— Tout ça commence à me brouter, Prévoteau !
La réplique avait fusé dans le silence, sur ce ton graveleux de militaire qui, parfois, se mêlait à la noble élocution du Général. Jacques Prévoteau de la Bretelle baissa les yeux. Tout en s’efforçant de dissimuler sa gêne, il était envahi par une bouffée de chaleur tandis que le Président, bougon, prenait son verre et le tendait au maître d’hôtel.
— Doucement, mon ami, susurra Yvonne qui jeta un regard implorant au serveur.
À l’évidence, le grand homme avait trop bu. Son âge canonique n’autorisait plus le moindre excès ; mais Charles de Gaulle était de mauvaise humeur et les états d’âme qu’il dominait en public s’épanchaient, depuis le début de ce déjeuner privé, devant sa femme, son directeur de cabinet et le gouverneur du Mali, Bernard Mamdou. Surpris, ce dernier restait toutefois plus détendu que les autres convives, du fait des égards que lui prodiguait le chef de l’État comme représentant du pays frère africain.
— Encore un petit peu de blanquette, mon général ? demanda le maître d’hôtel.
— Je n’ai plus faim, coupa sèchement le vieillard.
Puis il reprit en tapant du poing sur la table :
— Trois quarts de siècle qu’ils me chient dessus !
— S’il vous plaît, Charles ! s’indigna Yvonne de sa voix minuscule.
— Non, ça ne me plaît pas et je ne me tairai pas. Voyez-vous, mon petit Prévoteau…
Sur un ton soudain paternel, de Gaulle s’était tourné vers son fidèle collaborateur. L’abus de vin semblait faire circuler un sang nouveau dans son corps de momie. Sa peau parcheminée paraissait plus souple ; elle avait pris une teinte légèrement rosée et ses yeux étaient injectés de sang.
— Voyez-vous, Prévoteau, toute ma vie (du moins quand elle a commencé à compter aux yeux des autres), j’ai entendu le même refrain : à Londres, déjà, j’étais ce « militaire ambitieux » qui cherchait à prendre le pouvoir. L’ambassadeur Alexis Léger et même Saint-Exupéry me regardaient comme un importun. Pas assez lisse, pas assez chic, pas assez soumis !
— Les Britanniques vous ont quand même accueilli pendant la guerre !
— Jusqu’à un certain point. Et seulement grâce aux Africains qui avaient rallié la France libre.
Le visage du gouverneur du Mali s’éclaira :
— Vous avez raison, mon général. L’Afrique sera toujours à vos côtés.
Rêveur, de Gaulle posa sa main décharnée sur celle du chef coutumier africain. Puis, comme son verre était vide, il regarda celui de son voisin en prononçant à mi-voix :
— Tiens ! Vous avez du vin, vous ?
Comprenant le message, le maître d’hôtel s’approcha pour verser encore un peu de saint-émilion sous les yeux affolés de la maîtresse de maison. Le Président s’écria :
— Toast au gouverneur Bernard Mamdou !
Il ajouta avec un grain de nostalgie dans la voix :
— En hommage au gouverneur du Tchad Félix Éboué qui nous a tellement aidés le 26 août 1940. Je m’en souviens comme si c’était hier !
Cul sec, le Général engloutit son verre de bordeaux avant de le reposer fortement sur la table. Plongé dans ses souvenirs, le visage du vieillard était maintenant éclairé par un sourire de joie ; le cuir de son front prenait une chaude lueur de bronze ; mais son épouse avait fini par baisser la tête, et regardait fixement son assiettée de blanquette dans une attitude de contrition. Seul le balancier de la pendule entrecoupait obstinément le silence. Alors, d’une voix puissante, le maître de maison se tourna vers son directeur de cabinet :
— Vous ne vous rappelez pas, sacré Prévoteau, vous n’étiez pas dans le coup, à l’époque. Mais en 44, tous ces grands esprits, Franklin Roosevelt en tête, restaient persuadés que j’allais instaurer une dictature. Où donc ont-ils été chercher cette idée ? Une véritable obsession !
— Vous trouverez toujours refuge à Bamako, mon général ! affirma solennellement le préfet Mamdou, de la tribu dongo.
— Merci, mon frère, prononça le chef du dernier village gaulois.
Puis l’élan d’ivresse retomba. De Gaulle montra soudain sa lassitude et le maître d’hôtel, qui plus tard devait rapporter cette scène, éprouva une étrange impression : la sueur qui perlait aux tempes du Président ressemblait à un maquillage en train de couler… Allait-on découvrir le visage de l’imposteur ? Le vieillard se tamponna avec un mouchoir et reprit alors, comme si d’autres souvenirs affleuraient par vagues successives :
— Je les ai bien eus, pourtant, quand j’ai claqué la porte, en 1946. Messieurs les ministres et les députés, le dictateur vous dit bye bye ! Eh bien, ça ne les a pas empêchés, pendant toutes les années suivantes, de ruminer la même chose : de Gaulle est un tyran, il veut établir une dictature militaire !
Une voix implorante s’éleva du bout de la table :
— Cessez de penser à tout cela. Il faut vous reposer, Charles.
— Me reposer, me reposer, j’aurai toute la mort pour me reposer ! Enfin, si ces messieurs veulent bien me laisser mourir en paix après m’avoir accusé une fois encore d’être le fils monstrueux d’Hitler et de Staline !
Repoussant ces accusations d’un regard ahuri, le Général convoqua l’Antiquité :
— César trouvait déjà les Gaulois insupportables, capables de briller quand ils unissent leurs forces, mais le plus souvent divisés, gaspillant leur temps en bavardages !
Il prit Prévoteau de la Bretelle à témoin :
— En 1958, ils étaient bien contents, finalement, que je sauve la République et les débarrasse de l’Algérie. Eh bien, ça ne les a pas empêchés de recommencer. On vous l’avait bien dit : de Gaulle est un militaire incontrôlable, de Gaulle est un dictateur mégalomane, de Gaulle est un nationaliste fanatique, de Gaulle nous mitonne son coup d’État permanent… Je n’ai entendu que ça pendant toutes ces années.
Il regarda sa femme comme s’il lui demandait, cette fois, la permission :
— Allons, Yvonne, trinquons un coup !
Pour l’inciter à conclure ce pénible spectacle, la première dame de France dressa son verre d’eau face à l’homme qu’elle aimait depuis près d’un siècle et qui poursuivait dans son élan :
— Je les revois comme si j’y étais, ces petits-bourgeois exaltés qui défilaient en mai 68 et me comparaient au Führer. Hier ou aujourd’hui, je les entends, puisque ce sont les mêmes. À soixante ans passés, ils tirent les ficelles. Après avoir conduit ce pays à l’abandon et à la faillite, ils retrouvent enfin le sens du combat : persuader le bon peuple qu’il s’est soumis à ma tyrannie. Et utiliser les armes de De Gaulle pour tuer de Gaulle !
Le Général faisait allusion à l’intervention récente d’un groupe de parlementaires qui, depuis Bruxelles, avaient lancé un appel à la « résistance du peuple français ». Il se tourna vers le préfet :
— Vous avez vu, Mamdou ? Ils parlent de résistance, les anciens gardes rouges ! Pendant que leurs petits-enfants défilent avec les mêmes airs de sales mioches, persuadés que je veux les empêcher de devenir tout à fait modernes !
Ses bras s’agitaient, ses yeux jetaient du feu. Dans un nouvel élan, sa voix fut traversée par un tressaillement :
— Et à présent, ces traficoteurs de pensée osent prétendre que j’aurais lancé un programme eugéniste !
Il se tourna vers sa femme, l’air atterré :
— Eugéniste ! Eugéniste ! Vous entendez cela, Yvonne ? En réalité, une simple réflexion de bon sens… qui, selon eux, mettrait la France au ban des nations !
Il soupira encore :
— Ce sont leurs mots, toujours leurs mots qui ne veulent rien dire : le grand air du complot ! Quand je voudrais seulement me reposer un peu avec vous, ma chère amie…
Mme de Gaulle éprouva un pincement au cœur en entendant la voix blessée de son mari :
— … et quand je prétends redonner un peu de dignité à tant de malheureux rincés par cette société pourrie.
Dans un souffle épuisé, il ajouta :
— Pauvre France !
Pris par l’émotion, le préfet Mamdou avait fait signe au maître d’hôtel qui servit une dernière tournée de bordeaux, puis il leva son verre en clamant :
— Nous ne vous abandonnerons pas, mon général !
Le 23 juillet, les forces de la coalition entraient dans Paris par la porte d’Orléans. Le commandant tchèque de cette opération internationale placée sous l’autorité de l’OTAN avait tenu à investir la capitale française par le sud, comme la division Leclerc en août 1944. Tous les symboles comptaient pour marquer la Libération après ces trois années de tyrannie. Seule différence avec la Seconde Guerre mondiale : la cible des Alliés n’était pas l’armée allemande, mais le général de Gaulle, illégalement installé à la tête du pays.
Certains détails méritent d’être rappelés. Depuis la suppression de l’Histoire de France dans les écoles et son remplacement par des cours d’histoire de la démocratie, les jeunes générations n’ont plus qu’une vague notion des événements de cette période. Les mieux instruits savent qu’un prétendu de Gaulle — se faisant passer pour l’homme du 18 juin 1940 — profita d’une période de troubles pour prendre la tête du pays, en ravivant un nationalisme aux relents cocardiers. Déjà revenu au pouvoir en 1958, de Gaulle s’était montré largement dépassé par le monde moderne, obsédé par des idées fixes comme la « grandeur de la France », l’indépendance militaire, la prétention d’une puissance moyenne à jouer un rôle diplomatique. À la lumière des événements récents, certains chercheurs se demandent d’ailleurs si ce « second » de Gaulle, père de la Cinquième République, était bien le même homme que celui de 1940, ou s’il ne s’agissait pas déjà d’un imposteur. Le « troisième » de Gaulle, au XXIe siècle, allait s’évertuer, plus nettement encore, à enfermer le pays dans ses mauvais penchants.
Tout avait commencé par une directive sur la conservation des sauces — mesure d’hygiène, apparemment dérisoire, qui avait provoqué en France un débordement d’agitation. L’Union européenne avait-elle commis une faute en se montrant trop ferme dans son travail de réglementation ? Les spécialistes s’accordent du moins à considérer qu’un groupuscule terroriste — recourant au piratage pour s’infiltrer dans le réseau télévisuel — profita des circonstances pour mettre en scène ce « général de Gaulle » âgé de cent vingt ans.
Après plusieurs mois de crise politique, les élections lui donnèrent un semblant de majorité pour lancer une série de réformes visant l’objectif de l’autosuffisance à l’intérieur de frontières étanches. L’Imposteur bénéficiait d’un terrain favorable dans un pays encore bercé par une illusion de grandeur. Après l’exil des représentants des partis démocratiques, puis le rattachement tapageur de la Wallonie et du Mali à la France, l’Union allait toutefois condamner ce régime qui précipitait tout un peuple dans la régression, en bafouant le principe universel de la concurrence libre et non faussée. Plusieurs résolutions visant à condamner ce coup d’État furent présentées au Conseil de sécurité des Nations unies par le Royaume-Uni, avec l’appui des États-Unis et de la Chine. L’Assemblée générale restait toutefois divisée sur plusieurs questions : le siège permanent français à l’ONU revenait-il aux gaullistes ou au gouvernement en exil qui voulait en faire un siège européen ? Quant à la Russie, en proie aux penchants ultranationalistes, elle soutenait par son abstention le pouvoir gaullo-fasciste et repoussait la perspective d’une intervention militaire.
Devant l’impossibilité de régler la question aux Nations unies, l’Union se tourna vers l’Alliance atlantique. Un gouvernement illégitime pouvait-il sortir son pays de l’OTAN sans bouleverser l’équilibre des forces occidentales ? L’arrogance française n’affaiblissait-elle pas la protection américaine sur le Vieux Continent ? Bruxelles lança un premier ultimatum exigeant l’organisation d’élections libres sous contrôle international. En cas de refus, l’Europe se réservait la possibilité de faire appel à l’OTAN pour des opérations ciblées… Mais, là encore, un grain de sable enrayait le dispositif. Car si le démantèlement des armées, entrepris depuis trente ans, limitait les capacités de défense de la France, ce pays disposait toujours du terrible arsenal conçu par de Gaulle au début des années soixante : cette force nucléaire stratégique qui faisait de l’hexagone un sanctuaire inviolable. Comment assurer que le pseudo-Général, dans sa furie nationaliste, ne serait pas tenté de s’en servir ?
Lors d’une nouvelle réunion, le Conseil des ministres des Trente se prononça pour le blocus du territoire français. Le manque de matières premières et l’impossibilité de voyager mobiliseraient la population contre le tyran et constitueraient le plus efficace ferment d’une contre-révolution. Les forces de l’Alliance se postèrent aux frontières terrestres et maritimes pour riposter à la fermeture économique en organisant l’isolement forcé du pays. Au bout de six mois, il apparut pourtant que le blocus n’avait aucun effet. La France conservait des ressources innombrables. L’énergie demeurait disponible en abondance grâce au parc de centrales nucléaires édifiées au temps des grands programmes nationaux ; et le confinement à l’intérieur des frontières avait peu d’effet sur le moral des Français qui semblaient goûter plus que jamais la beauté de leurs campagnes ressuscitées par le programme de soutien à l’agriculture traditionnelle. Cette foi collective, caractéristique des dictatures, allait permettre à l’hystérie nationaliste de perdurer quelques mois encore.
C’est alors qu’une rencontre secrète des chefs de gouvernement déboucha sur une stratégie plus subtile pour abattre la tyrannie. Ce plan visait à utiliser les réseaux d’information en ligne pour semer le trouble dans l’opinion. Sans relâche, des messages allaient envahir les ordinateurs ; intellectuels et créateurs seraient mobilisés pour tourner en dérision la mystique de l’autosuffisance et du retour à la terre : « De Gaulle, le nouveau Pétain ! » résumait une formule choc. Des bataillons d’internautes se mirent au travail.
L’opération se fixa d’emblée sur un aspect particulièrement scandaleux de l’action du Général : ces Centres de la mort douce où les grands malades et les personnes suicidaires pouvaient quitter l’existence dans des conditions relativement paisibles. Le pseudo-de Gaulle, depuis son retour, semblait obsédé par cette question. Après l’ouverture du premier centre, il avait désigné ce projet comme « la plus noble mission que puisse accomplir un gouvernement civilisé ». Les représentants des grandes religions, appuyés par des philosophes, firent alors pleuvoir des déclarations indignées, rapprochant ce programme public d’euthanasie de la solution finale. Le succès des centres de la mort douce n’apportait-il pas, en outre, une preuve de la dépression du peuple français sous la botte ? Cette campagne allait troubler profondément une partie de la population, qui se demanda si le Président n’était pas allé trop loin en se consacrant à la mort plutôt qu’à la procréation.
La seconde salve fut déclenchée après la découverte d’une photographie compromettante. Prise dans une école primaire, lors de l’inauguration d’un arbre de l’Indépendance, elle montrait le vieux Prévoteau de la Bretelle en train d’embrasser goulûment une fillette de sept ou huit ans. Retrouvée par des reporters, la mère de l’enfant avait décidé de porter plainte. Elle se disait horrifiée par les attouchements auxquels se serait livré le vieillard, provoquant chez son enfant un traumatisme irrémédiable. Cette campagne se répandit comme l’éclair malgré les dénégations du directeur de cabinet, qui tenta de se justifier à la télévision, rosette à la boutonnière, mais sembla peu crédible lorsqu’il jura n’éprouver « aucune attirance pour les petites filles ».
La question de son renvoi fut posée par une journaliste lors d’une conférence de presse du Général, qui s’emporta au lieu de s’excuser :
— Je ne répondrai pas, madame, à cette question !
La journaliste insista :
— La maman de cette fillette a pourtant apporté un témoignage accablant !
À ces mots, le chef de l’État éclata :
— La maman ! La maman ! Quel âge avez-vous pour parler comme un bébé ? Et quand cesserez-vous de proférer vos accusations indignes ?
Dès le lendemain, plusieurs collectifs de femmes se rassemblaient derrière des banderoles : « Les enfants et leurs mamans indignes exigent la vérité ! » ; ou encore « Pas de violeurs au gouvernement ! » Une seconde fois, le pouvoir de l’Imposteur semblait ébranlé. C’est alors que Bruxelles lança la troisième phase de son projet, celle qui allait utiliser contre la dictature la plus malléable des armes : la jeunesse.
Sorti de l’imagination d’un publicitaire, le coup de génie consista à lancer une rumeur selon laquelle le freeweb, un nouveau réseau à très haut débit, entièrement gratuit et accessible partout, venait de voir le jour aux États-Unis. Cet instrument serait prochainement mis à disposition des internautes de toute la planète, à l’exception des Français qui s’étaient placés délibérément hors de la communauté internationale. Quelques jours plus tard, un communiqué précisa que l’Union européenne — désireuse de ne pas pénaliser un peuple soumis à la tyrannie — avait souhaité que l’hexagone bénéficie du même dispositif ; mais une troisième dépêche annonça que le Général aurait fermement refusé que les citoyens français recourent à une technologie d’origine étrangère.
Aussitôt les protestations se multiplièrent et l’opposition sauta sur l’occasion pour se ressaisir. Des milliers de lycéens défilèrent en scandant des slogans tels que « Oui au freeweb ! », « De Gaulle au frigo ! ». Les chaînes privées se mirent de la partie, accusant l’ORTF de minimiser la contestation. Certains reportages mentionnèrent l’action secrète d’un mystérieux Service anti-contestation (le SAC) dont les miliciens auraient enlevé plusieurs opposants. Une fois de plus, le Président monta au créneau, près du drapeau tricolore, pour dénoncer les « manipulations » à propos d’un projet dont l’existence réelle demeurait « hautement improbable ». Il s’en prit aux « ennemis de la nation », décidés à s’approprier la richesse collective « comme les rapaces se partagent les lambeaux d’un cadavre ». Mais ce langage grandiloquent n’atteignait plus son but ; et il produisit même un effet désastreux en servant ceux qui accusaient le despote de maintenir les Français dans le mensonge et l’isolement.
Toujours plus nombreux, bruyants et chahutants, des rubans multicolores autour du front, les adolescents entraînaient leurs parents aux rassemblements organisées contre la tyrannie. Durant la manifestation monstre du 12 juin, deux millions de personnes défilèrent aux cris de « Vive le freeweb mondial ! » Devant ce mouvement irrésistible, les partisans du Général faisaient profil bas. M. et Mme Zeggaï avaient écouté gravement sa dernière allocution. Jamais l’illustre vieillard n’avait trahi à ce point son âge : visiblement épuisé, il avait évoqué ces cycles d’histoire française qui font grandir l’espoir, anéanti par l’abandon avant de renaître encore. Le cœur serré, Mustapha avait compris qu’il préparait son départ. Mais de Gaulle, semblant se ressaisir, avait alors invité « tous les Français libres à se regrouper dans les petites villes et dans les campagnes », au moment où les principales agglomérations basculaient dans le chaos.
Répondant à l’appel, Mouss et Alba avaient bouclé leur valise et repris le train pour les Vosges. Ils espéraient trouver un environnement combatif dans ce village où ils avaient séjourné à plusieurs reprises. Ils se mirent donc en route, accompagnés de leur fils qui arborait son t-shirt « Fierté gaulliste ». Le tgv était bondé ; en ces heures graves et incertaines, les voyageurs semblaient tendus. Non loin des Zeggaï, un homme ne cessait de téléphoner et criait dans son portable que c’en serait bientôt fini « de tout ce bordel », et que les affaires allaient « enfin reprendre ». Quand Alba lui demanda de parler moins fort, il lui jeta un regard furieux :
— Je vous dis que c’est fini, vos conneries de gaullistes et vos trains subventionnés. On va ressortir les bagnoles !
C’en était trop pour Maurice, jeune homme athlétique sous sa belle chevelure noire frisée. Songeant à l’énergie de Marie-Chantal de la Forge qui ne craignait jamais de se battre et qui avait fait de sa clinique un îlot de résistance, il s’écria :
— Pour l’instant, vous êtes dans un train, et le Général est toujours notre président. Alors éteignez votre portable ou sortez !
L’homme n’osa rien ajouter et plusieurs passagers approuvèrent l’intervention du garçon. À Paris, la famille prit un taxi pour la gare de l’Est. Des fourgons de police se tenaient aux carrefours presque déserts, comme pour une veillée d’armes.
Arrivés à Gérardmer, Mustapha et Alba éprouvèrent un bref soulagement dans la lumière du lac où ils avaient passé tant d’heureux moments. Peu après, l’autocar les déposa au bord de la route ; puis ils gravirent le chemin jusqu’à la ferme, ravis de faire découvrir à leur fils cet horizon monta gneux. Chaque fois qu’il retrouvait ce paysage, M. Zeggaï se remémorait un disque de Wagner, acheté dans une brocante, et dont la pochette représentait un château sur la montagne, au milieu des lacs et des forêts. Tandis qu’il voyait apparaître la ligne des crêtes, il entendait dans son cœur s’élever la trompette de l’Enchantement du Vendredi saint.
Près de la ferme, les poules couraient dans l’herbe, les gorets s’agitaient toujours devant leur auge, et l’on aurait pu croire que rien n’avait changé, hormis ces milliers de fleurs des champs, ces petites fougères odorantes et ce vert tendre des jeunes sapins qui marquaient l’apogée du printemps. Pourtant, lorsque les trois nouveaux venus entrèrent dans la maison, le regard abattu du fermier et de son épouse leur fit comprendre que des événements graves étaient survenus.
Nul n’ignorait aux alentours la ferveur gaulliste de ces agriculteurs partis à la reconquête des campagnes. Le fait qu’ils ne fussent pas originaires de la région avait d’abord suscité la méfiance des autochtones qui ricanaient sur leur incapacité à pratiquer l’agriculture. Certains villageois s’étaient pourtant montrés coopératifs, et les aides de l’État avaient porté leurs fruits. Aujourd’hui, la ferme de la haute vallée prospérait. Seul un farouche adversaire, patron d’une grosse laiterie, arpentait inlassablement la campagne en affirmant que ce modèle économique ne tiendrait pas, qu’il était ruineux d’assurer le ramassage du lait dans les petites exploitations, que le sens de l’Histoire était du côté de l’agriculture intensive.
Dans l’enthousiasme de la NRF, ses protestations étaient tombées à plat. Mais, dès l’amorce du retournement politique, le même homme s’était signalé dans la région en tête du mouvement antigaulliste. Ses propres enfants avaient lancé un comité de résistance freeweb. Chaque jour, ils retrouvaient place de la gare d’autres adolescents brandissant des banderoles éloquentes : « Le train, ras le bol, vive la bagnole ! », « De Gaulle, Gogol ! » Ou encore, plus simplement : « Web Freedom ! »
Ce dernier slogan, formulé en anglais, soulignait le désir de réintégrer la communauté internationale après deux ans de propagande en faveur de la langue française. Mais la tension avait encore monté d’un cran quand on avait vu, dans plusieurs villages, des jeunes parader avec des fusils de chasse. Quelques-uns s’étaient rassemblés, dans une attitude provocante, devant les maisons de gaullistes déclarés. On avait entendu des coups de feu. Plusieurs carreaux avaient volé en éclats.
Enfin, deux jours plus tôt, le drame s’était produit. Grimpant en 4 × 4 jusqu’à la ferme, un groupe de jeunes s’était garé devant l’étable avant de descendre bruyamment du véhicule. Visiblement éméchés, ils avaient bousculé à coups de pied les oies et les dindons. Seuls présents dans l’exploita tion, Kim et Moshe avaient tenté de les raisonner. Mais un adolescent avait rétorqué :
— On veut plus de pédés gaullistes dans notre village !
Les deux ouvriers agricoles s’étaient mutuellement dévisagés, choqués par ce qu’ils venaient d’entendre. Le grand rouquin qui croyait ce genre d’injures périmé avait bredouillé :
— Mais… qu’est-ce que vous racontez ?
Un gamin avait lancé :
— Vous êtes deux sales juifs pédophiles, mes parents me l’ont dit !
— Dehors, les bridés gaullistes ! avait enchaîné un autre en regardant Kim droit dans les yeux.
Sous son air buté s’exprimait une longue frustration, enfin libérée pour conclure que pédés, gaullistes, juifs, bridés et négros formaient une même racaille.
— Pourtant, nous sommes tous français… Et puis, nous sommes pacsés ! avait naïvement insisté Moshe.
À ces mots, une pierre avait jailli, frappant l’épaule de Kim. Au lieu de se réfugier dans la maison, les deux garçons s’étaient enfuis à travers champs vers la lisière des bois. Mais les jeunes connaissaient les chemins. Grimpant dans leur 4 × 4, ils avaient piégé leurs proies un peu plus haut, sous les sapins, et la course s’était poursuivie en pleine forêt. Rentrant de la ville avec Judith, une heure plus tard, le couple d’agriculteurs avait remarqué le désordre devant la ferme, avant de chercher vainement leurs deux employés. Peu après, Moshe était réapparu en loques, titubant, incapable de parler. À la nuit tombante, on avait retrouvé dans un ravin le corps de Kim.
Le lendemain, la police s’était rendue chez les parents des meneurs, mais les jeunes avaient disparu. Arrogant et cynique, le directeur de la laiterie s’était contenté d’affirmer que ses enfants avaient « pris le maquis ». Les policiers ne semblaient plus savoir eux-mêmes dans quel camp ils se situaient. Ils avaient fouillé les maisons et confisqué quelques armes, enjoignant aux villageois de se tenir au calme en attendant l’évolution des événements à Paris.
Débarquant à la ferme dans ce contexte dramatique, les Zeggaï se demandèrent s’ils avaient bien fait de venir. Leur fils, lui, ne l’entendait pas de cette oreille. Comme leurs hôtes, il conservait une foi intacte et ne doutait pas que le Grand Charles ne reprenne la situation en main.
Le soir même, alors qu’Alba aidait la maîtresse de maison à préparer le dîner, de nouveaux événements confirmèrent les prévisions les plus pessimistes. Postée avec Maurice devant une chaîne d’actualités, Judith s’exclama :
— Venez. C’est grave !
Quelques instants plus tard, tout le monde se retrouvait face à l’écran — sauf Moshe, gavé de calmants, qui somnolait dans sa chambre. Passant d’un programme à l’autre, la jeune fille, essoufflée, résuma la rumeur qui circulait : le général de Gaulle aurait décidé, si le peuple ne le suivait pas dans sa politique d’indépendance, de recourir à l’arme nucléaire. « Puisque les Français sont des veaux, qu’ils meurent comme des veaux ! » aurait-il confié à l’un de ses proches conseillers.
— Propagande ! s’exclama Mustapha, indigné.
— De Gaulle s’est toujours retiré lorsqu’il se sentait désavoué, renchérit le fermier.
— En attendant, reprit Maurice, l’opposition appelle à un immense rassemblement. Un seul slogan : « Pour la vie et la liberté ! » Le Général doit s’exprimer dans quelques minutes.
À vingt heures précises, on entendit effectivement résonner La Marseillaise sur l’habituel plan de la cour de l’Élysée. Mais, alors que chacun pensait retrouver le Président derrière son bureau, l’image resta fixée sur le palais. Puis on vit paraître sur le perron Jacques Prévoteau de la Bretelle, porteur d’un bref communiqué du Président :
« Face à l’agitation organisée par ceux qui cherchent à monter les Français les uns contre les autres, j’ai résolu de me retirer. Conformément à la Constitution, je transmets mes pouvoirs au président du Sénat et je le charge de tout mettre en œuvre pour rétablir la paix civile et l’unité du peuple français. Cette décision prend effet immédiatement. »
La Marseillaise retentit pour la dernière fois tandis qu’une larme coulait sur la joue de Mustapha.
Il ne fallut pas deux jours au président par intérim pour engager des négociations avec l’Union européenne en vue de rétablir la liberté des échanges. Une semaine plus tard, comme les lycéens continuaient à manifester en exigeant un accès immédiat au freeweb, le nouveau Premier ministre reconnut que le fameux protocole ne serait pas disponible avant plusieurs mois ; mais il promit que la France en disposerait en même temps que les autres pays (la vérité oblige à dire que le monde entier attend toujours ce fameux réseau « libre et gratuit »).
Certains groupuscules de jeunes semblaient toutefois devenus incontrôlables. Pour ne pas révéler la manipulation qui avait contribué à renverser la tyrannie, le gouvernement parla d’« ultime mutinerie gaulliste », dénonça l’action du SAC, et fit appel aux bataillons de l’OTAN pour sécuriser les villes les plus agitées. C’est l’un de ces groupements d’infanterie légère, accompagné de drapeaux bleus étoilés aux couleurs des trente pays de l’Union, qui entra le 23 juillet par la porte d’Orléans, puis traversa Paris jusqu’à l’Hôtel de Ville, parmi la foule en liesse qui, trois ans plus tôt, accueillait le Général sous les drapeaux tricolores.
La trace du despote se perd à l’instant même de son ultime allocution. Les recherches lancées par le nouveau pouvoir en vue de le démasquer, puis d’organiser un procès du régime qui avait failli déclencher une guerre n’ont jamais permis de le retrouver. Des théories continuent cependant à circuler. Les plus raisonnables rappellent qu’il ne s’agissait certainement pas de Charles de Gaulle, mort et enterré en 1970 ; que d’ailleurs il n’aurait jamais pu atteindre cet âge, franchi par deux ou trois grabataires dans toute l’Histoire, et certainement pas en pareil état de vigueur physique et mentale. Un disciple illuminé du Général aurait donc volé son identité. Opérant au moyen de masques et de maquillages sophistiqués, il aurait ravivé la plus folle des légendes avant de se fondre dans l’anonymat.
D’autres récits étranges ont circulé, en particulier celui de Jacques Prévoteau de la Bretelle, rédigé clandestinement dans la prison où il fut interné, après sa condamnation à perpétuité, à l’approche de ses cent ans, en qualité de principal collaborateur du pseudo-de Gaulle. Ce texte, interdit de publication mais qui circula bientôt sur le réseau, donne une description du départ du Général qualifiée de délire sénile par la plupart des historiens. Du moins montre-t-il quel degré pouvait atteindre le mysticisme gaulliste chez ceux qui avaient participé à sa restauration.
Selon cette version, de Gaulle, son épouse Yvonne et Prévoteau de la Bretelle, accompagnés par quelques proches, seraient immédiatement partis vers l’est de la France. Suivant un plan minutieusement élaboré, les trois voitures se seraient alors séparées, l’une conduisait Yvonne dans l’anonymat d’un couvent, tandis que les deux autres continuaient jusqu’à la colline de Sion. Dans cette commune de Lorraine pas très éloignée de Colombey-les-Deux-Églises, l’écrivain Maurice Barrès avait entrevu, au début du XXe siècle, la « ligne bleue des Vosges », décrite avec lyrisme comme le symbole du patriotisme français, alors dressé contre l’Allemagne.
Après s’être garés au pied du monticule, le despote et ses sbires auraient grimpé jusqu’au sommet, puis le président déchu aurait enjoint aux autres de rester « quelques pas en arrière ». Sous le ciel nuageux, de Gaulle, en uniforme de général de brigade, aurait alors adressé un signe à Prévoteau de la Bretelle qui aurait entonné l’hymne national d’une voix faible et tremblante, bientôt renforcée par celle de ses compagnons. Alors la silhouette du Président se serait élevée de quelques centimètres au-dessus du sol, tout son corps demeurant suspendu dans le vide. Puis, tandis que ses fidèles entamaient le deuxième couplet, de Gaulle se serait élevé davantage, dans un arc-en-ciel d’où ressortaient seulement trois couleurs : le bleu, le blanc et le rouge. Enfin, tout en montant vers les nuages, il aurait adressé un dernier mot à ses disciples :
— Je reviendrai !
Cette brève épopée, qui aurait pu ne constituer qu’un accident de l’Histoire, devait exercer une influence profonde sur l’organisation européenne tout entière. Les autorités bruxelloises admirent que la fragilité de l’édifice communautaire, apparue à l’occasion de la révolution de l’œuf mayonnaise, imposait d’accomplir plusieurs pas décisifs, afin que nul, désormais, ne puisse perturber l’organisation du grand marché qui, sous l’emblème des Trois Libertés (Entreprendre, Commercer, Circuler), conduirait le monde vers un nouvel âge de prospérité.
Pour prévenir les dérives nationalistes, les responsables de l’Union entreprirent de refondre toute la division géopolitique du continent. Les anciens États ne constitueraient plus que des entités symboliques, conservées lors des compétitions sportives. Elles passeraient au second plan derrière cinquante Régions administratives reprenant le découpage des anciennes provinces et reconnaissant pleinement les langues traditionnelles, à côté de l’anglais, promu langue officielle. La France elle-même fut divisée en six Régions. La plus importante — qui englobait approximativement le nord-ouest du pays — recouvra son ancien nom de Neustrie, hérité du partage de l’empire de Charlemagne. Le drapeau communautaire comportait désormais cinquante étoiles.