San-Antonio Le secret de Polichinelle

Tous mes personnages sont fictifs, inutile de me chercher des rognes !

S.-A.

À Annie Robert et à Paul Chalant. En souvenir d’un coup de fusil qui n’est pas parti.

S.-A.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER Réalisation d’un SECRET désir

Nous nous déployons dans la plaine — ce qui permet une plus grande liberté de mouvements — Pinaud, Bérurier et moi. Nous avançons à la façon espagnole, c’est-à-dire en éventail. Olé !

Mais avant d’aller plus avant dans ladite plaine et dans l’action de ce remarquable ouvrage[1], il faut que je vous décrive un peu la troupe, mes pauvres enfants.

Je vous campe les personnages par ordre d’ancienneté. À savoir : primo, Pinuche. Il a roulé son falzard dans des bottes de caoutchouc qui sentent le fond de barque à pêche. Il porte un chandail tellement troué qu’un pain de gruyère en pleurerait de jalousie, une limace au col déchiqueté, une cravate écossaise (manière de se donner un côté sport) dont chacun des carreaux comprend une tache de graisse aux reflets moirés et par-dessus (et par surcroît) un suroît en toile jaune huilée qui le fait ressembler à une mayonnaise réussie. À chacun de ses mouvements, le suroît produit un bruit de brindilles cassées. Quand Pinaud marche, on dirait un troupeau d’éléphants en visite dans une fabrique d’allumettes. Pour couronner ce harnachement, il s’est coiffé d’un vieux chapeau de feutre dont Madame Pinaud a découpé les bords avec de mauvais ciseaux à broder sans doute ! Avec cette toiture, il ressemble à un vieux tyrolien dans la débine.

À sa dextre avance Bérurier. Mordez l’homme : chaussures de skis, chaussettes de laine très montantes sur un bénard de velours côtelé. Il s’est noué autour de la brioche une ceinture de flanelle. Et il s’est confectionné une veste de chasse en coupant le bas d’un imperméable hors d’usage. Ainsi loqué, il fait moujik en diable. D’autant qu’il s’est coiffé d’une casquette à trapon. Pour faire chasseur d’élite, il a noué à son cou un immense mouchoir à carreaux dont il s’était hélas servi auparavant pour épancher un mauvais rhume. Quand on a vu ces deux types ainsi fringués, on ne peut plus les oublier, même si on a le bulbe qui se met à couler. Je me marre tout en les escortant dans l’immense plaine annoncée à l’extérieur. Ça n’est pas celle de Waterloo, mais elle est aussi morne. Nous sommes dans les environs de Briare et le terrain que nous arpentons constitue la chasse privée de Monsieur Pardérière, des chaussures Pardérière et Co[2].

Monsieur Pardérière marche par côté. C’est un grand bonhomme qui serait roux s’il avait des tifs et pauvre s’il n’avait pas une fortune évaluée à plusieurs centaines de millions. Le gars Béru se trouve être le cousin de son garde-chasse. Il lui a rendu un grand service récemment, pas au garde-chasse, mais au marchand de pompes. M. Pardérière s’était attrapé avec un poulardin, le cogne et lui avaient échangé des paroles blessantes, puis des gnons qui l’étaient davantage car ce bienfaiteur du pied humain a la main leste. Bref, l’affaire aurait eu des conséquences fâcheuses si Bérurier n’était intervenu. Pour le remercier, Pardérière a exaucé le plus cher désir du Gros : il l’a invité à une partie de chasse sur ses terres. Béru s’est débrouillé pour faire inviter son supérieur hiérarchique, c’est-à-dire votre San-Antonio bien-aimé, ainsi que son co-équipier Pinauchaud ! Et voilà pourquoi vous avez présentement trois gentlemen de la maison parapluie sur le sentier de la guerre.

Une gentille armada, croyez-moi. Les garennes sont tellement impressionnés qu’ils annulent leurs rendez-vous de la journée pour rester planqués dans leur abri-refuge. Voilà une bonne heure que nous marchons sans avoir aperçu la queue d’un…

Le Gros transpire déjà comme un chandelier à cinq branches, et Pinaud commence à avoir de la peine à coltiner son fusil…

Nous poursuivons cependant notre marche forcée… Nous arrivons à la lisière d’un boqueteau où Pardérière nous a signalé du faisan.

Les chiens reniflent à tout va en faisant gnouff-gnouff.

— Ça m’étonnerait que ces cabots lèvent quelque chose, prédit Bérurier qui se prétend sagace en matière de chasse.

— Tout ce qu’ils vont lever, c’est la patte, geint Pinuche qui n’en peut plus…

« Moi, ajoute-t-il, je vous préviens : je ne vais pas plus loin que le bois. Ce matin, justement, j’ai mon rhumatisme qui me fait mal dans l’épaule. Voulez-vous parier que le temps, va changer ?

Personne ne se hasarde à miser sur une éventualité aussi probable. Le vieux gland continue de trimbaler son arquebuse en gémissant.

Béru se met à tirer une langue de gargouille. Il se rapproche de moi et murmure :

— Je la pile. T’as pas un flacon de quelque chose sur toi ?

— Non ! Comment se fait-il que tu n’aies rien pris ?

— Je pensais que Pardérière aurait ce qu’il faut. Tu te rends compte ? On a fait au moins cinq bornes en zig-zag, non ?

— Pas loin !

— Jamais je n’ai parcouru une telle distance sans boire. Pourvu qu’il y ait ce qu’il faut au gueuleton de midi…

Il se met à rêvasser sur ce mystère. Soudain, M. Pardérière s’écrie :

— À vous ! À vous !

Nous levons la tête dans des directions multiples. J’avise un superbe faisan posé en pleins champs. Je tire. Des plumes volent et le faisan choit sur la terre grasse en attendant que ce soit sur un canapé[3].

Pendant que je braquais mes batteries sur cette cible, le Gros, un peu miro, a foudroyé l’un des setters irlandais du marchand de lattes qui pleure à chaudes larmes son gaïe pulvérisé.

Béru est très embêté.

— Mande pardon, murmure-t-il, j’ai cru que c’était un lièvre. De loin, la perspective, hein ?

— On peut se tromper, décrète Pinaud, magnanime…

Moi, je vais ramasser mon bestiau et je le glisse dans ma gibecière. Félicie va être contente quand je vais déballer ce Monsieur.

On console Pardérière et on continue les hostilités.

Bérurier promet de regarder à deux fois avant de tirer. Ses performances me prouvent que j’ai eu raison de me placer en retrait par rapport à lui. C’est en effet plus prudent. La dernière fois qu’il a chassé, c’est dans le prose d’un péquenod qu’il a tiré et le bonhomme n’a pas pu s’asseoir pendant deux mois. Vous allez me dire qu’un paysan, ça vit surtout debout ? D’accord… N’empêche que si c’était arrivé à Charpini, il était obligé de se faire mettre à l’assurance !

Parvenu au petit bois, Pinuche s’écroule au pied d’un arbre. Il se relève très vite car l’arbre en question est un châtaignier et sous ses rameaux, le sol est tapissé d’écorces piquantes. Il vient de se planter une série d’épines dans le valseur. Sans l’ombre d’une hésitation il tombe le grimpant et demande à Béru de lui ôter ces corps étrangers. Bonne âme, le Gros s’agenouille devant les fesses maigrichonnes et flétries du père Lajoie. Avec ses gros ongles cassés et porteurs d’un deuil cruel, il plume le dargeot de notre honorable collègue, lui arrachant des morcifs de bidoche dans son désir de bien faire.

Pardérière et moi poursuivons notre chasse après un bref regard à l’intermède affligeant. Une faisane s’envole d’un arbre. Le commerçant la flingue sans rémission. Il fait un peu la gueule à cause de son setter, pourtant son magistral coup de fusil le défige un brin…

Nous avons parcouru une demi-borne environ lorsqu’un coup de feu éclate derrière nous. Je me retourne pour voir si c’est Pinaud que Bérurier a tué, mais non, les deux compères cavalent entre les troncs. Au pas gymnastique je les rejoins.

— Je viens de tirer une faisane, me crie Pinuche… Superbe volatile en vérité !

— Seulement on la retrouve pas, déplore le Gros…

— Tu es certain de l’avoir touchée ?

Ce doute déprime le Vieux qui renaude méchamment.

— Apprends, San-Antonio, que j’ai été l’un des meilleurs fusils de mon régiment. Médaille de bronze, s’il te plaît ! Quand j’avais vingt ans, je coupais une carte à jouer à cinquante pas !

— Seulement maintenant tu ne serais même plus capable de couper la parole à un muet !

Cette boutade, d’un humour discutable, j’en conviens[4], le laisse aussi froid qu’une expédition dans l’Arctique[5].

Tout à coup, le Gros qui fouillait un buisson pousse un cri de trident. Il se baisse et ramasse un tas de plumes qu’il brandit en hurlant :

— V’là l’animal !

Nous nous approchons et faisons cercle, ce qui à deux représente une certaine performance. En fait de faisane, c’est un pigeon que Pinuche a bousillé. Si cela enlève à la valeur du gibier, ça donne du prix à celle de son coup de flingot, un pigeon étant plus petit qu’un faisan.

Le père Pinuche se saisit de sa victime et se met à la palper dans la région du jabot.

— Il n’est pas tout à fait mort ? interroge Béru.

— Comment est son pouls ? demandé-je : agité, capricant, concentré, critique, cymatode, dicrote, fébrile, filiforme, formicant, fourmillant, fréquent, inégal, intercadent, intercurrent, intermittent, irrégulier, misérable, myure, ondulant, récurrent, serratile ou vermiculant ?

Pinaud hoche la tête.

— Il est arrêté, tout simplement !

Il va pour enfouir sa proie dans la boîte à masque à gaz qui lui sert de gibecière, mais quelque chose retient à deux mains mon attention pour l’empêcher de glisser sur une bouse de vache.

Et le quelque chose en question n’est autre qu’un minuscule étui de métal fixé à la patte du pigeon par une bague spéciale.

— Attends voir !

J’examine l’objet.

— Dis, Pinuche, c’est un pigeon voyageur que tu as abattu.

— Penses-tu !

— Ben regarde ! Ou alors çui-là était vaguemestre dans son unité !

Je m’empare de la bague et de son étui. À l’intérieur de ce dernier, je découvre une petite feuille de papier pelure couverte de signes et de caractères bizarres.

— Qué zaco ? fait Béru, lequel parle couramment l’italien.

— Un message chiffré…

Pinaud n’en revient pas.

— Nom d’un chien, se lamente-t-il, j’ai intercepté une communication de l’armée ! Pourvu qu’on ne me fusille pas !

Je le rassure.

— Voilà belle lurette qu’on n’utilise plus les pigeons dans l’armée, sauf avec des petits pois et des croûtons frits.

— Alors ? s’inquiète Bérurier, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Aucune idée. C’est peut-être un : concours entre colombophiles, et c’est peut-être un truc louche. Je passerai ça au Vieux, il avisera.

— Tu crois que c’est comestible, un pigeon voyageur ? s’inquiète Pinaud qui revient en galopant à des considérations gastronomiques.

— Pourquoi pas ? tonitrue Béru. Un facteur, c’est un homme comme les autres, après tout.

C’était là un argument convaincant, que Pinaud crut[6].

CHAPITRE II Je n’ai pas de SECRET pour vous

Quatre jours après cette partie de chasse mémorable qui se solda par l’hécatombe ci-avant décrite, le Vieux me fait appeler dans son burlingue secret. La pièce est triste comme un vieux numéro de la Revue Boursière, et le maître des Services paraît aussi joyeux qu’une catastrophe minière.

Il est droit devant son bureau d’acajou lorsque j’entre. Ses poings sont posés à chaque extrémité de son sous-main et son front relié pleine peau de fesse brille à la lumière de son réflecteur.

Il n’ouvre presque jamais ses fenêtres, sauf quand la femme de service vient passer l’aspirateur. Le reste du temps, pareil à un animal du Vivarium, aux mœurs délicates, il se contente du soleil tarifé par l’Électricité de France.

Sa bouche ressemble à celle d’un lézard. Elle est sans lèvres et on s’attend toujours, quand il l’ouvre, à en voir jaillir une langue fourchue.

Il me regarde pénétrer dans son antre avec des yeux aussi placides que ceux d’un potage Maggi.

— San-Antonio, vous ne devinerez jamais la raison pour laquelle je vous ai mandé !

« Mandé » ! C’est tout lui. Quand il jacte, on se croirait à une réception chez le Marquis du Trou-Fignon.

— Je n’en ai pas la moindre idée, Chef !

Il sort alors de son tiroir de droite l’étui que j’avais piqué sur la patte du pigeon.

Avec une adresse de jongleur, il le lance en l’air, essaie de le rattraper, n’y parvient pas et regarde tomber le petit tube métallique dans son encrier.

Il l’y repêche avec dextérité, l’ouvre avec non moins de dextérité en le tenant à travers un buvard, et sort le feuillet qui s’y trouvait initialement.

— Savez-vous ce que c’est que ça, San-Antonio ?

— Je reconnais le document, Chef, mais j’ignore ce qu’il concerne…

Il masse sa rotonde ivoirine en laissant sur son crâne poli une traînée d’encre du plus bel effet.

— C’est une formule…

— Ah ?

— Oui. Elle concerne un produit que nos savants mettent au point pour parer aux radiations atomiques.

— Pas possible !

— Si.

Le Vieux se met à faire du Jean Nohain de la bonne année.

— La France n’a pas la bombe atomique, voyez-vous, mais elle est sur le point de découvrir, sinon l’antidote de ce fléau, du moins un puissant palliatif… Une personne ayant le derme enduit du produit en question ne souffrira pratiquement pas des méfaits de la radioactivité !

— Bravo, c’est sensationnel.

— L’invention n’est pas encore au point, mais nos savants sont à la veille d’aboutir…

Je ricane.

— Et déjà la formule s’envole vers d’autres contrées !

— Comme vous le dites ! Sans ce coup de fusil de Pinaud, nous n’en aurions rien su ! Le hasard est grand !

— Il est non seulement grand, il est providentiel, complété-je.

Il y a une minute de silence comme dans toutes les cérémonies d’envergure. Le Vieux tourne dans ses doigts le petit rectangle de papier mince.

— Nos labos ont failli ne pas découvrir le pot aux roses, poursuit-il. Au moment où ils allaient abandonner les recherches, l’un des savants qui travaillent à l’invention est venu ici pour des raisons de service. On lui a montré ceci à tout hasard et il est tombé des nues en reconnaissant l’une de ses formules.

— Le pigeon aussi, murmuré-je. Tout le monde tombe des nues dans cette histoire.

Ma boutade n’est pas du goût du Vieux.

Pourtant c’est de la boutade extra-forte qui pourrait être signée Amora[7].

Le Boss s’assied, tire sur ses manchettes, chasse un grain de poussière sur le revers de son veston et enchaîne.

— Cette fuite et d’autant plus surprenante que des précautions sévères ont été prises pour garantir le secret aux savants.

— En France, fais-je, les précautions sévères ne le sont jamais ! Nous ne savons pas être des gardes-chiourme.

— C’est bien dommage pour nos intérêts, soupire le Vieux.

Il croise ses paluches et fait craquer ses jointures.

— Enfin, essayons pourtant de nous défendre.

— Les recherches ont lieu dans un laboratoire privé gardé par des policiers en civil. Afin d’éviter, — du moins le croyait-on —, des fuites, les savants qui travaillent dans ce laboratoire ont consenti à passer à la fouille chaque soir avant de partir. Thibaudin, le Professeur à qui on doit la découverte en question, est un maniaque du secret. Il surveille lui-même la fouille de ses collaborateurs… L’opération se passe de la façon suivante : chaque jour en arrivant, les assistants du Professeur se déshabillent entièrement et traversent un couloir de verre pour se rendre du vestiaire où ils ont laissé leurs effets à un second vestiaire où ils revêtent des vêtements de travail…

— Bon, ceci est un point.

Le Vieux promène une langue étroite et pâle sur son absence de lèvre.

— Second point, Thibaudin est le seul à connaître les formules de son invention. Celles-ci sont consignées naturellement par écrit pour le cas où il lui arriverait malheur avant la mise au point de l’antidote atomique (auquel il a déjà donné le nom provisoire d’Antiat). Les documents sont enfermés dans un petit coffre mural très perfectionné dont il est le seul à posséder la combinaison… Aucun de ses collaborateurs, mêmes les plus directs, n’est capable de transcrire la formule qui se trouvait sur ce papier… Voilà le problème…

Je me gratte l’occiput.

— C’en est un, en effet !

— Bon ; eh bien, puisque vous avez levé le lièvre, ou plutôt le pigeon, — très satisfait, il prend un temps pour me faire apprécier la saillie[8] — c’est à vous que je confie le soin d’élucider ce mystère, San-Antonio…

Mince d’honneur. Je lui octroie une courbette à quatre-vingt-dix degrés.

— Le laboratoire a été aménagé dans une grande propriété située près d’Évreux, dans un coin isolé de la forêt… J’ai prévenu Thibaudin, il vous attend avec impatience… Je crois que vous devrez procéder en souplesse, car il serait maladroit de donner l’éveil au traître…

— Faites-moi confiance, Chef !

— Je sais…

Il a un aimable sourire qui en dit long comme Bordeaux-Paris sur l’estime en laquelle il me tient.

Avant de calter, je voudrais lui poser une question délicate. Je crains qu’il la prenne en mauvaise part.

— Dites, Patron…

— Oui ?

— Avant de démarrer l’enquête, je voudrais me libérer le cerveau d’une vilaine idée qui viendrait à l’esprit de n’importe qui.

Avant que j’aie fini de parler, il a pigé.

— Thibaudin ?

— Voilà. Je n’ai jamais vu un homme aussi psychologue que vous !

Le compliment tiré à bout portant se traduit sur sa surface corrigée par une vague de rougeur. Il devient plus rouge que les locataires du Kremlin.

— Écartez carrément Thibaudin de votre liste des suspects. Je le connais depuis longtemps. C’est un grand patriote…

Le voilà qui part dans le panégyrique du savant. Capitaine d’active au cours de la guerre 14–18, médaille militaire, croix de guerre… Des citations longues comme ma jambe ! La France lui doit des flopées de découvertes utiles, telles que la crème contre le feu du rasoir, et le sérum parabellum contre la maladie des serins, équétera, équétera… Il a perdu deux fils à la dernière guerre, il a fait de la résistance, il a une Légion d’Honneur qui lui descend jusqu’au mollet ; bref c’est un Grrrrrand Français, bien qu’il ne mesure qu’un mètre soixante-cinq. Et puis, argument massue, s’il avait voulu cloquer sa découverte à une nation étrangère il pouvait le faire sans que personne n’en sache rien avant de fiche son pays dans le coup, pas vrai ? C.Q.F.D., comme on dit au M.R.P., au R.G.R., à la S.F.I.O., au P.M.U. et à l’U.M.D.P.

Je prends congé du Vieux, nanti des renseignements complémentaires. Je fonce dans mon bureau pour y récupérer mon imper, car dehors il sauce comme dans la cour d’une caserne de pompiers un jour de grande manœuvre.

Pinuche est en train d’écrire à sa table. Il tourne une ronde agrémentée de petits motifs tout plein zizis. On dirait que ses lettres sont velues.

Devant lui, sont étalées une vingtaine d’étiquettes comportant toutes le mot « COING ».

Je me penche sur son œuvre.

— Tiens, fais-je, tu n’utilises que l’alphabet à poil long ?

Il secoue la tête.

— Ma femme fait ses confitures aujourd’hui… Je prépare les étiquettes pour les pots.

Il pose son porte-plume et se masse le poignet.

— T’as la crampe de l’écrivain, Pinuche ?

— La ronde, ça fatigue, explique-t-il.

Il se lève pour exécuter quelques mouvements de décontraction. Ce faisant il renverse son encrier sur les étiquettes calligraphiées.

Comme il ne s’est pas aperçu du sinistre, je m’abstiens de le lui signaler ; il est cardiaque sur les bords, et ça me ferait de la peine de le voir mourir !

Je m’aperçois avant de sortir qu’il a boutonné son pantalon suivant une manière qui lui est chère, c’est-à-dire qu’il a fixé le bouton du bas à la boutonnière du haut. Je lui désigne le tunnel ainsi ménagé.

— Ferme ça, Pinuche, il ne faut jamais trop aérer la chambre d’un mort !

Il bougonne en rétablissant l’ordonnance de sa mise.

— À propos de mort, fais-je, il était bon, le pigeon ?

— Non, trop coriace… On l’a donné à la concierge.

— Tu as trop bon cœur, Pinaud ; ta générosité te perdra !

CHAPITRE III J’entre dans le SECRET

Apparemment, rien ne signale le laboratoire de Thibaudin à l’attention du promeneur, si ce n’est le nombre de voitures rangées autour de la propriété. On dirait qu’une réception y est organisée en permanence. Et pourtant, ce qui frappe, en second lieu, c’est le silence qui y règne.

La maison est une construction de deux étages, bâtie pour un ancien B.O.F. prétentiard qui a voulu une tour, histoire de se donner des idées de noblesse. C’est fou ce que le blason torturait les gars au siècle dernier. Au point qu’ils souhaitaient tous s’appeler Dupont, afin de se cloquer une particule.

Le bâtiment est niché au milieu d’un parc aux pelouses négligées. Le tout est cerné de murs rébarbatifs. C’est, je pense, ce qui a décidé Thibaudin à y installer son centre de recherches.

Je stoppe ma tire le long du mur et d’un pas allègre je franchis la grille.

Je n’ai pas fait quatre enjambées qu’une voix hargneuse me pétrifie.

— Hep, là-bas !

Je fais volte-face, comme on dit au Fiacre, et je découvre une sorte de vieux parapluie à mine rébarbative.

C’est le gardien. Ancien truand, je vous le répète, ça se voit à sa frime rapiécée comme une vieille chambre à air, à son naze écrasé, à ses étiquettes en haillons et plus encore à son regard en virgule.

Je le défrime complaisamment.

— Où allez-vous ? s’informe-t-il en s’avançant vers moi d’une démarche chaloupée.

— J’ai rancard avec le professeur Thibaudin.

Et je produis un laissez-passer en bonne et due forme. Il l’étudie scrupuleusement, comme un général de corps d’armée le fait d’une carte d’État-major avant d’envoyer ses zouaves au casse-pipe. Puis il hoche sa tête sans cou et me fait signe qu’il est d’accord.

Croyez-moi, les meilleurs anges, ce sont les anciens démons. Mordez Vidocq, par exemple. Ancien bagnard, truand patenté… Pédigrée à plusieurs feuillets, mais le jour où il s’est mis à en croquer il est devenu chef de la poule ! Voilà comment on fait les bonnes grandes maisons. Le mal par le mal, c’est la thérapeutique reine.

Je philosophe ainsi tout en remontant cavalièrement l’allée, puisqu’il s’agit d’une allée cavalière.

Ensuite j’escalade lestement un perron de quatorze juillet[9] et je me trouve dans un vaste hall carrelé façon échiquier où un autre mironton rêve d’aller à dame en se secouant les couennes sur une chaise dépaillée.

D’après mes calculs[10], ce zouave pontifical est le dernier bastion fortifié avant le burlingue du Professeur Thibaudin.

Je produis mon ausweiss et il fait un petit mouvement de hure assez gracieux.

— Le Professeur, s’il vous plaît, demandé-je en ponctuant ma phrase d’un aimable sourire qui mériterait la première page de Ciné-Révélation.

— On va vous conduire.

Il appuie un index en grand deuil sur un bouton électrique. Quelque part dans la casba, une sonnerie retentit et je vois se radiner une fort gracieuse personne dont le soutien-gorge n’est pas gonflé au gaz de ville.

Elle est blonde platinée, elle porte une blouse blanche, des bas à couture noire, et son petit air fripon flanquerait des idées salaces à un congrès scientifique.

Elle me regarde, me jauge, m’inspecte, me détaille, m’évalué, me dissèque, me considère, m’apprécie et me prie de la suivre, ce que je fais volontiers en regrettant toutefois que ce soit dans le bureau d’un vieux bonze et non à l’Hôtel du Pou-Nerveux où la piaule numéro 22 m’est réservée en permanence.

Elle quitte le hall pour emprunter[11] un étroit couloir dont la moquette est usée jusqu’au plancher. L’endroit n’est éclairé que par une ampoule poussiéreuse qui pend bêtement au bout de son fil, comme une poire d’automne cramponnée à sa branche effeuillée[12].

Avant que nous n’arrivions au bout du corridor, je questionne en prenant ma voix timbrée à vingt francs :

— Vous êtes la secrétaire du Professeur ?

— Oui, Monsieur, fait-elle.

— C’est un homme qui sait choisir son personnel, apprécié-je.

Elle produit un petit rire qui me va droit au vague à l’âme.

Enhardi, je pousse mon avantage :

— Et en dehors de vos heures de présence, que faisiez-vous de vos heures d’absence avant de me connaître ?

Elle me file alors le super-regard destiné à liquéfier le bonhomme.

Des coups de périscope pareils, ça vous court-circuite la moelle épinière et le bulbe rachidien.

— Je vous attendais, vous voyez, gazouille la pépée.

J’ai idée qu’elle se fait un peu tartir dans cette propriété. Elle en a sa claque, du savant antiatomique. Les cérébraux, c’est chouette dans la Revue des Deux Mondes, mais dans un pageot les cours s’effondrent !

Je me promets de la travailler au foie, et ailleurs[13], et je lui file le train dans une grande pièce meublée de classeurs métalliques, d’un bureau métallique aussi et de sièges en tubes.

Ces différents éléments contrastent avec l’architecture rococo des lieux. Il y a des lambris, des moulures et de la moquette usée partout, et même un fauteuil voltaire déprimant qu’on a oublié là et qui bave son crin dans un angle.

Miss Dunlop me montre ce siège austère.

— Asseyez-vous, je préviens le Professeur.

Elle décroche le bignou posé sur le burlingue. Une voix d’homme annonce qu’elle est en ligne. La souris se met alors à parler de moi. Tout en jactant, elle décrit des arabesques avec son valseur pour m’inspirer. C’est le genre de fille qui, comme les girls de Madame Arthur, sait rendre son dos éloquent.

Lorsqu’elle raccroche, elle me distribue pour changer des œillades de cinq cents volts. Ou je me trompe, comme disait le Monsieur qui croyait ne pas s’être rasé parce qu’il se regardait dans une brosse à habits, ou mon séjour dans ce laboratoire comportera des compensations de choix.

— Vous êtes la seule femme ici ? demandé-je, mine de rien.

— Oui.

— Eh bien, dites donc, il doit vous falloir une armure pour circuler, non ?

Elle hausse les épaules d’une manière qui porte préjudice aux habitants de la propriété.

— Vous savez, les occupants de cette maison pensent plus à leur travail qu’aux femmes…

— Les pauvres gens, comme s’il y avait plus important dans la vie que le sourire d’une jolie fille.

Elle me toise d’un œil tout plein gentil.

— Vous semblez singulièrement entreprenant, vous, alors !

— C’est de naissance, j’ai eu pour nourrice la Lollobrigida de l’époque et ça m’a foutu des complexes pour toute la vie !

Elle rigole. Pas longtemps, car le Professeur Thibaudin vient d’entrer. En l’apercevant, je n’ai plus la moindre envie de conter fleurette à la délicieuse enfant blonde. Celle-ci du reste s’esbigne sur la pointe des mocassins.

Je me consacre alors à l’examen de Thibaudin. C’est un grand vieillard gris. Quand je dis qu’il est gris, ce n’est pas une image mais une description réelle. Il est grand, maigre, décharné, osseux… Il a la peau grise, les cheveux et la moustache gris, une chemise grise, un costar gris, une cravate grise, des souliers gris et pour se gratter il se met sûrement de longs gants gris[14].

Il me regarde et je note en passant l’intelligence de son visage. Ce bonhomme-là a quelque chose dans le citron, ça se voit tout de suite.

Je me présente et il m’adresse une petite grimace furtive qu’il croit être un sourire.

— Heureux de vous accueillir ici, Commissaire… C’est grâce à vous qu’on a découvert ces fuites, n’est-ce pas ?

— Du moins grâce à l’un de mes subordonnés…

— Cette histoire est insensée. Depuis que je sais cela, je ne vis plus. Vous rendez-vous compte de ce que représente mon invention ?

— La salut de l’humanité, Professeur…

— Du moins une protection certaine… Si ma découverte était connue de ceux qui projettent d’utiliser la bombe, — et ils sont hélas de plus en plus nombreux — ils se hâteraient d’inventer quelque chose qui annihilerait la puissance protectrice de mon produit…

— Vous avez raison, Monsieur le Professeur. Ce serait catastrophique.

— Grâce au ciel, enchaîne l’homme gris, mon invention n’est pas achevée, on peut donc être certain que le traître qui me pille n’a rien saisi d’irréparable… Du reste, la formule que transportait ce malheureux pigeon concerne ce que j’appellerai la phase A de mes travaux…

Il aborde le vif du sujet. Je commence à me sentir des fourmis aux articulations.

— J’aimerais que vous me montriez les lieux, Professeur. Seulement je voudrais demeurer ici incognito afin de ne pas donner l’éveil au traître.

« Ne pouvez-vous me charger de fonctions subalternes qui me permettraient de circuler sans me signaler à l’attention de celui-ci ?

Il réfléchit.

— Si. Vous passerez pour un nouveau garçon de laboratoire…

— Attention, je ne suis pas un scientifique… Si vos collaborateurs me posent des colles…

— Ils ne vous en poseront pas. Chacun ici a un travail déterminé et ne s’occupe pas de ce que font les autres…

M’est avis que le père Thibaudin a l’esprit d’organisation. Ça doit être un drôle de juteux dans son job. Un vrai maniaque qui casse les tartines à son monde.

Je ne sourcille pas.

— Très bien, Monsieur le Professeur, ce sera comme vous voudrez…

— Vous demanderez une blouse blanche à Martine, elle en a un stock !

— Il s’agit de votre secrétaire ?

— Oui. Une fille très sympathique, vous l’avez vue, c’est elle qui vous a introduit ici…

« À charge de revanche », pensé-je.

— Très sympathique en effet, Monsieur le Professeur. Puisque vous me parlez de cette jeune fille, abordons la question des suspects. Combien de personnes vous entourent ?

— Cinq, plus ma secrétaire…

Je sors un papier de ma fouille et je cramponne un stylo.

— Nommez-les moi, je vais faire un petit topo pour m’aider à les situer…

— Eh bien ! par ordre d’importance, j’ai les docteurs Minivier et Duraître qui sont mes élèves. J’ai en eux la plus entière confiance…

Je laisse flotter les rubans… La question de confiance, je connais ça mieux qu’un Président du Conseil.

— Ensuite ?

— Trois manipulateurs qui ont des diplômes de pharmaciens flambants neufs…

— Et qui se nomment ?

— Berthier, Berger et Planchoni.

— En somme, vous êtes entouré de jeunes ?

— Oui. J’ai foi en la jeunesse. C’est elle qui doit ouvrir la nouvelle route… J’avais deux fils…

Une ombre de tristesse, comme on dit dans les romans pour jeunes vierges en transes, passe sur sa figure. Mais il renonce à me déballer ses malheurs. D’un haussement d’épaule résigné, il rejette le passé dans son dos.

— Vous connaissez au moins ces trois jeunes gens ?

— Ils m’ont été recommandés par des collègues à moi qui furent leurs maîtres.

— Donc, a priori, tous sont également dignes de confiance !

— Mais oui, hélas…

— La secrétaire ?

— Voilà six ans qu’elle est à mon service. Une gentille enfant. Elle n’a pas accès au coffre où sont enfermés les documents…

Il va pour parler encore mais je l’arrête.

— Attendez, Monsieur le Professeur, procédons par ordre. Quels sont les travaux de chacun de vos assistants ?

— J’ai démultiplié en quelque sorte mon champ de recherches. Je dois vous dire que mon invention est basée sur l’utilisation de l’énergie solaire. Minivier et Planchoni font un travail d’astronomie selon les directives très précises que je leur donne. Duraître et les deux autres manipulateurs se chargent de l’aspect chimique de la question. Moi je suis le lien ; le commun dénominateur…

— La nature de leurs travaux respectifs peut-elle amener les uns ou les autres à reconstituer l’ensemble de vos recherches ?

— Absolument pas. Si un élève des Beaux-Arts possédait la palette de Picasso, il ne peindrait pas des toiles de Picasso pour autant, n’est-ce pas ? Ceci pour vous faire comprendre…

— Oui, j’ai compris. Mon chef m’a dit qu’il existait une fouille très sévère ?…

— Ah oui. Ce n’est pas une règle absolue, cela concerne les chimistes seulement. Je leur confie certains produits extrêmement rares que j’ai découverts et auxquels je tiens comme à mes yeux. Étant d’un naturel méfiant, j’ai institué cette fouille minutieuse. Ils s’y sont pliés apparemment de bonne grâce, bien que ce soit injurieux au fond !

Tu parles ! Je me demande comment il s’y est pris pour opérer sans que les gars aient envie de lui flanquer leurs éprouvettes à travers la terrine.

Je le lui demande, il s’explique.

— Mon cher, la diplomatie est l’art de savoir présenter les choses saumâtres. J’ai pris chacun à part en lui expliquant que je prenais cette précaution à cause des deux autres.

— Bravo.

Il secoue la tête.

— Voilà, c’est tout.

— Ces gens habitent où ?

— Mais ici… Il y a, au fond du parc, deux pavillons préfabriqués afin de loger tout le monde, je n’ai pris que les deux garçons libres à dessein, pour pouvoir les garder sous la main…

— La secrétaire ?

— Elle habite dans le pavillon même !

— Et vous aussi, naturellement ?

— Bien sûr… Je dors au-dessus de mon laboratoire.

— Qui s’occupe de votre ménage ?

Il rit pour de bon cette fois.

— Mon ménage ! J’habite une chambre de célibataire et je prends mes repas avec tout le monde au réfectoire… C’est Martine qui se charge de porter mon linge et de le ramener…

— Je vois. Maintenant, si vous voulez me montrer les lieux…

Il hésite.

— Attendez ce soir. Je vous ferai visiter l’installation en détail, ce sera plus facile. En attendant, installez-vous. Martine va s’occuper de vous.

— Avec plaisir, fais-je.

Et croyez-moi, les potes, je suis sincère !

CHAPITRE IV Le SECRET de plaire

Me voici pris en charge par la môme Martine. Avec un guide commak, je suis partant pour Paris-by-night et la visite des Châteaux de la Loire !

On réitère la balade dans les couloirs. Je remarque qu’elle est allée se recoiffer pendant que je discutais le bout de gras avec Thibaudin. De plus, elle a mis un col Claudine pardessus son pull-over bleu… Elle est bien sanglée dans sa blouse blanche et on suit sa géographie comme si on y était.

— Où allons-nous ? m’enquiers-je, lorsque nous sommes à distance suffisante du bureau directorial.

— À la réserve…

— Méfiez-vous…

— Pourquoi ?

— Je serais capable de sortir de la mienne…

Elle me fait l’hommage d’un sourire pour ce bon mot[15] ; puis, sérieuse soudain, elle demande :

— Alors, vous êtes garçon de laboratoire ?

— Oui, pourquoi, ça vous surprend ?

Elle me coule un regard ardent qui liquéfierait le Mont-Blanc.

— Un peu… Vous ne faites pas du tout garçon de labo.

— Qu’est-ce que je fais, alors, garçon-laitier ?

Elle secoue la tête. Son regard est de plus en plus goulu. J’ai idée que son séjour dans cette grande baraque perdue, où la science est souveraine, lui a crédité le pétrousquin d’un gros retard d’affection.

Nous parvenons à la réserve, une grande pièce triste au rez-de-chaussée, en deçà de l’escalier. L’endroit est encombré de caisses non ouvertes et comporte deux vastes placards. Martine en ouvre un et je découvre une pile de linge.

— On use beaucoup de blouses ici, dit-elle.

— Ah oui ?

— À la chimie, je ne sais pas trop ce qu’ils manipulent, mais ils en font une consommation effrénée.

Tout en parlant, elle a pris une blouse qu’elle déplie. J’ôte ma veste et enfile le vêtement de « travail ». Il est trop juste pour moi.

— Vous avez des épaules terrifiantes, admire la donzelle.

— Pas mal, merci.

— Ce que vous devez être fort…

— À votre service…

On essaie le modèle au-dessus. Il me va à peu près. Je m’examine dans un méchant miroir piqué et je constate que je ressemble plus à un masseur qu’à un assistant chimiste.

La fille m’observe d’un œil attentif.

— On dirait que c’est la première fois que vous mettez une blouse, dit-elle. Vous semblez tout surpris…

Décidément, il va falloir que je me méfie de sa sagacité ; elle m’a l’air dégourdoche, la poulette. C’est fou ce que les bergères ont le renifleur aiguisé. Vous croyez leur vendre des salades et elles vous attendent patiemment au virage en ayant l’air de vous prendre pour de pauvres cloches.

Je m’abstiens de répondre à sa question.

Afin de donner le change[16], je m’admire complaisamment.

— Ça ne vous gêne pas sous les bras ? s’informe Martine.

Je lui chope la taille.

— Mais non, mon cœur, vous voyez, j’ai la complète liberté de mes mouvements.

Elle se débat.

— Laissez-moi, si on venait !

— Qui voulez-vous qui vienne ?

— L’un de ces messieurs… C’est ici que sont entreposés les instruments de rechange dont ils ont besoin…

— Y a-t-il un endroit tranquille où l’on ne craint pas d’être surpris ?

Elle hésite. Je lui caresse la joue d’un tendre revers de main.

— Vous y recevriez un Monsieur qui vous veut du bien ?

Elle se met à me jouer la scène deux de l’acte trois. Celle qui commence par la réplique : « Si vous me promettez d’être sage ! »

Je connais le texte par cœur. Musset s’est cloqué le médius dans l’orbite jusqu’à la clavicule en prétendant qu’on ne badinait pas avec l’amour. On ne fait au contraire que ça dans la vie française.

En conclusion, rendez-vous est pris pour cette nuit. Elle me dit qu’elle a une bouteille de crème de cassis en provenance directe de Dijon, ce qui constitue en soi un prétexte suffisant pour me recevoir nuitamment. J’accepte son aimable invitation en songeant qu’une bouteille de cassis n’a jamais constitué un rempart efficace pour protéger l’honneur d’une dame.

Ensuite elle me conduit à ma propre chambre. C’est une pièce minuscule sous les combles. Vraiment, c’est un comble[17] de loger un crack des Services Secrets dans un endroit pareil. La môme Martine s’en excuse, mais c’est la seule pièce habitable qui soit vacante. Elle ne comporte qu’un méchant lit de fer et un portemanteau. Un palace, vous m’en mettrez deux caisses. J’en ai sec, moi qui suis, vous le savez, claustrophobe sur les bords. C’est le Ritz amer, quoi !

Enfin, j’ouvrirai la tabatière…

Je regarde tour à tour mon lit et Martine, faisant une association d’idées qui lui est très perceptible. Mais visiblement elle craint d’être surprise en flagrant du lit et elle me laisse sur un sourire qui flotte longtemps après son départ dans la pièce exiguë.


Quelques minutes plus tard, c’est la fin du turbin. Dans le grand hall où moisit toujours un vieux mironton de la sourde, le Professeur Thibaudin me présente à ses collaborateurs.

Les Docteurs Minivier et Duraître sont des garçons d’une quarantaine d’années qui, par un curieux phénomène de mimétisme, se ressemblent étrangement. Cela doit venir de leurs cheveux taillés en brosse et de leur pâleur. Ils manquent d’exercice, c’est certain. Minivier est grand, avec un front bombé et un regard sombre… Duraître a un début de ventre et d’épais sourcils…

Quant aux assistants, ils sont au contraire fortement dissemblables. Berthier est presque obèse. On dirait le bonhomme Michelin, en plus dodu. Il est très jeune, très sale et sa lèvre inférieure pend comme un pétale de lis. Berger est petit, noiraud, agité, inquiet, et pourvu de tics amusants pour son entourage. Son plus marrant consiste à fermer l’œil gauche en même temps qu’il ouvre grande la bouche et secoue la tête.

Ce cher garçon passerait dans un music-hall, il ferait fortune. Quant au dernier, Planchoni, c’est un cas. Il est long avec une tête aux oreilles décollées qui lui donnent l’air d’un portemanteau. Oui, il ressemble à une patère… À une patère austère[18]. Sa blouse flotte sur son squelette comme un drapeau mouillé sur sa hampe.

En bref, les cinq personnages que voilà ne sont pas des don Juan. Leurs yeux ont tous le même reflet fatigué et fiévreux. Ces gars-là bossent trop. On devrait leur acheter un ballon et leur payer une fois la semaine une virouze chez la baronne, rue de la Pompe, la grosse qui tient le plus chouette clandé de Pantruche.

Là-bas, y a un bétail de choix : des demoiselles de la gentry pour la plupart qui ne sont pas visibles entre cinq et sept parce qu’elles prennent le thé Faubourg Saint-Germain. Même la négresse est fille de roi. Elle est très demandée à cause de ses attributs[19]

Je serre les louches de ces cinq messieurs. Tous m’octroient un coup d’œil évasif et, sans plus m’attacher d’importance, gagnent leur réfectoire, ce qui est moins intéressant que de gagner à la Loterie Nationale. Je les suis, encadré par Thibaudin et Martine.

Au fond du parc, s’élèvent les constructions dont m’a parlé le Prof.

Ce sont deux grands bungalows préfabriqués, assez gentils d’ailleurs. Ils constituent cinq chambres et une salle de séjour avec télé, radio, tourne-disques, cave à liqueurs et sofa accueillant.

Une vague ordonnance, très cavalier Lafleur, fait la tortore et la sert sans trop se soucier des convenances. Le Cul-de-Singe en question n’a jamais appris l’existence du savon, malgré la publicité forcenée que font certaines marques. Il est cracra comme une poubelle et son accoutrement ferait merveille sur la piste de Médrano.

L’homme porte un pull à col roulé, avec, pardessus, un gilet de laine. Ses manches sont retroussées et il a des gants en caoutchouc pour protéger ses menottes du contact de l’eau.

Il fume un vieux mégot en servant et n’hésite pas à tremper son pouce dans les plats pour véhiculer ceux-ci… Je me demande où le Professeur a chopé cet épouvantail… Sans doute est-ce son ancienne ordonnance ?

Au menu, il y a bisque de homard aux croûtons… (Conserves Liebig, j’accepte les envois en nature, merci) et du poulet froid conservé trop longtemps au frigo. Ses chairs sont molles. Et l’on entend à peine ses paroles ! Mais la mayonnaise est la plus noble conquête de l’homme après le cheval, même lorsqu’elle est en tube.

On s’expédie les Bresses, plus une salade trop salée… Ajoutez un calandos en plâtre véritable, une banane triste, le tout arrosé de gros rouge, et vous aurez un bath gueuleton de cantine d’usine.

L’estom navré, je quitte la table. Ces messieurs se mettent à fumer dans les fauteuils. Duraître se met au piano (j’ai omis de vous dire qu’il y en a un, à queue, comme les langoustes) et commence à jouer du Chopin comme s’il tenait absolument à faire pleuvoir. Martine, pendant ce récital, me décroche des œillades prometteuses. Elle subit l’envoûtement de la musique ; elle vit l’instant, comme toutes les femmes. Ce sont elles qui assurent la fortune des Diarée Maréno, des Louise-Marianne Ho et autres vaselinés de la glotte. Un peu de musique au coin du feu, la fumée d’une cigarette et vous pouvez déballer votre boîte à outils pour brancher les canalisations. C’est gagné… Vive la carte-postale en couleurs !

Au bout d’une heure, au cours de laquelle ces messieurs s’emmavamaverdent avec distinction, on donne le signal du couvre-feu.

Le Prof, Martine et moi-même, souhaitons un grand bonsoir circulaire et retraversons le parc pour gagner nos bases. En cours de route, on parle du temps qu’il a fait, de celui qu’il fera et de celui qu’il aurait pu faire. Le temps est le plus beau cadeau que le Bon Dieu ait fait aux hommes en général, et aux Anglais en particulier. De quoi parlerait-on si nous existions dans un beau fixe perpétuel ? Hein, vous pouvez me le dire ? L’existence ne serait plus possible ! La civilisation ferait faillite. Il y aurait une recrudescence de criminalité. Tandis que grâce au temps on use le temps. C’est comme l’amour, on en parle pour se reposer de le faire.

Et tout le monde parle du temps, les grands hommes comme les petits, les grands artistes comme Brigitte Bardot… C’est le sujet universel. Le péché originel de la conversation. Il a ses techniciens : ceux qui trouvent les nuances, ceux qui se réfèrent à des rhumatismes, ceux qui se basent sur les baromètres (les positifs) ou le bulletin de la météo (les chimériques).

Il y a ceux qui lisent les présages dans le couchant ; ceux qui interprètent la face ahurie de la lune, ceux qui croient en leur carte-postale qui change de couleur ; ceux dont les cors au pied sont infaillibles et puis les autres… Tous les autres, vous, moi, lui et le voisin d’à-côté… qui en parlons pour en parler, parce qu’on ne sait pas quoi dire d’autre… Parce que, depuis des millénaires, depuis les cités lacustres, les Gaulois et Louis-Philippe, l’homme est enfermé entre les frontières de la pluie et du soleil, allant de l’une à l’autre avec un parapluie ou une ombrelle, avec un flacon d’ambre solaire ou un imperméable de chez C.C.C. !

Dans le hall, je remarque que le gardien de jour a laissé place à un gardien de nuit. L’homme diurne est rentré chez lui, et l’émanation de l’ombre a dressé un lit de camp en travers de la porte conduisant au laboratoire. Il fume une pipe en attendant que nous soyons de retour.

Le Professeur répond à son salut et tend la main à sa secrétaire.

— Bonne nuit, Martine…

Il me frappe sur l’épaule.

— Venez donc avec moi, mon cher, je vais vous montrer un peu ce que vous aurez à faire demain…

Je le suis docilement après avoir indiqué à la jeune fille par un regard expressif que notre séparation sera de courte durée.


Au-delà du bureau de Thibaudin se trouve le vestiaire. L’une des parois en est vitrée ainsi que m’avait prévenu le Vieux, ce qui permet de vérifier si l’un des hommes du laboratoire emporte quelque chose…

Après le vestiaire, c’est le haut-lieu, le fin des fins, l’endroit barbare où s’élabore le fruit génial issu du cerveau non moins génial de mon mentor.

Le labo occupe presque la moitié de la maison. On a abattu les cloisons constituant plusieurs pièces, de façon à n’en faire plus qu’une très vaste et on a muré les fenêtres.

Pour pénétrer dans cette salle, il n’est que la porte. Celle-ci est en fer et elle ferme par une serrure spéciale dont Thibaudin est seul à avoir la clé.

Il donne la lumière. Une clarté intense, implacable, aveuglante, éclate, ne laissant subsister aucune ombre.

— Voilà, fait le Professeur, c’est ici que ça se passe…

Je jette un regard pivotant sur les ustensiles bizarres qui encombrent cette pièce.

— Ma table de travail est au fond, me dit-il… Les autres disposent du reste…

— Et où se trouve le fameux coffre dans lequel vous logez vos formules ?

— Venez…

Je l’escorte au fond du laboratoire. Il y a au mur une sorte de bassin surmonté d’un réservoir. Sur le bassin, on lit, écrits en caractères imprimés : « EAU DISTILLEE ». Thibaudin tourne l’un des écrous fixant le réservoir contre le mur. Ensuite il tire le réservoir à lui, et j’ai la surprise de voir le récipient pivoter comme une porte, dévoilant ainsi une porte d’acier scellée dans l’épaisseur du mur. La porte est celle d’un coffre. La serrure de celui-ci est à système. Le Professeur règle les boutons moletés et la porte s’ouvre, dévoilant une cavité à peine plus grande qu’une boîte à sucre…

— Vous voyez…

J’aperçois quelques paperasses posées dans la niche.

— Je vois… Dites-moi, vous êtes certain d’être le seul à connaître le secret de l’ouverture ?

— Et pour cause, dit-il, je le change tous les jours et personne ne le sait…

Je me gratte le crâne. Cette fois, je suis au cœur d’un sacré mystère. En fait de casse-tête chinetock, on ne peut dégauchir mieux !

— Comment faites-vous pour vous rappeler la dernière combinaison, si vous en utilisez tellement ?

— J’ai une excellente mémoire…

— En effet. Mais…

— Oui…

— Vous n’avez pas un truc, enfin une sorte de pense-bête ?

Il hoche la tête.

— Si on veut. Pour éviter toute erreur, les jours pairs je me sers de chiffres, et les jours impairs de lettres…

— Ah ! voilà qui restreint quelque peu vos possibilités de confusion.

— N’est-ce pas…

— Il y a, je vois, un seul bouton, et vous avez pour ouvrir procédé à quatre changements de position…

— Exact…

— Vous ne l’avez jamais ouvert devant vos collaborateurs ?

— Jamais…

— Vous en êtes certain ?

Son regard est soudain mécontent.

— Puisque je vous l’affirme, Commissaire !

Je passe la main dans le coffre pour palper le fond de la paroi.

Il sourit.

— Vous croyez qu’on a pratiqué un trou de l’extérieur ?

— Je vérifie…

Le coffre est en acier de quinze millimètres d’épaisseur, coulé d’un bloc… Pour le percer depuis l’extérieur, ce serait un fameux travail, sans compter qu’on devrait pratiquer un trou dans le mur du pavillon…

Un moment de silence s’établit. Je suis dérouté, incommodé aussi. C’est rageant de se trouver devant un tel problème. En résumé : nous avons la preuve que quelqu’un a ouvert ce coffre, et nous ne comprenons pas comment ce quelqu’un a pu s’y prendre ! Parce que ça paraît impossible.

Préparez ma tartine au phosphore, j’arrive tout de suite !

Je touche le bras du Professeur.

— Écoutez, Professeur, nous avons les pieds sur la terre, vous et moi. Il n’existe pas de tour de magie permettant de lire une formule à travers une plaque blindée… Il faut réfléchir avec minutie. Cette formule, lorsque vous l’avez rédigée, vous n’avez pas fait de brouillon ?

Il secoue négativement sa tête grise.

— Non, Commissaire. J’ai procédé par tâtonnement. Lorsque mon expérience s’est avérée positive, j’ai écrit sur une feuille de bloc la liste des composants. Je travaillais seul, de nuit. J’ai mis la feuille dans le coffre et j’ai poussé les précautions — car je suis un maniaque du vol, m’étant fait déjà dérober des plans avant la guerre — jusqu’à détruire le bloc sur lequel j’avais écrit.

— Jamais personne n’a travaillé ici de nuit ?

— Jamais… Pour entrer, il faut tirer le lit du gardien, vous l’avez vu… Et il n’y a pas de fenêtres, seulement des conduits d’aération… Voilà pourquoi je suis anéanti. C’est INCROYABLE, Commissaire !

— En effet.

Il me regarde. Ses yeux intelligents fouillent le tréfonds de ma pensée.

— Vous, vous avez la possibilité de croire que je mens, ou que ma mémoire a été prise en défaut, ou que j’ai commis une imprudence… Mais moi, je suis certain du contraire, comprenez-vous ?

« Je vous le redis, j’ai une mémoire exceptionnelle. Je pourrais vous réciter par cœur tous les bouquins de chimie et de physique que j’ai potassés jusqu’à ce jour. De plus, je suis d’une prudence maladive… Vous m’entendez, Monsieur San-Antonio ? Ma-la-di-ve !

C’est la première fois que je le vois surexcité. Ça ne lui va pas. C’est l’homme du calme souverain… On dirait un vieux gamin en train de faire un caprice.

— Avez-vous parlé à vos collaborateurs de cette formule ?

— Non ! Je vous le répète, ils travaillent exactement comme des ouvriers sur une chaîne de montage. Chacun a ses fonctions… Même s’ils parlent entre eux de leurs travaux, ça ne peut fournir qu’une cohésion insuffisante. Je suis ma découverte, comprenez-vous ? Et c’est parce que je croyais en être le détenteur absolu que cette fuite m’a anéanti…

Il s’assied sur un tabouret et me regarde tristement. Soudain, je comprends que c’est un vieil homme fatigué par les travaux. Il ne méritait pas ce coup du sort.

— Refermez le coffre, M. le Professeur…

Il le referme et se met à titiller le bouton moleté.

— Quel mot de passe venez-vous de choisir ? je demande à brûle-pourpoint.

Il me regarde sans répondre, les lèvres pincées. En effet, il est méfiant, le bougre.

— Vous changerez votre combinaison après, lui dis-je… Je veux me rendre compte de quelque chose. Soyez sans crainte, c’est dans votre intérêt…

Il se détend.

— Le mot que je viens de constituer est Nana.

— C’est charmant…

Il est en train de se demander si je me fous de sa fiole, mais je ne lui laisse pas le temps de cultiver ses complexes.

— Et celui d’hier ?

— C’était un nombre : 1683 !

— Mort de Colbert, fais-je aussitôt…

Il éclate de rire.

— Je n’avais pas songé à cela, mais dites donc, on est fort en histoire dans vos services…

— Simple réminiscence scolaire. Et puis, j’ai toujours eu de la sympathie pour Colbert, à cause, je pense, de la dame qui s’était mise à genoux devant lui. Ça frappe l’imagination des enfants. Ensuite ils grandissent et ils mesurent mieux la valeur du geste…

Je l’amuse. Ça crée une heureuse détente…

— Poursuivons la remontée dans le temps, Professeur. La combinaison d’avant-hier, s’il vous plaît ?

— HUGO.

— Et celle qui la précédait ?

— 0001.

— Comme Balzac ?

Il ne pige pas, n’allant jamais au cinoche.

Je me suis livré à ce petit test pour deux raisons, les gars : primo, j’ai voulu m’assurer de la mémoire prétendue infaillible du bonhomme, deuxio je voulais voir quelle sorte de combinaison il fait. Je m’aperçois qu’il compose des nombres au hasard, mais des mots cohérents. C’est humain, il a dû épuiser au début les dates connues de l’histoire, seulement il continue à chercher des mots de quatre lettres… Il faudra que je voie ça de plus près.

— Eh bien ! ce sera tout pour l’instant, Monsieur Thibaudin, allons nous coucher…

Il hoche la tête.

— Vous avez une idée quelconque sur notre énigme ?

— Pas la moindre. C’est le genre de devinette qu’on trouve avec un certain recul.

Nous quittons le laboratoire. Il ferme la porte à clé et dit au gardien de reprendre sa faction.

Arrivé à son étage, il me tend la main.

— Mon sort est entre vos mains, mon cher ami.

— Ayez confiance, Professeur. Il n’existe pas de mystères… Mais des illusions passagères…

Je monte jusqu’à ma carrée, je me donne un coup de peigne et, mes targettes à la pogne, je pars en exploration vers la piaule de la gentille Martine.

Je fais toc-toc à sa porte. Elle demande « qui est làga ? » tout comme la grande vioque du petit chaperon rouquinos, et courageusement j’avoue être le grand méchant loup.

Elle délourde sans plus attendre, au péril de sa vie et je me glisse dans sa carrée.

La petite déesse a noué un bath ruban bleu, façon Queen Mary, dans ses tifs, et elle a changé sa tenue de travail contre un pyjama de conception flibustière, qui lui dénude les mollets et dont la veste est une casaque (si j’ose dire) assez ample pour permettre à la main de l’homme de s’y aventurer.

Un délicat abat-jour en soie répand une lumière orangée très tango-dans-vos-bras. J’avise la bouteille de cassis et deux petits verres sur la table.

— Vous avez une chambre ravissante, apprécié-je… Je parie que c’est la seule pièce habitable dans ce pavillon.

— Certainement. Je l’ai arrangée comme j’ai pu, avec les moyens du bord…

— Le Vieux vous défend de loger en ville ?

— C’est un inquiet, il veut tout son monde à portée de la voix !

Elle me montre un téléphone intérieur installé à la tête de son lit.

— Si je vous disais qu’il lui arrive de m’appeler en pleine nuit pour copier des notes ?

Je dresse l’oreille façon Pluto.

— Des notes concernant son travail ?

— Enfin, celui de ses aides…

Tout en parlant, elle a empli deux minuscules verres à liqueur de sa fameuse crème de cassis. À dire vrai, je préférerais un coup de gnole, mais comme se plaît à dire Félicie, ma brave femme de mère : « À cheval donné on ne regarde pas la dent ».

Martine me désigne une chaise tapissée de velours grenat. On dirait un prie-Dieu et on a plus envie de s’y agenouiller que de s’y asseoir.

Je saisis le livre qu’elle avait posé dessus et je lui donne mon postère en guise de remplaçant.

Je bigle le titre du bouquin : « Le Mystère Jeanne d’Arc ». Lecture élevée, est-ce que je serais tombé sur une intellectuelle ? C’est la fin des haricots ! Dès qu’une bonne femme a lu l’Émile elle se prend pour une littéraire et elle vous fait tartir avec Pascal[20], et toute la clique des grands bocaux qui ont perturbé l’intellect des gens au lieu de leur écrire des œuvres divertissantes telles que « J’ai fait mon chemin, ou les mémoires d’un suppositoire » ou « Les quenouilles en bâton ».

— Tiens, fais-je, montrant sa vie de Jeanne d’Arc, vous vous intéressez aux grandes pages de l’histoire ?

— Oh non, c’est un bouquin qui se trouvait ici, je n’ai jamais pu aller plus loin que la quinzième page !

À la bonne heure !

— Ça ne vous botte pas, la vie édifiante de notre Sainte nationale ?

— Si, au cinéma, et encore lorsque ce sont les Américains qui ont fait le film.

Elle me plaît, cette souris blonde. Je suis prêt à vous parier un chien de fusil contre un chien de ma chienne, qu’on va devenir une paire de bons petits camarades, elle et moi.

— En ce qui me concerne, fais-je, tout ce que je sais d’elle, c’est qu’elle était pucelle et combustible…

— Je me demande comment elle a fait pour rester pucelle au milieu de tous ces guerriers !

— Comme vous pour le rester au milieu de tous vos savants !

Elle prend un fou-rire carabiné.

— Vous avez vu les binettes qu’ils ont ?

— Oui, ils font un peu sinistre ; sur le plan copain, comment sont-ils ?

— Pff, comme ça… Ils ne pensent qu’à leur travail.

— Sur les cinq, il n’y en a pas un qui ait cherché à vous faire un doigt de cour ?

— Non. Oh, le gros Berthier me dévore bien du regard, mais ça ne va pas plus loin.

— Avec son bide en ballon de rugby, où voudriez-vous que ça aille… Ils ne travaillent pas la nuit, eux ?

— Rarement. Parfois le Vieux décide une veillée générale, quand il est sur le point d’avancer dans ses recherches…

— Au fait, ça concerne quoi, ces fameuses recherches ?

Je l’observe à la dérobée, mine de rien. Martine ne sourcille pas. Elle fait un bruit disgracieux avec la bouche.

— Alors là, mystère et boule de gomme ! Ça peut être n’importe quoi, il est muet comme une tombe…

— Les autres le savent ?

— S’ils le savent, ils ne m’en ont pas parlé…

Inutile d’insister ; ou bien elle ignore vraiment tout de la découverte de Thibaudin, ou bien elle est assez fortiche pour la fermer.

Comme je n’ai rien de plus urgent à faire, je la cramponne par une aile et l’invite à s’asseoir sur mes genoux. Elle se laisse aller en douceur et, sans faire de magnes, me colle ses bras autour du cou. Je ne voudrais pas pousser le radioreportage plus loin que la décence ne le permet, afin d’éviter une descente de police, toujours est-il que lorsqu’à vingt-trois heures cinquante-neuf minutes, soixante secondes, les douze coups de minuit dégringolent, je sais par cœur ses contours, ses réactions, la façon dont elle appelle sa mère, celle dont elle lui crie de ne pas se déranger, la souplesse de ses reins, sa pigmentation, sa carnation, sa texture, son savoir-faire, sa passivité, ses exigences, les limites de son abandon, son velouté, son duveté, ses facultés antidérapantes, son pouvoir préhensif et compréhensif et ses délicates manières lorsqu’elle effeuille une marguerite, donne des boutons de rose, cultive l’aubépine en branche, met les doigts de pied en bouquet de violettes et se livre au lancement du disque avec une couronne de fleurs d’oranger.

CHAPITRE V Après les SECRETS d’alcôve…

Quand elle a repris ses esprits et moi mon bénard, nous échangeons quelques baisers et reprenons la conversation.

La petite séance de heurg-heurg-zim-boum[21] nous a fatigués et ravis. Franchement, je suis content de nous. Pour un peu, je me pincerais l’oreille pour me le dire. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, vous qui n’avez peut-être qu’un point de suspension dans votre slip-kangourou, mais chaque fois que je viens de rendre mes devoirs à une personne du sexe diamétralement opposé au mien, je me sens meilleur. C’est un peu comme si j’avais justifié mon existence vis-à-vis du Créateur…

Je tends la main vers la bouteille de cassis.

— Tu permets, Tendresse ?

Elle me colle un mimi hydraté sur la poitrine. Ça me file une petite secousse agréable qui se répercute dans ma moelle.

— Tu es ici chez toi, fait-elle…

Du coup, je bois à même le goulot.

Ensuite, je vais me vider un verre d’eau fraîche dans le tube pour chasser le sirop…

— Dis, Martine, tu ne trouves pas que c’est sensas, nous deux ?

— Formidable, admet-elle, je n’ai jamais connu un tel bonheur, mon loup !

Le « mon loup » me fait renauder in-petto ; j’aime pas les petits noms d’amour, ça fait mièvre. Quand une gonzesse me balance des « petits choux », des « grands fous » et autres « lapin joli », j’ai automatiquement envie de lui mettre une baffe dans la poire ; que voulez-vous, c’est physique. Je supporte pas la mièvrerie. L’amour, d’abord, ça se dit pas, ça se fait.

— Pff, murmuré-je, tu ne trouves pas que la nuit est lourde ? Si on la pesait, on se rendrait compte qu’elle a pris du poids depuis tout à l’heure. J’ai bien envie d’aller faire un tour…

— Alors tu auras droit aux questions du gardien de nuit. Il ne peut pas supporter qu’on prenne l’air après le couvre-feu !

— Espère un peu, je lui dirai deux mots…

Je vais sortir lorsqu’une question me vient à l’esprit.

— À qui sont les voitures de l’entrée ?

— Mais, aux collaborateurs du Vieux, et il y a aussi la sienne.

— Ils ne vont jamais faire un viron la nuit, hors de la propriété ?

— Non. Ils ne s’en vont que pour le week-end, comme moi…

— Et où habitent-ils ?

— Paris, je crois, ou les environs…

Ne voulant plus pousser l’interrogatoire après les merveilleux instants que nous venons de savourer, je la quitte sur un ultime mimi qui couperait la respiration à un spécialiste de la pêche sous-marine.


Le gardien de nuit n’est pas une sentinelle bidon. J’ai beau faire molo, ma présence le fait se dresser sur son lit de camp.

Il me braque dans le portrait le faisceau d’une formidable torche électrique.

— Qui va là ? demande-t-il, suivant la plus pure tradition.

— Baissez votre calbombe, mon vieux, je rétorque, vous allez me causer un décollement de la rétine…

Il n’obéit pas pour autant. Il se lève et va actionner le commutateur. Son regard méfiant me jauge sans aménité.

— Où allez-vous ?

— Faire un tour dans le parc. J’ai une piaule de deux mètres carrés, faut que j’ouvre la porte pour enfiler ma veste, c’est vous dire… Moi qui ai tellement besoin d’oxygène pour subsister.

Mon baratin ne l’émeut pas. Ce gnafron-là a une figue sèche à la place du cerveau.

Il ricane à tout hasard parce qu’il a vu que ça se faisait dans les productions d’Hollywood.

— Vous savez, ici, c’est un lieu de recherches, pas un terrain de promenade.

— Voulez-vous dire que moi, l’assistant du Professeur Thibaudin, je n’ai pas le droit de me balader dans le parc ?

— Ce que je veux dire, c’est qu’on m’a mis ici pour voir si tout était normal. Et je ne trouve pas normal qu’un employé se promène à des heures induses.

— Alors, écrivez à vos supérieurs un rapport circonstancié, mon petit, et cessez de me courir sur le grand zygomatique parce qu’alors je commence à voir rouge, n’étant pas daltonien, et je vous fais bouffer votre cravate sans boire.

Sur ce, sans plus m’occuper de lui, je tire le verrou de la porte d’entrée et je calte dans la touffeur de la nuit où flottent les parfums d’asphodèle.

Je mets le cap sur les bâtiments préfabriqués. Je voudrais me rendre compte de visu si tout est O.K. de ce côté. Ces cinq messieurs sont l’X majuscule de l’affaire. Pas de doute, je vous parie un coq au vin de messe que l’espion, (j’appelle un chat un chat comme disait Casanova) se trouve parmi ces cinq personnages…

Tout en remontant le sentier herbu qui va du pavillon à ces annexes, je prends les mesures de la situation. Celui qui a chouravé la formule s’est servi d’un pigeon pour l’adresser à qui de droit. Pourquoi utiliser un mode de transport aussi périmé ? Hein ? Eh bien, je vais vous le dire, bande de constipés des cellules… C’est parce qu’il était pressé, parce qu’il ne voulait pas sertir de l’enceinte de la propriété. Conclusion, il y a eu et il y a peut-être encore des pigeons voyageurs dans les environs…

Où ces bestiaux peuvent-ils être planqués ? Un pigeon ne passe pas inaperçu : il fait du ramdam avec ses roucoulanches… Donc, le colombier improvisé est éloigné des bâtiments…

Je fais le tour du parc, prêtant l’oreille pour étudier les multiples bruissements de la noye ; mais je ne perçois pas plus de roucoulades que de symphonie de Beethoven dans les couloirs du métro. En fait de volaille, je ne perçois qu’un rossignol qui s’égosille sous les frais ombrages…

J’arpente le parc une fois encore, m’arrêtant au pied de chaque arbre, mais c’est négatif… Maussade, je regagne ma chambre. En passant, le gardien, dont la rage fait peine à voir, me fustige d’un ton peu amène :

— Tout de même !

Je lui souris tendrement.

— Vous devriez vous méfier, mon vieux, je parie que vous prenez une encolure de chemise de deux numéros trop faible. Vous êtes tout rouge. Un de ces jours, vous claquerez étouffé et on mettra ça sur le compte de l’apoplexie.

Il crache un : « Faites pas trop le malin » qui donnerait des maux de tête à un éléphant. Je n’en ai cure[22].

Sur un salut plein de grâce et de désinvolture, je prends congé du bull-dog.


Ma chambrette d’amour paraît encore plus petite à la lumière électrique ; il y règne une chaleur étouffante[23].

Je me dépoile entièrement, j’ouvre en grand le vasistas[24] et je fume la suprême cigarette de la journée, le buste émergeant du toit.

À cette hauteur, il fait doux. Un vent léger comme une main de masseur caresse les frondaisons du parc. Le ciel est, comme dirait un écrivain sans imagination mais épris de poésie, « clouté d’étoiles », pourtant on ne voit pas la lune. Elle est partie sans laisser d’adresse, ou peut-être est-elle allée acheter des croissants dans son premier quartier ?

J’achève ma sèche à regret, mais je décide de ne pas m’en octroyer une autre. Allez, au dodo !

Comme je m’apprête à refermer le vasistas, mon attention est attirée par une forme blanche que je distingue à travers une trouée des arbres, sur la droite du parc. Cette forme est celle d’un homme qu’il m’est absolument impossible d’identifier, because l’obscurité et l’éloignement. Le quidam en question vient de franchir le mur de la propriété, sans doute se dirige-t-il maintenant vers les annexes ?

N’écoutant que ma curiosité, je me refringue en hâte et en civil, et voilà votre San-Antonio bien-aimé qui s’élance dans l’escalier pour la seconde fois.

Du coup, lorsque le matuche de nuit me voit radiner, il pense tomber mort de fureur.

— C’est pas fini, la comédie ! s’étouffe-t-il.

— Impossible de pioncer, lui fais-je, j’ai perdu ma Clé des Songes. Je l’avais mise dans le tiroir de mes bretelles mais quelqu’un l’avait laissé ouvert et en me penchant pour relacer mes pompes, vous comprenez ?

Il me saute sur le colbak et me queute par le revers.

— En voilà assez, remontez vous coucher et tâchez de…

C’est un intransigeant.

Pensant qu’on peut lui faire confiance, je lui dévoile mon identité. Je préfère lui montrer ma carte pour le calmer plutôt que de le laisser ameuter la cahute !

Il se flanque alors au garde-à-vous.

— Si j’avais pu penser, Monsieur le Commissaire !

Je mets mon index à la verticale devant mes labiales.

— Chut ! Interdiction de parler de ma véritable identité à qui que ce soit, compris ? Pas même à vos collègues, sinon c’est la révocation pure et simple, compris !

— Vous avez ma parole, Monsieur le…

— Suffit ! Vous n’êtes pas Nantais ?

— Non, pourquoi ?

Je hausse les épaules sans répondre. Mais pour moi, je me dis que s’il avait été Nantais et que je le fasse virer, c’eût été la révocation de l’édile de Nantes[25].

Je retrouve le parc, avec son ombre dense et capiteuse, son silence de cathédrale et sa forte odeur d’humus. Je bombe à l’allure d’une fusée téléguidée jusqu’aux bâtiments des assistants et je sonde leurs façades en espérant y trouver de la lumière. Mais tout est obscur, tout est silencieux, tout dort…

Alors je me dirige vers l’endroit où j’ai vu l’homme franchir le mur. À cet endroit, la muraille est à demi éboulée, ce qui constitue une brèche facile à enjamber. Je passe de l’autre côté et je me trouve dans un autre parc, beaucoup plus touffu que le nôtre. Visiblement c’est celui d’une propriété en friche.

À partir de la brèche, il y a, non pas un sentier, mais une sente produite par le passage répété de quelqu’un à travers les fourrés… Je suis ce chemin sinueux et j’arrive devant une espèce de grand hangar couvert de chaume. La construction est à demi effondrée. Le toit pend d’un côté comme l’aile cassée d’un canard. À travers une éclaircie des arbres, je vois une immense demeure, style grand Trianon, qui semble aussi déserte que la mémoire d’un ministre.

Cette vaste propriété désertée a quelque chose d’angoissant, de tragique même. Il y a beaucoup de châteaux qui meurent en France… Lorsqu’ils sont près des agglomérations, on construit des H.B.M. autour, histoire de leur montrer qu’il est des époques révolues et que le peuple s’est emparé des Tuileries une fois pour toutes ! Mais quand leur situation géographique les rend inintéressants, ils clabotent, comme celui-ci. Et, comme l’a dit Henri Béraud, la pierre reste longtemps au pied du mur qui l’a portée !

Je commence à me diriger vers le château lorsque mon attention est sollicitée par un bruit menu que j’ai de la peine à identifier sur le moment. Je me rends compte que c’est celui que font des oiseaux dans une volière ; il ne s’agit pas de chant, simplement des frottements de pattes et des petits claquements d’ailes !

J’en ai un transport d’allégresse[26]. Ou je suis un sous-multiple de zéro, ou je viens de mettre le nez sur le colombier que je cherchais tout à l’heure.

Cette fois, je pige. Pas gland, le zouave aux pigeons. Il a placé la cage en deçà des limites du parc.

Je prends ma lampe électrique et je m’approche du hangar en ruine. Je me guide au bruit. Je finis par découvrir, entre un éboulis du toit et le mur du fond, une grande caisse grillagée dans laquelle habitent deux pigeons. Ma lampe électrac m’apprend qu’on vient de leur apporter du grain et d’emplir d’eau leur abreuvoir de zinc. Le patron de ces animaux les alimente de nuit. Et c’est également de nuit qu’il les lâche, sans nul doute…

Éveillés par la lumière de ma lampe, les pigeons se mettent à roucouler comme des perdus.

— Faites dodo, mes amours, leur dis-je… Ne vous tracassez pas, je suis votre ami.

Sur ces paroles intraduisibles en pigeon, je me casse, heureux de ma découverte, et mijotant un tour de ma façon.


Maintenant, il est deux heures du matin. Pour réussir mon petit coup, je ne dois pas perdre de temps.

Je quitte la propriété et vais récupérer ma tire près de l’entrée. Je la sors à la main et, lorsque je me trouve à bonne distance, je démarre.

Direction Évreux…

Il me faut vingt minutes pour y arriver. Je cherche le Poste de Police de la ville, parce qu’à ces heures c’est l’un des rares endroits d’où je puisse téléphoner. L’ayant trouvé, je me présente au brigadier de garde et je lui demande de m’appeler Paris.

En quelques minutes j’obtiens la permanence des Services. Chose curieuse, le Vieux n’est pas là. Pourtant il ne s’absente jamais et j’avais toujours pensé qu’il ne sortirait de son burlingue que pour se faire conduire au Père Lachaise.

Je demande au standardiste de le sonner chez lui illico et de lui dire d’appeler le Commissariat d’Évreux dans les plus brefs délais.

Je raccroche et j’offre aux bignolons de garde une tournée de cigarettes en leur demandant s’ils n’ont pas un petit coup de rhum en réserve. Le cassis de la môme Martine m’a poissé le tube et j’ai grand besoin d’un décapant.

On me file une boutanche de Négrita dont j’use abondamment. Ces messieurs sont aux petits soins pour ma pomme. On parle boulot. Je leur dis que je suis sur une piste de trafiquants d’armes pour abreuver leur curiosité… Et le bigophone fait entendre son hymne grelottant.

— C’est pour vous, annonce le brigadoche.

En effet, j’ai le Vieux au tube.

— Ah ! c’est vous, San-Antonio…

— Oui. Patron, il me faut avant la fin de la nuit deux pigeons voyageurs…

Bien qu’il soit prêt à tout, il est un peu éberlué.

— Deux pigeons ?

— Oui. Mais envoyez-m’en une douzaine variée afin que je choisisse dans le tas, il s’agit de remplacer deux autres pigeons, vous saisissez ?

Il pige très bien.

— Oh ! oui, merveilleuse idée, San-Antonio… Vous avez trouvé le nid ?

— Oui. Naturellement, les bestioles que vous me remettrez devront rejoindre une base à nous, une fois lâchées…

— Ça va de soi[27] !

— D’ici combien de temps pensez-vous que je puisse avoir ces zoziaux ?

Il réfléchit.

— Dans trois heures, ça va ?

— Au poil. Vous direz à celui qui les apportera de m’attendre à l’embranchement de la route menant au pavillon. Ou plutôt, c’est moi qui l’attendrai, vu ?

— Vu.

— Autre chose, patron, avez-vous fait faire une enquête sur le personnel du Monsieur que vous savez ?

— Naturellement !

— Rien d’intéressant de ce côté ?

— Négatif sur toute la ligne, ces gens semblent mener une vie très normale.

— Bon, merci… À bientôt, patron, excusez-moi de vous déranger au milieu de la nuit, mais ça urgeait.

— On ne me dérange jamais lorsqu’il s’agit du travail, San-Antonio !

Et rrran-rrran-rrran ! Fermez le ban !

Il a trouvé le moyen de se gargariser un brin au passage.

— Bonne fin de nuit, Chef.

Je raccroche.

Les bourdilles du guet sont médusés. Mon histoire de pigeons les laisse sur le prose. Le brigadier, un gros sanguin, me regarde en rigolant.

— Des pigeons, fait-il…

— Oui, dis-je, des pigeons…

— Des vrais ?

— D’authentiques…

— Pour quoi faire ?

— J’ai une boîte de petits pois dans mes bagages, je voudrais l’utiliser…

Il n’est pas content de ma plaisanterie ; pourtant, impressionné par mon titre, il n’ose montrer sa mauvaise humeur.

Je leur serre la cuillère à tous et je m’esbigne.

CHAPITRE VI la botte SECRÈTE

La province, la nuit… Quoi de plus mélancolique, de plus envoûtant aussi ?

Assis à mon volant, je regarde ces vieilles maisons silencieuses, ces édifices d’un autre âge, ces petites rues furtives aux pavés inégaux et je pense qu’il doit faire bon être épicier dans ce coin… Épicier ou n’importe quoi… Mais mener une vie tranquille dans des habitudes routinières… Dire bonjour aux voisins, suivre les défilés de la clique… Assister au banquet pour l’anniversaire du maire. Discuter de la construction des nouveaux lavoirs et se mettre sur son trente-et-un pour aller au cinéma…

Je me demande si au fond ça n’est pas ça, la vraie richesse, la vraie vie… Notre durée limitée exige ce train-train végétatif… Avons-nous le droit d’user notre sursis à de folles équipées au lieu de le savourer délicatement ?

Je retraverse la ville et prends le chemin du retour. Parvenu à la bifurcation, je remise mon baquet sur le bord du fossé, je mets mon feu de position et je fais basculer le dossier de mon siège afin de pouvoir en écraser. Le sommeil commence à me gagner pour de bon et j’ai idée qu’une ronflette ne me fera pas de mal.

Il ne me faut pas longtemps pour sombrer dans les vapes. Je me mets à rêver que je suis à cheval sur un gros pigeon et que je cherche à saisir Martine par sa jupe, tandis que le professeur Thibaudin me poursuit avec une seringue. Vous le voyez, c’est du cauchemar d’actualité.

Je ne sais combien de temps je pionce. Soudain, quelqu’un frappe à ma vitre… Je me soulève et j’aperçois Magnin, un type de nos services. Il rigole derrière ma vitre embuée.

J’ouvre la portière. La nuit a fraîchi. Une bouffée froide me saute dessus. Je me sens frileux et une vague nausée me tortille l’estom. C’est ce sacré cassis.

Magnin me salue d’un joyeux :

— Alors, patron, bien roupillé ?

Je fais quelques pas sur la route.

— J’ai mal aux cheveux, fils… Tu n’aurais pas un flacon de raide dans ta voiture ?

— Non, je n’ai que des pigeons et ils font un boucan du diable !

Ça me ramène au sens de la réalité.

— Bon, amène-toi, je file devant, tu me suis…

Nous récupérons nos véhicules respectifs et, l’un derrière l’autre, nous prenons le chemin du pavillon. Mais avant d’arriver en vue du laboratoire, j’oblique sur la droite et je stoppe devant l’immense grille rouillée du château abandonné.

Magnin sort une malle d’osier emplie de battements d’ailes.

Je l’aide à la coltiner jusqu’au hangar. Parvenus là, nous cherchons dans son cheptel deux pigeons ressemblant aux deux qui sont en pension ici. Lorsque nous avons fait notre sélection, nous remplaçons les uns par les autres et le tour est joué.

Je lie un morceau de fil aux pattes des deux pensionnaires précédents.

— Tu diras au Vieux qu’on les soigne bien, ces deux-là, recommandé-je à Magnin.

— Soyez sans crainte, patron…

Nous retournons à nos voitures et chacun prend une direction opposée à l’autre.


Je me zone avec la satisfaction du devoir accompli. En agissant comme je viens de le faire, j’ai paré à tout nouveau risque de fuite. En effet, vous n’ignorez pas qu’un pigeon voyageur a une base. D’où que vous le larguiez, il la regagne… Si l’espion du laboratoire confie un nouveau message à l’un des deux pigeons du hangar, celui-ci la portera illico à nos services. C’était simple mais il fallait y penser.

Cette fois c’est le vrai dodo… J’en écrase jusqu’à huit plombes le lendemain.


La première personne que j’aperçois en sortant de ma carrée, c’est — vous l’avez parié ! — ma petite pétroleuse. Elle s’est réussi une coiffure wonderfull et arbore, sous sa blouse non boutonnée, une robe de velours beige dont le décolleté rendrait dingue l’archevêque de Canterbury. Nature elle venait à la relance, cette petite goulue !

Je lui dis « Entrez donc vous êtes chez vous » et je lui prouve en deux temps et un peu plus de trois mouvements que tout corps plongé dans un liquide reçoit une poussée de bas en haut égale au poids du liquide déplacé…

C’est du rapide, quelque chose dans le genre du coup de clairon matinal.

Mais ça donne une orientation à la vie.

The main in the main, nous descendons pour le petit déjeuner… Ce qui est poilant, c’est de traverser tout le parc pour aller avaler une tasse de caoua !

Tout le monde est là lorsque nous arrivons. Thibaudin donne des instructions aux deux toubibs. Les trois assistants nous regardent entrer avec un petit air ironique. Sans doute, trouvent-ils que la secrétaire du Vieux et moi faisons bon ménage…

Je salue mon monde avec la courtoisie qui fait mon charme, et je m’attable.

Ça fait un drôle d’effet de cohabiter avec un espion. Nous sommes huit dans cette grande pièce… Sur les huit, l’un est le traître, l’autre le flic et un troisième, en l’occurrence Thibaudin, constitue le destin. C’est lui qui a créé le problème… Oui, étrange situation à la vérité.

Par-dessus mon bol de café, je regarde tout le monde… Lequel des six est l’homme que j’ai vu de ma lucarne ? Ce n’est pas Martine à coup sûr, il lui était impossible de sortir du pavillon sans attirer l’attention du sévère veilleur. Alors qui ? Je tâche de me rappeler la silhouette confuse… Si au moins il avait fait clair de lune… Je ne crois pas non plus qu’il s’agisse de Berthier, il est trop gros pour franchir un mur… Et puis, je crois que je l’aurais reconnu…

Bon, c’est l’un des quatre autres… Il leur est aisé de sortir la nuit sans donner l’éveil… Leurs chambres sont toutes au rez-de-chaussée puisque les constructions n’ont pas d’étage…

Ils n’ont qu’à sauter leurs fenêtres…

Il faut attendre…


La journée s’écoule sans le moindre incident. Chacun boulonne dans sa petite sphère et je donne le change en trimbalant des paperasses d’un air grave et compassé, sans oublier de faire du pince-mi et pince-moi à Martine chaque fois que je la croise dans un couloir…

J’attends la prochaine nuit avec impatience, car je suppose qu’alors l’homme aux pigeons ira soigner ses bestioles. Je me propose de faire le vingt-deux dans les parages car je donnerais le foie de M. Georges Bidault pour pouvoir identifier l’individu en question…

Les heures me paraissent interminables. Il y a le repas de midi… Calme plat. Cette équipe de savants me rend mélancolique… Ces gens-là sont soucieux comme des pingouins. C’est pas marrant de coexister avec eux. Ma parole, s’ils se mariaient, leurs nanas ne l’auraient pas belle. Ce serait ou la grosse crise de neurasthénie, ou les galipettes avec un rigolo du quartier.

Enfin le soir radine à pas de loup. Une ombre complice[28] s’étale en tapis noir sous les frondaisons.

Après le souper, la Martine jolie me file son œillade 17 bis, modifiée par l’arrêté du 3 avril dernier. Je lui réponds par un regard en cinémascope-couleur… Très emmouscaillé, le petit San-Antonio radieux. C’est toujours idiot de décevoir une dame. La jolie poupée que voilà s’apprête à se faire reluire par mes bons soins, et moi, grosse truffe, je vais être obligé de lui dire « pas ce soir », comme une femme adultère à son époux.

Comme la veille, Thibaudin, sa secrétaire et moi rejoignons notre base après avoir tortoré un « Velouté aux champignons » (Conserves Liebig, je vous le répète, à ne pas confondre avec Cocorico, le potage qui a vraiment le goût de la merluche) et un bœuf gros sel.

Cette fois, il y a clair de lune, comme dans Werther, et tous les espoirs me sont permis.

Séparation dans le hall. Le Vieux s’enferme dans sa carrée. Nous continuons notre ascension, la pin-up et bibi… Elle commence déjà à écrire ses mémoires avec sa chute de reins en grimpant l’escadrin. Je glisse une paluche ascendante sous ses jupes et la voilà qui se met à rigoler sous prétexte que ça la chatouille.

Parvenue devant sa niche, elle délourde, entre, donne la lumière et m’attend.

Au lieu de franchir le seuil, je la biche par une aile et lui décerne le premier prix de patinage linguistique, avec mention spéciale du jury. Elle croit que le jour de gloire est arrivé, mais je la détrompe gentiment.

— À demain, mon ange, j’espère que tu viendras me réveiller, comme hier ?

Elle n’ose pas présenter ses revendications avant d’en avoir parlé à son syndicat, et referme sa lourde avec humeur.

Je m’éloigne, pose mes nougats, et redescends en souplesse en utilisant la rampe comme moyen de locomotion.

Le gardien de nuit est médusé. Il trouve ces façons peu compatibles avec mes fonctions et me le fait savoir par un regard sévère.

Je me rehausse.

— Si par hasard quelqu’un me cherchait, dis-je, n’oubliez pas de me prévenir en rentrant.

Il a un signe d’approbation.

— Entendu.

Je cours à la brèche, je la franchis et je me tapis dans un fourré tout contre le mur en priant ardemment le ciel pour que je ne sois pas assis sur une fourmilière.

Maintenant, il ne me reste plus qu’à attendre le passage du mec qui ira soigner ses pigeons. Décidément, toute l’affaire tourne autour de ces volatiles.

Si au moins je pouvais fumer ! Mais va te faire voir, c’est le cas de le dire. Rien n’attire autant l’attention, la nuit, que le rougeoiement d’une cigarette.

Je prends mon mal en patience, je m’exhorte au calme, je ronge mon frein, je trompe le temps, je poireaute, je fais le pied de grue (assis), je croupis[29]

Et les heures de couler lentement, comme un flot de goudron… Pour comble de bonheur, v’là que des nuages malades se mettent à obscurcir les nues. La lune se dilue dans de la grisaille, tel un comprimé d’aspirine.

J’attends toujours. La pluie commence à tomber, j’attends encore ! Qu’est-ce qu’il fout, le colombophile ! Il ne leur porte pas de la croustance à ses zoziaux, cette nuit ? Après tout, peut-être qu’il ne les nourrit que tous les deux jours… À moins qu’un événement indépendant de sa volonté l’empêche de sortir de sa chambre ?

Je patiente encore une paire d’heures. Lorsque la demie de trois plombes retentit au beffroi de ma montre, je décide de laisser tomber. Mes fringues sont trempées et je claque des ratiches comme un couple de squelettes qui danseraient la Danse Macabre sur une banquise. Si je moisis encore une heure, je suis bonnard pour la congestion ou la pneumonie ! À moi la pénicilline !

Je me lève et exécute quelques mouvements désordonnés, manière de rétablir la circulation. Je m’apprête à retourner dans ma soupente, mais je me dis qu’après tout, je pourrais aller jeter un coup d’œil aux pigeons.

Je fonce donc en direction du hangar effondré.

Ça roucoule à mon approche !

Je vais à la caisse grillagée et je plonge à l’intérieur le pinceau lumineux de ma Wonder : j’ai un sursaut, les mecs. Il ne reste plus qu’un pigeon dans la cage !

Pour une surprise, c’en est une ! Mon gars est venu dans la journée… Il a câblé un message… Et moi, j’étais icigo. Ce salaud-là a agi exactement comme si San-Antonio n’existait pas.

J’ai beau savoir que son message arrivera à nos services, je suis en renaud de m’être laissé feinter !

Dites, heureusement que j’ai pris mes précautions !

La flotte se met à lancequiner pour de bon. Je rentre tout crotté au pavillon.

CHAPITRE VII Les ressorts SECRETS

Parvenu dans ma piaule, je me déloque afin de me sécher, puis je passe un beau pyjama et je repars en expédition.

J’arrive devant la chambre de Martine. Je me mets à gratter le panneau de la porte pour l’éveiller. Au bout d’un instant de ce manège, un rais de lumière filtre sous sa lourde. Elle a reconnu ma façon de frapper, car elle ouvre sans demander à qui elle a affaire.

— À ces heures ! demande-t-elle.

Je l’enlace.

— Figure-toi, Douceur extrême, que je rêvais de toi… J’ai voulu joindre la réalité au songe… Trop souvent, quand on sort d’un rêve, on est effroyablement déçu ; pour une fois que la réalité peut surenchérir…

Un tel langage attendrirait le cœur d’une statue de bronze. Il va droit à celui de Martine, et cette étape franchie, gagne d’autres endroits aussi sensibles de son académie.

Cette académie-là, croyez-moi, c’est du billard. Une académie qui donne la faculté de passer un bon moment[30].

Une gigantesque partie de Papa, Maman, l’abonné et moi s’organise, avec buffet froid, défilé en musique et chants choraux par les enfants des écoles.

Je lui joue « L’Enlèvement de Proserpine », « La Chevauchée fantastique », « La fée Carambole », « Recto-Verso » et « Sans bourse délier » une œuvrette de mon cru.

Elle en devient dingue, elle crie « Bis », et je remets le couvert jusqu’à plus soif.

Ensuite, je profite de son état vaguement comateux pour lui poser des questions. Vous le savez, avec moi le turbin ne perd jamais ses droits.

— Dis donc, chérie, après le repas de midi, nous avons pris le café chez les assistants, n’est-ce pas ?

— Mais oui, mon grand fou !

Grand fou ! Qu’elle ne recommence pas, sinon elle a droit à une dégustation de phalanges.

— Te souviens-tu si l’un de nous s’est absenté pendant ce temps ?

Elle hausse un sourcil.

— En voilà une question, pourquoi me demandes-tu ça ?

Pour couper court et me donner le temps de trouver une explication, je fais :

— Je te dirai après…

Elle réfléchit.

— Ben, le Vieux est parti avant tout le monde, je crois, non ?

Ça m’agace…

— Oui, je me rappelle, mais en dehors de lui ?

— Planchoni est allé chercher des cigares dans sa chambre…

— Il ne s’est pas arrêté… Qui d’autre encore est sorti ?

Elle fouille sa mémoire sans résultat.

— Personne d’autre, il me semble.

Je passe mes souvenirs en revue, de mon côté, et je ne trouve rien non plus… Donc, ça n’est pas pendant le repas qu’il y a eu le lâcher de pigeon… Sans doute cela a-t-il eu lieu le matin ? Oui, sûrement…

— Pourquoi me demandes-tu cela, chéri ?

— Pour rien…

— Méchant, tu m’avais dit !

Ah non ! Elle va pas jouer les tyrans, cette péteuse !

Je saute du lit.

— Dors bien, trésor, et à demain…


Le lendemain, à sept plombes, le gardien de nuit vient tabasser à ma porte.

— Téléphone, me lance-t-il, on vous demande de Paris…

Il m’apprend qu’il y a deux postes téléphoniques dans la strass : l’un dans le bureau du Vieux, et l’autre dans la réserve.

C’est à ce dernier endroit que je me rends.

Je chope le combiné, le cœur battant. Sans doute est-ce le Vieux qui m’appelle ? Et re-sans doute va-t-il m’apprendre du nouveau ?

— Allô ?

— C’est vous, San-A. ?

— Oui.

— Arrivez immédiatement !

— Est-ce que le…

Il beugle dans l’appareil :

— Pas un mot ! Rentrez !

Et il raccroche.

C’est la première fois qu’il me parle sur ce ton. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je reste avec le combiné à la main, complètement abasourdi…

Pourquoi m’a-t-il crié de la fermer ? Parce qu’il redoutait que je parle ? Oui, c’est sûrement ça…

Je monte faire ma toilette et je me nippe. Ceci fait, je vais frapper à la porte du Professeur Thibaudin.

Il est déjà prêt. Il y a une épingle à cravate en or piquée dans sa cravate… On dirait qu’il va rendre visite au Pape. Mais il passe une blouse blanche.

— J’ai entendu le téléphone, me dit-il, c’était pour vous ?

— Oui, Professeur, mon chef… Il me demande de rentrer ce matin…

— Oh ! Oh ! du nouveau ?

— Je l’ignore…

— Et de votre côté, vous avez avancé votre enquête ?

J’hésite à lui parler des pigeons. À quoi bon le troubler encore avec cette rocambolesque histoire ?

— Heu, couci-couça, Monsieur le Professeur… Je venais seulement d’arriver…

Il soupire :

— Et vous partez déjà !

— Sans doute ne s’agit-il que d’un aller-retour… Je vous serais reconnaissant, devant les autres, au petit déjeuner, de me charger de courses importantes à effectuer à Paris, ceci pour expliquer mon départ…

— Très bien.


Tout se passe suivant le plan prévu. Deux heures plus tard, j’atterris dans les Services. Je demande le Vieux, mais on me répond qu’il est en conférence chez le ministre de l’intérieur. Il a dit que je l’attende. Je vais donc tuer le temps dans mon bureau.

J’ai le plaisir d’y rencontrer Bérurier. Le Gros est en train d’engloutir une formidable choucroute sur son bureau tout en lisant le Parisien.

— Salut, me dit-il, où étais-tu passé ?

— Je faisais une cure de silence à la cambrousse.

Je montre avec épouvante sa choucroute.

— Qu’est-ce que c’est que ce tas de fumier ?

— Mon petit déjeuner… Je me la suis fait monter de la brasserie du coin. C’est eux qui font la meilleure choucroute du quartier.

— Tu peux pas te taper ça, chez toi ou dans les chiottes ? C’est d’une indécence !

Il hausse les épaules et rageusement pique une fourchetée qu’il entend porter à sa grande gueule. Une saucisse de Francfort se fait la malle et lui dégringole sur la braguette. Il s’en saisit entre le pouce et l’index et me prouve qu’elle reste comestible en l’engloutissant d’un seul « happement ».

Je le considère, troublé, secrètement émerveillé aussi devant de pareilles prouesses boulimiques.

— T’es sûr de ne pas avoir le ténia, Béru ? je finis par questionner.

Il éructe non sans distinction derrière sa main en paravent.

— Et après, fait-il, faut bien que tout le monde vive… Qu’est-ce que ça peut me foutre que j’aie le ténia dans le baquet, hein ? Mes moyens me permettent de le nourrir !

Devant cet argument sans réplique, je ne puis que battre en retraite. Je le fais d’autant plus vite qu’on m’avertit du retour du Vieux.


Il est assis à sa table de travail, ses mains en peau de lézard posées comme des objets précieux sur le cuir de son sous-main.

— Ah bon, soupire-t-il en me voyant rentrer…

Je repousse la porte et m’approche du fauteuil destiné aux visiteurs.

— Vous avez du nouveau, Patron ?

— Et quel nouveau !

Il s’empare d’un étui de pigeon, en tous points semblable au premier. De cet étui il sort un message rédigé sur le même papier pelure.

— Sans commentaire, dit-il en me tendant le texte.

Je lis. Et, au fur et à mesure, ma main tenant le papier se met à sucrer les fraises.

« Premier pigeon intercepté. Vous ai adressé solde de l’invention par l’autre voie. Surtout ne pas me contacter jusqu’à nouvel ordre : agent des Services Secrets ici.

Thibaudin.

C’est un zig complètement lavé qui rend le papier au Vieux.

— Comme quoi vous aviez raison de douter de Thibaudin, murmure le Vieux. Ceci nous prouve une fois de plus qu’il n’existe pas d’être définitivement digne de confiance… Le Professeur est un traître, soit… Je m’incline devant l’évidence des faits. Mais je me demande comment cet homme, qui a consacré sa vie et sa carrière à la France, a été amené à passer sur une autre rive…

Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites !

— Vous ne vous poserez pas cette question longtemps, Chef. Il va falloir que ce sale type parle…

Le Vieux hoche la tête d’un air gêné qui ne lui est pas habituel. Il a visiblement une idée derrière la tête. Or, les idées qu’il a à cet endroit ne sont pas des idées de derrière les fagots !

— Non, San-Antonio, il ne dira rien…

— Je me charge de le faire parler ! Ah, j’aurais dû m’en douter… Il a été le seul à s’absenter hier pendant le repas…

Le Vieux ne m’écoute même pas. Il fait craquer ses jointures avec onction.

Un silence épais comme de la bouillie pour bébé s’établit[31]. Je prévois du vilain pour un avenir très rapproché. Mal à mon aise, je me tortille sur mon fauteuil comme si j’avais pris place sur une caravane de chenilles processionnaires.

— San-Antonio, je quitte à l’instant Monsieur le Ministre…

Pompeux, le Boss… Monsieur le Ministre ! Rien que ça…

C’est d’autant plus marrant que ledit ministre, tout le monde l’appelle Dudule dans les Services…

— Ah vraiment ?

— Oui.

— Ordre d’étouffer l’affaire coûte que coûte. Un scandale de cette envergure serait désastreux pour le prestige de notre pays !

Je ne peux m’empêcher de ricaner :

— Le prestige de notre pays ! Il n’en est plus à ça près, le pauvre !

— Que dites-vous là, San-Antonio !

— La vérité ! Si vous alliez à l’étranger, comme moi, Chef, vous verriez qu’au-delà de nos frontières, on s’apitoie sur notre sort. On nous plaint à cause de nos malheurs coloniaux, de nos hommes politiques et de notre franc qui maigrit à toute allure… Nous n’avons pas la bombe H ! Tout ce qui nous reste, c’est le French Cancan, le Bourgogne et la Côte d’Azur… Plus Paris, heureusement !… Vous allez me dire qu’il vaut mieux produire le Champagne et avoir des femmes sachant faire l’amour qu’être doué pour la torpille humaine, c’est vrai… Mais tout de même, nous vivons à une époque où le matérialisme est roi ; où il n’existe plus que la noblesse d’argent. Boussac a remplacé le comte de Paris… Quand nous recevons un chef d’État, on lui fait visiter dans la même journée le Palais de Versailles et les usines Renault, comme s’il s’agissait de deux hauts-lieux de notre histoire ! Nous voulons sauver la face, alors que nous ferions mieux de sauver les meubles, vous ne pensez pas ?

Il me regarde, intéressé. Puis il se met à jouer la « Marche des Grenadiers de l’Empereur » avec son coupe-papier.

— San-Antonio, je ne pense pas, nous ne sommes pas payés pour penser, mais pour agir…

Calmé, j’exhale un soupir à changement de vitesse.

— Revenons au cas qui nous intéresse. Je vous le répète : pas de scandale. Thibaudin est un homme trop considérable. L’annonce de sa traîtrise créerait une panique… Et puis, en somme, on ne peut officiellement l’accuser de trahison. Il n’a pas mis au point une arme, mais un produit. Rien ne l’empêche de vendre ce produit à qui bon lui semble !

— En ce cas, pourquoi a-t-il mis son pays dans le coup ?

— Thibaudin était pauvre. Il s’est fait financer par le gouvernement…

— En ce cas, sa découverte appartient au gouvernement…

— Ce n’est pas à nous d’en décider. San-Antonio, le Professeur est vieux, malade, usé… Peut-être n’a-t-il plus toute sa raison et a-t-il cédé tardivement aux sollicitations d’une idéologie en laquelle il espère trouver le repos moral ?

— Peut-être…

— Nous, c’est le repos éternel que nous devons lui accorder…

Je bigle le Vieux d’un regard intense. Je sentais bien qu’il me préparait un turbin de ce gabarit.

— Vous voulez dire ?…

— Oui, San-Antonio…

— Liquider le Prof !

— Il n’est pas d’autres solutions !

Il en a de bonnes ! Et nature, c’est bibi qu’il charge de l’équarrissage. On voit bien que ça n’est pas lui qui marne ! Je voudrais le voir au turf, le Boss, avec ses paluches manucurées, son crâne en peau de fesse et ses manchettes amidonnées dont les boutons sont en or !

— La chose doit se conclure très rapidement, San-Antonio !

— Ah bien…

— Et de façon… heu… extrêmement naturelle !

— Je comprends… Ça permettra de faire à ce fumier des funérailles nationales ! Ce sont les Autres qui vont rire sous cape !

— Peu importe. Thibaudin doit décéder dans des conditions normales…

— Vous avez prévu quelque chose ?

Ma question est superflue ! Le Vieux prévoit toujours tout. Il a un citron électronique, c’est pas possible autrement.

Il ouvre son tiroir. C’est inouï, le nombre insensé d’objets qui ont pu séjourner là-dedans ! Il sort un flacon sur lequel est écrit le nom d’un produit très connu[32].

Je sourcille !

— Qu’est-ce que je dois faire de ça ?

— Lui faire boire…

— Mais je croyais que c’était un remède…

— Pris en petites doses, oui. Mais si on en fait une forte consommation, c’est un poison parfait. Il ne laisse aucune trace à l’autopsie !

— Vous m’en direz tant !

— Tâchez de lui faire avaler ça, c’est pratiquement sans saveur…

— Et les résultats ?

— En quelques heures, l’intéressé défunte d’un arrêt du cœur.

— Très bien.

J’empoche la petite bouteille. Non seulement le liquide qu’elle contient est sans saveur, mais il est aussi incolore… Je me demande par exemple comment je vais pouvoir faire avaler ça à cette vieille guenille de Thibaudin. Ce foie-blanc est sobre comme un chameau… C’est tout juste s’il boit un demi-verre de vin aux repas. Va falloir que je dise au cuistot de nous faire de la morue !

Le Vieux se lève pour m’indiquer que l’entretien est terminé.

Je l’imite.

— Eh bien ! au revoir, Chef… Mais franchement, c’est un sale boulot que vous donnez là. J’aime mieux jouer les d’Artagnan que les Madame Lafarge, vous savez… Le poison n’est pas une arme d’homme !

— Sans doute, mon cher ami, du moins est-ce une arme d’agent secret. C’est l’arme de l’ombre !

Jolie formule… Mais qui ne calme pas mes scrupules. Je veux bien gommer l’extrait de naissance d’un zig, mais à condition que ça se fasse dans un mouvement…

Enfin, puisque j’ai choisi cet infernal métier, tant pis pour moi !

— San-Antonio !

— Chef ?

— Je me permets d’insister pour que tout soit terminé demain !

— Bien, Chef !

Vous parlez d’un capricieux ! Allez, bonhomme, en route pour la gloire !

Ah ! il a été inspiré, Pinuche, en flinguant ce pauvre pigeon !

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