement remercié mon hôte, j'embarquai à bord du 4 × 4. Tout au long du trajet, mes deux Italiens me posèrent mille questions, sur mon métier, la vie à Atacama comme à Londres et sur les raisons de mon voyage en Éthiopie. Je n'avais pas vraiment envie de disserter sur ce dernier point et me contentais de leur dire que je venais rejoindre une femme ; ce qui pour deux Romains justifiait d'aller jusqu'au bout du monde. À mon tour je les interrogeai sur leur présence ici. Ils exportaient des tissus, dirigeaient une société à Addis-Abeba et, amoureux de l'Éthiopie, ils exploraient le pays chaque fois que l'occasion s'offrait à eux.

Il était difficile de localiser de façon précise l'endroit où je voulais me rendre et rien ne garantissait que l'on puisse y accéder par la route. Le chauffeur proposa de me déposer dans un village de pêcheurs sur les berges de l'Omo, il me serait facile de monnayer ma place à bord d'une embarcation qui descendait la rivière. J'aurais ainsi de meilleures chances de trouver le campement archéologique que je cherchais. Ils avaient l'air de bien connaître la région, je m'en remis à eux et suivis leurs conseils. Celui qui ne conduisait pas offrit ses services de traducteur. Depuis le temps qu'il était ici, il avait acquis quelques rudiments dans la pratique des dialectes éthiopiens et se faisait fort de trouver un pêcheur qui voudrait bien me prendre à bord de sa pirogue.

Au milieu de l'après-midi, je disais au revoir à mes accompagnateurs, la frêle embarcation dans laquelle je venais de monter s'éloigna de la rive et se laissa porter par le courant.

Retrouver Keira n'était pas aussi simple que mes amis italiens l'avaient supposé. La rivière Omo se divise en de nombreux bras, chaque fois que la pirogue s'engageait sur une voie navigable plutôt qu'une autre, je me demandais si nous n'allions pas dépasser le campement sans l'avoir vu.

J'aurais voulu profiter de la splendeur des paysages, j'en découvrais de nouveaux à chaque méandre, mais mon esprit était occupé à chercher les mots que je pourrais dire à Keira si je la retrouvais, ceux qui expliqueraient le but de ma visite, chose dont je n'étais pas certain moi-même.

La rivière s'enfonçait vers des falaises de terre brunâtre qui interdisaient tout écart de navigation. Le piroguier veillait à nous maintenir au milieu du cours d'eau. Une nouvelle vallée s'ouvrit à nous, et j'aperçus enfin au sommet d'une petite colline le campement que j'espérais tant découvrir.

Nous accostâmes sur une rive de sable et de boue. Je récupérai mon sac, saluai le pêcheur qui m'avait accompagné jusqu'ici et m'engageai sur un petit chemin frayé entre les hautes herbes. J'y croisai un Français qui s'étonna de ma présence. Je lui demandai si une certaine Keira travaillait par là, il pointa du doigt le nord et retourna à ses occupations.

Un peu plus en amont, je dépassai un village de tentes et arrivai à l'orée du terrain de fouilles archéologiques.

On avait creusé la terre en carrés, des piquets et des cordelettes délimitaient les côtés de chaque trou. Les deux premiers que j'observai étaient vides, mais j'aperçus deux hommes qui travaillaient dans un troisième. Un peu plus loin, d'autres brossaient délicatement le sol avec des pinceaux. D'où je me trouvais, on aurait pu croire qu'ils peignaient. Personne ne me prêtait attention et je continuais d'avancer sur le chemin de ronde que formaient les talus entre chaque excavation, tout du moins jusqu'à ce que dans mon dos une bordée d'injures m'arrête. L'un de mes concitoyens, son anglais était parfait, demanda en hurlant qui était l'imbécile qui se promenait au milieu des fouilles. Il me suffisait de balayer rapidement l'horizon pour deviner que l'imbécile en question ne pouvait être que moi.

Difficile d'imaginer meilleur préambule à des retrouvailles qui me rendaient déjà fébrile. Se faire traiter de crétin au milieu de nulle part n'est pas à la portée du premier venu. Une dizaine de têtes surgirent des trous, telle une tribu de suricates émergeant de leur tanière à l'annonce d'un danger. Un homme de forte corpulence m'ordonna, cette fois en allemand, de ficher le camp immédiatement.

Je ne maîtrise pas vraiment l'allemand, mais très peu de vocabulaire suffisait pour comprendre qu'il ne plaisantait pas. Et puis soudain, au beau milieu de tous ces regards accusateurs, apparut celui de Keira, qui venait à son tour de se redresser...

... Et rien ne se déroula comme Walter l'avait prédit !

– Adrian ? lança-t-elle effarée.

Deuxième moment d'intense solitude. Quand Keira me demanda ce que je pouvais bien faire ici – sa surprise dépassant de loin l'éventuel plaisir de me revoir – la perspective de lui répondre au milieu de ce petit monde hostile eut pour effet de me plonger dans un profond mutisme. Je restais là, pétrifié, avec l'impression d'avoir pénétré un champ de mines dont les artificiers guettaient le moment de me faire partir en fumée.

– Surtout ne bouge pas ! m'ordonna Keira en venant à ma rencontre.

Elle s'approcha de moi et me guida jusqu'à la sortie de la zone de fouilles.

– Tu ne te rends pas compte de ce que tu viens de faire ! Tu débarques de nulle part, avec tes gros sabots, tu aurais pu piétiner des ossements d'une importance inestimable.

– Dis-moi que je n'ai rien fait de tel, suppliai-je en bafouillant.

– Non, mais tu aurais pu, c'est presque pareil. Est-ce que tu me vois débouler dans ton observatoire et tripoter tous les boutons du télescope ?

– Je crois que j'ai bien saisi que tu étais en colère.

– Je ne suis pas en colère, tu es irresponsable, ce n'est pas la même chose.

– Bonjour, Keira.

J'aurais évidement pu trouver une phrase plus originale, plus pertinente que « bonjour Keira », mais ce fut la seule qui me vint à l'esprit.

Elle me regarda de pied en cap. Je guettais le moment où elle allait enfin se détendre, au moins un court instant.

– Qu'est-ce que tu fiches ici, Adrian ?

– C'est une longue histoire, et je viens de faire un voyage encore plus long ; si tu avais un petit peu de temps à me consacrer, je pourrais te l'expliquer.

– Oui, mais pas maintenant, comme tu peux le constater, je suis en plein milieu de ma journée de travail.

– Je n'avais pas ton numéro de téléphone en Éthiopie, ni même celui de ta secrétaire pour prendre rendez-vous. Je vais redescendre vers la rivière et aller me reposer entre un cocotier et un bananier. Si tu as un moment, passe me voir.

Sans lui laisser le temps de me répondre, je tournai les talons et repartis dans la direction d'où j'étais venu. J'avais quand même ma fierté !

– Il n'y a pas de cocotiers, ni de bananiers par ici, grand ignare ! entendis-je dans mon dos.

Je me retournai, Keira venait vers moi.

– Je reconnais que ce n'était pas terrible comme accueil, je suis désolée, pardonne-moi.

– Tu es libre à déjeuner ? lui demandai-je.

Je devais avoir un don particulier ce jour-là pour poser des questions stupides. Au moins, cela avait faire rire Keira. Elle me prit par le bras et m'entraîna vers le campement. Elle m'invita à entrer dans sa tente, ouvrit une glacière, sortit deux bouteilles de bière et m'en tendit une.

– Bois, elle n'est déjà pas très fraîche, elle sera chaude dans cinq minutes. Tu es là pour longtemps ?

Se retrouver ici, seuls tous les deux sous sa tente, était si étrange que cela nous parut presque incongru. Alors nous avons quitté la tente pour aller marcher le long de la rivière. En me promenant sur cette berge, je comprenais mieux combien il avait dû être difficile pour Keira d'abandonner un pareil endroit.

– Je suis très touchée que tu sois venu jusqu'ici Adrian. Ce week-end à Londres était un merveilleux moment, merveilleux mais...

Il fallait que je l'interrompe, je n'avais surtout pas envie d'entendre ce qu'elle allait dire, je l'avais imaginé bien avant d'embarquer à Londres. Enfin, peut-être pas avec autant de lucidité, mais là n'était pas la question.

Pourquoi lui ai-je répondu si vite qu'elle se trompait sur mes intentions, alors que c'était tout le contraire ? J'étais venu jusqu'ici, animé par le désir de la revoir, d'entendre sa voix, de reconnaître son regard, même hostile, de la toucher, avec le rêve impérieux de la serrer contre moi, de goûter encore à sa peau, mais je n'avouais rien de cela. Nouvelle idiotie de ma part ou fierté masculine mal placée, la vérité c'est que je ne voulais pas être éconduit, une seconde fois, pour ne pas dire une troisième.

– Ma présence ici n'a rien de romantique, Keira, ajoutai-je pour enfoncer le clou. Il faut que je te parle de quelque chose.

– Cela doit être très sérieux pour que tu sois venu d'aussi loin.

Voilà le genre de mystère à côté duquel estimer la profondeur de l'Univers se limite pour moi à une simple équation mathématique. Il y a quelques minutes à peine, Keira semblait particulièrement contrariée à l'idée que j'aie entrepris ce périple pour venir la retrouver, et maintenant que je lui affirmais le contraire, elle en semblait tout aussi fâchée.

– Je t'écoute ! dit-elle les deux mains campées sur les hanches. Sois bref, il faut que je rejoigne mon équipe.

– Si tu préfères, cela peut attendre ce soir. Je ne tiens pas à m'imposer ; de toute manière je ne peux pas repartir aujourd'hui, il n'y a que deux vols par semaine qui relient Londres à Addis-Abeba et le prochain ne décolle que dans trois jours.

– Tu restes le temps que tu veux, cet endroit est ouvert à chacun, hormis mon terrain de fouilles où j'aimerais mieux que tu n'ailles pas te promener sans quelqu'un pour te guider.

J'en fis la promesse. Je la laissai terminer sa journée. Nous nous retrouverions dans quelques heures et nous aurions la soirée entière pour parler.

– Installe-toi dans ma tente, dit-elle en remontant le chemin. Ne me regarde pas comme ça, nous n'avons plus quinze ans. Si tu passes la nuit à la belle étoile, tu te feras dévorer par les mygales. Je t'aurais bien fait dormir avec les garçons, mais leurs ronflements sont plus redoutables encore que la morsure de ces araignées.

Nous avons dîné en compagnie de l'équipe. L'hostilité des archéologues à mon égard avait cessé, dès lors que je n'étais plus cet éléphant qui se promenait innocemment au milieu de leurs fouilles ; ils furent plutôt très accueillants au cours du repas, ravis je crois de voir une nouvelle tête qui, de surcroît, leur délivrait des nouvelles fraîches de l'Europe. J'avais gardé dans mon sac un journal trouvé dans l'avion, ce dernier fit sensation. Chacun se le disputa et celui qui se l'appropria dut en faire la lecture aux autres. Difficile de réaliser combien ces nouvelles banales du quotidien revêtent soudain une telle importance pour ceux qui sont éloignés de chez eux.

Keira profita que son groupe se soit réuni autour d'un feu pour m'entraîner à l'écart.

– À cause de toi, ils seront crevés demain, me reprocha-t-elle en les regardant, tous absorbés par la lecture du journal. Les journées sont harassantes, chaque minute de travail compte. Nous vivons au rythme du soleil, en temps normal l'équipe dormirait déjà.

– Alors j'imagine que ce soir n'est pas un soir normal.

S'ensuivit un instant de silence où chacun de nous regardait ailleurs.

– Il faut que je t'avoue que rien n'a vraiment été normal pour moi depuis quelques semaines, repris-je. Et cette succession d'anormalités n'est pas sans rapport avec ma présence ici.

Je sortis le pendentif de ma poche et le lui tendis.

– Tu as oublié ceci sur ma table de nuit, je suis venu te le rendre.

Keira prit son collier au creux de sa main et le regarda longuement, elle avait un beau sourire.

– Il n'est pas revenu, me dit-elle.

– Qui ça ?

– Celui qui me l'a offert.

– Il te manque à ce point ?

– Pas une journée ne passe sans que je pense à lui et me sente coupable de l'avoir abandonné.

Je n'avais pas prévu ça, et il me fallut beaucoup d'efforts pour trouver une repartie qui ne trahisse pas mon désarroi.

– Si tu l'aimes à ce point, tu trouveras bien un moyen de le lui faire savoir ; il te pardonnera, quoi que tu aies fait.

Je préférais ne rien savoir de plus sur celui qui avait conquis le cœur de Keira, et encore moins être celui qui les raccommoderait, mais je lisais une telle tristesse dans ses yeux.

– Tu devrais peut-être lui écrire ?

– En trois ans, j'ai réussi à lui apprendre à bien parler le français, quelques rudiments d'anglais, mais pas encore à lire. Et puis je ne sais pas où le trouver, répondit Keira en haussant les épaules.

– Il ne sait pas lire ?

– Tu es vraiment venu jusqu'ici juste pour me rapporter ce collier ?

– Et toi, tu l'as vraiment oublié chez moi ?

– Qu'est-ce que cela peut bien faire, Adrian ?

– Ce n'est pas n'importe quel pendentif, Keira. Est-ce qu'au moins tu le savais ? Il a une propriété pour le moins étrange. Quelque chose que je devais partager avec toi, quelque chose de bien plus important que tu ne pourrais l'imaginer.

– À ce point-là ?

– Où ton ami se l'est-il procuré ? Qui le lui a vendu ?

– Mais dans quel monde vis-tu, Adrian ? Il ne se l'est pas procuré, il l'a trouvé dans le cratère d'un volcan éteint, à un peu plus d'une centaine de kilomètres d'ici. Pourquoi es-tu si fébrile, qu'est-ce qu'il y a de si important ?

– Sais-tu ce qui se produit lorsque l'on approche ton pendentif d'une source de lumière vive ?

– Oui, je crois que je le sais. Bon, écoute, Adrian. Lorsque je suis rentrée à Paris, j'ai voulu en savoir un peu plus sur ce collier, par pure curiosité. Aidée d'un ami, nous avons essayé de le dater, mais sans succès. Et puis un soir, pendant un orage assez terrifiant d'ailleurs, la lumière est passée au travers et j'ai vu des tas de petits points lumineux s'afficher sur le mur du salon où je me trouvais. Un peu plus tard, en regardant par la fenêtre, j'ai trouvé une certaine ressemblance entre ce qui était apparu sur ce mur et ce que je voyais dans le ciel. Le hasard a voulu que nos routes se croisent quelque temps plus tard. Ce matin-là, à Londres, quand je suis repartie de chez toi, j'avais envie de te laisser une lettre, mais je n'ai pas trouvé les mots. Alors je t'ai laissé ce collier, en me disant que, s'il y avait quelque chose à découvrir à son sujet, cela relevait de ton domaine et non du mien. Si ce que tu as vu t'intrigue ou te passionne, j'en suis ravie. Je te laisse ce pendentif, fais-en ce que tu voudras. J'ai beaucoup de travail ici. Remporter ce prix, diriger cette équipe et mériter la confiance qui m'a été accordée est une lourde responsabilité, je n'aurai pas une troisième chance, tu comprends ? C'est très généreux de ta part d'être venu jusqu'ici pour partager ton histoire, mais c'est à toi de mener l'enquête. Moi, je creuse la terre et je n'ai pas le temps d'avoir la tête dans les étoiles.

Il y avait un grand caroubier devant nous, j'allai m'asseoir à son pied et invitai Keira à venir à mes côtés.

– Pourquoi es-tu ici ? lui demandai-je.

– Tu plaisantes ?

Comme je ne lui répondais pas, elle me regarda amusée.

– J'adore patauger dans la boue, dit-elle, et comme il y en a beaucoup par ici, je me régale !

– Ne te moque pas, je ne te demande pas ce que tu fais, je veux que tu m'expliques pourquoi ici en Éthiopie, plutôt qu'ailleurs.

– Ça aussi, c'est une très longue histoire.

– J'ai toute la nuit devant moi.

Keira hésita un temps. Elle se leva pour aller chercher un bout de bois et revint s'asseoir à mes côtés.

– Il y a très longtemps de cela, me dit-elle en dessinant un grand cercle sur le sable, les continents étaient tous réunis.

Elle dessina un autre cercle à l'intérieur du premier.

– L'ensemble formait une sorte d'immense et unique continent, entouré d'océans, le supercontinent de Pangée. La planète fut secouée de terribles tremblements de terre, les plaques tectoniques se mirent en mouvement. Le supercontinent se sépara en deux parties, la Laurasie au nord et le Gondwana au sud. Puis l'Afrique se détacha, devenant une île presque à part entière. Non loin de là où nous sommes, sous l'effet d'une pression irrésistible, s'éleva une barrière de montagnes. Ces nouveaux sommets ne furent pas sans effet sur le climat. Leurs cimes retenaient les nuages. Sans pluie, la désertification des terres de l'est commença.

Les singes qui vivaient dans les arbres, bien à l'abri des prédateurs, virent leur habitat se réduire comme peau de chagrin. Moins d'arbres, moins de fruits, la nourriture commença à manquer et l'espèce fut menacée de disparaître. Écoute bien, c'est là que l'histoire prend son sens.

Plus à l'ouest, à l'opposé d'une vallée où désormais ne poussaient plus que de hautes herbes, la forêt perdurait. Du haut des quelques arbres qui subsistaient encore, les singes pouvaient voir ces terres où la nourriture restait abondante. Tu vois, la règle de l'évolution c'est de s'adapter à son environnement pour survivre, et l'instinct de survie est plus fort que tout. Alors, bravant leur peur, les singes quittèrent les frondaisons. De l'autre côté de la plaine se trouvait un éden où ils ne manqueraient plus de rien.

Voici donc nos singes en route. Mais lorsque l'on se déplace à quatre pattes à travers les hautes herbes, on ne voit pas grand-chose. Ni la direction vers laquelle on va, ni les dangers qui vous guettent. Qu'aurais-tu fait à leur place ?

– Je ne sais pas, répondis-je, envoûté par sa voix.

– Comme eux, tu te serais probablement dressé sur tes pattes arrière pour voir au loin et tu serais retombé à quatre pattes pour poursuivre le voyage ; et, à nouveau, tu te serais redressé pour vérifier ton cap avant de reprendre ton chemin, et ainsi de suite, jusqu'à ce que tu trouves l'exercice fastidieux, que tu en aies assez de te lever, de te baisser. En avançant ainsi à l'aveuglette, tu déviais sans cesse de la direction que tu t'étais fixée. Il fallait tracer une ligne droite, sortir de cette plaine hostile où, nuit après nuit, les prédateurs attaquaient tes semblables, gagner rapidement la forêt et ses fruits appétissants. Alors, un beau jour, pour aller plus vite, une fois dressé sur tes pattes arrière, tu aurais tenté de rester debout.

Bien sûr ta démarche aurait été maladroite, douloureuse, car ni ton squelette ni tes muscles n'étaient adaptés à cette posture, mais tu aurais résisté, comprenant que ta survie dépendait de ta capacité à atteindre ta destination. Le nombre de singes morts d'épuisement en chemin ou décimés par les fauves t'aurait convaincu de l'urgence à aller de l'avant, toujours plus vite. Qu'un seul couple atteigne son but et l'espèce serait sauvée. Sans le savoir, au milieu de cette plaine, tu n'étais déjà plus ce singe qui, hier encore, sautait de branche en branche, courait à quatre pattes lors de ses brèves escapades au sol ; sans le savoir tu étais déjà un petit homme, Adrian, puisque tu marchais. Tu avais renoncé aux attributs de ton espèce pour en inventer une autre, humaine. Ces singes, qui avaient réussi l'improbable pari de gagner les terres fertiles de l'autre côté de la plaine, étaient nos ancêtres. Et peu importe si ce que je vais te raconter fait encore bondir certains scientifiques, dans ce domaine la vérité fait rarement l'unanimité quand elle apparaît.

Il y a vingt ans, d'éminents confrères découvrirent les restes de Lucy. Son squelette devint une star. Lucy avait trois millions d'années, et tout le monde s'accordait à la considérer comme la grand-mère de l'humanité, mais tout le monde se trompait. Quelques décennies plus tard, d'autres chercheurs mirent au jour les restes d'Ardipithecus Kadabba. Il avait cinq millions d'années et l'implantation de ses ligaments comme la structure de son bassin et de sa colonne vertébrale nous prouvaient que lui aussi était un bipède. Lucy était déchue de son statut.

Plus récemment, une équipe découvrit les ossements fossilisés d'une troisième famille de bipèdes. Encore plus anciens. Les Orrorins vivaient il y a six millions d'années. Cette découverte bouleversa tout ce que l'on croyait savoir jusque-là. Car non seulement, les Orrorins marchaient mais ils étaient encore plus proches de nous. L'évolution génétique ne connaît pas de retour en arrière. Voilà qui renvoyait tout ce qui avait été considéré comme grands-parents de l'humanité au simple rang de cousins éloignés et repoussait le moment supposé de la séparation entre la lignée des singes et celle des hominidés. Mais qui pourrait encore prétendre de façon certaine qu'avant les Orrorins d'autres ne les précédaient pas ? Mes collègues cherchent la réponse à l'ouest et moi je suis partie à l'est, dans cette vallée, au pied de ces montagnes, parce que je crois de toutes mes forces que l'ancêtre de l'homme a bien plus de sept ou huit millions d'années et que ses restes se trouvent quelque part sous nos pieds. Tu sais maintenant pourquoi je suis en Éthiopie.

– Dans tes estimations les plus folles, Keira, quel âge donnes-tu au premier de nos ancêtres ?

– Je n'ai pas de boule de cristal, même dans mes rêves les plus fous. Ce n'est qu'en faisant une découverte que je pourrai répondre à ta question. Ce que je sais, c'est que tous les hommes sur terre portent un gène identique. Quelle que soit la couleur de notre peau, nous descendons tous d'un même être.

La fraîcheur avait fini par nous chasser de la colline. Keira m'installa un lit de camp sous sa tente, elle m'offrit une couverture et souffla la bougie qui nous éclairait. J'avais beau réfuter cette idée de toutes mes forces, le fait d'être près d'elle me rendait heureux, même si nous ne partagions pas le même lit. Nous étions dans le noir absolu, je l'entendis se retourner.

– Il y a vraiment des mygales par ici ? demandai-je.

– Je n'en ai encore jamais vu, me dit-elle. Bonne nuit, Adrian, je suis contente que tu sois là.

*

* *


Rome

Ivory s'était installé au comptoir d'une cafétéria située au centre de l'aéroport de Fiumicino. Il regarda l'heure à la pendule juste au-dessus de lui et replongea dans la lecture du Corriere della Sera.

Un homme s'assit sur le tabouret à côté de lui.

– Désolé, Ivory, la circulation est encore pire que d'habitude. Que puis-je faire pour vous ?

– Presque rien, mon cher Lorenzo, si ce n'est partager avec moi les informations que vous possédez.

– Qu'est-ce qui vous laisse supposer que je possède des informations pouvant vous concerner ?

– Très bien, jouons à ce jeu de la façon la plus fair-play qui soit. Je vais donc commencer le premier et vous dire tout ce que je sais. Par exemple, que la cellule s'est recomposée, que celui sur lequel tous vos yeux sont braqués se trouve à l'heure actuelle en Éthiopie, qu'il y a rejoint la jeune archéologue ; je sais également que la Chine a de nombreux intérêts économiques là-bas, elle y a gardé de précieux appuis, et je suis encore assez futé pour deviner que les autres doivent s'interroger sur la nécessité de convier les Chinois autour de leur table. Voyons, que pourrais-je bien vous apprendre d'autre ? Que l'Italie a gardé elle aussi quelques contacts en Éthiopie ? Et que, si vous êtes le même homme que celui que j'ai connu, vous avez dû activer un ou plusieurs de vos agents ? Je cherche, je cherche, attendez, j'ai sûrement d'autres petites choses à vous raconter. Ah oui, vous n'avez tenu personne informé de vos projets, histoire de garder la mainmise, et peut-être même de prendre le contrôle des opérations le moment voulu.

– Vous n'êtes pas venu jusqu'ici pour porter des accusations aussi grotesques, j'imagine qu'un entretien téléphonique aurait fait l'affaire.

– Savez-vous, Lorenzo, quelle est de nos jours la plus grande force dans votre métier ?

– Je suis certain que vous allez me l'apprendre.

– Ne dépendre d'aucune technologie. Ni téléphone, ni ordinateur, ni carte bancaire. Souvenez-vous comme l'espionnage était une affaire complexe quand ces saloperies n'existaient pas encore. Aujourd'hui, il n'y a plus aucun plaisir à pratiquer cet art. Le premier crétin qui allume son téléphone mobile se fait géolocaliser par une batterie de satellites en quelques minutes à peine. Rien ne remplacera jamais un bon espresso pris avec un vieil ami dans l'anonymat d'un café d'aéroport.

– Vous ne m'avez toujours pas dit ce que vous vouliez.

– Vous avez raison, j'allais presque l'oublier. Il fut une époque où je vous ai rendu quelques services, n'est-ce pas ? Mais je ne ferai pas appel à votre gratitude, je ne dis pas que cela ne viendra pas un jour, mais ce que je souhaite aujourd'hui ne justifie pas que je me défausse de ce genre d'atout, ce serait trop cher payé. Non, vraiment, tout ce que je vous demande est de me donner les moyens d'avoir un léger coup d'avance sur les autres. Je ne leur dirai rien de vos manigances, en contrepartie, informez-moi de ce qui se passe dans la vallée de l'Omo. Je vais être très magnanime, lorsque nos tourtereaux s'envoleront vers d'autres contrées, ce sera mon tour de vous renseigner. Reconnaissez qu'avoir un fou invisible sur l'échiquier est un atout majeur pour celui qui l'a dans son camp.

– Je ne joue qu'au poker, Ivory, je ne suis pas familier des règles des échecs. Qu'est-ce qui vous laisse entendre qu'ils quitteront l'Éthiopie ?

– Ah, s'il vous plaît, Lorenzo, pas de ça entre nous, ne me prenez pas pour un imbécile. Si vous pensiez vraiment que notre astronome était simplement parti conter fleurette à sa douce, vous n'auriez pas dépêché vos hommes sur place.

– Mais je n'ai jamais rien fait de tel !

Ivory régla sa consommation et se leva. Il tapota l'épaule de son voisin.

– J'ai été heureux de vous revoir, Lorenzo. Saluez votre charmante épouse.

Le vieux professeur se baissa pour ramasser son sac et s'éloigna. Lorenzo le rattrapa aussitôt.

– OK, mes hommes l'ont pris en filature à l'aéroport d'Addis-Abeba, il avait affrété un petit coucou pour se rendre à Jinka. La jonction s'est faite là-bas.

– Vos hommes sont entrés en contact avec lui ?

– De façon tout à fait anonyme. Ils l'ont pris en stop et en ont profité pour implanter un mouchard dans son bagage, un petit émetteur à moyenne portée. Sa conversation avec cette jeune archéologue dont vous parliez montre qu'il n'a pas encore compris de quoi il retourne, mais il n'est pas loin de la vérité, ce n'est qu'une question de temps ; il a découvert certaines propriétés de l'objet.

– Lesquelles ? demanda Ivory.

– Des propriétés que nous ne connaissions pas, nous n'avons pas tout entendu, je vous l'ai dit, le mouchard est dans son bagage. Il s'agirait d'une projection de points lorsque l'on approche l'objet d'une source de lumière vive, répondit Lorenzo sans marquer plus d'intérêt que cela.

– Quel genre de points ?

– Il a parlé d'une nébuleuse, une histoire de Pélican, j'imagine que c'est une expression anglaise.

– Quel ignare vous faites, mon pauvre ami ; la nébuleuse du Pélican se trouve dans la constellation du Cygne, non loin de l'étoile de Deneb. Comment n'avais-je pas pensé à cela plus tôt !

L'excitation soudaine d'Ivory était telle que Lorenzo sursauta.

– Voilà qui a l'air de sacrément vous enthousiasmer.

– Il y a de quoi, cette information confirme toutes mes suppositions.

– Ivory, vous vous êtes mis à l'écart de la communauté avec vos suppositions ; je veux bien vous donner un petit coup de main en souvenir du passé, mais pas me discréditer avec vos âneries.

Ivory empoigna Lorenzo par la cravate. Il resserra le nœud si vite que ce dernier n'eut pas le temps de réagir, l'air lui manquait déjà et son visage s'empourprait à vue d'œil.

– Jamais, vous m'entendez, ne me traitez jamais de la sorte ! Âne, vous dites ? C'est vous qui êtes des ânes, apeurés d'approcher la vérité, comme l'étaient les plus obscurs religieux il y a six siècles. Vous êtes aussi indignes qu'eux des responsabilités qui vous sont confiées. Bande d'incapables !

Des voyageurs étonnés par la scène s'étaient arrêtés. Ivory relâcha son étreinte et leur adressa un sourire rassurant. Les passants reprirent leur chemin et le barman retourna à ses occupations. Lorenzo avait promptement desserré le col de sa chemise et inspirait de grandes bouffées d'air.

– La prochaine fois que vous faites une chose pareille, je vous tue ! dit Lorenzo en essayant de refouler une quinte de toux.

– À condition que vous y arriviez, petit prétentieux ! Mais nous nous sommes assez disputés comme cela, ne me manquez plus de respect, voilà tout.

Lorenzo reprit place sur son tabouret et commanda un grand verre d'eau.

– Que font donc nos tourtereaux en ce moment ? reprit Ivory.

– Je vous l'ai déjà dit, ils sont encore à mille lieues de se douter de quoi que ce soit.

– À mille ou à cent lieues ?

– Écoutez-moi, Ivory, si j'étais en charge des opérations, je leur aurais confisqué l'objet en question depuis longtemps, de gré ou de force, et le problème serait réglé. J'imagine d'ailleurs que tôt ou tard cette décision qu'un certain nombre de nos amis préconisent sera prise à l'unanimité.

– Je vous invite à ne jamais voter en ce sens et à user de votre influence pour que les autres en fassent de même.

– Vous n'allez pas aussi me dicter ma conduite.

– Vous redoutiez que mes âneries vous discréditent, qu'en serait-il si la communauté apprenait que nous nous sommes rencontrés ? Bien sûr, vous pourriez le nier, mais à votre avis combien de caméras de surveillance nous ont filmés depuis que nous discutons ? Je suis même certain que notre petite altercation n'est pas passée inaperçue. Je vous l'ai dit, cette abondance de technologies est une vraie saloperie.

– Pourquoi faites-vous cela, Ivory ?

– Parce que, justement, vos amis seraient bien capables de voter à l'unanimité une proposition aussi stupide que celle que vous évoquiez, et il n'est pas question que quiconque lève le petit doigt sur nos deux tourtereaux qui vont peut-être enfin entreprendre ces recherches que vous avez tous eu peur de mener jusque-là.

– C'est précisément ce que nous cherchions à éviter depuis que le premier objet a été découvert.

– Maintenant il y en a un deuxième et ce ne sera pas le dernier. Alors, vous et moi ferons tout notre possible pour permettre à nos protégés d'aboutir. La primauté du savoir, n'est-ce pas ce qui vous anime ?

– C'est celle qui vous anime vous, Ivory, pas moi.

– Allons, Lorenzo, personne n'est dupe, même dans cette assemblée de gens bien respectables.

– Si vos deux tourtereaux, comme vous les appelez, comprenaient la portée de leur découverte et la rendaient publique, réalisez-vous le danger qu'ils feraient courir au monde ?

– De quel monde parlez-vous ? Celui où les dirigeants des nations les plus puissantes ne peuvent plus se réunir sans provoquer d'émeutes ? Celui où les forêts s'effacent pendant que les glaces de l'Arctique fondent comme neige au soleil ? Celui où la majorité des êtres humains crève de faim et de soif alors qu'une minorité vacille au son de la cloche de Wall Street ? Celui, terrorisé par des groupuscules fanatiques qui assassinent au nom de dieux imaginaires ? Quel est celui de ces mondes qui vous fait le plus peur ?

– Vous êtes devenu fou, Ivory !

– Non, je veux savoir. C'est pour cela que vous m'avez tous mis à la retraite. Pour ne pas avoir à vous regarder dans un miroir. Vous pensez être un honnête homme, parce que vous allez à l'église le dimanche, mais aux putes le samedi ?

– Vous croyez être un saint, peut-être ?

– Les saints n'existent pas mon pauvre ami. Seulement, je ne bande plus depuis longtemps, ce qui me protège d'une certaine hypocrisie.

Lorenzo scruta longuement Ivory, il posa son verre sur le comptoir et se leva de son tabouret.

– Vous serez le premier averti de ce que j'apprendrai. Je vous donne un jour d'avance, rien de plus. C'est à prendre ou à laisser. Considérez que cela efface toutes mes dettes envers vous. Ce n'est pas si cher payé, il n'y a pas d'atout au poker.

Lorenzo s'en alla, Ivory jeta un nouveau coup d'œil à la pendule au-dessus du bar ; le vol d'Amsterdam décollait dans quarante-cinq minutes, il n'avait pas de temps à perdre.

*

* *


Vallée de l'Omo

Keira dormait encore, je me levai et sortis de la tente en faisant le moins de bruit possible. Le campement était silencieux. J'avançai jusqu'au bout de la colline. En contrebas, la rivière Omo était enveloppée d'une brume légère. Quelques pêcheurs s'affairaient déjà auprès de leurs pirogues.

– C'est beau, n'est-ce pas ? dit Keira dans mon dos.

– Tu as fait des cauchemars cette nuit, lui dis-je en me retournant. Tu t'agitais dans tous les sens en poussant de petits cris.

– Je ne me souviens de rien. Peut-être ai-je rêvé de notre conversation d'hier soir ?

– Keira, pourrais-tu me conduire jusqu'à l'endroit où ton pendentif a été trouvé ?

– Pourquoi, à quoi cela servirait-il ?

– Besoin de relever une position exacte, j'ai un pressentiment.

– Je n'ai pas encore pris mon thé. Suis-moi, j'ai faim, nous en discuterons devant un petit déjeuner.

De retour dans la tente, j'enfilai une chemise propre et vérifiai dans mon sac que j'avais bien emporté tout le matériel dont j'avais besoin.

Le pendentif de Keira nous avait dévoilé un morceau de ciel qui ne correspondait pas à celui de notre époque. J'avais besoin de connaître l'endroit précis où cet objet avait été abandonné par celui qui s'en était servi le dernier. La voûte étoilée que l'on peut observer par nuit claire change de jour en jour. Le ciel de mars n'est pas le même que celui d'octobre. Une série de calculs me permettrait peut-être de savoir en quelle saison ce ciel vieux de quatre cents millions d'années avait été relevé.

– D'après ce que m'a dit Harry, il l'a découvert sur l'île centrale au milieu du lac Turkana. C'est un ancien volcan éteint. Son limon est fertile et les agriculteurs vont de temps à autre y chercher de quoi nourrir leurs terres. C'est lors d'un voyage avec son père qu'il l'a trouvé.

– Si ton ami est introuvable, son père est-il dans les parages ?

– Harry est un enfant, Adrian, orphelin de ses deux parents.

J'avais dû trahir mon étonnement, car Keira me regarda en hochant la tête.

– Tu n'avais pas imaginé que lui et moi...

– J'avais imaginé que ton Harry était plus vieux que cela, voilà tout.

– Je ne peux te donner plus de précisions sur le lieu de sa découverte.

– Je ne suis pas au mètre près. Tu m'accompagnerais jusque là-bas ?

– Non, sûrement pas ; aller et revenir prendra au moins deux jours et je ne peux pas laisser mon équipe en plan. J'ai des obligations ici.

– Si tu te foulais la cheville, tout s'arrêterait, non ?

– Je me ferais poser une attelle et je continuerais mon travail.

– Personne n'est indispensable.

– Mon boulot m'est indispensable, si tu préfères voir les choses dans ce sens-là. Nous avons un 4 × 4, j'ai retenu la leçon de ma dernière expérience. Je peux te le confier si tu veux, et je devrais bien te trouver au village quelqu'un pour te servir de guide. Si tu pars maintenant, tu atteindras le lac en fin d'après-midi. Ce n'est pas si loin, mais la piste qui y mène est presque impraticable d'un bout à l'autre ; tu devras rouler très lentement. Ensuite il te faudra trouver une embarcation pour rejoindre l'île du centre. Je ne sais pas combien d'heures tu comptes y passer mais si tu ne traînes pas, tu devrais pouvoir être de retour demain soir. Cela te laissera juste le temps de repartir vers Addis-Abeba pour attraper ton avion.

– Nous ne nous serons pas beaucoup vus.

– Puisque tu dois impérativement te rendre sur le lac, ce n'est de la faute de personne.

Je masquai mon humeur maussade du mieux que je le pus et remerciai Keira pour la voiture. Elle m'accompagna jusqu'au village et alla s'entretenir avec le chef. Vingt minutes plus tard, nous repartions avec lui. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu l'occasion d'aller visiter le lac Turkana ; à son âge il ne pouvait plus faire le voyage par le fleuve et il était ravi de profiter d'un véhicule. Il promit de me conduire jusqu'à la berge en face du volcan. Une fois là-bas, il nous trouverait facilement une pirogue. Le temps pour lui de préparer quelques affaires et de raccompagner Keira à son campement, nous prendrions aussitôt la route.

Keira descendit du 4 × 4 et en fit le tour pour venir s'accouder à ma portière.

– Ne tarde pas trop, que nous ayons encore un petit moment à passer ensemble avant ton retour. J'espère que tu trouveras ce que tu cherches.

Ce que j'étais venu chercher ici se trouvait juste sous mes yeux, mais il me faudrait encore un peu de temps avant de l'avouer.

Le moment de partir était arrivé, je m'apprêtai à remonter le petit chemin qui reliait la piste au campement. La boîte de vitesses craqua, Keira me conseilla d'enfoncer la pédale d'embrayage en bout de course. Alors que la voiture commençait à reculer, Keira se mit à courir et arriva à ma hauteur.

– Tu pourrais retarder ton départ de quelques minutes ?

– Oui, bien sûr, pourquoi ?

– Pour que je prévienne Éric de prendre la direction des fouilles jusqu'à demain et que je prépare un sac. Tu me fais vraiment faire n'importe quoi.

Le chef du village s'était assoupi sur la banquette arrière, il ne se rendit même pas compte que Keira nous avait rejoints.

– On l'emmène quand même ? demandai-je.

– Il serait assez indélicat de le laisser sur le bord de la route.

– Et puis il te servira de chaperon, ajoutai-je.

Keira m'administra un coup sur l'épaule et me fit signe d'avancer.

Elle n'avait pas exagéré, la piste était une succession de nids-de-poule, je m'accrochai au volant, essayant de contrôler la direction et de ne pas m'enliser dans une ornière. En une heure nous avions parcouru à peine dix kilomètres ; à ce train-là, la journée ne suffirait pas pour arriver à bon port.

Une secousse plus forte que les autres réveilla notre passager. Le chef du village s'étira et nous désigna un sentier à peine visible dans un virage, je compris à ses gesticulations qu'il voulait emprunter un raccourci. Keira m'incita à suivre ses recommandations. La piste s'était totalement effacée, nous grimpions le flanc d'une colline. Soudain, apparut devant nous une vaste plaine aux reflets dorés par le soleil. Sous nos roues, le sol s'était adouci et je pus enfin accélérer un peu. Quatre heures plus tard, le chef me demanda de m'arrêter. Il descendit de la voiture et s'éloigna.

Keira et moi le suivîmes. Nous avons marché dans les pas de notre guide jusqu'au bord d'une petite falaise. Le vieil homme nous montra le delta du fleuve en contrebas, le majestueux lac Turkana s'étendait sur plus de deux cents kilomètres ; de ses trois îlots volcaniques, seul celui situé au nord était visible, il faudrait encore rouler un long moment avant d'atteindre notre destination.

Sur la rive kenyane, des colonies de flamants roses s'envolaient en formant de longues courbes gracieuses dans le ciel. Les lagunes de gypse donnaient aux eaux du lac une teinte ambre qui, plus loin, virait au vert. Je comprenais mieux maintenant pourquoi on le surnommait le lac de Jade.

Après être remontés à bord du 4 × 4, nous avons repris un sentier de caillasse pour gagner la partie septentrionale du lac.

À part un troupeau d'antilopes, l'endroit était désert. Nous avons parcouru des kilomètres sans croiser âme qui vive. Par endroits, les terres blanchies par les salines reflétaient la lumière, au point de nous éblouir. Ailleurs, un semblant de végétation avait gagné sur le désert ; dans un paysage d'herbes hautes, se dressa la tête d'un bufflon égaré.

Un panneau planté au milieu de nulle part nous indiqua que nous étions entrés au Kenya. Nous traversâmes un village de nomades, quelques maisons en terre séchée témoignaient de ce que certains s'y étaient sédentarisés. Pour contourner un plateau rocheux, la piste s'éloignait de la berge et, pendant quelque temps, nous perdîmes le lac de vue, cette piste aride semblait ne jamais finir.

– Nous allons bientôt arriver à Koobi Fora, dit Keira.

Koobi Fora était un site archéologique découvert par Richard Leakey, anthropologiste dont Keira admirait le travail. Il y avait mis au jour des centaines de fossiles parmi lesquels des squelettes d'australopithèques ainsi que quantité d'outils en pierre. Mais la découverte la plus importante avait été celle des restes d'un Homo habilis, l'ancêtre le plus direct de l'homme, qui vivait il y a environ deux millions d'années. Alors que nous dépassions le terrain de fouilles, Keira tourna la tête, et je devinai qu'elle rêvait à ce moment-là que des voyageurs passent un jour devant un site qui serait marqué par une de ses découvertes.

Une heure plus tard, nous arrivions presque au terme du voyage.

Quelques pêcheurs se trouvaient sur le bord du lac. Le chef s'entretint avec eux et, comme il nous l'avait promis, il réussit à nous faire embarquer dans un canoë à moteur. Il préféra rester sur la rive. Il avait fait ce long voyage pour contempler ce paysage magique une dernière fois dans sa vie.

Alors que nous nous éloignions de la côte, j'aperçus une traînée de poussière dans le lointain, certainement une voiture, mais mon regard se détourna vers l'île du centre, celle que l'on appelait aussi l'île au drôle de visage, parce que trois de ses cratères formaient le dessin d'une paire d'yeux et d'une bouche. Des cratères, l'îlot en comptait douze au total. Chacun des trois principaux renfermait en son centre un petit lac. À peine débarqués sur une plage de sable noir, Keira me fit escalader une paroi abrupte. La terre de basalte s'effritait sous nos pieds. Il nous fallut presque une heure pour atteindre le sommet du volcan. À trois cents mètres d'altitude, la vue plongeante était impressionnante. Je ne pouvais m'empêcher d'imaginer que, sous ces eaux calmes, sommeillait un monstre d'une puissance dévastatrice incalculable.

Pour me rassurer, Keira m'indiqua que la dernière manifestation volcanique remontait à des temps lointains, mais elle ajouta, l'air moqueur, qu'en 1974 le cratère avait connu de violents relents, pas une éruption à proprement parler, mais des tourments suffisants pour que des nuages de vapeur de soufre soient visibles depuis les rives du grand lac. Étaient-ce ces soubresauts qui avaient fait resurgir des entrailles de la Terre le pendentif qu'elle portait autour du cou ? Et si tel était le cas, depuis combien de temps y reposait-il ?

– C'est ici qu'Harry l'a trouvé, me dit Keira. Cela t'aide-t-il ?

Je sortis de mon sac à dos le GPS que j'avais emmené et relevai la position qu'il indiquait. Nous nous trouvions à 3° 29' au nord du point équatorial et à 36° 04' de son est.

– Tu as trouvé ce que tu cherchais ?

– Pas encore, lui répondis-je, il faudra que de retour à Londres je fasse toute une série de calculs.

– Pour quoi faire ?

– Pour vérifier la correspondance entre la voûte céleste que nous pouvons observer d'ici et celle que ton pendentif nous a dévoilée. J'obtiendrai peut-être ainsi de précieuses informations.

– Et tu ne pouvais pas trouver ces coordonnées sur une carte ?

– Si, mais ce n'est pas comme être sur le terrain.

– En quoi est-ce si différent ?

– Ce n'est pas pareil, voilà tout.

Et, en disant cela, j'ai rougi, comme un imbécile. « Maladroit que vous êtes », m'aurait dit Walter s'il avait été là.

Le soleil déclinait, il nous fallait redescendre vers la plage de sable noir et rejoindre notre embarcation. Ce soir, nous dormirions dans le village nomade que nous avions croisé en route.

Alors que nous approchions de la rive, Keira et moi avons remarqué que quelque chose ne tournait pas rond. Le 4 × 4 était toutes portières ouvertes et le chef du village avait disparu.

– Il doit se reposer à l'intérieur, dit Keira pour se rassurer, mais nous étions tous deux inquiets.

Les pêcheurs nous abandonnèrent sur la berge et reprirent aussitôt le large pour rentrer chez eux avant la tombée de la nuit. Keira se précipita vers la voiture et je la suivis pour constater que le pire s'était produit.

Le chef du village était allongé sur le sol, face contre terre. Un mince filet de sang déjà noirci s'était écoulé de sa tête pour disparaître entre des cailloux. Keira se pencha sur lui, elle le retourna avec mille précautions, mais ses yeux vitreux ne laissaient planer aucun doute sur son sort. Keira s'agenouilla et je la vis pleurer pour la première fois.

– Il a sans doute fait un malaise et il est tombé, nous n'aurions jamais dû le laisser seul, dit-elle en sanglotant.

Je la pris dans mes bras et nous restâmes ainsi à veiller le corps de cet homme dont la mort me touchait étrangement.

La nuit d'un bleu profond resplendissait sur nous et sur le dernier sommeil d'un vieux chef de tribu. J'espérais que, cette nuit-là, une étoile de plus luirait dans le ciel.

– Demain matin il faudra prévenir les autorités.

– Surtout pas, me dit Keira, ici nous sommes en territoire kenyan, si la police s'en mêle, ils garderont le corps le temps de mener une enquête. S'ils l'autopsiaient, ce serait un outrage terrible pour la tribu ; nous devons le ramener auprès des siens, il doit être enterré dans les vingt-quatre heures. Son village voudra l'honorer comme il se doit, c'est un personnage important pour eux, il est leur guide, leur savoir et leur sagesse. Il ne faut pas enfreindre leurs rites. Le seul fait qu'il soit mort en terre étrangère sera déjà un drame. Beaucoup y verront une forme de malédiction.

Nous l'avons enveloppé d'une couverture et lorsque nous l'installâmes à l'arrière du 4 × 4, je remarquai des traces de pneus à côté de notre véhicule. Je repensai à la traînée de poussière que j'avais aperçue un peu plus tôt quand nous étions partis vers l'île du centre. Se pouvait-il que la mort de ce vieux chef ne fût pas le seul fait d'un malaise et d'une mauvaise chute ? Que s'était-il vraiment passé en notre absence ? Pendant que Keira se recueillait, j'étudiais le sol à l'aide d'une lampe de poche trouvée dans la boîte à gants. Des marques de semelles entouraient notre voiture et il y en avait trop pour que ce soit les nôtres. Étaient-ce celles des pêcheurs qui nous avaient accompagnés ? Pourtant, je n'avais pas le souvenir qu'ils se soient éloignés de leur embarcation et j'aurais volontiers juré que nous étions allés à leur rencontre. Je préférai ne pas m'en entretenir avec Keira ; elle était suffisamment triste, je ne voulais pas l'inquiéter avec des suspicions sans autre fondement que quelques marques de gomme et de chaussures sur le sol poussiéreux de la rive du lac.

Nous avons dormi quelques heures à même le sol.

À l'aube, Keira prit le volant. Nous remontions vers la vallée de l'Omo quand elle murmura :

– Mon père est parti de la même manière. J'étais allée faire des courses, quand je suis revenue, je l'ai trouvé gisant sur le perron de la maison.

– Je suis désolé, bafouillai-je maladroitement.

– Tu sais, le plus terrible n'était pas de le voir là, allongé sur les marches, la tête en bas, les pieds devant la porte ; non, le plus terrible est venu après. Quand ils ont emmené son corps, je suis retournée dans sa chambre et j'ai vu les draps froissés. J'ai deviné les gestes qu'il avait faits en se levant ce matin-là, ses derniers pas au saut du lit. Je l'ai imaginé marchant vers le rideau qu'il avait entrouvert pour voir le temps qu'il faisait. C'était pour lui un rituel et cela comptait plus que toutes les nouvelles qu'il pourrait lire dans son journal. J'ai trouvé sa tasse de café dans l'évier de la cuisine, le beurre était encore sur la table auprès d'un morceau de pain à moitié entamé.

C'est en regardant les objets du quotidien, tel un couteau à beurre, que l'on se rend compte que quelqu'un est parti et qu'il ne reviendra plus ; un stupide couteau à beurre qui taille à jamais des tranches de solitude dans votre vie.

En écoutant Keira, je réalisai pourquoi j'avais emmené son collier en Grèce, pourquoi il n'avait jamais quitté ma poche depuis le jour où elle l'avait laissé sur ma table de nuit avant de s'en aller.

Nous sommes arrivés au village en fin de journée. Lorsque Keira sortit de la voiture, les Mursis comprirent que quelque chose de grave était arrivé. Ceux qui se trouvaient sur la place centrale s'immobilisèrent aussitôt. Keira les regardait en pleurant, mais aucun d'eux ne s'approcha pour tenter de la consoler. J'ouvris la portière arrière et pris le corps du vieux chef dans mes bras. Je le déposai sur le sol et baissai la tête en signe de recueillement. Une longue plainte parcourut l'assemblée ; les femmes levèrent les bras au ciel et se mirent à crier. Les hommes s'étaient rapprochés du corps de leur chef. Son fils souleva la couverture et caressa lentement le front de son père. Le visage serré, il se redressa et nous fixa durement. Je compris dans son regard que nous n'étions plus les bienvenus. Qu'importait pour eux ce qui s'était passé, leur vieux chef était parti avec nous vivant et nous le leur ramenions mort. Je sentais l'hostilité à notre égard grandir à chaque instant. Je pris Keira par le bras et la guidai lentement vers la voiture.

– Ne te retourne pas, lui dis-je.

Alors que nous entrions dans le 4 × 4, les villageois se massèrent autour de nous, encerclant le véhicule. Une lance ricocha sur le capot, une deuxième arracha le rétroviseur, et Keira eut juste le temps de me hurler de me baisser, quand une troisième vint fendre le pare-brise. J'avais enclenché la marche arrière, la voiture bondit, je redressai, effectuai un demi-tour et fonçai hors du village.

La horde en colère ne nous avait pas suivis. Dix minutes plus tard, nous arrivions au campement. En voyant l'état du 4 × 4 et la pâleur de Keira, Éric s'inquiéta et je lui fis le récit de nos mésaventures. Toute l'équipe d'archéologues se réunit autour d'un feu pour décider de la conduite à tenir.

Chacun s'accordait à prédire que l'avenir du groupe était compromis. Je me proposai de retourner dès le lendemain au village, je m'entretiendrai « en gentleman » avec le fils du chef et lui expliquerai que nous n'étions pour rien dans la triste disparition de son père.

Mes propos avaient mis Éric en colère et montraient à quel point j'étais ignorant de la gravité de la situation. Nous n'étions pas à Londres, vociféra-t-il, la colère des villageois ne s'apaiserait pas autour d'une tasse de thé. Le fils du chef voudrait un coupable et il ne donnait pas longtemps avant que le campement fasse l'objet de représailles.

– Il faut vous mettre tous les deux à l'abri, dit Éric. Vous devez partir.

Keira se leva et s'excusa auprès de ses collègues, elle ne se sentait pas bien. En passant devant moi elle me pria d'aller dormir ailleurs, elle avait besoin de rester seule. Je quittai l'assemblée pour la suivre.

– Tu peux être fier de toi, tu viens de tout foutre en l'air, me dit-elle sans ralentir le pas.

– Mais bon sang, Keira, ce n'est pas moi qui ai tué ce vieillard !

– Nous ne pouvons même pas expliquer aux siens de quoi il est mort et je vais devoir abandonner mes fouilles pour éviter un carnage général. Tu as ruiné mon travail, mes espoirs, je viens de perdre toute légitimité et Éric doit se réjouir de prendre ma succession. Si je ne t'avais pas accompagné sur ton île maudite, rien de tout cela ne serait arrivé. Tu as raison, ce n'est pas de ta faute mais de la mienne !

– Mais enfin, qu'est-ce que vous avez tous ?! Pourquoi se comporter en coupables ? Cet homme est mort de vieillesse, il voulait voir son lac une dernière fois et nous lui avons offert de réaliser une de ses dernières volontés. Je vais retourner au village, dès ce soir, et j'irai m'entretenir avec eux.

– En quelle langue ? Tu parles le mursi maintenant ?

Confronté à mon impuissance, je me tus.

– Demain matin, je te reconduirai à l'aéroport, je resterai une semaine à Addis-Abeba, en espérant que les choses se calment ici ; nous partirons au lever du jour.

Keira entra dans sa tente, sans même un bonsoir.

Je n'avais aucune envie de rejoindre le groupe. Les archéologues continuaient de débattre de leur sort, autour du feu de camp. Les bribes de conversations qui me parvenaient me prouvaient que Keira avait deviné ce qui se passerait, Éric affirmait déjà son autorité auprès des autres. Quelle place retrouverait-elle à son retour ? Je suis allé m'asseoir sur la colline pour regarder le fleuve. Tout était si calme. Je me sentais seul et responsable de ce qui arrivait.

Une heure s'était écoulée, j'entendis des pas derrière moi. Keira s'assit à mes côtés.

– Je n'arrive pas à me calmer. J'ai tout perdu ce soir, je n'ai plus de boulot, plus de crédibilité, plus d'avenir, tout s'est envolé. Le Shamal m'a chassée d'ici une première fois, et toi, Adrian, tu auras été comme une deuxième tempête.

J'ai remarqué que, généralement, lorsqu'une femme vous appelle par votre prénom au beau milieu d'une conversation, c'est qu'elle a quelque chose à vous reprocher.

– Tu crois au destin, Keira ?

– Oh, je t'en prie, pas maintenant, tu vas sortir de ta poche un jeu de tarots et me tirer les cartes ?

– Moi, je n'y ai jamais cru, j'ai même détesté la seule idée qu'il existe une destinée ; parce que ce serait nier notre libre arbitre, la possibilité que nous avons de faire des choix et de décider de notre futur.

– Je ne suis pas vraiment en état d'écouter ta philosophie à deux balles.

– Je ne crois pas au destin mais je me suis toujours interrogé sur le hasard. Si tu savais le nombre de découvertes qui ne se seraient pas faites sans son petit coup de pouce.

– J'ai de l'aspirine si tu veux, Adrian.

– Tu es ici parce que tu rêves de trouver la trace du premier des humains, c'est bien cela ? Je t'ai posé la question hier et tu as éludé la réponse. Dans tes rêves les plus fous, quel âge aurait cet homme zéro ?

Je crois que Keira me répondit plus par dépit que par conviction.

– Si le premier humain avait quinze ou seize millions d'années, je ne serais pas plus étonnée que cela, me dit-elle.

– Et si je te faisais gagner trois cent quatre-vingt-cinq millions d'années, d'un coup d'un seul, qu'en dirais-tu ?

– Que tu as pris trop de soleil aujourd'hui.

– Alors laisse-moi formuler cela autrement. Ce pendentif impossible à dater et dont nous ne connaissons pas la composition, crois-tu encore qu'il soit juste un accident de la nature ?

J'avais fait mouche, Keira me regardait fixement et je vis sur son visage une expression qui me surprit.

– Ce fameux soir d'orage, quand ces millions de points lumineux sont apparus à la faveur d'un éclair, ce que tu as vu sur le mur était en réalité la nébuleuse du Pélican, un berceau d'étoiles situé entre deux galaxies.

– Vraiment ? demanda Keira étonnée.

– Oui, vraiment, et ce n'est pas tout. Ce bout de ciel projeté par ton pendentif n'est pas identique à celui que tu vois au-dessus de nous. Celui-là remonte à quatre cents millions d'années. À quoi cela correspond-il dans ton échelle géologique ? lui demandai-je.

– À l'apparition de la vie sur terre, me répondit-elle, abasourdie.

– J'ai de bonnes raisons de croire qu'il existe d'autres objets identiques à celui que tu portes autour du cou. S'ils ont tous à peu près la même taille, et si mes calculs sont exacts, alors il en faudrait quatre autres pour projeter un ciel complet. Drôle de puzzle, non ?

– Il est impossible qu'une carte du ciel ait été établie il y a quatre cents millions d'années, Adrian !

– Tu me disais toi-même qu'il y a encore vingt ans, tout le monde croyait que le plus vieux de nos ancêtres avait seulement trois millions d'années. Imagine un instant que nous réunissions tous les fragments manquants, et je ne sais pas encore comment, mais que nous prouvions qu'il y a quatre cents millions d'années une carte du ciel fut façonnée avec une précision digne de moyens d'observation que nous ne pouvons même pas supposer, quelles conclusions en tirerais-tu ?

Keira resta sans voix face à la portée d'une telle découverte.

Je n'aurais jamais pensé que la mort d'un vieil homme la forcerait à quitter ses fouilles, mais j'avais espéré depuis mon départ de Londres la convaincre de me suivre.

Nous sommes restés tous les deux silencieux, à scruter le ciel, jusque tard dans la nuit.

Nous nous accordâmes quelques heures de sommeil et fîmes nos adieux au campement dès l'aube. Toute l'équipe se réunit autour du 4 × 4 pour nous dire au revoir. Ainsi qu'il avait été convenu, Keira me déposerait à l'aéroport d'Addis-Abeba, elle resterait en ville le temps que les esprits s'apaisent. Éric dirigerait les recherches pendant son absence. Elle l'appellerait régulièrement en guettant le signal du retour.

Au cours du voyage qui dura deux jours, nous n'avons cessé de nous interroger sur le mystérieux pendentif. Quel était le sens de sa présence dans cet ancien volcan au centre du lac Turkana ? Quelqu'un l'avait-il volontairement laissé à cet endroit, pourquoi, et, surtout, quand ?

Nous savions chacun qu'il en existait au moins un autre exemplaire aux propriétés similaires, même si nous n'en avions pas parlé. Cinq fragments devaient s'assembler pour former un ciel complet. Mais la question qui nous hantait désormais, était de savoir où ils se trouvaient et comment nous pourrions mettre la main dessus.

Il y a encore quelques mois, alors que je vivais sur le plateau d'Atacama, je n'aurais jamais imaginé devoir unir mes compétences d'astrophysicien à celles d'une paléontologue, en quête d'une découverte improbable.

Nous entamions notre deuxième journée de route quand Keira se souvint d'un article qu'elle avait lu dans une revue quelques années plus tôt. C'est à ce vague souvenir que nous devons le périple qui nous attendait. Avons-nous ensuite agi par instinct scientifique, suivi un pressentiment ? Je suis bien incapable de le dire. Mais tout commença quand Keira me demanda si j'avais déjà entendu parler d'un objet datant de l'âge de bronze ressemblant à un astrolabe et qui avait été découvert en Allemagne. Tout astronome digne de ce nom connaissait l'existence du disque de Nebra. Des fouilleurs clandestins l'avaient mis au jour en Haute-Saxe à la fin du vingtième siècle. L'objet pesait environ deux kilos, il avait la forme d'un bouclier circulaire de trente centimètres de diamètre, sur lequel se détachaient, en plaques d'or incrustées, un croissant de lune et des points que l'on devinait être des corps célestes. Sa constitution était si incroyable que les archéologues pensèrent d'abord à l'œuvre d'un faussaire. Mais une datation rigoureuse finit par confirmer qu'il avait bien trois mille six cents ans. Quelques épées et ornements trouvés au même endroit avérèrent son authenticité. Outre son âge, le disque de Nebra avait deux particularités pour le moins singulières. Les points qui figuraient sur le disque ressemblaient aux Pléiades, une série d'étoiles qui apparurent dans le ciel de l'Europe à cette époque. La seconde particularité était la présence sur le côté droit d'un arc de 82°. Quatre-vingt-deux degrés correspondant exactement à l'écart entre le point où le soleil se levait à Nebra au moment du solstice d'été et celui où il se levait au moment du solstice d'hiver. Quant à la fonction du disque, plusieurs hypothèses avaient été émises : il pouvait avoir été destiné à l'agriculture, le solstice d'été annonçait le début des semences, l'apparition des Pléiades dans le ciel, les moissons. Autre possibilité, le disque de Nebra était un outil d'enseignement et de transmission de la connaissance astronomique ; dans les deux cas, il attestait que le savoir de l'homme en la matière était infiniment plus avancé à cette époque que nous le supposions.

Le disque de Nebra était la plus ancienne représentation du ciel connue à ce jour ; tout du moins jusqu'à ce que le pendentif que Keira caressait entre ses doigts apparaisse sur l'île centrale du lac de Turkana...

– Quel lien pourrait-il y avoir entre le disque de Nebra et mon pendentif ?

– Je n'en sais rien, mais je pense que cela vaut le coup d'aller faire un petit tour en Allemagne, répondis-je joyeusement.

Plus nous nous rapprochions de la capitale et plus je sentais Keira se fermer. Était-ce la possibilité d'une découverte majeure qui m'empêchait de ressentir la fatigue du voyage ou l'idée que je réussirais à convaincre Keira d'entreprendre ces recherches avec moi ? Hélas, l'excitation qui m'animait ne semblait pas partagée ; chaque fois qu'un panneau annonçait la distance nous séparant d'Addis-Abeba, Keira redevenait songeuse et se perdait dans ses pensées.

Cent fois, je me suis abstenu de l'interroger et, cent fois, suis retourné à ma solitude, me contentant de suivre la route.

Nous avions garé le 4 × 4 sur le parking de l'aéroport, Keira m'avait suivi dans le terminal. Un vol pour Francfort partait le lendemain. Au comptoir de la compagnie aérienne, j'avais acheté deux billets, mais Keira m'entraîna à l'écart.

– Je ne pars pas avec toi, Adrian.

Sa vie se trouvait ici, disait-elle et elle n'était pas prête à un tel renoncement. Dans quelques semaines, un mois au plus, le calme serait revenu dans la vallée, elle retournerait à son travail.

J'avais beau arguer que la découverte que nous ferions peut-être un jour ensemble relevait du merveilleux, elle me répétait que cette quête était la mienne et non la sienne. Je compris au ton de sa voix qu'elle était résolue, qu'il ne me servait à rien d'insister.

Il nous restait une soirée à passer à Addis-Abeba avant mon départ, je lui demandai une ultime faveur, nous trouver un restaurant digne de ce nom ; un endroit d'où je ne ressortirais pas l'estomac à l'envers.

Il m'en coûta beaucoup de prétendre ignorer que nous serions séparés le lendemain, mais pourquoi gâcher le peu de temps qu'il nous restait à partager ?

Je tins bon tout au long du dîner, et pas une fois au cours de la promenade que nous fîmes en retournant vers l'hôtel, je n'ai succombé à la tentation de la faire changer d'avis.

Alors que je la raccompagnais jusqu'à sa chambre, Keira me prit dans ses bras et posa sa tête sur mon épaule. Elle me murmura à l'oreille qu'elle tiendrait la promesse que je lui avais demandé de me faire à Londres. Elle ne m'embrassa pas.

Je détestais l'idée d'adieux à l'aéroport ; la soirée de la veille avait été suffisamment triste et il était inutile d'en rajouter. Au petit matin, je quittai l'hôtel après avoir glissé un mot sous la porte de la chambre de Keira. Je me souviens encore d'y avoir écrit combien j'étais désolé de lui avoir causé tant de problèmes. Que j'espérais du fond du cœur qu'elle retrouverait au plus vite cette vie qu'elle s'était si courageusement construite. J'avouais aussi l'égoïsme de ma démarche, et, après avoir suffisamment témoigné de ma culpabilité, je lui confiais que si j'ignorais tout de ce qui m'attendait, j'avais déjà fait une découverte ô combien importante : sa présence m'avait rendu heureux. Je me doutais bien que cet aveu était maladroit, et mon stylo hésita maintes fois au-dessus de la feuille avant de coucher ces quelques mots sur le papier, mais qu'importe puisqu'ils étaient sincères.

Le hall du terminal était bondé, à croire que l'Afrique tout entière avait décidé de voyager ce matin-là. La file d'embarquement de mon vol n'en finissait plus. Après une longue attente, je me retrouvai assis au dernier rang de l'avion. Alors que les portes de la cabine se refermaient, je me demandai si je n'aurais pas mieux fait de rentrer à Londres, de mettre un terme à ce qui n'était peut-être après tout qu'une vaste chimère. L'hôtesse annonça un peu de retard, sans pour autant en expliquer la cause.

Et puis soudain dans la coursive, parmi des passagers qui rangeaient leurs affaires dans les compartiments à bagages, je vis Keira traînant un sac qui devait peser le même poids qu'elle. Elle négocia avec mon voisin d'échanger leur fauteuil, il accepta de bon gré et elle s'assit à côté de moi en soupirant.

– Quinze jours, tu m'entends, dit-elle en bouclant sa ceinture, dans deux semaines, où que nous soyons, tu me remets dans un avion pour Addis-Abeba. Promis ?

J'ai promis.

Quinze jours pour découvrir la vérité sur son pendentif, deux semaines pour réunir ce que quatre cents millions d'années avaient séparé, me semblaient un pari impossible à tenir, mais peu m'importait ; l'appareil accélérait sur la piste, Keira était assise à côté de moi ; la tête posée contre le hublot, elle avait fermé les yeux et ces quinze jours à venir seraient bien plus que ce que, hier encore, j'aurais espéré. Au cours des huit heures de vol, elle ne fit jamais la moindre allusion au courrier que j'avais glissé sous la porte de sa chambre d'hôtel, plus tard non plus d'ailleurs.

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Francfort

Trois cent vingt kilomètres nous séparaient de Nebra. Bien que fourbu par le voyage, je louai une voiture, avec l'espoir d'arriver à destination avant la fin de l'après-midi.

Ni Keira ni moi n'avions imaginé que cette petite ville de campagne était devenue aussi populaire. Le lieu où avait été déterré le fameux disque céleste avait revêtu l'aspect d'un centre d'attractions touristiques. Une imposante tourelle en béton s'élevait au milieu de la plaine. Depuis le socle de la structure aussi inclinée que la tour de Pise, filaient deux lignes sur le sol, chacune censée représenter les axes solaires des solstices. Le complexe était complété d'un gigantesque bâtiment en bois et verre construit en haut de la colline, une sorte de musée qui défigurait le paysage.

La visite du site dédié au disque de Nebra ne nous apprit rien de bien palpitant. À quelques kilomètres de là, le cœur du village, avec ses ruelles pavées, les vestiges de son château et ses jolies façades, avait pour mérite de renouer avec une certaine authenticité, à condition toutefois d'ignorer les devantures de magasins qui proposaient à foison tee-shirts, vaisselle, et reproductions en tout genre à l'effigie du disque.

– Je devrais peut-être penser à faire des fouilles au parc Astérix, me lança Keira.

Je me présentai à l'hôtelier qui venait de nous remettre les clés de sa dernière chambre libre et, après que j'eus fait état de nos qualités professionnelles respectives, celui-ci accéda à ma demande et promit de nous organiser le lendemain un entretien privé avec le conservateur du site archéologique de Nebra.

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Moscou

Place Loubianka, deux mondes étrangers se côtoient, d'un côté le grand immeuble à la façade orangée qu'occupait le KGB, de l'autre le palais du Jouet.

Ce matin-là, Vassily Yourenko avait dû renoncer à prendre son petit déjeuner au café Pouchkine et cela le mettait de mauvaise humeur. Après avoir rangé sa vieille Lada le long d'un trottoir, il avait attendu que le grand magasin ouvre ses portes. Au rez-de-chaussée, le manège illuminé faisait ses premiers tours de la journée, mais aucun enfant n'était encore monté sur les chevaux de bois. Vassily s'était abstenu de tenir la rambarde de l'escalator, trop crasseuse à son goût. À l'étage, il s'était arrêté devant un stand où l'on trouvait les plus belles répliques de poupées gigognes. Cet assemblage de figurines emboîtées les unes dans les autres l'amusait toujours. Dans sa jeunesse, sa sœur en possédait une collection qui n'aurait pas de prix aujourd'hui ; mais sa sœur reposait depuis trente ans au cimetière Novodiévitchi et la merveilleuse collection n'était plus qu'un lointain souvenir. La vendeuse le gratifia d'un large sourire et d'une vue peu ragoûtante sur ses mâchoires édentées. Yourenko détourna le regard. La babouchka attrapa une poupée aux couleurs vives, tête rouge et corps jaune, elle l'enfouit dans un sac en papier et demanda mille roubles à son client. Yourenko paya et s'éloigna. Un peu plus tard, il s'installa à la table d'un café, gratta la peinture qui recouvrait la troisième et la cinquième poupée et recopia les chiffres qui étaient apparus. Il prit le métro, descendit station Ploshchad Vosstaniya et emprunta le long couloir qui mène à la gare de Moscou.

À la consigne il se dirigea vers le casier désigné par la troisième poupée, composa sur le cadran du verrou le numéro indiqué sur la cinquième et récupéra l'enveloppe qui se trouvait à l'intérieur. Elle contenait un billet d'avion, un passeport, un numéro de téléphone en Allemagne ainsi que trois photographies ; sur l'une figurait le portrait d'un homme, sur une autre celui d'une femme et sur la dernière, les deux mêmes débarquant d'un avion. Au dos de la photo on avait griffonné leurs noms. Yourenko rangea l'enveloppe dans sa poche et regarda l'horaire qui figurait sur le billet d'avion. Il avait deux heures devant lui pour arriver à l'aéroport de Sheremetyevo. Il essaya de se souvenir s'il avait garé sa voiture sur un emplacement autorisé, mais il était trop tard pour s'en soucier.

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Rome

Lorenzo s'était accoudé au balcon de son bureau. Le mégot de sa cigarette dégringola dans la rue en contrebas. Il le regarda rouler jusqu'au caniveau, referma les fenêtres et décrocha son téléphone.

– Nous avons eu un petit problème en Éthiopie. Ils ont quitté le pays, annonça Lorenzo.

– Où sont-ils ?

– Nous avons perdu leur trace à Francfort.

– Que s'est-il passé ?

– Ceux qui assuraient leur filature ont joué de malchance. Vos deux protégés se sont rendus au lac Turkana en compagnie d'un chef de village qui leur servait de guide. Mes hommes ont voulu le questionner pour savoir ce que les deux autres étaient allés faire sur une petite île au milieu du lac, il y a eu un accident.

– Quel genre d'accident ?

– Le vieillard s'en est pris à eux, il a fait une mauvaise chute.

– Qui est au courant ?

– Je vous avais garanti la primeur de mes informations, mais, compte tenu de la tournure des événements, je ne peux vous laisser plus de la journée avant de les contacter. Et il va falloir que j'explique pourquoi mes hommes suivaient vos deux zozos.

Lorenzo n'eut pas le loisir de saluer Ivory, il avait déjà raccroché.

– Qu'en pensez-vous ? demanda Vackeers qui se tenait dans le fauteuil juste en face de lui.

– Ivory ne sera pas dupe bien longtemps, je le soupçonne même d'avoir deviné que vous êtes déjà informé, c'est un vieux renard, vous ne le piégerez pas comme ça.

– Ivory est un vieil ami et je ne cherche pas à le piéger, je veux juste l'empêcher de nous manipuler. Nos objectifs sont divergents, nous ne pouvons pas le laisser mener la danse.

– Eh bien, si vous voulez mon opinion, au moment même où nous parlons, je parie qu'il dirige l'orchestre.

– Qu'est-ce qui vous fait penser cela ?

– L'homme qui attend en bas, dans la rue, je serais prêt à parier aussi qu'il vous a pris en filature à la sortie de votre bureau.

– Depuis Amsterdam ?

– Pour qu'il se rende visible de façon aussi grossière, soit c'est un incapable, soit votre vieil ami vous envoie un message, quelque chose du genre « ne me prenez pas pour un imbécile, Vackeers, je sais où vous vous trouvez ». Et vu que ce type a réussi à vous suivre jusqu'ici sans que vous le remarquiez, je pencherais plutôt pour cette seconde hypothèse.

Vackeers se leva d'un bond et se rendit à la fenêtre. Mais l'homme dont venait de parler Lorenzo s'éloignait déjà.

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Haute-Saxe

– Tu devrais mettre ta ceinture, les routes sont étroites.

Keira ouvrit la vitre en grand et fit comme si elle ne m'avait pas entendu. Il m'est arrivé parfois au cours de ce voyage d'avoir envie d'ouvrir la portière et de la pousser au-dehors.

Le conservateur du musée de Nebra nous accueillit à bras ouverts. L'homme était si fier de sa collection qu'il nous en détailla chaque pièce. Épées, boucliers, fers de lances, tout y passa ; nous dûmes écouter l'histoire de ses cent trésors avant qu'il nous présente enfin le disque.

L'objet était remarquable. Son apparence n'avait rien en commun avec le pendentif de Keira, mais nous étions tous deux fascinés par sa beauté et par l'ingéniosité de celui qui l'avait conçu. Comment à l'âge de bronze, l'homme avait-il pu réaliser une telle prouesse technique ? Le conservateur nous convia à la cafétéria et nous demanda en quoi il pouvait nous être utile. Keira lui montra son collier et je confiai à notre interlocuteur ses propriétés particulières. Passionné par ce que je venais de lui révéler, il me questionna sur son âge et je lui répondis que nous n'en savions rien.

L'homme avait consacré dix années de sa vie à l'étude du disque de Nebra, notre objet l'intriguait au plus haut point. Il se souvenait vaguement d'avoir lu quelque chose qui pourrait nous intéresser. Il lui fallait remettre de l'ordre dans ses pensées autant que dans ses archives. Il nous proposa de nous retrouver le soir même et de dîner en notre compagnie. D'ici là, il essaierait de faire de son mieux pour nous aider dans nos recherches. Nous avions l'après-midi libre. À l'hôtel deux ordinateurs étaient mis à la disposition de la clientèle, j'en profitai pour envoyer de mes nouvelles à Walter et adresser quelques mails à des confrères, jonglant entre ce que je m'autorisais à révéler et ce que je préférais leur cacher afin de ne pas passer pour un illuminé.

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Francfort

Aussitôt descendu de l'avion, Vassily s'était rendu successivement devant les quatre comptoirs de location de voitures qui se trouvaient dans le terminal international. Il avait présenté une photo à chacun des employés, demandant s'il reconnaissait le couple qu'il leur montrait. Trois d'entre eux avaient répondu par la négative, le quatrième indiqua que ce genre d'information était confidentiel. Vassily savait désormais que ceux qu'il cherchait n'avaient pas pris un taxi pour se rendre en ville et, bien plus important, auprès de qui ils avaient loué une voiture. Rompu à ce genre d'exercice, il s'éloigna vers une cabine téléphonique d'où il appela l'employé qu'il venait de quitter ; dès que celui-ci décrocha, il lui expliqua dans un allemand presque parfait qu'un accident s'était produit sur l'aire de stationnement et que sa présence était requise dans les plus brefs délais. Vassily épia l'homme qui raccrochait, furieux, et se précipitait vers les ascenseurs menant aux sous-sols. Dès que l'employé eut disparu, Vassily retourna vers le comptoir, se pencha sur le clavier du terminal et bientôt l'imprimante crépita. Vassily s'éloigna avec un double du contrat de location d'Adrian en poche.

Après avoir composé le numéro de téléphone trouvé dans l'enveloppe à la consigne de la gare de Moscou, il savait que la Mercedes grise immatriculée KA PA 521 avait été filmée par les caméras de surveillance de l'autoroute B43, puis par celles de l'autoroute A5 dans la direction de Hanovre ; cent vingt-cinq kilomètres plus loin on retrouvait le véhicule sur l'A7 où il avait emprunté la sortie 86. À cent dix kilomètres de là, la Mercedes filait à cent trente kilomètres à l'heure sur l'A71, un peu plus tard elle se trouvait sur une nationale en direction de Weimar. Faute de dispositif de surveillance sur les routes de moindre importance, la voiture semblait s'être évanouie dans la nature, mais grâce à la caméra d'un feu rouge elle réapparut à un carrefour de Rothenberga.

Vassily loua une grosse berline et quitta l'aéroport de Francfort, suivant scrupuleusement l'itinéraire qu'il avait recopié.

Ce jour-là, la chance était de son côté, une seule route se prolongeait depuis l'endroit où la Mercedes avait été vue pour la dernière fois. Ce n'est que quinze kilomètres plus tard, en traversant Saulach qu'il fut confronté à un choix d'itinéraire. L'avenue Karl Marx filait en direction de Nebra, alors qu'une route sur sa gauche partait vers Bucha. Suivre Karl Max ne lui disait rien de bon, il alla vers Bucha ; la route s'enfonçait dans un sous-bois, avant de resurgir à travers un paysage de vastes champs de colza.

À Memleben, alors qu'il arrivait près d'une rivière, Vassily changea d'avis ; rouler vers l'est ne le tentait plus, il donna un coup de volant et tourna brusquement dans Thomas Müntzer Strasse. L'itinéraire qu'il avait emprunté devait être triangulaire puisqu'à nouveau un panneau indiquait la ville de Nebra. Lorsqu'il vit sur sa droite le parking d'un musée d'archéologie, Vassily ouvrit sa vitre et s'offrit sa première cigarette de la journée. Le chasseur flairait ses proies dans les parages, il ne lui faudrait plus bien longtemps avant de les localiser.

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* *

Le conservateur du musée nous avait rejoints à notre hôtel. Pour l'occasion, il avait revêtu un costume en velours côtelé, une chemise à carreaux et une cravate en tricot. Même avec nos vêtements rescapés d'un périple en Afrique, nous avions plus élégante allure que lui. Il nous emmena dans une auberge et attendit que Keira et moi soyons assis pour nous demander gaiement comment nous nous étions connus.

– Nous sommes amis depuis l'école ! répondis-je.

Keira m'administra un franc coup de pied sous la table.

– Adrian est plus qu'un ami, c'est presque un guide pour moi ; d'ailleurs il m'emmène souvent en voyage pour me distraire, dit-elle en labourant mes orteils de son talon.

Le conservateur préféra changer de sujet. Il appela la serveuse et commanda notre repas.

– J'ai peut-être quelque chose qui va vous intéresser, nous dit-il. Lorsque j'effectuais mes recherches sur le disque de Nebra, et Dieu sait combien j'ai pu en faire, je suis tombé sur un document à la Bibliothèque nationale. J'ai cru un temps qu'il m'aiderait dans mes travaux, c'était une fausse piste, mais peut-être pas en ce qui vous concerne. J'ai eu beau chercher tout l'après-midi dans mes dossiers, je n'ai pas pu remettre la main dessus, mais je me souviens assez bien de son contenu. C'est un texte rédigé en guèze, une très ancienne langue africaine dont les caractères sont relativement proches de l'alphabet grec.

L'intérêt de Keira sembla soudain s'éveiller.

– Le guèze, reprit-elle, est un langage sémitique qui a servi au développement de l'amharique en Éthiopie et du tigrinia en Érythrée. Les écritures qui donnèrent naissance au guèze datent d'à peu près trois mille ans. Le plus étonnant est en effet la ressemblance non seulement de l'alphabet mais aussi de certaines vocalises entre le guèze et le grec ancien. Selon les croyances de l'Église éthiopienne orthodoxe, le guèze fut une révélation divine faite à Enos. Dans le livre de la Génèse, Enos est fils de Seth, père de Kenan et petit-fils d'Adam, en hébreu, Enosh suggère la notion d'humanité. Dans la Bible orthodoxe éthiopienne, Enos est né au cours de la trois cent vingt-cinquième année de la création du monde, qui remonterait au trente-huitième siècle avant Jésus-Christ, période antédiluvienne dans la mythologie hébraïque. Quoi, qu'est-ce qu'il y a ?

J'avais dû regarder Keira bizarrement car elle s'était interrompue dans son récit avant d'ajouter qu'elle était soulagée que je remarque enfin que son principal métier ne consistait pas à m'aider à réécrire le Guide du routard.

– Vous souvenez-vous de ce que révélait ce texte rédigé en guèze ? demanda Keira au conservateur du musée.

– Entendons-nous bien, si l'écrit originel est en guèze, celui que j'ai eu entre les mains est bien plus récent, c'est une retranscription qui ne date que du cinquième ou sixième siècle avant l'ère chrétienne. Si ma mémoire est bonne, on y parle d'un disque céleste, d'une sorte de carte dont chaque morceau aurait servi de guide au peuplement du monde. La traduction est assez confuse, elle ouvre la porte à de multiples interprétations. Mais, au cœur de ce texte, se trouve le mot « réunification », ça je m'en souviens très bien, et cette notion est étrangement connexe à celle d'une division. Impossible de savoir si l'une ou l'autre prédisent l'avènement ou la destruction du monde. Il s'agit probablement d'un écrit plus ou moins religieux, une prophétie de plus, j'imagine. De toute façon, il était bien trop ancien pour faire référence au disque de Nebra. Il faudrait que vous vous rendiez à la DNB1. Consultez le texte et faites-vous votre propre idée. Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, la probabilité que cet écrit ait un quelconque rapport avec l'objet que vous portez autour du cou est assez infime, mais à votre place j'irais quand même voir, on ne sait jamais.

– Et comment retrouver ce document ? La Bibliothèque nationale est immense.

– Je suis certain de l'avoir consulté dans les locaux de Francfort, il m'est arrivé plusieurs fois de me rendre à l'établissement de Munich et à celui de Leipzig, mais je suis sûr qu'en ce qui concerne ce manuscrit, c'était bien à Francfort. D'ailleurs, maintenant cela me revient, il se trouvait dans un codex, mais lequel ? Tout cela remonte à une dizaine d'années. Il faudrait vraiment que je range mes affaires. Je vais m'y atteler dès ce soir et, si je découvre quelque chose, je vous appellerai aussitôt.

Après que le conservateur nous eut laissés, Keira et moi décidâmes de rentrer à pied. La vieille ville de Nebra ne manquait pas de charme et une promenade nous aiderait à digérer ce repas trop copieux.

– Je suis désolé, je crois que je t'ai entraînée dans une aventure qui n'a ni queue ni tête.

– Tu plaisantes, j'espère, me répondit Keira. Tu ne vas pas te dégonfler quand ça commence à devenir intéressant ? Je ne sais pas quels sont tes plans pour demain matin, mais moi je vais à Francfort.

Nous traversions tranquillement une petite place avec une ravissante fontaine en son centre quand surgit une voiture aux phares aveuglants.

– Merde, ce con fonce droit sur nous ! hurlai-je à Keira.

J'eus tout juste le temps de la pousser dans le renfoncement d'une porte cochère, le bolide me frôla et dérapa au milieu de la place avant de filer par la grande rue. Si ce dingue avait voulu nous ficher la trouille de notre vie, il avait réussi son coup. Je n'avais même pas eu le temps de relever sa plaque d'immatriculation. J'aidai Keira à se redresser, elle me regarda stupéfaite ; avait-elle rêvé ou ce type avait-il délibérément tenté de nous écraser ? Je dois dire que sa question me laissa perplexe.

Je lui proposai de l'emmener boire un remontant. Elle avait eu son compte d'émotions et préférait rentrer à l'hôtel. En arrivant à notre étage, je fus étonné de trouver le palier plongé dans l'obscurité. Qu'une ampoule ait rendu l'âme passe encore, mais le couloir tout entier... Cette fois, ce fut Keira qui eut la présence d'esprit de me retenir.

– N'y va pas.

– Notre chambre est au bout de ce couloir, nous n'avons pas vraiment le choix.

– Descends avec moi à la réception, ne joue pas au héros maintenant, il y a quelque chose qui cloche, je le sens.

– Les plombs ont sauté, voilà ce qui cloche !

Mais je sentais Keira inquiète et nous sommes redescendus.

Le réceptionniste s'excusa et s'excusa encore, cela ne s'était jamais produit. C'était d'autant plus étrange que l'étage et le rez-de-chaussée dépendaient du même fusible et visiblement, ici, tout était éclairé. Il attrapa une lampe de poche, nous demanda d'attendre dans le hall et promit de revenir dès qu'il aurait réparé la panne.

Keira m'entraîna vers le bar, finalement, un petit schnaps lui permettrait peut-être de trouver le sommeil.

Cela faisait déjà vingt minutes que notre réceptionniste était parti.

– Reste ici, je vais voir ce qui se passe et, si je ne suis pas de retour dans cinq minutes, appelle la police.

– Je viens avec toi.

– Non, tu restes ici, Keira, pour une fois tu m'écoutes, ou un de ces jours, je vais vraiment finir par ouvrir la portière. Et ne dis rien, je me comprends très bien !

Je me sentais coupable d'avoir laissé ce concierge partir seul, alors que Keira avait pressenti un danger auquel je n'avais pas cru. J'ai grimpé l'escalier à l'affût du moindre bruit qui trahirait une présence ; j'ai appelé par tous les prénoms allemands que je connaissais, avancé à tâtons dans l'obscurité du couloir et j'ai d'abord trouvé la lampe de poche, en marchant dessus, et puis notre réceptionniste allongé sur le sol. Sa tête baignait dans une flaque de sang s'égouttant d'une méchante plaie au crâne. La porte de notre chambre était ouverte, la fenêtre aussi. Nos bagages avaient été vidés, toutes nos affaires étaient éparpillées. Mais à part un peu de mon amour-propre, on ne nous avait rien dérobé.

L'officier de police relut ma déclaration ; je n'avais rien d'autre à ajouter. J'ai apposé ma signature au bas du document, Keira a fait de même et nous avons quitté le commissariat.

L'hôtelier nous avait aidés à nous reloger dans un autre établissement de la ville. Ni elle ni moi n'arrivions à nous endormir. La violence de cet épisode nous avait rapprochés. Cette nuit-là, dans le lit où nous nous blottissions dans les bras l'un de l'autre, Keira rompit sa promesse, nous nous sommes embrassés.

Ce n'était pas à proprement parler le contexte romantique dont j'avais rêvé, mais l'inattendu révèle parfois des trésors inespérés ; en s'endormant, Keira prit ma main dans la sienne et ce geste de tendresse était plus irrésistible qu'un baiser.

Le lendemain matin, nous prenions un petit déjeuner à la terrasse d'une brasserie.

– Il faut que je te confie quelque chose. Ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive de vivre une mésaventure comme celle d'hier. J'en viens à me demander si la porte de notre chambre a été forcée par un simple cambrioleur et je m'interroge aussi sur ce chauffard qui a failli nous écraser.

Keira a posé son croissant, elle m'a fixé du regard et j'ai pu lire dans ses yeux autre chose que de l'étonnement.

– Tu sous-entends que quelqu'un en a après nous ?

– En tout cas, après ton pendentif ; avant que je m'intéresse à lui, ma vie était plus calme... à part une crise d'hypoxie en haute altitude.

Et je fis le récit à Keira de ce qui nous était arrivé à Walter et à moi à Héraklion, la façon dont ce professeur avait voulu s'emparer de son collier, comment Walter l'en avait dissuadé et la course-poursuite qui s'était ensuivie.

Keira s'est moquée de moi, elle a éclaté de rire et, pourtant, je ne voyais rien de drôle dans ce que je venais de lui raconter.

– Vous avez cassé la figure à un type parce qu'il voulait garder mon collier quelques heures pour l'étudier, vous avez assommé et menotté un agent de sécurité, vous vous êtes barrés comme des voleurs et vous pensiez être au cœur d'une conspiration ?

Je crois que Keira se moquait également de Walter, ça ne me réconfortait pas plus que cela, mais un peu tout de même.

– Et pendant que tu y es, la mort du vieux chef mursi n'était pas non plus un accident ?

Je n'ai rien répondu.

– Tu divagues. Comment aurait-on su où nous étions ? reprit-elle.

– Je n'en sais rien, je ne veux rien exagérer, mais je pense que nous devrions être un peu plus sur nos gardes.

Le conservateur du musée nous aperçut de loin, il se précipita vers nous. Nous l'invitâmes à s'asseoir.

– J'ai appris, dit-il, la terrible mésaventure qui vous est arrivée cette nuit. C'est épouvantable, la drogue fait des ravages en Allemagne. Pour le prix d'une dose d'héroïne, les jeunes sont prêts à commettre n'importe quel crime. Nous avons eu plusieurs vols à l'arraché, quelques chambres d'hôtels cambriolées, comme en connaissent tous les lieux où affluent les touristes, mais jusque-là jamais de violences.

– C'était peut-être un vieux qui voulait sa dose, les vieux sont plus méchants, répondit Keira d'un ton sec.

Je lui donnai un discret coup de genou sous la table.

– Pourquoi toujours tout mettre sur le dos des jeunes ? reprit-elle.

– Parce que les personnes âgées sautent plus difficilement par la fenêtre du premier étage d'un hôtel pour prendre la fuite, répondit le conservateur du musée.

– Vous couriez gaillardement tout à l'heure et vous n'êtes pas un perdreau de l'année, répliqua Keira, plus entêtée que jamais.

– Je ne pense pas que monsieur le conservateur du musée soit venu visiter notre chambre hier soir, dis-je en ricanant pour sauver la situation.

– Ce n'est pas non plus ce que je suggérais, répondit Keira.

– Je crains d'avoir perdu le fil de la conversation, intervint le conservateur. Malgré tous ces tracas, j'ai quand même deux bonnes nouvelles. La première est que le réceptionniste est hors de danger. La seconde, c'est que j'ai retrouvé la cote du codex à la Bibliothèque nationale. Cela me travaillait, j'ai passé une bonne partie de la nuit à ouvrir boîtes et cartons et j'ai fini par mettre la main sur un petit carnet où j'indexais toutes les documentations que je consultais dans le temps. Une fois à la bibliothèque, vous demanderez la référence suivante, dit-il en nous tendant un petit bout de papier. Ce genre d'ouvrage est trop ancien et bien trop fragile pour être accessible au grand public, mais vos qualités professionnelles vous y donneront accès. Je me suis permis d'adresser une télécopie à ma consœur, conservatrice de la bibliothèque de Francfort, vous y serez bien accueillis.

Nous avons remercié notre hôte de tout le mal qu'il s'était donné et nous avons quitté Nebra, laissant derrière nous de bons et de mauvais souvenirs.

Keira fut peu diserte pendant le trajet. De mon côté, je pensais à Walter, espérant qu'il répondrait au courriel que je lui avais adressé. Nous sommes arrivés en fin de matinée à la Bibliothèque nationale.

Le bâtiment de facture récente s'élevait sur deux niveaux. À l'arrière, la façade en verre bordait un grand jardin. Nous nous sommes présentés à l'accueil et, quelques instants plus tard, une femme en tailleur strict vint à notre rencontre. Elle se présenta sous le nom d'Helena Weisbeck et nous invita à la suivre jusqu'à son bureau. Elle nous y offrit du café et des biscuits secs. Nous n'avions pas pris le temps de déjeuner, Keira les dévora.

– Décidément ce codex commence à m'intriguer, il y a des années que personne ne s'y était intéressé et voilà qu'aujourd'hui vous êtes les seconds à vouloir le consulter.

– Quelqu'un d'autre est venu vous rendre visite ? demanda Keira.

– Non, mais j'ai reçu une demande par courrier électronique ce matin. Le livre en question ne se trouve plus ici, il est archivé à Berlin. Nous n'avons entre ces murs que des documents plus récents. Mais ces textes, ainsi que bien d'autres ouvrages, ont été numérisés afin d'assurer leur pérennité. Vous auriez pu vous aussi m'en faire la demande par courriel, je vous aurais transmis une copie des pages qui vous intéressent.

– Puis-je savoir qui a fait une demande similaire à la nôtre ?

– Elle émanait de la direction générale d'une université étrangère, je ne peux pas vous en dire plus, je me suis contentée de signer l'autorisation. C'est ma secrétaire qui a traité la requête et elle est partie déjeuner.

– Vous ne vous souvenez pas de quel pays dépendait cette université ?

– La Hollande, me semble-t-il, oui, je crois bien qu'il s'agissait de l'université d'Amsterdam. En tout cas, elle émanait d'un professeur, mais je ne me souviens pas de son nom, je signe tellement de papiers chaque jour, nos sociétés deviennent de véritables hydres administratives.

La conservatrice nous tendit une enveloppe en kraft, à l'intérieur se trouvait un fac-similé en couleurs du document que nous recherchions. Le manuscrit était bien rédigé en langage guèze ; Keira l'étudia avec la plus grande attention. La conservatrice toussota et nous indiqua que l'exemplaire qu'elle venait de nous remettre était à nous. Nous pouvions en disposer comme bon nous semblait. Nous l'avons remerciée avant de quitter les lieux.

De l'autre côté de la rue se trouvait un immense cimetière, il me rappelait celui d'Old Brompton, à Londres, où j'allais souvent me promener. Ce n'est pas qu'un cimetière, c'est aussi un très joli parc boisé, un paysage inattendu et paisible au milieu d'une grande métropole.

Nous sommes allés nous asseoir sur un banc ; un ange d'albâtre perché sur son piédestal semblait nous épier. Keira lui fit un petit signe de la main et se pencha sur le texte. Elle compara les signes avec la traduction anglaise assez sommaire qui l'accompagnait. Le texte avait aussi été traduit en grec, en arabe, en portugais et en espagnol, mais ce que nous lisions en anglais comme en français n'avait aucun sens :

Sous les trigones étoilés, j'ai confié aux mages le disque des facultés, dissocié les parties qui conjuguent les colonies.

Qu'ils y restent celés sous les piliers de l'abondance. Qu'aucun ne sache où l'apogée se trouve, la nuit de l'un est gardienne du prélude.

Que l'homme ne l'éveille, à la jonction des temps imaginaires se dessine l'aboutissement de l'aire.

– Nous voilà bien avancés ! dit Keira en remettant le document dans son enveloppe ; je ne sais absolument pas ce que cela veut dire et je suis incapable de le traduire moi-même. Où est-ce que le conservateur du musée de Nebra nous a dit avoir trouvé ce codex ?

– Il ne nous l'a pas dit. Simplement qu'il remontait au cinquième ou sixième siècle avant notre ère. Et il nous a précisé que le manuscrit en question était lui-même une retranscription d'un texte encore plus ancien.

– Alors nous sommes dans une belle impasse.

– Tu n'as personne dans tes relations qui serait capable de jeter un œil à ce texte ?

– Si, je connais quelqu'un qui pourrait nous aider, mais il habite Paris.

Keira avait dit cela sans grand enthousiasme, comme si cette perspective semblait la contrarier.

– Adrian, je ne peux pas continuer ce voyage, je n'ai plus un centime et nous ne savons pas où nous allons, ni même pourquoi.

– J'ai quelques économies de côté et je suis encore assez jeune pour ne pas avoir à me soucier de ma retraite. Nous partageons cette aventure, Paris n'est pas bien loin, nous pouvons même y aller en train si tu préfères.

– Justement, Adrian, tu as dit partager et je n'ai plus les moyens de partager quoi que ce soit.

– Faisons un pacte si tu veux. Imaginons que je mette la main sur un trésor, je te promets de déduire la moitié de nos frais de la part qui te reviendra.

– Et si c'était moi qui le trouvais ton trésor, c'est quand même moi l'archéologue !

– Alors, j'aurais gagné au change.

Keira finit par accepter que nous nous rendions à Paris.

*

* *


1- Bibliothèque nationale allemande.


Amsterdam

La porte s'ouvrit brusquement. Vackeers sursauta et ouvrit d'un geste sec le tiroir de son bureau.

– Tirez-moi dessus, pendant que vous y êtes ! Vous m'avez déjà planté un couteau dans le dos, nous ne sommes plus à cela près.

– Ivory ! Vous auriez pu frapper, j'ai passé l'âge de vivre ce genre de frayeur, répondit Vackeers en repoussant son arme au fond du tiroir.

– Vous avez drôlement vieilli, vos réflexes ne sont plus ce qu'ils étaient, mon pauvre.

– Je ne sais pas ce qui vous met dans une telle colère, mais si vous commenciez par vous asseoir, nous pourrions peut-être avoir une explication décente entre personnes civilisées.

– Arrêtez avec vos bonnes manières, Vackeers ; je pensais pouvoir vous faire confiance.

– Si vous le pensiez vraiment, vous ne m'auriez pas fait suivre à Rome.

– Je ne vous ai jamais fait suivre, je ne savais même pas que vous vous étiez rendu à Rome.

– Vraiment ?

– Vraiment.

– Alors si ce n'était pas vous, c'est encore plus inquiétant.

– On a essayé d'attenter à la vie de nos protégés et c'est inadmissible !

– Tout de suite les grands mots ! Ivory, si l'un de nous avait voulu les tuer, ils seraient déjà morts, on a essayé de les intimider, tout au plus, il n'a jamais été question de les mettre en danger.

– Mensonges !

– Cette décision était stupide, je vous l'accorde, mais elle n'est pas de mon fait, et je m'y suis opposé. Lorenzo a pris de fâcheuses initiatives ces derniers jours. D'ailleurs, si cela peut vous consoler, je lui ai fait savoir combien nous étions en désaccord avec sa façon d'agir. C'est précisément pour cela que je me suis rendu à Rome. Il n'empêche que notre assemblée est très préoccupée par la tournure que prennent les événements. Il faut que vos protégés, comme vous les appelez, cessent de s'agiter à travers le monde. Nous n'avons eu aucun drame à déplorer jusqu'à présent, mais je redoute que nos amis n'en viennent à des moyens plus radicaux si les choses continuent ainsi.

– Parce que la mort d'un vieux chef de tribu n'est pas un drame pour vous ? Mais dans quel monde vivez-vous ?

– Dans un monde qu'ils pourraient mettre en danger.

– Je croyais que personne n'accordait de crédit à mes théories ? Je vois que, finalement, même les imbéciles changent d'avis.

– Si la communauté adhérait complètement à vos théories, il n'y aurait pas eu que l'émissaire de Lorenzo pour croiser le chemin de vos deux scientifiques. Le conseil ne veut courir aucun risque, si vous tenez tant que cela à vos deux chercheurs, je vous suggère vivement de les dissuader de poursuivre leur enquête.

– Je ne vais pas vous mentir, Vackeers, nous avons passé de longues soirées à jouer ensemble aux échecs ; je gagnerai cette partie, seul contre tous s'il le faut. Prévenez la cellule qu'ils sont déjà mat. Qu'ils essaient une autre fois d'attenter à la vie de ces scientifiques, et ils perdront inutilement une pièce importante de leur jeu.

– Laquelle ?

– Vous, Vackeers.

– Vous me flattez, Ivory.

– Non, je n'ai jamais sous-estimé mes amis, c'est pour cela que je suis toujours en vie. Je rentre à Paris, inutile de me faire suivre.

Ivory se leva et quitta le bureau de Vackeers.

*

* *


Paris

La ville avait bien changé depuis ma dernière visite. On y voyait des vélos partout, s'ils n'avaient pas été tous identiques, je me serais cru à Amsterdam. Voilà bien une étrangeté des Français, ils sont incapables d'unifier la couleur de leurs taxis, mais, pour les bicyclettes, ils ont tous acheté le même modèle. Décidément, je ne les comprendrai jamais.

– C'est parce que tu es anglais, me répondit Keira, la poésie de mes concitoyens vous échappera toujours, à vous les Britanniques.

Je ne voyais pas beaucoup de poésie dans ces bicyclettes grises, mais il fallait reconnaître que la ville avait embelli ; si la circulation y était encore plus infernale que dans mes souvenirs, les trottoirs s'étaient élargis, les façades avaient blanchi, seuls les Parisiens semblaient ne pas avoir changé en vingt ans. Traversant au feu vert, se bousculant sans jamais s'excuser... L'idée de faire la queue leur semblait totalement étrangère. Gare de l'Est, nous nous étions fait doubler deux fois dans la file de taxis.

– Paris est la plus belle ville du monde, reprit Keira, ça ne se discute pas, c'est un fait.

La première chose qu'elle voulut faire en arrivant fut de rendre visite à sa sœur. Elle me supplia de ne rien lui raconter de ce qui s'était passé en Éthiopie. Jeanne était de nature inquiète, surtout en ce qui concernait Keira, pas question donc de lui parler des tensions qui avaient obligé sa petite sœur à quitter momentanément la vallée de l'Omo ; Jeanne serait bien capable d'aller s'allonger dans la passerelle de l'avion pour empêcher Keira d'y retourner. Il fallait maintenant inventer une histoire pour justifier notre présence à Paris ; je lui proposai de dire qu'elle était venue me rendre visite ; Keira me répondit que sa sœur ne croirait jamais un tel bobard. J'ai fait comme si cela ne m'avait pas vexé et, pourtant, c'était le cas.

Elle passa un appel à Jeanne, se gardant bien de lui révéler que nous faisions route vers elle. Mais après que le taxi nous eut déposés au musée, Keira appela sa sœur depuis son portable et lui demanda d'aller à la fenêtre de son bureau voir si elle reconnaissait la personne qui lui faisait des signes dans le jardin. Jeanne descendit en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire et nous rejoignit à la table où nous avions pris place. Elle serra si fort sa sœur dans ses bras que je crus que Keira allait étouffer. J'aurais voulu à ce moment avoir un frère à qui j'aurais pu faire ce genre de surprise. Je pensai à Walter, à notre amitié naissante.

Jeanne m'inspecta de la tête aux pieds, elle me salua, je la saluai à mon tour. Elle me demanda, très intriguée, si j'étais anglais. Mon accent ne laissait planer aucun doute sur la question, mais par courtoisie je me sentis obligé de lui répondre que c'était bien le cas.

– Vous êtes un Anglais d'Angleterre, donc ? demanda Jeanne.

– Tout à fait, répondis-je prudemment.

Jeanne rougit presque.

– Je voulais dire un Anglais d'Angleterre de Londres ?

– Absolument.

– Je vois, dit Jeanne.

Je ne résistai pas à l'envie de l'interroger sur ce qu'elle voyait exactement, et pourquoi ma réponse l'avait fait sourire ?

– Je me demandais ce qui avait bien pu arracher Keira à sa maudite vallée, dit-elle, maintenant, je comprends mieux...

Keira me foudroya du regard. J'allais m'éclipser, elles devaient avoir des tas de choses à se dire, mais Jeanne insista pour que je reste en leur compagnie. Nous avons partagé un très agréable moment pendant lequel Jeanne ne cessa de m'interroger sur mon métier, ma vie en général, et je fus presque gêné qu'elle semblât s'intéresser plus à moi qu'à sa sœur. Keira finit d'ailleurs par en prendre ombrage.

– Je peux vous laisser tous les deux si je dérange, je repasserai à Noël, dit-elle alors que Jeanne voulait savoir, pour je ne sais quelle raison, si j'avais accompagné Keira sur la tombe de leur père.

– Nous ne sommes pas encore assez intimes, dis-je en taquinant un peu Keira.

Jeanne espérait que nous resterions la semaine entière, elle faisait déjà des projets de dîners, de week-end. Keira lui avoua que nous n'étions là que pour un jour ou deux, tout au plus. Lorsqu'elle nous demanda, déçue, où nous nous rendions, Keira et moi échangeâmes des regards confus, nous n'en avions pas la moindre idée. Jeanne nous invita chez elle.

Pendant le repas, Keira réussit à joindre au téléphone cet homme que nous devions retrouver, celui qui pourrait peut-être nous éclairer sur le texte découvert à Francfort. Rendez-vous fut pris pour le lendemain matin.

– Je crois qu'il serait mieux que j'y aille seule, me suggéra Keira en regagnant le salon.

– Où cela ? demanda Jeanne.

– Voir un de ses amis, répondis-je, un confrère archéologue si j'ai bien compris. Nous avons besoin de son aide pour interpréter un texte écrit dans une langue ancienne africaine.

– Quel ami ? interrogea Jeanne qui semblait plus curieuse que moi.

Keira ne répondit pas et se proposa d'aller chercher le plateau de fromages, ce qui annonçait le moment du dîner que je redoutais le plus. Pour nous les Anglais, le camembert restera à jamais une énigme.

– Tu ne vas pas voir Max, j'espère ? cria Jeanne pour que Keira l'entende depuis la cuisine.

Keira s'abstint de répondre.

– Si tu as un texte à interpréter, j'ai tout les spécialistes nécessaires au musée, poursuivit Jeanne sur le même ton.

– Mêle-toi de ce qui te regarde, grande sœur, dit Keira en réapparaissant dans le salon.

– Qui est ce Max ?

– Un ami que Jeanne aime beaucoup !

– Si Max est un ami, moi je suis une bonne sœur, répondit Jeanne.

– Il y a des moments où j'en viens à me le demander, dit Keira.

– Puisque Max est un ami, il sera ravi de rencontrer Adrian. Les amis d'amis sont des amis, n'est-ce pas ?

– Quelle est la partie de « mêle-toi de ce qui te regarde » qui t'a échappé, Jeanne ?

Le moment était propice à ce que j'intervienne et j'informai Keira que je l'accompagnerais le lendemain à son rendez-vous. Si j'avais réussi à mettre un terme à une querelle naissante entre les deux sœurs, j'avais aussi réussi à agacer Keira, qui me fit la tête le reste de la soirée et m'offrit pour lit le canapé du salon.

Le matin suivant, nous sommes partis en métro, direction boulevard de Sébastopol ; l'imprimerie de Max se trouvait dans une rue adjacente. Il nous reçut très aimablement et nous invita dans son bureau situé sur la mezzanine. J'ai toujours été émerveillé par l'architecture des vieux bâtiments industriels construits à l'époque d'Eiffel, les assemblages de poutrelles sorties des aciéries de Lorraine sont uniques au monde.

Max se pencha sur notre document, il attrapa un bloc-notes, un crayon à papier et se mit au travail avec une aisance qui ne manqua pas de me fasciner. On aurait dit un musicien déchiffrant une partition et la jouant aussitôt.

– Cette traduction est truffée d'erreurs, je ne dis pas que la mienne sera parfaite, il me faudrait du temps, mais je trouve déjà ici et là des fautes impardonnables. Approchez-vous, nous dit-il, je vais vous montrer.

Le crayon posé sur la feuille, il parcourait le texte, nous indiquant les équivalences grecques qu'il jugeait erronées.

– Ce ne sont pas des « mages » dont on parle ici, mais des magistères. Le mot « abondance » est une stupide erreur d'interprétation, il faut lire à la place « infinité ». Abondance et infinité peuvent avoir des sens voisins mais c'est le second terme qu'il convient d'utiliser dans ce cas. Un peu plus bas, ce n'est pas non plus le mot « homme » qu'il faut lire mais le mot « personne ».

Il repoussa ses lunettes sur le bout de son nez. Le jour où à mon tour je serai obligé d'en porter, il faudra que je me souvienne de ne jamais faire ce geste, c'est fou comme cela vous vieillit soudainement. Si l'érudition de ce Max forçait le respect, la façon dont il reluquait Keira m'exaspérait au plus haut point ; j'avais l'impression d'être le seul à m'en apercevoir, elle, faisait comme si de rien n'était, ce qui m'agaçait encore plus.

– Je pense qu'il y a aussi quelques erreurs de conjugaison et je ne suis pas certain que l'ordonnancement des phrases soit exact, ce qui bien sûr dénature complètement l'interprétation du texte. Je ne fais ici qu'un travail liminaire, mais par exemple le segment « sous les trigones étoilés » n'est pas situé au bon endroit. Il faut inverser les mots et le rattacher à la fin de la phrase à laquelle il appartient. Un peu comme en anglais, n'est-il pas ?

Max avait certainement voulu agrémenter son cours magistral d'un trait d'humour, je m'abstins de tout commentaire. Il arracha la feuille du bloc et nous la tendit. À notre tour, Keira et moi nous penchâmes sur sa traduction, pour lire et, cette fois, sans lunettes :

J'ai dissocié la table des mémoires, confié aux magistères des colonies les parties qu'elle conjugue.

Sous les trigones étoilés que restent celées les ombres de l'infinité. Qu'aucun ne sache où l'apogée se trouve, la nuit de l'un garde l'origine. Que personne ne l'éveille, à la réunion des temps imaginaires, se dessinera la fin de l'aire.

– C'est sûr que vu comme ça, c'est beaucoup plus clair !

À défaut d'avoir fait sourire Max, ma pique avait amusé Keira.

– Dans des écrits aussi anciens que celui-ci, l'interprétation de chaque mot compte autant que la traduction.

Max se leva pour aller photocopier le document, il nous promit d'y consacrer son week-end et demanda à Keira où il pourrait la joindre ; elle lui donna le numéro de téléphone de Jeanne. Max voulut savoir jusqu'à quand elle restait à Paris, Keira répondit qu'elle n'en savait rien. J'avais la désagréable impression d'être invisible. Heureusement, un chef de service appela Max, il y avait un problème sur une machine. J'en profitai pour déclarer que nous avions suffisamment abusé de sa gentillesse et que le moment était venu de le laisser retourner travailler. Max nous raccompagna.

– Au fait, dit-il sur le pas de la porte, pourquoi ce texte t'intéresse ? Il a un rapport avec tes recherches en Éthiopie ?

Keira me regarda discrètement et mentit à Max en lui disant qu'un chef de tribu le lui avait remis. Quand il me demanda si j'aimais autant qu'elle la vallée de l'Omo, Keira affirma sans aucune gêne que j'étais l'un de ses plus précieux collaborateurs.

Nous sommes allés prendre un café dans une brasserie du Marais. Keira n'avait pas dit un mot depuis que nous avions quitté Max.

– Il est drôlement calé pour un imprimeur.

– Max était mon professeur d'archéologie, il a changé de carrière.

– Pourquoi ?

– Éducation bourgeoise, il n'avait pas le goût de l'aventure ni du terrain, et puis, à la mort de son père, il a repris l'affaire familiale.

– Vous êtes restés longtemps ensemble ?

– Qui te dit que nous avons été ensemble ?

– Je sais que mon français laisse à désirer, mais le mot « liminaire » fait-il partie du vocabulaire courant ?

– Non, pourquoi ?

– Quand on utilise des formules aussi compliquées pour dire des choses simples, c'est généralement que l'on ressent le besoin de se donner de l'importance, ce que les hommes ont la faiblesse de faire quand ils ont envie de plaire. Ton imprimeur archéologue a une très haute opinion de lui-même, ou alors il cherche encore à t'impressionner. Et ne me dis pas que j'ai tort !

– Et toi, ne me dis pas que tu es jaloux de Max, ce serait pathétique.

– Je n'ai aucune raison d'être jaloux de qui que ce soit, puisque je suis tantôt l'un de tes amis, tantôt l'un de tes précieux collaborateurs. N'est-il pas ?

Je demandai à Keira pourquoi elle avait menti à Max.

– Je ne sais pas, ça m'est venu comme ça.

Je préférais parler d'autre chose que de Max. J'avais surtout envie que nous nous éloignions le plus tôt possible de son imprimerie, de son quartier et de Paris ; je proposai à Keira de rendre visite à l'une de mes connaissances londoniennes qui pourrait peut-être nous aider à décrypter ce texte, une personne bien plus érudite que son imprimeur.

– Pourquoi n'en as-tu pas parlé plus tôt, me dit-elle ?

– Parce que je n'y avais pas pensé, voilà.

Après tout Keira n'avait pas le monopole du mensonge !

Pendant que Keira faisait ses adieux à Jeanne et récupérait quelques affaires, j'en profitai pour appeler Walter. Après avoir pris de ses nouvelles, je lui demandai un service qui lui parut pour le moins étrange.

– Vous voudriez que je vous trouve quelqu'un à l'Académie, qui s'y connaisse en dialectes africains ? Vous avez fumé quelque chose d'illicite Adrian ?

– L'affaire est assez délicate, mon cher Walter, je me suis engagé un peu vite, nous prenons le train dans deux heures et arrivons ce soir à Londres.

– Quelle heureuse nouvelle, enfin pour la seconde partie de votre phrase tout du moins ; pour le marabout que je dois vous dénicher, c'est plus compliqué. Ai-je entendu nous ?

– Vous l'avez entendu.

– Ne vous avais-je pas dit qu'il était judicieux que vous partiez seul en Éthiopie ? Vous avez en moi un vrai ami, Adrian, je vais essayer de vous trouver votre sorcier.

– Walter, c'est d'un traducteur en guèze ancien dont j'ai besoin.

– C'est bien ce que je dis, et moi d'un magicien pour lui mettre la main dessus ! Dînons ensemble ce soir, appelez-moi dès que vous arriverez à Londres, je verrai ce que je peux faire d'ici là.

Et Walter raccrocha.

*

* *


De l'autre côté de la Manche

L'Eurostar filait à travers la campagne anglaise, nous étions sortis du tunnel depuis quelque temps. Keira s'était assoupie sur mon épaule. Elle avait dormi une bonne partie du voyage. Quant à moi, une colonie de fourmis avait envahi mon avant-bras, mais je n'aurais bougé pour rien au monde, de peur de la réveiller.

Alors que le train ralentissait à l'approche de la gare d'Ashford, Keira s'étira avec une certaine grâce, du moins jusqu'à ce qu'elle éternue à trois reprises et assez fort pour faire sursauter presque tout le wagon.

– C'est un héritage paternel, dit-elle en s'excusant, je n'ai jamais rien pu y faire. On est encore loin ?

– Une petite demi-heure.

– Nous n'avons aucune certitude que ce document soit lié en quoi que ce soit avec mon pendentif, n'est-ce pas ?

– Non, en effet, mais, d'une manière plus générale, je me suis toujours interdit d'avoir des certitudes.

– Pourtant, tu veux croire qu'il existe une relation entre les deux, reprit-elle.

– Keira, lorsque nous cherchons dans l'infiniment grand un point infiniment petit, une source de lumière aussi éloignée soit-elle, lorsque nous guettons un bruit venu du fin fond de l'univers, il n'y a qu'une chose dont nous soyons certains : notre envie de découvrir. Et je sais qu'il en est de même pour toi quand tu fouilles la terre. Alors oui, nous n'avons encore rien trouvé nous permettant d'affirmer que nous avançons dans la bonne direction, hormis cet instinct commun qui nous pousse à le croire, ce qui est déjà pas mal, non ?

Je n'avais pas l'impression d'avoir dit quelque chose de très important, le paysage de la gare d'Ashford n'était pas spécialement romantique, et je me demande encore pourquoi à ce moment précis plutôt qu'un autre, Keira se retourna, posa ses mains sur mes joues et m'embrassa comme elle ne l'avait encore jamais fait.

J'ai repensé pendant des mois à cet instant de ma vie, non seulement parce qu'il reste à jamais l'un de mes meilleurs souvenirs, mais aussi parce que j'ai cherché en vain à comprendre ce que j'avais bien pu faire pour provoquer pareil élan. J'ai même, plus tard, trouvé le culot de le lui demander, et je n'ai eu pour toute réponse qu'un sourire. Et finalement, je m'en suis toujours contenté. Cela m'autorise à me reposer souvent cette question, à revivre ce baiser, gare d'Ashford par une jolie fin d'après-midi d'été.

*

* *


Paris

Ivory déplaça le cavalier sur l'échiquier en marbre qui trônait dans son salon. Il en possédait de très anciens, le plus beau de sa collection se trouvait dans sa chambre, un modèle persan entièrement de couleur ivoire et qui datait du sixième siècle. C'est un ancien jeu indien, le chaturanga, jeu des quatre rois, qui donna sa table aux échecs. Un carré de huit cases sur huit, dont la somme des carrés de soixante-quatre cases expliquait la marche du temps et des siècles. L'opposition du noir et du blanc arriva plus tardivement. Indiens, Perses et Arabes jouaient sur un quadrillage unicolore, parfois sur une grille tracée à même le sol. Avant de devenir un jeu profane, le diagramme de l'échiquier servit de plan dans l'Inde védique à la création des temples et des cités. Il symbolisait l'ordre cosmique et les quatre cases centrales correspondaient au Dieu créateur.

Le grincement du télécopieur tira Ivory de sa rêverie. Il se dirigea vers la bibliothèque où se trouvait l'appareil et arracha la feuille de papier qui venait de s'imprimer.

Un texte rédigé dans une très ancienne langue africaine, suivi d'une traduction. Son auteur le priait de l'appeler dès qu'il en aurait pris connaissance, ce que fit aussitôt Ivory.

– Elle est venue me voir aujourd'hui, dit la voix dans le téléphone.

– Elle était seule ?

– Non, un bellâtre anglais l'accompagnait. Vous avez pu jeter un œil au document ?

– Je viens de le faire à l'instant, vous avez effectué vous-même cette traduction ?

– Du mieux que j'ai pu, vu les délais.

– C'est du beau travail, considérez que vos problèmes de trésorerie appartiennent au passé.

– Puis-je vous demander pourquoi Keira vous intéresse à ce point et quelle est l'importance de ce texte ?

– Pas si vous souhaitez que l'argent promis vienne renflouer dès demain les comptes de votre imprimerie.

– J'ai cherché à la joindre tout à l'heure. Sa sœur, avant de me raccrocher au nez, m'a appris que Keira était partie à Londres. Puis-je vous rendre un autre service, monsieur ?

– Comme nous en étions convenus, me prévenir si elle reprend contact avec vous.

La communication achevée, Ivory retourna s'asseoir dans son salon. Le texte en main, il mit ses lunettes et commença à son tour à en affiner la traduction. Dès la première ligne, il y apporta certaines modifications.

*

* *


Londres

L'idée de passer quelques jours chez moi n'était pas pour me déplaire. Keira profitait d'une douce fin de journée pour aller flâner dans les rues de Primrose Hill ; dès que je fus seul, j'appelai Walter.

– Je vous préviens, Adrian, avant que vous me disiez quoi que ce soit, sachez que j'ai fait de mon mieux. Apprenez que l'on ne trouve pas un traducteur de guèze ancien au marché de Pimlico, pas plus qu'à celui de Camden et, j'ai vérifié, ils ne sont pas non plus répertoriés dans les pages jaunes.

Je retenais mon souffle, l'idée d'avouer à Keira que j'avais bluffé dans le seul but de l'éloigner de ce Max qui lui tournait autour ne me réjouissait pas.

– Vous ai-je dit que vous aviez de la chance de m'avoir comme ami, Adrian ? J'ai réussi à mettre la main sur une personne d'une qualité rare, qui pourra certainement vous aider. Je suis d'une perspicacité qui m'étonne moi-même. Imaginez que je me suis entretenu de votre problème avec une amie, dont un parent proche se rend chaque dimanche à l'Église orthodoxe éthiopienne de Sainte-Marie-de-Sion. Cette personne est intervenue auprès d'un prêtre, un saint homme dont l'érudition est paraît-il sans limites. Ce père n'est pas simplement un homme d'Église, il est aussi un historien et un très grand philosophe. Réfugié politique en Angleterre depuis vingt ans, il est reconnu comme l'un des plus grands spécialistes dans la matière qui vous intéresse. Nous avons rendez-vous avec lui demain matin. Et maintenant vous pouvez dire : « Walter, vous êtes génial. »

– Qui est cette amie à qui nous devons ce service inestimable ?

– Miss Jenkins, répondit Walter presque confus.

– Voilà une nouvelle qui me ravit doublement, vous êtes génial, Walter.

Trop heureux de renouer avec lui, je l'invitai à passer la soirée à la maison. Au cours du dîner, Keira et Walter apprirent à mieux se connaître. Nous lui fîmes, à tour de rôle, le récit de nos aventures et mésaventures dans la vallée de l'Omo, celles vécues à Nebra, sans oublier les épisodes de Francfort et de Paris. Nous lui avons présenté le texte trouvé à la Bibliothèque nationale allemande, et la traduction de Max. Il la lut avec la plus grande attention sans pour autant en comprendre le sens. Chaque fois que Walter me rejoignait dans la cuisine, ou chaque fois que nous nous retrouvions seuls à table, il m'avouait trouver Keira formidable, épatante et délicieuse, j'en conclus qu'il était sous le charme et il est vrai que Keira avait un charme fou.

Ce que Walter avait omis de nous dire, c'était qu'il nous faudrait assister à toute la cérémonie avant de pouvoir nous entretenir avec le prêtre. Je l'avoue, je m'y étais rendu ce dimanche matin, en traînant des pieds, mes rapports avec Dieu étant assez distants depuis mon enfance, et pourtant le moment fut particulièrement émouvant. La beauté des chants me saisit tout autant que la sincérité du recueillement. Dans cette église, tout semblait n'être que bonté. La cérémonie achevée, pendant que les lieux se vidaient, le prêtre vint nous chercher et nous invita à le suivre jusqu'à l'autel.

Il était de petite taille, le dos terriblement vouté, peut-être sous le poids des confessions des hommes, ou par un passé qui avait connu guerres et génocides. Rien de ce qui est mauvais ne semblait exister en lui. Impossible de soutenir son regard. Sa voix grave et envoûtante aurait suffi à vous donner l'envie de le suivre, n'importe où.

– C'est un document pour le moins surprenant, nous dit-il après l'avoir relu deux fois.

À mon grand étonnement, il n'avait porté aucune attention aux traductions qui l'accompagnaient.

– Êtes-vous certain de son authenticité ? demanda-t-il.

– Oui.

– Le problème qui se pose ici n'est pas celui de la traduction mais plutôt de l'interprétation. On ne traduit pas une poésie mot à mot, n'est-ce pas ? Il en est de même pour les écritures anciennes. Il est facile de faire dire à peu près ce que l'on veut à un texte sacré ; les hommes ne se privent d'ailleurs pas d'en pervertir la parole bienveillante et de la détourner pour s'attribuer indûment des pouvoirs et obtenir ce qu'ils veulent de leurs fidèles. Les Écritures saintes ne menacent, ni ne commandent, elles indiquent un chemin et laissent à l'homme le choix de trouver celui qui le guidera, non dans sa vie, mais vers la vie. Ceux qui prétendent comprendre et perpétuer la parole de Dieu ne l'entendent pas toujours ainsi et abusent de la naïveté de ceux qu'ils se plaisent à gouverner.

– Pourquoi nous dites-vous cela, mon père ? demandai-je.

– Parce que je préférerais connaître vos intentions avant de vous instruire plus avant sur la nature de ce texte.

J'expliquai que j'étais astrophysicien, Keira archéologue, et le prêtre me surprit en nous confiant que notre association n'était pas sans conséquences.

– Vous cherchez tous deux quelque chose dont la compréhension est redoutable, êtes-vous certains d'être prêts à affronter les réponses que vous pourriez trouver au cours de votre route ?

– Qu'y a-t-il de redoutable ? demanda Keira.

– Le feu est un allié précieux pour l'homme, mais il est dangereux pour l'enfant qui ne sait pas l'utiliser. Il en est de même pour certaines connaissances. À l'échelle de l'humanité, les hommes ne sont encore que des enfants ; regardez notre monde et voyez combien nous manquons encore d'éducation.

Walter promit que Keira et moi étions tout à fait respectables et dignes de confiance. Cela fit sourire le prêtre.

– Que connaissez-vous vraiment de l'Univers, monsieur l'astrophysicien ? me demanda-t-il.

Sa question n'avait rien d'arrogant, il n'y avait dans le ton de sa voix aucune suffisance, mais avant que je ne puisse répondre, il regarda Keira avec bienveillance et lui demanda :

– Vous qui pensez que mon pays est le berceau de l'humanité, vous êtes-vous déjà demandé pourquoi ?

Nous espérions tous deux pouvoir lui fournir des réponses savantes et pertinentes, mais il nous posa aussitôt une troisième question.

– Croyez-vous que votre rencontre soit fortuite, imaginez-vous possible qu'un tel document puisse arriver entre vos mains par le seul fait du hasard ?

– Je ne sais pas mon père, balbutia Keira.

– Vous qui êtes archéologue, mademoiselle, croyez-vous que l'homme ait découvert le feu ou que le feu lui soit apparu, quand arriva le moment où il en fut ainsi ?

– Je crois que l'intelligence naissante de l'homme lui a permis d'apprivoiser le feu.

– Vous appelleriez cela la providence, alors ?

– Si je croyais en Dieu, probablement.

– Vous ne croyez pas en Dieu mais c'est vers un homme d'Église que vous vous tournez pour essayer de percer un mystère dont la portée vous échappe. N'oubliez pas ce paradoxe, je vous en prie, il faudra vous en souvenir le moment venu.

– Quel moment ?

– Quand vous aurez compris où vous mène cette route, car vous n'en savez rien, ni l'un ni l'autre. Sinon feriez-vous ce chemin ? J'en doute.

– Mon père, je ne comprends pas de quoi vous nous parlez, pouvez-vous nous éclairer quant à la signification de ce texte ? me risquai-je à demander.

– Vous n'avez pas répondu à ma question, monsieur l'astrophysicien, que savez-vous de l'Univers ?

– Beaucoup de choses, je vous l'assure, répondit Walter à ma place, j'ai été son élève pendant quelques semaines et vous n'imaginez pas la masse de connaissances qu'il m'a fallu assimiler, et je n'ai pas pu me souvenir de tout.

– Des chiffres, des noms d'étoiles, des situations, des distances, des mouvements, tout cela ne sont que des constatations ; vous et vos collègues commencez à entrevoir, mais qu'avez-vous compris ? Sauriez-vous me dire ce qu'est l'infiniment grand ou l'infiniment petit ? Connaissez-vous l'origine, devinez-vous la fin ? Savez-vous qui nous sommes, ce que cela veut dire que d'être un humain ? Sauriez-vous expliquer à un enfant de six ans ce qu'est l'intelligence dont parlait mademoiselle, celle qui aurait permis à l'homme d'apprivoiser le feu ?

– Pourquoi à un enfant de six ans ?

– Parce que, si vous ne savez pas expliquer un concept à un enfant de six ans, c'est que vous n'en connaissez pas le sens !

Le prêtre avait pour la première fois haussé le ton et l'écho de sa voix résonna entre les murs de l'église Sainte-Marie.

– Nous sommes tous des enfants de six ans sur cette petite planète, dit-il en se calmant.

– Non, je ne peux répondre à aucune de ces questions, mon père, personne ne le peut.

– Pas encore, mais si ces réponses vous étaient offertes, vous sentiriez-vous prêts, l'un comme l'autre à les entendre ?

L'homme avait soupiré en disant cela, comme pris de chagrin.

– Vous souhaitez que j'éclaire votre route ? Il n'y a que deux façons de comprendre ce qu'est la lumière, deux moyens d'avancer vers elle. L'homme n'en connaît qu'un. C'est pour cela que Dieu lui est si important. À l'enfant de six ans qui vous aurait demandé ce qu'est l'intelligence, vous auriez pu répondre d'un seul mot : l'amour. Voilà une pensée dont la portée nous échappera encore longtemps. Cette frontière que vous vous apprêtez à franchir, il n'y aura pas de retour en arrière possible. Lorsque vous saurez, il sera trop tard pour renoncer. C'est pour cela que je vous repose encore une fois ma question. Êtes-vous prêts à dépasser les limites de votre propre intelligence, à prendre le risque d'abandonner votre condition humaine, comme on abandonne l'enfance ? Comprenez-vous que voir son père n'est pas pour autant le connaître ? Accepteriez-vous d'être orphelins de celui qui vous a élevés à cette condition d'homme ?

Ni Keira ni moi n'avons répondu à ce singulier personnage. J'aurais aimé pouvoir comprendre ce que sa sagesse tentait de nous révéler, deviner de quoi il voulait tant nous protéger. Si seulement j'avais su !

Il se pencha sur la feuille, soupira à nouveau et nous regarda fixement Keira et moi.

– Voici comment il faut lire cette écriture, nous dit-il.

Le vitrail de la nef se fendit d'un minuscule éclat, neuf millimètres de diamètre à peine. Le projectile traversa l'église à la vitesse de mille mètres par seconde. La balle transperça la nuque, sectionna la veine jugulaire, avant de venir s'écraser sur la deuxième vertèbre cervicale du prêtre. L'homme ouvrit la bouche à la recherche d'un peu d'air et s'effondra aussitôt.

Nous n'avions entendu ni coup de feu, ni même le bruit de l'éclatement du vitrail au-dessus de la nef. Si du sang ne s'était échappé de sa bouche, si ce même sang ne s'était mis à ruisseler le long de son cou, nous aurions cru que le prêtre faisait un malaise. Keira bondit en arrière, Walter la força à se baisser avant de l'entraîner vers les portes de l'église.

Le prêtre gisait face contre terre, sa main tremblait, et moi je restais là, tétanisé devant la mort qui l'emmenait. Je me suis agenouillé et l'ai retourné. Ces yeux fixaient la croix, il me sembla qu'il souriait. Il tourna la tête et vit la flaque de sang qui se formait autour de lui. À son regard, je compris qu'il voulait que je m'approche.

– Les pyramides cachées, murmura-t-il dans un ultime souffle de vie, la connaissance, l'autre texte. Si un jour vous le trouviez, alors laissez-le dormir, je vous en prie, il est encore trop tôt pour le réveiller, ne commettez pas l'irréparable.

Ce furent là ses derniers mots.

Seul sous cette nef désertée, j'entendis au loin la voix de Walter qui me suppliait de le rejoindre. D'un geste de la main, je fermai les yeux du prêtre, ramassai le texte entaché de son sang ; hébété, je sortis de l'église.

Keira était assise sur les marches du parvis, elle me regardait, incrédule et tremblante, espérant peut-être que je lui dise que tout ceci n'était qu'un cauchemar, que d'un claquement de doigts je la ramènerai à la réalité, mais ce fut Walter qui se chargea de le faire.

– Partons d'ici, vous m'entendez ? Il est temps de vous ressaisir, vous vous laisserez aller plus tard. Bon sang, Adrian, occupez-vous de Keira et filons, si le tueur est encore dans les parages, il n'aura guère envie de laisser trois témoins derrière lui, et nous sommes à découvert !

– Si on avait voulu nous tuer, nous serions déjà morts.

J'aurais mieux fait de me taire, un morceau de pierre vola en éclats à mes pieds. Je pris Keira par le bras et l'entraînai vers la rue, Walter à nos trousses. Nous courions tous trois à perdre haleine. Un taxi passa au bout de Cooper Lane ; Walter hurla, les feux arrière de la voiture s'illuminèrent. Le chauffeur nous demanda notre destination et nous répondîmes en chœur : le plus loin possible !

De retour chez moi, Walter me supplia de changer de chemise, celle que je portais était maculée du sang du prêtre, Keira n'avait pas meilleure allure que moi, ses vêtements aussi étaient tachés. Je l'entraînai vers la salle de bains. Elle ôta son pull, laissa glisser son pantalon et entra sous la douche avec moi.

Je me souviens de lui avoir lavé les cheveux, comme pour la délivrer d'une souillure qui nous collait à la peau. Elle posa sa tête sur mon torse, la chaleur de l'eau ranimait nos corps glacés. Keira leva la tête, elle me dévisageait. J'aurais voulu prononcer des paroles apaisantes, seules mes mains tentaient de la rassurer, quelques caresses pour effacer l'horreur que nous avions partagée.

De retour dans le salon, j'offris des vêtements à Walter.

– Il faut tout arrêter, murmura Keira, le chef du village, maintenant ce prêtre, qu'avons-nous fait, Adrian ?

– Le meurtre de cet homme n'a rien à voir avec votre périple, affirma Walter en nous rejoignant dans la pièce. C'est un réfugié politique, ce n'est pas le premier attentat dont il a été la cible. Miss Jenkins m'avait parlé de lui avant que nous le rencontrions, il donnait des conférences, se battait pour la paix, œuvrait à la réconciliation des communautés ethniques en Afrique de l'Est. Les hommes de paix ont beaucoup d'ennemis. Nous nous sommes trouvés au mauvais endroit au mauvais moment.

Je proposai d'aller nous présenter à la police, notre témoignage pourrait peut-être les aider dans leur enquête. Il fallait retrouver les salauds qui avaient fait ça.

– Témoigner de quoi ? demanda Walter, vous avez vu quelque chose ? Nous n'irons nulle part ! Vos empreintes sont partout, Adrian, cent personnes nous ont aperçus à la messe, et nous étions les derniers à nous trouver en compagnie du père avant qu'on l'assassine.

– Walter n'a pas tort, poursuivit Keira, nous avons commencé par prendre la fuite, ils voudront savoir pourquoi.

– Parce qu'on nous a tiré dessus, ce n'est pas suffisant comme raison ? dis-je en m'emportant. Si cet homme était menacé, comment se fait-il que le gouvernement ne lui ait pas assuré une protection ?

– Peut-être n'en voulait-il pas ? suggéra Walter.

– De quoi voulez-vous que la police nous suspecte ? Je ne vois rien qui puisse nous relier à ce meurtre.

– Moi si ! murmura Keira. J'ai passé pas mal d'années dans le pays de cet homme, l'Éthiopie. J'ai travaillé dans des régions frontalières où vivent ses ennemis, cela pourrait suffire aux enquêteurs pour me soupçonner d'avoir entretenu des contacts avec les commanditaires de ce crime. Ajoute à cela que si on me demande pourquoi j'ai quitté précipitamment la vallée de l'Omo, que veux-tu que je réponde ? Que la disparition d'un chef de village qui m'accompagnait m'a obligée à ficher le camp du pays ? Qu'après avoir ramené son corps à sa tribu, j'ai fui comme une criminelle, sans avoir rapporté sa mort à la police kenyane ? Que nous étions ensemble quand ce vieil homme est décédé, comme nous l'étions lorsque ce prêtre a été assassiné ? Tu as raison, les flics vont adorer notre histoire ! Si nous allions maintenant au commissariat, je ne suis pas certaine que nous soyons rentrés pour le dîner !

De toutes mes forces je voulais nier ce scénario catastrophique auquel pourtant Walter adhérait.

– La police scientifique établira très vite que le coup de feu a été tiré depuis l'extérieur, nous n'avons aucune raison d'être inquiétés, insistai-je en vain.

Walter faisait les cent pas, la mine renfrognée. Il se dirigea vers la console où je rangeais les bouteilles d'alcool et se servit un double scotch.

– Keira a énuméré toutes les raisons qui feront de vous des coupables idéaux. De ceux dont les autorités pourraient se satisfaire, afin de boucler rapidement une enquête dont l'issue apaisera les esprits. La police pourrait être ravie d'annoncer au plus vite qu'elle a déjà interpellé les assassins du prêtre et, plus encore, que ceux-ci sont des Européens.

– Mais enfin pourquoi ? C'est absurde.

– Pour éviter l'embrasement du quartier dans lequel il vivait et prévenir toute émeute communautaire, répondit Keira avec bien plus de maturité politique que je n'en avais.

– Bon, ne voyons pas non plus tout en noir, reprit Walter, reste la possibilité que nous soyons innocentés de tout. Cela dit, ceux qui vont jusqu'à tuer un homme d'Église ne doivent pas être du genre à s'embarrasser de témoins ; je ne donne pas cher de notre peau, si nos visages apparaissent en couverture des tabloïds.

– Ça, c'est ce que vous appelez ne pas voir « tout en noir » ?

– Ah non, si vous voulez vraiment assombrir le tableau, je vous parlerai de nos carrières respectives. En ce qui concerne Keira, ajoutez à la mort du chef du village, celle de ce prêtre et je ne la vois pas de si tôt retourner travailler en Éthiopie. Quant à nous, Adrian, je vous laisse imaginer les réactions des membres du conseil à l'Académie si nous nous trouvions impliqués dans une affaire aussi macabre. Croyez-moi, la seule chose à faire est de tenter d'oublier tout ça et d'attendre le retour au calme.

Après ces dernières paroles de Walter, nous sommes restés tous les trois assis à nous regarder dans le plus grand silence. Les choses finiraient peut-être par s'apaiser, mais nous savions tous qu'aucun de nous n'oublierait cette terrible matinée. Il me suffisait de fermer les yeux pour revoir le regard de ce prêtre mourant dans mes bras, ce regard si paisible alors que la vie le quittait. Je me remémorai ses dernières paroles : « Les pyramides cachées, la connaissance, l'autre texte. Si un jour vous le trouvez, alors laissez-le dormir, je vous en prie. »

*

* *


– Adrian, tu parles dans ton sommeil.

Je sursautai et me redressai dans le lit.

– Je suis désolée, murmura Keira, je ne voulais pas te faire peur.

– C'est moi qui suis désolé, je devais faire un cauchemar.

– Tu as de la chance, au moins tu dormais, je n'arrive pas à fermer l'œil.

– Tu aurais dû me réveiller plus tôt.

– J'aimais te regarder.

La pièce baignait dans une semi-pénombre, il faisait trop chaud dans cette chambre ; je me levai pour ouvrir la fenêtre. Keira me suivit du regard. La clarté de la nuit dévoilait les formes de son corps, elle repoussa le drap et me sourit.

– Viens te recoucher, me dit-elle.

Sa peau avait le goût du sel, elle prenait à la pliure des seins un parfum d'ambre et de caramel ; son nombril était si finement creusé que j'aimais y promener mes lèvres ; mes doigts effleurèrent son ventre, j'en embrassais la moiteur. Keira resserra ses jambes autour de mes épaules, ses pieds caressaient mon dos. Elle posa une main sur mon menton pour me guider jusqu'à sa bouche. Par la fenêtre, on entendait un étourneau ; l'oiseau semblait accorder son chant aux rythmes de nos souffles. Quand il se taisait, la respiration de Keira s'arrêtait ; ses bras s'arrachaient aux miens, et elle repoussait mon corps pour s'y raccrocher aussitôt.

Le souvenir de cette nuit me hante encore, comme celui d'un moment d'intimité où nous chassions la mort ; je savais déjà qu'aucune autre compagne ne m'offrirait semblable étreinte, et cette pensée me fit peur.

Le jour se levait dans la rue calme ; nue, Keira avança jusqu'à la fenêtre.

– Nous devrions quitter Londres, me dit-elle.

– Pour aller où ?

– Là où la campagne s'abîme dans la mer, au bout de la Cornouailles, connais-tu St. Mawes ?

Je ne m'y étais jamais rendu.

– Cette nuit, tu disais des choses étranges en dormant, reprit-elle.

– Je rêvais aux derniers mots que le prêtre m'a dits avant de partir.

– Il n'est pas parti, il est mort ! Pas plus que mon père n'est parti pour un long voyage, comme le disait ce pasteur qui célébrait la messe de funérailles. Mourir est le mot juste, il n'est nulle part ailleurs que dans sa tombe.

– Enfant, je croyais que chaque étoile était une âme qui brillait dans le ciel.

– Depuis la nuit des temps, cela ferait beaucoup d'étoiles dans ton ciel.

– Il y en a des centaines de milliards, bien plus que la planète n'a jamais compté d'habitants.

– Alors qui sait ? Mais je crois que je m'emmerderais drôlement à clignoter dans la froideur de l'espace.

– C'est une façon de voir les choses. Je ne sais pas ce qui nous attend après, je n'y pense pas souvent.

– Moi, sans cesse. Cela doit être inhérent à mon métier. Chaque fois que je déterre un ossement, je m'interroge. J'ai du mal à accepter que la seule chose qui subsiste de toute une existence soit un bout de fémur ou une molaire.

– Ce ne sont pas seulement des ossements qui restent de nous, Keira, mais le souvenir de ce que nous avons été. Chaque fois que je pense à mon père, chaque fois que je rêve de lui, je l'arrache à la mort, comme quelqu'un que l'on tire du sommeil.

– Alors le mien doit en avoir assez, dit Keira, je ne le laisse pas dormir souvent.

Keira avait envie de se rendre en Cornouailles, nous quittâmes la maison sur la pointe des pieds. Nous avions laissé un mot à Walter qui dormait profondément dans le salon, lui promettant de revenir très vite. Ma vieille voiture nous attendait dans son garage, elle démarra au quart de tour ; à midi, nous roulions à travers la campagne anglaise, toutes vitres ouvertes. Keira chantait à tue-tête, réussissant l'incroyable exploit de couvrir le bruit du vent qui sifflait dans l'habitacle.

À treize kilomètres de Salisbury nous aperçûmes au loin les monolithes de Stonehenge dont les silhouettes épaisses se découpaient sur la ligne d'horizon.

– Tu l'as déjà visité ? demandai-je à Keira.

– Et toi ?

J'ai des amis parisiens qui n'ont jamais mis les pieds sur la tour Eiffel, d'autres, new-yorkais, qui ne sont jamais montés en haut de l'Empire State Building, je suis anglais et j'avouai ne m'être jamais rendu sur ce site que viennent pourtant visiter des touristes du monde entier.

– Si cela peut te rassurer, moi aussi j'ai fait l'impasse, me confia Keira. Si on y allait ?

Je savais que l'accès à ce monument vieux de plus de quatre mille ans était fortement réglementé. Aux heures d'ouverture, les visiteurs se promènent le long d'un chemin balisé, avançant au rythme imposé par les roulements d'un sifflet dans lequel s'époumone vaillamment un guide, il leur est strictement interdit de s'en écarter. Je doutais fort que nous ayons le droit de nous y balader librement, même à la tombée du jour.

– Tu viens de le dire, la nuit ne va pas tarder à tomber, le soleil sera couché d'ici une heure et je ne vois pas une âme qui vive aux alentours, reprit Keira, que l'interdit semblait amuser plus que tout.

Après les moments pénibles que nous avions vécus la veille, nous avions bien le droit de nous distraire un peu. On ne se fait pas tirer dessus tous les jours. Je donnai un coup de volant et m'engageai sur le petit chemin qui rejoignait le promontoire où se dressaient les monolithes. Une haie de fils de fer interdisait d'aller plus loin. Je coupai le moteur, Keira descendit de la voiture et avança sur le parking désert.

– Viens, c'est un jeu d'enfant de passer par là, me dit-elle, enjouée.

Il suffisait de se baisser au ras du sol pour se faufiler sous la clôture. Je me demandai si une alarme détecterait notre intrusion, mais je ne voyais aucune installation de ce genre, pas plus que de caméra de surveillance. De toute façon, il était trop tard, Keira m'attendait de l'autre côté.

Le site était bien plus impressionnant que je ne l'avais imaginé. La première enceinte de dolmens formait un cercle de cent dix mètres de diamètre. Par quel prodige les hommes avaient-ils pu bâtir pareil édifice ? Autour de nous s'étendait un paysage de plaine sans le moindre rocher alentour. Chaque dolmen de la première ceinture extérieure devait peser plusieurs dizaines de tonnes, comment les avait-on acheminés jusqu'ici, comment les avait-t-on dressés ?

– Le deuxième cercle mesure quatre-vingt-dix-huit mètres de diamètre, me dit Keira. Il a été tracé au cordeau, ce qui pour l'époque est assez incroyable. Le troisième anneau est composé de cinquante-six cavités, baptisées les trous d'Aubrey, elles sont toutes disposées de façon régulière. On y a retrouvé du charbon de bois et des ossements calcinés ; ce sont probablement des chambres d'incinération. Une sorte d'enclos funéraire.

Je regardais Keira, éberlué.

– Comment sais-tu tout cela ?

– Je suis archéologue, pas crémière, sinon je t'aurais expliqué comment on transforme le lait en fromage !

– Et ta culture s'étend aux sites archéologiques du monde entier ?

– Enfin, Adrian, Stonehenge, quand même ! On apprend cela à l'école.

– Tu te souviens de tout ce que l'on t'a enseigné à l'école ?

– Non, mais de ce que je viens de lire à l'instant sur le petit panneau qui est juste derrière moi, oui. Allez, viens, je te faisais marcher.

Nous progressions vers le centre de la structure monumentale et franchissions le cercle extérieur des pierres bleues. J'ai appris plus tard qu'à l'origine, soixante-quinze monolithes de grès bleuté le composaient, soixante-quinze monstres dont le plus gros devait peser cinquante tonnes. Les pierres avaient été assemblées en charpente, mais comment avait-on dressé les orthostates et hissé les linteaux ? Silencieux, nous admirions l'incroyable prodige. Le soleil déclinait, étirant ses rayons qui passèrent sous les portiques. Et soudain, pendant un court instant, l'unique dolmen allongé au centre se mit à scintiller ; son éclat était incomparable.

– Certains pensent que Stonehenge fut érigé par des druides, dit Keira.

Je me souvenais d'avoir lu quelques articles dans des revues de vulgarisation scientifique. Stonehenge avait attisé la curiosité de bien des esprits, et tant de théories, des plus folles aux plus cartésiennes, avaient été évoquées. Mais où se trouvait la vérité ? Nous étions au début du XXI e siècle, près de quatre mille huit cents ans après que les premiers travaux eurent commencé, quarante-huit siècles après que les premiers remblais eurent été creusés et personne ne pouvait expliquer le sens de cette construction ; pourquoi les hommes qui vivaient ici il y a plus de quatre mille ans s'étaient-ils donné tant de peine pour construire cet ouvrage ? Combien d'entre eux y avaient sacrifié leur vie ?

– Certains croient qu'il y a une raison astronomique à l'alignement des pierres. Le positionnement des blocs permettait de déterminer les solstices d'hiver et d'été.

– Comme le disque de Nebra ? me demanda Keira.

– Oui, comme le disque de Nebra, répondis-je songeur, mais en bien plus grand.

Elle scruta le ciel, on ne voyait pas d'étoiles ce soir-là, un épais front nuageux recouvrait la mer. Elle se retourna brusquement vers moi.

– Peux-tu me répéter les dernières paroles du prêtre ?

– Je commençais juste à l'oublier, tu es certaine de vouloir repenser à cela ?

Elle n'avait pas besoin de me répondre, il me suffisait de la regarder pour reconnaître cet air si particulier qu'elle avait quand elle était déterminée.

– Il parlait de pyramides cachées, d'un autre texte, de quelqu'un qu'il fallait laisser dormir... si nous comprenions. Mais comprendre quoi, je n'en sais fichtre rien !

– Trigones et pyramides, cela se ressemble, non ? demanda Keira.

– D'un point de vue géométrique, oui.

– Ne dit-on pas aussi que les pyramides étaient liées aux étoiles ?

– Si, en ce qui concerne les pyramides mayas, on parle de temple de la Lune et de temple du Soleil, c'est toi l'archéologue, tu devrais savoir cela mieux que moi.

– Mais les pyramides mayas ne sont pas cachées, reprit-elle pensive.

– Il y a beaucoup de sites archéologiques auxquels on attribue, à tort ou à raison, des fonctions astronomiques. Stonehenge était peut-être un gigantesque disque de Nebra, mais il n'a pas la forme d'une pyramide. Reste à savoir où pourraient bien se trouver celles qui n'auraient pas encore été découvertes ?

– Là, répondit Keira, le jour où l'on aura retourné tous les déserts du monde, fouillé toutes les jungles imaginables et exploré les profondeurs des océans, je pourrai peut-être répondre à ta question.

Un éclair fendit le ciel, le tonnerre se mit à gronder quelques secondes plus tard.

– Tu as un parapluie ? me demanda Keira.

– Non.

– Tant mieux.

*

* *


Madrid

L'appareil s'était posé sur l'aéroport de Barajas en fin d'après-midi. Un avion privé parmi d'autres qui venait se ranger sur l'aire de stationnement. Le visage fermé, Vackeers descendit le premier de la passerelle. Lorenzo qui avait embarqué lors d'une escale à Rome lui emboîtait le pas, Sir Ashton fut le dernier à sortir de la cabine. Une limousine les attendait devant le terminal réservé aux jets d'affaires. La voiture les conduisit dans le centre-ville. Ils entrèrent dans l'une des deux tours obliques érigées de part et d'autre de la place de l'Europe.

Isabel Marquez, alias Madrid, les accueillit dans une salle de réunion dont les stores étaient baissés.

– Berlin et Boston nous rejoindront un peu plus tard, dit-elle, Moscou et Rio ne devraient plus tarder, ils ont rencontré de mauvaises conditions météorologiques en route.

– Nous avons été nous-mêmes assez secoués, répondit Sir Ashton.

Il se dirigea vers une console où se trouvait un plateau de rafraîchissements et se servit un grand verre d'eau.

– Combien serons-nous ce soir ?

– Si l'orage qui arrive ne force par les autorités à fermer l'aéroport, treize de nos amis siégeront autour de cette table.

– Ainsi, l'opération d'avant-hier s'est soldée par un échec, dit Lorenzo en se laissant choir dans un fauteuil.

– Pas tout à fait, rétorqua Sir Ashton, ce prêtre en savait peut-être plus que nous ne le supposions.

– Comment votre homme a-t-il fait pour rater sa cible ?

– Elle se trouvait à deux cents mètres et il visait avec une lunette thermique, que voulez-vous que je vous dise : Errare humanum est.

– Sa maladresse a entraîné la mort d'un homme d'Église, je trouve votre trait d'humour latin d'assez mauvais goût. J'imagine que ceux que vous visiez sont désormais sur leurs gardes.

– Nous n'en savons rien, mais nous avons momentanément relâché la bride et n'exerçons plus qu'une surveillance lointaine.

– Reconnaissez plutôt que vous avez perdu leur trace.

Isabel Marquez s'interposa entre Sir Ashton et Lorenzo.

– Nous ne sommes pas réunis ici pour nous disputer mais pour nous accorder sur la marche à suivre. Attendons que tout le monde soit présent et tâchons d'œuvrer ensemble. Nous avons de graves décisions à prendre.

– Cette réunion était inutile, nous savons très bien quelles sont les décisions à prendre, grogna Sir Ashton.

– Tout le monde ne partage pas cet avis, Sir Ashton, déclara la femme qui venait d'entrer dans la salle de réunion.

– Bienvenue parmi nous, Rio !

Isabel se leva pour accueillir son invitée.

– Moscou n'est pas avec vous ?

– Je suis là, dit Vassily en entrant à son tour.

– Nous n'allons pas attendre indéfiniment les absents, commençons ! reprit Sir Ashton.

– Si vous voulez, mais nous ne voterons aucune décision sans que cette assemblée soit au complet, répondit Madrid.

Sir Ashton s'assit au bout de la table à la droite de Lorenzo, Vassily avait pris place à sa gauche, Paris occupait le fauteuil suivant, Vackeers se trouvait en face de lui ; dans la demi-heure qui suivit, Berlin, Boston, Pékin, Le Caire, Tel-Aviv, Athènes et Istanbul les rejoignirent ; la cellule était au complet.

Isabel commença par remercier chacun de ceux qui étaient présents ce soir-là. La situation était suffisamment grave pour justifier cette convocation. Certains avaient déjà eu dans le passé à siéger ensemble pour débattre du même dossier, d'autres comme Rio, Tel-Aviv ou Athènes, remplaçaient leur prédécesseur.

– Des initiatives individuelles ont mal tourné. Nous ne pourrons piloter nos deux chercheurs que par une coopération et une communication sans faille.

Athènes protesta ; l'incident d'Héraklion était imprévisible. Lorenzo et Sir Ashton se regardèrent sans faire de commentaire.

– Je ne vois pas en quoi cette mission s'est soldée par un échec, affirma Moscou. À Nebra, il n'était pas question de les éliminer, mais de leur faire peur.

– Pourriez-vous tous revenir au problème qui nous réunit, demanda Isabel. Nous savons désormais que les théories de l'un de nos confrères, dont l'entêtement à vouloir nous convaincre lui valut, en d'autres temps, d'être mis à l'écart, n'étaient probablement pas aussi absurdes que nous le pensions, poursuivit-elle.

– Nous préférions tous croire qu'il se trompait, parce que cela nous arrangeait bien ! lâcha Berlin. Si nous ne lui avions pas refusé les crédits qu'il réclamait à l'époque, nous n'en serions pas là aujourd'hui. Tout serait sous contrôle.

– Ce n'est pas parce qu'un autre fragment a surgi de je ne sais où, que ce vieux fou d'Ivory a raison sur tout, s'exclama Sir Ashton.

– Quoi qu'il en soit, Sir Ashton, s'emporta Rio, personne ne vous avait autorisé à attenter à la vie de ce scientifique.

– Depuis quand faut-il demander une permission pour agir sur son propre territoire et de surcroît à l'encontre de l'un de ses ressortissants ? Serait-ce une nouvelle règle communautaire qui m'aurait échappé ? Que nos amis allemands fassent appel à Moscou pour intervenir chez eux, après tout, voilà qui les regarde, mais ne venez pas me donner de leçon chez moi.

– Arrêtez, je vous en prie ! cria Isabel.

Athènes se leva et toisa l'assemblée.

– Cessons de faire semblant et gagnons du temps. Nous savons désormais qu'il n'existe pas un, mais au moins deux fragments identiques et probablement complémentaires. De toute évidence, n'en déplaise à Sir Ashton, Ivory avait vu juste. Nous ne pouvons plus ignorer maintenant qu'il puisse exister d'autres fragments, mais nous ne savons pas où. La situation est la suivante : nous concevons aisément le danger encouru si ces objets venaient à être réunis et si la population prenait connaissance de ce qu'ils peuvent révéler. En revanche, ils peuvent encore nous apprendre beaucoup de choses. Nous avons aujourd'hui sous la main un couple de scientifiques qui semblent, je dis bien semblent, sur la piste des autres fragments. Espérons qu'en dépit de certaines initiatives regrettables, ils ne se doutent pas que nous les surveillons. Nous pouvons les laisser poursuivre leurs recherches, cela ne nous coûtera rien. S'ils réussissent, il nous suffira de les intercepter le moment voulu et de récupérer leur travail. Sommes-nous prêts à prendre le risque éventuel qu'ils nous échappent, ce qui est peu probable si nous coordonnons nos moyens ainsi que le suggère Madrid, ou préférons-nous comme le souhaite Sir Ashton, mettre un terme immédiat à leur soif de découverte ? Nous ne parlons pas simplement de l'assassinat de deux éminents scientifiques. Préférons-nous rester dans l'ignorance de peur que ce qu'ils trouvent remette en cause un certain ordre du monde ? Choisirons-nous d'être dans le camp de ceux qui voulaient brûler Galilée ?

– Les travaux de Galilée ou Copernic n'eurent aucune conséquence comparable à celles que pourraient provoquer les découvertes de votre astrophysicien et son amie archéologue, rétorqua Pékin.

– Aucun de vous n'est en mesure d'y faire face, pas plus que d'y préparer son pays. Nous devons dissuader ces chercheurs dans les plus brefs délais, quels que soient les moyens à mettre en œuvre pour cela, récusa Sir Ashton.

– Athènes a émis un point de vue raisonnable que nous devons considérer. Depuis trente ans que nous est apparu ce premier fragment, nous nous nourrissons de suppositions. Dois-je rappeler que nous avons longtemps cru qu'il était unique ? Ensemble, cet astrophysicien et cette archéologue ont des chances incomparables d'aboutir à quelque chose de probant. Jamais nous n'aurions eu l'idée de réunir deux personnalités dont les compétences respectives aussi éloignées s'avèrent si complémentaires. L'idée de les laisser poursuivre leurs recherches, sous haute surveillance, me paraît plus que judicieuse. Nous ne serons pas là éternellement ; si nous nous débarrassons d'eux, puisque c'est de cela dont nous débattons ce soir, que ferons-nous ensuite ? Attendre que surgissent d'autres fragments ? Et quand bien même cela se produirait dans un siècle ou deux, qu'est-ce que cela changerait dans le fond ? N'avez-vous pas envie d'appartenir à la génération qui connaîtra enfin la vérité ? Laissons-les faire, nous interviendrons le moment venu, proposa Rio.

– Je crois que tout est dit, votons maintenant pour l'une ou l'autre des motions, conclut Isabel.

– Pardonnez-moi, intervint Pékin. Quelles sont les garanties que nous nous accordons les uns aux autres ?

– Que voulez-vous dire ?

– Qui d'entre nous jugera que le moment est venu d'intercepter nos deux scientifiques ? Admettons qu'Ivory ait vu juste jusqu'au bout, qu'il y ait bien cinq ou six fragments, qui en sera le gardien quand ils seront réunis ?

– C'est une bonne question, je pense qu'elle mérite d'être débattue, approuva Le Caire.

– Nous ne nous mettrons jamais d'accord, vous le savez tous pertinemment, protesta Sir Ashton, raison de plus pour ne pas nous engager dans cette aventure irresponsable.

– Bien au contraire. Pour une fois nous serons tous liés, reprit Tel-Aviv, que l'un trahisse et nous devrons affronter ensemble la même catastrophe. Si l'énigme résolue par la réunification des fragments venait à éclater au grand jour, le problème serait le même dans chacun de nos pays, nos équilibres et nos intérêts pareillement compromis, y compris pour celui qui aurait rompu le pacte.

– Je connais un moyen de nous protéger de cela.

Tous les regards de l'assemblée se tournèrent vers Vackeers.

– Une fois que nous aurons en main la preuve de ce que nous supposons tous, je propose que chacun des fragments soit à nouveau dispersé. Un par continent, de cette façon, nous saurons qu'ils ne pourront jamais plus être réunis.

Isabel reprit la parole.

– Nous devons voter, que décidez-vous ?

Personne ne bougea.

– Laissez-moi reformuler la chose ainsi, quels sont ceux qui souhaitent que nous mettions un terme au voyage des deux jeunes scientifiques ?

Sir Ashton leva le bras, Boston l'imita, Berlin hésita et finit par lever la main, Paris se joignit au vote ainsi que Lorenzo. Vackeers soupira et ne bougea pas.

Cinq voix contre huit, la motion était rejetée. Furieux, Sir Ashton quitta la table.

– Vous ne mesurez pas les risques que vous nous faites encourir en jouant ainsi aux apprentis sorciers. J'espère que vous savez ce que vous faites.

– Sir Ashton, devons-nous entendre que vous comptez faire cavalier seul ? demanda Isabel.

– Je respecterai la décision de ce conseil, mes services seront à la disposition de la communauté pour surveiller vos deux électrons libres et, croyez-moi, ils ne seront pas de trop.

Sir Ashton quitta la salle. Peu après son départ, Isabel Marquez leva la séance.

*

* *


Londres

Keira avait renoncé à St. Mawes. Une autre fois, avait-elle dit. Nous avions regagné Londres au milieu de la nuit, en piteux état. L'orage ne nous avait pas épargnés, nous étions trempés, mais Keira avait eu raison sur un point, nous avions passé un moment inoubliable à Stonehenge.

Je crois qu'une histoire se tisse ainsi, d'une succession de petits instants, jusqu'à vous donner un jour le goût d'un futur à deux.

La maison était déserte, cette fois c'était Walter qui nous avait laissé un petit mot. Il nous demandait de le contacter dès notre retour.

Nous le rejoignîmes le lendemain à l'Académie, je fis visiter les lieux à Keira qui s'émerveilla en pénétrant dans la bibliothèque. Walter nous y retrouva pour nous révéler un fait troublant. Aucun journal ne s'était fait l'écho de l'assassinat du prêtre, la presse semblait avoir totalement occulté l'incident.

– Je ne sais pas quelles conclusions en tirer, annonça Walter, l'air grave.

– Peut-être est-ce une volonté de leur part de ne pas enflammer les esprits ?

– Vous avez déjà vu nos tabloïds renoncer à divulguer quoi que ce soit qui leur fasse vendre du papier ? s'étonna Walter.

– Ou bien la police a tout simplement étouffé l'affaire en attendant d'avancer dans son enquête.

– Dans tous les cas, j'ai meilleur espoir de nous en tirer si les choses restent confidentielles.

Keira nous regarda à tour de rôle, elle leva la main, comme pour nous demander l'autorisation de parler.

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