4Un voyage dans le noir










C’était le soir, et la lueur grise avait recommencé à faiblir quand ils s’arrêtèrent pour la nuit. Ils étaient fourbus. Les montagnes étaient voilées d’obscurité, et le vent était froid. Gandalf leur accorda encore à chacun une gorgée du miruvor de Fendeval. Quand ils eurent mangé un peu, il les réunit en conseil.

« Nous ne pouvons bien sûr continuer ce soir, dit-il. L’attaque sur la Porte de Cornerouge nous a épuisés, et nous devons nous reposer ici un moment. »

« Où irons-nous ensuite ? » demanda Frodo.

« Le voyage et la quête se trouvent encore devant nous, répondit Gandalf. Nous n’avons d’autre choix que de continuer, à moins de rentrer à Fendeval. »

Le visage de Pippin s’éclaira visiblement à la seule mention d’un retour à Fendeval ; Merry et Sam levèrent des regards pleins d’espoir. Mais Aragorn et Boromir restèrent impassibles. Frodo parut troublé.

« J’aimerais être encore là-bas, dit-il. Mais comment y retourner sans mourir de honte – à moins qu’il n’y ait aucun autre chemin, et que nous soyons déjà vaincus ? »

« Vous avez raison, Frodo, dit Gandalf : rentrer serait concéder la défaite, et attendre une défaite encore plus cuisante. Si nous y retournons maintenant, l’Anneau devra rester là-bas : nous ne pourrons repartir. Alors, tôt ou tard, Fendeval sera assiégé, et après un bref et pénible sursis, il sera détruit. Les Spectres de l’Anneau sont des ennemis mortels, mais ils ne possèdent encore que l’ombre du pouvoir et de la terreur qu’ils exerceraient, si le Maître Anneau devait retrouver la main de son maître. »

« Dans ce cas, il nous faut continuer, s’il y a un chemin », dit Frodo en soupirant. Sam retomba dans la mélancolie.

« Il est un chemin que nous pouvons tenter, dit Gandalf. Dès la première heure, du moment où j’ai envisagé ce voyage, j’ai pensé que nous devrions nous y essayer. Mais ce chemin n’est pas agréable, et c’est la première fois que j’en parle à la Compagnie. Aragorn s’y opposait, jusqu’à ce que le passage des montagnes ait au moins été tenté. »

« Si cette route est pire que la Porte de Cornerouge, elle doit être vraiment néfaste, dit Merry. Mais vous feriez mieux de nous mettre au courant, qu’on sache tout de suite ce qui nous attend. »

« La route dont je parle mène aux Mines de Moria », dit Gandalf. Seul Gimli leva la tête : un feu couvait dans ses yeux. Tous les autres furent remplis d’épouvante à la mention de ce nom. Même aux oreilles des hobbits, sa légende évoquait une peur vague.

« Elle mène peut-être en Moria, mais comment espérer qu’elle nous mènera au-delà ? » dit sinistrement Aragorn.

« C’est un nom de mauvais augure, dit Boromir. Et je ne vois pas la nécessité d’y aller. Si nous ne pouvons franchir les montagnes, continuons alors vers le sud jusqu’à atteindre la Brèche du Rohan, où les hommes sont amis de mon peuple, et suivons le chemin que j’ai pris pour arriver ici. Ou encore, nous pourrions passer outre et franchir l’Isen jusqu’en Longuestrande et au Lebennin, et arriver ainsi au Gondor par les régions côtières. »

« Les choses ont changé depuis que vous êtes venu au nord, Boromir, répondit Gandalf. N’avez-vous pas entendu ce que je vous ai dit au sujet de Saruman ? Pour ma part, je pourrais avoir affaire à lui avant que tout soit terminé. Mais l’Anneau ne doit pas s’approcher d’Isengard, s’il y a moyen de l’éviter. La Brèche du Rohan nous est interdite tant que nous allons avec le Porteur.

« Quant au plus long trajet : nous n’en avons pas le temps. Un tel voyage pourrait nous prendre une année, et nous traverserions bien des terres vides et inhabitées ; mais elles n’en seraient pas plus sûres. Les regards vigilants tant de Saruman que de l’Ennemi les surveillent. Quand vous êtes monté dans le Nord, Boromir, vous n’étiez, aux yeux de l’Ennemi, qu’un simple voyageur venu du Sud, et une affaire de peu d’importance pour lui : sa pensée était entièrement tournée vers la poursuite de l’Anneau. Mais voilà que vous revenez en tant que membre de la Compagnie de l’Anneau, et vous serez en danger tant que vous resterez avec nous. Ce danger ne fera qu’augmenter à chaque lieue que nous parcourrons vers le sud à ciel découvert.

« Depuis notre tentative ouverte sur le col des montagnes, notre situation est encore plus critique qu’avant. Je n’entrevois plus grand espoir, si nous ne disparaissons pas bientôt pour quelque temps, de manière à effacer nos traces. Je propose donc que nous ne passions ni par-dessus les montagnes, ni autour d’elles, mais bien en dessous. De tous les chemins possibles, c’est sans doute celui auquel l’Ennemi s’attendra le moins. »

« Nous n’avons aucune idée de ce à quoi il s’attend, dit Boromir. Il peut guetter tous les chemins, les plus probables comme les plus improbables. Entrer en Moria équivaudrait alors à nous jeter dans un piège : autant aller frapper aux portes de la Tour Sombre elle-même. Le nom de la Moria est noir. »

« Vous parlez de choses dont vous n’avez aucune idée quand vous comparez la Moria à la forteresse de Sauron, répondit Gandalf. Je suis le seul ici présent à m’être aventuré dans les cachots du Seigneur Sombre, et ce, seulement dans son ancienne demeure, moins imposante, de Dol Guldur. Ceux qui passent les portes de Barad-dûr n’en reviennent pas. Mais je ne vous emmènerais pas en Moria s’il n’y avait aucun espoir d’en ressortir. S’il y a là des Orques, ce pourrait être désastreux pour nous, je l’admets. Mais la plupart des Orques des Montagnes de Brume ont été dispersés ou anéantis dans la Bataille des Cinq Armées. Les Aigles nous signalent que des Orques venus de loin s’assemblent de nouveau ; mais il est permis d’espérer que la Moria soit encore libre.

« Il se peut même que des Nains y soient, et que nous trouvions Balin fils de Fundin dans l’une ou l’autre des profondes salles de ses pères. Quoi qu’il advienne, il faut suivre le chemin que la nécessité nous prescrit ! »

« Je suivrai ce chemin avec vous, Gandalf ! dit Gimli. J’irai contempler les salles de Durin, qu’importe ce qui attend là-bas – si vous parvenez à trouver les portes qui sont closes. »

« Bien, Gimli ! dit Gandalf. Vous m’encouragez. Nous chercherons ensemble les portes cachées. Et nous y réussirons. Au cœur des ruines naines, un Nain sera moins facilement dérouté qu’un Elfe, un Homme ou un Hobbit. Du reste, ce ne sera pas la première fois que j’irai en Moria. J’y ai longuement cherché Thráin fils de Thrór après sa disparition. Je suis passé au travers et j’en suis ressorti vivant ! »

« J’ai aussi passé une fois le Portail de Ruisselombre, dit calmement Aragorn ; et bien que j’en sois ressorti aussi, j’en garde un funeste souvenir. Je ne souhaite pas entrer en Moria une seconde fois. »

« Ni moi ne serait-ce qu’une seule fois », dit Pippin.

« Ni moi », marmonna Sam.

« Bien sûr que non ! dit Gandalf. Qui le souhaiterait ? Mais la question est de savoir : qui me suivra si je vous y conduis ? »

« Moi », dit Gimli avec ferveur.

« Moi aussi, dit Aragorn, le cœur lourd. Vous m’avez suivi dans la neige sans jamais un mot de reproche, alors que nous courrions vers la catastrophe. Je vous suivrai à présent – si ce dernier avertissement ne réussit pas à vous ébranler. Ce n’est pas à l’Anneau, ni à nous autres que je pense en ce moment, mais à vous, Gandalf. Et je vous dis : si vous passez les portes de la Moria, prenez garde ! »

« Je n’irai pas, dit Boromir ; sauf si le vote de toute la Compagnie est contre moi. Qu’en disent Legolas et les petites gens ? La voix du Porteur de l’Anneau devrait assurément être entendue ? »

« Je ne souhaite pas aller en Moria », dit Legolas.

Les hobbits ne répondirent rien. Sam regarda Frodo. Enfin, ce dernier prit la parole. « Je ne veux pas y aller, dit-il ; mais je ne veux pas non plus rejeter le conseil de Gandalf. Je demande à ce que nous attentions demain pour voter, car la nuit porte conseil ; et Gandalf aura plus de facilité à gagner les suffrages à la lumière du matin que dans cette froide obscurité. Comme le vent hurle ! »

À ces mots, tous observèrent un silence pensif. Ils entendaient le vent siffler parmi les rochers et les arbres, tandis qu’un hurlement et un gémissement parcouraient les espaces vides de la nuit.

Soudain Aragorn se leva d’un bond. « Comme le vent hurle ! cria-t-il. Il hurle de la voix des loups. Les Wargs sont passés à l’ouest des Montagnes ! »

« Faut-il donc attendre jusqu’au matin ? dit Gandalf. C’est comme je l’avais dit. La chasse est donnée ! Même si nous survivons jusqu’à l’aube, qui voudra prendre la route du Sud et voyager de nuit avec les loups sauvages à ses trousses ? »

« À quelle distance se trouve la Moria ? » demanda Boromir.

« Il y avait une porte au sud-ouest du Caradhras, à une quinzaine de milles à vol de corbeau – peut-être une vingtaine à course de loup », répondit Gandalf de manière plutôt sinistre.

« Dans ce cas, mettons-nous en route à la première heure demain, dit Boromir. Le loup que l’on entend est pire que l’orque que l’on craint. »

« Vrai ! dit Aragorn, dégageant son épée du fourreau. Mais là où le loup crie, là aussi l’orque rôde. »

« J’aurais dû suivre le conseil d’Elrond, murmura Pippin à Sam. Je ne vaux pas grand-chose tout compte fait. Le sang de Bandobras le Fiertaureau n’est pas assez fort en moi : ces hurlements me glacent les os. Je n’ai pas souvenir de m’être déjà senti aussi incapable. »

« J’ai le cœur dans les talons, monsieur Pippin, dit Sam. Mais on nous a pas encore croqués, et y a du monde assez costaud ici avec nous. Je sais pas ce qui attend le vieux Gandalf, mais je parie que c’est pas le ventre d’un loup. »

Pour leur défense, ils décidèrent de passer la nuit au sommet de la petite colline près de laquelle ils s’étaient abrités. Elle était couronnée d’un bouquet de vieux arbres tordus, non loin duquel se trouvait un cercle de rochers espacés. Ils allumèrent un feu au milieu de celui-ci, n’ayant guère espoir que l’obscurité et le silence puissent empêcher les bandes de loups de découvrir leur piste.

Ils s’assirent autour du feu, et ceux qui n’étaient pas de garde s’assoupirent, ne dormant que d’un œil. Bill le poney, le pauvre, tremblait et suait sur place. Le hurlement des loups s’élevait maintenant tout autour d’eux, tantôt approchant, tantôt s’éloignant. Des yeux brillants s’allumèrent par dizaines au cœur de la nuit, regardant par-dessus le bord de la colline. Certains s’avancèrent presque jusqu’à l’anneau de pierres. À travers une brèche se voyait à présent la forme d’un loup, grand et sombre qui les observait sans bouger. Il laissa échapper un hurlement à faire frémir, tel un capitaine appelant sa bande à l’assaut.

Gandalf se leva et s’avança, tenant son bâton dans les airs. « Écoute-moi, Chien de Sauron ! cria-t-il. Gandalf est ici. Fuis, si tu tiens à ta peau infecte ! Je vais te racornir de la queue au museau si tu entres dans cet anneau ! »

Le loup eut un grognement féroce et s’élança vers eux d’un seul bond. À cet instant, une grande corde vibra. Legolas avait détendu son arc. Il y eut un cri affreux, et la forme bondissante retomba avec un bruit sourd : la flèche elfique lui avait transpercé la gorge. Les yeux qui les guettaient s’éteignirent soudain. Gandalf et Aragorn s’avancèrent, mais la colline était déserte ; les bandes chasseresses avaient fui. Les ténèbres se firent silencieuses tout autour d’eux, et plus aucun cri ne vint sur le vent gémissant.

La nuit se faisait vieille. À l’ouest, la lune décroissante se couchait, luisant par intervalles à travers les nuages en train de se rompre. Soudain, Frodo se réveilla en sursaut. Sans avertissement, des hurlements sauvages et féroces se déchaînèrent tout autour du campement. Une grande troupe de Wargs s’était assemblée en silence et les assaillait à présent de toutes parts.

« Mettez du bois à brûler ! cria Gandalf aux hobbits. Tirez vos lames, et tenez-vous dos à dos ! »

Dans la soudaine flambée, alors que le nouveau bois s’embrasait, Frodo vit plusieurs formes grises bondir par-dessus le cercle de pierres. D’autres les suivirent, et d’autres encore. Aragorn, frappant d’estoc, transperça la gorge d’un énorme chef ; Boromir, d’un grand coup de taille, en décapita un autre. À côté d’eux, le solide Gimli se tenait jambes écartées, maniant sa hache de nain. L’arc de Legolas chantait.

La lumière du feu vacilla, et Gandalf sembla soudain grandir : sa forme se dressa menaçante, tel le monument d’un ancien roi de pierre au sommet d’une colline. Se baissant comme un nuage, il ramassa une branche flambante et s’avança à la rencontre des loups. Ceux-ci reculèrent devant lui. D’un grand geste du bras, il lança le tison incandescent dans les airs. Celui-ci s’embrasa d’un soudain éclat blanc, comme la foudre ; et sa voix roula comme un tonnerre.

« Naur an edraith ammen ! Naur dan i ngaurhoth ! » cria-t-il.

Il y eut un grondement et un crépitement, et l’arbre au-dessus de lui monta en une feuillaison de flammes aveuglantes. Au haut des arbres, le feu bondit de cime en cime. Toute la colline fut alors couronnée d’un éblouissant brasier. Épées et poignards luisirent. La dernière flèche de Legolas, s’enflammant au vol, plongea, ardente, dans le cœur d’un grand chef de bande. Tous les autres loups s’enfuirent.

Le feu mourut lentement, se réduisant alors à une pluie d’étincelles et de cendres ; une fumée âcre s’enroulait au-dessus des souches brûlées et s’éloignait de la colline en une traînée noire, tandis que les premières lueurs de l’aube paraissaient dans le ciel. Leurs ennemis en déroute ne revinrent pas.

« Qu’est-ce que je vous disais, monsieur Pippin ? fit Sam, rangeant son épée. Les loups l’auront pas. Mais pour une surprise, c’en était une ! C’est venu près de me roussir les cheveux sur la tête ! »

Quand arriva la pleine lumière, aucun signe des loups ne se voyait ; et ils cherchèrent en vain les corps des vaincus. Il n’y avait plus aucune trace de lutte, hormis les arbres carbonisés et les flèches de Legolas jonchant le sommet de la colline. Elles étaient toutes intactes, sauf une dont il ne restait que la pointe.

« C’est bien ce que je craignais, dit Gandalf. Il ne s’agissait pas de loups ordinaires, chassant dans la nature pour se nourrir. Mangeons donc en vitesse et partons ! »

Ce jour-là, le temps changea de nouveau, comme s’il était sous l’influence de quelque pouvoir qui n’avait plus que faire de la neige, puisqu’ils avaient quitté le col ; un pouvoir qui désirait maintenant une claire lumière pour observer de loin les voyageurs des terres sauvages. Le vent, qui au cours de la nuit était passé du nord au nord-ouest, tomba. Les nuages disparurent au sud et le ciel se découvrit, tel un haut plafond bleu. Debout au flanc de la colline, prêts au départ, ils virent poindre de pâles rayons au-dessus des cimes neigeuses.

« Il faudra atteindre les portes avant le coucher du soleil, dit Gandalf, autrement je crains que nous ne les atteignions jamais. Ce n’est pas bien loin, mais notre chemin pourrait serpenter, car Aragorn ne peut nous guider ici : il a rarement parcouru ces terres, et je ne me suis tenu qu’une seule fois sous le mur ouest de la Moria, et c’était il y a longtemps.

« C’est là qu’il se trouve », dit-il, désignant un lieu, loin au sud-est, où les flancs des montagnes dévalaient à pic dans les ombres à leurs pieds. Des falaises dénudées formaient à l’horizon une ligne indécise au milieu de laquelle se distinguait, plus haut que le reste, un grand mur gris. « Quand nous avons quitté le col, je vous ai conduits vers le sud, et non vers notre point de départ, comme certains d’entre vous l’ont sans doute remarqué. J’ai bien fait, car notre trajet s’en trouve raccourci de plusieurs milles, et il nous faut faire vite. Mettons-nous en route ! »

« Je ne sais trop quoi espérer, dit sinistrement Boromir : qu’en arrivant à la falaise, Gandalf trouve ce qu’il cherche, ou que les portes s’avèrent perdues à jamais. Tous les choix semblent mauvais, mais le plus probable est que nous soyons pris entre les loups et le mur. Après vous ! »

Gimli marchait désormais en avant, aux côtés du magicien, tant il avait hâte d’arriver à la Moria. Ensemble, ils ramenèrent la Compagnie vers les montagnes. De l’ouest, la seule route conduisant à la Moria se trouvait autrefois le long d’un ruisseau, le Sirannon, qui jaillissait au pied des falaises non loin de l’emplacement des portes. Mais à présent, soit le magicien s’était égaré, soit le pays avait changé dans les dernières années ; car Gandalf ne croisa pas le ruisseau à l’endroit où s’attendait à le trouver, à seulement quelques milles au sud de leur point de départ.

Midi approchait, et la Compagnie continuait de cheminer et de serpenter dans un désert de pierres rougeâtres, sans jamais voir le moindre reflet d’eau ou entendre le moindre bruissement. Tout le pays était morne et desséché. Leurs cœurs se serrèrent. Pas un seul être vivant ne se voyait, ni un seul oiseau dans le ciel ; mais ils n’osaient songer à ce que la nuit apporterait si elle les surprenait dans cette contrée désolée.

C’est alors que Gimli, qui avait pris de l’avance, se retourna soudain pour les appeler. Il se tenait sur une éminence et montrait quelque chose sur leur droite. Tous se hâtèrent de le rejoindre en haut, et ils virent s’étirer sous eux un chenal profond et étroit. Il était vide et silencieux : à peine un filet d’eau coulait dans son lit, parmi les pierres brunes tachées de rouge ; mais sur la rive la plus proche, un chemin affaissé et très dégradé sinuait parmi les murs et les pavés en ruine, vestiges d’une ancienne grand-route.

« Ah ! Le voilà enfin ! dit Gandalf. C’est ici que coulait le ruisseau : Sirannon, le Ruisseau de la Porte, l’appelait-on au temps jadis. Mais je ne saurais deviner ce qui est arrivé à l’eau : elle était autrefois rapide et bruyante. Venez ! Il faut nous dépêcher. Nous sommes en retard. »

Malgré leur profonde fatigue et leurs pieds endoloris, ils persévérèrent sur cette route inégale et tortueuse pendant de nombreux milles. Le soleil se détourna du midi et descendit vers l’ouest. Après une brève halte et un repas hâtif, ils se remirent en route. Les montagnes se dressaient sévèrement devant eux, mais leur chemin ondulait au creux d’une profonde dépression et ils ne pouvaient voir que les hauts contreforts et les cimes lointaines à l’est.

Ils parvinrent finalement à un coude. À cet endroit, la route, qui s’était détournée au sud, coincée entre le bord du chenal et une forte chute de terrain sur la gauche, reprenait sa course plein est. Passé le tournant, ils se trouvèrent face à un escarpement bas, d’à peine cinq toises de haut, au rebord échancré et déchiqueté. Un filet d’eau ruisselait à travers une large fissure qui semblait avoir été sculptée par une ancienne chute d’eau, autrefois vive et foisonnante.

« C’est dire si les choses ont changé ! fit Gandalf. Mais on ne saurait s’y tromper. Voilà tout ce qui reste des Chutes de l’Escalier. Il y avait, si je me souviens, bien, une série de marches taillées dans le roc à côté de la chute, mais la grand-route partait à gauche et effectuait plusieurs lacets pour atteindre le terrain plat tout en haut. Derrière ces chutes, il y avait jadis une vallée peu profonde qui s’étendait jusqu’aux Murs de la Moria, et le Sirannon la traversait, bordé par la route. Allons voir ce qu’elle est devenue ! »

Ils trouvèrent les marches de pierre sans difficulté. Gimli les gravit d’un pas avide, suivi de Gandalf et de Frodo. Au sommet, ils constatèrent qu’ils ne pouvaient aller plus loin de ce côté, et l’assèchement du Ruisseau de la Porte trouva son explication. Derrière eux, dans la fraîcheur du couchant, le ciel de l’ouest était baigné d’or chatoyant. Devant eux s’étendait un lac stagnant et noir. Ni le ciel, ni le couchant ne se reflétaient à sa morne surface. Le Sirannon, endigué, avait noyé toute la vallée. Derrière ses eaux sinistres se dressaient de vastes falaises, aux faces sévères et blafardes dans le jour mourant : finales et infranchissables. Frodo ne vit aucune trace de porte ou d’entrée, pas la moindre fissure ou lézarde dans la pierre renfrognée.

« Ce sont les Murs de la Moria, dit Gandalf, pointant l’index de l’autre côté de l’eau. C’est là que se trouvait la Porte il fut un temps, la Porte Elfique à la fin de la route de la Houssière par laquelle nous sommes venus. Mais cet accès est bloqué. Je suis bien sûr qu’aucun d’entre nous ne voudra nager dans cette eau sombre à la tombée du jour. Elle a un air malsain. »

« Il faut trouver moyen de la contourner par le nord, dit Gimli. En tout premier lieu, la Compagnie devra emprunter le grand chemin afin de voir où il mène. Même sans ce lac, il serait impensable de conduire notre poney à bagages par cet escalier. »

« Et de toute façon, cette pauvre bête ne peut nous suivre dans les Mines, dit Gandalf. La route est sombre sous les montagnes, et il y a des passages étroits et abrupts que nous aurons du mal à franchir nous-mêmes. »

« Pauvre vieux Bill ! dit Frodo. Je n’avais pas pensé à cela. Et pauvre Sam ! Je me demande ce qu’il va dire. »

« Je suis désolé, dit Gandalf. Le pauvre Bill nous a été utile, et cela me fend le cœur de devoir l’abandonner. Si j’avais pu en faire à ma tête, j’aurais voyagé plus léger et nous n’aurions pas d’animal, surtout pas celui-ci que Sam a pris en affection. Je craignais depuis le début que nous ne soyons forcés d’emprunter cette route. »

Le jour tirait à sa fin, et de froides étoiles brillaient loin au-dessus du couchant, quand la Compagnie gravit la route en lacets du plus vite qu’elle le put et arriva au bord du lac. D’ouest en est, il ne semblait pas dépasser deux ou trois furlongs à l’endroit le plus large. Dans la lumière défaillante, ils ne pouvaient voir jusqu’où il s’étendait au sud ; mais sa rive nord n’était pas à plus d’un demi-mille d’où ils se tenaient, et entre le bord de l’eau et les crêtes rocheuses tout au fond, il y avait une bande de terrain découvert. Ils se remirent en marche, pressant le pas, car ils avaient encore un ou deux milles à faire avant de rejoindre l’endroit que Gandalf voulait atteindre sur l’autre rive ; et il lui faudrait alors trouver les portes.

À la pointe nord du lac, ils parvinrent à une anse étroite qui s’étendait en travers de leur chemin. Elle était dormante et verte, tendue comme un bras visqueux vers les collines qui les encerclaient. Gimli continua sans se laisser démonter, et il vit que l’eau était peu profonde, et qu’en restant près du bord, elle ne montait pas plus haut que la cheville. Ils marchèrent derrière lui à la file, surveillant leurs pas, car sous les mares sombres et herbeuses se cachaient des pierres gluantes et glissantes pour les pieds. Frodo frémit de dégoût au contact de cette eau immonde.

Sam fermait la marche, et au moment où il faisait remonter Bill sur la terre ferme de l’autre côté, un faible son se fit entendre, un flic et un floc, comme si un poisson était venu troubler la surface immobile de l’eau. Se tournant vivement, ils virent des rides, bordées d’ombres noires dans la faible lumière : de grands anneaux émanaient d’un point éloigné sur le lac et allaient s’élargissant. Il y eut une sorte de gargouillis, puis ce fut le silence. Le crépuscule s’épaissit, les dernières lueurs du couchant perdues dans les nuages.

Gandalf pressa alors le pas, et les autres le suivirent aussi vite qu’ils le purent. Ils atteignirent la bande de terre entre le lac et les falaises : elle était étroite, souvent d’à peine une trentaine de pieds de large, et encombrée de pierres et de rochers éboulés ; mais ils s’y frayèrent un chemin, serrant la falaise et se tenant aussi loin de l’eau sombre qu’il leur était possible. À un mille au sud le long de la rive, ils arrivèrent à un lieu planté de houx. Des souches et des branches mortes pourrissaient dans les eaux peu profondes, sans doute les restes d’anciens fourrés ou de la haie qui, autrefois, bordait la route à travers la vallée inondée. Mais au pied de la falaise se dressaient deux arbres encore bien vivants, des houx, plus grands que tous ceux que Frodo avait jamais vus ou imaginés. Leurs grandes racines s’étendaient du mur jusqu’à l’eau. Sous les imposantes falaises, ils n’avaient paru que de simples buissons, vus de loin, du haut de l’Escalier ; mais à présent ils se dressaient majestueusement au-dessus d’eux, sombres et silencieux, jetant des ombres nocturnes à leurs pieds, comme deux piliers faisant sentinelle à la fin de la route.

« Enfin, nous y voici ! dit Gandalf. C’est ici que se terminait le Chemin des Elfes de la Houssière. Le houx était leur emblème, et ils en plantèrent deux ici afin de marquer la limite de leur domaine ; car la Porte de l’Ouest fut d’abord aménagée pour eux, afin de faciliter leur commerce avec les Seigneurs de Moria. C’étaient des jours plus heureux, où se tissaient encore parfois des amitiés étroites entre des gens de peuples différents, même entre Nains et Elfes. »

« Ce n’est pas par la faute des Nains si l’amitié s’est fanée, dit Gimli. »

« Je n’ai pas entendu dire que ce fût la faute des Elfes », dit Legolas.

« J’ai entendu dire l’un et l’autre, dit Gandalf ; et je n’entends pas me prononcer maintenant. Mais je vous prie, vous au moins, Legolas et Gimli, d’être amis, et de m’aider. J’ai besoin de vous deux. Les portes sont closes et elles sont cachées, et plus vite nous les trouverons, mieux ce sera. La nuit approche ! »

Se tournant vers les autres, il dit : « Voulez-vous, pendant que je cherche, vous préparer chacun à entrer dans les Mines ? Car ici, je crains que nous ne devions dire adieu à notre fidèle bête de charge. Il faut donc mettre de côté une bonne partie de ce que nous avons apporté en prévision du temps froid : vous n’en aurez plus besoin à l’intérieur, ni, je l’espère, quand nous serons de l’autre côté et descendrons dans le Sud. Chacun devra prendre à la place une partie des bagages du poney, en particulier les vivres et les outres d’eau. »

« Mais monsieur Gandalf, vous pouvez pas laisser ce pauvre vieux Bill moisir ici ! s’écria Sam, entre colère et détresse. Je vais pas laisser faire ça, un point c’est tout. Après nous avoir accompagnés si loin ! »

« Je suis désolé, Sam, dit le magicien. Mais quand la Porte s’ouvrira, je ne pense pas que vous réussirez à entraîner Bill à l’intérieur, dans la longue obscurité de la Moria. Vous aurez à choisir entre Bill et votre maître. »

« Il suivrait M. Frodo jusque dans l’antre d’un dragon, si je l’y emmenais, protesta Sam. Ce serait rien de moins qu’un meurtre de le lâcher ici, avec tous ces loups qui rôdent. »

« Ce sera moins qu’un meurtre, je l’espère », dit Gandalf. Il caressa la tête du poney et parla d’une voix douce. « Va donc avec des mots de protection et de prudence, dit-il. Tu es une sage bête, et tu as beaucoup appris à Fendeval. Rends-toi là où tu pourras paître, et gagne ainsi en temps et lieu la maison d’Elrond, où tout endroit où tu voudras aller.

« Voilà, Sam ! Il aura autant de chances que nous d’échapper aux loups et de rentrer à la maison. »

Sam se tint près du poney, l’air maussade, et ne répondit rien. Bill, qui semblait bien comprendre ce qui était en train de se jouer, vint fourrer son museau contre l’oreille de Sam. Celui-ci fondit en larmes et tripota gauchement les courroies, déchargeant tous les paquets du poney et les jetant à terre. Les autres s’occupèrent d’en faire le tri, entassant tout ce qui pouvait être abandonné et divisant le reste entre eux.

Quand ils eurent terminé, ils se tournèrent pour observer Gandalf. Il semblait n’avoir rien fait. Debout entre les deux arbres, il gardait les yeux fixés sur le mur uni de la falaise, comme s’il entendait le perforer d’un simple regard. Gimli allait de-ci de-là, tapotant la pierre du revers de sa hache. Legolas était plaqué contre le roc, comme pour écouter.

« Eh bien, nous voilà tous fin prêts, dit Merry ; mais où sont les Portes ? Je n’en vois pas le moindre signe. »

« Les portes des Nains ne sont pas faites pour être vues lorsqu’elles sont closes, dit Gimli. Elles sont invisibles, et leurs propres architectes ne peuvent les trouver ou les ouvrir, si leur secret est oublié. »

« Mais cette Porte n’a pas été construite pour être un secret connu des seuls Nains, dit Gandalf, s’animant tout à coup et se retournant. À moins que les choses ne soient complètement changées, un regard averti devrait pouvoir découvrir les signes. »

Il s’avança jusqu’au mur. Tout juste entre l’ombre des arbres se trouvait un espace lisse, et il passa ses mains dessus, marmonnant à voix basse. Puis il se recula.

« Regardez ! dit-il. Voyez-vous quelque chose, à présent ? »

La Lune éclairait maintenant la face grise du roc ; mais ils ne purent rien voir d’autre sur le moment. Puis l’on vit apparaître lentement à sa surface, là où le magicien avait passé ses mains, des lignes à peine visibles, comme de minces veines d’argent courant dans la pierre. Ce n’étaient au début que de pâles filandres, si fines qu’elles ne faisaient que scintiller par intervalles quand elles accrochaient les rayons de la Lune ; mais peu à peu, elles se firent plus larges et plus claires, et il fut bientôt possible d’en deviner le dessin.

Tout en haut, aussi haut que Gandalf pouvait tendre les bras, se voyait une arche parcourue d’un entrelacement de caractères elfiques. Sous elle, bien que par endroits les fils aient été estompés ou brisés, se discernait le contour d’une enclume et d’un marteau surmontés d’une couronne aux sept étoiles. Plus bas encore se trouvaient deux arbres, chacun portant à ses branches des croissants de lune. Enfin, plus claire que le reste, au centre de la porte, brillait une unique étoile aux multiples rayons.

« Voilà les emblèmes de Durin ! » s’écria Gimli.










« Et aussi l’Arbre des Hauts Elfes ! » dit Legolas.

« Et l’Étoile de la Maison de Fëanor, dit Gandalf. Ils sont faits d’ithildin, qui ne reflète que la lumière des étoiles et de la lune, et qui demeure en sommeil jusqu’au moment d’être touché par quelqu’un qui prononce des mots aujourd’hui bien oubliés en Terre du Milieu. Il y a longtemps que je ne les ai entendus, et il m’a fallu une profonde réflexion pour pouvoir les rappeler à mon esprit. »

« Que dit l’inscription ? demanda Frodo, essayant de déchiffrer les mots sur l’arche. Je pensais connaître l’écriture elfique, mais je n’arrive pas à lire celle-ci. »

« Les mots sont dans la langue elfique de l’ouest de la Terre du Milieu aux Jours Anciens, répondit Gandalf. Mais ils ne nous apprennent rien d’important. Ils disent seulement : Les Portes de Durin, Seigneur de Moria. Parle, ami, et entre. Et en dessous, en petits caractères, il est écrit : Moi, Narvi, je les ai faites. Celebrimbor de Houssière a dessiné ces signes. »

« Qu’entend-on par parle, ami, et entre ? » demanda Merry.

« C’est pourtant clair, dit Gimli. Si vous êtes un ami, dites le mot de passe, alors les portes s’ouvriront et vous pourrez entrer. »

« Oui, dit Gandalf, ces portes sont sans doute régies par des mots. Certaines portes des Nains ne s’ouvrent qu’en des occasions particulières ou pour certaines personnes uniquement ; d’autres sont munies de serrures, et il faut des clés pour les ouvrir même quand toutes les autres conditions sont remplies. Ces portes-ci n’en possèdent pas. Au temps de Durin, elles n’étaient pas secrètes. La plupart du temps, elles étaient ouvertes et tenues par des gardiens. Mais lorsqu’elles étaient closes, ceux qui connaissaient la formule d’ouverture n’avaient qu’à la prononcer pour entrer. C’est du moins ce que rapportent les sources anciennes, n’est-ce pas, Gimli ? »

« En effet, dit le nain. Mais la formule n’est plus connue de nos jours. Narvi et son art, et tous les siens, ont disparu de la terre. »

« Mais vous, Gandalf, ne connaissez-vous pas la formule ? » demanda Boromir, surpris.

« Non ! » dit le magicien.

Les autres parurent décontenancés ; seul Aragorn, qui connaissait bien Gandalf, demeura silencieux et impassible.

« Quelle était donc l’utilité de nous emmener dans cet endroit maudit ? s’écria Boromir, jetant un coup d’œil vers l’eau sombre avec un frisson. Vous nous dites que vous êtes déjà passé à travers les Mines. Comment est-ce possible, si vous ne savez pas comment y entrer ? »

« La réponse à votre première question, Boromir, dit le magicien, est que je connais pas la formule – pour l’instant. Mais c’est ce que nous verrons bientôt. Et puis, ajouta-t-il avec une étincelle dans les yeux sous des sourcils hérissés, vous pourrez vous interroger sur l’utilité de mes actes quand ils se seront révélés inutiles. Quant à votre dernière question : doutez-vous de mon histoire ? Ou avez-vous perdu toute présence d’esprit ? Je ne suis pas entré de ce côté. J’arrivais de l’Est.

« Au cas où cela vous intéresserait, je vous dirai que ces portes s’ouvrent vers l’extérieur. De l’intérieur, il est possible de les ouvrir en poussant avec vos mains. De l’extérieur, rien ne les fera bouger hormis l’incantation de commandement. On ne peut les forcer vers l’intérieur. »

« Qu’allez-vous faire, alors ? » demanda Pippin, que les sourcils hérissés de Gandalf ne semblaient pas intimider.

« Cogner dessus avec votre tête, Peregrin Touc, dit Gandalf. Mais si ça n’enfonce pas les portes, et qu’on m’épargne un instant les questions oiseuses, je vais chercher la formule d’ouverture.

« Je connaissais autrefois tous les sortilèges, dans toutes les langues des Elfes, des Hommes ou des Orques, utilisés dans ce dessein. Je puis encore m’en rappeler quinze douzaines sans avoir à me creuser la tête. Mais il ne faudra que quelques essais, je pense ; et Gimli n’aura pas à me souffler des mots de la langue des nains, qu’ils gardent secrète et qu’ils n’enseignent pas. Les mots d’ouverture étaient elfiques, comme l’inscription figurant sur l’arche : cela paraît évident. »

Il s’avança de nouveau à la paroi, et de la pointe de son bâton, toucha légèrement l’étoile d’argent au milieu, sous le signe de l’enclume.





Annon edhellen, edro hi ammen !

Fennas nogothrim, lasto beth lammen !

dit-il d’un ton impérieux. Les fils d’argent s’estompèrent, mais la pierre, grise et uniforme, ne bougea pas.

Il répéta maintes fois ces mots, dans un ordre différent ou en les variant. Puis il essaya d’autres sortilèges, l’un à la suite de l’autre, en modifiant son débit, tantôt rapide et haut, tantôt lent et doux. Enfin, il prononça, un à un, de nombreux mots d’elfique. Rien ne se produisit. La nuit gagna la haute falaise, les étoiles innombrables s’allumèrent, un vent glacial se leva et les portes tinrent bon.

Gandalf se tint de nouveau près du mur, et, levant les bras, il prit un ton de commandement où pointait sa colère grandissante. Edro, edro ! cria-t-il, frappant le roc de son bâton. Ouvre-toi, ouvre-toi ! fit-il, et il répéta le même commandement dans les toutes les langues jamais entendues dans l’ouest de la Terre du Milieu. Puis il jeta son bâton sur le sol et s’assit en silence.

À ce moment, le vent porta à leurs oreilles attentives un distant hurlement de loups. Bill le poney tressaillit de peur, et Sam se précipita à ses côtés pour lui chuchoter doucement à l’oreille.

« Ne le laissez pas s’enfuir ! dit Boromir. Il semble que nous en aurons encore besoin, si les loups ne nous découvrent pas. Comme je hais cet horrible étang ! » Il se pencha pour ramasser une grosse pierre qu’il lança loin dans l’eau sombre.

La pierre disparut avec un faible ploc ; mais au même moment, il y eut un flic flac et un gargouillis. De grands anneaux concentriques apparurent loin sur l’eau, derrière l’endroit où la pierre était tombée, et ils gagnèrent lentement la rive au pied de la falaise.

« Pourquoi avez-vous fait ça, Boromir ? dit Frodo. Je n’aime pas non plus cet endroit, et j’ai peur. Je ne sais pas ce qui m’effraie : pas les loups, ni l’obscurité derrière les portes, mais quelque chose d’autre. J’ai peur de cet étang. Ne le remuez pas ! »

« Je voudrais qu’on puisse partir d’ici ! » dit Merry.

« Pourquoi est-ce que Gandalf ne fait pas quelque chose et vite ? » dit Pippin.

Gandalf ne leur prêtait aucune attention. Il était assis tête baissée, en proie au désespoir ou dans une réflexion inquiète. Le hurlement lugubre des loups se fit entendre de nouveau. Les rides grandissaient sur l’eau et s’approchaient ; certaines clapotaient déjà sur la rive.

Avec une soudaineté qui les fit tous sursauter, le magicien bondit sur ses pieds. Il riait ! « J’ai trouvé ! s’écria-t-il. Bien sûr, bien sûr ! Simple comme bonjour, comme la plupart des énigmes quand on découvre la réponse. »

Ramassant son bâton, il se tint devant le rocher et dit d’une voix claire : Mellon !

L’étoile luisit un court instant et s’estompa de nouveau. Puis, sans aucun bruit, une grande porte se dessina, là où ne se voyait auparavant la moindre fente ou jointure. Lentement, elle se divisa au milieu et s’ouvrit vers l’extérieur, pouce par pouce, jusqu’à ce que les deux battants soient déployés contre la paroi. À travers l’ouverture, on apercevait un raide escalier qui montait dans l’ombre ; mais au-delà des premières marches, les ténèbres étaient plus profondes que la nuit. La Compagnie resta saisie d’étonnement.

« J’avais tort, tout compte fait, dit Gandalf, et Gimli aussi. Merry, en revanche, était sur la bonne piste. La formule d’ouverture se trouvait inscrite sur l’arche depuis le début ! Il aurait fallu traduire : Dites “ami” et entrez. Je n’ai eu qu’à prononcer le mot elfique pour ami et les portes se sont ouvertes. Rien de plus simple. Trop simple pour un maître en tradition en ces jours de défiance. C’était une époque plus heureuse. Maintenant, allons-y ! »

Il s’avança et posa le pied sur la première marche. Mais à cet instant, plusieurs choses se produisirent. Frodo sentit quelque chose le saisir à la cheville, et il tomba avec un cri. Bill le poney poussa un terrible hennissement de peur, fit demi-tour et détala le long de la rive, dans les ténèbres. Sam bondit à sa poursuite, puis, entendant le cri de Frodo, il revint en toute hâte, pleurant et jurant. Les autres, se retournant brusquement, virent les eaux du lac s’agiter, comme si une armée de serpents nageaient vers eux depuis la pointe sud.

De l’eau était sorti un long tentacule sinueux et humide, d’un vert pâle et lumineux. Son extrémité, munie de doigts, retenait le pied de Frodo et tentait de l’entraîner dans l’eau. Sam, à genoux, le tailladait maintenant à coups de couteau.

Le bras lâcha alors prise, et Sam tira Frodo vers lui, appelant à l’aide. Vingt autres bras surgirent, dégouttant d’eau. L’étang noir bouillonna et il y eut une affreuse puanteur.

« Par la porte ! L’escalier ! Vite ! » s’écria Gandalf avec un bond en arrière. Les secouant de l’horreur qui, Sam mis à part, semblait les avoir cloués sur place, il les poussa en avant.

Ils s’enfuirent juste à temps. Sam et Frodo n’avaient monté que quelques marches, et Gandalf était encore au pied de l’escalier quand les tentacules se contorsionnèrent au-dessus l’étroite rive et vinrent tâtonner la paroi rocheuse et les portes. L’un d’eux vint se tortiller sur le seuil, luisant à la lumière des étoiles. Gandalf se retourna et s’arrêta. S’il se demandait quel mot prononcer pour refermer les portes de l’intérieur, c’était inutile. Plusieurs bras tordus saisirent les portes de part et d’autre, et, avec une force épouvantable, les firent tourner sur leurs gonds. Elles se refermèrent avec un écho fracassant, et toute lumière s’évanouit. Un bruit de déchirement et d’écroulement leur parvint, assourdi, à travers la pierre pondéreuse.

Sam, accroché au bras de Frodo, s’effondra sur une marche dans les ténèbres noires. « Pauvre vieux Bill ! dit-il d’une voix étranglée. Pauvre vieux Bill ! Des serpents et des loups ! Mais les serpents, c’était trop pour lui. Fallait que je choisisse, monsieur Frodo. Fallait que je vienne avec vous. »

Ils entendirent Gandalf redescendre et appuyer son bâton contre les portes. La pierre frémit et l’escalier trembla, mais les portes ne s’ouvrirent pas.

« Bon, eh bien ! Le passage est bloqué derrière nous, maintenant, dit le magicien, et il n’y a plus qu’une issue : de l’autre côté des montagnes. Le bruit me fait craindre qu’on ait entassé des rochers et déraciné les arbres pour les mettre en travers de la porte. Je le regrette ; car ces arbres étaient beaux, et ils poussaient là depuis si longtemps. »

« Du moment que mon pied a touché cette eau, j’ai senti qu’il y avait là quelque chose d’horrible, dit Frodo. Qu’était cette chose, ou y en avait-il plusieurs ? »

« Je ne sais pas, dit Gandalf, mais tous les bras étaient guidés par une même intention. Quelque chose est sorti ou a été chassé des eaux sombres sous les montagnes. Il est des choses plus vieilles et plus ignobles que les Orques dans les profondeurs du monde. » Il se garda d’exprimer à haute voix ce qu’il se disait en lui-même, à savoir que, quelle que fût cette chose tapie au fond du lac, elle s’était jetée sur Frodo avant tout autre membre de la Compagnie.

Boromir marmonna entre ses dents, mais le son de sa voix, amplifié par les échos de la pierre, fut comme un souffle rauque que tous purent entendre : « Dans les profondeurs du monde ! Et c’est là que nous allons, bien contre mon gré. Qui donc nous guidera dans ces ténèbres mortelles ? »

« Moi, dit Gandalf, et Gimli marchera avec moi. Suivez mon bâton ! »

Tandis que le magicien passait devant eux dans le grand escalier, il éleva son bâton, et la pointe de celui-ci émit un faible rayonnement. Le vaste escalier semblait en parfait état. Ils comptèrent deux cents marches, larges et peu profondes ; et tout en haut, ils arrivèrent à un passage voûté, au sol plat, qui s’enfonçait dans le noir.

« Asseyons-nous sur ce palier et prenons le temps de manger un morceau, puisqu’il n’y a pas de salle à manger ! » dit Frodo. Il se libérait peu à peu de l’horreur du tentacule et se sentait soudain très affamé.

Cette proposition fut unanimement accueillie ; ils s’installèrent donc sur les plus hautes marches, formes indistinctes assises dans l’obscurité. Lorsqu’ils eurent fini de manger, Gandalf leur donna à chacun une troisième gorgée du miruvor de Fendeval.

« Il n’en reste plus beaucoup, dit-il ; mais je crois que nous en avons besoin après cette horreur à la porte. Et, à moins d’avoir beaucoup de chance, le reste sera avalé avant que nous soyons de l’autre côté ! Ménagez aussi l’eau ! Il y a bien des ruisseaux et des puits dans les Mines, mais il ne faut pas y toucher. Nous n’aurons peut-être pas l’occasion de remplir nos outres et nos gourdes avant de descendre au Val de Ruisselombre. »

« Combien de temps cela va nous prendre ? » demanda Frodo.

« Je ne saurais le dire, répondit Gandalf. Cela dépend de bien des aléas. Mais si nous allons tout droit, sans nous perdre ni rencontrer rien de fâcheux, j’estime qu’il nous faudra trois ou quatre longues marches. Il ne peut y avoir moins de quarante milles en ligne droite de la Porte de l’Ouest au Portail de l’Est, et la route peut faire bien des détours. »

Après un court répit seulement, ils se remirent en route. Tous étaient pressés d’en finir avec ce voyage ; aussi étaient-ils prêts, malgré une grande fatigue, à continuer de marcher pendant plusieurs heures encore. Gandalf, comme précédemment, allait en tête. Son bâton, qu’il tenait levé dans sa main gauche, n’éclairait que le sol à ses pieds ; son épée Glamdring était à sa main droite. Derrière lui venait Gimli, tournant la tête de côté et d’autre ; ses yeux étincelaient dans la faible lumière. Frodo marchait derrière le nain, et il avait tiré la courte épée Dard. Aucune lueur n’émanait de la lame de Dard ni de Glamdring ; et cela au moins était rassurant, car ces épées étaient l’œuvre de forgerons elfes des Jours Anciens, et elles brillaient d’une froide lueur quand il y avait des Orques à proximité. Derrière Frodo venait Sam, et Legolas après lui, puis les jeunes hobbits, et Boromir. Dans les ténèbres à l’arrière marchait Aragorn, sévère et silencieux.

Le passage serpenta quelque peu, puis se mit à descendre, sans interruption, pendant un long moment avant de se remettre de niveau. L’air devint chaud et suffocant, sans toutefois être vicié, et par moments ils sentaient des courants d’air frais caresser leur visage, sortant d’ouvertures à moitié devinées. Celles-ci étaient nombreuses. Dans la pâle lueur du bâton de Gandalf, Frodo entrevoyait des escaliers et des voûtes, et d’autres galeries et tunnels qui montaient ou dégringolaient, ou s’ouvraient de chaque côté sur des ténèbres vides. Il était facile de s’y perdre sans garder le moindre souvenir du chemin parcouru.

Gimli n’aidait Gandalf que très peu, sauf par son courage et sa ténacité. Au moins, il n’était pas intimidé par la seule obscurité en elle-même, contrairement à la plupart d’entre eux. Souvent, le magicien le consultait quand la voie à suivre était incertaine ; mais Gandalf avait toujours le dernier mot. La vastitude et la complexité des Mines de Moria étaient au-delà de tout ce qu’avait pu imaginer Gimli, fils de Glóin, tout nain des montagnes qu’il fût. Quant à Gandalf, le lointain souvenir d’un voyage désormais très ancien ne lui était plus d’un très grand secours ; mais même dans l’obscurité et malgré les tours et détours de la route, il savait où il voulait se rendre et ne baissait jamais les bras, tant qu’il y avait un chemin conduisant vers son but.

« N’ayez crainte ! » dit Aragorn. La pause était plus longue qu’à l’habitude, et Gandalf et Gimli chuchotaient entre eux ; les autres étaient massés derrière eux dans une attente anxieuse. « N’ayez crainte ! J’ai fait de nombreux voyages avec lui – jamais aucun d’aussi sombre, il est vrai ; mais les récits de Fendeval lui prêtent des prouesses plus grandes que tout ce que j’ai vu de ma vie. Il ne se fourvoiera pas – si tant est qu’il y ait un chemin à suivre. Il nous a emmenés ici en dépit de nos craintes, mais il nous mènera à la lumière quoi qu’il puisse lui en coûter. Il a de meilleures chances de retrouver son chemin dans la nuit noire que les chats de la reine Berúthiel. »

Il était heureux pour la Compagnie de pouvoir compter sur un tel guide. Ils n’avaient aucun combustible, ni aucun moyen de faire des torches ; dans la folle ruée vers les portes, plusieurs de leurs effets avaient été abandonnés. Mais sans lumière, il leur serait vite arrivé malheur. Non seulement fallait-il choisir entre de nombreux chemins, mais ils étaient semés de trous et de chausse-trapes, et bordés de sombres puits où résonnait l’écho de leurs pas. Des fissures et des gouffres se voyaient dans les murs et le sol, et de temps à autre, une crevasse s’ouvrait tout juste à leurs pieds. La plus vaste faisait plus de sept pieds de large, et il fallut longtemps pour que Pippin trouve le courage de sauter par-dessus l’affreux vide. Le son d’une eau agitée montait des profondeurs, comme si une grande roue de moulin tournait loin en bas.

« De la corde ! marmonna Sam. Je savais que je le regretterais si j’en avais pas ! »

À mesure que ces obstacles se multipliaient, leur progression se fit plus lente et laborieuse. Déjà, ils avaient l’impression de marcher depuis toujours, toujours plus avant, jusqu’aux racines des montagnes. Ils étaient plus qu’épuisés, pourtant ils ne trouvaient aucun réconfort à l’idée de s’arrêter où que ce soit. Pendant un moment, après s’être échappé, Frodo avait repris courage, après un peu de nourriture et une gorgée de cordial ; mais à présent, il se sentit envahi d’un profond malaise et bientôt d’une vive terreur. Même si son séjour à Fendeval l’avait guéri du coup de poignard qu’il avait reçu, cette sinistre blessure n’avait pas été sans conséquence. Ses sens étaient plus aiguisés et plus attentifs aux choses qui ne se voyaient pas. Par exemple, il n’avait pas tardé à se rendre compte qu’il semblait mieux voir dans le noir qu’aucun de ses compagnons, sauf peut-être Gandalf. Et puis il était le Porteur de l’Anneau : il le sentait suspendu à sa chaîne, tout contre sa poitrine, et par moments, il lui semblait d’un grand poids. Il avait la certitude que le mal était là, devant et derrière lui ; mais il ne dit rien. Il agrippa plus fermement la poignée de son épée et résolut de continuer.

La Compagnie, derrière lui, parlait peu, et seulement en chuchotant furtivement. Il n’y avait d’autre son que celui de leurs propres pas : le martèlement sourd des bottes naines de Gimli, les pas lourds de Boromir, la démarche aérienne de Legolas, le doux tapotement des pieds de hobbits, à peine audible, et à l’arrière, la ferme foulée d’Aragorn aux lentes et longues enjambées. Lorsqu’ils s’arrêtaient un moment, ils n’entendaient rien du tout, sauf parfois le faible égouttement ou ruissellement d’une eau invisible. Mais Frodo se mit à entendre quelque chose d’autre, ou se l’imagina : comme un faible claquement de pieds tendres et nus. Cette rumeur n’était jamais assez forte, ni assez proche, pour qu’il soit certain de l’avoir entendue ; mais du moment où elle se manifesta, elle ne cessa plus jamais tant qu’ils demeuraient en mouvement. Ce n’était pourtant pas un écho ; car s’ils s’arrêtaient, elle continuait de tapoter toute seule pendant un instant, avant de se taire à son tour.

À leur entrée dans les Mines, la nuit était déjà tombée. Ils marchaient depuis plusieurs heures, n’ayant pris que quelques courtes pauses, quand Gandalf rencontra son premier obstacle sérieux. Il se trouvait devant une grande arche sombre qui donnait accès à trois galeries. Les trois menaient à peu près dans la même direction, vers l’est ; mais le passage de gauche plongeait, alors que celui de droite grimpait, et celui du milieu semblait continuer, lisse et plat, mais très étroit.

« Cet endroit ne me rappelle absolument rien ! » dit Gandalf, se tenant debout sous l’arche, la mine dubitative. Il éleva son bâton dans l’espoir de trouver quelque signe ou inscription qui pût le guider dans son choix ; mais rien de tel n’apparut. « Je suis trop fatigué pour décider, dit-il, secouant la tête. Et j’imagine que vous l’êtes tous autant que moi, ou plus encore. Nous ferions mieux de nous arrêter ici pour ce qui reste de la nuit. Enfin, vous comprenez ! Ici, il fait toujours noir ; mais dehors, la Lune se hâte vers l’ouest et la minuit est passée. »

« Ce pauvre vieux Bill ! dit Sam. Je me demande où il est. J’espère que les loups l’ont pas encore attrapé. »

À gauche de la grande arche, ils découvrirent une porte de pierre : à demi fermée, elle céda facilement sous une faible poussée. Il semblait y avoir derrière une vaste pièce taillée dans le roc.

« Doucement ! Doucement ! s’écria Gandalf, tandis que Merry et Pippin se précipitaient en avant, heureux à l’idée de pouvoir se reposer dans un endroit un peu plus abrité qu’au beau milieu du passage. Doucement ! Vous ne savez pas encore ce qu’il y a là-dedans. Je vais passer en premier. »

Il entra d’un pas circonspect et les autres le suivirent à la file. « Là ! » dit-il, pointant son bâton vers le milieu du sol. Ils virent à ses pieds une grande ouverture ronde semblable à l’orifice d’un puits. Des restes de chaînes rouillées traînaient au bord et descendaient dans le gouffre noir. Des éclats de pierre gisaient non loin.

« L’un de vous aurait pu tomber et être encore à se demander à quel moment il toucherait le fond, dit Aragorn à Merry. Laissez le guide aller en premier pendant que vous en avez un. »

« Cela me semble avoir été une salle de garde pour la surveillance des trois galeries, dit Gimli. Ce trou était de toute évidence un puits destiné aux gardes, muni d’un couvercle de pierre. Mais le couvercle est brisé, et dans le noir, il faudra être prudents. »

Pippin se sentit étrangement attiré par le puits. Pendant que les autres déroulaient des couvertures et préparaient des lits tout contre les murs, aussi loin que possible du trou béant, il se faufila jusqu’au bord et regarda dedans. Il sentit comme une bouffée d’air froid lui frapper le visage, montant de profondeurs invisibles. Pris d’une impulsion soudaine, il tâtonna à la recherche d’un morceau de pierre et le laissa tomber. Il sentit son cœur battre de nombreuses fois avant qu’un son se fasse entendre. Puis, loin en bas, comme si la pierre avait atteint une eau profonde en quelque endroit caverneux, il vint un plouf, très distant, mais amplifié et répété dans le long puits vide.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’écria Gandalf. Il fut soulagé quand Pippin lui admit ce qu’il venait de faire ; mais il était fâché, et Pippin vit ses yeux étinceler. « Touc sans cervelle ! pesta-t-il. Ceci est un voyage important, pas une promenade d’agrément entre hobbits. Jetez-vous dedans la prochaine fois, cela vous mettra hors d’état de nuire. Maintenant, restez tranquille ! »

Rien d’autre ne fut entendu pendant plusieurs minutes ; mais alors, de faibles coups montèrent des profondeurs : tom-tap, tap-tom. Ils s’arrêtèrent, puis, quand les échos se furent éteints, ils reprirent de plus belle : tap-tom, tom-tap, tap-tap, tom. Fait troublant, on eût dit une sorte de signal ; mais au bout d’un moment, les coups cessèrent et ne furent plus entendus.

« C’était le son d’un marteau, ou je ne m’y connais pas », dit Gimli.

« Oui, dit Gandalf, et je n’aime pas cela. La fâcheuse pierre de Peregrin n’a peut-être rien à voir ; mais il est probable qu’elle ait dérangé quelque chose qu’il eût mieux valu laisser tranquille. Ne faites plus rien de semblable, de grâce ! Espérons que nous pourrons nous reposer sans plus d’ennuis. Quant à vous, Pippin, vous pouvez prendre le premier tour de garde : cela vous servira de récompense », grogna-t-il tout en s’enroulant dans une couverture.

Pippin resta piteusement assis près de la porte dans l’obscurité totale ; mais il ne cessait de se retourner, craignant qu’une chose inconnue ne vienne ramper hors du puits. Il aurait voulu couvrir le trou, ne serait-ce que d’une couverture ; mais il n’osait pas bouger ou s’en approcher, même si Gandalf semblait dormir.

En fait, Gandalf était éveillé, bien qu’immobile et silencieux. Il était plongé dans une profonde réflexion, tentant de se remémorer chaque souvenir de son premier voyage dans les Mines, et considérant la voie à suivre avec une grave inquiétude : à ce stade-ci, un mauvais tournant pouvait conduire au désastre. Au bout d’une heure, il se leva et alla trouver Pippin.

« Allez donc vous coucher dans un coin, mon garçon, dit-il d’une voix bienveillante. Vous avez envie de dormir, j’imagine. Je n’arrive pas à fermer l’œil, alors autant me laisser faire le guet. »

« Je sais ce qui ne va pas, murmura-t-il en s’asseyant près de la porte. J’ai besoin d’un peu de fumée ! Je n’y ai pas goûté depuis le matin d’avant la tempête. »

La dernière chose que vit Pippin, gagné par le sommeil, fut un sombre aperçu du vieux mage recroquevillé sur le plancher, ses mains noueuses entre ses genoux, abritant un copeau incandescent. Le tremblotement rouge révéla un instant son nez pointu, et la bouffée de fumée.

Ce fut Gandalf qui les tira tous du sommeil. Il était resté seul à faire le guet pendant environ six heures, laissant les autres se reposer. « Et pendant les tours de garde, j’ai pris une décision, dit-il. Je n’aime pas l’allure de la voie du milieu ; et je n’aime pas l’odeur de celle de gauche : il y a un air vicié là en bas, ou je ne suis pas un guide. Je prendrai le passage de droite. Il est temps de recommencer à grimper. »

Pendant huit sombres heures encore, sans compter deux brèves haltes, ils poursuivirent leur marche ; et ils ne rencontrèrent aucun danger, n’entendirent rien et ne virent rien, hormis la faible lueur du bâton du magicien, dansant comme un feu follet devant eux. Le passage qu’ils avaient choisi ne cessait de monter. Autant qu’ils aient pu en juger, il s’élevait en décrivant de grandes courbes, et, au fil de son ascension, se faisait plus haut et plus large. Il n’y avait plus d’ouvertures sur les côtés vers d’autres tunnels ou galeries, et le sol était devenu parfaitement lisse, sans plus aucune fosse ni crevasse. À l’évidence, ils s’étaient engagés sur ce qui était jadis une route importante ; et ils progressaient plus vite qu’ils ne l’avaient fait lors de leur première marche.

Ils parcoururent ainsi une quinzaine de milles, mesurés en droite ligne vers l’est ; bien qu’ils aient dû, en réalité, avoir marché vingt milles ou plus. Frodo sentait son courage remonter à mesure que la route grimpait ; mais il ne se sentait pas moins accablé, et il entendait encore parfois, ou croyait entendre, loin derrière la Compagnie et au-delà du tambourinement de leurs pieds, un bruit de pas qui les suivait et qui n’avait rien d’un écho.

Ils étaient parvenus aussi loin que les hobbits étaient capables de marcher d’une seule traite, et tous songeaient à un endroit où ils pourraient dormir, quand les murs qui se dressaient de part et d’autre disparurent soudain. La Compagnie semblait avoir passé une haute porte voûtée, débouchant dans un vaste espace vide et noir. Un grand courant d’air chaud soufflait derrière eux, mais devant eux, les ténèbres étaient froides sur leurs visages. Ils firent halte et, fébrilement, se regroupèrent.

Gandalf semblait content. « J’ai choisi le bon chemin, dit-il. Nous arrivons enfin aux endroits habitables, et nous ne devons plus être très loin de la face est. Mais nous sommes très haut, beaucoup plus haut que le Portail de Ruisselombre, si je ne me trompe. D’après l’air qui règne ici, nous devons nous trouver dans une vaste salle. Je vais maintenant hasarder un peu de vraie lumière. »

Il éleva son bâton et, pour un bref instant, il y eut une flambée semblable à un éclair. De grandes ombres surgirent et s’enfuirent, et le temps d’une seconde, ils virent apparaître, loin au-dessus de leurs têtes, un vaste plafond soutenu par une série d’imposantes colonnes taillées dans le roc. Tout autour d’eux s’étendait une énorme salle vide : ses murs noirs et polis, lisses comme du verre, miroitèrent et scintillèrent. Ils virent trois autres portails en arc, d’un noir de jais : l’un se dressait droit devant eux, à l’est, les deux autres de chaque côté. Puis, la lumière s’évanouit.

« C’est tout ce que je puis risquer pour le moment, dit Gandalf. Il y avait à l’époque de grandes fenêtres au flanc de la montagne, et des puits menant à la lumière aux étages supérieurs des Mines. Je crois que nous les avons maintenant atteints, mais comme la nuit est revenue au-dehors, nous ne le saurons pas avant l’aube. S’il se trouve que j’ai raison, nous pourrions voir le matin nous dire bonjour. Mais en attendant, nous ferions mieux de rester ici. Reposons-nous, si possible. Tout s’est bien passé jusqu’ici, et la majeure partie de notre sombre route est derrière nous. Mais nous n’en voyons pas encore le bout, et une longue descente nous attend jusqu’aux Portes qui s’ouvrent sur le monde. »

La Compagnie passa la nuit dans cette grande salle caverneuse, blottie dans un coin afin d’échapper au courant d’air : un flot constant d’air froid semblait s’échapper du portail est. Suspendues tout autour d’eux étaient les ténèbres, vastes et vides ; et ils se sentaient oppressés par la solitude et l’immensité des salles creusées, des escaliers et passages infiniment ramifiés. Les visions les plus folles que la sombre rumeur avait pu suggérer à l’imagination des hobbits étaient sans commune mesure avec la terreur et la fascination véritables de la Moria.

« Il devait y avoir toute une foule de nains ici à un moment donné, dit Sam, tous plus affairés que des blaireaux pendant au moins cinq cents ans pour creuser tout ça, en bonne partie dans le roc dur, qui plus est ! Mais pourquoi est-ce qu’ils ont fait tout ça ? Ils vivaient sûrement pas dans ces trous noirâtres ? »

« Ce ne sont pas des trous, dit Gimli. C’est ici la cité et le grand royaume de la Creusée des Nains. Et autrefois elle n’était pas noire, mais lumineuse et splendide, ainsi que nos chants le rappellent. »

Il se leva et, debout dans l’obscurité, se mit à chanter d’une voix profonde, tandis que les échos allaient se perdre au plafond.





Ah ! Le monde était jeune et les montagnes vertes,

La Lune de scories n’était encor couverte,

Nul mot n’était posé sur les rus et les pierres

Quand Durin s’éveilla, promeneur solitaire.

Il nomma les vallées et les monts innommés ;

Il but à des ruisseaux jusqu’alors non goûtés ;

Se penchant sur les eaux du lac de Miralonde,

Il vit alors surgir des étoiles dans l’ombre,

Comme un lacis d’argent semé de vives gemmes

Couronnant son reflet d’un brillant diadème.

Ah ! Le monde était beau et les montagnes fières,

Au temps des Jours Anciens, à l’époque première

Où tant de puissants rois demeuraient en ce monde

Siégeant à Gondolin, protégeant Nargothrond,

Avant de le quitter au jour de leur ruine ;

Le monde était splendide en l’Ère de Durin.

Longtemps il fut un roi sur un trône taillé,

Dans ses salles de pierre aux maints et maints piliers,

Aux plafonds couverts d’or et aux luisants pavés,

Des runes de puissance à sa porte gravées.

Le soleil et la lune et l’éclat des étoiles

Dans des lampes sculptées du plus parfait cristal

Libres de la nuée et de l’ombre de nuit

Inondaient son palais de rayons infinis.

Sous les coups du marteau, l’enclume résonnait,

Le ciseau ciselait, le burin écrivait ;

Battue était la lame et garnie la poignée ;

Creusaient et bâtissaient maçons et ouvriers.

Le béryl et la perle, et l’opale opaline,

Les métaux ouvragés en écailles marines,

Haches et boucliers, corselets et épées

Et lance étincelante y étaient amassés.

Le peuple de Durin n’était point encor las ;

La musique sourdait, sous terre, çà et là ;

On entendait la harpe et le chant des poètes,

Aux portes s’élevait la clameur des trompettes.

Hélas ! Le monde est gris et les montagnes vieilles,

À la forge, le feu jamais plus ne s’éveille ;

Aux mines esseulées, les marteaux se sont tus,

Aux salles de Durin, les harpes ne jouent plus ;

L’ombre s’est étendue dans son séjour funèbre ;

La Moria, Khazad-dûm, envahie de ténèbres.

Mais toujours peut-on voir ces étoiles profondes

Reflétées dans les eaux du calme Miralonde ;

Au fond gît sa couronne en éternel sommeil

Jusqu’au jour où Durin connaîtra son réveil.

« J’aime ça ! dit Sam. J’aimerais bien l’apprendre. La Moria, Khazad-dûm ! Mais ça rend les ténèbres plus pesantes, quand on pense à toutes ces lampes. Y a-t-il encore des tas de joyaux et d’or qui dorment ici un peu partout ? »

Gimli demeura silencieux. Ayant chanté sa chanson, il refusait d’en dire plus.

« Des tas de joyaux ? dit Gandalf. Non. Les Orques ont souvent pillé la Moria ; il ne reste plus rien dans les salles supérieures. Et depuis la fuite des nains, personne n’ose plus s’aventurer dans les puits et les trésoreries des profondeurs : ils sont noyés sous l’eau – ou dans une ombre de peur. »

« Alors pourquoi les nains veulent tant revenir ? » demanda Sam.

« Pour le mithril, répondit Gandalf. La richesse de la Moria ne résidait pas dans l’or et les pierres, les jouets des Nains ; ni dans le fer, leur serviteur. Et s’ils en trouvèrent ici, principalement du fer, il ne leur était pas nécessaire de creuser pour s’en procurer : tout ce qu’ils désiraient, ils pouvaient l’obtenir par le commerce. Car c’était ici le seul endroit au monde où se trouvait l’argent de Moria, ou vrai-argent, comme certains l’ont appelé : mithril est son nom elfique. Les Nains ont un nom qu’ils ne disent pas. Sa valeur était dix fois celle de l’or, et de nos jours elle est inestimable ; car il en reste peu à la surface de la terre, et même les Orques n’osent pas creuser ici pour en trouver. Les filons courent vers le nord, vers le Caradhras, et descendent dans les ténèbres. Les Nains n’en soufflent mot ; mais ainsi que le mithril fut à la source de leur richesse, il fut aussi leur perte : ils creusèrent trop avidement et trop profondément, et ils réveillèrent ce qui les mit en fuite, le Fléau de Durin. Ce qu’ils avaient mis au jour, les Orques s’en sont saisis en grande partie, et ils l’ont donné en tribut à Sauron, qui le convoite.

« Le mithril ! Tous les peuples le désiraient. Il pouvait être battu comme le cuivre et poli comme le verre ; et les Nains en faisaient un métal, léger mais plus dur néanmoins que l’acier trempé. Sa beauté était celle de l’argent commun, mais l’éclat du mithril ne se ternissait et ne se voilait jamais. Les Elfes le chérissaient plus que tout, et parmi de nombreux usages, ils en firent l’ithildin, l’étoile-lune, que vous avez pu voir sur les portes. Bilbo avait un corselet d’anneaux de mithril que Thorin lui avait offert. Je me demande ce qu’il est devenu. Toujours à Grande-Creusée, à prendre la poussière dans la Maison des Mathoms, je suppose. »

« Quoi ? s’écria Gimli, soudain tiré de son mutisme. Un corselet d’argent de Moria ? C’était un présent royal ! »

« Oui, dit Gandalf. Je ne le lui ai jamais dit, mais sa valeur était supérieure à celle du Comté en entier, et tout ce qu’il contient. »

Frodo ne dit rien, mais il passa la main sous sa tunique, effleurant les anneaux de sa chemise de mailles. Il était renversé à l’idée de s’être promené tout ce temps avec le prix du Comté sous sa veste. Bilbo avait-il su ? Il ne doutait pas que Bilbo le savait parfaitement. C’était assurément un présent royal. Mais voilà que ses pensées s’étaient transportées des sombres Mines, à Fendeval, à Bilbo et à Cul-de-Sac, du temps où Bilbo y vivait encore. De tout son cœur, il aurait voulu y être, dans ce temps-là, en train de tondre la pelouse ou de bricoler dans le jardin, et n’avoir jamais entendu parler de la Moria, du mithril – ou de l’Anneau.

Un profond silence tomba. Un à un, les autres s’endormirent. Frodo était de garde. Comme un souffle venu des profondeurs et s’immisçant par des portes invisibles, la terreur le saisit. Ses mains étaient froides et son front, moite. Il écoutait. Son esprit fut livré tout entier à l’écoute, pendant deux longues heures ; mais il n’entendit pas le moindre son, pas même l’écho imaginaire d’un bruit de pas.

Son tour de garde touchait à sa fin quand, au loin, là où devait se trouver le portail ouest, il s’imagina voir deux faibles points de lumière, presque comme des yeux lumineux. Il tressaillit. Son menton était tombé sur sa poitrine. « J’ai dû presque m’endormir au guet, se dit-il. J’étais à la limite du rêve. » Se levant, il se frotta les yeux et resta debout, scrutant l’obscurité, jusqu’à ce que Legolas vienne le relayer.

Après s’être couché, il sombra rapidement dans le sommeil, mais il lui sembla que son rêve se poursuivait : il entendait des murmures, et voyait les deux points de lumière s’approcher, lentement. Il se réveilla et s’aperçut que les autres discutaient à voix basse tout près de lui, et qu’une faible lumière tombait sur son visage. Loin au-dessus du portail est, à travers un puits un peu en deçà du plafond, descendait un long et pâle rayon ; et à l’autre bout de la salle, à travers le portail nord, venait également une lueur, faible et distante.

Frodo se dressa sur son séant. « Bonjour ! dit Gandalf. Car le jour est enfin revenu. J’avais raison, voyez-vous. Nous nous trouvons très haut du côté est de la Moria. Nous devrions atteindre les Grandes Portes avant la fin du jour, et voir les eaux du Miralonde au fond du Val de Ruisselombre. »

« J’en serai content, dit Gimli. J’ai contemplé la Moria, et sa splendeur est grande, mais c’est aujourd’hui un endroit sombre et sinistre ; et nous n’avons découvert aucune trace des miens. Je doute maintenant que Balin soit un jour venu ici. »

Après leur petit déjeuner, Gandalf décida de repartir sans attendre. « Nous sommes fatigués, mais il nous sera plus facile de fermer l’œil une fois dehors, dit-il. Aucun d’entre nous ne voudra passer une autre nuit en Moria, je pense bien. »

« Certes non ! dit Boromir. Quel chemin prendrons-nous ? Cette arche-ci à l’est ? »

« Peut-être, dit Gandalf. Mais je ne sais pas encore exactement où nous sommes. À moins que je ne me fourvoie complètement, nous devons être au-dessus et au nord des Grandes Portes ; et il pourrait être ardu de trouver le bon chemin pour y descendre. Il est probable que l’arche orientale se révèle la voie à suivre ; mais avant de prendre une décision, nous ferions bien de reconnaître les environs. Allons vers cette lumière qui paraît dans la porte nord. Si nous pouvions trouver une fenêtre, cela aiderait, mais je crains que la lumière n’entre ici que par des puits profonds. »

La Compagnie le suivit sous l’arche nord et se retrouva dans un large corridor. La lueur s’intensifia à mesure qu’ils avançaient, et ils constatèrent qu’elle venait d’une porte sur leur droite. Elle était haute et taillée à angles droits, et le battant de pierre tenait encore sur ses gonds, à demi entrouvert. Derrière se trouvait une grande pièce carrée. Elle était faiblement éclairée, mais pour eux, restés si longtemps dans le noir, elle paraissait luire d’un éclat aveuglant, et ils clignèrent des yeux en entrant.

Leurs pieds soulevèrent une épaisse couche de poussière au sol, trébuchant contre des objets qui jonchaient le pas de la porte et dont ils ne purent tout d’abord discerner les formes. La pièce était éclairée par un large puits, ménagé à bonne hauteur dans le mur du fond, à l’est : il montait en oblique, et, loin au-delà, donnait vue sur un petit carré de ciel bleu. Sa lumière tombait directement sur une table au centre de la pièce : un unique bloc de forme oblongue, d’environ deux pieds de haut, sur lequel reposait une grande dalle de pierre blanche.

« On dirait une tombe », murmura Frodo, et il se pencha en avant avec un curieux pressentiment, afin de l’observer de plus près. Gandalf vint rapidement à son côté. Sur la dalle, des runes étaient profondément gravées :










« Ce sont des Runes de Daeron, comme on s’en servait autrefois en Moria, dit Gandalf. Ici est écrit dans la langue des Hommes et des Nains :





BALIN FILS DE FUNDIN

SEIGNEUR DE MORIA. »

« Il est donc mort, dit Frodo. Je craignais qu’il n’en soit ainsi. » Gimli ramena son capuchon sur son visage.

Загрузка...