III

Sublime abstraction du paysage.

COURTENAY – AUXERRE NORD.

Nous approchons des contreforts du Morvan. L'immobilité, à l'intérieur de l'habitacle, est totale. Béatrice est à mes côtés. «C'est une bonne voiture», me dit-elle.


Les réverbères sont penchés dans une attitude étrange; on dirait qu'ils prient. Quoi qu'il en soit, ils commencent à émettre une faible lumière jaune orangé. La «raie jaune du sodium», prétend Béatrice.


Déjà, nous sommes en vue d'Avallon.


Il faisait beau; et je marchais le long d'un coteau sec et jaune.

La respiration sèche et irrégulière des plantes, en été… qui semblent prêtes à mourir. Les insectes grésillent, perçant la voûte menaçante et fixe du ciel blanc.


Au bout d'un certain temps, quand on marche sous le soleil, en été, la sensation d'absurdité grandit, s'impose et envahit l'espace, on la retrouve partout. Si même au départ vous aviez une direction (ce qui est hélas fort rare… la plupart du temps, on a affaire à une «simple promenade»), cette image de but s'évanouit, elle semble s'évaporer dans l'air surchauffé qui vous brûle par petites vagues courtes à mesure que vous avancez sous le soleil implacable et fixe, dans la complicité sournoise des herbes sèches, promptes à brûler.


Au moment où une chaleur poisseuse commence à engluer vos neurones, il est trop tard. Il n'est plus temps de secouer d'une crinière impatiente les errements aveugles d'un esprit capturé, et lentement, très lentement, le dégoût aux multiples anneaux se love et affermit sa position, bien au centre du trône, du trône des dominations.


Le TGV Atlantique glissait dans la nuit avec une efficacité terrifiante. L'éclairage était discret. Sous les parois de plastique d'un gris moyen, des êtres humains gisaient dans leurs sièges ergonomiques. Leurs visages ne laissaient transparaître aucune émotion. Se tourner vers la fenêtre n'aurait servi à rien: l'opacité des ténèbres était absolue. Certains rideaux, d'ailleurs, étaient tirés; leur vert acide composait une harmonie un peu triste avec le gris sombre de la moquette. Le silence, presque absolu, n'était troublé que par le nasillement léger des walkmans. Mon voisin immédiat, les yeux clos, se retirait dans une absence concentrée. Seul le jeu lumineux des pictogrammes indiquant les toilettes, la cabine téléphonique et le bar Cerbère trahissait une présence vivante dans la voiture. Soixante êtres humains y étaient rassemblés.


Long et fuselé, d'un gris acier relevé par de discrètes bandes colorées, le TGV Atlantique n° 6557 comportait vingt-trois voitures. Entre mille cinq cents et deux mille êtres humains y avaient pris place. Nous filions à 300 km/h vers l'extrémité du monde occidental. Et j'eus soudain la sensation (nous traversions la nuit dans un silence feutré, rien ne laissait deviner notre prodigieuse vitesse; les néons dispensaient un éclairage modéré, pâle et funéraire), j'eus soudain la sensation que ce long vaisseau d'acier nous emportait (avec discrétion, avec efficacité, avec douceur) vers le Royaume des Ténèbres, vers la Vallée de l'Ombre de la Mort.


Dix minutes plus tard, nous arrivions à Auray.

Avant, mais bien avant, il y a eu des êtres

Qui se mettaient en rond pour échapper aux loups

Et sentir leur chaleur; ils devaient disparaître,

Ils ressemblaient à nous.

Nous sommes réunis, nos derniers mots s'éteignent,

La mer a disparu

Une dernière fois quelques amants s'étreignent,

Le paysage est nu.

Au-dessus de nos corps glissent les ondes hertziennes,

Elles font le tour du monde

Nos cœurs sont presque froids, il faut que la mort [vienne,

La mort douce et profonde;

Bientôt les êtres humains s'enfuiront hors du monde.

Alors s'établira le dialogue des machines

Et l'informationnel remplira, triomphant,

Le cadavre vidé de la structure divine;

Puis il fonctionnera jusqu'à la fin des temps.

J'ai revu les cahiers où je notais des choses

Sur les différentielles et la vie des mollusques

D'une écriture hachée; de longues phrases en prose

Qui n'ont guère plus de sens que des poteries étrusques.

J'ai retrouvé la gare et les lundis gelés

Où j'arrivais trop tard pour le train de sept heures;

Je marchais sur le quai, m'amusant à souffler

L'air chaud de ma poitrine. J'avais froid, j'avais peur.

Nous arrivons au monde épris de connaissance,

Et tout ce qui existe a le droit d'exister

À nos yeux. Nous pensons que chacun a sa chance,

Mais le samedi soir il faut vivre et lutter

Et déjà nous quittons les abords de l'enfance.

Nous quittons l'innocence du regard objectif,

Chaque chose a son prix qu'il faut déterminer

Les relations humaines entrelacent leurs motifs

Plus nous participons, plus nous sommes captifs;

Puis la lueur s'éteint. L'enfance est terminée.

Je ne reviendrai plus jamais entre les herbes

Qui recouvrent à demi la surface de l'étang.

Il est presque midi; la conscience de l'instant

Enveloppe l'espace d'une lumière superbe.

Ici j'aurai vécu au milieu d'autres hommes

Encerclés comme moi par le réseau du temps.

Shanti sha nalaya. Om mani padme ôm,

La lumière décline inéluctablement.

Le soir se stabilise et l'eau est immobile;

Esprit d'éternité, viens planer sur l'étang.

Je n'ai plus rien à perdre, je suis seul et pourtant

La fin du jour me blesse d'une blessure subtile.

MAISON GRISE

Le train s'acheminait dans le monde extérieur,

Je me sentais très seul sur la banquette orange

Il y avait des grillages, des maisons et des fleurs

Et doucement le train écartait l'air étrange.

Au milieu des maisons il y avait des herbages

Et tout semblait normal à l'exception de moi

Cela fait très longtemps que j'ai perdu la joie

Je vis dans le silence, il glisse en larges plages.

Le ciel est encore clair, déjà la terre est sombre;

Une fissure en moi s'éveille et s'agrandit

Et ce soir qui descend en Basse-Normandie

A une odeur de fin, de bilan et de nombre.

L'appartenance de mon corps

À un matelas de deux mètres

Et je ris de plus en plus fort,

Il y a différents paramètres.

La joie, un moment, a eu lieu

Il y a eu un instant de trêve

Où j'étais dans le corps de Dieu

Mais, depuis, les années sont brèves.

La lampe explose au ralenti

Dans le crépuscule des corps,

Je vois son filament noirci:

Où est la vie? Où est la mort?

Les antennes de télévision,

Comme des insectes réceptifs,

S'accrochent à la peau des captifs

Les captifs rentrent à la maison.

Si j'avais envie d'être heureux

J'apprendrais les danses de salon

Ou j'achèterais un ballon

Comme ces autistes merveilleux

Qui survivent jusqu'à soixante ans

Entourés de jouets en plastique

Ils éprouvent des joies authentiques,

Ils ne sentent plus passer le temps.

Romantisme de télévision,

Sexe charité et vie sociale

Effet de réel intégral

Et triomphe de la confusion.

La respiration des rondelles

Et les papillons carnassiers;

Dans la nuit, un léger bruit d'ailes;

La pièce est couverte d'acier.

Je n'oublie pas les gestes secs

De cet adolescent furtif

Qui glissait d'échec en échec

En dépliant son corps craintif.

La respiration des termites

S'accomplit sans aucun effort

Une tension vient de la bite,

S'affaiblit en gagnant le corps.

Quand la présence digestive

Emplit le champ de la conscience

S'installe une autre vie, passive,

Dans la douceur et la décence.

En rampant sur le matelas

De notre commune allégeance

Je ne suis plus tout à fait là,

Je ne ressens aucune urgence.

Les gens sont coincés dans leurs peaux,

Ils font danser leurs molécules

Le samedi ils se font beaux,

Puis ils se retrouvent et s'enculent.

Voilà! Je regarde ma porte,

Elle vient d'une bonne usine

Tout est fini, en quelque sorte,

Je vais coucher dans la cuisine.

Je vais retrouver mes poumons,

Le carrelage sera glacial

Enfant, j'adorais les bonbons

Et maintenant tout m'est égal.

Dans le train direct pour Dourdan,

Une jeune fille fait des mots fléchés

Je ne peux pas l'en empêcher,

C'est une occupation du temps.

Comme des blocs en plein espace

Les salariés bougent rapidement

Comme des blocs indépendants,

Ils trouent l'air sans laisser de trace.

Puis le train glisse entre les rails,

Dépassant les premières banlieues

Il n'y a plus de temps ni de lieu;

Les salariés quittent leur travail.

Dans le métro à peu près vide

Rempli de gens semi-gazeux

Je m'amuse à des jeux stupides,

Mais potentiellement dangereux.

Frappé par l'intuition soudaine

D'une liberté sans conséquence

Je traverse les stations sereines

Sans songer aux correspondances.

Je me réveille à Montparnasse

Tout près d'un sauna naturiste,

Le monde entier reprend sa place;

Je me sens bizarrement triste.

Un moment de pure innocence,

L'absurdité des kangourous

Ce soir je n'ai pas eu de chance,

Je suis cerné par les gourous.

Ils voudraient me vendre leur mort

Comme un sédatif dépassé

Ils ont une vision du corps,

Leur corps est souvent ramassé.

Le végétal est déprimant,

À proliférer sans arrêt

Dans la prairie, le ver luisant

Brille une nuit, puis disparaît.

Les multiples sens de la vie

Qu'on imagine pour se calmer

S'agitent un peu, puis c'est fini;

Le canard a des pieds palmés.

Une âme exposée au Soleil,

Tout près de la mer menaçante;

Les vagues s'écrasent et réveillent

Une douleur sombre et latente.

Que serions-nous sans le Soleil?

Écœurement, dégoût, souffrance,

Stupidité de l'existence,

Tout disparaît sous le Soleil.

La chaleur de midi exhale

Le corps d'un plaisir immobile;

Désir de mort, oubli total,

Yeux clos sur un coma tactile.

Sans pitié, la mer se déploie

Comme un animal qui s'éveille;

Cet univers n'a pas de loi.

Que serions-nous sans le Soleil?

Les corps empilés dans le sable,

Sous la lumière inexorable,

Peu à peu se changent en matière;

Le soleil fissure les pierres.

Les vagues lentement palpitent

Sous la lumière misérable

Et quelques cormorans habitent

Le ciel de leur cri lamentable.

Les jours de la vie sont pareils

À des limonades éventées

Jours de la vie sous le soleil,

Jours de la vie en plein été.

L'exercice de la réflexion,

L'habitude de la compassion,

La saveur rancie de la haine

Et les infusions de verveine.

Dans la résidence Arcadie,

Les chaises inutiles et la vie

Qui se brise entre les piliers

Comme une rivière à noyés.

La chair des morts est tuméfiée,

Livide sous le ciel vitrifié

La rivière traverse la ville

Regards éteints, regards hostiles.

La brume entourait la montagne

Et j'étais près du radiateur,

La pluie tombait dans la douceur

(Je sens que la nausée me gagne).

L'orage éclairait, invisible,

Un décor de monde extérieur

Où régnaient la faim et la peur,

J'aurais aimé être impassible.

Des mendiants glissaient sous les gouttes

Comme des insectes affamés

Aux mandibules mal refermées,

Des mendiants recouvraient la route.

Le jour lentement décroissait

Dans un gris-bleu de mauvais rêve,

Il n'y aurait plus jamais de trêve;

Lentement, le jour s'en allait.

Je flottais au-dessus du fleuve

Près des carnivores italiens

Dans le matin l'herbe était neuve,

Je me dirigeais vers le bien.

Le sang des petits mammifères

Est nécessaire à l'équilibre,

Leurs ossements et leurs viscères

Sont les conditions d'une vie libre.

On les retrouve sous les herbes,

Il suffit de gratter la peau

La végétation est superbe,

Elle a la puissance du tombeau.

Je flottais parmi les nuages,

Absolument désespéré

Entre le ciel et le carnage,

Entre l'abject et l'éthéré.

La peau est un objet limite,

Ce n'est presque pas un objet

Dans la nuit, les cadavres habitent

Dans le corps habite un regret.

Le cœur diffuse un battement

Jusqu'à l'intérieur du visage;

Sous nos ongles, il y a du sang

Dans nos corps, un mouvement s'engage.

Le sang surchargé de toxines

Circule dans les capillaires

Il transporte la substance divine,

Le sang s'arrête et tout s'éclaire.

Un moment d'absolue conscience

Traverse le corps douloureux

Moment de joie, de pure présence:

Le monde apparaît à nos yeux.

Il est temps de faire une pause

Avant de recouvrir la lampe.

Dans le jardin, l'agonie rampe;

La mort est bleue dans la nuit rose.

Le programme était défini

Pour les trois semaines à venir

D'abord mon corps devait pourrir,

Puis s'écraser sur l'infini.

L'infini est à l'intérieur,

J'imagine les molécules

Et leurs mouvements ridicules

Dans le cadavre appréciateur.

Nous devons développer une attitude de non-résistance [au monde;

Le négatif est négatif,

Le positif est positif,

Les choses sont.

Elles apparaissent, elles se transforment,

Et puis elles cessent simplement d'exister;

Le monde extérieur, en quelque sorte, est donné.

L'être de perception est semblable à une algue,

Une chose répugnante et très molle,

Foncièrement féminine

Et c'est cela que nous devons atteindre

Si nous voulons parler du monde

Simplement, parler du monde.

Nous ne devons pas ressembler à celui qui essaie de [plier le monde à ses désirs,

À ses croyances

Il nous est cependant permis d'avoir des désirs,

Et même des croyances

En quantité limitée.

Après tout, nous faisons partie du phénomène,

Et, à ce titre, éminemment respectables,

Comme des lézards.

Comme des lézards, nous nous chauffons au soleil du [phénomène

En attendant la nuit

Mais nous ne nous battrons pas,

Nous ne devons pas nous battre,

Nous sommes dans la position éternelle du vaincu.

Les hirondelles s'envolent, rasent lentement les flots, et montent en spirale dans la tiédeur de l'atmosphère. Elles ne parlent pas aux humains, car les humains restent accrochés à la Terre.

Les hirondelles ne sont pas libres. Elles sont conditionnées par la répétition de leurs orbes géométriques. Elles modifient légèrement l'angle d'attaque de leurs ailes pour décrire des spirales de plus en plus écartées par rapport au plan de la surface du globe. En résumé, il n'y a aucun enseignement à tirer des hirondelles.

Parfois, nous revenions ensemble en voiture. Sur la plaine immense, le soleil couchant était énorme et rouge. Soudain, un rapide vol d'hirondelles venait zébrer sa surface. Tu frissonnais, alors. Tes mains se crispaient sur le volant gainé de peau. Tant de choses pouvaient, à l'époque, nous séparer.

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