UN MÉTIER DE CHIEN

— Ça, demanda Charlie, à quoi ça sert ?

— C’est pour régler la vitesse, dit l’Amiral. Si tu le pousses à fond, tu tournes à soixante-dix images. C’est le ralenti.

— Bizarre, dit Charlie. Il me semble que la vitesse normale c’est vingt-quatre images. Soixante-douze, ça fait trois fois plus.

— C’est ce que je dis, répondit l’Amiral. Quand tu le passes de soixante-douze images à vingt-quatre, ça fait ralenti.

— Ah ?… dit Charlie. Bon !…

Il n’avait absolument rien compris.

— Enfin, reprit Charlie, c’est une belle caméra. Quand est-ce qu’on tourne ?

— Tantôt, dit l’Amiral. Nique m’a apporté un scénario terrible. Ça s’appelle Cœurs embrasés par le soleil mexicain. On pourra se servir pour les costumes de tous les vieux tapis de table de sa tante.

— Quelle est la distribution ? demanda Charlie.

Il prenait un air modeste, sûr de se voir confier le premier rôle.

— Eh bien… dit l’Amiral, j’avais pensé à Nique dans le rôle de Conchita, Alfred fera Alvarez, Zozo fera Pancho, Arthur l’hôtelier…

— Qui, Arthur ? interrompit Charlie.

— Mon valet de chambre… Moi, je ferai le prêtre… Et Lou et Denise les deux servantes.

— Et moi ? dit Charlie.

— Tu es le seul, dit l’Amiral, à qui je puisse confier sans crainte une caméra de cent quarante-trois mille sept cents francs.

— Trop aimable !… dit Charlie, horriblement vexé.

— J’espère que vous n’allez pas encore me mettre une peau de mouton pour jouer les ours blancs, dit le chien, prévenant la proposition qu’il sentait venir.

— Tu es assommant, dit l’Amiral. Tout ce que tu sais faire, c’est attraper les mouches et manger les accessoires de figuration. Tu feras ce qu’on te dira. Il y a un perroquet dans le scénario et j’ai pensé à toi pour le rôle…

— Bon, dit le chien. Mon tarif, c’est deux biftecks…

— D’accord, dit l’Amiral. Tu es un mufle. Vous autres, poursuivit-il en s’adressant à ses amis, allez vous maquiller. Charlie, viens avec moi, je vais t’expliquer la scène. Alfred n’est pas encore là. C’est embêtant…

Pour se consoler de ne pas jouer, Charlie avait revêtu l’uniforme type d’opérateur en campagne : culotte de golf, chemise Lacoste et visière verte en celluloïd, qui lui donnait l’air d’un pingouin.

— Alfred va arriver. Il amène une amie qui doit être en retard.

— Zut, dit l’Amiral. Elle est sûrement horrible… Comme d’habitude… Et puis on n’a pas de rôle pour elle. Mince ! murmura-t-il en pâlissant.

Alfred venait d’entrer avec à son bras une brune extraordinaire dont les yeux et le teint auraient suffi à embraser non seulement les cœurs, mais tout le plateau et les arbres du jardin environnant.

— C’est commencé ? dit Alfred. J’ai pas encore pu expliquer à Carmen votre scénario. Il y a bien un rôle pour elle dedans ?…

— Oui, dit Charlie. Elle fera…

— Oui, dit l’Amiral, elle fera Conchita, moi Alvarez, et toi, Alfred, on te donnera le rôle du prêtre, parce que c’est toi.

— Mais… protesta Charlie… c’était Alfred Alvarez…

— Où as-tu pris ça ? dit l’Amiral en le foudroyant du regard. Je vous explique, continua-t-il. Au début, c’est l’amour d’Alvarez et de Conchita, avec des gros plans de baisers sensationnels…

Alfred s’essuya le front avec la manche de sa soutane.

— C’est pas possible, dit-il. J’ai trop chaud…

Il roulait les r trois fois plus que d’habitude.

Au même moment le chien glissa sur son perchoir et s’effondra dans le vide. Les plumes de sa queue restèrent collées au bâton et il se mit à protester avec la dernière énergie.

— Au Mexique… dit Carmen.

— Vous y êtes allée ? interrompit Nique, aigre-douce.

Elle avait été reléguée au rang de troisième servante et ne dérageait pas.

L’Amiral, vêtu d’un poncho cramoisi, et d’un chapeau de jardinier enrubanné de velours vert, apaisa les protagonistes du drame.

— Enfin, dit Arthur. Monsieur veut-il m’expliquer comme il entend ce rôle d’hôtelier ? C’est une composition si différente de mon emploi habituel…

— Écoutez, dit l’Amiral, on va répéter encore une fois les quatre gros plans du début pour être sûrs que ça va, et puis on les tournera… Ça sera toujours ça de fait.

— Ah ! Zut !… dit Charlie.

— Ça fait la onzième fois que tu les répètes, tes gros plans, dit Denise.

— On comprend que ça ne te soit pas désagréable, dit Lou, fielleuse, mais les autres s’embêtent…

— Bon, dit l’Amiral. Alors, la scène du mariage…

— Oh… M… dit Charlie. On l’a déjà faite sept fois. La scène de la mort. Tu ne veux pas rester immobile quand on t’a poignardé ; ça ne donnera rien quand on tournera pour tout de bon.

— Allons-y ! dit l’Amiral résigné.

Il s’éloigna, revint, écarta les bras, les croisa sur sa poitrine d’un air martial et hurla :

— Où est le señor Pancho, mon rival abhorré ?…

Zozo se précipita sur lui muni d’un long couteau de cuisine.

— Alors, dit Charlie, il nous reste cinq minutes pour tourner, parce que, après, il n’y aura plus de soleil…

— Allons-y ! dirent les acteurs d’une même voix, mais combien geignarde.

Ils étaient recrus. Leur maquillage dégoulinait. Le bouchon brûlé se mélangeait sur les joues de l’Amiral avec le fond de teint ocre et formait une bouillie répugnante que Carmen considérait avec appréhension. Ils prirent place et Charlie lança le fameux : « Silence ! On tourne ! »… sans aucune raison, puisque c’était du muet, ce qui fit pouffer de rire le chien dont les trois dernières plumes s’envolèrent. Il ne lui restait que la colle.

— Fini !… lança Charlie.

Ils tombèrent en un tas compact, tandis que l’Amiral s’approchait de la caméra. Il l’ouvrit, regarda l’intérieur, regarda Charlie, battit l’air de ses bras et s’écroula, vraiment immobile pour une fois. Charlie regarda à son tour et devint vert pomme.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda la voix d’Alfred, qui sortait d’un monceau de corps inanimés…

— J’ai… j’ai oublié la pellicule… dit Charlie.

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