Avec le présent ouvrage, nous estimerions que l’ensemble des textes de Boris Vian procédant du genre, difficile entre tous, de la nouvelle, est maintenant révélé, si l’éventualité d’une découverte dans une collection de vieux journaux ou sous forme manuscrite de quelque texte encore en léthargie pouvait être absolument exclue. Déjà, nous savons qu’une nouvelle : Il ne fait rien de mal est absente de notre volume ; nous l’avions eue en main lors de l’établissement de la bibliographie des Vies parallèles de Boris Vian ; au moment de rassembler les textes du recueil publié aujourd’hui, elle s’est dérobée. Il est peu probable que sa disparition soit définitive ; c’est une simple fugue ; un jour ou l’autre elle nous reviendra et nous nous empresserons alors de la séquestrer dans une réédition du livre.
Pourtant, tel qu’il est, ce livre réunit quinze nouvelles dont on peut affirmer qu’elles constituent la quasi-totalité ou — soyons prudent jusqu’à la pusillanimité — la majeure partie des écrits de cette nature restés jusqu’à ce jour inédits en volume. S’ajoutant aux Fourmis publiées du vivant de Boris Vian (Ed. du Scorpion, 1949) et au Loup-Garou publié posthume (Christian Bourgois éd., 1970), les actuelles Nouvelles inédites offrent, nous semble-t-il, à l’amateur une réunion de textes assez vaste pour se faire une idée complète de cette forme d’écrit dans l’œuvre de Boris Vian.
Le lecteur remarquera vite que les nouvelles incluses dans ces pages sont, à la seule exception d’une, très courtes. Boris Vian possédait l’art consommé de se plier, sans en souffrir le moins du monde, aux contraintes imposées par le support de son expression, ici pour la plupart des textes un magazine. Qui mieux est, les dimensions du support, le calibrage réduit d’un « article » de journal servaient de tremplin à son imagination, resserraient — compressaient, sommes-nous tenté de dire — son écriture jusqu’à en extraire tout le jus ou, moins gastronomiquement, tout l’éclat. Voyez ses étonnants exercices de style au dos des pochettes de disques où il lui fallait se tenir sur un espace restreint, normalisé. Après tout, choisir d’écrire une nouvelle est déjà se soumettre à une forte contrainte, quand même on n’ait jamais — et c’est peut-être dommage — bien circonscrit les limites, l’étendue de cette sorte de produit littéraire ; il peut aller d’une page à cent, mais guère plus ; il y a donc une borne à ne pas franchir, au-delà de laquelle le scripteur doit écrire un roman, ce qui l’oblige à respecter d’autres règles, encore que maints romanciers de notre temps, ceux des polars ou de la science-fiction, et même d’autres qui imaginent se situer à l’étage au-dessus, soient interdits de proustisme ou de balzacisme et se voient tenus d’enclore leur narration dans un nombre de pages (220 par exemple) sur lequel l’éditeur commercial, et ils le sont tous un petit peu, non ? ne transige pas. L’objet manufacturé est une moderne figure de rhétorique.
La nouvelle doit raconter une histoire ; le « nouveau roman », comme son nom l’indique, est peu riche en nouvelles. Elle va d’un commencement, coupé à vif dans la chair du temps, à une conclusion, un épilogue (d’une ligne, un paragraphe au plus), une « chute ».
Tout se passe en une heure, une journée, du jour au lendemain, toujours en tout cas dans un bref laps. C’est un instantané, mettons deux ou trois. Le plus proche parent de la nouvelle, ce n’est pas le roman, c’est le gag cinématographique. Tout comme le gag, la nouvelle qui s’étire est mauvaise. La nouvelle ne doit pas seulement être courte, il lui faut être rapide (on peut faire court et barbant, ceux qui suivent l’actualité littéraire n’en doutent pas). Courte, rapide, jamais embourbée, prenant les virages sur les chapeaux de roue, s’arrêtant pile au bon endroit, ainsi la concevait peut-être, et assurément la pratiquait Boris Vian. Il est notable aussi que Vian sait décrire la psychologie d’un personnage par un geste, une réplique, un tic et qu’il peut l’exempter de tout « portrait ». Sa technique de la nouvelle est très savante et spécifique du genre ; elle se distingue absolument de sa technique du roman ; lui qui n’hésita jamais à faire s’interpénétrer les modes divers de création (la construction et le développement de ses romans s’inspirent beaucoup et simultanément du jazz, de la bande dessinée, de la science-fiction, du cinéma ; ses opéras s’appuient sur les moyens audio-visuels les plus neufs et se vantent d’une continuité cinématographique sans rideau ni entracte), il était également soucieux de bien connaître et protéger les propriétés de chaque art ; sa défense du vrai jazz contre toutes les déformations ou dérivations est à cet égard significative.
On compte aujourd’hui sur les doigts d’une main les auteurs français de nouvelles dignes d’être lues et l’on n’ignore pas que l’Académie Goncourt a cru nécessaire de fonder une bourse de la nouvelle afin de réhabiliter le genre, tandis que, dans le même but, des journaux de qualité proposent régulièrement des nouvelles à leurs lecteurs, avec une proportion importante, notons-le, d’œuvres étrangères. Qu’on ne s’illusionne pas : du vivant de Boris Vian, l’état de la nouvelle en France n’était guère plus florissant, non point qu’elle manquât de lecteurs (les nouvelles de Boris Vian furent très lues, et maints périodiques les publièrent, celles des Fourmis ou celles du Loup-Garou comme la plupart des Nouvelles inédites), mais elle manquait d’auteurs capables d’en écrire. Vian fut un des rares de sa génération à s’y adonner avec bonheur.
Tout au début de 1946, Boris Vian encourageait sa première épouse, Michelle Léglise — qui avait l’année précédente collaboré aux Amis des Arts par des comptes rendus de films — à s’émanciper du travail de critique et à écrire à son tour des œuvres de fiction. Trois nouvelles de notre recueil existent en copies dactylographiées signées Michelle Vian : il s’agit de Un métier de chien, intitulé d’abord Cinéma et Amateurs ; de Divertissements culturels sous le titre primitif de Ciné-Clubs et Fanatisme et de Une grande vedette sous le titre le Premier Rôle. Au témoignage de Michelle — à qui nous fîmes part, il y a bien longtemps, de notre surprise devant pareille découverte — de ces textes, qu’une machine à écrire lui attribue, aucune ligne ne lui appartient. Sans doute Michelle se montre-t-elle trop modeste : deux de ces copies, celle de Ciné-Clubs et Fanatisme, et celle de le Premier Rôle comportent quelques ajouts manuscrits de sa main, rares il est vrai, mais qui prouvent qu’au moins elle a lu et revu les textes. Néanmoins, la collaboration conjugale semble bien avoir été fort réduite : on possède les manuscrits des trois nouvelles et ces manuscrits sortent entièrement de la plume de Boris Vian ; enfin, les textes ont paru sous son nom. Le mérite des copies dactylographiées de Michelle Vian est de nous indiquer les dates d’écriture, ce que Boris néglige le plus souvent ; Michelle les a portées au crayon en tête de chaque première page, grâce à quoi nous savons que ces trois nouvelles remontent au commencement de l’activité d’écrivain de Boris Vian, alors que Vercoquin et le Plancton n’était pas encore publié et l’Écume des jours pas encore écrite. Si l’on excepte Trouble dans les Andains, publié posthume, la nouvelle pourrait bien être la première forme d’écriture de fiction à laquelle se livra Boris Vian.
On observera que, dans ces trois nouvelles, surgit un personnage, l’Amiral, que Vian vouait peut-être à la qualité de « type » à l’instar du Major de Vercoquin et de plusieurs textes des Fourmis et du Loup-Garou. L’Amiral et le Major ne sont d’ailleurs pas, quant à leur comportement, sans analogies, et ils sont contemporains. Il est de fait cependant que Vian mettra rapidement un terme aux aventures de l’Amiral, tandis que le personnage du Major l’obsédera longtemps.
Outre les amis de Boris Vian qui parcourent maintes des présentes nouvelles, à peine travestis, et même parfois sous leur propre nom (Gréco, Anne-Marie (Cazalis), Zozo (d’Halluin), frère de l’éditeur Jean d’Halluin et musicien de l’orchestre Claude Abadie, Jef qui était Jean-François Devay avec qui Vian fit effectivement un voyage en Allemagne, ou Claude Luter ou le batteur Moustache), on revoit avec plaisir certains êtres familiers des romans ou des nouvelles de Boris Vian, comme les chiens parleurs ou Folubert Sansonnet sorti de la Surprise-Partie chez Léobille (le Loup-Garou) et l’on retrouve, avec Louis (Barucq), barman du Club Saint-Germain, la recette du « Foutralafraise » (ou Sperme de Flamant rose) lue dans le Manuel de Saint-Germain-des-Prés. Les correspondances entre les grands textes de Boris Vian et ces brèves histoires, enlevées à la hussarde, sont donc nombreuses, et nous ne parlons pas de divers thèmes récurrents dont la psychocritique pourrait faire ses choux gras.
Nous nous laissons aller à penser que les lecteurs de Boris Vian distingueront dans cette édition des Nouvelles inédites le souci de rendre publics des textes dont l’existence était attestée par les bibliographies et dont de nombreux amateurs se plaignaient d’être injustement privés en vertu de choix qu’ils pouvaient juger arbitraires et tout personnels. Quant à ceux qui étudient l’œuvre de Boris Vian et s’efforcent de l’analyser en profondeur, ils se réjouiront sans doute de voir leur « corpus » s’augmenter de plusieurs pages. Lorsqu’un auteur atteint la notoriété que connaît aujourd’hui Boris Vian, il est sans doute plus condamnable de dissimuler des textes, les tiendrait-on soi-même pour mineurs, que de les livrer sans fard à l’appréciation du lecteur ou au jugement de la critique. Et comme c’est, en fin de compte, le lecteur qui tranche, l’attitude la plus correcte est maintenant de se taire.