3Les trois font la paire
« Vous devriez partir bientôt et sans vous faire remarquer », dit Gandalf. Deux ou trois semaines s’étaient écoulées, et Frodo ne semblait toujours pas décidé à entamer les préparatifs de départ.
« Je sais. Mais c’est difficile de faire les deux à la fois, protesta-t-il. Si je me contente de disparaître comme Bilbo, le bruit se répandra dans tout le Comté en un rien de temps. »
« Évidemment que vous ne devez pas disparaître ! dit Gandalf. Ça n’irait pas du tout. J’ai dit bientôt, pas instantanément. Si vous pensez qu’il y a moyen de quitter discrètement le Comté sans que tout le monde soit au courant, il vaut la peine d’attendre un peu. Mais vous ne devez pas trop tarder ! »
« Que diriez-vous de cet automne, le jour de Notre Anniversaire, ou après ? demanda Frodo. Je pense être en mesure de faire quelques préparatifs d’ici là. »
À vrai dire, il n’avait plus tellement envie de s’y mettre, maintenant que le temps était venu : sa résidence de Cul-de-Sac lui semblait plus enviable qu’elle ne l’avait été depuis des années, et il voulait profiter le plus possible de son dernier été dans le Comté. Il savait que l’automne venu, son cœur serait un peu plus enclin au voyage, comme chaque année en cette saison. En fait, il avait résolu en son for intérieur de partir le jour de son cinquantième anniversaire, le cent vingt-huitième de Bilbo. D’une certaine façon, cela semblait la journée idéale pour se mettre en route et suivre enfin ses traces. Suivre Bilbo, voilà ce qui lui importait par-dessus tout ; et c’était bien la seule chose capable de le réconcilier avec l’idée de partir. Il songeait le moins possible à l’Anneau, n’osant imaginer où celui-ci pourrait finir par le conduire. Mais il ne confiait pas chacune de ses pensées à Gandalf. Quant à ce que le magicien en devinait, c’était toujours difficile à dire.
Gandalf regarda Frodo et sourit. « Très bien, dit-il. Je pense que ça ira ; mais il ne faudra pas attendre plus longtemps. Je deviens très inquiet. Entre-temps, faites bien attention et ne donnez aucun indice de votre destination ! Et veillez à ce que Sam Gamgie reste muet. S’il ouvre la bouche, je vais vraiment le changer en crapaud. »
« Pour ce qui est de ma destination, dit Frodo, il serait difficile de la révéler, car je ne la connais pas moi-même… pas encore. »
« Ne dites pas de sottises ! répondit Gandalf. Je ne suis pas en train de vous dissuader de laisser une adresse au bureau de poste ! Mais vous quittez le Comté – et cela ne doit pas se savoir avant que vous soyez loin. Et vous devrez voyager (ou du moins partir) dans une direction ou une autre, que ce soit le nord, le sud, l’ouest ou l’est – et cela doit encore moins se savoir. »
« J’ai été tellement tracassé par l’idée de quitter Cul-de-Sac et de faire mes adieux que je n’ai même pas songé à la direction que je prendrai, dit Frodo. Car où puis-je aller ? Où mettre le cap ? Et quelle doit être ma quête ? Bilbo partait à la recherche d’un trésor, aller et retour ; mais moi, c’est pour en perdre un, y renoncer et ne pas revenir, pour autant que je puisse voir. »
« Vous ne pouvez cependant voir très loin, dit Gandalf. Ni moi non plus. Vous aurez peut-être à trouver les Failles du Destin ; mais cette quête peut échoir à d’autres : je l’ignore. En tout cas, vous n’êtes pas encore prêt pour cette longue route. »
« Non, en effet ! dit Frodo. Mais en attendant, quel chemin dois-je prendre ? »
« Celui du danger ; mais pas de manière trop inconsidérée, ni trop directe, répondit le magicien. Si vous voulez mon avis, rendez-vous à Fendeval. Ce voyage ne devrait point s’avérer trop périlleux, bien que la Route soit moins commode qu’avant ; et elle le sera encore moins à mesure que l’année avance. »
« Fendeval ! dit Frodo. Très bien : j’irai vers l’est, et je me dirigerai vers Fendeval. J’emmènerai Sam visiter les Elfes : il sera ravi. » Il parlait d’un ton léger ; mais son cœur éprouva soudain le désir de contempler la maison d’Elrond le Semi-Elfe, de respirer l’air de cette profonde vallée où bon nombre de ceux qu’on appelait les Belles Gens vivaient encore en paix.
Un soir d’été, une étonnante nouvelle parvint au Buisson de Lierre et au Dragon Vert. Les géants et autres présages des frontières du Comté furent délaissés au profit de choses plus importantes : M. Frodo vendait Cul-de-Sac – en fait, il l’avait déjà vendu… aux Bessac-Descarcelle !
« Et pour une coquette somme », disaient certains. « À prix dérisoire, contraient d’autres : plus probable, quand c’est Mme Lobelia qui paie. » (Otho était mort quelques années auparavant, vénérable mais déçu, à l’âge de cent deux ans.)
Pour quelle raison au juste M. Frodo vendait-il son joli trou ? La question faisait jaser encore plus que le prix de vente. Quelques-uns avançant la thèse – soutenue par les propres allusions et admissions de M. Bessac – selon laquelle il était à court d’argent : il quitterait donc Hobbiteville et se servirait du produit de la vente pour aller couler des jours tranquilles au Pays-de-Bouc, auprès de ses parents du côté Brandibouc. « Aussi loin que possible des Bessac-Descarcelle », renchérissaient certains. Mais l’idée de l’incommensurable fortune des Bessac était désormais si solidement ancrée que la plupart trouvaient l’histoire invraisemblable, plus encore que tout autre motif (raisonnable ou non) qu’ils pouvaient concevoir : pour la plupart des gens, il s’agissait d’une sombre machination de Gandalf qui n’avait pas encore éclaté au grand jour. Car même s’il se tenait plutôt tranquille, s’abstenant de sortir le jour, on savait pertinemment qu’il était « terré là-haut dans le Cul-de-Sac ». Mais quel que fût le rapport entre ce déménagement et les arcanes de sa magie, une chose était claire : Frodo Bessac s’en retournait au Pays-de-Bouc.
« Oui, je déménage à l’automne, disait-il. Merry Brandibouc doit me dénicher un joli petit trou, ou encore une petite maison. »
En fait, avec l’aide de Merry, il avait déjà choisi et acheté une petite maison à Creux-le-Cricq, dans la campagne derrière Fertébouc. À tous sauf Sam, il fit croire qu’il s’y installait définitivement. La décision de partir vers l’est lui en avait suggéré l’idée ; car le Pays-de-Bouc se trouvait aux frontières occidentales du Comté, et comme il y avait habité dans son enfance, son retour là-bas aurait au moins une certaine crédibilité.
Gandalf demeura dans le Comté pendant au moins deux mois. Puis, un soir de la fin du mois de juin, peu après que le plan de Frodo eut été enfin arrêté, il annonça subitement qu’il repartait le lendemain matin. « Pas pour longtemps, je l’espère, dit-il. Mais je m’en vais au-delà des frontières méridionales pour aller en quête de nouvelles. Je suis resté trop longtemps inactif. »
Il parlait d’un ton léger, mais Frodo lui trouvait un air assez préoccupé. « Est-il arrivé quelque chose ? »
« Eh bien, non ; mais j’ai entendu quelque chose qui m’a inquiété et je dois tirer l’affaire au clair. S’il me paraît après tout nécessaire que vous partiez sur-le-champ, je reviendrai immédiatement, ou j’enverrai à tout le moins un message. Entre-temps, tenez-vous-en à votre plan ; mais faites plus que jamais attention, surtout à l’Anneau. Permettez-moi d’insister une nouvelle fois : ne vous en servez pas ! »
Il partit à l’aube. « Je peux revenir à tout moment, dit-il, mais je serai de retour pour la fête d’adieu au plus tard. Je pense tout compte fait que ma compagnie pourrait vous être utile sur la Route. »
Frodo fut passablement troublé au début, se demandant ce que Gandalf avait bien pu entendre ; mais son malaise finit par se dissiper, et le beau temps lui fit oublier tout ses ennuis pendant un moment. Le Comté avait rarement connu un si bel été, de même qu’un automne aussi riche : les arbres étaient chargés de pommes, le miel dégoulinait dans les rayons et les blés étaient hauts et drus.
L’automne était déjà bien installé quand Frodo recommença à s’inquiéter au sujet de Gandalf. Septembre passait et il n’avait toujours aucune nouvelle de lui. L’Anniversaire approchait, ainsi que le déménagement, et ni lui ni aucun message ne venaient. Il y eut soudain beaucoup d’animation à Cul-de-Sac. Quelques amis de Frodo y séjournèrent pour l’aider à empaqueter : il y avait Fredegar Bolgeurre et Folco Boffine, et bien sûr ses grands amis Pippin Touc et Merry Brandibouc. À eux cinq, ils mirent toute la maison sens dessus dessous.
Le 20 septembre, deux charrettes recouvertes de toile partirent pour le Pays-de-Bouc, acheminant les meubles et les autres biens exclus de la vente vers son nouveau chez-lui, en passant par le Pont du Brandivin. Le lendemain, Frodo devint très anxieux, guettant sans cesse l’arrivée de Gandalf. Le jeudi matin, jour de son anniversaire, l’aube fut aussi claire et belle qu’elle l’avait été jadis pour la grande fête de Bilbo. Mais Gandalf ne se montra pas. Le soir, Frodo donna son festin d’adieu, qui fut très modeste, se résumant à un dîner pour lui et ses quatre amis ; mais il demeurait très préoccupé et ne se sentait pas le cœur à la fête. L’idée de devoir bientôt se séparer de ses jeunes amis lui pesait beaucoup. Il se demandait comment il leur annoncerait la nouvelle.
Les quatre jeunes hobbits se sentaient toutefois de fort bonne humeur, et la fête devint bientôt très joyeuse malgré l’absence de Gandalf. La salle à manger était vide, à l’exception d’une table et de quelques chaises, mais la nourriture était excellente et le vin à l’avenant : le bon vin de Frodo ne faisait pas partie de la vente aux Bessac-Descarcelle.
« Quoi qu’il advienne du reste de mes affaires quand les B.-D. mettront le grappin dessus, j’aurai au moins trouvé une bonne place pour ça ! » dit Frodo en vidant son verre. C’était la dernière goutte de Vieux Vinoble.
Quand ils eurent chanté maintes chansons et se furent rappelé tous ces bons moments passés ensemble, ils levèrent leurs verres afin de célébrer l’anniversaire de Bilbo, buvant à sa santé et à celle de Frodo selon la coutume de ce dernier. Puis ils sortirent prendre un peu d’air et jeter un coup d’œil aux étoiles, avant d’aller se coucher. La fête était terminée, et Gandalf n’était pas venu.
Le lendemain matin, ils s’occupèrent de charger une dernière charrette de bagages. Merry prit la place du conducteur et partit avec Gros-lard (c’est-à-dire Fredegar Bolgeurre). « Quelqu’un doit aller réchauffer la maison avant ton arrivée, dit Merry. On se revoit donc bientôt : après-demain, si tu ne t’endors pas en chemin ! »
Folco rentra chez lui après le déjeuner, mais Pippin demeura à Cul-de-Sac. Frodo était agité et inquiet, guettant une quelconque rumeur de Gandalf. Il décida d’attendre la tombée de la nuit. Après, si Gandalf désirait le voir d’urgence, il se rendrait à Creux-le-Cricq ; il pourrait même y être en premier. Car Frodo partait à pied. Il avait décidé – aussi bien pour le plaisir, et pour voir une dernière fois le Comté, que pour toute autre raison – de marcher de Hobbiteville au Bac de Fertébouc, sans trop se presser.
« Ce sera aussi l’occasion de reprendre un peu la forme », dit-il en se regardant dans une glace qui prenait la poussière dans le hall d’entrée à moitié vide. Cela faisait un moment qu’il n’avait pas fait de promenade un peu éprouvante, et son reflet avait des allures un peu flasques, se dit-il.
Après le déjeuner, les Bessac-Descarcelle, Lobelia et son fils aux cheveux sable, Lotho, débarquèrent à Cul-de-Sac, au grand déplaisir de Frodo. « Enfin à nous ! » dit Lobelia en entrant, ce qui n’était guère poli, ni tout à fait vrai, car la vente de Cul-de-Sac ne prenait pas effet avant minuit. Mais on le lui pardonnera sans doute : pour être chez elle à Cul-de-Sac, Lobelia avait dû attendre environ soixante-dix-sept ans de plus qu’elle ne l’avait escompté autrefois, et elle avait à présent cent ans. Quoi qu’il en soit, elle venait s’assurer que rien de ce qu’elle avait payé de ses deniers n’avait été emporté ; et elle voulait les clefs. Il fallut longtemps pour la satisfaire, car elle arrivait avec un inventaire complet qu’elle vérifia du début à la fin. Elle finit par partir avec Lotho, un double de la clef, et la promesse que l’autre clef serait laissée chez les Gamgie, rue du Jette-Sac. Elle eut un reniflement de dédain, donnant à entendre qu’elle croyait les Gamgie capables de dévaliser le trou pendant la nuit. Frodo ne lui offrit pas le thé.
Il prit le sien avec Pippin et Sam Gamgie dans la cuisine. Il avait été officiellement annoncé que Sam s’en allait au Pays-de-Bouc pour « assister M. Frodo et entretenir son petit bout de jardin », un arrangement approuvé par l’Ancêtre, mais qui ne fit rien pour consoler celui-ci d’avoir bientôt Lobelia comme voisine.
« Notre dernier repas à Cul-de-Sac ! » dit Frodo, repoussant sa chaise. Ils laissèrent la vaisselle à Lobelia. Pippin et Sam assurèrent leurs trois paquets avec des sangles et les déposèrent en tas à l’entrée. Pippin s’en alla faire une dernière promenade dans le jardin. Sam disparut.
Le soleil baissa. Cul-de-Sac semblait triste, sombre et en pagaille. Frodo fit le tour de ses différentes pièces, tout aussi familières les unes que les autres ; et il vit la lueur du couchant s’estomper sur les murs et les ombres surgir dans les coins. L’obscurité s’installa lentement à l’intérieur. Il sortit et se rendit jusqu’au portillon, puis continua de descendre un peu, le long du Chemin de la Colline. Il s’attendait à moitié à voir Gandalf monter à grandes enjambées dans le crépuscule.
Le ciel était dégagé et les étoiles sortaient. « La nuit s’annonce belle, dit-il tout haut. C’est un bon début. J’ai envie de marcher. Je n’en peux plus de poireauter. Je vais me mettre en route, et Gandalf devra me suivre. » Il tourna les talons pour remonter, mais s’arrêta, car il entendit des voix juste derrière le tournant, au coin de la rue du Jette-Sac. L’une d’entre elles était assurément celle de l’Ancêtre ; l’autre semblait étrange et avait quelque chose de désagréable. Il ne pouvait distinguer ce quelle disait, mais il percevait les réponses de l’Ancêtre, plutôt stridentes. Le vieillard semblait contrarié.
« Non, M. Bessac est parti. Parti ce matin, et mon Sam l’a suivi ; toutes ses affaires sont parties, de toute façon. Oui, il a tout vendu et il est parti, que j’ vous dis. Pourquoi ? Ça, c’est pas mes oignons, et les vôtres non plus. Où ça ? C’est pas un secret. Il a déménagé à Fertébouc ou quelque chose dans ce goût-là, loin par là-bas. Oui, un sacré bout de chemin. J’ai jamais été aussi loin moi-même ; les gens sont bizarres, au Pays-de-Bouc. Non, j’ peux pas passer de message. Bien le bonsoir ! »
Des pas descendirent la Colline. Frodo se demanda vaguement pourquoi il était à ce point soulagé de ne pas les entendre monter. « Ce doit être que j’en ai assez de toute cette curiosité entourant mes faits et gestes, se dit-il. Quelle bande de fouineurs, vraiment ! » Il eut presque envie d’aller voir l’Ancêtre pour lui demander qui l’avait importuné ; mais il se ravisa (à tort ou à raison) et se dépêcha de rentrer à Cul-de-Sac.
Pippin était assis sur son paquet devant l’entrée. Sam ne s’y trouvait pas. Frodo passa dans l’ombre du vestibule. « Sam ! appela-t-il. Sam ! C’est l’heure ! »
« J’arrive, m’sieur ! » fut la réponse qui monta des profondeurs du trou, bientôt suivie de Sam lui-même, en train de s’essuyer la bouche. Il venait de faire ses adieux au tonneau de bière qui se trouvait dans la cave.
« Fin prêt, Sam ? » dit Frodo.
« Oui, m’sieur. Je vais pouvoir tenir un bout, maintenant, m’sieur. »
Frodo referma la porte ronde et donna un tour de clef, puis il confia celle-ci à Sam. « Cours porter cela chez toi, Sam ! dit-il. Puis, file le long de la rue et rejoins-nous aussi vite que possible à la porte qui donne sur la route, de l’autre côté des prés. Nous ne passerons pas par le village ce soir. Il y a trop d’oreilles tendues et trop d’yeux à l’affût. » Sam détala à toutes jambes.
« Bon ! Enfin, c’est l’heure de partir ! » dit Frodo. Ils hissèrent leurs paquets sur leurs épaules, prirent chacun leur bâton et contournèrent le talus pour descendre du côté ouest de Cul-de-Sac. « Adieu ! » dit Frodo en jetant un dernier regard aux fenêtres vides et sombres. Il fit un signe de la main, puis se détourna et (suivant les traces de Bilbo, sans s’en douter) se dépêcha de rejoindre Peregrin dans le sentier du jardin. Parvenus en bas, ils sautèrent par-dessus l’échancrure de la haie et prirent à travers champs, passant dans l’obscurité comme un bruissement dans l’herbe.
Au bas de la Colline, sur son versant ouest, ils arrivèrent à la porte donnant accès à une route étroite. Ils s’y arrêtèrent et ajustèrent les sangles de leurs paquets. Sam apparut alors, courant d’un petit pas rapide et soufflant comme un bœuf ; son lourd chargement était hissé très haut sur ses épaules, et sa tête était coiffée d’un grand sac de feutre informe, qu’il qualifiait de chapeau. Dans l’obscurité, il ressemblait fort à un nain.
« Je suis sûr que vous m’avez donné tout ce qu’il y a de plus lourd, dit Frodo. Je plains les escargots, et tous ceux qui portent leur maison sur leur dos. »
« Je pourrais en prendre encore bien plus, m’sieur. Mon paquet est très léger », dit Sam avec une détermination bien mensongère.
« Pas question, Sam ! dit Pippin. C’est bon pour lui. Il n’a rien d’autre que ce qu’il nous a dit d’emporter. Il s’est relâché ces derniers temps, et il sentira moins le poids de sa charge quand il aura délesté un peu du sien. »
« Ayez pitié d’un pauvre vieux hobbit ! dit Frodo en riant. Je serai mince comme une tige de saule avant d’arriver au Pays-de-Bouc, j’en suis persuadé ! Mais je disais n’importe quoi. Je te soupçonne d’avoir pris plus que ce qui te revient, Sam, et je vérifierai quand nous referons nos paquets. » Il ramassa son bâton. « Eh bien, nous aimons tous les promenades de nuit, dit-il, alors mettons quelques milles derrière nous avant de nous coucher. »
Ils suivirent la route vers l’ouest sur une courte distance. Puis, s’en écartant vers la gauche, ils prirent de nouveau à travers champs. Ils marchaient en silence et à la file, le long des haies et des taillis, et la nuit tombante les enveloppa de noir. Sous le couvert de leurs sombres capes, ils étaient aussi invisibles que s’ils avaient eu tous trois des anneaux magiques. Puisque c’étaient des hobbits et qu’ils essayaient d’être silencieux, ils ne faisaient aucun bruit perceptible, même pour des hobbits. De fait, même les bêtes sauvages des champs et des bois remarquèrent à peine leur passage.
Au bout d’un moment, ils traversèrent l’Eau à l’ouest de Hobbiteville par un étroit pont de planches. Le cours d’eau n’était là qu’un sinueux ruban noir, bordé d’aulnes penchés. À un mille ou deux au sud, ils se hâtèrent de traverser la grand-route conduisant au Pont du Brandivin ; ils étaient désormais en Pays-de-Touc et, obliquant au sud-est, ils se dirigèrent vers le Pays des Côtes Vertes. Tandis qu’ils en gravissaient les premières pentes, ils se retournèrent pour apercevoir les lampes de Hobbiteville scintillant au loin dans la paisible vallée de l’Eau. Cette vue disparut bientôt derrière les plis des terres obscurcies, remplacée par celle de Belleau à côté de son étang gris. Quand la lueur de la dernière ferme fut loin derrière eux, clignotant entre les arbres, Frodo se retourna et agita la main en signe d’adieu.
« Je me demande s’il me sera donné de revoir un jour cette vallée », dit-il doucement.
Après environ trois heures de marche, ils se reposèrent. La nuit était claire, fraîche et étoilée, mais de minces volutes de brume s’enroulaient comme de la fumée au flanc des collines, montant du creux des ruisseaux et des prés échancrés. Les bouleaux dégarnis, oscillant dans la brise au-dessus de leurs têtes, dessinaient un filet noir sur le ciel pâle. Ils prirent un souper très frugal (pour des hobbits), puis se remirent en route. Ils croisèrent bientôt une route étroite qui montait et descendait au gré des terres, se fondant, grise, dans l’obscurité : la route vers Boischâtel, Estoc et le Bac de Fertébouc. Elle partait de la route principale, grimpant hors de la vallée de l’Eau pour suivre les méandres des Côtes Vertes en direction de Pointe-aux-Bois, un coin sauvage du Quartier Est.
Après l’avoir suivie un certain temps, ils plongèrent dans un sentier profondément encaissé entre de grands arbres qui secouaient leurs feuilles sèches dans la nuit. Il faisait très noir. Ils parlaient au début, ou fredonnaient un air ensemble, se trouvant désormais très loin des oreilles indiscrètes. Mais bientôt ils marchèrent en silence, et Pippin se mit à traîner. Enfin, au moment où ils entamaient une forte pente, il s’arrêta et bâilla.
« J’ai tellement sommeil, dit-il, que je vais bientôt m’écrouler sur la route. Comptez-vous dormir sur vos jambes ? Il est près de minuit. »
« Je croyais que tu aimais les promenades de nuit, dit Frodo. Mais nous ne sommes pas pressés. Merry nous attend dans la journée d’après-demain, ce qui nous laisse près de deux jours encore. Arrêtons-nous au premier endroit convenable. »
« Le vent vient de l’ouest, dit Sam. Si on se rend de l’autre côté de la colline, on trouvera un petit coin douillet où s’abriter, m’sieur. Il y a un bois de sapins bien au sec juste devant, si ma mémoire est bonne. » Sam connaissait bien les terres à vingt milles autour de Hobbiteville, mais là s’arrêtait sa géographie.
À peine eurent-ils franchi le sommet de la colline qu’ils arrivèrent au petit bois de sapins. Quittant la route, ils passèrent dans les ténèbres odorantes des résineux, et ramassèrent des brindilles et des cônes pour faire du feu. Il y eut bientôt un joyeux crépitement de flammes au pied d’un grand sapin, et ils s’assirent autour pendant un moment, jusqu’à ce qu’ils se mettent à sommeiller. Puis, blottis entre les racines du grand arbre, ils se recroquevillèrent sous leurs manteaux et leurs couvertures et ne tardèrent pas à dormir d’un profond sommeil. Personne ne monta la garde ; même Frodo ne craignait aucun danger pour l’instant, car ils étaient encore en plein cœur du Comté. Quelques bêtes vinrent les observer quand les dernières flammes se furent éteintes. Un renard qui passait par là pour ses propres affaires s’arrêta plusieurs minutes et les renifla.
« Des hobbits ! pensa-t-il. Et quoi encore ? Il se passe des choses étranges dans ce pays, à ce qu’on dit, mais on a rarement entendu parler d’un hobbit dormant sous un arbre à la belle étoile. Et là, trois ! Il y a quelque chose de très bizarre derrière tout ça. » Il avait parfaitement raison, mais il n’en découvrit jamais davantage.
L’aube se leva, pâle et moite. Frodo se réveilla en premier, et s’aperçut qu’une racine lui avait creusé le dos et que son cou était plutôt raide. « Marcher pour le plaisir ! J’aurais mieux fait de prendre une voiture ! se dit-il, comme il le faisait souvent au début d’une expédition. Et tous mes beaux lits de plume, vendus au Bessac-Descarcelle ! Ces racines leur feraient du bien. » Il s’étira. « Debout, mes hobbits ! cria-t-il. C’est une belle matinée. »
« Qu’est-ce qu’elle a de si beau ? dit Pippin, jetant un œil hors de ses couvertures. Sam ! Le petit déjeuner pour neuf heures et demie ! As-tu fait chauffer l’eau du bain ? »
Sam se leva d’un bond, le regard plutôt flou. « Non, m’sieur, pas encore, m’sieur ! » dit-il.
Frodo tira sur les couvertures de Pippin et le fit rouler sur le dos, puis il marcha jusqu’à l’orée du bois. Le soleil rouge émergeait, loin à l’est, du lit de brouillard qui enveloppait le monde. Couronnés des reflets rouge et or de l’automne, les arbres semblaient flotter sans racines sur une mer indécise. Un peu en contrebas et sur la gauche, la route plongeait brusquement dans un creux et disparaissait.
Lorsqu’il les rejoignit, Sam et Pippin avaient allumé un bon feu. « L’eau ! s’écria Pippin. Où est l’eau ? »
« Je ne garde pas d’eau dans mes poches », répondit Frodo.
« On croyait que tu étais parti en chercher, dit Pippin, affairé à disposer la nourriture et les tasses. Tu ferais mieux d’y aller, à présent. »
« Tu peux venir aussi, dit Frodo, et apporter toutes les gourdes pendant que tu y es. » Il y avait un ruisseau au pied de la colline. Ils remplirent leurs gourdes et leur bouilloire de voyage à une petite chute où l’eau tombait de quelques pieds sur un affleurement de pierre grise. Elle était glaciale. Soufflant et crachotant, ils s’y baignèrent le visage et les mains.
Une fois le petit déjeuner terminé et tous les paquets remballés, il était dix heures passées, et la journée se faisait chaude et belle. Ils descendirent la colline et traversèrent le ruisseau à l’endroit où celui-ci plongeait sous la route, jusqu’à la prochaine grimpée, suivie d’une autre descente ; et voilà que les manteaux, les couvertures, l’eau, la nourriture et le reste de leur équipement leur paraissaient déjà un lourd fardeau.
La marche de la journée s’annonçait chaude et fatigante. Au bout de quelques milles, cependant, la route cessa de monter et descendre : elle grimpa au sommet d’un talus escarpé en une sorte de zigzag fastidieux, se préparant à redescendre une dernière fois. Devant eux s’étendaient des plaines, tachetées de petits bosquets qui se fondaient en des lointains brunâtres et boisés. Leur regard embrassait toute la Pointe-aux-Bois en direction du fleuve Brandivin. La route serpentait devant eux comme un bout de ficelle.
« La route continue indéfiniment, dit Pippin ; mais il me faut une pause si je veux l’imiter. Il est grand temps de déjeuner. » Il s’assit sur le talus en bordure de la route et scruta le lointain en direction de l’est, là où se devinaient le Fleuve et, plus loin encore, la frontière du Comté où il avait passé toute sa vie. Sam se tenait près de lui. Ses yeux ronds étaient tout grands ouverts, car il contemplait des terres qu’ils n’avaient jamais vues, et un nouvel horizon.
« Est-ce que des Elfes vivent dans ces bois ? » demanda-t-il.
« Pas que je sache », dit Pippin. Frodo était silencieux. Lui aussi laissait planer son regard vers l’est le long de la route, comme s’il ne l’avait jamais vue. Soudain il dit lentement, à voix haute mais comme pour lui-même :
La Route se poursuit sans fin
Qui a commencé à ma porte
Et depuis m’a conduit si loin.
Je la suis où qu’elle m’emporte,
Les pieds las dès le premier jour,
Jusqu’à la prochaine croisée
Où se rencontrent maints parcours.
Puis où encore ? Je ne sais.
« On dirait quelques rimes du vieux Bilbo, dit Pippin. Ou bien est-ce l’une de tes imitations ? Ça ne me paraît pas très encourageant. »
« Je ne sais pas, dit Frodo. Ça m’est venu sur le moment, comme si je l’inventais à mesure ; mais je l’ai peut-être entendu il y a longtemps. En tout cas, cela me rappelle beaucoup Bilbo dans les dernières années, avant son départ. Il disait souvent qu’il n’y a qu’une seule Route, que c’est comme une grande rivière : ses sources jaillissent au seuil de chaque maison, et tous les chemins sont ses affluents. “C’est un jeu dangereux, Frodo, de sortir de chez toi”, disait-il. “Tu fais un pas sur la Route, et, si tu ne surveilles pas tes pieds, qui sait jusqu’où tu pourrais être emporté… Te rends-tu compte que ce chemin est celui-là même qui traverse Grand’Peur, et que si tu le laisses faire, il pourrait t’emmener jusqu’à la Montagne Solitaire, ou plus loin encore, et en de pires endroits ?” Il disait cela quand nous étions dans le chemin devant la porte de Cul-de-Sac, surtout quand il revenait d’une longue promenade. »
« Eh bien, la Route ne m’emportera nulle part avant au moins une heure », dit Pippin, laissant tomber son chargement. Les autres suivirent son exemple, adossant leurs paquets contre le talus et étendant les jambes en travers de la route. Après une pause, ils prirent un bon déjeuner, puis encore une pause.
Le soleil commençait à décliner et la lumière de l’après-midi inondait la plaine lorsqu’ils descendirent la colline. Jusqu’à présent, ils n’avaient pas rencontré âme qui vive sur la route. Ce chemin était peu fréquenté, car il ne convenait guère aux charrettes, et les allées et venues étaient rares du côté de la Pointe-aux-Bois. Ils cheminaient maintenant depuis une heure ou plus quand Sam s’arrêta un instant comme pour écouter. Ils se trouvaient désormais en terrain plat, et la route, après de nombreux méandres, coupait tout droit à travers la plaine herbeuse parsemée de grands arbres annonciateurs de la forêt.
« J’entends venir un poney ou un cheval derrière nous », dit Sam.
Ils se retournèrent, mais un détour de la route les empêchait de voir bien loin. « Serait-ce Gandalf cherchant à nous rattraper ? » se demanda Frodo ; mais tout en disant cela, il eut le sentiment que ce n’était pas le cas, et un désir soudain de se soustraire à la vue du cavalier s’empara de lui.
« C’est peut-être sans importance, dit-il en manière d’excuse, mais je préférerais ne pas être vu sur la route… par qui que ce soit. J’en ai assez que mes faits et gestes soient scrutés à la loupe. Et si c’est Gandalf, ajouta-t-il après coup, on pourra lui faire une petite surprise : ça lui apprendra d’être à ce point en retard ! Cachons-nous ! »
Les deux autres coururent rapidement jusqu’à une petite dépression du côté gauche de la route, où ils se mirent à plat ventre. Frodo hésita pendant une seconde : la curiosité ou quelque chose d’autre s’opposait à son envie de se cacher. Le claquement de sabots s’approcha. Juste à temps, il s’aplatit dans un bouquet d’herbes hautes, derrière un arbre surplombant la route. Puis il leva la tête et regarda précautionneusement par-dessus l’une des grandes racines.
Un cheval noir apparut dans le tournant, pas un poney de hobbit mais un cheval de haute stature. Un homme de forte carrure le montait, comme écrasé sur la selle : il était enveloppé d’une grande cape noire et d’un capuchon de même couleur, ce qui ne laissait voir que ses bottes dans les hauts étriers. Son visage restait dans l’ombre, invisible.
En arrivant à la hauteur de Frodo caché derrière son arbre, le cheval s’arrêta. La silhouette noire demeura tout à fait immobile, tête baissée, comme pour écouter. Il vint, de l’intérieur du capuchon, comme le bruit de quelqu’un reniflant pour capter une odeur insaisissable ; la tête se tourna de chaque côté de la route.
Une peur soudaine et inexplicable, la peur d’être découvert, s’empara de Frodo, et il songea à son Anneau. Il osait à peine respirer ; pourtant, l’envie de le sortir de sa poche devint si forte qu’il commença à remuer lentement la main. Il sentait qu’il n’avait qu’à le glisser à son doigt : alors, il serait en sécurité. La consigne de Gandalf paraissait absurde. Bilbo s’en était bien servi, lui. « Et je suis encore dans le Comté », se dit-il au moment où sa main effleurait la chaîne où il était attaché. À cet instant, le cavalier se redressa et secoua les rênes de sa monture. Elle se remit en route, d’abord lentement, puis en un trot rapide.
Frodo rampa vers le bord de la route et regarda le cavalier disparaître au loin. Il était sur le point de s’évanouir complètement quand Frodo, sans pouvoir en être sûr, crut voir le cheval quitter brusquement la route et pénétrer sous les arbres à droite.
« Hum, voilà qui est très bizarre et même inquiétant », se dit Frodo en rejoignant ses compagnons. Pippin et Sam étaient restés à plat ventre dans l’herbe, et n’avaient rien vu ; alors Frodo leur décrivit le cavalier et son étrange comportement.
« Je ne saurais dire pourquoi, mais j’étais certain qu’il me cherchait ou me reniflait ; et j’étais tout aussi certain de ne pas vouloir être découvert. Je n’avais jamais vu ou ressenti quelque chose de semblable dans le Comté. »
« Mais qu’est-ce qu’un des Grandes Gens peut avoir à faire avec nous ? dit Pippin. Et que fait-il dans cette partie du monde ? »
« Il y a des Hommes dans les parages, dit Frodo. Dans le Quartier Sud, ils ont eu des ennuis avec les Grandes Gens, je crois bien. Mais jamais je n’ai entendu parler d’une chose semblable à ce cavalier. Je me demande d’où il vient. »
« Si vous permettez, m’sieur, intervint Sam tout soudainement, je sais d’où il vient. C’est de Hobbiteville qu’il vient, ce cavalier noir là, à moins qu’il y en ait plus d’un. Et je sais où il va. »
« Que veux-tu dire ? demanda Frodo avec brusquerie, le regardant d’un air stupéfait. Pourquoi n’as-tu rien dit avant ? »
« Je viens juste de m’en souvenir, m’sieur. Ça s’est passé comme ça : quand je suis rentré cheu nous hier au soir avec la clef, mon père, il m’a dit : Hé, Sam ! qu’il dit. Je te croyais parti avec M. Frodo ce matin. Y a un drôle de moineau qui est venu poser des questions sur M. Bessac de Cul-de-Sac, et il vient de s’en aller. Je l’ai envoyé à Fertébouc, quoique j’aimais pas trop sur quel ton il me parlait. Il a eu l’air saprément fâché quand je lui ai dit que M. Bessac était parti pour de bon. Il a sifflé après moi, oui monsieur. Ça m’a donné une sacrée frousse. Quel genre de type c’était ? que je dis à l’Ancêtre. Je sais pas, qu’il me dit ; mais c’était pas un hobbit. Il était grand et tout en noir, et il se penchait sur moi. J’ai idée que c’était un des Grandes Gens de l’étranger. Il parlait d’une drôle de façon.
« Je pouvais pas rester pour en savoir plus, m’sieur, puisque vous m’attendiez ; et j’y ai pas fait tellement attention non plus. L’Ancêtre devient vieux, et plus qu’un peu bigleux, et il devait faire presque noir quand ce type a monté la Colline et l’a vu en train de prendre l’air au coin de notre rue. J’espère qu’il a pas rien fait de mal, m’sieur, ni moi non plus. »
« On ne peut rien reprocher à l’Ancêtre, dit Frodo. En fait, je l’ai entendu parler avec un étranger qui s’emblait s’enquérir de moi, et j’ai failli aller lui demander qui c’était. Je regrette de ne pas l’avoir fait, ou que tu ne m’en aies rien dit plus tôt. J’aurais peut-être été plus prudent sur la route. »
« N’empêche qu’il n’y a peut-être aucun lien entre ce cavalier et l’étranger de l’Ancêtre, dit Pippin. Nous sommes partis de Hobbiteville assez secrètement, et je ne vois pas comment il aurait pu nous suivre. »
« Mais le reniflage, m’sieur ? dit Sam. Et l’Ancêtre a dit qu’il était tout en noir. »
« J’aurais dû attendre Gandalf, marmonna Frodo. Mais cela n’aurait peut-être fait qu’empirer les choses. »
« Alors tu sais ou tu devines quelque chose à propos de ce cavalier ? » dit Pippin, qui l’avait entendu marmonner.
« Je n’en sais rien, et j’aime mieux ne pas deviner », dit Frodo.
« Très bien, cher cousin ! Tu peux garder ton secret pour l’instant, si tu cherches à faire des mystères. En attendant, qu’allons-nous faire ? Je prendrais bien un morceau et quelques gorgées, mais quelque chose me dit qu’on ferait mieux de s’en aller d’ici. Vos histoires de cavaliers renifleurs aux nez invisibles m’ont ébranlé. »
« Oui, je crois qu’on va partir tout de suite, dit Frodo ; mais pas par la route… au cas où ce cavalier reviendrait, ou qu’un autre le suive. Il nous reste un bon bout à faire aujourd’hui. Il y a encore de nombreux milles avant le Pays-de-Bouc. »
Lorsqu’ils se remirent en chemin, l’ombre des arbres s’étendait, longue et mince, sur l’herbe. Ils marchaient à un jet de pierre du côté gauche de la route et restaient hors de vue autant qu’ils le pouvaient. Mais cela leur nuisait, car l’herbe était haute et touffue, le sol inégal, et les arbres commençaient à se regrouper en fourrés.
Le soleil empourpré avait plongé derrière les collines dans leur dos, et le soir tomba avant qu’ils rejoignent la route au bout du long plateau sur lequel elle courait en ligne droite depuis quelques milles. À cet endroit, elle faisait un coude vers la gauche et descendait dans les plaines du Jouls vers Estoc ; mais un chemin bifurquait à droite, serpentant à travers un ancien bois de chênes pour se rendre à Boischâtel. « C’est par là que nous allons », dit Frodo.
Non loin de l’embranchement, ils découvrirent par hasard la carcasse d’un arbre immense. Il était encore en vie, et des feuilles poussaient sur les rameaux apparus autour des vieux chicots qui soutenaient autrefois ses grands bras ; pourtant, il était creux, et l’on pouvait y entrer par une large fente du côté opposé à la route. Les hobbits s’y glissèrent et trouvèrent à l’intérieur un lit de feuilles mortes et de bois pourri sur lequel s’asseoir. Là, ils se reposèrent et prirent un léger repas, discutant à voix basse et prêtant l’oreille de temps à autre.
Le crépuscule les enveloppait lorsqu’ils regagnèrent le chemin. Le vent d’ouest soupirait dans les branches. Les feuilles chuchotaient. Bientôt, la route se mit à descendre doucement, mais sans interruption, à travers la nuit tombante. Une étoile apparut au-dessus des arbres, dans les ténèbres grandissantes devant eux à l’est. Ils marchaient côte à côte et au pas pour s’encourager. Au bout d’un certain temps, quand les étoiles se firent moins clairsemées et plus brillantes, le sentiment d’inquiétude les quitta, et ils cessèrent d’être à l’affût des claquements de sabots. Ils se mirent à fredonner doucement, comme les hobbits ont coutume de le faire en marchant, en particulier la nuit, quand ils approchent de chez eux. Pour la plupart des hobbits, il s’agit d’une chanson du souper, ou encore du coucher ; mais ces hobbits-ci fredonnaient une chanson de marche (non sans quelques allusions au souper et au coucher, évidemment). Bilbo Bessac en avait composé les paroles, sur un air qui était vieux comme les chemins, et l’avait apprise à Frodo tandis qu’ils sillonnaient les routes de la vallée de l’Eau et parlaient d’Aventure.
Déjà le feu rougeoie au fond de l’âtre gris,
Tandis que sous le toit nous attend un doux lit ;
Mais tout aussi longtemps que nous portent nos pieds,
Nous pourrions encor voir au détour du sentier
Soudain un arbre vert, une pierre dressée
Que ne verront jamais les voyageurs pressés.
Arbre, feuille, herbe et fleur
Fileront ! Fileront !
Eau, colline et couleurs
Passeront ! Passeront !
Pourrait encor surgir au détour du sentier
Une nouvelle route, une porte cachée ;
Et s’il nous faut ici passer notre chemin,
Nous pourrions revenir pour emprunter demain
Ces sentiers dérobés qui promettent merveilles,
Qui mènent vers la Lune ou encore au Soleil.
Pomme, épine et prunelle,
Passons-les ! Passons-les !
Monts et vaux sous le ciel,
Laissons-les ! Laissons-les !
La maison est derrière et devant nous le monde ;
Les sentiers sont légion où nos pieds vagabondent
Quand d’ombre en crépuscule, au lever de la brume,
Tour à tour dans le ciel, les étoiles s’allument.
Puis le monde derrière et la maison devant,
Nous rentrerons enfin trouver notre lit blanc.
Brume et nuage rond
Dormiront ! Dormiront !
Feu, lampe et pain de mie,
Puis au lit ! Puis au lit !
La chanson prit fin. « Maintenant au lit ! Maintenant au lit ! » chanta Pippin d’une voix aiguë.
« Chut ! dit Frodo. J’entends encore des sabots. »
Ils s’arrêtèrent brusquement et se tinrent silencieux comme l’ombre des arbres, tendant l’oreille. Il y avait un claquement de sabots sur la route, assez loin derrière, mais toujours plus distinct, porté par le vent. Se glissant rapidement et furtivement hors du chemin, ils coururent dans l’ombre plus dense du bois de chênes.
« N’allons pas trop loin ! dit Frodo. Je ne souhaite pas être vu, mais je veux voir s’il s’agit d’un autre Cavalier Noir. »
« D’accord ! dit Pippin. Mais n’oublie pas les reniflements ! »
Les sabots s’approchèrent. Ils n’eurent pas le temps de trouver meilleure cachette que les ténèbres ambiantes sous le couvert des arbres ; mais Sam et Pippin se tapirent derrière un grand tronc, tandis que Frodo revenait d’une dizaine de pieds pour se rapprocher de la route. Elle luisait, grise et pâle, tel un faible trait de lumière à travers le bois. Au-dessus d’elle, les étoiles peuplaient densément le ciel sombre, mais il n’y avait pas de lune.
Le son des sabots cessa. Tandis que Frodo observait, il vit quelque chose de sombre traverser un interstice gris entre deux arbres, puis s’arrêter. On eût dit la forme noire d’un cheval conduit par une plus petite ombre. Celle-ci se tenait près de l’endroit où ils avaient quitté le chemin, se tournant à droite et à gauche. Frodo crut entendre renifler. L’ombre noire se pencha jusqu’à terre, puis se mit à ramper vers lui.
Frodo se sentit submergé une fois de plus par l’envie de mettre l’Anneau ; mais elle était plus forte qu’auparavant. À tel point que, avant même qu’il se soit aperçu de rien, sa main tâtonnait dans sa poche. Mais à cet instant, on entendit ce qui semblait un son de chants et de rires entremêlés. Des voix claires s’élevaient et retombaient dans l’air étoilé. L’ombre noire se redressa et recula. Elle grimpa sur sa monture ténébreuse et sembla disparaître dans l’obscurité, de l’autre côté de la route. Frodo put de nouveau respirer.
« Des Elfes ! s’écria Sam en un souffle rauque. Des Elfes, m’sieur ! » Il aurait foncé hors des arbres et se serait rué en direction des voix, s’ils ne l’avaient pas retenu.
« Oui, ce sont des Elfes, dit Frodo. On en rencontre parfois à la Pointe-aux-Bois. Ils ne vivent pas dans le Comté, mais ils s’y aventurent au printemps et à l’automne, quittant leurs propres terres au-delà des Collines des Tours. Je suis content qu’ils le fassent ! Vous ne le voyiez pas, mais ce Cavalier Noir s’est arrêté juste ici : en fait, il rampait vers nous quand le chant a commencé. Aussitôt qu’il a entendu les voix, il s’est éclipsé. »
« Et les Elfes ? » dit Sam, trop excité pour se préoccuper du cavalier. « On pourrait pas aller les voir ? »
« Écoute ! Ils viennent de ce côté, dit Frodo. Nous n’avons qu’à attendre. »
Le chant s’approcha. Une voix claire s’élevait à présent au-dessus des autres. Elle chantait dans la belle langue elfique dont Frodo ne savait que les rudiments, et les autres, rien. Pourtant, dans leur esprit, les sons se mariaient à la mélodie semblaient former des mots qu’ils ne comprenaient qu’en partie. Voici le chant tel que Frodo l’entendit :
Ô Blanche-neige ! Ô dame claire !
Ô Reine par-delà les Mers,
Lumière pour nous qui errons
Ici-bas sous les frondaisons,
Sous les rameaux enchevêtrés !
Gilthoniel ! Ô Elbereth !
Tes yeux sont d’argent clair et ton souffle est lumière !
Nous te chantons cet hymne, Ô Neige immaculée,
D’une contrée lointaine au-delà de la Mer.
Ô étoiles semées en l’Année sans Soleil,
Par sa main lumineuse en des champs éventés,
Nous voyons boutonner vos clartés sans pareilles,
Floraison argentée dans le ciel constellé !
Ô Elbereth ! Gilthoniel !
Il demeure en nous, éternel,
Même en ces contrées éloignées,
Le souvenir de ta lumière,
Clarté étoilée sur les Mers.
Le chant prit fin. « Ce sont des Hauts Elfes ! Ils ont prononcé le nom d’Elbereth ! s’écria Frodo avec stupéfaction. On voit peu de ces bien belles gens dans le Comté. Il n’en reste plus beaucoup en Terre du Milieu, à l’est de la Grande Mer. C’est certainement un curieux hasard ! »
Les hobbits s’assirent dans l’ombre en bordure du chemin. Bientôt, les Elfes arrivèrent, marchant en direction de la vallée. Ils passèrent lentement, et les hobbits purent voir la lumière des étoiles miroiter sur leur chevelure et dans leurs yeux. Ils ne portaient pas de lampes, mais tandis qu’ils marchaient, une lueur, semblable à celle que la lune fait poindre au-dessus des collines avant son lever, paraissait tomber à leurs pieds. Ils étaient à présent silencieux, et tandis que passait le dernier Elfe, celui-ci se tourna vers eux et rit.
« Salut à toi, Frodo ! cria-t-il. Tu es dehors bien tard. Ou peut-être t’es-tu perdu ? » Puis il appela les autres, et toute la compagnie s’arrêta et se réunit autour d’eux.
« Quelle merveille ! dirent-ils. Trois hobbits dans un bois la nuit ! Une telle chose n’a pas été vue depuis le départ de Bilbo. Que peut-elle bien signifier ? »
« Elle signifie simplement, ô belles gens, que nous semblons aller dans la même direction que vous, dit Frodo. J’aime marcher sous les étoiles. Mais je m’accommoderais bien de votre compagnie. »
« Mais nous n’avons nul besoin d’autre compagnie, et les hobbits sont si ennuyeux, dirent-ils en riant. Et comment sais-tu que nous allons dans la même direction que toi, puisque tu ignores par quel chemin nous allons ? »
« Et comment savez-vous mon nom ? » répliqua Frodo.
« Nous savons bien des choses, répondirent-ils. Nous t’avons vu souvent avec Bilbo, mais tu pourrais ne pas nous avoir vus. »
« Qui êtes-vous, et qui est votre seigneur ? » demanda Frodo.
« Je suis Gildor, répondit leur chef, l’Elfe qui les avait salués en premier. Gildor Inglorion de la Maison de Finrod. Nous sommes des Exilés, et la plupart des nôtres sont partis depuis longtemps ; nous-mêmes ne resterons ici encore qu’un moment, avant de retraverser la Grande Mer. Quoique certains de nos parents vivent encore en paix à Fendeval. Mais allons, Frodo, dis-nous donc ce que vous faites ici ! Car nous voyons qu’une ombre de peur vous étreint. »
« Ô Sages Gens ! intervint Pippin avec ardeur. Parlez-nous des Cavaliers Noirs ! »
« Des Cavaliers Noirs ? soufflèrent-ils. Pourquoi parles-tu de Cavaliers Noirs ? »
« Parce que deux Cavaliers Noirs nous ont rattrapés aujourd’hui, ou bien un seul l’a fait deux fois, dit Pippin ; il s’est éclipsé à votre arrivée, il y a quelques instants à peine. »
Les Elfes ne répondirent pas tout de suite, mais discutèrent à voix basse dans leur propre langue. Enfin, Gildor se tourna vers les hobbits. « Nous ne discuterons pas de cela ici, dit-il. Nous croyons qu’il vaut mieux maintenant que vous nous suiviez. Ce n’est pas notre coutume, mais pour cette fois, nous vous emmènerons sur notre route, et vous logerez parmi nous cette nuit, si vous le désirez. »
« Ô Belles Gens ! C’est un bonheur qui dépasse toutes mes espérances », dit Pippin. Sam était sans voix. « Merci infiniment, Gildor Inglorion, dit Frodo en s’inclinant. Elen síla lúmenn’ omentielvo, une étoile brille sur l’heure de notre rencontre », ajouta-t-il dans le haut parler elfique.
« Prenez garde, mes amis ! s’écria Gildor en riant. Ne répétez aucun secret ! Voici un érudit en langue ancienne. Bilbo était bon maître. Je te salue, Ami des Elfes ! » dit-il en s’inclinant devant Frodo. Viens maintenant avec tes amis, et rejoignez notre compagnie ! Vous feriez mieux de marcher au centre, ainsi vous ne pourrez vous perdre. Vous pourriez être fatigués avant que nous nous arrêtions. »
« Pourquoi ? Où allez-vous ? » demanda Frodo.
« Ce soir, nous nous rendons au bois sur les collines dominant Boischâtel. Il y a quelques milles d’ici là, mais vous pourrez vous reposer quand nous y serons, et cela raccourcira votre voyage de demain. »
Ils repartirent alors en silence, et passèrent comme des ombres et de faibles lueurs ; car les Elfes (plus encore que les hobbits) pouvaient, s’ils le désiraient, marcher sans même un bruit de pas. Pippin se mit bientôt à somnoler et trébucha à quelques reprises ; mais chaque fois, un grand elfe à ses côtés tendit le bras pour l’empêcher de tomber. Sam marchait aux côtés de Frodo comme dans un rêve, et sur son visage se lisait un mélange de crainte et de joie ahurie.
Les bois de chaque côté se firent plus denses : les fûts des arbres étaient à présent plus jeunes et plus serrés ; et tandis que la route descendait, s’enfonçant dans un pli des collines, de nombreux et profonds fourrés de noisetiers apparurent sur les pentes de chaque côté. Enfin, les Elfes quittèrent le chemin. Une piste cavalière partait, quasi invisible, à travers les fourrés sur la droite : elle remontait tortueusement les pentes boisées jusqu’au sommet d’un épaulement des collines qui s’avançait dans les basses terres de la vallée fluviale. Soudain, ils sortirent de l’ombre des arbres et se trouvèrent devant une vaste étendue d’herbe, grise sous le couvert de la nuit. Les bois l’enserraient de trois côtés ; mais du côté est, le terrain descendait en pente raide, et les cimes des arbres noirs qui poussaient en bas se trouvaient sous leurs pieds. Au-delà, la plaine s’étendait, sombre et plate, sous les étoiles. Plus près d’eux, quelques lumières scintillaient dans le village de Boischâtel.
Les Elfes s’assirent dans l’herbe et parlèrent doucement entre eux ; ils ne semblaient plus faire attention aux hobbits. Frodo et ses compagnons s’enveloppèrent de manteaux et de couvertures, et le sommeil les gagna lentement. La nuit s’épaissit, et les lumières dans la vallée s’éteignirent. Pippin s’endormit avec une éminence verte en guise d’oreiller.
Haut dans le ciel de l’est se balançait Remmirath, le Lacis d’Étoiles ; et Borgil la rouge se leva lentement au-dessus des brumes, rutilant comme un joyau de feu. Puis, par quelque mouvement des airs, toute la brume fut soulevée comme un voile, et l’on vit apparaître, escaladant la lisière du monde, la forme penchée de l’Homme d’Épée du Ciel, Menelvagor et sa brillante ceinture. Les Elfes se mirent à chanter tout à coup. Un feu jaillit subitement sous les arbres, donnant une lueur rouge.
« Venez ! crièrent les Elfes aux hobbits. Venez ! L’heure est aux conversations et aux réjouissances ! »
Pippin se redressa sur son séant et se frotta les yeux. Il frissonna. « Un feu brûle dans la salle, et des victuailles attendent les hôtes affamés », dit un Elfe qui se tenait devant lui.
À l’extrémité sud de la pelouse, il y avait une ouverture. À cet endroit, le tapis de verdure pénétrait dans les bois et formait un vaste espace semblable à une grande salle qui aurait eu pour toiture un entrelacement de rameaux ; les grands fûts des arbres s’alignaient de chaque côté en une série de colonnes. Un feu de bois flambait au milieu, et des torches suspendues aux colonnes brillaient d’un éclat soutenu, or ou argent. Les Elfes étaient autour du feu, assis dans l’herbe ou sur les anneaux formés par de vieilles souches. Certains allaient de côté et d’autre, portant des coupes ou versant à boire ; d’autres apportaient de la nourriture sur des piles d’assiettes et de plats.
« C’est une chère médiocre, dirent-ils aux hobbits, car nous logeons au bois vert, loin de nos foyers. Si un jour vous êtes reçus chez nous, vous serez mieux traités. »
« Cela me semble assez bon pour une fête d’anniversaire », dit Frodo.
Pippin ne put guère se souvenir par la suite de ce qu’il avait mangé ou bu ce soir-là, tout captivé qu’il était par la lumière qui paraissait sur les visages des Elfes, et le son de voix si variées et si mélodieuses qu’il se croyait plongé dans un rêve éveillé. Mais il se rappela qu’il y avait eu du pain, un pain dont la saveur surpassait celle d’une miche dorée pour un affamé, et des fruits aussi suaves que des baies sauvages, et plus riches que ceux des vergers ; qu’il avait vidé une coupe remplie d’un breuvage au parfum délectable, frais comme une source claire, doré comme un après-midi d’été.
Sam ne put jamais exprimer en mots, ni se représenter clairement à lui-même ce qu’il ressentit et pensa cette nuit-là, laquelle resta pourtant gravée dans sa mémoire comme l’un des événements marquants de sa vie. Le plus près qu’il s’en approcha fut de dire : « Eh bien, m’sieur, si je pouvais faire pousser des pommes comme celles-là, je me considérerais un jardinier. Mais c’est le chant qui m’est allé droit au cœur, si vous voyez ce que je veux dire. »
Frodo mangea, but et parla avec plaisir ; mais il s’intéressait d’abord aux mots qu’il entendait. Il connaissait un peu du parler elfique et écoutait avidement. De temps à autre, il s’adressait à ceux qui le servaient et les remerciait dans leur propre langue. Ceux-ci lui souriaient et disaient en riant : « Voici un joyau parmi les hobbits ! »
Au bout d’un moment, Pippin tomba dans un profond sommeil et fut transporté sous une charmille dans l’ombre des arbres ; là, il fut déposé sur un lit moelleux et dormit pour le reste de la nuit. Sam refusa de quitter son maître. Quand Pippin fut parti, il vint se pelotonner aux pieds de Frodo, où il finit par sommeiller et fermer les yeux. Frodo demeura longtemps éveillé, discutant avec Gildor.
Ils parlèrent de nombreuses choses, tant anciennes que nouvelles, et Frodo questionna beaucoup Gildor sur les événements du vaste monde, au-delà des frontières du Comté. Les nouvelles étaient plutôt tristes et de mauvais augure : elles faisaient état de ténèbres qui s’amoncelaient, de guerres parmi les Hommes et de la fuite des Elfes. Enfin, Frodo posa la question qu’il portait au plus près de son cœur :
« Dites-moi, Gildor, avez-vous jamais revu Bilbo depuis qu’il nous a quittés ? »
Gildor sourit. « Oui, répondit-il. Deux fois. Il nous a fait ses adieux ici même. Mais je l’ai revu une autre fois, loin d’ici. » Il ne voulut plus rien dire au sujet de Bilbo, et Frodo se tut.
« Tu ne me demandes ou ne m’apprends pas grand-chose en ce qui te concerne, Frodo, dit Gildor. Mais j’en connais déjà une partie, et j’en lis encore plus sur ton visage et dans les pensées qui amènent tes questions. Tu quittes le Comté ; pourtant, tu doutes de pouvoir trouver ce que tu cherches, ou d’accomplir ce que tu souhaites faire, ou même de revenir un jour. N’est-ce pas la vérité ? »
« Si, dit Frodo ; mais je croyais que mon départ était un secret, qu’il n’était connu que de Gandalf et de mon fidèle Sam. » Il baissa les yeux vers Sam, qui ronflait doucement.
« Ce secret ne parviendra pas à l’Ennemi par notre intermédiaire », dit Gildor.
« L’Ennemi ? dit Frodo. Alors vous savez pourquoi je quitte le Comté ? »
« Je ne sais pour quelle raison l’Ennemi te pourchasse, répondit Gildor ; mais je vois qu’il en est ainsi – aussi étrange que cela me paraisse. Et désormais, je t’en avertis, le danger se trouve à la fois devant et derrière toi, et aussi de chaque côté. »
« Vous voulez dire les Cavaliers ? Je craignais qu’ils ne soient des serviteurs de l’Ennemi. Que sont les Cavaliers Noirs ? »
« Gandalf ne t’a donc rien dit ? »
« Rien sur des créatures de ce genre. »
« Je crois dans ce cas qu’il ne m’appartient pas de t’en dire davantage – de crainte que la terreur t’empêche de continuer. Car il m’apparaît que tu es parti juste à temps, si même tu es encore à temps. Tu dois maintenant te hâter, ne pas t’arrêter ni faire demi-tour ; car le Comté ne te protège plus en rien. »
« Je ne puis rien imaginer de plus terrifiant que vos sous-entendus et vos avertissements, s’écria Frodo. Je savais que le danger me guettait, bien sûr ; mais je ne m’attendais pas à le rencontrer dans notre Comté à nous. Un hobbit n’est-il pas libre de se rendre de l’Eau au Fleuve en toute quiétude ? »
« Mais ce n’est pas votre Comté à vous, dit Gildor. D’autres ont habité ici avant que les hobbits ne soient ; et d’autres y habiteront encore quand les hobbits ne seront plus. Le vaste monde est tout autour de vous : vous pouvez garder vos distances, mais vous ne pouvez le tenir indéfiniment à distance. »
« Je sais – et pourtant, il nous a toujours paru si sûr, si familier. Que puis-je faire, à présent ? Mon idée était de quitter secrètement le Comté et de me diriger vers Fendeval ; mais l’on me suit désormais à la trace, et je ne suis même pas encore au Pays-de-Bouc. »
« Je pense que tu devrais suivre cette idée, dit Gildor. Je ne crois pas que la Route se révélera au-dessus de tes forces. Mais si tu souhaites être conseillé plus clairement, demande-le à Gandalf. Je ne connais pas le motif de ta fuite ; je ne sais donc pas de quelle manière tes poursuivants t’assailliront. Gandalf le sait certainement. Je présume que tu le verras avant de quitter le Comté ? »
« Je l’espère. Mais voilà encore une chose qui m’inquiète. J’attends Gandalf depuis plusieurs jours. Il aurait dû me rejoindre à Hobbiteville il y a deux nuits au plus tard ; mais il ne s’est jamais montré. À présent, je me demande ce qui a pu se passer. Devrais-je l’attendre ? »
Gildor demeura silencieux un moment. « Cette nouvelle ne me plaît pas, répondit-il enfin. Un tel retard de Gandalf ne présage rien de bon. Mais on dit : Ne te mêle pas aux affaires des Magiciens, car ils sont subtils et prompts à la colère. Le choix te revient : partir ou attendre. »
« On dit aussi : Ne cherche pas conseil auprès des Elfes, car ils te diront oui et non à la fois. »
« Vraiment ? dit Gildor en riant. Les Elfes donnent rarement un avis à la légère, car c’est une chose périlleuse à donner, même d’un sage à un autre, et tous les chemins peuvent aller à mal. Mais qu’attends-tu de moi ? Tu ne m’as pas dit tout ce qui te concerne : comment donc pourrais-je décider à ta place ? Toutefois, si tu me demandes mon avis, je te le donnerai, par amitié. Je crois que tu devrais partir tout de suite, sans attendre ; et si Gandalf n’arrive pas avant ton départ, je te conseille également ceci : ne pars pas seul. Entoure-toi d’amis fidèles qui sont disposés à t’aider. Sois reconnaissant, car je ne t’offre pas ce conseil de mon plein gré. Les Elfes ont leurs propres soucis et leurs chagrins à eux, et ils n’ont cure de ce qui anime les hobbits, ni les autres créatures terrestres. Nos chemins croisent rarement les leurs, par hasard ou à dessein. Cette rencontre n’est peut-être pas simplement le fruit du hasard ; mais le dessein n’est pas clair à mes yeux, et je crains d’en dire trop. »
« Je vous suis très reconnaissant, dit Frodo ; mais j’aimerais que vous me disiez en termes clairs ce que sont les Cavaliers Noirs. Si je suis votre conseil, il se pourrait que je ne voie pas Gandalf pendant encore très longtemps, et il vaudrait mieux que je sache quel est ce danger qui me poursuit. »
« N’est-il pas suffisant de savoir qu’il s’agit de serviteurs de l’Ennemi ? répondit Gildor. Fuis-les ! Ne leur adresse aucune parole ! Ils sont mortels. Je ne saurais t’en dire plus ! Mais mon cœur me dit qu’avant la fin, tu auras, Frodo fils de Drogo, plus grande connaissance de ces êtres effroyables que Gildor Inglorion. Qu’Elbereth te protège ! »
« Mais où trouverai-je le courage ? demanda Frodo. C’est ce dont j’ai le plus besoin. »
« Le courage se trouve parfois en des endroits inattendus, dit Gildor. Aie bon espoir ! Dors, maintenant ! Au matin, nous serons partis ; mais nous enverrons nos messages de par les terres. Les Compagnies Errantes auront connaissance de votre voyage, et ceux qui ont le pouvoir de faire le bien seront aux aguets. Je te nomme Ami des Elfes ; et puissent les étoiles briller sur la fin de ta route ! Rarement la compagnie d’étrangers nous a-t-elle donné autant de plaisir, et il fait bon d’entendre des mots du Parler Ancien de la bouche d’autres voyageurs en ce monde. »
Frodo sentit le sommeil l’envahir au moment même où Gildor achevait de parler. « Je vais dormir, maintenant », dit-il ; et l’Elfe le conduisit sous une charmille à côté de Pippin. Il s’affala sur un lit et fut aussitôt plongé dans un sommeil sans rêve.