— Voulez vous me passer le sel, Yvonne ?
— Voici, mon ami.
Deux mains décharnées se tendirent l’une vers l’autre, au-dessus de la nappe blanche, pour échanger la petite salière au bouchon d’argent. La première dame de France, en robe sombre, disparaissait presque derrière son assiette. Ratatinée par la vieillesse, elle veillait cependant à la vie quotidienne et son bras s’avançait chaque fois qu’il le fallait. Sur la cheminée, le balancier d’une pendule marquait le temps immuable des salles à manger bourgeoises. Impassible, le serveur en veste blanche attendait que le Général et madame aient terminé leur cuisse de poulet pour apporter la salade et le fromage. Soudain (selon le témoignage de ce maître d’hôtel qui, pendant plusieurs mois, consigna chaque soir les faits et gestes du Président), on frappa à la porte qui s’ouvrit pour laisser entrer le directeur de cabinet.
Digne fonctionnaire en costume sombre impeccable, malgré ses traits creusés par les ans, celui-ci semblait tout agité par le contenu de la lettre qu’il tenait entre ses doigts :
— Une dépêche urgente de Bruxelles, mon général.
De Gaulle tourna sa haute silhouette et ses lunettes rectangulaires vers Jacques Prévoteau de la Bretelle, puis il plissa le front dans une expression de mécontentement :
— Prévoteau, je vous ai demandé de ne pas me déranger pendant les repas.
La voix du dévoué collaborateur reprit plus timidement :
— Des événements graves se préparent, monsieur le Président…
Agacé, le grand homme se pencha sur son poulet, puis y planta d’un coup sa fourchette avant de conclure, un rien sentencieux :
— Des événements graves et une dépêche de Bruxelles peuvent toujours attendre qu’on ait servi le café.
Plus sèchement, il ajouta :
— Vous pouvez disposer, Prévoteau !
Le fidèle adjoint referma piteusement la porte derrière lui tandis qu’Yvonne avalait un peu de purée en remarquant :
— Mon ami, vous avez été brusque avec M. Prévoteau de la Bretelle.
De Gaulle toussota, l’air soudain accablé. Sa femme reprit, conciliante :
— Mais vous avez raison : il ne faut pas vous laisser gagner par cette nervosité. Vous avez besoin de repos. Et aussi de temps pour continuer vos Mémoires.
Charles soupira :
— Mes souvenirs peuvent attendre, eux aussi. Le pays traverse des heures décisives. Si je laisse faire, ils vont encore agir comme des sagouins !
Son café bu, il conduisit Yvonne devant la télévision où elle reprit son tricot (des chaussettes en laine pour les indigents de la Haute-Marne), en attendant le film du soir. Sous ses airs prudes, cette excellente chrétienne ne loupait aucun épisode de l’intégrale Louis de Funès diffusée sur la première chaîne. De Gaulle aurait aimé, lui aussi, voir ce fameux Hibernatus qui l’amusait d’autant plus que l’hypothèse de la congélation continuait à circuler pour expliquer son retour.
Tandis que commençait le générique sur une joyeuse musique de Georges Delerue, il demanda au maître d’hôtel :
— Soyez gentil de m’en faire une copie. Je le regarderai plus tard.
Puis il sortit de l’appartement privé et se dirigea d’un pas lent vers le bureau du premier étage, ce « salon doré » où l’attendait Prévoteau de la Bretelle. Tragiquement campé devant les fresques de muses aux seins nus qui s’élevaient de part et d’autre de la cheminée, le directeur de cabinet tendit au Général l’ultimatum de l’Union européenne :
— Ils répètent que nous avons perpétré un coup d’État, que nos décisions sont incompatibles avec la charte de l’Union et les engagements de la France ; qu’elles mettent en péril l’équilibre du continent, la monnaie unique et les droits démocratiques.
— Bla bla bla ! coupa de Gaulle d’un geste impatient. La dictature, j’ai entendu ça toute ma vie.
— Bref, ils semblent prêts à intervenir militairement, et les Américains sont derrière eux…
— Les Américains, peut-être, mais pas les Français qui me soutiennent depuis des mois ! Asseyez-vous donc, Prévoteau !
Donnant l’exemple, le Président se laissa choir dans un fauteuil Louis XV et il écouta son subalterne avec intérêt, mais sans inquiétude apparente. Celui-ci reprit, le visage tendu :
— En outre, mon général, les Chinois ont publié un communiqué explicitement dirigé contre vous. Ils laissent à penser que nous menaçons le libre-échange. On ne peut pas prendre le risque de déclencher une crise mondiale.
— On doit agir dans l’intérêt de la nation, Prévoteau. Je ne sais et ne veux entendre rien d’autre… Les Américains et les Chinois le savent aussi, d’ailleurs. Seuls les Européens semblent l’avoir oublié.
— Que faire, alors ?
Le Général leva les deux mains comme pour souligner une évidence :
— De toute façon, ils ne peuvent pas bouger. Nous avons une arme terrible, Prévoteau, rappelez-vous…
— Voulez-vous dire que vous seriez prêt à… ?
— Je ne veux rien dire du tout ; mais je sais comment va le monde : il ne connaît que les rapports de force.
De fait, l’existence de cette force nucléaire stratégique voulue par de Gaulle en 1960 semblait rendre impossible toute intervention militaire en territoire français. La réforme constitutionnelle mise en chantier par son prédécesseur avait bien prévu de retirer une décision aussi grave au seul président de la République pour la confier à une autorité communautaire ; mais la Révolution avait interrompu le processus et nul ne savait, à Bruxelles, si ce vieux fou n’était pas capable d’appuyer sur le bouton.
Jacques Prévoteau de la Bretelle représentait lui-même un cas exceptionnel de longévité. Né en 1920, il avait fait la guerre comme simple soldat dans la France libre ; puis il avait occupé un poste de conseiller à l’Élysée jusqu’en 1967 avant de devenir ambassadeur. Autour de l’an 2000, on apercevait encore ce vieillard de bonne famille dans un bistrot de l’île Saint-Louis où il dînait seul en lisant le journal. Quand le Général avait fait sa réapparition, Prévoteau de la Bretelle, quatre- vingt-dix ans bien sonnés, avait immédiatement répondu à l’appel. Quelques semaines plus tard, il jouait discrètement son rôle de factotum, l’esprit vif malgré son âge, comme tant d’autres centenaires dont le nombre croissant pouvait laisser croire à une forme de progrès.
Depuis quelques semaines, le directeur de cabinet se montrait cependant pessimiste. La « nouvelle Révolution française » (ou « NRF », comme disaient les amateurs d’acronymes) avait laissé le monde interloqué et comme incapable de réagir. Mais l’adversaire se ressaisissait, et le haut fonctionnaire tenait à alerter le chef de l’État. À toutes ces préventions, de Gaulle répliquait par la confiance ; il semblait satisfait d’avoir entrepris, en quelques mois, plusieurs réformes capitales qui annulaient systématiquement tout ce que les gouvernements, depuis trente ans, avaient eux-mêmes baptisé « la réforme ». Il préféra donc mettre un terme à la conversation en promettant :
— Je vais faire un grand discours sur la France. Convoquez-moi la télévision mercredi ou jeudi.
— Bien, monsieur le Président.
Charles de Gaulle ferma un instant les yeux. Le cuir de son visage semblait celui d’un mort ; mais, presque aussitôt, il sembla se ranimer pour prononcer sur un ton plus malicieux :
— Et puis, après le discours, organisez-moi une réception dans la salle des fêtes. Il faut qu’on s’amuse un peu, non ?
— Certainement, monsieur le Président…
Sur le point de sortir, le chef de l’État montra une certaine difficulté à s’extirper de son fauteuil. Trop faible pour le soutenir, Prévoteau fit appel à un huissier qui aida le Général. Après avoir remercié, celui-ci quitta le bureau ; puis, du même pas lent, appuyé sur sa canne et traînant la jambe, il regagna son appartement. Dans la salle à manger, le maître d’hôtel achevait de débarrasser et il lui demanda :
— Avez-vous pensé à ma copie ?
Le mercredi suivant, le général de Gaulle, en visite dans une école du XIXe arrondissement, assistait à la plantation d’un arbre de l’Indépendance. Les enfants avaient préparé la cérémonie et choisi eux-mêmes un petit marronnier qui grandirait bientôt, comme des milliers d’autres, pour célébrer l’unité retrouvée. Après avoir prononcé quelques mots et bu une orangeade, le chef de l’État regagna le palais présidentiel dans sa DS noire (il tenait à conserver cette ancienne voiture tant qu’elle roulait encore). L’après-midi, il travailla avec ses collaborateurs avant de recevoir l’ambassadeur de Russie qui lui transmit un message d’amitié de son homologue à Moscou. Puis, vers dix-neuf heures, dans les appartements privés, il rejoignit Yvonne qui l’attendait en compagnie de la maquilleuse : même à contrecœur, il fallait en passer par cette épreuve. Rajeuni de vingt ans par le fond de teint, le Président se dirigea ensuite vers le Salon doré où l’attendait l’équipe de télévision. Il rappela qu’il se tiendrait à son bureau pour s’adresser directement à la nation.
À vingt heures précises, La Marseillaise retentit sur un plan fixe de la cour de l’Élysée. Après le dernier accord, les téléspectateurs reconnurent le Grand Charles, sa haute silhouette et son regard volontaire, dans un costume à revers fermé sur une cravate sombre à petits pois blancs. Ses mains étaient posées à plat devant lui, sur une feuille de papier où l’on distinguait son écriture manuscrite ; mais il entama son allocution de mémoire, en appuyant d’un vibrato la traditionnelle formule :
« Françaises, Français,
Voici tout juste un an, notre pays se trouvait au bord de l’abîme. Mais, à la différence des crises précédentes, aucune défaite militaire, aucun conflit colonial n’avait fait vaciller la République. Non ! Cet effondrement marquait l’aboutissement de quarante ans de mauvaise politique menée par les gouvernements de tous bords sous la bannière du renoncement — au point de transformer une nation prospère en terre de désolation.
Partout les usines et les moyens de production achevaient de disparaître pour s’implanter aux confins de la Terre, laissant sur le carreau des millions de chômeurs et d’assistés qui survi vaient grâce aux seules prestations sociales. Les activités qui avaient survécu n’y parvenaient qu’au prix d’une détérioration considérable des condition de travail, faisant reculer notre société de plusieurs générations en arrière. La folie de l’immobilier — abandonné aux prédateurs — ne cessait de tirer les prix vers le haut, tandis que se répandait, dans les grandes agglomérations, une forme moderne de bidonvilles faits de mobile homes… »
Il avait prononcé ce mot anglais d’une voix consternée, avant de poursuivre l’énumération :
« … de caravanes, de campements de fortune où se réfugiaient les démunis.
Les gouvernements successifs ne manquaient jamais de présenter leurs prétendues réformes comme des actions courageuses, censées conduire le pays vers des jours meilleurs. Mais, dans le même temps, ils cédaient les palais de la République à des princes exotiques pour en faire des lupanars au lieu de les transformer en logements sociaux. Sans scrupules, ils bradaient toute la richesse nationale à des firmes mondiales en quête de profits rapides. Et, si les hommes d’État se gargarisaient sans fin du mot “entreprise”, les Français commençaient à comprendre que les urgences de ces entreprises restaient fort éloignées de leurs propres intérêts.
Noblesse de la concurrence, urgence de la déréglementation : tous ces mensonges ont éclaté dans l’impunité de ceux qui les propageaient. Mais chacun a pu voir comment le téléphone, les assurances, la distribution de l’eau ou les services postaux se transformaient en jungle où n’importe quel prédateur pouvait fixer ses conditions. Chacun a constaté que la “libre concurrence” entraînait la concentration et l’harmonisation des tarifs par le haut. On a vu même, et je le déplore, une classe corrompue de hauts fonctionnaires encourager la privatisation des entreprises publiques avant de se désigner à leur tête pour s’octroyer la manne dérobée aux citoyens. Comment ne pas comprendre, alors, la mélancolie et le pessimisme du peuple français ?
Au même moment, les services les plus nécessaires au bien-être général, comme ceux de la santé ou de l’éducation, se sont vus soumis à la tyrannie comptable. Les citoyens voulaient-ils reprendre le contrôle de la situation ? Les caisses étaient vides — sauf lorsque l’État choisissait de renflouer des groupes financiers ; les sociétés n’avaient plus de françaises que le nom ; la majorité de leurs actionnaires et de leurs activités se situaient désormais à l’étranger, et toute remise en question de cet état de fait serait passée pour une violation des lois mondiales. Quant à l’administration républicaine, si sûre de sa vertu, elle s’employait à rendre cette évolution irréversible en abandonnant toujours davantage aux autorités européennes — si bien que les consultations électorales avaient fini par se réduire à un partage de prébendes entre partis rivaux, tous pressés de s’agiter à l’écran pour y parler d’exception française.
Mensonge ! Mensonge ! Même notre agriculture, immense richesse léguée par la nature et par l’Histoire, a subi les effets destructeurs de cette politique. On a vu comment le poulet ou le porc français, transformés en dégoûtante industrie, risquaient de disparaître parce que les mêmes firmes agro-alimentaires produisaient encore moins cher dans des pays pauvres. En 1940, la France avait pu limiter ses souffrances lorsque chaque famille comptait quelque cousin de campagne entretenant une terre où se produisaient du lait, de la viande, des céréales, des fruits et des légumes. Elle disposait également d’un artisanat, d’une industrie active et diverse. Comment avons-nous pu laisser tout cela disparaître pour nous soumettre au jeu des conglomérats mondiaux ?
Face à cette situation, avec le soutien du peuple français, j’ai voulu donner un cap nouveau, marqué par une série de réformes concrètes : renationalisation des banques, de l’eau, du gaz, de l’électricité et des télécommunications ; renforcement des services publics, à commencer par ceux de la santé ; plafonnement des loyers et taxation sévère de toute spéculation immobilière ; implantation d’un appartement social dans chaque immeuble d’habitation ; réouverture des gares et des lignes secondaires : encouragement à la petite agriculture ; obligation faite aux firmes françaises de maintenir leurs emplois en France ; taxation des produits étrangers fabriqués selon des normes sociales inférieures à celles de notre pays ; développement d’un microprocesseur et d’un moteur de recherche français ; limitation de la publicité et de l’affichage des marques ; retrait de nos forces militaires de l’OTAN ; défense de l’usage du français et apprentissage d’au moins deux autres langues européennes ; développement de nos liens avec les pays francophones ; rétablissement du théâtre de boulevard… »
À ces mots, le Président sembla marquer une hésitation. Il se pencha vers sa feuille, puis releva le visage et s’adressa au public comme dans un aparté :
« Pourquoi ne joue-t-on plus Bernstein, ni même Anouilh, que diable ? »
Sur un ton impassible, il reprit la lecture de son énumération qui prenait peu à peu une orientation troublante :
« … dépénalisation des drogues douces, déréglementation de l’œuf mayonnaise, droit à une mort paisible, assistée médicalement, et lancement d’un vaste programme scientifique sur ce sujet… »
Dans un recoin du bureau, hors du champ des caméras, Jacques Prévoteau de la Bretelle fronça les sourcils. Le Président ne franchissait-il pas une ligne blanche, incompatible avec les convictions religieuses de nombreux Français ? Il songea toutefois que le Général, vu son âge, avait quelque autorité sur la question. Et, comme pour balayer ces inquiétudes, celui-ci redressa vers l’objectif un visage noble et fier. Puis il ôta ses lunettes comme s’il voulait conclure, les yeux dans les yeux :
« Notre pays, doté d’extraordinaires avantages naturels, peut et doit vivre d’abord de ses propres ressources : il en va de la dignité de chacun, comme de la protection de cette planète, ravagée par des échanges commerciaux débridés.
Français par mon Histoire, citoyen du monde par la raison, je suis également né au cœur de l’Europe, et j’aimerais que, sur tant de sujets essentiels, notre vieux continent montre le chemin. Je sais ce que je dois à mon pays, mais aussi aux grandes cultures de l’Espagne, de la Russie, de l’Allemagne, de l’Italie, et même de l’Angleterre lorsqu’elle se tourne vers ses voisins pour d’autres raisons que le démon des affaires… C’est pourquoi je ne puis accepter d’entendre dire : “Vous refusez la transformation de l’Europe en banlieue de Los Angeles, donc vous êtes contre l’Europe !” Pour ma part, je ne puis concevoir cette union que comme celle de peuples souverains, forts de leurs différences et désireux de bâtir un monde qui leur soit propre, en protégeant leurs richesses et en s’affranchissant des tutelles étrangères — à commencer par celle de nos amis américains. J’appelle tous nos voisins à nous retrouver sur cette base pour aller plus loin ensemble.
Tel est le cap que j’entends suivre aujourd’hui, et que je suivrai si le peuple veut bien me soutenir.
Vive la République, vive la France. »
Tandis que le générique se déroulait sur fond de drapeau tricolore, de Gaulle remercia les techniciens de l’ORTF (l’Office de radiodiffusion télévision française récemment reconstitué) ; puis il se dirigea vers le petit ascenseur qui descendait au rez-de-chaussée où l’attendait l’huissier en chef en tenue d’apparat : jaquette, médailles et chaîne d’or liée à la boutonnière.
— Comment se présentent les opérations ? demanda le Président.
L’huissier joignit les deux mains sur sa poitrine pour répondre :
— Il y a un monde fou, mon général, et ils sont très impatients… Mais je n’ai pas vu votre famille.
— Pourquoi donc ma famille ? Elle n’a rien à faire ici.
La canne du Général résonnait sur le sol. Tout en approchant de la salle des fêtes, il demanda encore :
— Ont-ils entendu mon discours ?
— Bien sûr, monsieur le Président. Les invités sont arrivés à huit heures moins le quart. On avait installé un écran dans la salle des fêtes, et ils vous ont écouté jusqu’au dernier mot… religieusement !
— N’exagérons pas, je ne suis pas le bon Dieu.
— Presque, mon général, murmura l’huissier en chef sur un ton mielleux. En tout cas, je me demande qui sont les plus impatients : ceux qui vous ont connu autrefois ou ceux qui sont nés après votre…
L’homme buta sur ce mot, affreusement gêné, tandis que de Gaulle tournait vers lui son visage avec une expression ténébreuse :
— Après ma quoi ?
— Enfin… après votre disparition officielle, en 1970.
— Ah oui, vous voulez dire après que je me fasse congeler ? ricana le vieillard.
— C’est cela, mon général, conclut l’homme dans un sourire plein de déférence.
On percevait maintenant le murmure de la foule, alignée en rang d’oignons sous les lustres en cristal de la salle des fêtes pour la présentation au chef de l’État. La rumeur de son arrivée se répandit comme l’éclair, car le bruit retomba, tandis qu’un autre huissier, posté à l’entrée devant une tapisserie des Gobelins, annonçait d’une voix sonore :
— Monsieur le Président de la République, le général de Gaulle.
Tous les visages se tendirent vers la silhouette qui avançait dans l’ombre, telle une figure antique remontée des enfers. Tous reconnurent son allure de grand arbre sec, la rondeur du ventre qui s’était accentuée avec l’âge, et ce crâne dégarni où subsistaient quelques longues mèches blanches. Juste avant d’apparaître en pleine lumière, le Général, marquant un temps d’arrêt, tendit sa canne à l’huissier et joignit ses mains derrière le dos avant d’avancer encore, un peu courbé, le long des bois dorés et des colonnes à pilastres. Devant lui, un silence admiratif, presque de recueillement, figeait la centaine d’invités. Tous mesuraient le privilège qui leur était donné de rencontrer l’illustre personnage et de pouvoir se faire leur propre opinion sur son retour. Le chef du protocole vint alors se placer à côté du Président qui entreprit de saluer ses invités l’un après l’autre.
Première de la ligne, une femme âgée, au visage boursouflé, recuit par le soleil, mais aux formes encore pulpeuses sous sa robe du soir, ne put contenir son émotion. De sa voix traînante et un peu vulgaire, éperdue de bonheur, elle s’exclama :
— Mon général…
— Madame Brigitte Bardot, précisa le chef du protocole.
— Je l’avais reconnue, imbécile ! susurra de Gaulle.
Levant alors les mains, il marcha vers elle, le visage empreint de la joie des retrouvailles :
— Chère Brigitte Bardot, il y a si longtemps ! Je suis content de vous revoir !
— Et moi donc, mon général, je suis tellement émue ! répondit-elle sur un ton de grande fille bébête.
Se remémorant les fiches qu’il avait lues l’après-midi, le Président enchaîna avec un parfait naturel :
— Il paraît que vous avez arrêté le cinéma. Quel dommage pour la France !
— C’est que… Je ne suis plus très montrable, mon général.
— Ce n’est pas mon avis, répliqua-t-il en toisant discrètement la poitrine de cette femme qui restait, à ses yeux, une très jeune fille.
Se reprenant soudain, il ajouta :
— En tout cas, bravo pour votre combat. Nos amies les bêtes ont bien besoin de vous.
Sur ces mots, le chef de l’État passa au second invité qui se trouvait être Marcel Bigeard, quatre-vingt-quinze ans, mais toujours alerte sous son béret de parachutiste. Le vieux militaire qui avait servi la patrie, de la Résistance à la guerre d’Algérie, laissa couler une larme en voyant devant lui le demi-dieu qui avait éclairé sa vie. Préférant éviter les épanchements, de Gaulle opta pour le ton militaire un peu canaille :
— Alors Bigeard, toujours aussi con ?
— Oui, mon général, répondit le militaire en sanglotant.
Se penchant à l’oreille du grand homme, le chef du protocole rectifia :
— Pardonnez-moi, monsieur le Président, mais c’est au général Massu que vous destiniez cette formule !
De Gaulle, troublé, acquiesça d’un geste et frappa fraternellement l’épaule de Bigeard qui reniflait, tandis que les présentations continuaient et que chacun s’efforçait de n’en pas perdre un mot.
Parmi les « anciens » (ceux qui fréquentaient déjà l’Élysée dans les années soixante) figuraient également le chanteur Charles Aznavour, le Prix Nobel de médecine François Jacob, l’écrivain Jean Dutourd, le journaliste Jean Mauriac, les anciens ministres Robert Galley et Yves Guéna auxquels le Général prodigua des mots apaisants :
— Depuis des années, cette société n’avait que le mot « jeune » à la bouche. Aujourd’hui, c’est un peu notre revanche, à nous les vieux !
À la cantatrice Jeanne Rhodes, il demanda si elle voudrait bien, comme autrefois, venir chanter Carmen à l’Opéra pour les réceptions officielles.
— Au palais Garnier, bien sûr, ajouta-t-il, l’air malicieux.
Quelques semaines plus tôt, son gouvernement avait ordonné la transformation de l’opéra Bastille en parking et le partage des subventions entre l’opéra Garnier et la salle Favart — enfin dotée d’un orchestre et d’une troupe permanente. Une saison lyrique brillante se préparait, au cours de laquelle on pourrait entendre Le Roi d’Ys, Les Huguenots, La Muette de Portici, La Chartreuse de Parme et d’autres opéras oubliés. Mais de Gaulle tenait surtout au rituel Carmen qu’il aimait offrir aux chefs d’État étrangers. La soprano répondit en souriant, de sa voix presque virile :
— Je chanterai avec plaisir, mon général, mais uniquement si vous êtes seul dans la salle. Je n’ai plus l’âge de me produire en public.
— Et moi donc, croyez-vous que j’aie encore l’âge de gouverner ?
Malgré les réticences de Prévoteau de la Bretelle, il avait également tenu à recevoir quelques figures de cette jeunesse insolente qui ricanait de lui cinquante ans plus tôt. Apercevant le chanteur Jacques Dutronc, en compagnie de Françoise Hardy, il serra les poings puis esquissa des épaules un mouvement rythmé, tout en entonnant d’une voix éraillée :
— Sept cents millions de Chinois, et moi et moi et moi !
— Et dire qu’ils sont maintenant le double, mon général ! répliqua ironiquement Dutronc.
De Gaulle se tourna vers le chef du protocole comme s’il avait peine à croire ce qu’il venait d’entendre. Il demanda un rapport sur la démographie chinoise.
Parvenu au bout de la file, il se montra plus sec avec Jacques Chirac, visiblement stupéfait que l’ordre protocolaire n’eût pas commencé par lui. Après avoir purgé six mois de prison ferme pour une vieille affaire de financement des partis, l’ancien Président avait vu le retour du Général comme un signal marquant la fin de ses épreuves. Il fut donc plus étonné encore quand ce dernier lui demanda :
— Monsieur… Est-ce que nous nous sommes déjà rencontrés ?
L’ancien hôte de l’Élysée bredouilla :
— Mon général, j’étais votre secrétaire d’État en 1967 !
— Tiens donc, j’avais oublié ! Et ensuite, qu’avez-vous fait ?
— Mais enfin… j’ai pris la tête du parti gaulliste. Et je suis devenu président de la République en 1995.
Affreusement gêné, le chef du protocole répétait au grand homme :
— C’est Jacques Chirac… Jacques Chi-Rac, mon général !
De Gaulle parut surpris avant de reprendre :
— Ah oui, c’est vous ! Eh bien, je ne vous félicite pas. L’élargissement de l’Europe, le retour dans l’Alliance atlantique, la privatisation de tout et n’importe quoi… Bref, le pouvoir pour le pouvoir et des idées aussi fixes que celles d’une girouette : ça n’est pas brillant, pour un soi-disant gaulliste !
Un silence consterné glaçait les invités devant ce sermon public. Heureusement, le Président changea brusquement de ton pour conclure sa mise en scène :
— Mais j’admets que vous vous êtes rattrapé en une ou deux occasions. Bravo pour l’Irak, vous avez agi en bon Français ! Et puis vous êtes sympathique, on ne peut pas le nier. Bienvenue à l’Élysée, mon cher Chirac !
L’ancien chef de l’État demeura quelques instants figé, les yeux brillants, tel un enfant complimenté par une grande personne, tandis que le Général saluait les fils de Michel Debré, puis entamait les présentations des personnalités « nouvelles » — qui avaient commencé leur carrière après sa mort officielle.
Sur cette seconde rangée s’alignaient nombre de sportifs, écrivains, acteurs, chanteurs, chercheurs, auxquels le général de Gaulle montra derechef son savoir-faire. Il avait méticuleusement préparé la rencontre et trouva le moyen d’adresser à chacun un compliment personnel. Tous furent séduits par cet art de suspendre les urgences politiques pour se comporter en maître de maison.
Par le choix de ses invités, il avait souhaité prendre en compte l’évolution de la société. Il félicita quelques informaticiens qui travaillaient à la mise au point d’un système d’exploitation entièrement français dans sa conception comme dans son langage. Il échangea quelques mots avec un repré sentant du Comité pour le logiciel libre, puis sembla particulièrement curieux de faire connaissance avec une égérie transsexuelle. Il se détendit ensuite pour bavarder avec les musiciens des Svinkels, un groupe qui mêlait la provocation des punks aux rythmes du rap sans se départir d’un solide sens de l’humour.
— Alors, monsieur Gérard Baste, comment va le hip-hop ? demanda le vieil homme sur le ton du connaisseur.
— Pour ce qui nous concerne, il s’agit plutôt d’un hip-hop de comptoir. Ambiance café-tabac ! répliqua le chanteur du tac au tac.
— J’aime beaucoup votre idée d’un courant punk… adapté à notre belle langue, osa encore de Gaulle.
— Nous sommes vraiment très touchés d’être ici, renchérit Mr Xavier, musicien métis à la voix douce et chaude.
— Mais, dites-moi, reprit le Président, pourquoi avoir choisi le nom d’une bière hollandaise ? Svinkels ! Vous auriez pu appeler votre groupe Kronenbourg ou Mutzig !
— Très drôle, mon général ! bredouilla le troisième larron, Nikus Pocus, traversé par un sanglot d’émotion, tandis que le Président poursuivait sa tournée en complimentant un groupe de techno chinoise du XIIIe arrondissement, puis un trio de chanteuses arabo-phocéennes.
Le moment était venu de gagner la salle de spectacle. Les huissiers dirigèrent les invités vers les chaises recouvertes de velours rouge, pour assister au traditionnel divertissement proposé par la Comédie-Française. Le décor figurait un parking mal éclairé, où des personnages dénudés demeuraient immobiles et silencieux, puis se mettaient à hurler. Après quinze minutes de texte incompréhensible, le chef de l’État eut quelque peine à dissimuler son impatience. À l’issue de cette création, tandis que le public s’approchait du buffet, il fit signe au chef du protocole et lui demanda à l’oreille :
— Qui m’a choisi ce navet pour la représentation ?
— C’était une proposition de la Comédie-Française, mon général !
— Eh bien, c’était une mauvaise proposition. On doit se distraire, dans ce genre de soirée ; et notre théâtre comporte suffisamment de bonnes comédies : Rostand, Guitry, Tristan Bernard, Ionesco, que sais-je encore…
— C’est qu’ils voulaient donner une pièce contemporaine !
— Alors, trouvez-moi un contemporain amusant ! Vous me soumettrez les programmes, dorénavant.
Le Général se montra plus bienveillant devant l’intermède musical qui suivit : trois chansons interprétées par les Twist Gaullist’s, un de ces groupes qui fleurissaient dans l’enthousiasme de la nouvelle Révolution française. Avec un sourire d’enfant, il écouta, sur un rythme enlevé, leur litanie dirigée contre l’uniformisation des cultures du monde, avant de répéter à chaque refrain leur « fierté de chanter le twist gaulliste ».
Tandis que le groupe se trémoussait sur scène, les convives, de plus en plus détendus, buvaient et parlaient autour des petits fours. Passant dans le fumoir, de Gaulle sortit de sa poche une boîte d’allumettes pour offrir du feu à ses invités — geste hautement symbolique depuis qu’il avait rétabli, un mois plus tôt, des zones fumeurs dans les lieux publics. Une coupe de champagne à la main, il retrouva Mr Xavier, l’un des trois membres des Svinkels. Après avoir consulté discrètement l’une de ses fiches, le Président lui souffla :
— Il paraît que vous aimez la ganja ?
— Je… je dois le reconnaître, monsieur le Général.
De Gaulle le dévisagea avec sympathie avant d’ajouter, sur le ton d’un homme informé des mœurs de la jeunesse :
— Si vous voulez rouler un petit pétard, filez donc aux toilettes et soyez discret. J’ai réussi pour le tabac, mais on ne saurait aller trop vite en besogne.
Tels furent, selon les témoins, quelques-uns des épisodes de cette grande soirée à l’Élysée, un an après le retour du Général. La fête se prolongea tard dans la nuit, alors que le vieil homme s’était retiré depuis longtemps pour retrouver Yvonne dans les appartements privés et regarder enfin son dvd d’Hibernatus.