À la fin de l’été arrive ce moment où le soleil du soir disparaît derrière la falaise. Il est temps de reprendre le train pour Paris. J’appelle alors le jardinier, qui vient me chercher dans sa BMW climatisée.
J’ai beau déplorer trop d’inégalités, je reste attaché à certains avantages qui rendent ma vie plus douce — comme ne pas savoir tenir un volant et franchir ces trente kilomètres de départementales avec un chauffeur. Quelques villageois voient dans cette habitude de me faire véhiculer par les autres, ou d’utiliser des taxis, un luxe insolent, un défi à la norme qui voudrait que je conduise moi-même. Sauf que je n’ai jamais appris. Je préfère les chemins de fer ; c’est pourquoi je recours aux services d’Anthony Bénard qui veut bien me déposer à la station la moins éloignée, moyennant une modeste rétribution.
Sitôt la portière fermée, nous poursuivons la conversation laissée en suspens le jour de mon arrivée. Fondateur d’une entreprise de jardinage baptisée Future Garden, Anthony assure l’entretien et la surveillance de la propriété de mes amis. La quarantaine, il est marié, père de famille, propriétaire d’un pavillon et de trois voitures. Fier comme Artaban lorsqu’il fait rouler sur les graviers sa carrosserie rutilante, il porte une grosse montre, des lunettes à verres fumés — genre coureur automobile — et se regarde comme une incarnation de cet « esprit d’entreprise » encouragé par les pouvoirs publics. Rien ne subsiste en lui de la timidité paysanne. Il dit ce qu’il pense et s’intéresse à mille sujets : musique, peinture, littérature, écologie, cinéma, politique, économie. Après m’avoir accordé une poignée de main, il saisit ma valise avec un bon sourire.
Tandis que nous roulons, je lance le premier sujet en revenant à l’une de mes obsessions : la déliquescence de la SNCF, dont je fais régulièrement la douloureuse expérience sur cette ligne Paris-Le Havre. Depuis quelque temps, les anciens trains « Corail », de plus en plus délabrés, se voient remplacer par des trains de banlieue qui assurent un taux de remplissage maximal dans des conditions de confort minimales. À l’opposé, la ligne Paris-Caen dispose de rames confortables et bien entretenues, dotées de prises de courant individuelles. Mon hypothèse est simple : cyniquement ou instinctivement, les responsables du trafic attribuent les meilleurs trains aux lignes de Basse-Normandie, fréquentées par les riches habitués de la côte du Calvados. Au contraire, les pires conditions de transport sont réservées aux usagers de Seine-Maritime, département ouvrier plein de cités dangereuses et de détresse sociale.
— Vous oubliez un détail, corrige mon chauffeur. C’est que l’entretien des trains dépend désormais des Régions !
Ce recul de l’État n’est pas pour me réjouir. Mais d’autres observations semblent confirmer mes extrapolations ; spécialement le dimanche soir, quand le train du Havre arrive gare Saint-Lazare, toujours quelques minutes après celui de Deauville, comme si la clientèle chic devait profiter des taxis libres, tandis que les habitants de l’industrieuse vallée de Seine se contenteront de faire la queue ou de prendre le métro.
Anthony Bénard écoute avec bienveillance mes analyses où le délire de persécution se donne des apparences logiques. Homme de droite, il met les difficultés de la SNCF sur le compte des archaïsmes syndicaux ; mais, en tant qu’habitant de la Seine-Maritime, il déplore cette inégalité de traitement dont son département ferait les frais. Sur le point de nous comprendre, nous longeons des champs d’herbe grasse où paissent des vaches normandes au pelage marron et blanc, à l’ombre des talus plantés de hêtres. Devant ce paysage impeccable, je songe que, malgré mes échauffements, le monde paisible de mon enfance ne disparaît pas à une vitesse si catastrophique.
Mais nous passons déjà au sujet suivant : le sort des ouvriers de Renault-Sandouville, cette usine proche du Havre où l’on vient d’annoncer le licenciement de cinquante pour cent des effectifs, au moment où le groupe embauche en Chine ou en Roumanie. Très sûr de lui, Anthony affirme que les ouvriers bénéficient de conditions de travail et de rémunération trop confortables, même en comparaison de celles qui prévalent désormais en Europe. Selon ses pronostics, le site tout entier finira par fermer, comme les autres usines Renault implantées en France où cette industrie n’est plus viable. À mon tour, je m’étonne que trente ans de réformes économiques, de dégraissage des effectifs, d’augmentation de la productivité, censés rendre notre industrie « plus compétitive », doivent déboucher sur une conclusion telle que : « tout ce qui subsiste encore devra prochainement fermer ». Anthony Bénard prononce alors cette phrase définitive, rarement énoncée comme telle, mais sortie des profondeurs de la conscience humaine :
— De toute façon, l’élargissement européen et la mondialisation doivent entraîner pour nous un nivellement par le bas.
Sa remarque me paraît simple et juste. En quatre mots, il a résumé le phénomène auquel nous assistons depuis des années : remise en question de tous les « avantages acquis », présentés comme injustes ; salaires revus à la baisse et horaires à la hausse ; conventions collectives transformées en conditions édictées par les actionnaires ; comparaison systématique avec les pays pauvres, qui joue toujours en faveur de ces derniers et accélère la « délocalisation » des activités de production. Peu à peu, la France renoue avec la sévérité du capitalisme primitif, tandis que les anciens pays communistes et ceux du tiers monde connaissent une croissance alimentée par le travail incessant de leur classe ouvrière. Telle est la logique du nivellement par le bas. Pourtant, ce qui me surprend, dans la réflexion de mon pilote, c’est le sentiment que, pendant toutes ces années, notre société aurait profité presque malhonnêtement de conditions trop favorables, et que les abus d’hier imposeraient aujourd’hui une réforme courageuse.
Qui a menti, au juste ? En 1970, des armées d’experts annonçaient la croissance et le développement infinis préludant à la « société des loisirs ». Portée par cet élan, la classe ouvrière obtenait des salaires moins bas, des horaires moins pénibles. Au cours des années suivantes, tandis que s’installait la crise permanente, les efforts demandés à la population furent toujours présentés comme provisoires, afin de préparer la fameuse « sortie du tunnel ». Plus près de nous encore, la classe politique n’a jamais manqué d’affirmer que l’élargissement européen se traduirait par l’édification d’une puissance mondiale, forte de ses acquis sociaux, et que la déréglementation des marchés entraînerait un bénéfice général. Or, tant de promesses n’ont pas seulement débouché sur les fermetures d’entreprises et le chômage généralisé ; elles font place à une idée nouvelle : à savoir que les ouvriers et les employés auraient conduit à la ruine un système dispendieux. Les privilèges éhontés de ces nantis occidentaux devraient donc disparaître au profit des pays sous-développés où les travailleurs, moins égoïstes, acceptent encore de trimer comme au XIXe siècle.
Peut-être ce renversement était-il inéluctable. Mais il faut alors supposer que nos gouvernements successifs, incapables de tenir leurs promesses, ont montré leur incompétence ; à moins qu’ils n’aient menti délibérément ou qu’ils aient confondu la richesse des citoyens et celle des entreprises, entités sacrées que la spirale de la concurrence rend de plus en plus indifférentes au sort des salariés et au devenir du monde… Dans tous les cas, la « gestion de la crise » et l’élan européen ressemblent à un jeu de dupes, la perspective de fraternité et d’enrichissement se traduisant aujourd’hui par l’appauvrissement et la précarité. Désormais, le point de comparaison ne se situe plus au-dessus, mais en dessous.
Telles sont, à cet instant, mes réflexions face à celles, plus pragmatiques, d’Anthony Bénard qui sait dans quelle époque nous sommes, quelles méthodes permettent d’y survivre, et qui voit dans l’acceptation de ces contraintes la meilleure façon de construire un monde vraiment moderne. Nous avons achevé le tour de nos positions respectives — moi, le passager néo-communiste ; lui, mon chauffeur néo-libéral. Comme le silence dure un peu, il me propose d’allumer la radio et lance un programme d’informations continues.
Quand ses affaires l’appellent ailleurs, le patron de Future Garden délègue sa femme pour me conduire à la gare. Grande et calme sur le siège avant du 4 × 4, Sandrine Bénard est tout le contraire de son mari. Je la sens parfois inquiète devant tant d’ambition et de certitudes. Très féminine malgré ses cheveux noirs coupés à la garçonne, Sandrine parle peu, mais elle regarde droit devant elle en souriant. De temps à autre, son GPS lui demande de tourner à droite ou à gauche. Nous longeons des châteaux d’eau, des meules de foin recouvertes de bâches en plastique noir, et elle m’interroge sur ma vie d’écrivain.
D’après ce que j’ai compris, les parents d’Anthony tenaient un commerce au village. Après le bac, il s’est inscrit à la faculté de Rouen pour une formation commerciale. Sandrine, elle, a grandi dans une famille d’employés des postes, avant d’entamer des études de gestion. Avec ses copines, elle a voyagé en Grèce et en Espagne. Anthony rêvait de Londres et New York. En quelques années, ils ont arpenté le monde, élargi l’horizon confiné de leurs familles. Ils n’ont guère de préjugés religieux ; ils ignorent le racisme et les discriminations sexuelles. Anthony Bénard se voit aujourd’hui comme un homme moderne, prêt à tailler le bout de gras avec n’importe quel autre homme moderne ; Sandrine se voit comme une mère, concernée par la difficulté d’être une femme libre.
Après avoir un peu bourlingué, Anthony est revenu fonder sa petite entreprise qui compte trois salariés, dont son épouse et lui-même. Future Garden lui a paru plus moderne qu’un nom français — même si son enseigne ajoute : « La Jardinerie du XXIe siècle ». Il pratique un jardinage entièrement mécanisé avec débroussailleuses, motobineuses, souffleuses de feuilles mortes, vaporisateurs d’insecticides, coupe-haies, broyeurs multisystèmes et nettoyeurs haute pression — sans oublier les tenues de travail intégrales, masques et casques insonorisants qui le transforment en cosmonaute et permettent de refaire un espace vert de rond-point en moins d’une demi-journée.
Chaque samedi soir, les Bénard sortent chez des amis ou organisent un dîner à la maison : lui, en costume de marque un peu chic, un peu voyou ; elle, en robe légère discrètement déshabillée. Anthony sort de sa cave de bons vins ache tés chez un négociant. Ils passent une partie du dîner à parler du « bouquet », de la « robe » et même des « arômes tertiaires » — surtout depuis que leur meilleure amie prend des cours d’œnologie. Sandrine s’en tient le plus souvent à la cuisine de famille ; mais il lui arrive d’essayer une recette fusion où l’ananas africain titille la truite sauvage. Parfois, en fin de soirée, elle trouve qu’Anthony parle trop fort. Elle l’observe alors avec inquiétude, emporté par ses théories sur les gaspillages de la fonction publique.
Car elle connaît les pertes de l’entreprise familiale, et déplore que son mari, si prompt à refaire le monde, peine tant à équilibrer ses recettes et ses dépenses. Elle se demande comment il fera pour payer cette BMW qui lui donne l’impression d’avoir réussi. Pour leurs enfants Lucas et Océane, elle voudrait une vie plus sûre. Depuis leur naissance, elle a disposé des montagnes de jouets dans leurs chambres ; mais lorsqu’elle regarde les magazines de société, elle sent que cet univers est fragile ; comme si le chemin parcouru, cette ascension sociale, pouvait se traduire par un mouvement inverse. Tandis que le monde vacille, que l’économie s’affole, que leur entreprise bat de l’aile, Sandrine se demande quelle sera la place, après-demain, pour Océane et pour Lucas.
Elle semble plus heureuse lorsque nous roulons ensemble, elle et moi. Avant de me déposer, elle me demande si je pourrais lui dédicacer un livre. Et je l’imagine, entre ses draps, en train de dévorer ma prose, tandis que son mari ouvrira une dernière bière en zappant devant l’écran plat du salon.
Nous longeons une rivière claire sous les arbres ; puis la route dessine un virage pour contourner la roue d’un moulin transformé en manoir par d’élégants propriétaires.
Sur l’autoradio, la présentatrice essoufflée assène ses scoops, minute après minute. Dans une même excitation, elle passe des crimes aux négociations diplomatiques, de la culture aux mouvements sociaux, du développement durable à l’actualité des people, puis à la météo — tout et n’importe quoi à condition de maintenir cette tension au-dessus du vide. Le robinet à sensations donne l’impression d’être branché sur le monde : en fait, il épouse la silhouette du consommateur et le strict emploi du temps conçu pour le divertir.
Aujourd’hui, donc, puisque nous sommes samedi, après une petite chronique sur les loisirs (« Allez donc visiter un château en famille ! »), l’essentiel du journal est consacré au sport : les scores détaillés du championnat ; ceux de la première division puis de la seconde sont disséqués avec un extraordinaire souci du détail et je mesure l’ampleur aberrante prise par ces compétitions. Les minutes s’égrènent en coups francs et penalties. D’une ville à l’autre, la voix excitée des correspondants narre le moindre but comme un haut fait historique ; un journaliste évoque plusieurs « transferts » à coup de millions d’euros — avant une autre morne séquence consacrée à la cuisine. Nous survolons rapidement l’actualité internationale puis nous voici revenus dans le monde enchanté du basket, avant de passer au tournoi de tennis qui s’est clôturé sur une nouvelle victoire de Rodjeure Fédéraire.
Je me demande pourquoi le présentateur accomplit de tels efforts pour prononcer « Rodjeure » à l’anglaise alors que ce brave garçon (Roger Federer) est suisse et que je l’ai vu se désigner lui-même, dans un documentaire, en disant « Roger », à la française. Il a grandi dans un pays où Roger se prononce Roger mais certainement pas Rodjeure ; et je ne puis m’empêcher de voir dans cette énergie militante du journaliste à répéter « Rodjeure » une discrète manifestation de cette haine de soi selon laquelle tout ce qui sonne français est ringard et tout ce qui sonne anglo-américain est moderne. Roger a quelque chose de beauf, de tonton flingueur. « Rodjeure », c’est autre chose qui colle au temps du commerce mondialisé. « Rodjeure » ne tire pas le Suisse vers la France (ce vieux pays colonial et dominateur) ; il rend le champion au monde des champions où chacun parle la langue des champions. Mieux vaut donc angliciser ce prénom — quand bien même on prononce le nom de famille avec un accent français, ce qui est incohérent ; mais la langue des esclaves qui imitent leurs maîtres est souvent un peu bancale.
Nous approchons de la gare. De grandes routes droites, striées de voitures, découpent la campagne du pays de Caux. Le plateau n’est pas beau avec son horizon trop large de champs de blé et de maïs, son grand ciel venté toujours nuageux ; il faut descendre dans les creux pour découvrir de jolis hameaux aux murs de brique et de silex, des fermes plantées, des églises et des châteaux. Ces villages déserts, où les bistrots sont fermés depuis longtemps, semblent figés comme les momies d’un autre monde ; mais, à l’intérieur des maisons rénovées, quelques parents modernes, connectés au monde entier, élèvent leur progéniture dans l’attente du premier divorce.
À la radio, justement, une voix parle des mamans et répète ce mot pas moins de dix fois. L’autre jour, à la télévision, un animateur interviewait un vieil écrivain en lui demandant comme s’il parlait à un enfant : « Quels souvenirs gardez-vous de votre papa ? » Peut-être les historiens de la langue constateront-ils que la première décennie du XXIe siècle fut marquée par la disparition des mots « père » et « mère », remplacés par l’usage exclusif de « papa » et de « maman ».
Il n’y a pas si longtemps, la première manifestation de maturité consistait à rejeter ces termes puérils. Entre copains, on disait bruyamment « mon père » ou « ma mère », « mes vieux » ou « les parents », comme pour liquider le poids de l’enfance. Notre époque préfère entretenir l’illusion que nous restons, jusqu’à la mort, de grands bambins attachés aux joies et traumatismes de nos premières années. Tout nous ramène vers la famille, ultime petite barque survivant au naufrage des religions, des nations et des cultures. Les médias audiovisuels abusent donc de ce langage infantile qui leur convient comme un gant : il transforme l’existence sur cette planète ravagée en dessin animé dégoulinant de sentiments et de naïveté ; il reconstruit la société dans une cour de récréation. Au loin, le bourdonnement des mauvaises nouvelles rappelle aux enfants qu’ils sont des adultes et qu’ils vont mourir ; des cellules de soutien psychologique sont prévues pour les aider. Le triomphe de la maternité sur la société est en marche…
Mais je théorise, je théorise, et nous arrivons devant la gare où freine la BMW d’Anthony Bénard. Je lui glisse un billet. Il me remercie en souriant puis il m’aide à sortir mes bagages. Comme je lui ai parlé de mon lumbago, il ne veut pas que je me fatigue davantage. À la gare tout est calme, le train sera à l’heure. Ce soir, je retrouverai mon appartement parisien où je n’ai pas trop de peine à payer mon loyer entre deux séjours à la campagne, si bien que je me demande si ces accès d’humeur ont un sens et s’ils ne traduisent pas le dérèglement de ma propre pensée autant que celui du monde où nous vivons.