– Il ne vous est pas venu à l'esprit que ce ne soit pas le prêtre qu'on ait visé dans cette église ?

– Bien sûr que si, confia Walter, je ne cesse de me poser la question, mais pourquoi vous en voudrait-on à ce point ?

– À cause de mon pendentif !

– Cela pourrait répondre éventuellement à la question du pourquoi, reste à essayer de comprendre à qui profiterait le crime ?

– À celui qui voudrait s'en emparer, reprit Keira. Je n'ai jamais eu l'occasion de vous le dire, mais l'appartement de ma sœur a été cambriolé. Je n'avais pas fait de lien avec moi, mais maintenant...

– Maintenant tu te demandes aussi si ce chauffard à Nebra n'a pas essayé volontairement de nous écraser ?

– Souviens-toi, Adrian, c'est l'impression que j'avais eue sur le moment.

– Calmons-nous, intervint Walter. Je reconnais que tout ça est assez troublant, de là à vous croire la cible d'un cambriolage, dit-il à Keira, ou conclure qu'on ait voulu attenter à vos vies... restons raisonnables.

Walter disait cela pour nous rassurer. La preuve m'en fut donnée quand, peu après, il insista pour que nous quittions Londres, le temps que les choses s'apaisent.

Keira restait fascinée par le nombre d'ouvrages que contenait la bibliothèque de l'Académie, elle en parcourait les allées et demanda l'autorisation à Walter de sortir un livre de son rayonnage.

– Pourquoi tu lui demandes ça à lui ?

– Je ne sais pas, dit-elle en s'amusant de moi, Walter me semble avoir ici plus d'autorité que toi.

Mon collègue me regarda d'un air qui ne cherchait en rien à masquer sa satisfaction, bien au contraire. Je m'approchai de Keira et m'installai à une table en face d'elle. Nous voir assis ainsi réveilla d'autres souvenirs. Le temps n'efface pas tout, certains instants restent intacts en nos mémoires, sans que l'on sache pourquoi ceux-là plus que d'autres. Peut-être sont-ce là quelques confidences subtiles que la vie nous livre en silence.

Je récupérai une feuille d'un bloc-notes oublié sur une table, la roulai en boule et commençai à la mâcher en faisant le plus de bruit possible ; j'en pris une autre et sans relever la tête Keira me dit avec un sourire au coin des lèvres.

– Avale, je te défends de recracher !

Je lui demandai ce qu'elle lisait.

– Un truc sur les pyramides, je n'avais jamais vu cet ouvrage auparavant.

Cette fois, elle nous regarda, Walter et moi, comme si nous étions deux gamins impatients.

– Vous allez me faire un grand plaisir tous les deux en allant vous promener, ou pourquoi pas travailler si cela vous arrive de temps en temps, mais surtout laissez-moi lire ce livre tranquille. Allez ouste, débarrassez-moi le plancher et je ne veux revoir aucun de vous deux avant l'heure de fermeture. C'est compris ?

Nous sommes partis faire l'école buissonnière, ainsi qu'on nous l'avait demandé.

*

* *


Paris

Une partita de Bach résonnait dans l'appartement. Assis dans son salon, une tasse de thé en main, Ivory jouait seul une partie d'échecs. On sonna à la porte. Il regarda sa montre, se demandant qui pouvait bien lui rendre visite ; il n'attendait personne. Il s'approcha de l'entrée à pas feutrés, souleva le couvercle de la boîte en acajou sur la console, prit le revolver qu'elle contenait et le glissa dans la poche de sa robe de chambre.

– Qui est-ce ? demanda-t-il en se tenant à l'écart de la porte.

– Un vieil ennemi.

Ivory reposa le revolver à sa place et ouvrit la porte.

– Quelle surprise !

– Nos parties d'échecs me manquaient mon cher, vous me laissez entrer ?

Ivory céda le passage à Vackeers.

– Vous jouiez seul ? dit-il en s'asseyant dans le fauteuil en vis-à-vis de l'échiquier.

– Oui, et je n'arrivais pas à me battre, c'est lassant.

Vackeers déplaça le fou blanc de C1 en G5, menaçant le cavalier noir.

Ivory avança aussitôt un pion d'H7 en H6.

– Qu'est-ce qui vous amène ici Vackeers, vous n'êtes pas venu d'Amsterdam juste pour essayer de me prendre un cavalier ?

– J'arrive de Madrid ; la commission s'est réunie hier, répondit Vackeers en s'emparant du cheval noir.

– Qu'ont-ils décidé ? interrogea Ivory.

La reine en D8 vint croquer le fou blanc en F6.

– De laisser vos deux protégés poursuivre leurs recherches et de s'emparer de leurs travaux quand ils auront atteint leur but, s'ils l'atteignent.

Le cavalier blanc quitta son camp et se positionna en C3.

– Ils l'atteindront, dit laconiquement Ivory en avançant le pion en B7 vers la case B5.

– En êtes-vous sûr ? demanda Vackeers.

Le second fou blanc glissa de C4 vers B3.

– Aussi certain que vous allez perdre cette partie. Cette décision du conseil n'a pas dû vous satisfaire.

Le pion noir qui gardait la tour en A7 avança de deux cases et se posa en A5.

– Détrompez-vous, je crois même être celui qui les a convaincus. Certains autour de la table auraient préféré mettre un terme à cette aventure, et de façon assez radicale, je dois dire.

Le pion blanc qui veillait sur la tour se déplaça d'A2 vers A3.

– Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis, n'est-ce pas ? dit Ivory en faisant glisser son fou de F8 en C5.

– Sir Ashton a fait abattre un prêtre à Londres, un accident.

Le cavalier blanc permuta de G1 en F3.

– Un accident ? Ils ont assassiné un prêtre par accident ?

Un pion noir glissa de D7 en D6.

– Votre astrophysicien était la véritable cible.

Reine blanche de D1 en D2.

– Quelle action déplorable, je parle de Sir Ashton, pas de votre dernier coup, quoique !

Le fou noir glissa de C8 en E6.

– Je crains que notre ami anglais n'accepte pas la résolution prise à Madrid. Je le soupçonne de vouloir agir seul dans son coin.

Le fou blanc s'empara de son cousin noir.

– Il s'opposerait à la volonté du groupe ? Voilà qui est assez grave. Je fus mis à la retraite pour bien moins. Pourquoi êtes-vous venu me dire cela ? C'est avec les autres que vous auriez dû partager vos inquiétudes !

Le pion noir mangea le fou blanc qui s'était aventuré imprudemment en E6.

– Ce ne sont là que des suppositions, je ne peux pas accuser ouvertement Sir Ashton, sans preuve. Mais si nous attendons d'avoir des éléments à charge contre lui, j'ai bien peur qu'il soit trop tard pour votre jeune amie. Vous ai-je dit que Sir Ashton voulait l'éliminer elle aussi ?

Roque du roi blanc et de la tour.

– J'ai toujours détesté son arrogance. Qu'attendez-vous de moi, Vackeers ?

Pion noir de G7 en G5.

– Je n'aime pas ce froid qui s'est installé entre nous. Je vous l'ai dit, nos parties d'échecs me manquent.

Vackeers avança un pion blanc de H2 en H3.

– Cette partie que nous sommes en train de jouer n'est pas la nôtre, vous le savez et vous savez aussi comment elle se termine. Ce n'est pas tant que vous m'ayez tenu à l'écart à Amsterdam qui m'a blessé, c'est que vous ayez imaginé que je ne me rendrais pas compte de votre double jeu.

Le cavalier noir quitta B8 et se déplaça de trois cases pour atterrir en D7.

– Vous tirez des conclusions trop hâtives, mon ami, sans moi, nous ne serions pas aussi bien informés.

Le cavalier blanc se replia de F3 en H2.

– Si nos deux scientifiques se trouvent dans la ligne de mire de Sir Ashton, il faut les protéger. Ce ne sera pas facile, surtout en Angleterre. Il faut les inciter à partir au plus vite, reprit Ivory en avançant d'H6 en H5 le pion noir qui gardait la seconde tour.

– Après ce qu'ils viennent de vivre, il ne sera pas aisé de les faire sortir de leur tanière.

Vackeers avança son pion blanc de G2 en G3.

– Je connais un moyen de leur faire quitter Londres, dit Ivory en déplaçant son roi d'une case.

– Comment comptez-vous procéder ?

À son tour, le roi blanc avança d'une case.

Le pion noir en D6 passa à l'attaque en D5. Ivory regarda fixement Vackeers.

– Vous ne m'avez toujours pas dit ce qui vous a fait changer d'avis. Il y a peu, vous auriez tout fait pour les empêcher d'aller plus loin.

– Pas au point de tuer deux innocents, Ivory ; ce ne sont pas mes méthodes.

Pion blanc de F2 en F3.

– Épargner deux vies n'est pas ce qui vous motive, Vackeers, je veux vous entendre m'avouer ce que vous avez véritablement sur le cœur.

Repli du cavalier noir de D7 en F8.

– Je suis comme vous, Ivory, je vieillis, et je veux savoir. L'envie de comprendre est enfin devenue plus forte que la peur. Hier au cours de cette réunion, Rio a demandé si nous voulions être de ceux qui connaîtront la vérité ou si nous choisirions de la laisser aux générations à venir. Rio n'a pas tort, la vérité finira bien par éclater, demain ou dans cent ans, qu'est-ce que cela change ? Je ne me vois pas finir mes jours dans l'habit d'un vieil inquisiteur, confia Vackeers.

Le cavalier blanc se replia de C3 en E2. Le cavalier noir repartit à l'assaut de l'échiquier et vint se placer à côté de sa reine. Vackeers avança un pion blanc de C2 en C3.

– Si vous connaissez vraiment le moyen de protéger cet astrophysicien et son amie archéologue, alors faites-le, Ivory, mais agissez maintenant.

La tour noir glissa d'A8 en G8.

– Elle s'appelle Keira.

Vackeers avança un pion de D3 en D4. Le fou noir recula de C5 en B6. Un pion blanc mangea un pion noir en E5. La reine noire le vengea aussitôt, détruisant celui qui s'était aventuré trop près d'elle. Vingt-trois coups se jouèrent ainsi sans que ni Ivory ni Vackeers se parlent.

– Si vous êtes enfin prêt à admettre le bien-fondé de mes théories, si vous acceptez de faire ce que je vous dis, alors ensemble, nous avons peut-être une chance de contrecarrer les plans de cet imbécile de Sir Ashton.

Ivory souleva sa tour et la reposa en H4.

– Vous êtes échec et mat Vackeers, mais vous le saviez dès le cinquième coup.

Ivory se leva et alla chercher dans un tiroir de son secrétaire le texte en guèze, dont il avait achevé la traduction tard dans la nuit.

*

* *


Londres

Keira n'avait pas quitté la bibliothèque de l'Académie. Nous étions venus la rechercher pour l'emmener dîner, mais elle souhaitait que nous la laissions finir ses lectures seule. C'est à peine si elle daigna lever la tête lorsqu'elle nous chassa d'un geste de la main.

– Dînez entre garçons, j'ai du travail, allez, fichez-moi le camp.

Walter eut beau lui dire que c'était l'heure de fermeture, elle ne voulait rien entendre ; il fallut que mon collègue sollicite la bienveillance du veilleur de nuit pour que Keira reste étudier autant de temps qu'elle le voulait. Elle promit de me rejoindre chez moi un peu plus tard.

À 5 heures du matin, elle n'était toujours pas là. Je me relevai et pris ma voiture, inquiet.

Le hall de l'Académie était désert. Le gardien dormait dans sa guérite. Il sursauta en me voyant.

Keira n'avait pas pu sortir de l'établissement, les portes d'accès étaient verrouillées et sans un passe, elle n'aurait pas pu les ouvrir.

J'accélérai le pas dans le corridor qui menait à la grande bibliothèque, le gardien me suivit.

Keira ne remarqua même pas ma présence ; depuis les portes vitrées, je la regardai, absorbée dans sa lecture. De temps en temps, elle annotait un cahier. Je toussotai pour annoncer ma présence, elle me regarda et sourit.

– Il est tard ? demanda-t-elle en s'étirant.

– Ou tôt, c'est selon. Le jour se lève.

– Je crois que j'ai très faim, dit-elle en refermant son ouvrage.

Elle rangea ses notes, remit le livre à sa place dans un rayonnage et, s'accrochant à mon bras, me demanda si je voulais bien l'emmener prendre un petit déjeuner.

Traverser la ville dans le silence des premières heures du matin est féerique. Nous croisâmes la camionnette d'un laitier qui débutait sa tournée ; à Londres, tout n'avait pas encore changé.

Je me garai dans Primrose Hill. Le rideau de fer d'un salon de thé venait de se lever et la patronne installait ses premières tables en terrasse. Elle accepta de nous servir.

– Qu'est-ce qu'il avait de si captivant, ce livre, pour t'occuper ainsi toute la nuit ?

– Je me suis souvenue que le prêtre ne t'avait pas parlé de pyramides à découvrir, mais de pyramides cachées, ce n'est pas la même chose. Cela m'a intriguée et j'ai consulté plusieurs ouvrages à ce sujet.

– Pardonne-moi, mais la différence m'échappe.

– Il y a trois endroits dans le monde où seraient cachées des pyramides. En Amérique centrale, certains temples furent découverts et aussitôt oubliés, la nature les recouvre à nouveau ; en Bosnie, des images satellites ont révélé la présence de pyramides, on ne sait toujours pas qui les a construites, ni pour quelles raisons ; et en Chine, là c'est une tout autre histoire.

– Il y a des pyramides en Chine ?

– On les compte par centaines. Elles étaient totalement inconnues du monde occidental jusque dans les années 1910. La plupart d'entre elles se trouvent dans la province de Shaanxi, dans un rayon de cent kilomètres autour de la ville de Xi'an. Les premières furent découvertes en 1912 par Fred Meyer Schroder et Oscar Maman, d'autres furent révélées en 1913 par la mission Segalen. En 1945, un pilote de l'armée américaine qui effectuait un vol entre l'Inde et la Chine aurait pris, en survolant les monts Qinling, une photo aérienne de ce qu'il baptisa la pyramide blanche. On n'a jamais pu la situer depuis avec précision, mais elle serait bien plus grande que la pyramide de Kheops. Un article à son sujet fut publié dans une édition du New York Sunday News au printemps 1947.

Contrairement à leurs cousines mayas, ou égyptiennes, les pyramides chinoises, pour la grande majorité d'entre elles, ne sont pas construites en pierre, mais en terre et en argile. On sait que comme en Égypte, elles servaient de sépultures aux empereurs et familles des grandes dynasties.

Les pyramides ont toujours fasciné les esprits, elles ont donné naissance à pas mal d'hypothèses farfelues. Pendant des milliers d'années, elles furent les plus grands édifices construits sur terre, qu'il s'agisse de la pyramide rouge de la nécropole de Dahshur sur la rive ouest du Nil, ou de la pyramide de Kheops, la seule des sept merveilles de l'Ancien Monde à exister encore. Une chose est cependant troublante : les pyramides les plus importantes furent toutes érigées à peu près à la même époque, sans que personne comprenne comment des civilisations si distantes les unes des autres aient reproduit partout un modèle architectural similaire.

– On voyageait peut-être plus à cette époque qu'on ne le suppose, m'aventurai-je à suggérer.

– Justement, ce que tu dis n'est peut-être pas si absurde que cela. J'ai consulté à la bibliothèque un article paru dans l'Encyclopedia Britannica de 1911. Les liens entre l'Égypte et l'Éthiopie remontent à la vingt-deuxième dynastie des pharaons ; à partir de la vingt-cinquième dynastie, il arriva même que les deux pays soient placés sous la même autorité ; la capitale des deux empires était alors située à Napata, dans le nord de l'actuel Soudan. Les premiers témoignages de relations entre l'Éthiopie et l'Égypte sont encore plus anciens. Trois mille ans avant notre ère, des commerçants parlent du pays de Pount, les terres au sud de la Nubie. Le premier voyage connu au pays de Pount a eu lieu sous le règne du pharaon Sahourê. Mais écoute bien ça, des fresques du quinzième siècle avant Jésus-Christ retrouvées sur le sanctuaire de Deir el-Bahari, dépeignent un groupe de nomades rapportant des encens, de l'or, de l'ivoire, de l'ébène, mais surtout de la myrrhe. Or nous savons que, dès les premières dynasties, les Égyptiens étaient amateurs de myrrhe. Ce qui laisse présager que les échanges avec l'Éthiopie remontent aux plus anciennes époques de l'Égypte.

– Quel est le rapport entre tout cela et ta pyramide chinoise ?

– J'y viens. Ce que nous cherchons à établir, c'est le rapport pouvant exister entre ce texte et mon pendentif. Cet écrit en guèze ancien nous parle de pyramides. Souviens-toi de la troisième phrase du texte : Qu'aucun ne sache où l'apogée se trouve, la nuit de l'une est gardienne du prélude. Max nous l'a dit, il ne s'agit pas ici de faire une traduction littérale mais d'interpréter le texte. Le mot « prélude » peut signifier l'« origine ». Ce qui donne la phrase suivante : Qu'aucun ne sache où l'apogée se trouve, la nuit de l'une est gardienne de l'origine.

– C'est en effet plus joli comme ça, mais je suis désolé, je ne vois toujours pas où tu veux en venir.

– Nous avons trouvé mon pendentif au milieu d'un lac à quelques kilomètres du triangle d'Ilemi, le fameux pays de Pount, la frontière entre l'Éthiopie, le Kenya et le Soudan. Sais-tu comment les Égyptiens appelaient le pays de Pount ?

Je n'en avais pas la moindre idée, Keira me regarda fièrement et se rapprocha de moi.

– Ils l'appelaient « Ta Nétérou » ce qui signifie la « Terre des dieux », ou encore le « pays de l'origine ». C'est aussi dans cette région que se trouve le Nil Bleu, la source du Nil ; il suffit de descendre le fleuve pour arriver à la première et la plus ancienne des pyramides égyptiennes, la pyramide de Djoser, à Saqqarah. C'est peut-être par cette voie navigable que mon pendentif est arrivé au milieu du lac Turkana. Maintenant, revenons à la Chine, j'y ai consacré la seconde moitié de ma nuit. Si le témoignage de ce pilote américain est authentique – l'existence de cette pyramide blanche est toujours controversée –, celle qu'il aurait photographiée culminerait à plus de trois cents mètres, elle serait alors la plus haute au monde.

– Tu veux que nous nous rendions en Chine dans les monts Qinling ?

– C'est peut-être ce que nous suggère ce texte rédigé en langue guèze. Les pyramides cachées... Amérique centrale, Bosnie ou Chine ! J'opterais pour la plus haute de toutes, c'est un pari, une chance sur trois ! Mais trente-trois pour cent de chances, pour un chercheur, c'est déjà énorme, et puis je fais confiance à mon instinct.

J'avais du mal à comprendre ce revirement de comportement de la part de Keira. Il y a peu, elle ne cessait de me répéter, à la première occasion, combien l'Éthiopie lui manquait. Je savais qu'elle s'était souvent retenue d'appeler Éric, le collègue qui la remplaçait dans ses fonctions. Plus les jours passaient, plus je redoutais le moment où elle m'annoncerait que tout était redevenu normal dans la vallée de l'Omo, et qu'elle allait repartir. Voilà pourtant qu'elle me proposait de s'éloigner plus encore de sa chère Afrique et de ses fouilles.

J'aurais dû me réjouir à l'idée d'entreprendre ce périple en Chine avec elle, partager son enthousiasme, mais lorsqu'elle me suggéra ce voyage, le projet m'inquiéta pour de multiples raisons.

– Tu reconnaîtras quand même, lui dis-je, que nous cherchons une aiguille dans une botte de foin. Et ta botte de foin se trouve en Chine !

– Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu n'es pas obligé de venir, Adrian ; si tu préfères enseigner à tes gentils élèves, reste à Londres, je comprendrai, au moins, toi tu as ta vie ici.

– Qu'est-ce que ça veut dire, moi au moins j'ai ma vie ici ?

– Ça veut dire que j'ai eu Éric au téléphone hier, que la police éthiopienne est venue au campement et que si j'y remettais les pieds maintenant ce serait pour répondre à une convocation devant un juge. Cela signifie que grâce à ce petit aller-retour au lac Turkana où j'ai eu la belle idée de t'accompagner, je viens d'être chassée de mes fouilles pour la seconde fois en moins d'un an ! Je n'ai plus de boulot, nulle part où aller, et dans quelques mois je devrai rendre des comptes à cette fondation qui m'a confié une fortune. Qu'est-ce que tu me proposes comme alternative ? Rester à Londres à faire des ménages en attendant que tu rentres du boulot ?

– Tu as été cambriolée à Paris, notre chambre a été dévalisée en Allemagne, on a assassiné un prêtre sous nos yeux, et ne me dis pas que tu ne t'interroges pas sur les causes de la mort du chef du village. Tu ne trouves pas que nous avons eu assez de problèmes depuis que nous nous intéressons à ce maudit pendentif ? Et si c'était toi qui avais reçu la balle de ce tireur ? Si le chauffard de Nebra n'avait pas raté son coup ? Tu es aussi inconsciente que Walter !

– Mon métier est hasardeux Adrian, il faut prendre des risques en permanence. Tu crois que ceux qui ont découvert le squelette de Lucy avaient à leur disposition le plan du cimetière ou des coordonnées GPS tombées du ciel ? Bien sûr que non ! dit-elle en s'emportant. L'instinct, voilà ce qui fait la race des découvreurs, le flair, comme chez les grands flics.

– Mais tu n'es pas flic, Keira.

– Fais comme tu veux, Adrian, si tu as la trouille, j'irai seule. Si nous arrivons à prouver que mon pendentif a vraiment quatre cents millions d'années, te rends-tu compte de la portée de cette découverte ? Est-ce que tu réalises tout ce que cela implique ? Les bouleversements que cela provoquera ? Je serais prête à fouiller toutes les bottes de foin de la Terre pour y arriver, si on m'en donne la chance. Souviens-toi, c'est toi qui m'as proposé de me faire gagner trois cent quatre-vingt-cinq millions d'années dans la quête de nos origines. Et tu voudrais que maintenant je baisse les bras ? Tu renoncerais à voir le premier instant de la création de l'Univers, au seul motif que le télescope qui te permettrait ce prodige serait difficile d'accès ? Tu as failli crever à cinq mille mètres d'altitude dans le seul espoir d'aller regarder tes étoiles de plus près. Reste dans ta petite vie pluvieuse et sans risque, c'est ton droit, la seule chose que je te demande c'est de me donner un coup de main, je n'ai pas les moyens de financer ce voyage, mais je te promets de tout te rembourser un jour.

Je n'ai rien dit, parce que j'étais furieux, furieux de l'avoir entraînée dans cette histoire, furieux de me sentir coupable de la perte de son travail, et incapable de l'éloigner des dangers que je pressentais. J'ai ressassé cent fois cette terrible dispute, repensé cent fois à ce moment où j'ai eu peur de la perdre en la décevant. Je suis encore plus furieux aujourd'hui qu'hier d'avoir eu cette lâcheté.

J'étais allé voir Walter, comme on va chercher un ami pour lui demander du secours. Si je n'arrivais pas à dissuader Keira d'entreprendre ce voyage, peut-être trouverait-il les mots pour lui faire entendre raison. Mais, cette fois, il me refusa son aide. Il était même plutôt content que nous quittions Londres. Au moins, me dit-il, personne ne penserait à nous chercher en Chine. Et puis il ajouta que le point de vue de Keira était légitime ; il me provoqua en me demandant si j'avais perdu tout goût de l'aventure. N'avais-je pas pris des risques inconsidérés sur le plateau d'Atacama ? Si lui aussi s'y mettait !

– Oui, mais c'est moi qui les courais ces risques, pas elle !

– Arrêtez de jouer les saint-bernard, Adrian, Keira est une grande fille, avant de vous connaître, elle vivait seule au milieu de l'Afrique, entourée de lions, de tigres, de léopards et je ne sais quels autres voisins. Aucun ne l'a dévorée jusque-là ! Alors, le côté « je m'inquiète de tout » est charmant chez votre mère, mais pour un garçon de votre âge, c'est, comment dire, un peu trop tôt !

J'ai pris les billets. L'agence que Walter m'avait recommandée, celle qui s'était si bien occupée de son voyage en Grèce, nous avait prévenus qu'il faudrait au moins dix jours pour obtenir nos visas. J'espérais que ce sursis me donnerait le temps de faire changer Keira d'avis, mais on nous appela le surlendemain ; nous avions beaucoup de chance, l'ambassade de Chine avait déjà traité nos dossiers, nos passeports nous attendaient. Tu parles d'une chance !

*

* *


Londres

Le repas tirait à sa fin, Vackeers avait passé un agréable déjeuner en compagnie de son confrère, il se demandait néanmoins s'il n'avait pas commis une faute de goût en l'invitant à dîner dans un restaurant chinois, mais, après tout, la table était l'une des plus réputées de Londres et Pékin semblait s'être régalé.

– Nous effectuerons une surveillance rapprochée et discrète, lui assura-t-il. Que les autres ne s'inquiètent de rien, nous sommes très efficaces.

Vackeers n'en doutait pas une seconde ; dans sa jeunesse, il avait travaillé quelques années à la frontière birmane, il savait que la discrétion chinoise était loin d'être une légende. Lorsque leurs commandos faisaient une incursion en territoire étranger, on ne les entendait ni arriver ni repartir, seuls les corps de leurs victimes témoignaient qu'ils étaient venus rendre visite à leurs voisins.

– Le plus drôle, dit Pékin, c'est que je me trouverai dans le même avion que nos deux scientifiques. Lorsqu'ils passeront la douane, leurs bagages seront inspectés, une opération de pure formalité et tout à fait bienveillante, mais qui nous permettra de poser des mouchards sur certaines de leurs affaires. Nous avons piégé le GPS de la voiture de location qui leur sera remise à leur arrivée. Avez-vous fait ce qu'il fallait de votre côté ?

– Sir Ashton était bien trop heureux de rendre ce service, expliqua Vackeers. Il redoute cette opération à un point que je ne soupçonnais pas ; il aurait fait dérober les bijoux de la reine si on lui avait assuré que c'était là le moyen le plus sûr de ne pas perdre la piste de nos deux scientifiques. Les choses se dérouleront ainsi : au moment où leur tour viendra, les portiques de sécurité à Heathrow seront réglés au plus haut niveau de sensibilité. Pour les franchir sans tout faire sonner, l'astrophysicien n'aura d'autre choix que de placer tous ses effets personnels sur le tapis de la machine à rayons X. Pendant qu'il sera fouillé par un agent particulièrement méticuleux, les services de Sir Ashton piégeront sa montre.

– Et l'archéologue ? Ne risque-t-elle pas de se rendre compte de quelque chose ?

– Elle aussi sera très occupée pendant ce temps-là. Dès qu'ils seront équipés, Sir Ashton vous fournira la fréquence des émetteurs. Ce qui m'inquiète un peu je dois vous l'avouer, puisque, de ce fait, il les possédera, lui aussi.

– Rassurez-vous, Amsterdam, ce genre d'appareil est de courte portée. Sir Ashton a peut-être les moyens de soudoyer tout le personnel qu'il souhaite en territoire anglais, mais dès lors que nos deux scientifiques seront arrivés dans mon pays, je doute qu'il puisse apprendre quoi que ce soit. Vous pouvez compter sur nous, les rapports sur leurs activités parviendront quotidiennement à l'ensemble de l'organisation sans que Sir Ashton en ait eu la primeur.

Le téléphone de Vackeers émit deux petits signaux stridents. Il lut le message qui venait de lui être adressé et s'excusa auprès de son hôte, il avait un autre rendez-vous.

Vackeers sauta dans un taxi et demanda à être conduit à South Kensington. La voiture le déposa sur Bute Street, devant la vitrine de la petite librairie française. Sur le trottoir d'en face, ainsi que le message l'en avait informé, une jeune femme lisait Le Monde, en prenant un café à la terrasse d'une épicerie.

Vackeers s'installa à la table voisine, commanda un thé et déplia un quotidien. Il y resta quelques instants, régla sa consommation et se leva, oubliant sa lecture sur la table.

Keira s'en rendit compte, attrapa le journal, appela l'homme qui s'éloignait, mais il avait déjà tourné le coin de la rue. Vackeers avait tenu la promesse qu'il avait faite à Ivory, il serait de retour ce soir à Amsterdam.

En reposant le quotidien sur la table, Keira aperçut une lettre qui en dépassait. Elle la tira légèrement et sursauta quand elle découvrit son prénom sur l'enveloppe.

Chère Keira,

Pardonnez-moi de ne pouvoir vous remettre en main propre ces quelques mots, mais pour des raisons qui seraient fastidieuses à vous expliquer, il est préférable que je ne sois pas aperçu en votre compagnie. Ce n'est pas pour vous inquiéter que je vous écris, mais, bien au contraire, pour vous féliciter et vous délivrer des nouvelles qui vous satisferont. Je suis ravi de découvrir que la fascinante légende de Tikkun Olamu, dont je vous entretenais dans mon bureau, aura fini par éveiller votre attention. Je sais qu'il vous est arrivé de penser, lorsque nous discutions à Paris, que j'étais trop vieux pour avoir gardé toute ma raison. Si je regrette les événements qui vous sont arrivés ces dernières semaines, ils auront eu le mérite, peut-être, de vous avoir fait réviser votre jugement à mon égard.

Je vous promettais de belles nouvelles, les voici. Je crois savoir qu'un texte très ancien a croisé votre chemin, figurez-vous que j'en connaissais l'existence, mais c'est grâce à vous et à votre pendentif que j'ai pu enfin progresser dans la compréhension de cet écrit qui longtemps me laissa interdit. J'en continue d'ailleurs toujours la transcription. À ce sujet, le document qui est en votre possession est incomplet, il y manque une ligne ; elle fut effacée du manuscrit. J'en ai retrouvé la trace dans une très ancienne bibliothèque d'Égypte, en parcourant une traduction dont je vous épargnerai la lecture car elle n'était pas de si bonne qualité. Si je ne peux être à vos côtés comme je l'aimerais, je ne saurais pour autant résister à l'envie de vous aider, chaque fois que cela me sera possible.

La phrase manquante dit cela : « Le lion dort sur la pierre de la connaissance. »

Tout cela reste bien mystérieux, n'est-ce pas ? Pour moi aussi. Mais mon instinct me dit que cette information pourrait peut-être un jour vous être précieuse. Beaucoup de lions dorment au pied des pyramides, n'oubliez pas que certains sont plus sauvages que d'autres, plus épris de liberté. Les plus solitaires vivent loin de la meute ; j'imagine que je ne vous apprends rien, vous avez l'habitude des lions, vous qui connaissez si bien l'Afrique. Soyez prudente, chère amie, vous n'êtes pas seule à vous passionner pour la légende de Tikkun Olamu. Et quand bien même elle ne serait qu'une légende... je sais que certains rêves, souvent les plus fous, conduisent aux découvertes les plus surprenantes. Faites un bon voyage. Je me réjouis que vous l'entrepreniez.

Votre dévoué, Ivory.

P-S : Ne parlez à personne de ce courrier, pas même à vos proches. Relisez-le pour ne rien oublier et détruisez-le.

Keira fit ce qu'Ivory lui avait demandé. Elle relut deux fois la lettre et n'en parla à personne, même pas à moi, tout du moins pas avant longtemps. Mais, au lieu de la détruire, elle la replia et la rangea dans sa poche.

Nous avons fait nos adieux à Walter et ce vendredi-là, je m'en souviens comme si c'était hier, nous avons embarqué à bord d'un vol long courrier qui décollait à 20 h 35 pour Pékin.

Le passage à la sécurité fut un enfer. Je me fis le serment d'éviter désormais, et chaque fois que je le pourrais, de voyager au départ d'Heathrow. Furieuse du traitement qui nous était infligé par des employés trop zélés, Keira avait fini par s'emporter. J'avais réussi in extremis à la calmer, juste avant qu'on nous menace de nous faire entièrement déshabiller pour une fouille encore plus approfondie.

Le vol décolla à l'heure et une fois notre altitude de croisière atteinte, Keira finit par se détendre. Je profitai des dix heures de vol, pour tenter d'apprendre quelques mots de vocabulaire qui me permettraient de dire bonjour, au revoir, s'il vous plaît ou merci. Bonjour à qui, merci de quoi... je n'en savais rien.

Je renonçai assez vite à mes cours de chinois accéléré et me replongeai dans des lectures plus en accord avec mes goûts littéraires.

– Qu'est-ce que tu lis ? m'avait demandé Keira au beau milieu du voyage.

Je lui montrai la couverture et énonçai le titre de l'ouvrage : Traité sur les émissions de particules à la périphérie des galaxies.

Elle marmonna un genre de « Mmm » dont le sens m'échappa.

– Quoi ?

– Ça a l'air vraiment passionnant ton livre, dit-elle, je crois que le film était encore mieux, ils vont même faire une suite...

Elle se retourna et éteignit la petite lumière au-dessus de son fauteuil.

*

* *


Pékin

Nous étions arrivés en début d'après-midi, épuisés autant par le voyage que par le décalage horaire. Les formalités douanières se passèrent sans trop d'encombre, un petit contrôle de routine, effectué par des gens bien plus charmants qu'au départ. J'avais réservé par l'intermédiaire de l'agence de voyages un 4 × 4 de fabrication locale. Le contrat était déjà préétabli à nos noms au comptoir de location situé dans le hall de l'aéroport et un véhicule flambant neuf nous attendait sur le parking.

Heureusement, notre voiture était équipée d'un GPS ; il n'est pas facile de se diriger en Chine, les noms d'avenues sont illisibles pour des Occidentaux. J'entrai les coordonnées de l'hôtel où j'avais réservé une chambre, il ne me restait plus qu'à suivre la petite flèche qui me guiderait vers le centre-ville.

La circulation était dense. Soudain apparut sur notre droite l'enceinte de la Cité interdite. Un peu plus loin sur notre gauche, se dressait le mémorial du Guide du peuple, plus loin encore, la place Tian'anmen évoquait de tristes souvenirs. Nous venions de dépasser le dôme du Théâtre national dont la modernité architecturale se distinguait dans le paysage urbain.

– Tu es fatigué ? me demanda Keira.

– Pas plus que cela.

– Alors si nous continuions directement vers Xi'an ?

Je partageais son impatience, mais mille kilomètres nous séparaient de notre destination, une nuit à Pékin nous ferait le plus grand bien.

Impossible d'être si proche de la Cité interdite et de ne pas la visiter. Nous fîmes une courte halte à notre hôtel pour changer de vêtements. Depuis la chambre, j'entendais l'eau couler dans la salle de bains où Keira se douchait et le bruit de ce ruissellement me rendit soudain heureux, effaçant les inquiétudes qui avaient failli me faire renoncer à ce voyage avec elle.

– Tu es là ? me demanda-t-elle à travers la porte.

– Oui, pourquoi ?

– Pour rien...

J'avais peur que nous nous perdions dans le dédale de rues qui se ressemblaient toutes. Un taxi nous déposa dans le parc de Jingshan.

Je n'avais jamais vu une aussi belle roseraie. Devant nous, un pont de pierre enjambait un bassin. Comme cent autres touristes dans la journée, nous l'avons emprunté, comme cent autres touristes, nous nous sommes promenés dans les allées du parc. Keira me prit par le bras.

– Je suis heureuse d'être ici, me dit-elle.

Si l'on pouvait figer le temps, je l'arrêterais à ce moment précis. Si l'on pouvait revenir en arrière, c'est là que je retournerais, devant un rosier blanc, dans une allée du parc de Jinghsan.

Nous entrâmes dans la Cité par la porte du Nord. Il me faudrait noircir cent pages de ce cahier pour décrire toutes les beautés qui s'offraient à nos yeux ; les pavillons anciens, où tant de dynasties se succédèrent, le jardin impérial où se promenaient jadis les courtisanes, le temple rouge des myriades du printemps, les toitures aux ondulations insensées sur lesquelles semblaient fureter quelques dragons en or, les hérons de bronze fixant le ciel, figés dans leur éternité, les escaliers de marbre ciselés comme de la dentelle. Assis sur un banc, près d'un grand arbre, un très vieux couple de Chinois était pris, nous ne savions pour quelle raison, d'un fou rire incontrôlable ; nous ne comprenions aucun des mots qu'ils échangeaient, encore moins ce qui les faisait tant rire, seuls leurs regards nous permettaient de deviner la complicité qui les unissait.

Je veux croire qu'aujourd'hui encore, au milieu de la Cité interdite, ils reviennent sur ce banc et rient toujours ensemble.

Cette fois la fatigue eut raison de nous. Keira ne tenait plus sur ses jambes et je n'étais guère plus vaillant. Nous retournâmes vers l'hôtel.

Nous avons dormi sans compter les heures. Un petit déjeuner vite avalé et nous quittâmes Pékin. Une longue route nous attendait et je doutais qu'une seule journée suffise pour accomplir le périple d'une traite.

À la ville succéda la campagne, la plaine paraissait ne jamais finir et les montagnes que l'on apercevait à l'horizon ne se rapprochaient toujours pas. Trois cents kilomètres s'étiraient derrière nous, de temps à autre nous traversions des villes industrielles poussées au milieu de nulle part, et qui altéraient la monotonie du relief. Nous nous sommes arrêtés à Shijiazhuang pour refaire le plein de carburant. À la station-service, Keira décida d'acheter un sandwich, vaguement inspiré du hot dog, à cela près qu'il était impossible d'identifier le genre de saucisse qu'il contenait. J'avais refusé d'y goûter, Keira en avalait chaque bouchée avec une délectation que je suspectais d'être exagérée. Cinquante kilomètres plus tard, ma passagère ayant changé de couleur, je me garai de toute urgence sur le bas-côté. Pliée en deux, Keira se précipita derrière un talus ; elle remonta dans la voiture dix minutes plus tard en m'interdisant tout commentaire.

Pour lutter contre la nausée – dont j'ai promis de taire la cause – elle prit le volant. En arrivant à Yangquan, nous étions au kilomètre 400, Keira repéra au sommet d'une colline un petit village de pierre qui lui semblait abandonné. Elle me supplia de quitter la route et d'emprunter le chemin de terre qui y menait. J'en avais assez de l'asphalte et il était grand temps que les quatre roues motrices de notre véhicule servent à quelque chose.

Un chemin cabossé nous conduisit jusqu'à l'entrée du hameau. Keira avait raison, plus personne ne vivait par ici, la plupart des maisons étaient en ruine, même si certaines avaient conservé leur toiture. L'atmosphère lugubre des lieux n'invitait pas à la visite, mais Keira se faufilait déjà à travers les anciennes ruelles, et je n'eus d'autre choix que de la suivre dans ce village fantôme. Au centre de ce qui devait être jadis la place principale, se trouvaient un abreuvoir et une bâtisse en bois, qui semblaient avoir mieux résisté aux assauts du temps. Keira s'assit sur les marches.

– Qu'est-ce que c'est ? demandai-je.

– Un ancien temple confucéen. Les disciples de Confucius étaient nombreux dans la Chine ancienne, la sagesse du Maître a guidé bien des générations.

– On entre ? proposai-je.

Keira se releva et s'approcha de la porte. Il lui suffit de la pousser légèrement pour qu'elle s'ouvre.

– On entre ! me répondit-elle.

L'intérieur était vide, quelques pierres sur le sol reposaient entre de mauvaises herbes.

– Qu'a-t-il bien pu se passer pour que ce village soit déserté ?

– La source d'eau se sera tarie ou une épidémie aura décimé les habitants, je n'en sais rien. Ce site doit avoir au moins mille ans, quel dommage de l'avoir laissé dans cet état.

L'attention de Keira fut attirée par un petit carré de terre au fond du temple. Elle s'agenouilla et commença de creuser délicatement à mains nues. De sa main droite elle extrayait méticuleusement les cailloux, les repoussant de sa main gauche sur le côté. J'aurais pu réciter tous les préceptes de Confucius dans l'ordre où il les avait énoncés, elle ne m'aurait pas accordé la moindre attention.

– Je peux savoir ce que tu fais ?

– Tu vas peut-être le découvrir dans quelques instants.

Et soudain, au milieu de la terre qu'elle avait retournée, apparut la fine courbure d'une coupe en bronze. Keira changea de position, assise en tailleur, elle passa près d'une heure à libérer le vase du limon séché qui le retenait prisonnier. Et puis, comme par enchantement, elle souleva la coupe et me la présenta.

– Et voilà, dit-elle radieuse et ravie.

J'étais ébahi, pas seulement par la beauté déjà visible de cet objet encore terreux, mais par la magie qui l'avait fait surgir ainsi de l'oubli.

– Comment as-tu fait, comment as-tu pu savoir qu'elle se trouvait là ?

– J'ai un don très particulier pour trouver des aiguilles dans les bottes de foin, me dit-elle en se redressant, même quand les bottes de foin sont en Chine, voilà qui devrait te rassurer, non ?

J'ai dû la supplier longtemps avant qu'elle accepte de me révéler son secret. À l'endroit où Keira s'était mise à creuser, les herbes étaient plus courtes, la végétation plus rare, et bien moins verte que partout ailleurs.

– C'est généralement le cas lorsqu'un objet est enfoui dans la terre, me confia-t-elle.

Keira épousseta la coupe.

– Elle ne date pas d'hier, me dit-elle, en la reposant délicatement sur une pierre.

– Tu la laisses ici ?

– Elle ne nous appartient pas, c'est l'histoire des gens de ce village qui s'est écrite ici. Quelqu'un la trouvera et en fera ce que bon lui semble, allez viens, nous avons d'autres bottes de foin à fouiller !

À Linfen, le paysage changea ; la ville était l'une des dix plus polluées du monde et le ciel prit soudain une couleur d'ambre, un nuage nauséabond et toxique obscurcissait le ciel. Je repensais à la clarté des nuits sur le plateau d'Atacama, se pouvait-il que ces deux endroits appartiennent à la même planète ? Quelle folie s'était emparée de l'homme pour qu'il dénature à ce point son environnement ? De ces deux atmosphères, d'Atacama ou de Linfen, laquelle régnerait un jour ? Nous avions fermé les fenêtres, Keira toussait toutes les cinq minutes et devant moi la route me paraissait floue tant les yeux me piquaient.

– C'est infernal cette odeur, s'était plainte Keira, prise d'une nouvelle quinte de toux.

Elle s'était retournée vers la banquette, fouillant son bagage à la recherche d'un vêtement en coton pour nous confectionner des masques de fortune. Elle poussa un petit cri.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demandai-je.

– Rien, je me suis piquée avec un truc dans la doublure de mon sac. Sûrement une aiguille ou une agrafe.

– Tu saignes ?

– Un peu, me dit-elle toujours penchée sur son sac.

Je conduisais et la visibilité était trop mauvaise pour que je ne garde pas les deux mains sur le volant.

– Regarde dans la boîte à gants, il y a une trousse de secours, tu trouveras des pansements.

Keira ouvrit le compartiment, prit la trousse de premiers soins et en sortit une petite paire de ciseaux.

– Tu t'es vraiment blessée ?

– Non, je n'ai rien du tout, mais je veux savoir quelle est cette saloperie qui m'a piquée. J'ai payé ce sac une petite fortune !

La voilà maintenant qui se livrait à toute une gymnastique pour fouiller son bagage.

– Je peux savoir ce que tu fais ? demandai-je alors que je venais de recevoir un coup de genou dans les côtes.

– Je découds.

– Tu découds quoi ?

– Cette saleté de doublure, tais-toi et conduis.

J'entendis Keira grommeler :

– Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ?

Il lui fallut gesticuler dans tous les sens pour se rasseoir à sa place. Quand elle y parvint enfin, elle tenait entre ses doigts une petite broche métallique qu'elle me montra triomphalement.

– C'est une sacrée aiguille, me dit-elle.

La chose ressemblait à s'y méprendre à une broche publicitaire, un genre de pin's, sauf que celle-ci était grise et terne et ne comportait aucune inscription.

Keira l'observa de plus près et je la vis blêmir.

– Qu'y a-t-il ?

– Rien, me répondit-elle, alors que son expression prouvait le contraire. C'est probablement un outil de couture oublié dans la doublure du sac.

Keira me fit signe de me taire, puis de me garer sur le bas-côté dès que possible.

Nous nous éloignions de la périphérie de Linfen. La route commençait à former un lacet au fur et à mesure que nous nous élevions le long de la montagne. À trois cents mètres d'altitude, nous laissâmes derrière nous la nappe de pollution, et soudain, comme si nous avions percé un nuage, nous avons retrouvé un semblant de ciel bleu.

À la sortie d'un virage, une petite aire de stationnement me permit de me garer. Keira abandonna la broche sur le tableau de bord, elle sortit de la voiture et m'indiqua de la suivre.

– Tu as vraiment l'air bizarre, lui dis-je en la rejoignant.

– Ce qui est bizarre, c'est d'avoir trouvé un putain de mouchard dans mon sac.

– Un quoi ?

– Ce n'est pas une aiguille à tricoter, je sais de quoi je te parle, c'est un micro.

Je n'avais pas une grande expérience en matière d'espionnage et j'avais du mal à croire ce qu'elle me disait.

– Nous allons retourner dans la voiture, tu le regarderas de plus près et tu constateras par toi-même.

Ce que je fis. Et Keira avait raison, il s'agissait bien d'un petit émetteur. Nous ressortîmes de la voiture pour nous entretenir à l'abri d'oreilles indiscrètes.

– Tu as une idée, demanda Keira, de la raison pour laquelle on a caché un micro dans mon sac ?

– Les autorités chinoises sont avides d'informations concernant les étrangers qui circulent sur leur territoire, c'est peut-être une procédure ordinaire pour tous les touristes ? suggérai-je.

– Il doit y avoir vingt millions de visiteurs qui se rendent chaque année en Chine, tu penses qu'ils s'amusent à poser autant de micros dans leurs bagages ?

– Je n'en sais rien, peut-être qu'ils font cela de façon aléatoire.

– Ou pas ! Si tel était le cas, nous ne serions pas les premiers à le découvrir, la presse occidentale se serait fait l'écho de ces pratiques.

– C'est peut-être tout récent ?

J'avais dit cela pour la rassurer, mais en mon for intérieur je trouvais cette situation aussi étrange que dérangeante. J'essayai de me remémorer les conversations que nous avions tenues à bord de la voiture et ne me souvins de rien qui aurait pu nous mettre dans une situation embarrassante, hormis peut-être les considérations de Keira sur la saleté et la puanteur qui régnaient dans les villes industrielles que nous avions traversées, et celles sur la nourriture douteuse consommée à midi.

– Eh bien maintenant que l'on a trouvé cette chose, nous allons l'abandonner ici et reprendre la route tranquillement, proposai-je.

– Non, gardons-le avec nous, il suffira de dire le contraire de ce que nous pensons, de mentir sur la direction que nous prenons et, ainsi, c'est nous qui manipulerons ceux qui nous espionnent.

– Et notre intimité là-dedans ?

– Adrian, ce n'est pas le moment de faire ton Anglais, ce soir nous inspecterons aussi ton sac, s'ils ont plombé le mien, je ne vois pas pourquoi ils t'auraient épargné.

Je retournai d'un pas pressé vers la voiture, déversai le maigre contenu de mon bagage directement dans le coffre, je le jetai ensuite au loin, il ferait certainement le bonheur du premier passant. Puis je repris ma place derrière le volant et balançai le mouchard par la fenêtre.

– Si j'ai envie de te dire que j'aime tes seins, je ne tiens pas à ce qu'un fonctionnaire lubrique de la Stasi chinoise en profite !

Je redémarrai avant que Keira ait eu le temps de répondre quoi que ce soit.

– Tu avais l'intention de me dire que tu aimais mes seins ?

– Absolument !

Les cinquante kilomètres suivants furent parcourus dans le plus grand silence.

– Et si un jour on devait m'en enlever un, ou les deux ?

– Eh bien je fantasmerai sur ton nombril, je n'ai pas dit que je n'aimais que tes seins !

Les cinquante autres kilomètres se poursuivirent dans le même silence.

– Tu peux me faire une liste de ce que tu aimes chez moi ? reprit Keira.

– Oui, mais pas maintenant.

– Quand ?

– Le moment venu.

– Et ce sera quand, le moment venu ?

– Quand je te ferai la liste de ce que j'aime en toi !

La nuit commençait à tomber, et je sentais la fatigue me gagner. L'appareil de navigation indiquait qu'il restait un peu plus de cent cinquante kilomètres à parcourir avant d'arriver à Xi'an. Mes paupières étaient lourdes et je peinais à garder les yeux ouverts. Keira n'était pas en meilleure forme, sa tête contre la vitre, elle dormait d'un profond sommeil. Dans un virage, la voiture fit une légère embardée. Il suffit d'une seconde d'inattention pour foutre sa vie en l'air, je tenais suffisamment à celle de ma passagère pour ne prendre aucun risque. Quoi que nous soyons partis chercher, cela pourrait bien attendre une nuit de plus. Je me garai à l'orée d'un petit chemin qui croisait notre route, coupai le moteur et je m'endormis aussitôt.

*

* *


Londres

La Jaguar bleu marine traversa le pont de Westminster, contourna la place du Parlement, longea le bâtiment du Trésor public et bifurqua vers St. James Park. Le chauffeur se rangea le long d'une allée cavalière, son passager descendit et marcha vers le parc.

Sir Ashton s'installa sur un banc près d'un lac où s'abreuvait un pélican. Un jeune homme se dirigeait vers lui, il vint s'asseoir à son côté.

– Quelles sont les nouvelles ? demanda Sir Ashton.

– Ils ont passé une première nuit à Pékin et se trouvent maintenant à cent cinquante kilomètres de Xi'an, où ils semblent se diriger. Lorsque j'ai quitté le bureau pour venir vous rejoindre, ils devaient dormir, la voiture n'a pas bougé depuis plus de deux heures.

– Il est 17 heures chez nous, 22 heures pour eux, c'est probable. Avez-vous appris ce qu'ils vont faire à Xi'an ?

– Nous n'en savons rien pour l'instant. Ils ont parlé une ou deux fois d'une pyramide blanche.

– Cela explique pourquoi ils sont dans cette province, mais je doute qu'ils la découvrent.

– De quoi s'agit-il ?

– D'une fantaisie inventée par un pilote américain, nos satellites n'ont jamais repéré la pyramide en question. Avez-vous d'autres choses à me dire ?

– Les Chinois ont perdu deux émetteurs.

– Comment ça perdu ?

– Ils ont cessé de fonctionner.

– Vous pensez qu'ils ont été découverts ?

– C'est une possibilité, monsieur, mais notre contact sur place croit plutôt à une panne matérielle. J'espère avoir d'autres informations demain.

– Vous retournez à votre bureau ?

– En effet, monsieur.

– Envoyez un message à Pékin de ma part. Remerciez-le et dites-lui que le silence est toujours de rigueur. Il comprendra. Enfin, activez les protocoles d'un départ imminent pour la Chine, si je juge que cela devient nécessaire, je préfère que nous soyons prêts.

– Dois-je annuler vos engagements de la semaine ?

– Surtout pas !

Le jeune homme salua Sir Ashton et s'éloigna dans l'allée.

Sir Ashton appela son majordome et lui demanda de préparer une valise. Qu'elle contienne les effets dont il aurait besoin pour un voyage de deux ou trois jours.

*

* *


Province de Shaanxi

On frappait au carreau, je sursautai en découvrant dans la nuit le visage d'un vieil homme avec un baluchon sur l'épaule, et qui me souriait. Je baissai ma vitre, l'homme posa sa joue sur ses deux mains jointes et me fit comprendre qu'il voulait que je le laisse monter à bord de notre voiture. Il faisait froid, ce marcheur grelottait, je repensai à cet Éthiopien qui m'avait recueilli un jour. J'ouvris la portière, poussai nos sacs sur le plancher. L'homme me remercia et s'installa sur la banquette arrière. Il ouvrit son baluchon et me proposa de partager les quelques biscuits qui constituaient son dîner. J'en pris un, parce que cela semblait vraiment lui faire plaisir. Nous ne pouvions échanger aucun mot, mais nos regards suffisaient. Il m'en offrit un autre pour Keira. Elle dormait profondément, je le posai sur le tableau de bord devant elle. L'homme semblait heureux. Après avoir partagé ce maigre repas, il s'allongea, ferma les yeux, je fis de même.

La pâleur du jour me réveilla le premier. Keira s'étira et je lui fis signe de ne pas faire de bruit, nous avions un invité qui se reposait sur la banquette arrière.

– Qui est-ce ? chuchota-telle.

– Je n'en ai pas la moindre idée. Un mendiant probablement, il marchait seul sur ce chemin, la nuit était glaciale.

– Tu as bien fait de lui donner la chambre d'amis. Où sommes-nous ?

– Au milieu de nulle part, et à cent cinquante kilomètres de Xi'an.

– J'ai faim, me dit Keira.

Je lui désignai le biscuit. Elle le prit, le renifla, hésita un instant et l'avala d'une seule bouchée.

– J'ai toujours très faim, dit-elle, j'ai envie d'une douche et d'un vrai petit déjeuner.

– Il est encore tôt, mais nous trouverons bien un endroit sur la route où manger quelque chose.

L'homme s'éveilla. Il remit un peu d'ordre dans sa tenue et salua Keira en joignant ses deux mains. Elle le salua de la même façon.

– Idiot, c'est un moine bouddhiste, me dit-elle. Il doit faire un pèlerinage.

Keira s'efforça de communiquer avec notre passager, ils échangèrent une multitude de signes. Keira se retourna vers moi, satisfaite, mais je ne savais pas de quoi.

– Démarre, nous allons le déposer.

– Tu veux me dire qu'il t'a donné l'adresse de l'endroit où il va et que tu as compris tout de suite ?

– Monte ce chemin et fais-moi confiance.

Le 4 × 4 penchait dans tous les sens, nous grimpions vers la cime d'une colline. La campagne était belle, Keira semblait guetter quelque chose. Au sommet du col, le chemin bifurquait, redescendant vers un sous-bois de pins et de mélèzes. À la sortie du bois le chemin s'effaçait. L'homme assis derrière moi me fit signe de m'arrêter et de couper le moteur. Nous devions maintenant marcher. Au bout d'une sente, nous découvrîmes un ruisseau, l'homme nous le fit longer pour aller traverser un gué à une centaine de mètres plus loin. Nous grimpâmes le flanc d'une nouvelle colline et soudain apparut devant nous le toit d'un monastère.

Six moines vinrent à notre rencontre. Ils s'inclinèrent devant notre guide et nous prièrent de les suivre.

On nous conduisit dans une grande salle aux murs blancs, dépourvue de tout mobilier. Seuls quelques tapis recouvraient le sol en terre. On nous apporta du thé, du riz et des mantous – des petits pains de farine de blé.

Après nous avoir déposé ces mets, les moines s'étaient retirés, nous laissant seuls, Keira et moi.

– Tu peux me dire ce que nous faisons ici ? demandai-je.

– On voulait un petit déjeuner, non ?

– Je pensais à un restaurant, pas un monastère, chuchotai-je.

Notre guide entra dans la pièce, il avait abandonné ses guenilles et portait maintenant une longue toge rouge ceinturée d'une écharpe en soie finement brodée. Les six moines qui nous avaient accueillis le suivaient, ils s'assirent en tailleur derrière lui.

– Merci de m'avoir raccompagné, nous dit-il en s'inclinant.

– Vous ne nous aviez pas dit que vous parliez un français aussi parfait, s'étonna Keira.

– Je n'ai pas le souvenir d'avoir dit quoi que ce soit la nuit dernière, pas plus que ce matin. J'ai fait le tour du monde et étudié votre langue, dit-il à Keira. Que cherchez-vous par ici ? demanda l'homme.

– Nous sommes des touristes, nous visitons la région, répondis-je.

– Vraiment ? Il faut dire que la province de Shaanxi regorge de merveilles à découvrir. Il y a plus de mille temples dans cette région. La saison est favorable au tourisme. Les hivers sont particulièrement durs ici. La neige est belle mais elle rend tout plus difficile. Vous êtes les bienvenus. Une salle d'eau est à votre disposition, vous pourrez y faire une toilette. Mes disciples vous ont installé des nattes dans la pièce voisine, reposez-vous et profitez de cette journée. Nous vous servirons un repas à midi ; quant à moi, je vous retrouverai plus tard. Je dois vous laisser, il me faut rendre compte de mon voyage et méditer.

L'homme se retira. Les six moines se levèrent et sortirent avec lui.

– Tu crois que c'est leur chef ? demandai-je à Keira.

– Je ne pense pas que ce soit le bon terme, la hiérarchie est plus spirituelle que formelle chez les bouddhistes.

– Il avait l'air d'un simple mendiant sur la route.

– Être démuni, c'est le propre de ces moines, ne rien posséder d'autre que la pensée.

Après nous être rafraîchis, nous sommes allés marcher dans la campagne alentour. Au pied d'un saule, nous nous sommes tous deux laissé gagner par la douceur qui régnait en ces lieux, hors du temps, loin de la civilisation.

La journée passa. Quand vint la nuit, je montrai à Keira les étoiles qui apparaissaient dans le ciel. Notre moine nous rejoignit et vint s'asseoir près de nous.

– Ainsi vous êtes féru d'astronomie, me dit-il.

– Comment le savez-vous ?

– Simple question d'observation. Au crépuscule, les hommes regardent d'ordinaire le soleil se coucher derrière la ligne de l'horizon, vous consultiez le ciel. C'est une discipline qui me passionne, moi aussi. Difficile de faire chemin vers la sagesse sans penser à la grandeur de l'Univers et s'interroger sur l'infini.

– Je ne suis pas ce que l'on peut appeler quelqu'un de sage, mais je me pose ces questions depuis mon enfance.

– Enfant, vous n'étiez que sagesse, dit le moine, même adulte, c'est toujours la voix de l'enfant qui vous guide, je suis heureux que vous l'entendiez encore.

– Où sommes-nous ? demanda Keira.

– Dans un ermitage, un lieu privé et qui vous protège.

– Nous n'étions pas en danger, répondit Keira.

– Ce n'est pas ce que j'ai dit, répliqua le moine, mais dans le cas contraire, vous seriez ici en sécurité, à condition toutefois de respecter nos règles.

– Lesquelles ?

– Nous n'en avons que quelques-unes, je vous rassure : entre autres se lever avant le lever du jour, travailler la terre pour mériter la nourriture qu'elle nous offre, n'attenter à aucune forme de vie, humaine ou animale, mais je suis certain que vous n'aviez pas de pareilles intentions, ah, et j'allais oublier, ne pas mentir.

Le moine se tourna vers Keira.

– Ainsi votre compagnon est astronome et vous, comment occupez-vous votre vie ?

– Je suis archéologue.

– Une archéologue et un astronome, jolie rencontre.

Je regardais Keira, les paroles du moine semblaient entièrement l'absorber.

– Et ce voyage touristique que vous effectuez, vous a-t-il permis de découvrir de nouvelles choses ?

– Nous ne sommes pas des touristes, avoua Keira.

Je lui lançai un regard désapprobateur.

– On a dit, pas de mensonge ici ! dit-elle avant de poursuivre. Nous sommes plutôt...

– Des explorateurs ? questionna le moine.

– En quelque sorte, oui.

– Que cherchez-vous ?

– Une pyramide blanche.

Le moine éclata de rire.

– Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? interrogea Keira.

– L'avez-vous trouvée votre pyramide blanche ? s'enquit le moine, les yeux toujours illuminés de cette humeur joyeuse qui le gagnait.

– Non, nous devons aller jusqu'à Xi'an, nous pensons qu'elle se trouve devant nous, sur notre route.

Le moine rit de plus belle.

– Mais enfin qu'est-ce que j'ai dit de drôle ?

– Je doute que vous trouviez cette pyramide à Xi'an, mais vous n'avez pas tout à fait tort, elle se trouve néanmoins sur votre route, devant vous, ajouta le moine plus hilare encore.

– Je crois qu'il se moque de nous, me dit Keira qui commençait à s'agacer de cette situation.

– Pas le moins du monde, je vous le promets, lui dit le moine.

– Alors expliquez-moi pourquoi vous riez dès que j'ouvre la bouche.

– Je vous en prie, ne dites pas à mes disciples que je me suis tant amusé en votre compagnie, pour le reste je vous jure de tout vous expliquer demain. Il est temps de me retirer pour aller méditer. Je vous retrouverai à l'aube. Ne soyez pas en retard.

Le moine se leva, il nous salua et nous pouvions deviner en le voyant s'éloigner qu'il riait toujours sur le chemin qui menait au monastère.

*

* *

Nous avons dormi profondément. Keira me tira d'un rêve.

– Viens, me dit-elle, il est l'heure, j'entends les moines dans la cour, le jour ne va pas tarder à se lever.

À l'entrée de la pièce qui nous servait de chambre, on avait déposé de quoi nous restaurer. Un disciple nous guida vers la pièce d'eau, nous signifiant par quelques gestes de nous laver les mains et le visage avant de toucher à la nourriture qui nous était offerte. La toilette achevée, il nous proposa de nous asseoir et de profiter du repas, dans le recueillement.

Nous quittâmes l'enceinte de l'ermitage et avançâmes à travers champs, vers ce saule où nous avions rendez-vous. Le moine nous y attendait déjà.

– J'espère que votre nuit fut bonne.

– J'ai dormi comme un bébé, répondit Keira.

– Ainsi vous cherchez une pyramide blanche ? Que savez-vous sur elle ?

– D'après mes informations, dit Keira, elle culminerait à plus de trois cents mètres, ce qui en ferait la plus grande pyramide du monde.

– Elle est même bien plus haute que cela, dit le moine.

– Alors elle existe vraiment ? demanda Keira.

Le moine sourit.

– Oui, d'une certaine manière, elle existe.

– Où se trouve-t-elle ?

– Comme vous l'avez dit hier vous-même, elle est juste devant vous.

– Pardonnez-moi, mais je ne suis pas très douée pour les devinettes, alors si vous aviez un petit indice de plus, je vous en serais infiniment reconnaissante.

– Que voyez-vous à l'horizon ? demanda le moine.

– Des montagnes.

– C'est la chaîne des monts Qinling. Savez-vous comment se nomme la plus importante montagne, celle que nous voyons là, en face de nous ?

– Je l'ignore, répondit Keira.

– Hua Shan ; elle est belle, n'est-ce pas ? C'est l'une de nos cinq montagnes sacrées. Son histoire est riche d'enseignements. Il y a un peu plus de deux mille ans, un temple taoïste fut construit au pied du versant ouest. Ce temple était occupé par des sages, ils croyaient que le dieu des mondes cachés habitait les sommets. Kou Quianzhi, un moine du cinquième siècle, fonda l'ordre céleste du Nord, il jura y avoir fait une découverte majeure, une révélation, disait-il. Le mont Hua compte cinq pics, l'est, l'ouest, le nord, le sud et le pic du centre, mais comment décririez-vous sa forme générale ?

– Pointue, répondit Keira.

– Je vous invite à ouvrir vos yeux, regardez bien Hua Shan et réfléchissez encore.

– Elle est triangulaire, dis-je au moine.

– En effet, elle l'est. Et au début du mois de décembre, la plus haute cime se pare d'un magnifique manteau de neige. Dans le temps, ces neiges étaient éternelles, mais, de nos jours, elles fondent à la fin du printemps pour ne réapparaître qu'en hiver. Je regrette que vous ne puissiez rester plus longtemps pour découvrir le mont Hua en cette saison, le paysage qu'il nous offre est d'une beauté incomparable. Maintenant, une dernière question, quelle est la couleur de la neige ?

– Blanche..., murmura Keira qui commençait à comprendre ce que le moine tenait tellement à nous faire découvrir par nous-mêmes.

– Votre pyramide blanche se trouve devant vous, vous comprenez mieux pourquoi j'ai tant ri, en vous écoutant hier.

– Il faut absolument que nous nous y rendions ! dit Keira.

– Cette montagne est particulièrement dangereuse, reprit le moine. Il existe bien un chemin taillé dans la roche le long de chaque versant, c'est le chemin sacré. Il conduit au sommet le plus haut, non seulement du mont Hua mais aussi des cinq montagnes sacrées de Chine, on le nomme le pilier des Nuages.

– Vous avez dit pilier ? interrogea Keira.

– Oui, c'est ainsi que l'on appelait ce sommet dans les temps anciens. Êtes-vous vraiment certains de vouloir vous y rendre ? S'engager sur le chemin sacré est périlleux.

Il me suffisait de regarder Keira pour comprendre que, quels que soient les risques, nous grimperions vers les cimes du mont Hua. Elle était plus résolue que jamais. Le moine nous décrivit avec mille détails ce qui nous attendait. Quinze kilomètres d'escaliers taillés dans la montagne conduisaient à une première arête ; de là, des passerelles pitonnées à la paroi rocheuse permettaient le franchissement de précipices et le contournement des différents versants. Le chemin sacré permettait aux plus téméraires, aux plus déterminés, à ceux qui, portés par une foi inébranlable, l'empruntaient, d'atteindre le temple de Dieu construit à deux mille six cents mètres d'altitude, au sommet du pic nord.

– Le moindre faux pas, le moindre écart est fatal. Faites attention à la glace qui même en cette saison recouvre souvent les plus hautes marches en pierre. Veillez à ne pas glisser, rares sont les endroits où vous trouverez à quoi vous raccrocher. Si l'un de vous chutait, que l'autre ne s'aventure pas à tenter de le sauver, vous seriez deux à vous précipiter dans l'abîme.

Nous avions été prévenus, mais le moine ne chercha pas à nous décourager. Il nous invita à changer de vêtements, nous pouvions laisser nos affaires ici. La voiture ne craignait rien là où elle était restée, à l'orée du sous-bois. Au milieu de la matinée, nous avons embarqué à bord d'une charrette tractée par un âne. Le disciple qui en tenait les rênes nous conduisit jusqu'à la route. Il arrêta une camionnette qui passait par là, s'entretint avec le chauffeur et nous fit installer à l'arrière. Une heure plus tard, la camionnette s'arrêta à mi-hauteur du flanc de la montagne. Le conducteur désigna un passage au milieu d'une forêt de pins.

Nous nous sommes aventurés à travers bois. Keira vit au loin les marches dont nous avait parlé le moine. Les trois heures qui suivirent furent bien plus éprouvantes que je ne l'aurais pensé. Plus nous grimpions, plus les marches me semblaient hautes, et ce n'était pas qu'une impression, la pente se raidissait. Désormais ce n'était pas un escalier que nous gravissions mais plutôt une échelle de pierre qui montait presque à la verticale. Regarder vers le bas aurait été une pure folie, la seule façon de progresser était de fixer les cimes.

La première partie de l'ascension nous conduisit vers les Marches du Paradis. Le long d'une crête, elles avaient repris une assiette presque horizontale et je compris pourquoi on les avait baptisées ainsi : quiconque glissait ici, allait directement au paradis.

L'ascension reprit un peu plus loin.

– Je n'aurais jamais dû, dit Keira en s'accrochant à la paroi.

– Tu n'aurais jamais dû quoi ?

– T'entraîner ici. J'aurais mieux fait d'écouter ce moine, il nous avait pourtant prévenus que c'était dangereux.

– Je ne l'ai pas plus écouté que toi, à ce que je sache, et puis ce n'est pas le moment de discuter, souviens-toi de ce qu'il nous a dit, la moindre inattention est fatale, alors concentre-toi.

Nous abordions maintenant le plateau de Canglong. À cet endroit, quelques pins parasols parsemaient la montagne, ils disparurent alors que nous franchissions la passe de Jinsud.

– As-tu au moins une idée de ce que nous cherchons ? demandai-je à Keira.

– Pas la moindre mais je sais que je trouverai le moment venu.

Nos muscles étaient endoloris, je ne sentais plus mes jambes ; trois fois nous avions failli dévisser, trois fois nous avions retrouvé notre équilibre de justesse. Le soleil atteignait son zénith, au bout de la passe, deux voies s'offraient à nous. L'une menait vers le pic ouest, l'autre vers le nord. Des planches reposant sur des pitons fichés dans la paroi permettaient de poursuivre l'ascension. Comme nous l'avait dit le moine, rien d'autre que nos mains pour s'y accrocher.

– Le paysage est grandiose mais ne regarde pas en bas, supplia Keira.

– Je n'en avais pas l'intention.

À cet endroit de l'escalade, je sentis le danger plus présent que jamais. Le vent s'était levé, nous forçant à nous recroqueviller pour ne pas nous laisser entraîner dans le vide. Combien de temps devrions-nous rester ainsi ? Je n'en savais rien, mais si la météo devait se dégrader, nous n'aurions aucune chance de nous en sortir une fois la nuit tombée.

– Tu veux rebrousser chemin ? me demanda Keira.

– Non, pas maintenant, et puis je te connais, tu recommencerais demain et je ne referais pour rien au monde ce que nous venons de parcourir.

– Alors attendons que ça se calme.

Keira et moi étions blottis l'un contre l'autre. Une anfractuosité dans la roche nous offrait un abri précaire. Le vent soufflait en rafales ; au loin, nous pouvions voir les cimes des pins se courber chaque fois qu'une bourrasque venait frapper la montagne.

– Je suis sûre que cette saleté de vent va finir par se calmer, me dit Keira.

Je ne pouvais pas imaginer que nous finirions ici, qu'un quotidien, à Londres comme à Paris, relaterait en quelques lignes la mort de deux touristes imprudents partis en randonnée sur le mont Hua. J'entendais encore la voix de Walter quand il me disait à quel point j'étais maladroit et je ne lui en aurais pas voulu s'il avait réitéré cette critique à cet instant précis. Keira avait des crampes dans les jambes, et la douleur devenait insupportable.

– Je n'en peux plus, il faut que je me relève, dit-elle, et le temps que je réalise ce qui était en train de se passer, son pied glissa. Elle poussa un cri bref et dévissa vers l'abîme. J'ai bondi, je ne sais toujours pas aujourd'hui par quel miracle je n'ai pas perdu l'équilibre. Je l'ai saisie par le col de sa veste, et ai rattrapé son bras de justesse. Elle se balançait dans le vide ; le vent redoublait, nous giflant violemment. Je l'entends encore hurler.

– Adrian, ne me lâche pas !

J'avais beau tenter de la hisser de toutes mes forces, le vent l'entraînait. Elle s'accrochait à la paroi. Allongé sur le rebord, je tirai sur ses vêtements.

– Il faut que tu m'aides un peu, lui criai-je. Pousse avec tes pieds, bon sang !

La manœuvre était périlleuse. Pour avoir une chance de s'en sortir, il fallait qu'elle trouve le courage de lâcher une main et de s'accrocher à moi.

Si le dieu des mondes cachés existe, il avait entendu la prière de Keira. Le vent cessa.

Elle desserra les doigts de sa main droite, se balança dans le vide et réussit à s'agripper à moi. Cette fois, je pus la remonter sur la passerelle.

Il nous fallut une bonne heure pour retrouver un semblant de calme. La peur n'avait pas disparu, mais redescendre maintenant était aussi effrayant que de continuer à grimper. Keira se redressa lentement et m'aida à faire comme elle. En découvrant la falaise qui nous attendait, la peur revint, plus forte encore. Comment avais-je été assez stupide pour ne pas avoir dit oui à Keira tout à l'heure, quand elle m'avait proposé de faire demi-tour ? Fallait-il que je sois complètement inconscient pour nous avoir entraînés dans une aventure aussi folle ? Keira devait penser comme moi, elle leva la tête et évalua la distance qui nous séparait encore du sommet. Le temple qui devait se trouver en haut du pic était encore bien loin. Une échelle métallique grimpait à la verticale. Si les barreaux n'avaient été aussi glissants, si la vallée ne s'étendait pas à deux mille mètres sous nos pieds, ce n'aurait été qu'une simple échelle, composée tout de même de cinq cents barreaux. Notre salut se trouvait à cent cinquante mètres au-dessus de nos têtes. L'important était de garder son sang-froid. Keira me demanda si je pouvais maintenant lui réciter la liste des choses que j'aimais en elle.

– Ce serait vraiment le moment, me dit-elle. Je ne serais pas contre le fait de me changer les idées.

J'aurais voulu en être capable, la liste était assez longue pour la tenir en haleine jusqu'à ce que nous ayons rejoint ce maudit temple, mais regarder où mes mains s'accrochaient était la seule chose dont j'étais capable. Nous continuâmes d'escalader dans le plus grand silence.

Nous n'étions pas au bout de nos peines. Il nous restait une longue passerelle à franchir, elle ne devait guère faire plus d'un pied de large.

Il était presque 6 heures, le soir approchait et j'indiquai à Keira que si le monastère n'était pas en vue d'ici une demi-heure, nous devrions sérieusement commencer à chercher un abri pour la nuit. Ce que je venais de dire était absurde, nous longions une falaise et il n'y avait aucun abri, ni devant ni derrière.

Keira commençait à mieux apprivoiser son vertige. Ses gestes devenaient plus souples, elle gagnait en agilité. Peut-être réussissait-elle mieux que moi à faire taire sa peur.

Et puis enfin, derrière le versant que nous grimpions, apparut la longue crête qui s'étirait vers l'extrême pointe de la montagne. Un plateau surplombant la vallée d'où surgit, comme dans un rêve, un monastère au toit rouge.

Épuisée, Keira s'agenouilla sur la pente douce à l'ombre des grands pins. L'air était si pur qu'il nous brûlait la gorge.

Le temple était impressionnant. Sa base était taillée dans la roche, sa façade s'élevait sur deux étages et comptait six grandes fenêtres. Un escalier menait jusqu'à l'entrée. Au-devant d'une cour étroite était érigée une pagode dont l'avancée du toit versait aussi un peu d'ombre. Je repensai à la difficulté du chemin qui nous avait permis d'accéder jusque-là et me demandai par quel miracle, l'homme avait pu construire ici un tel édifice. Les bois qui ceinturaient les ouvertures avaient-ils été sculptés sur place avant d'être assemblés ?

– On y est arrivés, dit Keira les yeux pleins de larmes.

– Oui, nous y sommes arrivés.

– Regarde derrière-toi, me dit-elle.

Je me retournai et vit une sculpture en pierre, un étrange dragon coiffé d'une épaisse crinière.

– C'est un lion, dit-elle, un lion solitaire et, sous sa patte... ce globe !

Keira pleurait, je la pris dans mes bras.

– Mais de quoi parles-tu ?

Elle sortit une lettre de sa poche, la déplia et me lut : Le lion dort sur la pierre de la connaissance.

Nous nous sommes rapprochés de la statue. Keira s'était penchée pour mieux l'étudier. Elle examina la sphère sur laquelle le lion posait sa patte, comme un gardien fier.

– Tu vois quelque chose ?

– De fines rainures autour du globe, rien d'autre, mais je dois passer à côté de l'essentiel. La pierre est rongée par l'érosion.

Je regardai le soleil décliner à l'horizon, il était bien trop tard pour envisager de redescendre maintenant. Il nous faudrait passer la nuit ici. Le temple nous abriterait du froid ; mais il était ouvert au vent et je redoutais que nous gelions pendant la nuit. Laissant Keira penchée sur ce globe qui retenait toute son attention, je m'aventurai vers les pins qui se dressaient sur la crête. Je ramassai à leur pied toutes les branches mortes que je pouvais rapporter et quelques pommes qui exhalaient un parfum de résine. De retour dans la cour, je commençai à préparer un feu.

– Je suis trop fatiguée, me dit Keira en me rejoignant. Et puis j'ai froid, ajouta-t-elle en se frottant les mains devant les premières flammes. Et si tu me dis que tu as quelque à chose à manger, je t'épouse !

J'avais conservé précieusement des biscuits secs que le moine avait glissés dans ma poche avant que nous le quittions. J'attendis un peu avant de lui en offrir un.

Nous avions trouvé refuge dans une pièce mieux protégée du vent. Nous étions épuisés par notre périple et il ne nous fallut pas longtemps pour trouver le sommeil.

Le cri d'un aigle nous réveilla aux premières heures du jour. Nous étions frigorifiés. Mes poches étaient aussi vides que nos estomacs, la soif commençait à se faire sentir. La route serait aussi dangereuse au retour qu'à l'aller, même si cette fois la gravité jouerait en notre faveur. Keira aurait voulu soulever la patte du lion, lui confisquer ce globe pour pouvoir l'étudier à loisir. Mais le fauve, figé, le gardait comme un trésor.

Il ne restait plus grand-chose du feu de la veille, nous manquions de bois pour le raviver, pourtant l'accord des lieux était si parfait, que je me refusai de toucher à la moindre branche. Keira regarda les cendres. Elle se précipita et s'agenouilla pour écarter les braises encore incandescentes.

– Aide-moi à récupérer des morceaux de charbon de bois qui ne soient pas brûlants, il m'en faudrait deux ou trois.

Elle en attrapa un, gros comme un fusain, et retourna en courant vers le lion. Puis elle commença à noircir la pierre ronde que le lion défendait farouchement. Je la regardai, dubitatif. Le vandalisme n'était pas dans ses habitudes, c'était même plutôt le contraire ; quelle mouche l'avait piquée pour qu'elle aille maculer de la sorte cette pierre si ancienne ?

– Tu n'as jamais fait d'antisèches à l'école ? me dit-elle en me regardant.

Je n'allais quand même pas passer aux aveux le premier, ce serait un comble, compte tenu des circonstances de notre première rencontre.

– Dois-je comprendre par là que tu te confesses enfin ? demandai-je en reprenant mes airs de pion.

– Pas le moins du monde, je ne te parlais pas de moi.

– Je n'ai pas le souvenir d'avoir fraudé, non. Et quand bien même je l'aurais fait, si tu crois que je te le dirais, tu peux toujours rêver.

– Bon, un jour je t'échangerai cet aveu contre la fameuse liste des choses qui te plaisent en moi. Mais, pour l'instant, prends un morceau de charbon et viens m'aider à noircir cette pierre.

– À quoi joues-tu ?

Alors que Keira appliquait méticuleusement la suie sur la pierre, je vis soudain apparaître une série de traits. C'était comme ce jeu que nous faisions à l'école. Il fallait graver des lettres sur une feuille avec l'aiguille d'un compas, passer dessus la pointe d'un crayon gras pour voir se révéler les mots incrustés dans le papier.

– Regarde, me dit Keira, plus fébrile que jamais.

Sur ce fond noir, nous avons vu apparaître une série de chiffres entrecroisés de lignes et de points. Cette pierre si précieusement gardée par le lion était un genre de sphère armillaire, témoignant de l'incroyable savoir astronomique de ceux qui l'avaient réalisée, des siècles et des siècles avant notre ère.

– Qu'est-ce que c'est ? demanda Keira.

– Une sorte de mappemonde, mais, au lieu de représenter la Terre, il s'agit de la sphère céleste, en d'autres mots, la représentation des deux ciels au-dessus de nos têtes, celui visible depuis l'hémisphère Nord et celui qui est visible depuis l'hémisphère Sud.

La découverte que venait de faire Keira était magnifique, il fallait que je lui en explique chaque détail.

– Autour de cette ligne médiane que tu vois, ce grand cercle est l'intersection du plan équatorial avec la sphère, on l'appelle l'équateur céleste, il partage la sphère en deux parties : nord et sud. On peut projeter n'importe quel point de la Terre sur la sphère céleste ; tous les astres peuvent y être représentés, y compris le Soleil.

Je lui montrai ici les deux cercles polaires, les tropiques, l'écliptique, le chemin parcouru par le Soleil, jalonné par les constellations zodiacales ; là, les colures des solstices et des équinoxes.

– Quand le Soleil croise le plan équatorial, c'est-à-dire au moment des équinoxes, la durée du jour est égale à la durée de la nuit. L'autre cercle que tu vois là est la projection de la trajectoire du Soleil sur la sphère. Ici, c'est Ursae minoris, l'étoile alpha, plus connue sous le nom d'étoile Polaire, elle est tellement proche du pôle nord céleste qu'elle semble immobile dans le ciel. Cet autre grand cercle est un méridien céleste.

Cette représentation était si complète que je lui avouai n'avoir jamais rien vu de tel de ma vie. Les premières sphères armillaires avaient été mises au point par les Grecs dès le troisième siècle avant Jésus-Christ, mais les incrustations gravées sur cette pierre étaient bien plus anciennes.

Keira avait retourné la lettre qu'elle conservait dans sa poche et en utilisa le verso pour reproduire les inscriptions figurant sur la sphère. Elle avait un sacré coup de crayon.

– Qu'est-ce que tu fais ? me dit-elle en relevant la tête de son dessin.

Je lui montrai un petit appareil photo que j'avais dissimulé dans ma poche depuis notre arrivée en Chine, je ne sais pas pourquoi je n'avais pas osé lui avouer plus tôt que je rêvais d'immortaliser certains moments de notre voyage.

– C'est quoi ? demanda-t-elle alors qu'elle le savait très bien.

– Une idée de ma mère... un appareil photo jetable.

– Qu'est-ce que ta mère vient faire là-dedans ? Tu l'as depuis longtemps ?

– Je l'ai acheté à Londres avant de partir. Considère cela comme un accessoire de camouflage. A-t-on jamais vu des touristes sans appareil photo ?

– Et tu t'en es déjà servi ?

Je mens terriblement mal, autant passer tout de suite aux aveux.

– Je t'ai photographiée deux ou trois fois, pendant que tu dormais, et puis lorsque tu as été malade sur le bord de l'autoroute, et chaque fois que tu ne me prêtais pas attention. Ne fais pas cette tête-là, je voulais juste rapporter quelques souvenirs.

– Il reste combien de photos dans cet appareil ?

– En fait, c'est le deuxième de son genre, j'en ai déjà terminé un, sur celui-là, la pellicule est vierge.

– Tu en as acheté combien de tes trucs jetables ?

– Quatre... cinq, peut-être.

J'étais assez embarrassé et je souhaitais mettre un terme au plus vite à cette discussion. Je m'approchai du lion et commençai à photographier la pierre ronde, multipliant des gros plans de chaque détail.

Nous avions réuni assez de matière pour pouvoir reconstituer l'ensemble des informations gravées sur la pierre. J'avais mesuré ses dimensions à l'aide de la ceinture de mon pantalon, afin d'avoir un rapport d'échelle lorsque nous serions rentrés. En assemblant les prises de vue que je venais de faire et les dessins de Keira, à défaut de l'original, nous aurions à notre disposition une copie fidèle. Le moment de quitter la montagne sacrée était venu. En regardant la position du Soleil, j'estimai qu'il devait être environ 10 heures du matin, si la descente se faisait sans encombre, nous aurions regagné le monastère avant la fin de la journée.

*

* *

Nous sommes arrivés fourbus. Les disciples nous avaient préparé tout ce dont nous avions besoin. De l'eau chaude pour nous laver, un repas à base de bouillon pour nous réhydrater et du riz en quantité pour reprendre des forces. Le moine ne vint pas ce soir-là. Les disciples nous expliquèrent qu'il méditait, on ne pouvait pas le déranger.

Nous l'avons retrouvé le matin suivant. Hormis quelques écorchures, des ampoules aux mains et aux pieds, notre forme était plus qu'honorable.

– Êtes-vous satisfaits de votre périple sur la pyramide blanche ? demanda le moine en s'approchant de nous. Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

Keira m'interrogea du regard, fallait-il mettre cet homme dans la confidence ? La veille de notre départ, il m'avait témoigné de l'intérêt qu'il portait à l'astronomie. Comment le tenir à l'écart de cette fascinante découverte ? Peut-être pourrait-il nous éclairer davantage. Je lui dis que nous avions trouvé quelque chose de plus incroyable encore que ce que nous avions imaginé. J'avais piqué sa curiosité, mais, pour lui expliquer de quoi il s'agissait, j'avais besoin de faire développer mes photos, ce qu'elles lui révéleraient serait bien plus parlant que toutes mes explications.

– Vous m'intriguez, nous dit-il. Mais je patienterai et attendrai que vous ayez fait tirer ces photographies que vous voulez me montrer. Mes disciples vous conduiront à votre voiture. Repartez vers l'est, à soixante-dix kilomètres, vous arriverez à Lingbao ; c'est l'une de ces villes modernes qui ont poussé comme des mauvaises herbes ces dernières années, vous trouverez là-bas tout ce dont vous avez besoin.

La carriole nous ramena au 4 × 4. Deux heures après avoir quitté le moine, nous arrivions dans le centre-ville de Lingbao. Sur la grande avenue commerçante, les magasins d'électronique destinés autant aux Chinois qu'aux touristes se succédaient. Nous choisîmes l'un d'entre eux au hasard. Je confiai l'appareil photo jetable à l'employé du rayon qui nous intéressait et, un quart d'heure plus tard, ce dernier nous remettait contre cent yuans, un jeu des vingt-quatre photos prises sur le mont Hua, ainsi qu'une petite carte électronique sur laquelle elles avaient été digitalisées.

– Tu aurais pu en profiter pour faire développer celles que tu as prises pendant que je dormais ou que je vomissais sur le bord de la route... pour ton album.

– Figure-toi que je n'y ai pas pensé, lui répondis-je d'un ton aussi ironique.

Une drôle de machine attira mon attention. L'appareil était composé d'un écran, d'un clavier et pourvu de fentes de différentes tailles où l'on pouvait insérer le genre de carte que l'employé m'avait remise. En introduisant quelques pièces de monnaie, on pouvait envoyer ses photographies par Internet n'importe où dans le monde. Décidément, l'Asie regorge d'ingéniosité dans le domaine technologique.

J'invitai Keira à me suivre et, en quelques minutes, j'envoyai un courriel à mes deux amis, Erwan à Atacama et Martyn en Angleterre. Je demandai à chacun d'eux d'étudier ces images avec la plus grande attention et de bien vouloir me dire ce qu'elles leur inspiraient ainsi que leurs éventuelles conclusions. Keira n'avait pas de photos à envoyer à Jeanne, elle se contenta d'un petit mot, où elle prétendit se trouver dans la vallée de l'Omo, lui assurant que tout allait bien et qu'elle lui manquait.

Nous avons profité de ce passage en ville pour acheter quelques produits de première nécessité. Keira voulait absolument du shampoing ; nous avons passé près d'une heure à chercher la marque qui lui conviendrait, je lui fis remarquer qu'une heure, c'était peut-être un peu long juste pour du shampoing. Si elle ne m'avait pas tiré par le bras, rétorqua-t-elle, nous serions encore dans le magasin d'électronique !

Nous avions eu notre compte de riz, de bouillon et de galettes, et ni Keira ni moi n'avons pu résister devant la vitrine d'un fast-food où l'on servait de vrais hamburgers, avec frites et fromage fondant. Cinq cents calories l'unité, me dit-elle, en ajoutant aussitôt que c'étaient cinq cents calories de pur plaisir.

Après le déjeuner, nous sommes directement repartis au monastère. Cette fois notre moine n'était pas en séance de méditation et il semblait même guetter notre retour avec impatience.

– Alors ces photos ?, nous dit-il.

Je lui montrai les clichés et lui expliquai comment nous avions procédé pour faire apparaître la sphère céleste incrustée dans la pierre.

– C'est en effet une impressionnante découverte que vous venez de faire. Avez-vous pensé à remettre la pierre dans son état d'origine ?

– Oui, dit Keira, nous l'avons nettoyée avec des feuilles aussi trempées que nous par la rosée du matin.

– Sage décision. Comment êtes-vous arrivés jusqu'à ce lion ? demanda le moine.

– C'est une longue histoire, une histoire aussi longue que ce voyage.

– Quelle en sera la prochaine étape ?

– Là où se situe le morceau jumeau de celui-ci, dit Keira en montrant son pendentif au moine. Et nous pensons que la sphère céleste découverte sur le mont Hua devrait nous aider à le localiser. De quelle manière ? Nous l'ignorons encore, mais, avec un peu de temps, nous finirons peut-être par y voir plus clair.

– Quelle est la véritable fonction de ce très bel objet ? interrogea le moine en étudiant de près le pendentif de Keira.

– C'est un fragment d'une carte du ciel qui fut établie il y a bien plus longtemps que la sphère céleste que nous avons trouvée sous la patte du lion.

Le moine nous fixa tous les deux, droit dans les yeux.

– Suivez-moi, nous dit-il en nous entraînant à l'écart du monastère.

Il nous conduisit jusqu'au saule au pied duquel nous avions déjà discuté ensemble et nous demanda de nous asseoir. Acceptions-nous en échange de son hospitalité de lui raconter cette longue histoire qui le passionnait ? Nous nous sentions ses obligés, et avons accédé à sa demande de bonne grâce.

– Si je comprends bien, conclut-il, l'objet que vous portez autour du cou serait une carte du ciel tel qu'il apparaissait il y a quatre cents millions d'années ; ce qui, vous en conviendrez, paraît impossible. Vous me dites qu'il existerait d'autres fragments de cette carte aujourd'hui incomplète et qu'en les réunissant vous en prouveriez l'authenticité ?

– C'est exactement cela.

– Êtes-vous certains que c'est la seule chose que cela prouverait ? Avez-vous réfléchi aux implications de votre découverte, à toutes les vérités établies en ce monde qui seraient aussitôt remises en cause ?

J'avouai que nous n'avions pas eu beaucoup de temps pour en faire l'inventaire, mais si la réunification des fragments devait nous permettre d'en apprendre plus sur l'origine de l'humanité et, qui sait, peut-être même sur la naissance de l'Univers, alors cette découverte serait inestimable.

– En êtes-vous si sûrs ? nous demanda le moine.Vous êtes-vous demandé pourquoi la nature avait choisi d'effacer de nos mémoires tous les souvenirs de la première enfance ? Pourquoi nous ignorions tout de nos premiers instants sur Terre ?

Keira et moi étions bien incapables de répondre à la question que le moine nous avait posée.

– Avez-vous la moindre idée des difficultés qu'une âme doit braver pour s'unir à un corps et donner naissance à la vie sous la forme que nous lui connaissons ? Vous qui êtes astronome, j'imagine combien vous êtes passionné par la création de l'Univers, par ces premiers instants, ce fameux Big Bang, cette explosion phénoménale d'énergie qui donna naissance à la matière. Croyez-vous que les premiers instants d'une vie soient si différents ? Ne serait-ce pas juste une question d'échelle ? L'Univers infiniment grand, et nous, infiniment petits. Et si ces deux naissances étaient quelque part similaires ? Pourquoi l'homme va-t-il toujours chercher si loin ce qui est si près de lui ?

Peut-être la nature a-t-elle choisi d'effacer le souvenir de nos premiers instants et de nous protéger en nous interdisant de nous remémorer les souffrances endurées pour prendre possession de la vie. Et, qui sait, afin que jamais nous ne puissions trahir le secret de ces premiers instants ? Je me demande souvent ce qu'il adviendrait de l'humanité si nous comprenions véritablement ce processus ? L'homme se prendrait-il alors pour un dieu ? Qu'est-ce qui le retiendrait de tout détruire s'il savait créer la vie à loisir ? Quel respect accorderions-nous à la vie, si nous percions le mystère de sa création ?

Il ne m'appartient pas de vous dire d'arrêter ce voyage, pas plus que de juger votre démarche. Notre rencontre n'était peut-être pas fortuite. Cet Univers qui vous inspire tant possède des qualités insoupçonnables et nous sommes loin d'avoir la plus petite idée de ce qu'est vraiment le hasard. Je vous demande seulement de réfléchir tout au long de votre chemin, à ce que vous entreprenez réellement. Si ce voyage vous a déjà permis de vous rencontrer, alors peut-être était-ce là son premier dessein, peut-être que la sagesse serait de vous en tenir là.

Le moine nous rendit les photographies. Il se leva, nous salua et repartit vers le monastère.

Le lendemain, nous sommes retournés à Lingbao. Nous avions repéré un cybercafé, où nous avons pu nous connecter à Internet et lire nos courriers respectifs. Keira reçut des nouvelles de sa sœur, et moi de mes amis astrophysiciens qui tous deux me demandaient de les appeler au plus vite.

Je joignis Erwan en premier.

– Je ne sais pas sur quel coup tu es cette fois, me dit-il, mais tu commences vraiment à m'intriguer. Je ne sais pas non plus pourquoi je passe tant d'heures à bosser pour toi alors que tu ne me dis rien, mais j'imagine que c'est parce que je suis ton ami. Cela étant, je t'attends ici de pied ferme avec des explications, et tu me paieras aussi un bon repas pour la deuxième nuit blanche consécutive que tu m'imposes.

– Qu'as-tu découvert, Erwan ?

– Ta sphère céleste est réglée sur un axe précis. J'ai fait une triangulation, croisé les coordonnées équatoriales, l'équateur et le méridien de ta sphère armillaire pour déterminer l'ascension droite et la déclinaison. J'ai passé plusieurs heures à chercher quelle étoile était pointée, mais je n'ai rien trouvé, mon vieux. J'ai vu que tu avais aussi demandé à ton ami Martyn de se pencher sur la question, vois avec lui s'il a découvert quelque chose, en ce qui me concerne, je sèche.

Après avoir raccroché avec Erwan, j'appelai Martyn. Il se réveillait à peine et je m'excusai de le déranger au saut du lit.

– C'est une sacrée charade que tu m'as envoyée, mon vieux. Si tu croyais m'avoir comme ça, j'ai déjoué ton piège.

Je le laissais parler, sentant mon cœur battre plus fort à chaque instant.

– Bien sûr, reprit Martyn, n'ayant pas les coordonnées horaires pour mesurer les angles, je me suis demandé à quel jeu tu jouais. C'est un sublime modèle de sphère armillaire. La plus complète que j'aie jamais vue et, surtout, elle est exacte. Incroyablement précise d'ailleurs. Bon, venons-en au fait. Je me suis demandé quelle étoile elle pointait, jusqu'à ce que je comprenne ce dont il s'agissait. Ce n'est pas dans le ciel que cette sphère nous indique un point, mais au contraire depuis le ciel qu'elle désigne un point sur la Terre. Seul hic, j'ai entré les coordonnées horaires actuelles, et d'après mes calculs ce point se trouve au milieu de nulle part, en pleine mer d'Andaman, au sud de la Birmanie.

– Aurais-tu les moyens de refaire tes calculs en modifiant les coordonnées horaires de façon qu'elles aient environ trois mille cinq cents ans ?

– Pourquoi cette date en particulier ? demanda Martyn.

– Parce que c'est l'âge de la pierre sur laquelle j'ai trouvé ces coordonnées.

– Il faut que je recalcule beaucoup de paramètres, je vais essayer de libérer un ordinateur, mais je ne te promets rien, donne-moi jusqu'à demain.

Je remerciai mon ami pour tout le mal qu'il se donnait et rappelai aussitôt Erwan afin de le tenir au courant et de le soumettre au même exercice que celui que j'avais imposé à Martyn. Erwan râla un peu, mais il était dans sa nature de râler toujours un peu, et il me promit, lui aussi, de me donner de ses nouvelles le lendemain.

J'informai Keira des progrès accomplis en si peu de temps. Je me souviens combien nous étions heureux, combien nous étions enthousiastes, tous deux enivrés par la promesse qui nous attendait. Nous n'avions rien écouté des mises en garde prodiguées par le moine. Seule la science comptait, et le besoin de nourrir notre appétit de découverte était plus fort que tout.

– Je n'ai pas envie de retourner dans notre Bed and Breakfast monacal, me dit Keira. Ce n'est pas que notre hôte soit désagréable, bien au contraire, mais ses leçons de morale finissent par être un peu pénibles. Puisque nous devons attendre demain, si nous jouions vraiment aux touristes toi et moi ? La Rivière Jaune est près d'ici, allons la voir, tu pourras faire tes photos, même quand je te prête attention, car si tu nous trouves un petit coin tranquille pour se baigner, je compte te prêter beaucoup plus d'attention que tu ne le soupçonnes.

Cet après-midi-là, nous nous sommes baignés nus dans la rivière. Keira était heureuse et moi tout autant qu'elle. J'avais oublié le plateau d'Atacama, Londres et la douceur de mon quartier quand la pluie ruisselle sur les toits de Primrose Hill, j'avais oublié Hydra, ma mère, tante Elena, Kalibanos et ses ânes à deux vitesses. J'avais oublié que j'avais probablement perdu toute chance d'enseigner l'an prochain à l'Académie, mais tout cela m'était bien égal. Keira était dans mes bras, nous faisions l'amour dans les eaux claires de la Rivière Jaune et rien d'autre ne comptait.

*

* *

Nous ne sommes pas rentrés au monastère ; nous avions décidé de trouver une chambre d'hôtel à Lingbao. Keira rêvait d'un bon bain et moi d'un bon dîner.

Une soirée en amoureux à Lingbao ; de l'écrire me fait encore sourire. Nous marchions dans les rues de cette ville improbable. Keira s'était piquée au jeu des photos. Au bord de la rivière, nous avions presque fini la pellicule d'un appareil, Keira en avait acheté un autre pour nous photographier cette fois dans les rues de la ville. Elle préférait que nous ne les fassions pas développer ici, cela gâcherait tout le plaisir de revisiter ces instants quand nous serions rentrés à Londres, m'avait-elle dit.

À la terrasse d'un restaurant, Keira me demanda si j'allais enfin lui réciter la liste de ce que j'aimais chez elle. Je lui demandai à mon tour si elle était disposée à me dire si oui ou non elle trichait dans cette salle d'examen où nous nous étions rencontrés la première fois. Elle refusa, et je lui répondis que, dans ce cas, la fameuse liste resterait encore secrète.

Le confort du lit de cette chambre d'hôtel nous fit oublier la rudesse des nattes au monastère. Mais nous n'avons pas beaucoup dormi cette nuit-là.

Douze heures nous séparaient du Chili. Il était 10 heures du matin à Lingbao, 10 heures du soir à Atacama. J'appelai Erwan.

Il y avait encore un problème sur un télescope, et je compris que je le dérangeai au milieu d'une intervention de maintenance. Il prit quand même mon appel et m'expliqua que, pendant que je me la coulais douce en Chine, il se trouvait allongé sur une passerelle métallique, en train de se battre avec un écrou qui lui résistait. Je l'entendis pousser un cri et prononcer une bordée d'injures. Il venait de s'entailler le doigt, il était furieux.

– J'ai fait tes calculs, me dit-il, je ne sais pas pourquoi je m'emmerde à ce point, je te préviens, c'est la dernière fois ! Tes coordonnées se trouvent toujours en mer d'Andaman, mais avec les corrections que j'ai effectuées, cette fois, tu seras sur la terre ferme. Tu as de quoi noter ?

Je pris un stylo et une feuille de papier et vérifiai, fébrile, que la plume fonctionnait.

– 13° 26' 50''de latitude Nord, 94° 15' 52''de longitude Est. J'ai vérifié pour toi, c'est l'île de Narcondam, quatre kilomètres sur trois et pas âme qui vive. Quant à la position exacte des coordonnées, elles t'amèneront dans le cul d'un volcan ; je t'ai gardé la bonne nouvelle pour la fin, il est éteint ! Maintenant, j'ai du boulot et je te laisse à ton riz et à tes baguettes.

Erwan raccrocha, avant même que je puisse le remercier. Je consultai l'heure à ma montre, Martyn travaillait toujours de nuit, mon impatience était telle que je me risquai à le réveiller.

Il me communiqua les mêmes coordonnées.

Keira m'attendait dans la voiture. Je lui ai tout raconté de mes conversations téléphoniques. Et quand elle m'a demandé où nous allions, je me suis amusé à entrer dans l'appareil de navigation du tableau de bord, les chiffres qu'Erwan et Martyn m'avaient communiqués : 13° 26' 50'' N, 94° 15' 52'' E, avant de lui révéler que notre prochaine escale se trouvait au sud de la Birmanie, sur une île baptisée le Puits de l'enfer.

L'île de Narcondam se situait à dix heures de navigation depuis la pointe sud de la Birmanie. Nous avions étudié sur une carte les différents moyens de nous y rendre, mais tous les chemins ne mènent pas à Rangoon. Nous sommes entrés dans une agence de voyages pour demander conseil à l'employé qui parlait un anglais relativement correct.

En deux heures de route, nous pouvions atteindre Xi'an, prendre l'avion du soir pour Hanoi et attendre le surlendemain le vol régulier qui reliait Rangoon deux fois par semaine. Une fois arrivés dans le sud de la Birmanie, il nous faudrait trouver un bateau. Dans le meilleur des cas, nous mettrions trois à quatre jours pour arriver sur l'île.

– Il doit bien y avoir un moyen plus simple et plus rapide. Si nous retournions jusqu'à Pékin ?

L'agent de voyages ne perdait pas un mot de notre conversation. Il se pencha sur son comptoir et nous demanda si nous avions des devises étrangères. J'avais appris depuis longtemps à toujours voyager avec des dollars en poche. Nombreux sont les pays du monde où quelques billets verts à l'effigie de Benjamin Franklin règlent bien des problèmes. L'employé nous parla de l'un de ses amis, un ancien pilote de chasse de l'armée de l'air chinoise qui avait racheté à son ancien employeur un vieux Lisunov.

Il offrait ses services aux touristes en mal de sensations. Les baptêmes de l'air qu'il proposait sur cette version russe du DC3 servaient en réalité de couverture à un trafic de marchandises en tout genre.

En Asie du Sud, nombreuses étaient les compagnies clandestines qui employaient d'anciens pilotes en retraite de l'armée, à qui leurs pensions paraissaient un peu maigres. Drogue, alcool, armes, devises transitaient au nez et à la barbe des autorités douanières, entre la Thaïlande, la Chine, la Malaisie et la Birmanie. Les appareils qui assuraient ces vols ne répondaient à aucune norme en vigueur, mais qui s'en serait soucié ? L'agent de voyages nous assura qu'il pouvait nous arranger le coup. Bien mieux que de se poser à Rangoon d'où nous devrions encore prendre la mer pour dix bonnes heures de bateau à l'aller comme au retour, son ami pilote pouvait nous faire atterrir à Port Blair, capitale des îles Andaman et Nicobar. Depuis Port Blair, l'îlot où nous voulions nous rendre ne serait plus qu'à soixante-dix milles marins. Un client entra dans l'agence, nous laissant quelques minutes de réflexion.

– On a failli y rester dans la montagne, tu veux qu'on tente notre chance dans un vieux zinc pourri ? demandai-je à Keira.

– On peut aussi être optimistes et voir le bon côté des choses ; si on ne s'est pas rompu le cou, alors que nous étions suspendus comme deux andouilles à deux mille cinq cents mètres au-dessus du vide, qu'est-ce qu'on risque à bord d'un avion, aussi déglingué soit-il ?

Le point de vue de Keira dénotait en effet un certain optimisme, mais il n'était pas totalement dénué de sens. Voyager de cette façon n'était pas sans danger – nous n'avions aucune idée de la nature de la cargaison qui voyagerait avec nous, ni même des risques que nous encourrions si notre appareil se faisait intercepter par les gardes-côtes indiens – mais dans l'hypothèse où tout se déroulerait bien, nous accosterions dès le lendemain soir sur l'île de Narcondam.

Le client était ressorti de l'agence, nous étions à nouveau seuls avec notre homme. Je lui remis deux cents dollars à titre d'arrhes ; il regardait sans cesse ma montre, j'en déduisis donc qu'elle paierait sa commission ; je l'enlevai de mon poignet, il la mit aussitôt au sien, il était fou de joie. Je promis de donner à son ami pilote tout ce que j'avais en poche, s'il nous menait à bon port. La moitié payable à l'aller, l'autre au retour.

L'affaire était conclue. Il ferma la porte de son agence et nous fit sortir avec lui par l'arrière-boutique. Une motocyclette était garée dans la cour, il grimpa dessus, installa Keira au milieu, il me restait un petit bout de selle et le porte-bagages pour appuyer mes mains. La motocyclette pétarada dans la courette et nous quittâmes la ville pour nous retrouver un quart d'heure plus tard, filant à toute berzingue sur une route de campagne. Le petit terrain d'aviation, d'où nous devions décoller, n'était qu'une piste en terre tracée au milieu d'un champ avec son vieux hangar rouillé où dormaient deux coucous. Le plus gros serait le nôtre.

Le pilote avait la tête d'un flibustier. Je l'aurais bien vu jouer un rôle dans La Canonnière du Yang-Tsé. Le visage buriné, une grande balafre sur la joue, il avait vraiment l'air d'un pirate des mers du Sud. Notre agent de voyages d'un genre un peu particulier s'entretint avec lui. L'homme l'écouta sans broncher, il vint à ma rencontre et tendit la main pour que je lui règle son dû. Satisfait, il me montra une dizaine de caisses au fond du hangar et me fit comprendre que, si je voulais que nous décollions, j'avais tout intérêt à lui donner un coup de main. Chaque fois que je lui passais un colis et que je voyais disparaître la cargaison à l'arrière de la carlingue, j'essayai de ne pas penser au genre de marchandises qui voyageraient avec nous.

Keira s'était installée à la place du copilote et moi sur le fauteuil du navigateur. Plutôt affable, notre pilote flibustier se pencha vers Keira et lui dit, dans un anglais rudimentaire, que l'appareil sur lequel nous volions datait de l'après-guerre. Ni Keira ni moi n'eûmes le culot de lui demander de quelle guerre il parlait.

Il nous demanda de boucler nos ceintures ; je m'excusai de ne pas respecter cette consigne de sécurité, celle qui devait équiper mon fauteuil avait disparu. Le tableau de bord s'illumina, ou plutôt quelques cadrans, tandis que sur d'autres les aiguilles restaient inertes. Le pilote tira deux manettes, repoussa une série de boutons – il avait l'air de connaître son affaire – et les deux moteurs Pratt & Whitney – la marque était inscrite sur les capots – crachèrent une épaisse fumée. Une gerbe de flammes jaillit et les hélices se mirent à tournoyer. La queue de l'appareil pivota ; glissant comme si nous étions sur de la glace, l'avion s'aligna sur la piste. Le bruit dans le cockpit devint assourdissant, tout tremblait. Je regardai par un hublot notre agent de voyages qui nous faisait de grands signes, je n'ai jamais haï quelqu'un autant que ce type. Secoués comme des pruniers, nous prîmes de la vitesse. La fin de la piste se rapprochait de manière assez inquiétante. Je sentis soudain la queue de l'avion se soulever, enfin nous nous élevions dans les airs. Je suis certain que nous avons taillé de quelques centimètres la cime des arbres que nous laissions derrière nous, mais, de minute en minute, nous prenions de l'altitude.

Le pilote nous expliqua que nous ne volerions pas très haut, de façon à ne pas entrer dans le rayon de couverture des radars. Il avait dit cela en souriant, j'en conclus qu'il ne fallait pas s'inquiéter plus que cela.

Pendant la première heure de vol, nous survolâmes une plaine ; le pilote grimpa un peu alors que se dessinait un léger relief devant nous, deux heures plus tard, nous nous trouvions au nord-est du Yunnan. Il changea de cap et vira plus au sud. La route serait plus longue, mais le mieux pour sortir de Chine était de longer la frontière du Laos, la surveillance aérienne y étant quasi inexistante. Je ne peux pas dire que, jusque-là, le vol fut vraiment confortable, mais ce n'était rien en comparaison de ce qui arriva quand nous entrâmes dans une zone de turbulences alors que nous survolions le Mékong. À l'approche du fleuve, le pilote fit piquer l'appareil du nez pour voler à fleur d'eau. Keira trouvait cela magnifique. Peut-être le paysage l'était-il, je n'en savais rien, mes yeux étaient rivés sur l'altimètre. Je me demande bien pourquoi, puisque chaque fois que notre pilote tapotait dessus, l'aiguille gigotait et retombait aussitôt. Nous survolerions le Laos pendant quinze minutes avant d'entrer en territoire birman. Deux autres cadrans retinrent toute mon attention, les jauges de carburant. D'après ce que je voyais, les réservoirs n'étaient plus qu'au quart. Je demandai à notre pilote dans combien de temps il pensait arriver. Il dressa fièrement deux doigts et replia à moitié le troisième. Compte tenu du carburant consommé depuis notre départ, s'il nous restait vraiment deux heures et demie de vol, nous allions logiquement tomber en panne sèche avant d'avoir atteint notre destination. Je partageai mes déductions arithmétiques avec Keira qui se contenta de hausser les épaules. Je ne voyais que des montagnes et aucun endroit où nous aurions pu nous poser pour un éventuel ravitaillement. J'avais oublié que l'agent de voyages avait précisé que son ami était un ancien pilote de chasse. Alors que nous passions entre deux cols, l'avion s'inclina avant d'effectuer un décrochage sur l'aile qui nous souleva l'estomac. Les moteurs criaient, la carlingue tremblait à tout-va, l'avion reprit une assiette presque normale et nous vîmes apparaître devant le cockpit un semblant de route le long d'une rizière. Keira ferma les yeux ; l'avion toucha le sol comme une fleur et s'immobilisa. Le pilote coupa le contact, défit sa ceinture et me demanda de le suivre. Il m'entraîna à l'arrière de la carlingue, desserra les sangles qui retenaient deux grands fûts et me fit comprendre que je devais maintenant l'aider à les faire rouler jusque sous les ailes. Rien à redire, le service à bord regorgeait d'inventivité ! Je poussai mon fût vers l'aile droite quand j'aperçus une traînée de poussière s'élever au bout de la route. Deux jeeps roulaient vers nous. Arrivés à notre hauteur, quatre hommes en descendirent. Ils échangèrent quelques mots avec notre pilote ainsi qu'une liasse de billets dont je n'eus pas le temps d'identifier la devise et déchargèrent en quelques minutes les caisses que nous avions mis beaucoup plus de temps que cela à embarquer. Ils repartirent comme ils étaient venus, sans nous saluer, ni nous avoir aidés à refaire le plein.

L'opération de remplissage des réservoirs se fit à l'aide d'une petite pompe électrique et prit une bonne demi-heure. Keira en profita pour se dégourdir les jambes. On remonta les fûts vides à l'arrière de l'avion, nous en aurions besoin au retour, et chacun reprit sa place à bord. Même nuage de fumée noirâtre, mêmes crachements de flammes, les hélices tournèrent à nouveau, et l'avion s'éleva dans les airs, passant de justesse entre les deux cols où nous avions piqué du nez un peu plus tôt.

Le survol de la Birmanie se fit sans encombre, à une altitude plus basse encore pour éviter de nous faire repérer. Le pilote nous indiqua que nous devrions atteindre la côte d'ici peu, et nous découvrîmes bientôt l'immensité bleue de la mer d'Andaman. L'avion prit un cap plus au sud. Nous volions au ras des vagues. Les gardes-côtes indiens étaient bien plus vigilants que leurs voisins birmans. Keira me montra un point à l'horizon. Le pilote regarda le GPS portable accroché par une sangle au tableau de bord, un modèle plus robuste et plus précis que ceux que l'on pouvait acheter pour équiper une automobile.

– Terre, cria le pilote dans l'habitacle.

Nous changeâmes à nouveau de cap pour contourner la côte est de l'île, et après avoir effectué un premier passage en rase-mottes, l'avion se posa docilement au milieu d'un champ.

Port Blair était à dix minutes de marche à travers la campagne. Le pilote récupéra ses affaires et nous accompagna. Il connaissait une petite auberge qui louait des chambres. Nous avions le reste de la journée pour faire notre excursion en mer, le vol retour était fixé au lendemain matin. Le pilote voulait impérativement repasser la frontière chinoise à midi. Quand les radaristes déjeunaient, ils ne surveillaient pas leurs écrans de contrôle.

*

* *


Port Blair

Nous nous remettions du voyage, attablés à la terrasse d'un glacier où nous avions convié notre pilote.

Au début du dix-neuvième siècle, Port Blair devint le point d'ancrage des navires de guerre de la Royale qui convoyaient ses soldats vers le front de la première guerre anglo-birmane. Les équipages des bateaux qui accostèrent furent régulièrement attaqués par les natifs de l'île qui se rebellaient contre l'envahisseur. Lorsque l'empire colonial anglais commença à se déliter, les rébellions indiennes fournirent au gouvernement de Sa Majesté plus de prisonniers que ses geôles ne pouvaient en accueillir. Un pénitencier fut construit au-dessus du port où nous nous trouvions. Combien de brimades infligèrent mes concitoyens aux habitants de cette île, et combien de sévices firent-ils subir à ceux qu'ils détenaient ? Tortures, traitements cruels et pendaisons étaient le lot quotidien des prisonniers du pénitencier ; prisonniers, dont la plupart étaient retenus pour de seuls motifs politiques. L'indépendance de l'Inde mit un terme à ces abominations. Au beau milieu de la mer d'Andaman, Port Blair est devenu un lieu de villégiature pour les touristes indiens. Devant nous, deux enfants se régalaient d'un cornet de glace tandis que leurs mamans chinaient dans les magasins à la recherche d'un chapeau ou d'une serviette de plage. En jetant un coup d'œil à ce pénitencier, dont les murs s'élèvent toujours au-dessus du port, je me demandais qui se souvenait encore de ceux qui étaient morts ici au nom de la liberté.

À la fin du repas, notre pilote nous aida à trouver une embarcation qui nous mènerait jusqu'à Narcondam. Un loueur de bateaux accepta de nous confier l'une de ses vedettes rapides. Coup de chance, il acceptait aussi les cartes de crédit. Keira me fit remarquer qu'à ce train-là ce voyage finirait par me ruiner et elle avait raison.

Avant de prendre le large, je demandai à notre pilote s'il acceptait de me confier son appareil de navigation, je prétextais ne pas connaître la région et craindre que le compas de bord ne me suffise pas. L'idée de me prêter son GPS ne l'enchantait pas, il m'expliqua que, si je le perdais, nous ne pourrions pas regagner la Chine. Je promis d'y faire très attention.

La météo était idéale et la mer d'huile ; avec les deux moteurs de trois cents chevaux qui équipaient notre hors-bord, nous accosterions sur l'île du Puits de l'enfer dans deux heures tout au plus.

Keira s'était assise à la proue du bateau. Une jambe de chaque côté du bastingage, elle profitait du soleil et de la douceur du vent. À quelques miles des côtes, la mer se forma et la força à me rejoindre dans le poste de pilotage. Le bateau filait, sautant sur la crête des vagues. Il était 18 heures au soleil quand nous vîmes apparaître les côtes de Narcondam. Je contournai le minuscule îlot et repérai une plage au fond d'une crique où je pus échouer le hors-bord sur le sable.

Au pied du volcan, Keira ouvrit la marche. Il nous fallait encore grimper sept cents mètres à travers des buissons avant d'en atteindre le sommet. Ce n'était pas une mince affaire. J'allumai le GPS et entrai les coordonnées qu'Erwan et Martyn m'avaient fournies.

*

* *


Londres

13° 26' 50'' N, 94° 15' 52'' E.

Sir Ashton replia la feuille de papier que lui avait remis son assistant.

– Qu'est-ce que cela veut dire ?

– Je ne sais pas, monsieur, et je dois vous avouer que c'est à n'y rien comprendre. Leur véhicule est garé dans une rue de Lingbao, au nord de la Chine et il n'en a pas bougé depuis hier matin. Ils ont simplement entré ces coordonnées dans le GPS de bord, mais je doute fort qu'ils rejoignent cette destination par la route.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que cela les conduirait sur une petite île située au milieu de la mer d'Andaman ; même avec un 4 × 4, il n'est pas facile d'y accéder en voiture.

– Qu'est-ce qu'elle a de particulier cette île ?

– Justement rien, monsieur, il ne s'agit que d'un minuscule îlot volcanique. À part quelques oiseaux, il est totalement inhabité.

– Et ce volcan est en activité ?

– Non, monsieur, il n'a connu aucune éruption depuis plus de quatre mille ans.

– Ont-ils quitté la Chine pour se rendre sur cet îlot de malheur ?

– Non, pas encore, monsieur, nous avons vérifié auprès de toutes les compagnies aériennes, aucune trace d'eux ; de plus, d'après le mouchard que nous avons placé dans la montre de l'astrophysicien, ils sont toujours dans le centre-ville de Lingbao.

Sir Ashton repoussa son fauteuil et se leva.

– La plaisanterie a assez duré ! Réservez-moi une place sur le premier vol pour Pékin. Qu'une voiture et deux hommes m'attendent à l'arrivée. Il est grand temps de mettre un terme à tout cela avant qu'il ne soit trop tard.

Sir Ashton prit son chéquier dans le tiroir de son bureau et sortit un stylo de la poche de son veston.

– Vous réglerez mon billet avec votre propre carte de crédit, je vous laisse inscrire sur ce chèque la somme qu'il faudra pour vous rembourser. Je préfère que l'on ne sache pas où je me rends. Si l'on cherche à me joindre, notez le message, dites que je suis souffrant et que je me repose chez des amis à la campagne.

*

* *


Île du Puits de l'enfer

J'avais calculé que la nuit tomberait dans quatre heures. Je préférais ne pas reprendre la mer dans l'obscurité, ce qui ne nous laissait pas beaucoup de temps devant nous. Keira fut la première à gagner le sommet.

– Dépêche-toi, c'est magnifique, me dit-elle.

Je pressai le pas pour la rejoindre. Elle n'avait pas exagéré, une végétation luxuriante recouvrait le cratère. Un toucan que nous avions dérangé s'éleva dans les airs. Je vérifiai mon appareil de navigation, sa précision était de l'ordre de cinq mètres. Le point qui clignotait approchait du centre de l'écran, nous n'étions plus très loin du but.

Je regardai le paysage en contrebas et découvris que je pouvais me passer du GPS emprunté à notre pilote. Au beau milieu du volcan, on distinguait une petite parcelle de terre, où les herbes n'avaient pas poussé.

Keira s'y précipita. Je n'eus pas le droit d'approcher.

Agenouillée, elle grattait la terre. Elle prit une pierre saillante, traça un carré et commença de creuser ; ses doigts retournèrent la poussière, encore et encore.

Une heure s'était écoulée, sans que jamais Keira ait cessé de creuser. Un petit monticule s'était formé à ses côtés. Elle était épuisée, son front ruisselait de sueur, je voulais prendre la relève mais elle m'ordonna de rester à distance ; et puis, soudain, elle cria mon nom de toutes ses forces.

Dans ses mains brillait un fragment d'une matière aussi lisse et dure que l'ébène, sa forme presque triangulaire en empruntait la teinte. Keira ôta le collier qu'elle portait autour du cou, elle approcha son pendentif et les deux morceaux s'attirèrent avant de s'unir pour n'en former plus qu'un.

Aussitôt joints, ils changèrent de couleur. Du noir de l'ébène, elle vira au bleu de la nuit. Soudain se mirent à scintiller à la surface des fragments réunis des millions de points, des millions d'étoiles, telles qu'elles apparaissaient dans le ciel, il y a quatre cents millions d'années.

Je sentais sous mes doigts la chaleur de l'objet. Les points brillaient de plus en plus et, parmi eux, un plus que les autres. Était-ce l'étoile du premier jour, celle que je guettais depuis l'enfance, celle que j'étais parti chercher en m'exilant sur les hauts plateaux chiliens ?

Keira posa délicatement l'objet sur le sol. Elle me serra dans ses bras et m'embrassa. Il faisait encore plein jour, et pourtant, à nos pieds, brillait la plus belle nuit que nous ayons jamais vue.

Il ne fut pas facile de séparer à nouveau les fragments. Nous avions beau tirer de toutes nos forces chacun sur un morceau, rien n'y faisait.

Puis le scintillement baissa d'intensité et disparut. Cette fois, il suffit d'un léger effort pour les dissocier. Keira remit son collier autour du cou, et moi l'autre morceau dans le fond de ma poche.

Nous nous regardions l'un l'autre, chacun se demandant ce qui se produirait, si un jour nous réussissions à réunir les cinq fragments.

*

* *


Lingbao, Chine

Le Lisunov se posa sur la piste et roula jusqu'à son hangar. Le pilote aida Keira à descendre de l'appareil. Je lui remis mes derniers dollars et le remerciai de nous avoir ramenés sains et saufs. Notre agent de voyages nous attendait avec sa motocyclette. Il nous déposa à notre voiture, et nous demanda si nous étions contents de notre voyage. Je lui promis que je ne manquerais pas de recommander son agence. Ravi, il se courba gracieusement pour nous saluer et retourna vers sa boutique.

– Tu as encore la force de conduire ? me demanda Keira en bâillant.

Je n'osai pas lui avouer que je m'étais assoupi alors que nous survolions le Laos.

Je tournai la clé de contact et le moteur du 4 × 4 démarra.

Il nous fallait aller chercher les affaires que nous avions laissées au monastère. Nous en profiterions pour remercier le moine de son accueil. Nous passerions une dernière nuit là-bas et repartirions vers Pékin dès le lendemain. Nous voulions rentrer à Londres au plus vite, impatients de voir l'image que le nouveau fragment projetterait une fois exposé à la lumière d'un laser. Quelles constellations allions-nous découvrir ?

Alors que nous roulions le long de la Rivière Jaune, je réfléchissais à toutes les vérités que cet étrange objet nous révélerait. J'avais bien quelques idées en tête, mais avant d'en faire part à Keira je préférais attendre d'être à Londres et constater le phénomène de mes propres yeux.

– Dès demain, j'appelle Walter, dis-je à Keira. Il sera aussi excité que nous.

– Il faudra que je pense à appeler Jeanne, me répondit-elle.

– Quelle est la plus longue période où tu es restée sans lui donner de nouvelles ?

– Trois mois ! avoua Keira.

Une grosse berline nous collait au train. Son conducteur avait beau me faire des appels de phares pour que je le laisse me doubler, la route en lacet était trop étroite. D'un côté la paroi de la montagne, de l'autre le lit de la Rivière Jaune, je lui fis un signe de la main, je me rabattrais pour le laisser passer dès que cela serait possible.

– Ce n'est pas parce que l'on n'appelle pas quelqu'un, qu'on ne pense pas pour autant à cette personne, reprit Keira.

– Alors pourquoi ne pas l'appeler ? lui demandai-je.

– Parfois, la distance empêche de trouver les mots justes.

*

* *


Paris

Ivory aimait ce moment de la semaine où il se rendait au marché place d'Aligre. Il y connaissait chacun des commerçants, Annie la boulangère, Marcel le fromager, Étienne le boucher, M. Gérard, ce quincaillier qui, depuis vingt ans, avait toujours sur son étal une nouveauté sensationnelle. Ivory aimait Paris, l'île où il vivait au milieu de la Seine, et le marché, place d'Aligre, avec sa structure en forme de coque de bateau à l'envers.

En rentrant chez lui, il posa son cabas sur la table de la cuisine, rangea méticuleusement ses maigres courses et gagna son salon en croquant une carotte. Le téléphone sonna.

– Je voulais partager avec vous une information qui me contrarie, dit Vackeers.

Ivory reposa la carotte sur la table basse et écouta son partenaire d'échecs.

– Nous avons eu une réunion ce matin, nos deux scientifiques intriguent beaucoup la communauté. Ils se trouvent à Lingbao, une petite ville en Chine, ils n'en ont pas bougé depuis plusieurs jours. Personne ne comprend ce qu'ils sont allés faire là-bas, mais ils ont rentré dans leur GPS des coordonnées pour le moins étrange.

– Lesquelles ? demanda Ivory.

– Une petite île sans grand intérêt, au milieu de la mer d'Andaman.

– Y a-t-il un volcan sur cette île ? demanda Ivory.

– Oui, en effet, comment le savez-vous ?

Ivory ne répondit pas.

– Qu'est-ce qui vous contrarie, Vackeers ?

– Sir Ashton s'est fait porter malade, il n'a pas assisté à la réunion. Je ne suis pas le seul que cela inquiète, personne n'est dupe de son hostilité à l'encontre de la motion votée par notre assemblée.

– Avez-vous des raisons de penser qu'il soit plus informé que nous ?

– Sir Ashton a beaucoup d'amis en Chine, répondit Vackeers.

– Lingbao, vous avez dit ?

Ivory remercia Vackeers de son appel. Il retourna s'appuyer au balcon et resta là quelques instants à réfléchir. Le repas qu'il voulait se préparer devrait attendre. Il se rendit dans sa chambre et s'assit derrière l'écran de son ordinateur. Il réserva une place à bord d'un vol qui partait pour Pékin à 19 heures et une correspondance pour Xi'an. Puis il prépara un sac de voyage et appela un taxi.

*

* *


Route de Xi'an

– Tu devrais le laisser nous doubler.

Je partageais l'avis de Keira, mais la voiture qui nous suivait roulait trop vite pour que je freine et la route était toujours trop étroite pour qu'elle puisse passer. Le conducteur impatient devrait attendre encore un peu, je décidai d'ignorer ses coups de klaxon. À la sortie d'un virage, alors que la route grimpait, il se rapprocha dangereusement et je vis la calandre de la berline grossir dans mon rétroviseur.

– Mets ta ceinture, dis-je à Keira, ce con va finir par nous envoyer dans le ravin.

– Ralentis, Adrian, je t'en supplie.

– Je ne peux pas ralentir, il nous colle au train !

Keira se retourna et regarda par la lunette arrière.

– Ils sont malades de rouler comme ça !

Les pneus crissèrent et le 4 × 4 fit une embardée. Je réussis à contrôler la direction et appuyai sur l'accélérateur pour semer ces dingues.

– Ce n'est pas possible, ils en ont après nous, dit Keira, le type au volant vient de me faire un geste assez malsain.

– Arrête de les regarder et accroche-toi. Tu es attachée ?

– Oui.

Ma ceinture n'était pas bouclée mais il m'était impossible de lâcher le volant.

Nous ressentîmes un choc violent qui nous projeta en avant. Nos poursuivants jouaient aux autos tamponneuses, les roues arrière de la voiture chassèrent de côté et la paroi de la montagne griffa la portière de Keira. Elle serrait si fort la dragonne que ses phalanges en devenait blanches. Le 4 × 4 s'accrochait tant bien que mal à la route, nous étions ballotés à chaque virage. Un nouveau coup de bélier nous poussa de travers, la voiture qui nous poursuivait s'éloigna enfin dans le rétroviseur, mais à peine avais-je réussi miraculeusement à nous remettre dans l'axe de la route, que la berline se rapprochait. Le salaud regagnait du terrain. L'aiguille de mon compteur approchait les soixante-dix miles, une vitesse intenable sur une route de montagne aussi sinueuse. Jamais nous n'arriverions à passer le prochain tournant.

– Freine, Adrian, je t'en supplie.

Le troisième coup fut encore plus violent, l'aile droite mordit la roche, le phare éclata sous l'impact. Keira s'enfonça dans son fauteuil. Le 4 × 4 se mit en travers et partit en tête à queue. Je vis le parapet exploser quand nous le percutâmes ; un instant j'eus l'impression que nous nous soulevions de terre, que nous étions immobiles, suspendus dans les airs, et puis les roues avant plongèrent dans le précipice. Un premier tonneau nous renversa sur le toit, la voiture glissait le long de la pente vers la rivière. On heurta un rocher, un nouveau tonneau nous reposa sur les roues, le toit s'était enfoncé et la glissade vers l'abîme continuait sans que je ne puisse plus rien y faire. Le tronc d'un pin se rapprochait à toute vitesse, le 4 × 4 repartit de travers, évitant l'arbre de justesse ; rien ne semblait pouvoir nous arrêter. Nous filions vers un talus, la calandre s'éleva vers le ciel, la voiture fit un vol plané et j'entendis un énorme bruit sourd, suivi d'une violente secousse. Le 4 × 4 venait de plonger dans les eaux de la Rivière Jaune.

Je me tournai aussitôt vers Keira, elle avait une vilaine entaille au front, elle saignait, mais elle était consciente. La voiture flottait, cela ne durerait pas, l'eau submergeait déjà le capot.

– Il faut sortir d'ici, criai-je à Keira.

– Je suis coincée, Adrian.

Sous le choc, le siège passager était sorti de ses rails, la poignée de sa ceinture était inaccessible. Je tirai dessus de toutes mes forces mais rien n'y faisait. J'avais dû me briser les côtes, chaque fois que je respirais, une violente douleur irradiait dans ma poitrine, j'avais un mal de chien, mais l'eau montait et il fallait libérer Keira de son étau.

L'eau montait toujours, nous la sentions à nos pieds, le pare-brise commençait à disparaître.

– Barre-toi, Adrian, barre-toi tant qu'il est temps.

Je me retournai pour trouver de quoi déchirer cette maudite ceinture. La douleur fut fulgurante, j'avais le souffle court, mais je ne renoncerais pas. Je me penchai sur les genoux de Keira pour essayer d'ouvrir la boîte à gants. Elle posa sa main sur ma nuque et caressa mes cheveux.

– Je ne sens plus mes jambes, tu ne pourras pas me sortir d'ici, murmura-t-elle, maintenant il faut que tu t'en ailles.

J'ai pris sa tête entre mes mains et nous nous sommes embrassés. Je n'oublierais jamais le goût de ce baiser.

Keira a regardé son pendentif et elle a souri.

– Prends-le, m'a-t-elle dit. On ne s'est pas donné tout ce mal pour rien.

J'ai refusé qu'elle l'ôte de son cou, je ne partirais pas, je resterais ici avec elle.

– J'aurais voulu revoir Harry une dernière fois, dit-elle.

L'eau continuait d'envahir l'habitacle, le courant nous entraînait lentement.

– Dans cette salle d'examens, je ne trichais pas, me dit-elle. Je voulais juste attirer ton attention, parce que tu me plaisais déjà. À Londres, j'ai fait demi-tour au bout de ta rue ; si un taxi n'était pas passé par là, je serais revenue me coucher près de toi ; mais j'ai eu peur, peur d'être déjà trop amoureuse, parce que, tu sais, j'étais déjà bien trop amoureuse de toi.

Nous nous sommes serrés dans les bras l'un de l'autre. La voiture continuait de s'enfoncer. La lumière du jour finit par disparaître. L'eau nous recouvrait maintenant jusqu'aux épaules. Keira frissonnait, la peur avait fait place à la tristesse.

– Tu m'avais promis une liste, il faut te dépêcher de me la dire maintenant.

– Je t'aime.

– Alors c'est une jolie liste, tu ne pouvais pas en trouver de plus belle.

Je resterai avec toi mon amour, jusqu'au bout je suis resté avec toi, et encore après. Je ne t'ai jamais quittée. Je t'ai embrassée alors que les eaux de la Rivière Jaune nous submergeaient, et t'ai donné mon dernier souffle. Cet air dans mes poumons était ton air. Tu as fermé les yeux quand l'eau a recouvert nos visages ; j'ai gardé les miens ouverts jusqu'au tout dernier instant. J'étais parti chercher des réponses à mes questions d'enfant au plus profond de l'Univers, vers les étoiles les plus lointaines, et tu étais là, juste à coté de moi. Tu as souri, tes bras se sont agrippés à mes épaules et je n'ai plus senti aucune douleur, mon amour. Ton étreinte s'est défaite, et ce furent là mes derniers instants de toi, mes derniers souvenirs, mon amour, j'ai perdu connaissance en te perdant.

*

* *


Hydra

Je noircis les pages de ce cahier depuis Hydra, assis sur cette terrasse, d'où je regarde souvent la mer.

J'ai repris conscience dans un hôpital de Xi'an, cinq jours après l'accident. Des pêcheurs, m'a-t-on dit, m'ont sauvé la vie en me sortant in extremis du 4 × 4 qu'ils avaient vu plonger dans la rivière. La voiture a dérivé ; le corps de Keira n'a pas été retrouvé. C'était il y a trois mois. Pas un jour ne passe sans que je pense à elle. Pas une nuit mes yeux ne se ferment sans qu'elle dorme à mes côtés. Je n'ai jamais connu pareille douleur que celle de son absence. Ma mère ne s'inquiète plus de rien, comme si elle devinait qu'il ne fallait plus rien ajouter au chagrin qui avait envahi notre maison. Le soir, nous dînons ensemble sur cette terrasse d'où j'écris. J'écris, car c'est le seul moyen qui me reste de faire revivre Keira. J'écris parce que chaque fois que je parle d'elle, elle est là, comme une ombre fidèle. Je ne sentirai plus jamais l'odeur de sa peau quand elle dormait collée à moi, je n'entendrai plus ses éclats de rire quand elle riait de mes maladresses, je ne la verrai plus fouiller la terre à la recherche d'un trésor, ni jamais plus manger ces friandises qu'elle avalait comme si on allait les lui confisquer, mais j'ai mille souvenirs d'elle et mille souvenirs de nous. Il me suffit de fermer les paupières pour qu'elle réapparaisse.

De temps à autre, tante Elena vient nous rendre visite. La maison est plutôt vide et les voisins se font discrets. Quelquefois, Kalibanos passe sur le chemin qui longe la propriété, pour voir son âne, dit-il, mais je sais que ce n'est pas vrai. Nous nous asseyons sur un banc et ensemble nous regardons la mer. Lui aussi a aimé, c'était il y a longtemps. Ce n'est pas une rivière de Chine qui a emporté sa femme, juste une maladie, mais la douleur que nous partageons est la même et j'entends dans ses silences qu'il l'aime encore.

Demain Walter arrivera de Londres, il m'appelle chaque semaine depuis que je suis ici. Je n'ai pas pu retourner à Londres. Marcher dans ma ruelle où les pas de Keira résonnent encore, pousser la porte de la maison, celle de la chambre où nous avons dormi, est au-dessus de mes forces. Keira avait raison, le plus petit détail réveille la douleur.

Keira était une femme éblouissante, décidée, parfois têtue, elle dévorait la vie avec un appétit sans pareil. Elle aimait son métier et respectait ceux qui travaillaient avec elle. Elle avait un instinct infaillible et une très grande humilité. Elle a été mon amie, mon amante, la femme que j'ai aimée. J'ai compté les jours que nous avons passés ensemble, même s'ils sont peu nombreux, je sais qu'ils suffiront à remplir le reste de ma vie, je voudrais maintenant que le temps passe très vite.

Lorsque vient la nuit, je regarde le ciel et je le vois différemment. Peut-être qu'une nouvelle étoile est née dans une constellation lointaine. Je repartirai un jour à Atacama et je la trouverai dans la lentille de ce grand télescope, où qu'elle soit dans l'immensité du ciel je la trouverai et lui donnerai son nom.

Je t'écrirai cette liste mon amour, mais plus tard, car, pour cela, il me faudra ma vie entière.

Walter est arrivé par la navette de midi. Je suis allé le chercher au port. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre et nous avons pleuré comme deux gamins. Tante Elena était sur le pas de la porte de son magasin, et, quand le cafetier d'à côté lui a demandé ce que nous avions tous deux, elle lui a répondu d'aller s'occuper de sa clientèle, même si la terrasse du café était déserte.

Walter n'avait rien oublié de la façon de monter sur un âne. En route, il n'est tombé que deux fois, et la première, ce n'était pas vraiment de sa faute ; quand nous sommes arrivés, maman l'a accueilli comme si un second fils entrait dans sa maison. Elle lui a soufflé à l'oreille, croyant que je n'entendais pas, qu'il aurait quand même pu lui dire plus tôt. Walter lui a demandé de quoi elle parlait. Elle a haussé les épaules et murmuré le prénom de Keira.

Walter est un drôle de bonhomme. Tante Elena est venue se joindre à notre table, au cours du dîner, il l'a tellement fait rire que j'ai fini par en sourire. Ce sourire-là a ravivé les couleurs de la vie sur le visage de ma mère. Elle s'est levée, sous prétexte de débarrasser la table et, en passant à ma hauteur, elle a caressé ma joue.

Le lendemain matin, et pour la première fois depuis la mort de mon père, elle m'a parlé de son chagrin. Elle aussi n'a pas fini d'écrire sa liste. Et puis, elle m'a dit cette phrase que je n'oublierai jamais. Perdre quelqu'un qu'on a aimé est terrible, mais le pire serait de ne pas l'avoir rencontré.

*

* *

La nuit est tombée sur Hydra. Tante Elena dort dans la chambre d'amis, maman s'est retirée dans la sienne. J'ai préparé le canapé du salon pour Walter. Nous buvons un verre d'ouzo sur la terrasse.

Il me demande comment je vais et je lui réponds que je vais du mieux que je peux. Je suis en vie. Walter me dit combien il est heureux de me voir. Il me dit aussi qu'il a quelque chose pour moi, un colis envoyé à mon attention à l'Académie. Il vient de Chine.

C'est une grande boîte en carton, postée de Lingbao. Elle contient les affaires que nous avions laissées au monastère. Un pull que portait Keira, une brosse à cheveux, quelques affaires et deux pochettes de photos.

– Il y avait deux appareils jetables, me dit Walter d'une voix hésitante. J'ai pris la liberté de vous les faire développer. Je ne savais pas s'il fallait vous donner tout ceci maintenant, c'est peut-être trop tôt.

J'ai ouvert la première pochette. Keira m'avait prévenu, le plus petit détail ravive la douleur. Walter a eu la délicatesse de me laisser seul. Il est allé se coucher. J'ai passé une grande partie de la nuit à regarder ces souvenirs que Keira et moi aurions dû découvrir à notre retour à Londres. Parmi ces photos, il y avait celles de cette journée où nous nous étions baignés nus dans la Rivière Jaune.

Le lendemain, j'ai conduit Walter au port, j'avais apporté les photos avec moi. À la terrasse du café, je les lui ai montrées, il fallait que je lui raconte l'histoire de chacune d'elles. L'histoire que Keira et moi avions vécue, de Pékin jusqu'à l'île de Narcondam.

– Ainsi vous avez fini par trouver ce deuxième fragment.

– Le troisième, lui répondis-je. Ceux qui ont assassiné Keira en possèdent un aussi.

– Ce n'est peut-être pas eux qui ont provoqué cet accident ?

J'ai pris l'objet dans ma poche et le lui ai présenté.

– Quelle incroyable chose, a-t-il murmuré. Quand vous trouverez le courage de rentrer à Londres, il faudra l'étudier.

– Non, cela ne servirait plus à rien, il en manquera toujours un, il repose au fond d'une rivière.

Walter reprit la pochette de photos et les regarda une à une en y portant la plus grande attention. Il en posa deux, côte à côte sur la table et m'adressa une étrange question.

Sur les deux clichés, Keira se baignait, je reconnaissais l'endroit. Sur l'une des photographies, me fit-il remarquer, l'ombre des arbres qui bordent la rivière s'allongeait à droite, sur l'autre, elle se trouvait à gauche. Sur la première, le visage de Keira était intact, sur la seconde, elle avait une grande cicatrice au front. Mon cœur s'est arrêté.

– Vous m'aviez bien dit que la voiture avait été emportée par le fleuve et que l'on n'avait pas retrouvé son corps, n'est-ce pas ? Alors, je ne veux pas éveiller en vous des espoirs qui se révéleraient cruels, mais je crois néanmoins que vous devriez repartir au plus tôt en Chine, me souffla Walter.

J'ai fait ma valise le matin même. La navette d'Athènes partait à midi, et nous avons réussi à l'attraper juste à temps. J'avais trouvé un vol qui reliait Pékin en fin de journée. Je partais vers la Chine, Walter rentrait à Londres, nos départs étaient presque à la même heure.

À l'aéroport, il me fit promettre de l'appeler dès que j'en saurais plus.

Alors que nous nous disions au revoir dans la coursive, il chercha sa carte d'embarquement. Il fouillait ses poches et me regarda avec un drôle d'air.

– Ah, me dit-il, j'allais oublier. Un coursier a déposé ceci pour vous à l'Académie. Décidément, j'aurai joué au facteur jusqu'au bout. Cela vous fera de la lecture en vol.

Il me remit une enveloppe cachetée sur laquelle figurait mon nom et me conseilla vivement de courir si je ne voulais pas rater mon avion.

*

* *

Deuxième cahier

Le commandant de bord venait de nous autoriser à détacher nos ceintures de sécurité. L'hôtesse poussait son chariot dans l'allée, servant des rafraîchissements aux passagers des premiers rangs.

Je pris dans ma poche la lettre que Walter m'avait confiée et la décachetai.

Cher Adrian,

Nous n'avons pas eu l'occasion de nous connaître vraiment et je le déplore, tout comme je déplore les tragiques événements que vous avez vécus en Chine. J'ai eu la chance de côtoyer Keira. C'était une femme formidable et j'imagine combien votre chagrin doit être grand. Ce ne sont pas des pêcheurs qui vous ont secourus mais des moines qui se baignaient dans la rivière au moment où votre véhicule s'y est précipité. Vous vous demandez comment je sais cela ? Vous ne pouvez pas vous en souvenir, vous étiez encore inconscient, mais je suis venu vous rendre visite à l'hôpital. C'est moi qui ai fait le nécessaire pour assurer votre rapatriement de Chine dès que votre état de santé l'a permis. Pourquoi ? Parce que je me sens un peu responsable de ce qui vous est arrivé. Je suis un vieil homme qui, comme vous, en d'autres temps, se passionna pour les recherches que vous avez entreprises tous deux. Il m'est arrivé d'aider Keira quand je le pouvais, de la convaincre de ne pas renoncer, et je devine que sans elle, vous voudrez tout arrêter. Je sais qu'elle aurait souhaité que vous poursuiviez. Il le faut Adrian. Il serait si injuste qu'elle ait sacrifié sa vie pour rien. Ce que vous découvrirez peut-être dépasse de loin le cadre de votre seule existence et, j'en suis certain, finira par répondre aux questions que vous vous posez depuis toujours.

Au cours de ces nombreuses années de recherches, j'ai découvert un autre texte qui n'est peut-être pas sans rapport avec la quête que vous poursuivez. Il s'agit d'un écrit que peu de gens ont pu consulter.

Si je n'ai pas réussi à vous faire changer d'avis, alors ne lisez pas ce feuillet que je joins à ma lettre, je vous en supplie. Il n'est pas sans risque d'en prendre connaissance. Je compte sur votre sens de l'honneur que je sais indéfectible. Dans le cas contraire, lisez, et je suis certain qu'un jour vous comprendrez.

La vie a bien plus d'imagination que nous tous réunis, elle est parfois porteuse de petits miracles, tout est possible, il suffit d'y croire de toutes ses forces.

Bonne route Adrian,

Votre dévoué

Ivory.

Je rouvris la pochette de photos pour regarder une fois encore celle qui nourrissait en moi le fol espoir que Keira puisse être encore en vie.

Je dépliai le second feuillet de la lettre d'Ivory...

« Il est une légende qui raconte qu'un enfant dans le ventre de sa mère connaît tout du mystère de la Création, de l'origine du monde jusqu'à la fin des temps. À sa naissance, un messager passe au-dessus de son berceau et pose un doigt sur ses lèvres pour que jamais il ne dévoile le secret qui lui fut confié, le secret de la vie. Ce doigt posé qui efface à jamais la mémoire de l'enfant laisse une marque. Cette marque nous l'avons tous au-dessus de la lèvre supérieure, sauf moi.

Le jour où je suis né, le messager a oublié de me rendre visite, et je me souviens de tout. »

En repliant la lettre d'Ivory, je me suis souvenu de cette conversation avec Keira au cours d'une soirée passée à la belle étoile, alors que nous faisions route vers la Cornouailles.

– Adrian, tu ne t'es jamais demandé d'où nous venions ? N'as-tu jamais rêvé de découvrir si la vie était le fruit d'un hasard ou de la main de Dieu ? Quel sens donner à notre évolution ? Sommes-nous juste une étape vers une autre civilisation ?

– Et toi, Keira, n'as-tu jamais rêvé savoir où commence l'aube ?

*

* *

Le vol qui décollait d'Athènes pour Londres accusait une bonne heure de retard. Enfin la passerelle se rétracta. Un téléphone sonna. L'hôtesse réprimanda le passager assis en première classe qui prenait cet appel, mais ce dernier promit d'être bref.

– Comment a-t-il réagi en voyant les photos ?

– Comment auriez-vous réagi à sa place ?

– Vous lui avez remis la lettre ?

– Oui, à l'heure qu'il est, il doit être en train de la lire.

– J'en conclus donc qu'il est reparti. Je vous remercie, Walter, vous avez fait du bon travail.

– Je vous en prie, Ivory, c'est un honneur de travailler avec vous.

*

* *

La mer Égée s'effaçait sous les ailes de mon avion, dans dix heures, j'arriverai en Chine...

À paraître...

La Première Nuit

Merci à

Pauline.

Louis.

Susanna Lea et Antoine Audouard.

Emmanuelle Hardouin.

Raymond, Danièle et Lorraine Levy.

Nicole Lattès, Leonello Brandolini, Antoine Caro, Élisabeth Villeneuve, Élisabeth Franck, Arié Sberro, Sylvie Bardeau, Tine Gerber, Lydie Leroy, Joël Renaudat, et toutes les équipes des Éditions Robert Laffont.

Pauline Normand, Marie-Ève Provost.

Léonard Anthony, Romain Ruetsch, Danielle Melconian, Katrin Hodapp, Marion Millet, Marie Garnero, Mark Kessler, Laura Mamelok, Lauren Wendelken, Kerry Glencorse.

Brigitte et Sarah Forissier.

Kamel, Carmen Varela.

Frédéric Lenoir, dont le Petit traité d'histoire des religions (Plon) a inspiré le propos d'Ivory pages 112 et 113.

Retrouvez toute l'actualité de Marc Levy

www.marclevy.info

www.myspace.com/marclevy

Pour en savoir plus sur Le Premier Jour

www.lepremierjour-lelivre.com

DU MÊME AUTEUR

chez le même éditeur

Et si c'était vrai..., 2000

Où es-tu ?, 2001

Sept jours pour une éternité..., 2003

La Prochaine Fois, 2004

Vous revoir, 2005

Mes amis, mes amours, 2006

Les Enfants de la liberté, 2007

Toutes ces choses qu'on ne s'est pas dites, 2008

Couverture et 4e de couverture : © Richard Hallman, Joy Tessman

et Mark C. Ross/Getty Images

© Versilio, 2009

ISBN 978-2-361-32001-0

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