LUCA DI FULVIO Le soleil des rebelles

Première partie

1

Jamais autant de sang innocent ne fut versé, sur cette langue de terre connue sous le nom de Raühnvahl, qu’en ce matin du 21 septembre de l’an de grâce 1407.

Dans cette partie de l’arc alpin qui délimite la péninsule italique et la sépare abruptement du reste de l’Empire comme de l’Europe, un soleil froid venait de se lever sur la petite vallée désolée qu’enserraient des cimes hostiles culminant à plus de dix mille pieds.

Le seigneur de ce royaume était le prince Marcus Ier de Saxe, père de Marcus II de Saxe, prince héréditaire.

Ce matin-là, le petit Marcus II de Saxe, assis sur son lit gigantesque au matelas rembourré de duvet d’oie fin et chaud, frissonna, nu et ensommeillé, ses jambes se balançant loin du sol, bien qu’il soit grand pour ses neuf ans. Il avait des yeux verts, paresseux comme ceux d’un chat, de longs cheveux blonds et brillants qui tombaient en boucles sur ses épaules, et une peau si lisse et si blanche qu’on aurait dit celle d’une fille.

Eilika, la gouvernante qui s’occupait jour et nuit de son petit seigneur, et dormait comme un chien fidèle sur une couche de paille au pied du lit, enveloppa les épaules de l’enfant dans une toile de lin passée dans l’eau bouillante puis essorée.

Au contact de la toile tiède, le petit prince grogna de plaisir et ferma les yeux.

« Ne t’avise pas de te rendormir, Marcus, dit Eilika, ou la corneille viendra manger ton petit oiseau. »

L’enfant rit et posa la main entre ses jambes.

Eilika plongea un autre linge dans la cuvette, l’essora et y mit un peu de savon. « Allez, gros paresseux, que je te nettoie.

— Pourquoi faut-il se laver tous les jours ? maugréa Marcus II.

— Les ordres de Madame ta mère doivent être suivis à la lettre, répondit Eilika. Il faut qu’on voie que tu es un prince, supérieur au commun des mortels, même sans tes habits élégants. Ta peau doit briller et sentir bon, comme si tu étais un petit dieu.

— J’aime pas me laver…, protesta encore l’enfant.

— Nous le savons bien, Monseigneur Porcelet », dit Eilika en le faisant descendre du lit.

L’enfant rit puis, au contact de la pierre humide du sol, frissonna de nouveau. « J’ai froid !

— Tu ne peux donc pas regarder où tu poses tes nobles patounes ? », soupira Eilika. Elle guida ses petits pieds blancs vers une épaisse peau d’ours qui servait de tapis. Elle le fit pivoter et frotta ses fesses avec le linge tiède.

L’enfant tendait l’oreille. Les bruits extérieurs lui arrivaient ouatés. « Pourquoi on n’entend plus rien… ? » Il regarda sa gouvernante, et ses yeux s’emplirent soudain de joie. Encore nu, il échappa aux mains d’Eilika et se précipita à la fenêtre, oubliant le froid. Agrippé à la pierre du rebord, il se souleva pour voir s’il avait bien deviné. « La neige ! », s’écria-t-il, tout excité, pendant qu’Eilika l’attrapait solidement et le remettait sur la peau d’ours.

« Pour l’amour de Dieu, laisse-moi t’habiller avant que tu attrapes froid !

— La neige ! La neige ! répétait le petit Marcus en sautant de joie.

— La première neige est arrivée cette nuit, tu parles d’un bonheur ! pouffa Eilika. Tu as bien de la chance de te réjouir quand tout le monde se lamente.

— C’est beau, la neige !

— Toi, mon petit prince, tu as des habits chauds. Et des gants pour tes précieuses petites mains. Et des bonnets de fourrure », dit Eilika en lui enfilant son épais tricot de laine bouillie et son caleçon, qu’elle avait cousus de ses mains. « Pour tous les autres, au contraire, la neige veut dire que le froid les mordra jusqu’au sang.

— Pourquoi ils ne mettent pas des habits chauds, eux aussi ? »

Eilika regarda l’enfant et lui caressa la tête. « Oui, je me le demande parfois. » Elle ajouta, comme pour elle-même : « Mais je le dis tout bas, pour éviter qu’on me coupe la tête.

— Et moi j’ordonnerai qu’on te la remette, dit Marcus en riant. Je suis le prince, et tout le monde doit faire ce que je dis, n’est-ce pas ?

— Oui, Votre Excellence », sourit Eilika, à qui l’enfant plaisait sincèrement, et qui aimait son caractère joyeux et vif. « Laisse-moi te mettre tes habits, sinon tu vas devenir dur comme de la viande séchée. » Elle lui enfila sa tunique de daim fourrée de peau de lapin, sa casaque en peau de cerf à boutons de corne et enfin ses bottes en fourrure de loup, à double semelle épaisse en cuir de vache. « Voilà, tu es prêt », lui dit-elle alors, en lui enfonçant sur la tête un bonnet de marmotte qui lui couvrait les oreilles, et en lui tendant des gants de loutre imperméables.

« La neige ! Vive la neige ! », s’écria l’enfant en sortant de la chambre au pas de course et dévalant les escaliers qui menaient à la grande salle commune du château, sombre et froide malgré les tapisseries qui recouvraient la pierre noire, et les gros troncs de sapin qui brûlaient dans les énormes cheminées entre lesquelles était installée une table.

« Marcus II de Saxe ! », dit sa mère en voyant son fils se précipiter sur les plats en étain où étaient posées une tarte aux pommes et gingembre, et une tourte à la viande de cerf. « Apprends à te comporter comme un prince, et non comme le premier vaurien venu. »

Eilika arriva tout essoufflée et s’inclina en direction de la table autour de laquelle les dignitaires étaient assis, puis dit à la princesse : « Veuillez m’excuser, Madame ».

La princesse fit signe que ce n’était rien de grave et, sans cesser d’allaiter sa fille qui venait de naître, attira son aîné à elle. « Viens embrasser ta mère, avant de te salir les lèvres et de me tartiner les joues, lui dit-elle.

— Alors, tu t’es battu avec les palefreniers, hier ? demanda son père en l’attrapant par la nuque. Quelqu’un s’est plaint de ton arrogance ? Est-ce que je dois te punir ?

— Non, père. J’ai été gentil », répondit l’enfant.

Le prince régnant s’assombrit un instant. C’était un homme gigantesque, au visage et au corps couverts de cicatrices. Plus qu’à un prince raffiné, il ressemblait à un soldat. Il renforça sa prise sur le cou de son fils, qui fit une grimace. « Tu n’as même pas donné un coup de pied à un chien ? »

L’enfant se tourna vers Eilika.

« Ne cherche pas la réponse dans les yeux d’une servante », lâcha le prince d’un ton sévère. Il regarda les autres convives. D’abord, le capitaine des gardes, un soldat d’aventure qui avait combattu à ses côtés. Puis il croisa le regard de son confesseur et conseiller spirituel, spécialement recommandé par l’évêque de Bamberg. Ensuite celui du maître de musique que sa femme avait fait venir de la cour de l’empereur, le Rex Romanorum Robert III, de la maison des Wittelsbach Palatins. Enfin, son regard revint se poser sur son fils, et il lui parla d’une voix calme : « Marcus, je te l’ai déjà dit, mais je te le répéterai jusqu’à ce que tu comprennes. Tu dois devenir un guerrier.

— Mais je n’aime pas me battre, dit l’enfant.

— Combien de temps un loup qui n’aurait pas l’instinct du sang survivrait-il dans nos forêts ? » Marcus Ier tapa du poing sur la table. « C’est ce que nous sommes, nous, les princes de Saxe : des loups ! Destinés à commander et à soumettre les autres loups. »

L’enfant fit un pas en arrière pour se dégager de la prise paternelle.

« Cher mari, tu l’effraies », dit la princesse.

Marcus Ier de Saxe prit une profonde inspiration, pour se calmer. Il avait le visage rouge et les veines du cou gonflées. Il attira son héritier à lui. « Mon cher fils, écoute-moi bien. Je ne sais pas si c’est vrai, ce que l’Église raconte, que nous avons reçu notre pouvoir et notre rang directement de Dieu. Mais il y a une chose que je sais : pour garder ton pouvoir et ton rang, tu ne peux pas compter sur Dieu, mais uniquement sur toi-même. Sur ta force et ta détermination, tu comprends ? »

L’enfant acquiesça doucement.

« Tu dois apprendre à te battre, continua son père. Tu vivras dans le sang, comme moi et comme tous nos ancêtres. C’est notre destin, notre fatalité. On te respecte pour l’instant parce que tu es mon fils. Mais tu dois savoir te faire respecter pour ce que tu es. C’est clair ? »

L’enfant regarda son père et dit timidement : « Tu seras fier de moi, père, si aujourd’hui je donne un coup de pied à une poule ? »

Le prince le fixa avec sérieux. « Oui, je serai fier de toi, mon fils. » Puis il lui donna une chiquenaude sur la tête, faisant voler son chapeau de marmotte. « Va jouer », lui dit-il en lui tendant une part de tarte aux pommes et une autre de tourte à la viande de cerf.

L’enfant engloutit presque toute la tarte, s’étouffant à moitié, puis partit en courant, excité par la première neige de l’année.

« Fils », l’appela son père de sa voix tonnante.

L’enfant s’arrêta et se tourna vers lui.

« Pas besoin de donner de coups de pied à cette poule. Je suis fier de toi de toute façon. » Et il sourit.

« Dis merci, Marcus, chuchota Eilika.

— Merci, père », obéit machinalement l’enfant, qui piétinait d’impatience, sans savoir que ce serait la dernière fois qu’il verrait sourire son père. Il se précipita à l’extérieur.

Ce 21 septembre 1407, le petit Marcus II de Saxe, en arrivant à la porte, s’émerveilla du silence parfait de la neige encore blanche qui enveloppait la cour du château. À sa droite, adossées aux fortifications de pierre hautes de trois perches, surmontées d’un chemin de ronde en bois, s’élevaient les écuries et les étables à vaches. Pour récupérer la chaleur des bêtes, on avait construit au-dessus les logements des serviteurs de rang inférieur, ceux qui ne dormaient pas dans les mansardes du château. À sa gauche, les porcheries, poulaillers et clapiers. Cochons noirs, chèvres de montagne, poules, dindons, pintades, paons et lapins grattaient le sol dans des enclos bien entretenus. Face à l’enfant, la grande porte à deux battants renforcés de lames de fer et la tourelle, laide et trapue, d’où l’on pouvait voir jusqu’au fond de la vallée de la Raühnvahl. Elle était ouverte, comme toujours pendant la journée.

« Allez, va te cacher », dit la gouvernante.

L’enfant finit sa tarte aux pommes et fit ses premiers pas dans la neige, la tourte au cerf à la main. Au milieu de la cour, il se retourna pour regarder ses empreintes, et vit Eilika en train de le regarder. « T’as pas le droit ! Tu dois fermer les yeux ! », lui cria-t-il.

Elle sourit et tourna le dos, la tête enfoncée dans ses bras contre le mur du château.

L’enfant la fixa un instant. Puis son regard s’éleva vers le château, une construction massive et carrée de deux étages auxquels s’ajoutaient les mansardes avec leurs petites fenêtres étroites pour se protéger du froid. Sur le côté ouest, accrochée comme une verrue contre l’épaisse muraille, se dressait une petite chapelle.

Il se tourna vers la grande porte, près de laquelle il y avait une caserne basse, construite en pierre. Quatre pièces, où logeaient les soldats du château. Il s’approcha et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Plusieurs fois, il avait voulu s’y cacher car il était sûr qu’Eilika ne le trouverait pas. Mais les gardes, chaque fois, l’en avaient empêché.

Ce matin-là, il eut la surprise de voir les soldats de garde qui dormaient sur la table, dans la première pièce. Un des hommes était renversé sur une chaise, tête en arrière, bouche ouverte. Les trois autres avaient les bras croisés sur la table. Une bouteille de vin renversée gouttait encore sur le sol en terre battue. Les bûches de la cheminée étaient presque éteintes, et personne ne ravivait le feu.

L’enfant regarda vers Eilika, qui tournait toujours le dos. Pour une fois, il entrerait dans la caserne sans se faire rabrouer. Il sourit, tout content, et s’apprêta à franchir le seuil de la pièce.

« Tu ne sais donc pas que c’est interdit d’entrer ici ? », dit une voix derrière lui.

L’enfant se retourna d’un bloc, effrayé. Il vit une petite fille qui avait plus ou moins son âge, le visage sale, les cheveux très clairs et coupés court. Il la connaissait vaguement. C’était Eloisa, la fille d’Agnete Veedon, la femme qui faisait naître les bébés.

Il n’oublierait jamais cette image.

2

L’enfant fixait Eloisa, et se disait que son père se moquerait de lui s’il le voyait avoir peur d’une petite fille en guenilles.

« Je suis le prince héréditaire, je fais ce que je veux, répondit-il en bombant le torse. Attention à comment tu me parles, ou je te ferai fouetter », ajouta-t-il, en rougissant légèrement.

Eloisa ne semblait pas effrayée. « Ce n’est pas vrai que tu fais ce que tu veux, répliqua-t-elle. Tu n’as pas le droit d’entrer ici, même toi. Tu n’es qu’un enfant. Et j’ai bien vu qu’on t’en chassait.

— Tu es stupide et mal élevée, dit Marcus II de Saxe, mal à l’aise. Tu ne vois donc pas que si tu continues à m’embêter je vais te faire fouetter ? »

La petite fille hocha la tête. Mais ne bougea pas. Ses yeux, bleus comme les lacs de montagne, étaient fixés sur la tourte de Marcus.

« Va-t-en », dit l’enfant, et il regarda du côté d’Eilika, qui s’était retournée et commençait à le chercher.

« Tu m’en donnes un morceau ? demanda Eloisa.

— C’est à moi.

— J’ai faim.

— Moi aussi j’ai faim. »

La petite fille le regarda en silence. Elle avait une robe de toile grossière, rouge, avec des piqûres et des ourlets en cuir, sous une veste de futaine pleine de taches. Ses jambes étaient nues dans des sabots de bois. L’un d’eux était fendu et maintenu par un lacet.

L’enfant regarda vers sa gouvernante. Cette idiote de petite fille l’empêchait de jouer. « Si je te donne ma tourte, tu t’en vas ?

— Donne-moi ta tourte.

— Jure-le.

— Je le jure. Pour ce que j’en ai à faire.

— Justement, tu m’as tout l’air d’une fouineuse. »

Eloisa avait la main tendue. Crasseuse. Une épaisse couche de noir sous les ongles.

Marcus lui donna sa tourte.

La petite fille la prit avec avidité, les yeux brillants. Elle en fourra un gros morceau dans sa bouche et partit, sans plus accorder d’attention au prince héréditaire.

Marcus la fixa encore quelques instants, la guettant du coin de l’œil sur le seuil de la caserne. Il comprit qu’Eilika l’avait vue manger sa part de tourte. La gouvernante se dirigeait vers elle pour lui demander où elle l’avait prise. Elle allait découvrir la cachette de son petit prince Porcelet.

« Espèce de sale gamine, je te ferai couper la tête », maugréa Marcus, qui se sentait trahi.

Mais Eloisa indiqua l’écurie à la gouvernante, qui se précipita dans cette direction.

La petite fille se retourna brusquement, certaine que Marcus la regardait. Et lui tira la langue.

Marcus sourit et entra dans la première pièce.

Les gardes ne s’étaient pas réveillés. Sans réfléchir à ce qu’il y avait là d’étrange, il ne pensait qu’à se cacher. Cette fois, il gagnerait. Il souriait, ravi, en cherchant autour de lui une cachette. Il traversa la pièce sur la pointe des pieds et passa dans la suivante. Quatre couches vides, aucun endroit sûr où se cacher. Dans la troisième pièce, il trouva cinq autres gardes profondément endormis, écroulés dans toutes les positions sur leurs matelas de paille. Et deux bouteilles de vin. L’une d’entre elles était renversée sur le sol. Il eut envie de se cacher dans la grande armoire où l’on rangeait les armes, les grandes épées, les poignards, les arcs et les flèches, mais il alla d’abord voir la dernière salle. Là encore, cinq gardes endormis.

Des années plus tard, il se demanderait comment il avait fait pour ne pas s’inquiéter. Et si cela aurait pu changer le cours des événements. Mais, ce jour-là, il voulait seulement trouver une cachette où Eilika ne le dénicherait pas.

Il aperçut alors dans le mur du fond, derrière une chaise, une petite niche sombre. Sur la pointe des pieds, il s’approcha pour écarter doucement la chaise, s’agenouilla et se glissa dans la niche. Elle était si étroite qu’on ne pouvait s’y retourner et il dut tirer la chaise avec le pied. Il avança alors dans le noir, comprenant qu’il s’agissait d’un boyau qui débouchait sur l’enclos des chèvres. Sauf qu’on ne pouvait pas en sortir. Il n’y avait qu’une petite ouverture entre les pierres, par où il aperçut Eilika qui le cherchait. Il voyait les gens du château vaquer à leurs tâches quotidiennes : les palefreniers pelletaient le fumier, les cuisinières ramassaient les œufs, le boucher désossait une carcasse de bœuf pendue à un crochet dans sa boutique. Il chercha la petite fille de tout à l’heure, sans la voir. Seule la grande porte était visible. Il essaya de se pencher, mais l’ouverture était trop étroite.

Il regarda de nouveau Eilika inspecter sans succès les cachettes habituelles. Il était fier d’avoir trouvé ce tunnel et riait tout bas. Une chance que les gardes soient si fatigués qu’ils s’étaient endormis en plein jour.

L’enfant s’assit par terre. Le boyau s’élargissait un peu à cet endroit. Il écouta de nouveau le silence dont la neige recouvrait tout et le savoura intensément. C’était un silence parfait.

Mais il ne dura qu’un instant.

Ce fut d’abord une sensation. Il lui semblait que la terre tremblait. Ôtant son gant de loutre, il posa la paume sur le sol. Oui, c’était une vibration, profonde et soutenue. Il ne savait pas d’où elle venait. Elle grandissait, comme se rapprochant de plus en plus.

Quand la vibration devint plus forte, il regarda par l’ouverture. Le maréchal-ferrant ouvrait de grands yeux. Deux servantes laissèrent tomber à terre les cruches de bière qu’elles portaient sur la tête. Une grosse cuisinière, relevant ses jupes, courut vers le château. Les lavandières lâchèrent le linge et les draps dans la neige, portant leurs mains à la bouche. Les palefreniers interrompirent le mouvement de leur pelle et s’immobilisèrent.

La vibration se révéla être le fracas étourdissant d’une vingtaine de chevaux de guerre lancés au galop, déchirant le silence parfait de la neige par des cris de bataille suivis de hurlements de terreur. Le petit prince héréditaire du royaume de Raühnvahl vit alors apparaître dans son champ de vision une troupe de bandits qui moulinaient leurs grandes épées.

Le premier à tomber fut le jeune apprenti du maréchal-ferrant. Il n’avait pas quatorze ans. La lame d’un des brigands s’abattit sur lui par le travers, ouvrant une trouée effroyable entre ses côtes. Son corps fut projeté en l’air par la fureur du coup accrue par l’élan du cheval, et retomba au sol comme un pantin désarticulé.

Pour l’enfant, la neige, à partir de ce jour, ne serait plus jamais blanche.

Tout se passa très vite. Les bandits attaquaient tout le monde, sans pitié. La grosse cuisinière, frappée dans le dos, tomba avant d’atteindre l’entrée du château. Les deux servantes aussi, l’une transpercée par une épée, l’autre piétinée par les chevaux. Les lavandières trempèrent de leur sang les draps à peine lavés et s’y enroulèrent comme dans un suaire. Les palefreniers moururent en renversant sur eux leur pelle de fumier. Puis Marcus, le souffle coupé, vit une épée s’abattre sur le maréchal-ferrant, et d’un coup de fendant lui trancher le bras droit à hauteur de l’épaule. Le bras tomba au sol, serrant encore dans sa main le lourd maillet. Puis le bandit, dans un grand rire, fendit la tête du maréchal-ferrant d’un coup de hache.

« Eilika… », murmura l’enfant en s’agrippant aux pierres de l’ouverture.

Comme si elle l’avait entendu, la gouvernante se mit à courir au hasard dans la cour en lançant des cris aussi affolés que ceux des bêtes, qui avaient renversé les barrières de leurs enclos : « Marcus ! Reste caché ! Marcus ! Mar… ».

L’enfant vit alors Eilika presque soulevée de terre, et la pointe d’une épée ressortit par sa poitrine. Ses yeux roulèrent, écarquillés de surprise. Sa bouche, à présent muette, s’ouvrait et se fermait sans plus pouvoir articuler le nom de son petit prince.

Du haut de son cheval, le bandit posa un pied sur l’épaule d’Eilika et poussa pour extraire son épée.

Elle resta debout un instant puis tomba face dans la neige et ne bougea plus.

L’enfant n’arrivait pas à détacher son regard d’elle. Les chèvres de l’enclos se regroupèrent alors contre le mur d’enceinte et, l’odeur du sang dans les narines, se mirent à bêler de terreur, bloquant son champ de vision.

Lorsqu’elles s’écartèrent, Marcus vit beaucoup de corps par terre. Hommes, femmes et enfants. Le confesseur, sa soutane relevée de manière obscène. Le maître de musique avait la bouche grand ouverte, comme s’il s’apprêtait à chanter.

Soudain il reconnut son père, debout et brandissant sa grande épée, qui tranchait les jarrets d’un cheval et, avant même que l’animal ne s’écroule, ouvrait d’un coup terrible la gorge de son cavalier. Le capitaine des gardes se battait à ses côtés. Ils étaient les deux derniers. Bientôt cinq bandits étaient morts, mais le capitaine aussi.

« Tu vivras dans le sang, comme moi et comme tous nos ancêtres. C’est notre destin, notre fatalité », lui avait dit son père peu de temps auparavant. Le petit Marcus comprenait maintenant ce que cela voulait dire, et qui étaient les loups. Il voyait que son père était un guerrier phénoménal, et il fut certain qu’il allait les sauver.

Mais à ce moment-là, le prince de Saxe fut frappé d’un grand coup de fendant à la poitrine. Il vacilla, grogna en montrant les dents, comme un loup. Puis il se redressa pour reprendre le combat et s’élança au milieu du groupe des brigands qu’il avait mis à terre. L’enfant ne le voyait plus. Les épées tournoyaient. Enfin la mêlée s’ouvrit. Trois des bandits étaient au sol. Le prince de Saxe, à genoux et sans force, s’appuyait sur son épée comme un vieillard sur sa canne. Un des bandits — sûrement le chef, pensa le petit Marcus — s’approcha lentement. Le prince, sans peur, tourna la tête et lui cracha dessus.

Le bandit grogna. Il fit signe à l’un de ses hommes, qui arriva en traînant par les cheveux une femme au visage tordu de douleur. Elle tenait dans ses bras un nouveau-né qui ressemblait à une poupée de chiffon. Rouge.

« Mère », murmura l’enfant.

Le chef des bandits saisit la princesse par le bras pour la montrer au prince. Il déchira sa robe, dénuda ses seins, les palpa. Le prince voulut se relever mais tout son corps ruisselait de sang, et son visage couturé de cicatrices était blanc. Autour de lui, les bandits riaient. Le prince porta alors la main au poignard à sa ceinture, et d’un geste vif le lança à sa femme. La princesse attrapa le couteau et fixa son mari sans un mot. Leurs yeux se parlaient. Tout avait disparu, il n’y avait plus de vacarme autour d’eux. Elle n’hésita pas un instant et plongea la lame dans son cœur. Lentement, elle s’affaissa sans lâcher son bébé mort ni détacher son regard de celui de son mari, jusqu’à ce que la vie s’éteigne dans ses pupilles.

L’enfant vit le visage de son père se mouiller de larmes tandis qu’il regardait mourir sa femme. Puis le chef des bandits, furieux, leva son épée et l’abattit, lui tranchant net la tête.

Le petit prince se tourna et remonta dans le boyau. Terrorisé, il ne songeait qu’à fuir. Mais quand il arriva à l’entrée il entendit des voix dans la quatrième pièce de la caserne des gardes. Les bandits passaient au fil de l’épée les gardes endormis.

« Le frère herboriste avait raison. Cette potion d’herbes est puissante », dit un de ces hommes à quelqu’un qui venait d’entrer : c’était leur chef, celui qui avait tué le prince régnant de Saxe.

Il vint s’asseoir sur la chaise qui masquait l’entrée du petit tunnel.

L’enfant sentait son odeur forte. Celle des vêtements sales et de la sueur. Et une autre odeur, douceâtre, écœurante, qu’il n’avait sentie jusque-là qu’à l’étal du boucher du château.

Un des hommes entra, traînant avec lui une fille en larmes qui criait. Marcus la connaissait. C’était une jeune et jolie lavandière aux mains rougies.

Le chef des bandits se leva de sa chaise et remonta sa tunique. Deux hommes arrachèrent la robe de la fille et la mirent nue puis la jetèrent sur une couche, parmi les cadavres. La fille pleurait, implorait la pitié. Le chef des bandits vint sur elle, lui écarta les jambes et la viola.

L’enfant regardait, incapable de bouger un seul muscle.

La lavandière continuait de pleurer et de crier.

Quand il eut fini, le chef se releva. Il regarda un de ses hommes qui observait la scène, et lui dit : « À toi, si tu veux ».

L’autre ricana : « Non, c’est déjà fait.

— Alors t’as fini de crier, ma fille », dit le chef des bandits à la lavandière.

La fille, toujours pleurant, lui répondit : « Merci, Seigneur, merci.

— Je crois que t’as pas compris », dit le chef en riant. Il leva son épée et la tua.

L’enfant faillit crier. Il se mordit la langue jusqu’à entamer la chair.

« Ils sont tous morts, Agomar, dit l’un des hommes en entrant.

— Vous avez trouvé le fils du prince ? demanda Agomar.

— Non… »

Agomar lui envoya une gifle. « Alors ils ne sont pas tous morts, imbécile ! » Il lança un coup de pied dans un banc, qu’il cassa. « Trouvez-le et tuez-le ! Le seigneur d’Ojsternig nous a ordonné de ne laisser personne en vie, et surtout pas les princes de Saxe, bande d’imbéciles ! »

L’enfant sentit son estomac se tordre. Il recula le plus rapidement possible, essayant de ne pas faire de bruit. À mi-chemin, il vomit la tarte aux pommes et au gingembre. Il s’immobilisa, espérant qu’ils n’avaient rien entendu. Prudemment, il atteignit la fin du boyau et regarda par l’ouverture.

La neige de la cour était rouge, comme un tapis scintillant et précieux sur lequel dormaient des dizaines et dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants. Les uns sans tête, les autres sans bras. Les jeunes femmes à demi dénudées.

« Trouvez le petit prince ! », hurla un homme.

Les bandits se dispersèrent dans le château, les porcheries, les écuries, les poulaillers, la chapelle.

La perquisition sembla durer une éternité.

Puis les hommes se rassemblèrent au milieu de la cour, autour de leur chef.

« On l’a pas trouvé », dit un des hommes au nom de tous.

Agomar, leur chef, avait les pommettes proéminentes, la barbe et les cheveux roux, de petits yeux noirs aux paupières plissées. Il leva la main droite. L’enfant vit qu’il n’avait que quatre doigts. Le dernier manquait.

« Sortez les bêtes et mettez le feu ! hurla-t-il. Il mourra grillé. Vous ne l’avez pas trouvé mais les flammes de l’Enfer le trouveront ! Dépêchez-vous ! »

Le petit Marcus les vit faire sortir les bêtes par la grande porte.

Agomar lança une torche à travers la fenêtre centrale du premier étage. Des dizaines de torches volèrent alors dans les airs et atterrirent dans le château, les porcheries, les écuries, sur les toits des logements des serviteurs. En un instant, le feu fut partout.

« Sortons ! ordonna Agomar. Et refermez la grande porte. » Il monta sur son cheval qu’il fit se cabrer, et hurla : « Adieu, petit prince ! » Et dans un grand rire, il quitta le château au galop.

Peu après, l’enfant entendit les lourds battants de la porte se refermer. Il remonta le boyau en direction de la caserne pour chercher un moyen de s’échapper. Mais la chaleur dans la pièce était insoutenable, et la fumée âcre le fit larmoyer. Les matelas de paille des gardes comme le toit de chaume avaient pris feu.

Il toussait, n’arrivait plus à respirer et recula à quatre pattes vers l’autre extrémité du boyau. À travers la petite ouverture dans la pierre, il vit que le feu dévorait maintenant tout le château. Il était pris au piège.

De nouveau, il repartit dans l’autre sens. Il n’avait pas le choix. Pour sortir de la caserne, il fallait traverser les flammes. Mais au moment où il arrivait à l’entrée du boyau, les poutres incandescentes du toit s’effondrèrent dans un fracas assourdissant, en répandant partout des éclats enflammés.

Il avait de plus en plus de mal à respirer, sentait ses forces défaillir. Il ne cessait de tousser, les larmes l’aveuglaient. Lentement, il recula encore, chassé par la fumée âcre qui commençait d’envahir le boyau. Et il se retrouva dos au mur de pierre, coincé.

C’était un petit garçon de neuf ans qui venait tout juste de faire connaissance avec la mort, et qui savait qu’il allait mourir.

« Ça y est, je t’ai trouvé ! », s’écria une voix.

L’enfant se retourna, terrorisé.

Un œil bleu l’épiait par le trou dans le mur.

Il voulut hurler. Mais il n’avait plus de voix.

Puis il s’évanouit, tandis qu’une des pierres du mur bougeait.

3

L’enfant ouvrit les yeux et la bouche en même temps. Brusquement, comme s’il sortait d’une longue apnée.

Un visage de femme le fixait.

« Respire », dit la femme.

Il ne savait pas où il était. Il était couché sur quelque chose de dur. Il avait du mal à respirer, sa gorge le brûlait et il serrait les lèvres pour s’empêcher de tousser. Il ne se souvenait de rien, ne savait plus rien. Et ne voulait pas se souvenir. Il ferma les yeux.

Quelque chose lui faisait mal. À l’intérieur. Quelque chose qui voulait sortir. Il serra encore plus fort les lèvres et les paupières.

L’enfant resta aussi longtemps qu’il le put dans cette obscurité et cette immobilité. Mais le noir commença à tourbillonner, devint une sorte de gouffre gluant qui s’éclaircissait peu à peu et dont la couleur lui donna un coup au cœur.

Il ouvrit les yeux pour ne plus voir ce rouge qui se répandait sous ses paupières.

La femme était toujours penchée sur lui. Elle avait le visage dur, marqué. Avec quelque chose de familier. Mais il ne se souvenait pas d’elle, il ne se souvenait de rien.

« Il va mourir ? », demanda une voix sur sa gauche.

Se tournant vers la voix, il croisa le regard d’une petite fille au visage sale, aux yeux bleus limpides comme les lacs de montagne et aux cheveux très clairs et coupés court. Effrayé, il détourna la tête. Il ne pouvait éviter de la reconnaître, même s’il s’y refusait. Les lèvres serrées, il secouait la tête, résistait de tout son être.

« Mère, il va mourir ? demanda encore la petite fille.

— Tais-toi, Eloisa », dit la femme.

Quand il entendit le nom d’Eloisa, ses souvenirs remontèrent à la surface, aussi dévastateurs qu’un torrent en crue. Il se souvint de son père qui combattait, de sa mère qui se poignardait en plein cœur, serrant contre elle sa petite fille morte. Il se souvint du bandit qui appuyait le pied sur l’épaule d’Eilika pour en retirer son épée. Et de la soutane du confesseur relevée de façon obscène, de la bouche grande ouverte du maître de musique, du jeune apprenti projeté en l’air, le premier à être tué, et du bras du maréchal-ferrant qui tombait sans lâcher son maillet. Il se souvint des hurlements des gens et des cris des animaux, de la fumée, du toit de la caserne qui s’écroulait. Puis il vit le sang. Du sang partout. Il sentit qu’il allait hurler. Avant que ces images ne l’emportent dans un abysse, il rouvrit les yeux.

La femme le regardait, sans le toucher.

L’enfant la reconnut. C’était Agnete, la sage-femme.

« Tu es chez moi », dit-elle alors.

Il ne bougea pas un muscle, ne regarda pas autour de lui, ne dit pas un mot.

« Tu te souviens de ce qui s’est passé ? », lui demanda Agnete.

L’enfant la regardait sans la voir. Toujours immobile.

« Il est devenu idiot, mère ? demanda Eloisa.

— Je t’ai dit de te taire », lui dit sa mère. Elle s’adressa de nouveau à l’enfant. « Tu m’entends ? », lui demanda-t-elle d’un ton sec et brusque.

Il acquiesça imperceptiblement.

« Et tu comprends ce que je dis ? »

Il acquiesça de nouveau.

« Dis-moi : tu te souviens de ce qui s’est passé ? »

L’enfant se mordit les lèvres et ferma les yeux pour retenir ses larmes. Quand il les rouvrit, Agnete le fixait toujours.

« Tu peux parler ? », demanda-t-elle.

L’enfant ne répondit pas.

Agnete l’attrapa par le bras. « Il faut te lever maintenant, tu ne peux pas rester ici éternellement », dit-elle en le faisant asseoir.

Il s’aperçut alors qu’il était jusque-là couché sur une table, près d’une cheminée arrondie, dans une baraque sombre où planait une odeur de sueur et d’oignon. Dans un coin, une couche de paille recouverte d’une peau de vache.

« Bois », dit Agnete en lui tendant une louche d’eau.

L’enfant fit signe que non.

« Bois », répéta Agnete.

L’enfant but. Puis toussa.

« Tes poumons doivent se nettoyer de la fumée. Bois encore.

« L’enfant obéit.

Agnete le poussa à bas de la table, sans ménagement. Elle n’avait pas la douceur d’Eilika, et ses mains étaient rêches et fortes. « Déshabille-toi », ordonna-t-elle.

Eloisa ricana.

L’enfant ne bougeait pas.

« Tu as compris ce qui s’est passé au château ? », demanda Agnete avec rudesse.

L’enfant hocha la tête.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? », insista Agnete.

L’enfant serra les lèvres.

« Il est devenu muet, mère ? demanda Eloisa.

— Si Dieu pouvait te rendre muette toi aussi ! Je t’ai dit de te taire. » Elle se tourna vers l’enfant. « Tout le monde a été tué. Les serviteurs aussi. Tu sais ce que ça veut dire ? Il va y avoir un nouveau prince. Et ça dérangera les plans de ce bâtard que tu sois encore vivant. C’est plus clair, maintenant ? »

L’enfant sentait les larmes lui monter aux yeux.

« Tu es vivant parce que ma fille t’a sauvé, continua Agnete. Elle t’a traîné toute seule hors du château. Elle t’a caché sous un buisson et elle est venue me chercher. Et moi, je t’ai porté jusqu’ici dans un sac. Je l’ai fait pour elle, et aussi parce que je t’ai fait naître, comme plein d’autres enfants, et je ne veux pas être complice de ta mort ou détourner la tête. » Elle approcha son visage du sien. « Ta seule chance pour continuer à vivre, c’est de ne plus être qui tu es. »

Il ne comprenait pas. Cette femme lui faisait peur. Jamais personne ne lui avait parlé de cette façon.

« Déshabille-toi, avant que je perde patience », ajouta-t-elle.

L’enfant ne bougea pas.

Agnete lui enleva alors sa peau de cerf, qu’elle arracha presque. Elle fit de même avec ses autres vêtements, jusqu’à ce qu’il soit complètement nu.

Eloisa ricana encore.

Les fourrures à la main, Agnete alla vers la cheminée. « Regarde comme c’est beau, marmonna-t-elle.

— On n’a qu’à les vendre au marché, dit Eloisa.

— On ne vendra rien, crétine, répondit sa mère en jetant les précieux vêtements dans le feu. Est-ce qu’une pouilleuse comme toi pourrait avoir des fourrures comme ça à vendre ? À qui tu veux qu’elles soient, sinon à un prince ? Un petit prince… que tout le monde croit mort », conclut-elle en se retournant vers lui. Et tandis qu’une odeur piquante de poil brûlé se répandait dans la pièce, elle prit d’autres vêtements dans un coffre en bois. « Tu oublieras la douceur du velours et la chaleur de la laine, gamin. Tu lutteras contre le froid comme nous tous, avec une petite veste en drap et des peaux de lapin. Tu apprendras à te pisser sur les mains pour ne pas avoir d’engelures, et si tu ne tombes pas malade et que tu ne meurs pas, tu deviendras fort comme nous. » Elle lui tendit les vêtements. « Mets-les. C’était à mon fils. » Sa voix hésita un instant puis, d’un ton dur, comme pour écarter une pensée, elle ajouta : « Lui, il n’a pas pu. Il n’a pas pu devenir fort. »

Les habits à la main, l’enfant ne bougeait toujours pas.

« Habille-toi ! », lui cria presque Agnete.

Et pour la première fois de sa vie, il s’habilla seul. Dès qu’il eut enfilé les vêtements, il sut qu’il allait avoir très froid.

« Personne ne t’appellera plus jamais prince, ni messire, ni par ton nom. Je ne veux même pas le prononcer », dit Agnete en s’emparant de la paire de ciseaux qui lui servait à tondre les chèvres. Elle poussa l’enfant jusqu’à une chaise déglinguée et le fit asseoir. Elle souleva les longs cheveux blonds et les coupa entièrement, à ras du crâne.

« Qu’ils sont beaux, dit Eloisa en regardant les boucles d’or qui tombaient par terre.

— Brûle-les », ordonna sa mère.

Eloisa les ramassa et les jeta dans la cheminée. Mais elle glissa discrètement une longue mèche dans sa poche.

Agnete plongea les mains dans une flaque noire et puante que les gouttes d’eau tombées du toit avaient formée dans un coin de la pièce. « À partir d’aujourd’hui, tu seras sale et tu sentiras mauvais, comme nous », dit-elle en frottant ses mains noires sur le visage et la poitrine de l’enfant. Elle lui pinça la chair. « T’es gras comme une oie. Mais bientôt on te verra les côtes, comme à nous tous. »

L’enfant n’arrivait plus à retenir ses larmes.

« Apprends à supporter la douleur, lui reprocha Agnete d’un ton dur, implacable. Regarde », dit-elle pendant qu’elle se tournait vers Eloisa et lui assénait une violente gifle en pleine face.

Eloisa encaissa en silence, malgré le sang qui lui coulait du nez. Elle ne pleura pas, ne se plaignit pas.

Agnete se tourna vers l’enfant. « T’as vu ? Pourtant c’est une fille. Essuie-moi ces larmes », ordonna-t-elle.

Il passa le dos de sa main sur ses yeux, terrorisé à l’idée de prendre une gifle, lui qui n’avait jamais été frappé.

Agnete acquiesça, satisfaite, puis déplaça le coffre en bois dans lequel elle avait pris les vêtements de son fils mort. Elle découvrit dans le plancher une trappe qu’elle ouvrit et montra à l’enfant. « Tu resteras caché là jusqu’au jour où tu seras devenu quelqu’un d’autre et où ils t’auront oublié. Après, j’inventerai une histoire pour expliquer comment tu es arrivé dans notre vie. »

Il regardait la trappe et le trou noir avec terreur.

Agnete l’attrapa fermement par le bras et l’entraîna vers le trou.

Il se mit à pleurer et résista de toutes ses forces, les pieds plantés dans le sol.

Agnete lâcha son bras et le saisit par l’oreille. Elle le tira jusqu’à la porte de la baraque. « Personne te retient, gamin, dit-elle d’une voix dure en ouvrant grand la porte. Je sais pas si tu échapperas aux bandits, ni ce que tu mangeras ni où tu dormiras. Mais t’es libre de partir. S’ils découvraient qu’on t’a sauvé la vie, ils nous trancheraient la gorge. Je veux pas que tu mettes nos vies en danger. Décide. Ou tu t’en vas ou tu restes, mais à mes conditions. »

L’enfant regarda dehors.

Ce jour-là, dirait-il plus tard, le bon Dieu semblait s’être retiré de chaque endroit du monde où son regard se posait.

La rue principale du village était un fleuve de glace boueuse brisée par les empreintes des bêtes et des hommes. Et dans ce gel livide, incolore, il vit un vieux se traîner jusqu’à un os de vache et s’y agripper, avec les quelques forces qui lui restaient. Un chien, grognant et bavant, le lui disputa. Vaincu par la furie de l’animal, le vieil homme éclata en sanglots comme un enfant.

Au loin, au nord de la Raühnvahl, la cime de la colline qui dominait la vallée était enveloppée de la fumée dense de l’incendie qui faisait toujours rage dans le château. Un souffle de vent glacé semblait porter jusqu’à ses narines l’odeur de la chair brûlée. Son cœur cogna dans sa gorge quand il comprit que cette nuit le vieil homme et le chien chercheraient leur nourriture dans les braises fumantes.

La tête basse, il s’écarta à pas lents de cette porte ouverte sur l’enfer. Il entendit qu’on la refermait. Au-dessus de la trappe, il regarda Agnete.

« Tu dois changer de nom, dit-elle. Comment tu veux t’appeler ? »

L’enfant haussa les épaules.

« Comment tu veux t’appeler ? », répéta Agnete.

L’enfant ne répondait pas.

« Mikael ! », s’exclama Eloisa.

Agnete fixa l’enfant. « Ça te va, Mikael ? »

Il haussa de nouveau les épaules.

« Bon, tu t’appelleras Mikael, dit-elle. Et si ça ne te plaît pas, il ne faudra pas venir protester, parce que c’est ma fille qui te l’a donné. Si ça ne te plaît pas, tu ne pourras t’en prendre qu’à toi-même, puisque tu n’as pas su décider. Dans la vie, il faut choisir, rappelle-toi. » Elle alluma une chandelle de suif qui donna une faible lumière, et la lui tendit. « Fais-la durer. Attention, le dernier barreau est cassé. Tu trouveras une couverture et une cuvette avec des braises. Entre là-dedans, maintenant. »

Il regarda avec effroi le trou noir où il devait se glisser. Puis commença à descendre l’échelle branlante.

Agnete referma la trappe.

« Madame, entendirent-elles alors.

— Il n’est pas muet », dit Eloisa en souriant.

Agnete ouvrit la trappe.

« Madame…, appela de nouveau l’enfant d’une petite voix.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Il n’y a pas de lit…

— Non.

— Mais moi… d’habitude je dors dans un lit… »

Il y eut un long silence. Puis Agnete dit : « Tu n’auras plus jamais de lit. Maintenant tu es l’un des nôtres. »

4

En entendant la trappe se refermer et le coffre glisser dessus, l’enfant frissonna. Il sentit son cœur se glacer. Il se tourna dans l’obscurité en protégeant la chandelle.

C’était un espace étroit, large d’à peine trois pas sur trois, si bas qu’un adulte n’aurait pu y tenir debout. Le plafond n’était que le plancher brut de la baraque, un réseau de traverses de sapin écorcé. Le sol était en terre battue. Dans un coin, une petite estrade en bois couverte de paille, grande comme la niche d’un chien, s’élevait à une paume du sol pour éviter le contact avec l’humidité. Une couverture de drap léger, râpeuse et usée, était jetée dessus. Des braises fumaient dans une cuvette.

L’enfant sentit les larmes couler le long de ses joues en respirant la puanteur de moisissure et d’excréments de rat.

Agnete lui avait dit d’éteindre la chandelle. S’il le faisait, pensa-t-il en frissonnant, il ne pourrait pas la rallumer. Mais il avait peur de désobéir à Agnete. Cette femme était dure, pas comme Eilika qui dormait chaque nuit au pied de son lit, prête à se réveiller s’il y avait un problème ou s’il fallait le consoler d’un mauvais rêve. Il regarda une fois encore la flamme de la chandelle, comme pour en imprimer la lumière dans ses yeux, puis l’éteignit en soufflant doucement dessus. Il se recroquevilla sur l’estrade, tira la couverture sur lui et approcha la cuvette de braises. Il étendit ses jambes mais les ramena bien vite pour les serrer contre sa poitrine.

Il resta ainsi, immobile, les sens en éveil, les yeux grands ouverts dans le noir. La fatigue le faisait somnoler par moments, mais d’un sommeil intermittent, bref et agité, peuplé d’images effrayantes qui le réveillaient aussitôt.

À l’aube, épuisé, il perçut avec soulagement des mouvements au-dessus de sa tête. Il écouta les sabots qu’on traînait sur le plancher, le bruit du coffre qu’on déplaçait au-dessus de la trappe, tandis qu’un rai de lumière mince et ténu se glissait dans sa cachette.

« Approche-toi, gamin », dit la voix d’Agnete.

Les membres endoloris par le froid et la tension, l’enfant s’approcha de l’échelle qui menait à la trappe.

Le visage sévère de la femme s’encadra dans l’ouverture. « Tu ne peux pas sortir, lui dit-elle en lui tendant une écuelle chaude et un morceau de pain. Mange. »

L’enfant se rendit compte qu’il était à jeun depuis l’attaque du château, la veille, quand il avait vomi la tarte aux pommes. Malgré la douleur causée par la mort de ses proches, malgré la peur, il avait faim et s’en sentait presque coupable, mais il tendit la main. L’écuelle était bouillante. Il la posa par terre et prit le bout de pain. Il était dur.

« Trempe-le dans le bouillon pour le ramollir, gamin », dit Agnete.

Il regarda vers le haut, s’attendant à recevoir d’autres aliments.

« Fais un trou pour tes besoins, après tu les recouvriras de terre », dit-elle encore en lui jetant une planche de bois épointée. « Bois le bouillon tant qu’il est chaud », ajouta-t-elle avant de refermer la trappe. « Eloisa, remets le coffre à sa place et partons », dit-elle à sa fille en ouvrant la porte de la baraque.

« Partez devant, mère, répondit celle-ci. Je vous rejoins tout de suite. »

Au bout de quelques instants, la trappe se rouvrit.

« Tiens », murmura la voix d’Eloisa.

L’enfant vit la main de la petite fille lui tendre quelque chose. Il hésitait à le prendre.

« De quoi t’as peur, gros bêta ? C’est un oignon, dit Eloisa. Mange-le avec le pain. C’est bon. »

L’enfant prit l’oignon.

La voix d’Agnete résonna à ce moment-là : « Qu’est-ce que tu fais ? »

La trappe se referma d’un coup.

« Rien, mère. Je lui disais au revoir.

— Où est ton oignon ?

— Je l’ai mangé.

— Menteuse.

— Je l’ai mangé, mère !

— Si je renifle ton haleine et que ça ne sent pas l’oignon frais, je te bourre de gifles. Alors ? Où il est ton oignon ? »

Il y eut un instant de silence et Eloisa avoua : « Je lui ai donné ».

L’enfant entendit un gémissement.

« Aïe, mère, vous me faites mal à l’oreille… »

La voix d’Eloisa s’était un peu éloignée. Sa mère avait dû l’entraîner jusqu’à la porte de la baraque.

« Je ne veux pas que tu lui donnes à manger, dit Agnete en essayant de parler à voix basse, malgré sa colère.

— Mais, mère…

— Tu dois m’obéir, un point c’est tout, l’interrompit Agnete d’un ton décidé.

— Mais j’ai peur qu’il meure… »

L’enfant en eut la gorge nouée.

« Peut-être qu’il mourra. Ou peut-être pas, dit Agnete à sa fille, d’une voix moins sévère. On verra. Mais il doit y arriver tout seul. Sinon il sera faible toute sa vie.

— Mais je…

— Tu lui seras plus utile si tu lui montres que toi, tu sais t’en sortir. Un oignon, ça dure le temps de le mâcher. Un exemple, ça dure toute la vie. Et lui, il a besoin d’apprendre comment on s’en sort, ici. »

L’enfant n’entendit plus rien qu’un bruit de bois raclé sur du bois. Eloisa traînait sans doute ses sabots sur le plancher. Il entendit : « Excusez-moi, mère.

— Remets le coffre sur la trappe et partons, dit Agnete. Il faut trouver le vieux Raphael. Cette nuit, j’ai eu une idée. »

L’enfant entendit Eloisa s’approcher de la trappe puis souffler en remettant le coffre en place. Ses pas s’éloignèrent à nouveau. Mais ils s’arrêtèrent, et elle revint en arrière.

« Tombe pas malade. Et tâche de pas mourir, gros bêta », chuchota Eloisa tout d’un trait à travers les planches, avant de sortir en tirant la porte derrière elle.

Il continua d’écouter. Quand il eut compris qu’il était seul, il se réfugia sur l’estrade avec l’écuelle, le morceau de pain et l’oignon cru. Il avala une gorgée de bouillon. Ça n’avait aucun goût. Rien à voir avec les bouillons de viande auxquels il était habitué. En y trempant le doigt, il trouva quelques légumes. Il tenta en vain de mordre dans le morceau de pain, qu’il finit par tremper dans le bouillon. C’était du pain de farine grossière, sans sel. Il mordit dans l’oignon et ses yeux se mirent à pleurer. Depuis toujours il voyait les serviteurs du château en manger. Tandis qu’il avait des tourtes à la viande et de la tarte aux pommes. L’oignon cru, c’était mauvais. Il but un peu de bouillon pour en chasser le goût. Puis il posa l’oignon sur la paille pour revenir au pain et au bouillon. Quand il eut fini, il entendit un léger bruit sur la paillasse. Dans la pénombre à peine éclairée par la lumière qui filtrait entre les planches, il aperçut la silhouette d’un rat, attiré par l’odeur de l’oignon. Effrayé, l’enfant fit un bond en arrière. Le rat recula lui aussi. Puis tous deux, prudemment, s’approchèrent à nouveau de l’oignon. L’enfant prit l’écuelle vide et s’apprêta à frapper l’animal. Le rat le regarda de ses petits yeux ronds, sans comprendre, plissant le nez pour humer l’air. L’enfant pensa que s’il le tuait, il y aurait encore du sang. Il jeta l’écuelle et s’empara de l’oignon. Le rat couina et s’enfuit.

En mordant dedans, l’enfant poussa un cri de dégoût, tandis que le rat reprenait son approche. L’enfant le regarda. Il détacha un bout d’oignon et le lui tendit. Avec circonspection, le rat s’en saisit et repartit aussitôt avec son butin. On l’entendait grignoter avec avidité dans le noir. Alors l’enfant planta de nouveau ses dents dans l’oignon, qui lui parut moins mauvais. Il l’avait presque terminé quand le rat revint, le museau frémissant. L’enfant sépara en deux ce qu’il restait. Il en mangea une moitié et tendit l’autre au rat. Le petit animal, toujours sur ses gardes, prit le bout d’oignon entre ses pattes pour le grignoter, ses yeux ronds posés sur l’enfant.

Quand ils eurent terminé, ils se regardèrent.

L’enfant se sentit soudain vaincu par la fatigue. Il se recroquevilla et remonta la couverture.

Le rat couina, effrayé, et repartit se cacher dans l’obscurité.

L’enfant ne le voyait plus mais il le savait là. Ses yeux se fermaient. Il se sentait terriblement seul.

« Je m’appelle… Mikael », dit-il, de plus en plus fatigué.

Il entendit le rat s’approcher prudemment. Dressé sur ses pattes postérieures, il reniflait ses cheveux ras. Alors l’enfant répéta doucement, dans un chuchotement : « Je m’appelle Mikael ».

Il se dit que c’était un beau nom. Et s’endormit.

5

« Arrêtons-nous ici », dit Agomar en levant sa main au petit doigt coupé. Son visage et ses vêtements étaient encore souillés du sang qu’il venait de verser.

Les hommes regardèrent autour d’eux. Ils se trouvaient dans une gorge enserrée entre deux parois rocheuses. Ils étaient vingt quand ils avaient attaqué le château. Ils n’étaient maintenant plus que douze, dont trois blessés graves. Deux d’entre eux risquaient de ne pas passer la nuit. Ils tremblaient, leurs yeux brillaient. Le prince de Saxe s’était révélé un combattant prodigieux.

« Montez le camp ici, dit Agomar. Je vais chercher notre paie. »

Les hommes transportèrent les blessés à l’abri d’un ressaut de roche et commencèrent à préparer le feu.

Agomar les regarda. Ils étaient sous ses ordres depuis plus de cinq ans et lui étaient toujours restés fidèles, tant au combat que dans les périodes maigres. Il éperonna son cheval et atteignit l’issue étroite de la gorge. Il n’avait fait que quelques pas au trot quand il entendit un grand bruit derrière lui. Il se retourna à temps pour voir un énorme rocher qui, après avoir rebondi sur la neige molle, s’arrêtait en bouchant l’issue de la gorge. Plus loin, il entendit la terre trembler. Du côté de l’entrée de la gorge. Son cheval hennit furieusement et se cabra. Agomar le retint. Le bruit des cailloux qui dégringolaient du flanc de la montagne venait à peine de cesser que résonnaient dans l’air les claquements de corde secs des arcs et des arbalètes. Le sifflement impitoyable des flèches et des traits.

Agomar entendit les gémissements de ses hommes.

Il reconnut la voix de certains d’entre eux. Celle, aiguë, de Jaka, la voix rauque de Niklas, la voix perçante du castrat Monaldo, le plus féroce. Et la voix cristalline d’Ole, qui avait seulement seize ans, la voix enrouée de Tebbe, le vétéran, jadis le maître d’Agomar, qui lui avait enseigné tout ce qu’il savait sur la guerre.

Ses hommes mouraient, l’un après l’autre, tombés dans un guet-apens auquel ils n’échapperaient pas, attaqués d’en haut par des guerriers que protégeaient des rochers acérés.

Agomar retenait toujours son cheval qui piaffait, excité par l’odeur du sang. Ses fidèles guerriers, pensa Agomar, compagnons de tant de batailles et d’incursions, allaient mourir, l’un après l’autre, du premier au dernier. Il ne pouvait plus faire marche arrière. Il était séparé de la mort des siens par bien autre chose qu’un rocher. Une dernière fois, il regarda l’issue obstruée de la gorge puis éperonna son cheval. Avec une douleur confuse, même s’il n’était pas de nature à en éprouver, ni dans son corps ni dans son âme. Avec une fureur aveugle qui lui coupait la respiration, il grimpa la montagne, serrant convulsivement ses rênes et son épée contre son flanc, en direction des positions ennemies. Seul.

Il arriva en haut, au galop, fouettant furieusement son cheval. Il repéra les soldats armés d’arcs et d’arbalètes, qui visaient ses hommes, en bas, désarmés. C’était un massacre. La gorge où ils avaient fait halte se transformait en tombeau. Agomar hurla toute sa rage.

Un homme au visage maigre et osseux, vêtu d’une pelisse d’ours brodée d’or, regardait dans sa direction. Agomar ralentit la course de son cheval. Puis piquant ses flancs des talons, l’éperonna avec un cri sauvage. À lui maintenant.

Près de l’homme en pelisse apparut un soldat, sa grande épée dégainée.

Quand il fut près d’eux, Agomar tira violemment sur les brides, faisant écumer son cheval. Il se tint immobile un instant. C’était sa bataille, à présent. Une bataille contre lui-même. Une bataille qu’il avait décidé de perdre. Il descendit de cheval.

L’homme le regardait, absolument immobile. Ses yeux étaient froids, inexpressifs, comme ceux d’un rapace.

Agomar arriva à un pas de lui, la main serrée sur son épée. Dans l’air résonnaient toujours les sifflements des flèches et les hurlements des hommes qui mouraient, plus bas, dans la gorge. Agomar se dit qu’il ne retrouverait jamais de compagnons aussi fidèles. Et il pensa que le tourment des êtres humains, c’était leurs rêves.

Il s’agenouilla devant l’homme.

Car le rêve d’Agomar supposait le sacrifice de ses fidèles compagnons dans cette gorge. Il avait indiqué lui-même à l’homme et à son armée l’endroit où sa troupe monterait le camp. C’était lui qui, avant le massacre au château, avait préparé le guet-apens. Vendu la vie de ses hommes. Il sentait maintenant la brûlure de cette trahison. Mais aussi, plus forte encore, l’excitation de voir approcher la récompense négociée.

« Excellent travail, Agomar, dit l’homme.

— Merci, Votre Seigneurie », répondit Agomar, la tête basse. Les muscles de ses épaules étaient tendus. Il ignorait si le soldat à ses côtés allait le tuer.

« Laisse-nous seuls, Leonz », dit l’homme.

Agomar entendit le soldat rengainer son épée et s’éloigner. « Lève-toi, Agomar. »

Agomar se remit debout.

« J’admire la cruauté de celui qui peut sacrifier ses hommes à ses propres intérêts », dit l’homme avec un sourire amusé.

Agomar se sentit humilié par ce regard. Il était un traître. Mais impossible de revenir en arrière. Et même s’il l’avait pu, Agomar ne l’aurait pas fait. Il avait un rêve. Il en avait fixé le prix : la vie de ses hommes. Maintenant, il voulait sa récompense. « Je serai votre capitaine, comme vous me l’avez promis ? demanda-t-il.

— Peut-être », répondit l’homme en souriant.

Agomar serra les mâchoires.

L’homme sourit à nouveau, plus amusé encore. « J’ai oublié d’informer Leonz que tu allais prendre sa place. Fais-le toi-même. »

Agomar regarda le soldat qui s’était éloigné, les laissant seuls. Le dernier obstacle entre lui et son rêve. Il dégaina son épée.

« Pas maintenant, l’arrêta l’homme. Je ne veux pas de témoins. »

Agomar remit l’arme dans son fourreau.

« Viens, apprécions le spectacle », dit l’homme en se dirigeant vers la roche coupée en deux qui surplombait la gorge choisie par Agomar pour être le tombeau de ses hommes.

Il le rejoignit, regarda en bas. Vit le sang de ses guerriers se mêler au sang presque séché de leurs victimes. Il sentait en même temps sur lui le regard de l’homme, qui examinait ses réactions. Alors, pour lui montrer qu’il n’avait pas de cœur, il cracha dans le vide, vers les siens, comme s’il décochait une flèche.

« Voici la version officielle : il s’agissait de rebelles qui ont exterminé les princes de Saxe, dit l’homme en montrant les soldats d’Agomar. Je ferai savoir à l’empereur Robert III que j’ai rendu justice de mes propres mains. » Il sourit, satisfait. « Et qu’il doit choisir un nouveau seigneur pour le royaume de Raühnvahl. »

Quand le capitaine Leonz annonça que tous les soldats étaient morts dans la gorge, l’homme renvoya sa petite armée. « Leonz, tu restes avec nous. Agomar a quelque chose à te dire. »

Le capitaine regarda Agomar. Il y avait du mépris dans ses yeux. « Qu’est-ce que t’as à me dire ? », demanda-t-il quand ils furent seuls.

Agomar avait toujours un couteau cousu dans sa manche. Un mouvement sec du bras suffisait pour faire glisser la lame vers l’avant. Il fit le geste qu’il avait répété tant de fois : saisissant le manche en os, il planta son couteau dans le cou de Leonz, sous le menton, en poussant vers le haut, vers le cerveau.

L’œil de Leonz éclata. Le capitaine ouvrit la bouche dans un cri rauque et le couteau qui le tuait brilla au fond de sa gorge.

Agomar retira le couteau et l’enfonça de nouveau, au même endroit, avec une violence féroce. On entendit le craquement sec de l’arcade sourcilière qui cédait de l’intérieur. Les yeux du capitaine s’obscurcirent.

« Très ingénieux, dit l’homme, qui avait assisté avec complaisance à la scène. Tu ne t’embarrasses pas de paroles », ajouta-t-il en riant. Il indiqua le corps inanimé de Leonz sur le sol. « Jette-le parmi les rebelles. Il ira lui aussi nourrir les corbeaux et les vautours… capitaine Agomar. »

Agomar poussa Leonz en contre-bas. Le corps tomba avec un bruit sourd. Et il y eut alors, à côté du corps, un léger mouvement.

Un des hommes assassinés leva la tête vers la montagne et reconnut son chef. « Sois damné, Agomar ! dit-il avec les dernières forces qui lui restaient. Tu mourras comme un chien… »

L’homme et Agomar restèrent à le regarder jusqu’au moment où le brigand mourut, en vomissant un flot épais et sombre.

« Tu ne crois pas aux malédictions, j’espère, dit l’homme en souriant tandis qu’ils montaient à cheval.

— Je me suis damné tout seul, aujourd’hui », répondit Agomar.

Ils avancèrent en silence, longeant le flanc de la montagne.

« Et je le referais, ajouta Agomar peu après.

— Bien. C’est ce que je voulais t’entendre dire, dit l’homme, satisfait. Allons finir notre travail.

— Où ça ? »

L’homme ne répondit pas.

Ils cheminèrent jusqu’au moment où ils furent en vue d’un village qui semblait peint en rouge et noir.

« Dravocnik », dit Agomar, qui connaissait bien l’endroit pour y être né, trente ans plus tôt.

Ils pénétrèrent dans la rue principale. Les maisons étaient recouvertes de la suie noire produite par l’extraction et la combustion de la tourbe, et d’une poussière rouge dense et grasse, venue de la mine d’hématite. Certaines nuits, aujourd’hui encore, Agomar était assailli de violents accès de toux, pour avoir trop respiré cette poussière avant de s’enfuir et de se faire bandit. Rouges et noires les maisons. Rouges et noirs les gens. Seules les dents, celles des hommes et des bêtes, semblaient très blanches, par contraste.

L’homme mena son cheval jusqu’à un couvent qui se dressait juste après la sortie de Dravocnik. Il contourna les épais murs extérieurs pour atteindre une entrée secondaire, qu’à l’évidence il connaissait bien. Descendu de cheval, il frappa à la petite porte. Trois fois. Pause. Trois fois.

Agomar se tenait derrière lui.

La porte s’ouvrit et un gros moine apparut. Dès qu’il reconnut son visiteur, il s’inclina presque jusqu’à terre. « Quel honneur, Votre Seigneurie ! », dit-il. Puis il s’écarta, fit entrer l’homme et Agomar, et les conduisit dans une grande pièce aux murs recouverts d’étagères de sapin cirées.

« Vous êtes satisfait de la potion que je vous ai fournie, Votre Seigneurie ? demanda le frère.

— Oui », répondit simplement l’homme.

Agomar regarda le moine. Cette potion qui avait mis hors de combat les gardes du château de Raühnvahl. Puis son regard se tourna vers l’homme, qu’il examina. Il pouvait sentir chez lui une excitation croissante, dont il ignorait la raison.

« Maintenant, j’ai besoin d’un poison. Puissant et rapide », dit l’homme.

L’autre hésita, puis baissa la tête et se dirigea vers une étagère. « Il vous en faut quelle quantité ?

— Pour une seule personne. »

Le frère choisit un petit flacon de verre épais et sombre. Il le déboucha et s’apprêta à verser un peu de son contenu dans un flacon plus petit encore.

« Non, mets la quantité nécessaire dans cette cruche, dit-il en indiquant une cruche en étain.

— Mais, Votre Seigneurie…, rétorqua le frère, c’est ma cruche, elle contient du cidre que j’étais en train de boire.

— Je sais, dit l’homme. Verses-y ton poison. »

Le frère prit la cruche.

Agomar vit les mains du moine trembler. Et l’homme frémir de plaisir.

Le frère versa la dose de poison dans la cruche.

« Bois maintenant, lui dit l’homme.

— Mais pourquoi, Votre Seigneurie… »

L’homme le fixait sans répondre.

Les yeux du frère s’emplirent de terreur et de larmes pendant qu’il hochait doucement la tête. Sa robe de bure commença à se mouiller sur le devant.

L’homme rit en voyant que le moine se pissait dessus. « Bois, répéta-t-il.

— Non… Votre Seigneurie…

— S’il est aussi rapide et puissant que tu le dis, ça ne prendra qu’un instant. Mais si tu ne bois pas, je te couperai les doigts un par un, puis je te pendrai la tête en bas, comme on fait avec les cochons, et je te saignerai si lentement que tu me supplieras de te donner le poison. Sauf que là, je ne te le donnerai pas. Ta chance, c’est de le boire maintenant. Tu n’en auras pas d’autre.

— Votre Seigneurie…

— Je vais compter jusqu’à cinq », dit l’homme. Sa voix était calme. Son expression impassible. Sur ses lèvres, un sourire froid comme la glace. Mais ses yeux ne riaient pas. « Un… deux… trois…

— Votre Seigneurie…

— Quatre…

— Au nom de Dieu… Votre Seigneurie…

— Cinq ! » L’homme se tourna vers Agomar. « Enlève-lui la cruche et attache-le à la table.

— Non… ». dit le frère.

Agomar fit un pas vers lui.

« Non ! »

Agomar fit un autre pas.

Alors le frère, sans cesser de pleurer, avala d’un trait le cidre empoisonné. Il regarda l’homme avec une expression étonnée. « Votre Seigneurie… », dit-il encore. Il laissa tomber la cruche. Puis porta la main à son estomac, pendant que son visage se contractait en une horrible grimace. Une écume blanchâtre sortit de ses lèvres contractées par des spasmes. Enfin, il s’écroula sur le sol, où il trembla et se contorsionna encore quelques instants.

« Tu es le seul à savoir, maintenant. Je vais devoir te faire confiance, à ce qu’il semble », dit-il avec un sourire.

Agomar acquiesça gravement. Et s’agenouilla. « Je jure loyauté à mon seigneur, le prince d’Ojsternig, dit-il.

— Tu me prêteras serment demain. Aujourd’hui le mot de loyauté sonne étrangement dans ta bouche. » Et le prince d’Ojsternig, l’homme qui avait donné l’ordre de rayer la maison de Saxe de la face de la terre, éclata de rire.

6

Les jours suivants, Mikael comprit ce que voulait dire sa vieille gouvernante Eilika, quand elle disait que le froid “mord la chair” des pauvres. Son corps était secoué de tremblements jour et nuit, ses dents claquaient parfois si fort qu’elles faisaient un bruit terrible dans le silence de sa cachette. Les doigts de ses mains et de ses pieds étaient engourdis, et il devait parfois faire un effort pour les bouger. La braise de la cuvette, le soir, s’éteignait trop vite. Ses muscles, toujours contractés, étaient douloureux. Ses yeux larmoyaient, ses oreilles étaient livides, son nez coulait sans arrêt. Il ramenait les jambes contre sa poitrine et restait assis sur la paille, enveloppé dans la couverture légère.

Il attendait avec anxiété le moment où Agnete et Eloisa se réveilleraient, à l’aube. Il les écoutait ranimer le feu, remuer la marmite et finalement ouvrir la trappe et lui passer à manger : l’écuelle de bouillon avec quelques rares légumes, et la tranche de pain dur. Avant de manger, il trempait ses doigts dans le bouillon chaud, savourait la chaleur qui montait dans ses phalanges gelées. Il cessait de trembler. C’était une sensation magnifique.

Ensuite, il mangeait. Son estomac était toujours vide et contracté. Il mangeait avidement, sans faire la grimace, sans penser à la fadeur du bouillon ni à la farine grossière. Il n’aurait rien d’autre jusqu’au soir.

Dès qu’il avait terminé, il attendait, retenant sa respiration, qu’Agnete ou Eloisa lui demandent la cuvette, qu’elles remplissaient à nouveau de braises. Il leur tendait la cuvette glacée. Elles la lui rendaient chaude.

Il s’asseyait, la cuvette entre ses jambes croisées, et formait une tente en mettant sa couverture sur sa tête. La tiédeur montant des braises gagnait ses cuisses, pénétrait sa poitrine, cuisait ses joues jusqu’à provoquer une douleur nouvelle, l’inverse de celle du froid. Peu à peu, la torpeur prenait le dessus. Ses yeux se fermaient, sa tension se relâchait. Le sommeil éloigné par la nuit glacée prenait artificiellement le dessus, violent comme un évanouissement. Mikael entendait à peine la porte grincer quand Agnete et Eloisa partaient.

Pendant un instant, avant de s’écrouler, il se savait seul. Plus seul que jamais. Et il espérait que son sommeil soit le plus long possible. Noir, vide.

Mais il se réveillait vite, la bouche ouverte dans un cri silencieux, les yeux écarquillés sur des scènes de mort et de sang. Il secouait furieusement la tête, comme les chiens pour se débarrasser de l’eau qui les mouille. Puis il pressait les poings sur ses paupières, et le noir se peuplait de lueurs scintillantes comme un ciel étoilé, empêchant sa nuit intérieure de s’emplir d’images de mort. Il retenait sa respiration jusqu’à s’en faire exploser les poumons, pour que ses narines ne se souviennent pas de l’odeur âcre du feu où brûlait la chair humaine. Quand il reprenait son souffle, il pleurait en silence. Ses larmes grésillaient dans la braise, qui s’éteignait peu à peu.

Alors il écoutait le silence, brisé seulement par les cloches de la petite église de Notre-Dame des Neiges qui sonnaient les heures brèves de l’hiver. Et il avait peur. Une peur sans fin, parce que le temps s’écoulait lentement, toujours égal à lui-même, obscur de jour comme de nuit, dans son étroite prison de trois pas sur trois.

Quand sonnaient les vêpres, la porte de la baraque s’ouvrait. Agnete et Eloisa rentraient. Elles cuisinaient une soupe de navets ou de racines amères, parfois avec de l’orge ou du seigle, parfois avec un bout de couenne de porc ou un os de genou, qu’elles ne lui donnaient jamais.

Mikael était incapable de leur parler.

Un soir, il avait entendu Eloisa demander : « Pourquoi il parle pas, mère ?

— Laisse-le tranquille.

— Pourquoi il parle pas ? avait insisté sa fille.

— Pour pas se casser, avait répondu Agnete de sa voix dure.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Laisse. Dors. »

Mikael venait de les entendre se coucher, épuisées. Agnete ronflait comme un homme. Une nouvelle nuit commençait, qui serait semblable à la précédente, interminable, silencieuse, froide et menaçante. Et maintenant, sans savoir ce que cela voulait dire, il avait peur de se casser.

Le seul contact que Mikael avait timidement établi, c’était avec le petit rat qui, après leur première rencontre, s’était enhardi et lui tournait souvent autour.

Cette nuit-là, alors que Mikael, recroquevillé sur la paille, tremblait de froid, le petit animal s’approcha, curieux. Après lui avoir inspecté les cheveux, il lui renifla la figure. Les yeux, le nez, la bouche.

Mikael, immobile, tentait de résister au chatouillement des longues moustaches.

Le rat se glissa sous son menton, flaira un peu alentour puis se lova au creux de son cou en léchant ses petites pattes arrière.

« Comment tu veux t’appeler ? », chuchota Mikael.

Le rat s’installa mieux.

« Bon, dit Mikael, tu t’appelleras Hubertus. Et si ça ne te plaît pas il ne faudra pas venir protester… parce que c’est moi qui te l’ai donné… Si ça te plaît pas, tant pis pour toi, t’avais qu’à le choisir toi-même », répéta-t-il comme un refrain, tandis que le tiède contact du rat le faisait se sentir moins seul.

Le lendemain matin, dès que la trappe s’ouvrit, Hubertus se sauva.

« Ce soir, tu vas rencontrer quelqu’un, gamin, annonça la voix d’Agnete.

— Tiens, mange », lui dit Eloisa en lui tendant l’écuelle de bouillon et le morceau de pain quotidien.

Mikael les prit.

« Pourquoi tu parles pas ? », demanda Eloisa.

Mikael ne répondit pas.

« T’es bizarre, tu sais ? », dit Eloisa.

Mikael la regardait en silence.

Eloisa aussi le fixait. « Le pâté de viande que tu m’as donné ce jour-là, il était bon. J’avais jamais rien mangé d’aussi bon. »

Mikael ne bougeait pas.

« Tu ressembles à une statue, dit-elle. Ou à un crétin. »

Mikael baissa les yeux.

« On y va ! », cria Agnete.

Eloisa lui passa la cuvette avec de nouvelles braises. Puis chuchota : « Cherche dans le bouillon ».

Mikael la regarda, sans comprendre.

« T’es vraiment un gros bêta », dit-elle en éclatant de rire. Elle ferma la trappe, poussa le coffre dessus et s’en alla.

Mikael porta l’écuelle de bouillon, le morceau de pain et la cuvette de braises jusqu’à sa couche. Il s’assit. Comme tous les matins, il trempa ses mains dans le bouillon. Il était agréablement chaud. Il frissonna. Puis il sentit sous ses doigts quelque chose de gluant. C’était un morceau de lard. Un flot de salive envahit sa bouche. Il mordit dedans et mâcha lentement, parce que ses mâchoires lui faisaient presque mal. La saveur était merveilleuse.

À ce moment-là, Hubertus, le nez frémissant, émergea de l’obscurité. Il s’avança, sans aucune pudeur, et monta sur sa cuisse en tendant ses petites pattes.

Mikael détacha un bout de lard avec ses dents et le lui donna. « C’est le plus meilleur que t’as jamais mangé, tu verras », lui dit-il. Ils finirent le lard, et Mikael se consacra au pain et au bouillon. À Hubertus, il donna aussi un bout de pain.

Quand ils eurent tout terminé jusqu’à la dernière miette, le rat monta sur son épaule, renifla son oreille puis se glissa dans la casaque de Mikael jusqu’à son ventre tiède, où il s’installa.

« T’es vraiment un gros bêta », lui dit Mikael.

Ils restèrent ainsi, immobiles, jusqu’au moment où les vêpres sonnèrent à Notre-Dame des Neiges.

La porte de la baraque s’ouvrit et l’on entendit la voix d’Agnete : « Entrez, Raphael ».

Hubertus courut se cacher dans le noir, et la voix d’un homme répondit : « Merci, Agnete ».

La porte se referma.

« Il est là, en dessous, dit Eloisa tout excitée.

— Fais-le sortir et laisse-moi le regarder en face, je veux lui parler, dit l’homme.

— Non, c’est pas prudent. Descendez plutôt, Raphael.

— Je suis vieux, j’ai les genoux qui craquent, répondit l’homme. Qui veux-tu qui le voie, avec la nuit ? »

Un long silence suivit. Agnete ordonna à sa fille : « Bon, fais-le sortir de là. Mais restez loin de la fenêtre. »

La trappe s’ouvrit et la lumière tremblotante d’une chandelle se répandit dans le noir. « Monte », dit Eloisa.

Mikael s’agrippa à l’échelle de ses mains engourdies et commença à monter. Ses jambes étaient faibles, ses pieds douloureux.

Dès qu’Eloisa le vit à la lumière de la chandelle, elle resta bouche bée et ouvrit de grands yeux. Elle se retourna vers la table, où sa mère et l’homme s’étaient assis. « Le voilà… », dit-elle, effrayée.

« Viens là, mon gars », dit l’homme, qui avait une voix profonde.

Mikael s’approcha.

L’homme était vieux. Ses cheveux gris, longs, épais comme de la bourre étaient attachés en queue-de-cheval, et un petit bouc clairsemé, blanc, le faisait ressembler à une chèvre, dont il avait aussi la tête allongée. De grands yeux noirs, pénétrants. Un nez droit et fin. Des lèvres fines, elles aussi, cachaient une rangée de dents blanches et régulières, malgré son âge. Ses mains étaient noueuses, élégantes, ses doigts effilés.

Le vieux prit la chandelle pour examiner Mikael. « Par la misère, Agnete, il est cyanosé ! » Il se tourna vers la sage-femme. « Si ça continue, il va mourir. Il peut pas s’en sortir là-dessous.

— Il s’en sortira », dit Agnete les dents serrées.

Eloisa eut un petit cri inquiet.

« Assez, Eloisa », ordonna sa mère d’un ton sévère. Elle regarda le vieil homme. « Vous êtes devenu docteur, Raphael ? »

Le vieux prit les mains de Mikael dans les siennes et les examina. « Pas besoin d’être docteur. Regarde. » Il toucha un des pieds du garçon.

Mikael gémit.

« Il faut qu’il dorme à côté de la cheminée, dit Raphael.

— Pas question. Si on le découvrait, pas la peine que je vous explique ce qui nous arriverait, à Eloisa et moi.

— Alors autant lui donner tout de suite un grand coup sur la tête. Ça ira plus vite, rétorqua le vieux.

— Mère, intervint Eloisa.

— Tais-toi ! » Agnete frappa de la paume sur la table. Elle dévisagea Mikael en fronçant les sourcils, sans rien dire. Enfin elle pointa le doigt sur lui, menaçante. « Quand il fera nuit, tu monteras et tu te coucheras là… » Elle montra un coin du plancher derrière la cheminée ronde d’où il ne pouvait pas être vu si quelqu’un ouvrait la porte de la baraque. « Et que je t’entende pas respirer, compris ?

— Merci, mère ! s’exclama Eloisa.

— Ça devrait pas être à lui de remercier ? demanda le vieux en levant un sourcil amusé.

— Il parle pas, répondit Eloisa.

— Il est muet ? demanda Raphael.

— Non, mais s’il parle il se casse », dit Eloisa en répétant la phrase de sa mère, sans comprendre ce que ça voulait dire.

Le vieux prit Mikael par les épaules et le fit venir près de lui. « Écoute-moi bien, gamin, lui dit-il. Dans quelque temps, quand tu seras prêt, tu devras me reconnaître et faire semblant d’avoir peur de moi, parce que j’ai mauvaise réputation : je suis marchand d’enfants. Les gens disent que je les vole. » Le vieux balaya l’air de la main et cligna lourdement les paupières. Il tira de sa ceinture un grand couteau, qu’il posa sur la table. « Je sais qui tu es. Agnete a confiance en moi. Et je l’aiderai volontiers. Je ferai semblant de te vendre à elle et elle fera semblant de t’avoir acheté à moi. Tu t’en tiendras à cette histoire. Tu m’as suivi ? »

Mikael, bizarrement, n’avait pas peur du vieux. Il acquiesça.

« Très bien, dit Raphael. Les histoires crédibles sont les plus simples. Rappelle-toi ça. Qui tu étais avant que je t’attrape ? Où tu vivais ? Qu’est-ce que tu faisais ? Qui étaient tes parents ? »

Mikael ne savait que répondre.

Eloisa s’était approchée, comme pour entendre une fable.

« Pour éviter tout problème, tu ne te souviens de rien, expliqua le vieux. Tu ne sais répondre à aucune de ces questions, parce que tu ne te souviens de rien. Moi, je t’ai ramassé là-haut, dans la forêt, sur la Selle de Lom, tu avais perdu la mémoire et tu avais une vilaine blessure à la figure. Peut-être un sabot de cheval, peut-être un brigand… on le saura jamais parce que tu te souviens pas de ta vie d’avant. »

Mikael lui lança un regard inexpressif.

« Fais un signe si t’as compris », dit le vieux en le secouant par les épaules.

Mikael hocha à peine la tête.

« Il n’a pas l’air très intelligent, dit Raphael à Agnete.

— Peut-être qu’il l’est pas », répondit Agnete.

Raphael fixa Mikael, en silence.

« Mais où elle est sa cicatrice ? demanda alors Eloisa.

— Ta fille est intelligente, elle, dit le vieux à Agnete. On y va ? »

Agnete se leva, vint se placer dans le dos de Mikael, et lui bloqua la tête.

Raphael prit son grand couteau et lui fit une incision sur le front, une coupure profonde, en demi-cercle, de la racine des cheveux jusqu’au sourcil gauche.

Mikael gémit et le sang se mit à lui couler dans les yeux.

Eloisa porta la main à sa bouche.

« C’est fait, dit Raphael en essuyant son couteau sur sa casaque de cuir. Maintenant t’auras une cicatrice qui confirmera notre histoire. » Il se tourna vers Agnete : « Tu sauras mieux que moi ce qu’il faut y mettre pour que ça guérisse.

— Nettoie le sang, dit Agnete à Mikael en lui tendant un bout de linge humide. Et garde un peu appuyé. »

Eloisa fit un pas en avant pour aider Mikael.

Agnete l’arrêta. « Non, il doit se débrouiller tout seul. »

Mikael sentait sa blessure brûler. Mais il pensa un instant que cette douleur n’était pas déplaisante. Elle était réelle.

« Une dernière chose, gamin, dit Raphael de sa voix profonde. À partir de maintenant, tu as deux routes devant toi. Tu peux maudire le mauvais sort qui t’a enlevé tes parents, ton royaume, ta richesse, tout ce que tu avais… ou tu peux remercier la chance d’être vivant. » Il le regarda intensément. « Selon le point de vue que tu adopteras, tu deviendras un homme ou un autre, deux hommes complètement différents, avec deux vies différentes. » Sans rien ajouter, il se dirigea vers la porte.

« Je vous remercie, Raphael », dit Agnete.

Le vieux ouvrit la porte et s’arrêta. « À Dravocnik, ils disent que les rebelles responsables du massacre au château ont été tués… » Il désigna Mikael d’un mouvement de la tête. « Bon, t’as compris. On raconte qu’ils ont été exécutés dans les gorges de Joff par le seigneur d’Ojsternig. »

Agnete fit un signe de la tête.

« Mais tout le monde sait que ce n’étaient pas des rebelles, dit le vieux Raphael en disparaissant dans le noir.

— Comme ça, on sait qui est le nouveau maître », marmonna Agnete. Elle referma la porte, ôta le linge du front de Mikael et le noua serré autour de sa tête. Elle jeta de la paille sur le sol, à côté de la cheminée. « Couche-toi là », dit-elle.

Mikael se coucha par terre, sans un mot.

Eloisa ôta ses gants de laine bouillie et les lui tendit.

« Non, dit Agnete.

— Si, répondit Eloisa d’un ton résolu.

— Je t’ai dit non, répéta Agnete, menaçante.

— Si c’est pas lui qui les a, je les jetterai au feu », dit Eloisa. Elle avait un regard intense, déterminé. Et sa voix ne tremblait pas.

Sa mère la fixa en silence. Puis elle lui tourna le dos et alla se coucher sur sa paillasse. « Viens dormir », lui dit-elle.

Eloisa jeta les gants à Mikael. « Mets-les », lui dit-elle rudement.

Mikael prit les gants et les enfila.

« T’es vraiment un gros bêta », dit Eloisa en rejoignant sa mère.

7

Les nuits suivantes, Mikael dormit près de la cheminée. Le soir, quand il faisait sombre et qu’on ne risquait plus de frapper à la porte, Eloisa le faisait remonter. Il se mettait dans son coin, silencieux, en attendant le dîner. Agnete et Eloisa, après avoir travaillé dans les champs du seigneur comme tous les paysans, faisaient bouillir des bonnets de queue d’écureuil, tressaient de fins lacets de cuir pour faire des ceintures, fabriquaient des chaussures en feutre, pour elles et pour les vendre. Peu avant l’aube, quand sonnait la cloche des matines, Mikael remplissait sa cuvette de la braise qui grésillait encore dans la cheminée et retournait dans sa cachette pour toute la journée. Les gants d’Eloisa atténuaient la douleur de ses mains. Ses pieds dégonflèrent. La couleur de son visage devint de moins en moins cyanosée.

Le soir, quand il sortait de sa cachette, Agnete avait déjà préparé dans un grand pilon un emplâtre de prêle et de millefeuille, qu’elle appelait “saigne-nez”. Eloisa étendait l’emplâtre sur sa blessure et la couvrait d’une mince écorce de saule.

Dans la journée, quand il était seul, et qu’Agnete et Eloisa travaillaient dans les champs d’orge et de seigle avec les autres serfs, Mikael sentait la peur grandir en lui. Si trop d’images de mort lui venaient, il appuyait la main sur sa blessure, qui lui faisait mal. La douleur le ramenait sur terre. Comme si, chaque fois qu’il risquait de se perdre, la souffrance lui permettait de se retrouver.

Pendant ce temps, son amitié avec Hubertus, le petit rat, augmentait de jour en jour. À l’animal silencieux au museau frémissant, qui cherchait la chaleur et des miettes de pain, il racontait ce qu’il n’aurait jamais pu s’avouer lui-même.

Un soir, il avait vu Agnete tuer un rat qui se promenait le long du mur. Le lendemain, en caressant Hubertus, il lui avait dit : « Tu peux être triste parce qu’Agnete a tué ton père, ou content qu’elle ne t’ait pas tué. Et selon ce que tu penses, tu es un imbécile ou un type bien… En tout cas, je crois que c’est ça. Mais il ne faut surtout pas qu’Agnete te voie sinon elle te tuera toi aussi, tu peux en être sûr. »

Au bout d’une dizaine de jours, le mélange de prêle et de millefeuille avait formé une croûte dure qui démangeait.

« Si tu la grattes, t’auras une cicatrice plus grande, lui avait dit Eloisa le soir en l’examinant à la lueur d’une chandelle. Regarde, ça c’était une petite coupure, mais j’ai enlevé la croûte avant qu’elle tombe toute seule », avait-elle ajouté en découvrant sa jambe et en lui montrant une cicatrice au-dessus du genou.

Agnete l’avait aussitôt grondée : « Baisse ta jupe ».

Eloisa avait remis ses vêtements en place, en pouffant. Puis elle avait tendu la main vers le front de Mikael. « Bouge pas », avait-elle dit. Et d’un coup d’ongle décidé, elle avait arraché la croûte. La blessure s’était remise à saigner.

Mikael avait grimacé de douleur puis l’avait regardée d’un air interrogateur.

« Il faut qu’on voie ta cicatrice, gros bêta », avait-elle dit en riant. Et elle avait tartiné de nouveau son front avec l’emplâtre de millefeuille et de prêle.

Plus tard, couché sur la paille à côté de la cheminée, Hubertus bien caché dans sa casaque, il lui avait murmuré : « Reste là sans te montrer… gros bêta.

— Avec qui tu parles ? », avait aussitôt demandé Eloisa.

Mikael n’avait pas répondu.

« Mère, il parle tout seul, avait-elle dit à Agnete. Il est fou ?

— Dors, ma fille, si tu ne veux pas que je te torde le cou. »

Eloisa avait rit doucement. Puis elle avait dit : « Bonne nuit, Mikael ».

Il n’avait pas répondu.

Une semaine encore s’écoula et une nouvelle croûte se forma. « Bouge pas », lui dit Eloisa en tendant la main vers son front. Mais Mikael, d’instinct, s’écarta et arracha la croûte lui-même.

« Tu devais pas l’enlever ! Pourquoi t’as fait ça ? », dit-elle en secouant la tête.

Mikael ne répondit pas. Il était perdu. Il avait voulu l’impressionner par son courage. Mais apparemment il s’était trompé.

« Pourquoi t’as fait ça ? », répéta Eloisa, en colère.

Mikael sentait le sang qui coulait à peine. Épais comme du miel. Cette petite fille le faisait chaque fois se sentir bête. Il regarda les mains d’Eloisa. Elles étaient noires. « Parce que t’es sale, lui répondit-il, agacé. Tu te laves jamais ? »

Eloisa eut un mouvement de recul, comme si elle avait reçu une gifle. Elle plissa les yeux, serra les lèvres, qui se mirent à trembler un peu. Ses narines se dilatèrent. « T’es qu’un crétin ! », cria-t-elle presque, et elle s’écarta de lui.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Agnete de l’extérieur, où elle fendait des bûches.

— Rien, répondit Eloisa. C’est un crétin.

— Bon, dit Agnete. Donne-lui la soupe, elle doit être prête.

— Non ! Je le déteste ! Pour moi, il peut aussi bien crever de faim ! »

Agnete s’encadra dans la porte. Sa fille, les bras croisés, serrés contre la poitrine, lui tournait ostensiblement le dos. Mikael avait l’air perdu et sa blessure saignait. Agnete alla jusqu’à la marmite, versa deux louches de bouillon dans l’écuelle et la lui tendit. Elle lui donna un bout de lard, un demi-oignon et une tranche de pain. Puis elle posa près de lui, à côté de la cheminée, le pilon d’emplâtre de millefeuille et de prêle. « Mets-le tout seul, ce soir. Je crois bien qu’Eloisa n’est pas près de le faire.

— Ça non, même pas en rêve ! dit la petite fille en écho.

— C’était pas la peine de lui ôter la croûte une deuxième fois, dit Agnete.

— Et qui l’a enlevée ? Il s’est fait ça tout seul, ce crétin ! »

Agnete regarda Mikael. « Mange, après tu mettras l’emplâtre. » Elle s’assit à table. « Viens t’asseoir, Eloisa.

— Non !

— Ne pousse pas trop, si tu ne veux pas que je te casse une bûche sur le dos. »

Eloisa s’assit, à contrecœur.

Agnete coupa une tranche de pain. Les mains de sa mère aussi étaient sales. Eloisa les regarda, et une larme glissa le long de sa joue. Elle se tourna brusquement vers Mikael, qui la fixait d’un air de chien battu. « Qu’est-ce que tu veux, crétin ? », lui demanda-t-elle, rageuse.

Mikael baissa la tête.

Mère et fille mangèrent sans parler puis allèrent se coucher. Mikael se sentait plus seul que jamais. Alors, dans le silence de la nuit, pour la première fois, il chuchota : « Bonne nuit, Eloisa ».

Le lendemain, ce fut Agnete qui lui passa son repas par la trappe.

Mikael en fut attristé. Eloisa était encore en colère après lui. La trappe se referma au-dessus de sa tête, le laissant dans l’obscurité.

Puis il entendit Agnete hurler : « Qu’est-ce que t’as fait, malheureuse ?

— Laissez-moi tranquille, mère ! répondit Eloisa d’une voix altérée.

— Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? cria Agnete. Oh, Dieu du ciel ! »

Mikael s’inquiéta. Il essaya de soulever la trappe pour jeter un coup d’œil mais Agnete avait poussé le coffre dessus, et c’était trop lourd.

« Eloisa, viens ici tout de suite ! hurla Agnete.

— Non, cria Eloisa, de l’extérieur.

— Oh, mon Dieu… », fut la dernière phrase d’Agnete que Mikael entendit. Ensuite la porte claqua, et le silence retomba.

Ce soir-là, quand il sortit de la cave, Mikael se retrouva devant Eloisa, qui avait un sourire de défi. Ses courts cheveux blonds brillaient. La peau de son visage était immaculée et ses yeux bleus ressortaient comme deux pierres précieuses. Ses lèvres étaient roses comme des pêches.

Mikael resta bouche bée.

« Qu’est-ce qu’il y a, gros bêta ? demanda Eloisa avec une moue de satisfaction, à voir la stupeur dans ses yeux. Allez, viens soigner ta blessure », ajouta-t-elle comme si de rien n’était, mais en agitant exagérément ses mains blanches devant son nez. Il n’y avait plus de traces noires sous ses ongles.

Mikael pensa qu’il n’avait jamais vu de petite fille aussi jolie. Et il rougit aussitôt. Pendant qu’Eloisa passait l’emplâtre sur sa blessure qui se refermait pour la troisième fois, il ne pouvait pas détacher ses yeux d’elle. Il ne les baissait que lorsqu’elle le regardait, et chaque fois rougissait un peu plus.

Ce fut un soulagement quand ils allèrent se coucher.

Agnete, pendant tout ce temps, était restée silencieuse, les coudes posés sur la table, l’air sombre. Elle n’avait adressé à sa fille que quelques mots désagréables. Avant de souffler la chandelle, elle lui dit : « Reste couverte, malheureuse ».

Dans le noir, Eloisa dit : « Bonne nuit, gros bêta ».

Mikael sourit. Il allait lui répondre, quand Eloisa se mit à tousser.

« Qu’est-ce qui t’arrive, ma fille ? dit Agnete, alarmée. — Rien, mère… », dit Eloisa. Puis elle toussa de nouveau. « Il fait chaud… »

Agnete se leva immédiatement et ralluma la chandelle. Elle posa la main sur le front de sa fille puis la glissa sous ses vêtements, sur sa poitrine. « Tu es brûlante ! », gémit-elle. Elle se précipita à l’extérieur avec un linge, qu’elle remplit de neige et posa sur le front de sa fille.

Mikael sentit qu’Agnete était angoissée.

Eloisa toussa encore. Et encore. Puis un gros accès de toux lui coupa la respiration.

Mikael s’était redressé pour regarder. À la lueur de la chandelle, il la voyait frissonner et s’agiter.

« Ma petite fille… ma petite fille…, se lamentait Agnete. Pourquoi ? Pourquoi t’as fait une telle bêtise ?

— Je voulais… être propre… comme les seigneurs…, bredouilla Eloisa entre deux accès de toux.

— Par le Bon Dieu ! Les seigneurs ont des cheminées grandes comme des maisons, des matelas de laine ou de duvet d’oie, des pelisses de loup et d’ours. Nous, on a de la paille humide et des trous dans le toit…

— Je voulais… être propre, répéta Eloisa d’une voix toujours plus faible.

— Mais tu es propre ! s’exclama Agnete. C’est dedans que les personnes sont sales ou propres. L’enveloppe, c’est pas le fruit. » Elle secoua la tête, en proie au désespoir. « Mais qui t’a mis ça dans la tête… » Elle ne termina pas sa phrase. Se tourna comme une furie vers Mikael et le pointa du doigt d’un air menaçant. Elle se releva et s’approcha de lui. « Toi… »

Mikael fit glisser Hubertus de sa casaque, en espérant qu’Agnete ne le verrait pas.

« Toi ! répéta-t-elle quand elle fut à un pas de lui, agitant le doigt sous son nez. Qu’est-ce que tu lui as dit ? Qu’est-ce que tu lui as mis dans la tête ? Se laver ! T’aurais mieux fait de rester muet, quand tu parles tu fais venir le malheur ! » Aussitôt prononcé ce mot, elle se tourna vers sa fille et fit un signe de croix. Puis elle regarda Mikael et leva la main pour le gifler.

Il recula dans son coin, effrayé. Jamais de sa vie il n’avait été frappé.

La main d’Agnete resta en l’air, vibrant comme une corde tendue. Elle la baissa pour saisir Mikael par l’oreille et l’obliger à se lever. « Prie ! », cria-t-elle. Elle le traîna jusqu’au lit d’Eloisa. Le jeta au sol. « Agenouille-toi et prie ! », dit-elle, la voix pleine de rancune.

Mikael était terrorisé. Maintenant qu’il était près d’elle, il voyait que le visage d’Eloisa était plus pâle que jamais et tout perlé de sueur. Ses beaux yeux bleus semblaient voilés.

« Prie pour que ma fille ne meure pas ! » La voix d’Agnete se brisa en un cri guttural, de colère et de peur. Elle lui montra le poing, l’agita devant son visage. « Fais-moi sortir cette voix, ou le Bon Dieu m’est témoin que j’irai te la sortir moi-même ! » Elle se baissa et siffla : « Prie ! »

Mikael déglutit. Mais il n’arrivait pas à parler.

« Prie ! »

Il commença à pleurer, doucement. Sa voix se coinçait dans sa gorge pendant qu’Eloisa, couverte de sueur glacée, continuait de tousser.

« Si elle meurt… » Agnete ne put finir sa phrase.

Mikael ouvrit la bouche. Mais il resta muet, fixant les yeux d’Eloisa qui se voilaient de plus en plus.

« Mon Dieu, ne la faites pas mourir par ma faute. Dis-le ! », s’écria Agnete en le secouant par le bras.

Il ouvrait et fermait les lèvres, comme un poisson hors de l’eau, sans émettre aucun son.

« Prends-moi plutôt ! Dis-le ! », fit Agnete.

Mikael ouvrit de grands yeux.

Agnete le bouscula. « Lève-toi ! » Son regard était bouleversé d’inquiétude. « Ma fille n’est peut-être pas une princesse, mais elle vaut cent fois mieux que toi… » Elle s’écroula, secouée de sanglots, le front posé sur la couche de sa fille.

Eloisa délirait, brûlante de fièvre.

Ils restèrent ainsi jusqu’à l’aube.

« Descends, ordonna Agnete à Mikael. Et tâche de pas causer d’autres malheurs. »

Le cœur battant, il se glissa dans la cave par la trappe.

Toute la journée il entendit un va-et-vient de gens. Des femmes se lamentaient, des hommes tentaient maladroitement de consoler Agnete. Une vieille apporta une décoction de gentiane. Une autre une infusion de saule. Une troisième dit qu’il fallait recouvrir la petite de neige, soit elle mourrait vite, soit la fièvre tomberait.

Mikael entendait Agnete pleurer et répéter : « Seigneur tout-puissant, me la prenez pas elle aussi… me la prenez pas elle aussi… »

Eloisa délirait.

Vers le soir, Mikael entendit arriver le curé de Notre-Dame des Neiges.

« Non… mon père… non, dit Agnete d’une voix désespérée.

— Il faut te préparer, femme, dit le curé. Il est bon qu’elle soit confiée à notre Seigneur pendant qu’elle est encore en vie. »

Mikael entendit les planches grincer. Le curé s’était agenouillé.

Agnete, à bout de forces, répétait en pleurant : « Non… non… non… ».

D’une voix monotone qui avait prononcé tant de fois l’extrême-onction, le curé commença : « In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti, extinguatur in te omnis virtus diaboli per impositionem manuum nostrarum, et per invocationem gloriosæ et sanctæ Dei Genitricis Virginis Mariæ, ejusque inclyti Sponsi Joseph, et omnium sanctorum Angelorum, Archangelorum, Martyrum, Confessorum, Virginum, atque omnium simul Sanctorum. Amen.

— Non… non… non… », gémissait Agnete.

Les planches grincèrent à nouveau. « Courage », dit le curé. Puis il partit.

Ils étaient de nouveau seuls.

Mikael ouvrit la trappe et alla se mettre à genoux à côté d’Agnete.

Elle ne parut pas s’apercevoir de sa présence.

Le front d’Eloisa, ses paupières, sa bouche et ses oreilles étaient ointes d’huile bénite. Elle respirait difficilement.

Mikael ouvrit la bouche. La referma. L’ouvrit de nouveau, serra les poings avec force. « Dieu…, réussit-il à dire tout bas, prends-moi… Prends-moi, ne fais pas mourir Eloisa. »

Agnete se tourna pour le regarder, un instant, les yeux pleins de stupeur, puis laissa éclater sa douleur, et elle se plia en deux comme si elle se cassait, secouée de sanglots.

Mikael n’avait pas le courage de la toucher. Il avait peur d’être frappé. Mais il s’accrocha à un pan de sa jupe. « Assez de morts, mon Dieu…, dit-il. Assez de morts… » Il fixa Eloisa, secouée par la fièvre. Enleva les gants qui avaient sauvé ses mains et les lui mit. « Assez de morts, mon Dieu… »

Ni Mikael ni Agnete ne bougèrent de toute la nuit.

À l’aube, Eloisa ouvrit les yeux. Elle était consciente. Et sauvée. La fièvre n’avait pas eu raison d’elle.

Agnete éclata en violents sanglots, et serra Eloisa dans ses bras. « Jamais plus, ma fille ! Jamais plus, promets-le-moi !

— Je promets… dit Eloisa d’une petite voix.

— Jure ! Jure ou je te tue de mes propres mains !

— Je jure, mère… » Eloisa s’aperçut alors qu’elle portait les gants. Elle se tourna vers Mikael, qui la fixait avec inquiétude. Elle sourit à peine et dit : « Gros bêta… »

8

À partir de ce matin-là, Mikael sortit de son mutisme et commença à leur parler.

Un soir, pendant qu’il mâchait sa tranche de pain, dont il mettait discrètement un peu de côté pour Hubertus, il prit son courage à deux mains et demanda à Agnete : « Madame… est-ce que je pourrais avoir…

— Tu veux plus à manger ? dit Agnete d’un ton brusque. C’est non.

— Je voulais dire… je pourrais avoir la permission de garder avec moi… un… un ami ?

— Un ami ? dit Eloisa, surprise.

— Quel ami ? », demanda Agnete, soupçonneuse.

Mikael rougit. Son cœur battait fort sans sa poitrine, il avait peur. « Un… un rat, en fait. »

Agnete le fixa en silence. Longtemps.

Eloisa regardait sa mère.

« Je vous en supplie, madame… dit Mikael.

— Un rat. » Agnete fronça les sourcils. « Tu es ami avec un rat ? »

Eloisa éclata de rire.

Agnete aussi rit, à sa manière bourrue. Elle secoua la tête. « Gamin…

— Je vous en supplie, madame, ne dites pas non ! »

Agnete regarda sa fille.

« Je vous l’avais dit qu’il était un peu idiot, mère, dit Eloisa avec un sourire béat.

— Et c’est quoi, une crétine qui se lave en hiver juste parce qu’un idiot lui a dit qu’elle était sale ? », dit Agnete.

Eloisa prit une expression offensée. Elle vit Mikael esquisser un sourire. « Crétin ! lui dit-elle.

— Arrêtez, vous deux, intervint Agnete. Et il serait où, cet ami ? »

Mikael mit la main dans sa casaque, attrapa le petit rat et le montra, en le tenant sur la paume de sa main.

Eloisa s’approcha. Le rat, épouvanté, se glissa dans la manche de Mikael. Puis il mit le museau dehors et regarda Eloisa en ouvrant de grands yeux.

« Il s’appelle Hubertus », dit Mikael.

Agnete ne disait rien.

« Je vous en supplie, madame…

— On va faire un pacte, gamin, se décida Agnete. Si tu arrêtes de m’appeler “madame”, je ne vais pas l’écrabouiller tout de suite.

— Comment je dois vous appeler ?

— Tout le monde m’appelle Agnete.

— D’accord. Alors, je peux le garder ? »

Agnete acquiesça imperceptiblement.

« Et vous ne tuerez pas non plus ceux de sa famille, mad… Agnete ?

— J’ai pas compris. T’es en train de me demander de pas tuer les rats qui mangent mon seigle, mon fromage et…

— C’est moi, sa famille, dit Mikael.

— Tu avais raison, ma fille, dit Agnete à Eloisa. Il est idiot. » Elle regarda Mikael, pointant le doigt sur lui. J’élève pas des rats, gamin. Je te permets d’en garder un. Celui-là. Les autres, ils ont intérêt à se méfier. S’ils veulent rester en vie, ils feraient mieux de pas se montrer.

— Mais…

— Y a pas de “mais”, dit Agnete d’un ton sans appel. D’ailleurs, arrange-toi pour que je le reconnaisse, ton rat, sinon je le tue lui aussi. Et dis-lui de garder son sale petit museau loin de mes provisions. »

Mikael avait l’air perdu.

Eloisa coupa une frange de cuir rouge de sa jupe et la lui donna : « C’est très solide. Mets-lui autour du cou ».

Mikael prit le lien de cuir et l’attacha au cou d’Hubertus. Puis il regarda Agnete et dit : « Merci. Et par rapport à sa famille…

— Je préférais quand t’étais muet », dit Agnete avec un soupir. Elle hocha la tête, hésitant à continuer. Écarta les bras. « Écoute, je regrette pour ta famille… mais c’est des rats. Et moi, les rats, je les tue. Fin de l’histoire. »

Les yeux de Mikael s’embuèrent. Il serra les lèvres.

« Mange, lui dit Agnete en s’installant à table. Eloisa, viens manger toi aussi. »

Eloisa fixait le petit rat qui, rassemblant tout son courage, était sorti de la manche de Mikael. Il s’installa de nouveau sur sa paume, curieux.

« Eloisa, viens t’asseoir toi aussi, t’as jamais vu un rat ? »

Eloisa tendit le doigt vers le rat, lentement.

Le petit animal recula la tête et voulut partir, mais Mikael referma sa main et l’immobilisa, avec douceur.

Eloisa caressa la tête poilue du bout du doigt. Elle sourit. Puis elle dit : « Hubertus, ça lui va pas du tout. Tu sais pas choisir les noms. »

Mikael haussa les épaules et ouvrit la main. Le petit rat ne chercha pas à s’échapper.

Eloisa approcha de nouveau son doigt. Le petit rat se mit debout et, prenant le bout du doigt entre ses pattes, le renifla. Eloisa rit doucement.

« Il est mignon, hein ? dit Mikael, tout content.

— Je ris parce que t’es vraiment un gros bêta, répondit-elle. C’est une femelle ! Et tu lui as donné un nom de mâle ! »

Mikael eut une expression étonnée.

Eloisa rit encore, satisfaite, et s’éloigna.

Le lendemain, Mikael lui demanda : « À quoi on voit qu’Hubertus est une femelle ?

— Tu sais rien de rien, décidément, répondit Eloisa. T’es vraiment bête. »

Quand ce fut l’heure de fermer la trappe, Agnete vit Mikael retourner le petit rat entre ses mains, examinant son ventre. « Gamin, si t’apprends pas à te défendre, Eloisa ne fera qu’une bouchée de toi, dit-elle en souriant. Je te l’ai dit, ma fille vaut cent fois mieux que toi, même si c’est pas une princesse.

— Mais… à quoi elle a vu que c’est une femelle ? », demanda Mikael.

Agnete éclata de rire et se tapa la cuisse. « Tu comprends pas ? Elle n’en sait rien. Mais elle te l’a fait croire, idiot. » Et elle rit encore plus fort, en refermant la trappe.

Mikael, resté seul, caressa encore un peu le petit rat. Puis il sourit. « Tu es un mâle, je le savais. Et Hubertus, ça te va très bien, ne l’écoute pas. »

Les jours suivants, Eloisa prit elle aussi l’habitude de mettre un peu de nourriture de côté pour Hubertus.

« Je savais pas qu’on pouvait devenir ami avec un rat, avoua-t-elle candidement à Mikael, un soir.

— Et moi, je savais pas que t’avais pas le droit de te laver… », lui dit Mikael. Il resta émerveillé à la regarder, se rappelant comme elle était jolie. Il rougit violemment.

Eloisa rougit aussi et lui donna une bourrade.

C’était la première fois que Mikael la voyait rougir.

Peu à peu cependant l’hiver commença à céder. Le froid acéré relâchait sa prise. La tiédeur des braises de la cuvette que Mikael remplissait chaque matin durait plus longtemps. Il y eut des jours où, les pieds autour de la cuvette chaude, il sentait des frissons de plaisir se répandre dans tout son corps. Ses muscles raidis se détendaient, s’abandonnaient à cette sensation inattendue.

Puis ce furent les orages, qui annonçaient l’arrivée du printemps.

Une nuit, un violent coup de tonnerre fit trembler toute la baraque, et une fine pluie de poussière et de paille tomba du toit. À la lumière de l’éclair qui suivit, Mikael entrevit la silhouette d’Eloisa qui se levait. Un instant après, la petite fille s’était couchée près de lui, tandis que la baraque était secouée par le tonnerre.

« N’aie pas peur », lui dit-elle d’une voix altérée.

Il y eut un nouvel éclair et aussitôt après un coup de tonnerre sec, rageur, si proche qu’il semblait avoir claqué devant la porte.

Eloisa sursauta, retint un gémissement et se recroquevilla contre lui en le prenant dans ses bras. « N’aie pas peur, répéta-t-elle d’une voix qui tremblait. Serre-toi contre moi, tu verras que ça te passera. »

Mikael bougea timidement la main et la posa sur l’épaule d’Eloisa.

Eloisa mit la tête contre sa poitrine.

Ils restèrent là, immobiles, attendant le coup de tonnerre suivant.

On entendit alors la voix ensommeillée d’Agnete : « Eloisa, viens te coucher ».

La petite fille relâcha son étreinte et retourna à sa couche.

« Arrête de tourner autour du gamin, dit Agnete tout bas.

— Mère, pourquoi tu l’appelles jamais par son nom ?

— Dors », dit Agnete avec une note triste dans la voix.

Le lendemain, Mikael écouta comme toujours les pas d’Eloisa et Agnete se dirigeant vers la porte.

« Parce que je veux pas m’attacher à lui », entendit-il alors, comme si Agnete avait gardé longtemps cette phrase en elle.

« Qu’est-ce que vous dites, mère ? demanda Eloisa sans comprendre.

— J’appelle pas le gamin par son nom parce que je veux pas m’attacher à lui, continua Agnete avec une douleur sourde dans la voix. La mort m’a déjà pris un fils. Et si elle prend aussi le gamin, je veux pas verser une seule larme. »

La porte se ferma.

Mikael courut presque à la trappe. Il se cacha sous la couverture, sans boire le bouillon, et donna son pain à Hubertus. Pendant que le petit rat grignotait ce gigantesque trésor, Mikael commençait à sentir dans sa poitrine un poids qui lui coupait la respiration.

Aux vêpres, quand Agnete et Eloisa rentrèrent, il était fatigué comme s’il avait couru toute la journée, alors qu’il n’avait pas bougé.

Il monta l’échelle, se coucha sur la paille dans le coin de la cheminée et mangea sans envie, dans un silence total. Ce fut seulement tard dans la nuit qu’il murmura, les yeux pleins de larmes : « Je veux pas mourir. Mon Dieu, me faites pas mourir, je vous en supplie ».

Alors, pour la première fois de sa courte existence, au seuil de ses dix ans, il eut conscience d’être vivant. Un tremblement le secoua et il toucha son corps, comme s’il le découvrait tout à coup.

Il prit Hubertus dans sa main, le regarda et dit : « Moi, je vivrai ».

9

« Toujours rien, illustre Seigneur… », dit Mitija, un homme gigantesque qui était le directeur de la mine d’hématite de Dravocnik, d’une voix mal assurée et la tête basse.

Le prince d’Ojsternig serra ses mains osseuses sur les accoudoirs de son fauteuil. Il était assis dans la grande salle du Palais de Fer, comme on l’appelait dans le village minier, qui était situé sur une colline, par-delà le monastère. Couché aux pieds du prince, un gros molosse de guerre au poil tigré grogna tout bas, immobile. Ojsternig se leva.

Mitija gardait les yeux au sol.

Ojsternig s’approcha d’une des fenêtres en ogive et regarda dehors.

Du temps de la pleine activité de la mine, qui avait employé jusqu’à quatre cents hommes, les maisons de bois avaient poussé comme des champignons à Dravocnik. Serrées les unes contre les autres, elles envahissaient les ruelles, effaçaient des places. Mais c’était il y avait bien longtemps, du temps de l’arrière-grand-père d’Ojsternig. Certaines de ces maisons étaient maintenant vides et tombaient en ruines. Les habitants de Dravocnik récupéraient du bois sur ces maisons abandonnées pour réparer les leurs. Le filon le plus productif de la mine était maintenant tari.

La recherche d’autres filons d’exploitation, Mitija venait de le dire, demeurait infructueuse.

Ojsternig observait les rues et les maisons de Dravocnik, rouges et noires. Et les gens et les bêtes, étrangement rouges eux aussi, à cause de la poussière d’hématite qu’on émiettait avant de la fondre pour séparer le fer des autres matériaux, et noirs, à cause de la suie de la tourbe qui servait à chauffer l’alliage d’acier et de fer. Il regarda le village qui avait rendu sa famille riche et puissante. Qui avait attiré des armuriers venus de tout l’Empire. Les fours des forges étaient allumés jour et nuit pour fabriquer des couteaux, des épées, des haches, et des outils pour les artisans de la moitié de l’Europe.

Ojsternig regardait Dravocnik et pensait avec colère qu’il n’avait jamais profité de cette opulence. Son arrière-grand-père puis son grand-père puis son père avaient dilapidé toute cette fortune à faire bamboche, ne lui laissant que les récits de cette richesse passée. Il regardait les habitations croulantes, ces gens sales et émaciés, et il nourrissait une terrible rancune à l’égard de ces ancêtres qui avaient été plus chanceux que lui, simplement parce que le destin les avait fait naître avant. Les “sangsues”, comme il les appelait, avaient saigné Dravocnik à blanc et ne lui avaient rien laissé. Sinon des dettes.

Il se tourna vers Mitija. « Tu es en train de me dire que je n’ai plus besoin de directeur ? », lâcha-t-il d’un ton glacial.

Mitija courba ses épaules puissantes. Il avait une femme et trois enfants. Si Ojsternig le chassait, ils auraient du mal à survivre. « Illustre Seigneur, je trouverai une autre veine, même si je dois creuser de mes propres mains et y laisser mes doigts », dit-il, la voix brisée d’émotion.

Ojsternig le fixa en silence.

Si longtemps, que Mitija eut la sensation d’avoir vieilli d’un an quand son seigneur reprit la parole.

« Je veux vous présenter mon nouveau capitaine, dit alors Ojsternig.

— Bien sûr, illustre Seigneur… »

Un sourire rapide crispa les lèvres d’Ojsternig. Le destin avait été cruel avec lui. Il lui plaisait d’être cruel avec les autres. Tirant sur un cordon près de la table où il vérifiait habituellement les comptes de la mine, il fit sonner une petite cloche.

La grande porte de la salle s’ouvrit aussitôt.

« Dorénavant, c’est à lui que tu feras ton rapport », dit Ojsternig en désignant Agomar, qui avançait vers le directeur de la mine d’un pas lent et arrogant.

Mitija leva les yeux et resta la bouche ouverte. « Toi… ? », murmura-t-il.

Agomar sourit. Puis il regarda Ojsternig. « Qu’est-ce que je vous avais dit, Votre Seigneurie ? J’étais sûr que ce bon Mitija ne m’avait pas oublié. » Il fit un pas vers le directeur. Lui tendit sa main droite. Un observateur normal aurait pensé qu’il voulait le saluer.

Mais Mitija savait bien que ce n’était pas son intention. Il lui montrait sa main. Et il la regarda.

« Non, dit Agomar avec un sourire, il n’a pas repoussé, malheureusement. » Il agita devant lui sa main privée de petit doigt.

« Agomar…, commença à dire tout bas Mitija, je suis désolé… mais tu sais…

— Tu n’as pas à être désolé, intervint Ojsternig. Au contraire, sois heureux. Mon capitaine a décidé de te donner la possibilité de te racheter. »

Mitija le regarda sans comprendre.

« Tu n’es pas content d’avoir l’occasion de réparer un tort ? », insista Ojsternig.

Mitija fixait Agomar. Plus de quinze ans avaient passé. Le père d’Agomar avait été un mineur robuste et honnête. Sa mère, une brave femme. Mais leur fils unique, Agomar, était un voleur, qui n’avait aucune envie de travailler. Il aurait dû lui couper la main entière, selon la loi, quand il l’avait découvert en train de voler la paie d’un vieux mineur qu’il avait frappé presque à le tuer. Mais par pitié pour ses parents, il ne lui avait coupé que le petit doigt. Le lendemain, Agomar avait disparu. Il l’avait cru parti dans les montagnes, mais avait appris qu’il était d’abord devenu bandit, puis soldat d’aventure. On murmurait, ces dernières années, qu’il avait une bande à lui.

« Alors ? demanda Ojsternig. Tu es content de pouvoir réparer le tort que tu as commis ? »

Mitija baissa la tête. « Oui, Votre Seigneurie, dit-il, puisqu’il n’avait pas le choix.

— Notre Mitija vient de me promettre qu’il trouvera une nouvelle veine qui me rendra aussi riche que mes ancêtres, dit Ojsternig. Même s’il doit creuser de ses propres mains et… comment as-tu dit exactement, Mitija ?

— Et y laisser mes doigts, Votre Seigneurie.

— Pour être plus précis, acquiesça Ojsternig, au risque d’y laisser tes neuf doigts. »

Mitija regarda Ojsternig. Puis Agomar. Et il comprit.

Ojsternig frappa dans ses mains. Un serviteur apparut avec un tranchoir de cuisine et une petite hache au manche de corne raffiné. Il posa le tranchoir sur une grande maie, sous une fenêtre, et donna la hache à Agomar.

Agomar la prit, la tourna dans ses mains, vérifiant le fil de la lame, puis la tendit à Ojsternig. « Monseigneur, voulez-vous le faire vous-même ? », lui demanda-t-il.

Le regard d’Ojsternig frémit. « Bien volontiers, ainsi cette affaire aura l’imprimatur de la justice. »

Agomar saisit Mitija par le bras et le traîna jusqu’à la maie.

« Non, l’arrêta Ojsternig. Ce n’est pas une exécution. Mitija veut sincèrement réparer ses torts. » Il regarda le directeur. « N’est-ce pas ? »

Mitija respira profondément. Il ne pouvait pas se permettre de perdre son travail. Il ne pouvait pas mettre sa famille en danger. Ojsternig était un prince violent, cruel et injuste. Et il avait maintenant pour capitaine un bandit. Mitija alla jusqu’à la maie et posa sa main droite, ouverte, sur le tranchoir. Il serra les mâchoires, ses narines se dilatèrent et, sans fermer les yeux, il regarda vers la maison de pierre et de bois où vivait sa famille. Du coin de l’œil, il vit Ojsternig lever la hache. Puis il sentit une douleur aiguë, brûlante. Il gémit. Il ferma les yeux et, quand il les rouvrit, son petit doigt était sur le tranchoir, noyé dans une flaque de sang.

Ojsternig le prit et le jeta à son molosse, comme un vulgaire os de poulet.

Le chien le dévora. Ses dents émirent un craquement sinistre.

Mitija alla vers la cheminée, et prit un tison incandescent avec une pince. Il posa sur le tison ce qu’il restait de sa phalange mutilée. La chair grésilla en se cautérisant.

« Très bien, directeur, vous pouvez aller, fit Ojsternig. Dès que vous serez guéri… commencez à creuser. »

Quand Mitija fut sorti, Ojsternig revint contempler le village recouvert de poussière rouge et noire. « Robert III n’a pas encore répondu à mon message, dit-il d’une voix sourde.

— Il le fera bientôt, j’en suis sûr, dit Agomar.

— Il n’est resté personne de la lignée des princes de Saxe, n’est-ce pas ? », demanda Ojsternig.

Agomar regarda son seigneur et répondit, sans hésiter : « Personne.

— Et pourtant, Robert III n’a pas encore donné son avis.

— Pourrait-il répondre autre chose que ce que vous attendez ? Qui, en dehors de vous, peut devenir le nouveau seigneur de la Raühnvahl ? En attendant l’investiture de l’empereur, annoncez à vos nouveaux sujets que vous avez annexé la vallée. Et commencez à percevoir les impôts. »

Ojsternig le regarda. « Tu es un bandit, Agomar. »

Agomar se lança dans une large et théâtrale révérence. « Merci, Votre Seigneurie. »

Ojsternig rit. « Viens, allons marcher dans Dravocnik. On murmure que les mineurs écoutent certains rebelles. » Il se dirigea vers la sortie. « Le petit doigt de Mitija m’a ouvert l’appétit. »

10

Le seigneur d’Ojsternig venait d’avoir quarante ans. Son corps était sec comme celui d’un jeune homme. Mais ce soir-là, en se déshabillant dans sa chambre à coucher du château d’Ojsternig, si luxueux autrefois, et en se regardant à la lumière de la lampe à huile dans la mince plaque de laiton poli qui lui servait de miroir, il ne vit pas le corps mince d’un jeune homme mais celui, usé, d’un homme qui vivait de regrets, de rancœurs. Qui maudissait le mauvais sort, haïssait son destin. Passait son existence à regarder en arrière pour envier le passé opulent de ses ancêtres, en attendant d’être récompensé par la fortune sans rien faire toutefois pour la mériter. Il passa la main sur son abdomen, tendu par l’air qui agitait ses entrailles. Toucha la zone du foie qui empoisonnait son sang par son tribut quotidien de fiel et qui cernait ses yeux, semblables à deux puits marécageux. Il posa la paume sur ses côtes, à gauche, là où son cœur scandait son éternelle insatisfaction.

Il enfila une tunique de laine bouillie ornée d’incrustations de velours et brodée d’or fin, à présent usée, mais qui avait jadis été précieuse. Elle avait appartenu à son père et témoignait des derniers éclats de la fortune des Ojsternig. Les manches avaient été si souvent raccommodées aux coudes que les reprises étaient devenues la trame du tissu. Il regarda la bordure inférieure de son vêtement, avec ses broderies d’or raffinées au dessin floral autrefois complexe, qui pendait maintenant sur ses chevilles comme une toile d’araignée effilochée. Il passa le bout des doigts sur le col de velours élimé.

Il avait d’autres tuniques pour dormir, plus chaudes et plus récentes. Mais chaque soir, quand le domestique chargé de le déshabiller lui en tendait une, Ojsternig la refusait sèchement d’un signe de tête. Celle-ci le confortait dans sa rancœur.

Ojsternig n’était pas pauvre, pas plus que d’autres seigneurs dont les royaumes avaient perdu leurs ressources d’autrefois. Le cochon de lait, cuit avec des châtaignes et du miel ou rôti à la broche, ne manquait pas à sa table. Le vin non plus, celui aux épices venu d’Alsace ou celui plus sincère, mûri au soleil, de l’Italie méridionale. Ni les pains de blé tendre et de farine blanche, aux graines de pavot ou de cumin. Ni la vaisselle et les couverts d’argent et d’étain, au manche d’ivoire ou de corne finement ouvragé.

Ojsternig avait pourtant l’impression de manquer de tout. Et plus la rancune le rongeait, plus il se sentait abandonné par le sort, trahi par le destin.

Il se tourna vers le domestique. « Appelle la princesse », ordonna-t-il. Et tandis que celui-ci quittait la pièce, il contempla le feu dans la grande cheminée. Des bûches de hêtre, grosses et vigoureuses, diffusaient une chaleur intense, franche et parfumée. Mais Ojsternig gardait dans les narines la puanteur de la tourbe dont le sous-sol était riche, qu’on utilisait aussi au château pour réchauffer la grande salle commune et pour le feu des cuisines. Comme dans les maisons des pauvres.

Ses ancêtres étaient allés jusqu’à dilapider la forêt, comme les bois de hêtres et de mélèzes qui poussaient sur le flanc sud-est de la montagne.

Il pensa au royaume de Raühnvahl. Dès qu’il aurait mis la main dessus, son château se chaufferait de nouveau au bois de hêtre et de mélèze. Il couperait sans pitié la forêt du Mezesnig jusqu’au dernier arbre, sans se soucier de laisser quelque chose à ses héritiers. C’était la leçon qu’il avait apprise : chacun pour soi. Et que les autres aillent se faire foutre.

Cet après-midi-là, en marchant avec Agomar dans les rues de Dravocnik, il avait été plus dégoûté que d’habitude par les maisons et les êtres vivants. Cette coloration rougeâtre et la suie de la tourbe en faisaient un paysage infernal. « Un enfer… éteint », avait-il dit à Agomar, sans les flammes des forges et l’activité incessante des ouvriers. Un enfer abandonné par le Démon lui-même. Rouges et noirs étaient les poteaux de bois, le fond des ruelles, les égouts à ciel ouvert, les chrétiens et leurs animaux. Et le seul et constant arrière-plan sonore n’était plus la clameur des marchés ou les cris des vendeurs, les appels des prostituées, les rires des enfants, le vacarme des bagarres, les grognements des cochons, les bêlements des chèvres, les mugissements des vaches. Le seul et constant arrière-plan sonore était la toux des hommes et des bêtes. Le raclement des gorges et des poumons encrassés par la poussière, la rouge et la noire.

Dravocnik était répugnant, pensa Ojsternig, pendant qu’il attendait la visite de la princesse.

Il s’étendit sur son lit. Le châssis de bois de mélèze grinça. Sur la tête de lit impressionnante étaient gravées des scènes de chasse, de guerre et d’amour. Il joua avec les petits reliefs du bois spécialement sculpté par un ébéniste du XIIIe siècle pour son bisaïeul.

Il entendit frapper timidement à la porte. Le visage décharné et jaunâtre du domestique apparut. « La princesse est là, Votre Seigneurie, annonça-t-il.

— Fais-la entrer et va-t-en », dit Ojsternig.

Le domestique s’inclina et s’écarta.

La princesse entra dans la chambre, fit un pas et resta immobile.

Le domestique referma la porte.

« Me voici, Monseigneur », dit la princesse.

Ojsternig la regarda. Elle n’avait pas un teint lumineux. On aurait même pu dire que sa peau était couleur ivoire. Mais elle était toujours parfaitement propre. Ojsternig n’aurait pas supporté que son visage soit lui aussi coloré du rouge de l’hématite et du noir de la tourbe. Il le lui avait dit. Si un jour il la voyait, même très peu, rougie ou noircie, il la chasserait du château et l’offrirait à ses hommes pour qu’ils en fassent ce qu’ils voulaient.

« Bienvenue, ma chère », répondit Ojsternig.

La princesse avança jusqu’au pied du lit.

Ojsternig déplaça la lanterne pour mieux l’éclairer. Elle avait d’épais cheveux châtains, qui disparaissaient le jour sous une coiffe de soie, mais qu’elle brossait et laissait retomber quand son seigneur la convoquait. Ils n’étaient pas brillants comme le bois de chêne ciré, mais d’un châtain opaque et terne qui évoquait l’étoupe brûlée. Ses yeux étaient clairs mais comme voilés par une imperceptible cataracte, un brouillard qui venait de l’âme plus que de la nature de l’iris. Son nez était effilé, avec une pointe anguleuse. Elle n’était pas belle. Mais ses lèvres en forme de cœur étaient rouges comme des cerises mûres.

La princesse commença à défaire le nœud qui retenait sa robe bleu clair autour de son cou. Laissant tomber sa tunique sur le sol, elle resta nue à la lumière vacillante de la lanterne.

Elle avait une poitrine pleine. Des mamelons larges et clairs comme des fleurs d’aubépine en plein été. Des hanches rondes. Et entre ses jambes fuselées, un duvet encore rare.

Et puis elle était jeune. Très jeune. Elle venait d’avoir treize ans.

« Viens ici », dit Ojsternig en tapotant le matelas rempli de laine de chèvre, après avoir soulevé la couverture de loup.

La princesse se coucha près de lui, sur le dos, le regard posé sur les grosses poutres marquetées du plafond.

Elle avait parfois l’air d’un cadavre, pensa Ojsternig.

« Tu as froid ? lui demanda-t-il.

— Non, Monseigneur », répondit la princesse.

Ojsternig se mit sur le côté et la regarda, longuement. Puis il souleva cette tunique usée qui avait été celle de son père et monta sur elle. Les lèvres couleur de cerise de la princesse s’entrouvrirent à peine.

Quand il eut fini, Ojsternig roula sur le côté. « Merci, ma chère, tu peux partir », dit-il, sans plus la regarder.

La princesse se leva, ramassa sa tunique, l’enfila et la boutonna serrée, jusqu’au cou. Puis elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit.

« Bonne nuit, père », dit-elle en se glissant hors de la chambre. Ojsternig ne répondit pas. Il attendit que sa fille soit sortie, avant de palper son corps émacié, desséché par la rancœur et le vice.

Il écouta le battement de son cœur.

Il n’éprouvait aucune émotion. Aucun sentiment de culpabilité. Seule la cruauté l’excitait et le faisait se sentir vivant.

Avant de s’endormir, il décida qu’il ordonnerait le lendemain la première pendaison d’un mineur.

Pour son divertissement.

11

À mesure que le printemps s’insinuait dans la froide vallée, en retard sur le reste du monde, Hubertus avait l’air de plus en plus inquiet. La nuit, il s’agitait, entrait et sortait de la casaque de Mikael, humait l’air comme s’il cherchait quelque chose, acceptait la nourriture mais la grignotait à peine. Le jour, il grimpait sur la petite échelle qui menait à la trappe et l’inspectait sans cesse.

Mikael observait ces changements avec un malaise croissant. Il ne comprenait pas, et s’inquiétait. La présence réconfortante et constante d’Hubertus dans ses mains lui manquait. Il le rattrapait souvent sur l’échelle et le ramenait sur sa couche, en essayant de le retenir. Mais dès qu’il pouvait, le petit rat s’échappait et montait de nouveau en haut de l’échelle, où il tentait de glisser le museau entre les planches.

Un matin, Eloisa ne ferma pas bien la trappe. Un petit caillou s’était glissé entre le plancher et le bord. Mikael n’eut pas le temps de prendre conscience du courant d’air qu’Hubertus s’était glissé dans la mince ouverture.

« Hubertus ! », l’appela Mikael, bondissant sur ses pieds. Il monta jusqu’à la trappe et l’appela de nouveau : « Hubertus ! »

Mais le petit rat ne revint pas.

En tendant l’oreille, Mikael entendait ses petites pattes sur le plancher. La peur et l’angoisse l’envahirent tout à coup. « Hubertus… Hubertus… », répétait-il, entendant la note de désespoir dans sa voix. Et quand la peur devint insupportable, enfreignant les règles qu’il avait respectées pendant des mois, Mikael essaya d’ouvrir la trappe. Elle était lourde, à cause du coffre. Il glissa ses doigts dans la fente et força. Rien à faire. Alors, il grimpa un barreau de plus, mit sa nuque et le haut de son dos sous la trappe et poussa de toutes ses forces sur ses jambes. Elle s’ouvrit un peu. Il y glissa sa main droite puis son bras, cherchant à quoi s’agripper. Mais ses jambes cédèrent, la trappe se referma d’un seul coup et lui écrasa le bras à la hauteur du coude. Il gémit de douleur mais ne céda pas et recommença à pousser sur ses jambes. Le souffle court, il répétait, effrayé : « Hubertus… Hubertus… » Enfin, le coffre glissa vers l’arrière, ce qui suffit à Mikael pour passer la tête et le tronc dans l’ouverture. Il rampa à l’extérieur en s’écorchant le ventre et le dos.

C’était une matinée nuageuse, sombre. On aurait presque dit qu’il faisait nuit. Mais Mikael réussit à voir dans la pénombre le petit rat qui grattait frénétiquement près de l’encoignure de la porte.

« Hubertus, viens ici », murmura-t-il, en avançant à quatre pattes.

À ce moment-là, l’amas de terre qui obstruait l’espace entre le sol et la porte céda sous les petites pattes d’Hubertus, et le rat se glissa au-dehors.

« Non ! », s’exclama Mikael en courant vers la porte. Il l’atteignit et l’entrouvrit. « Hubertus ! »

Le petit rat traversa la route boueuse au moment même où passait une charrette traînée par des bœufs.

Mikael ferma les yeux tandis qu’Hubertus s’enfilait sous la charrette et passait entre les roues. Quand il les rouvrit, Hubertus avait échappé à la mort et courait sur l’herbe entre deux baraques. Ce n’était plus qu’un petit point au loin.

« Hubertus ! », appela une fois encore Mikael, désespéré.

Soudain la porte s’ouvrit. Il fut heurté en plein visage par le battant de bois rugueux, et tomba sans comprendre ce qui s’était passé.

Agnete, telle une furie, se précipita sur lui. « Espèce d’idiot, tu veux nous faire tous tuer ? », siffla-t-elle en l’attrapant par le bras et en le traînant sur le plancher.

Mikael regardait vers la porte, là où Hubertus avait disparu.

Arrivée à la trappe, Agnete déplaça le coffre d’un coup de pied puis souleva presque Mikael de terre en le fixant d’un regard plein de colère, les yeux plissés et les narines dilatées.

« Hubertus s’est sauvé…, pleurnicha Mikael.

— Et tu veux nous faire tuer pour un rat ? », explosa Agnete. Elle le saisit par les épaules et le secoua en grinçant des dents.

Mikael n’arrivait pas à quitter la sortie des yeux, malgré sa frayeur.

« Ton rat est parti, gamin, dit-elle, tandis que la colère s’éteignait dans sa gorge. C’est le printemps. Il cherche une femelle. Il veut juste tirer son coup ! »

Mikael la regarda en fronçant les sourcils, avec une expression égarée et stupide.

Agnete hocha la tête. « Je suis une femme vulgaire, dit-elle avec un orgueil qui cachait une légère honte. Tu dois t’habituer à cette manière de parler, petit prince. Il n’y a pas de maître de chant ou de luth, ici. Nous, les gens du peuple, c’est comme ça qu’on parle. Et tu ferais bien d’apprendre à parler comme nous. »

Mikael baissa les yeux et courba les épaules.

« Ton rat obéit aux lois de la nature, reprit Agnete sur un ton moins agressif. Il ne va pas se retourner pour te dire au revoir. Il est comme moi, il est mal élevé. Mais il suit la nature. Il veut conquérir sa femelle. Il ne pense à rien d’autre. Il se battra contre tous les mâles pour elle. Et il n’est pas dit qu’il gagne uniquement parce qu’il est bien nourri. Ceux qui sont dehors ont survécu à des choses qu’il n’imagine même pas. Et maintenant, ils sont méchants et déterminés… » Agnete prit rudement le visage de Mikael entre ses mains et le releva. « Mais il luttera, sois tranquille. Ton Hubertus luttera, même s’il doit en mourir. Je suis désolée… mais maintenant tu ne comptes plus pour lui. Tu lui as été utile. Tu n’es pas un rat, tu es juste un enfant qui lui donnait à manger. La vie, c’est comme ça. Plus vite tu l’apprends, mieux ça vaut. »

Les yeux de Mikael se remplirent de larmes.

« Maintenant retourne là-dessous », lui dit Agnete en le poussant vers la trappe.

Mikael descendit lentement l’échelle, mais au dernier barreau ses jambes cédèrent et il tomba face contre terre. Il resta là, immobile.

Agnete le regardait. « Relève-toi, gamin », lui dit-elle.

Mikael se releva. Il sentait le sang sur sa lèvre et le goût de la terre dans sa bouche.

« Tiens bon encore quelques jours, dit alors Agnete. Ton heure aussi arrive, comme pour ton Hubertus. »

Mikael la regarda, l’air perdu.

Elle le fixait de son regard dur.

« Mère ! s’écria Eloisa depuis le pas de la porte. Regardez Oswald ! »

« Encore deux jours, gamin. Après, tu devras apprendre à lutter avec ceux qui sont là dehors », dit Agnete en refermant la trappe. Elle rejoignit sa fille et, telles des gamines euphoriques, elles regardèrent Oswald, le charpentier, qui réparait les toits et qui était considéré comme le plus grand bavard du village. Agnete lui avait révélé ce matin-là en grand secret son intention d’acheter un enfant pour l’aider aux travaux des champs.

Oswald, à l’abreuvoir, discutait avec un groupe de commères, en se retournant de temps à autre pour regarder la baraque d’Agnete.

« Je savais que je pouvais compter sur toi, Oswald, murmura Agnete en riant toute seule. Avant ce soir, tout le village saura que je veux acheter un enfant à Raphael. Comme ça, quand ils le verront, personne n’ira imaginer que c’est le prince héréditaire Marcus II de Saxe. N’oublie jamais, ajouta-t-elle pour sa fille. Si tu veux garder un secret, arrange-toi pour que les gens n’aient pas le temps de se poser de questions. Donne-leur toi-même une réponse. Et maintenant, allons travailler. »

Agnete et Eloisa se dirigèrent vers la sortie. Mais avant de fermer la porte, Eloisa revint en arrière, en courant.

« T’as entendu, gros bêta ? chuchota-t-elle tout excitée entre les planches du sol. T’es content ? »

Pas de réponse. Eloisa attendit quelques instants. Agacée, elle tapa la main sur le sol. « Crétin ! », s’exclama-t-elle en s’en allant.

Mikael respirait doucement, recroquevillé sur la paille et plus seul que jamais. Le mélange de terre et de sang avait caillé sur sa lèvre. Il ne pensait qu’à son petit Hubertus, blessé à mort par les rats qui vivaient dehors, dans le monde. Où seul survivait le plus fort, le plus méchant, le plus déterminé.

Dans deux jours, avait dit Agnete. Dans deux jours lui aussi devrait lutter pour sa vie.

Il pensait à Hubertus, et se voyait lui-même.

« Je voudrais que tu sois ici, père, pour m’apprendre comment on fait », chuchota-t-il.

12

Deux jours plus tard, avant l’aube, la main rude d’Agnete secoua l’épaule de Mikael.

« Lève-toi, dit-elle. Il faut y aller. C’est aujourd’hui que je t’achète au vieux Raphael. »

Le cœur de Mikael fit un bond. Après des mois passés sous la trappe, il n’y retournerait plus jamais. Eloisa aussi avait l’air tendue.

« Ça va être un voyage long et difficile, dit Agnete. Mange quelque chose. » Puis elle se dirigea vers la porte. « Je vais charger le mulet. »

Eloisa se leva et mit la marmite sur le feu, que sa mère avait ranimé. Elle remuait machinalement le bouillon, perdue dans ses pensées. Quand il fut chaud, elle versa deux bonnes louches dans l’écuelle de Mikael et la lui passa sans un mot. Elle prit un morceau de viande séchée de la veille qu’elle avait mis de côté, et le lui tendit en même temps que le pain dur.

Mikael prit tout cela la tête basse. Il se tourna vers la porte, qui était restée à demi fermée. On entendait les bruits qu’Agnete faisait dehors.

« J’ai peur de ta mère », finit-il par dire.

Eloisa se figea. « Ma mère est la personne la plus bonne au monde », dit-elle avec fougue. Puis elle s’approcha de lui, menaçante. « Si tu dis du mal d’elle, je te casse toutes les dents. »

Mikael continuait à garder la tête basse. « J’ai dit qu’elle me faisait peur… j’ai pas dit qu’elle était méchante.

— T’as peur de la femme qui t’a sauvé la vie, crétin ? »

Mikael leva la tête et regarda Eloisa dans les yeux. « C’est toi qui m’as sauvé la vie, dit-il, d’un ton soudain adulte.

— Alors, gamin, t’es prêt ? », demanda Agnete dehors.

Eloisa avait ôté ses gants et les donna à Mikael. « Sur le col, il fait encore froid, dit-elle.

— Quel col ? dit Mikael. Où on va ?

— Au marché du village minier de Dravocnik, répondit Eloisa. C’est là qu’on achète les enfants. »

Agnete rentra. Elle alla vers le feu et lui passa de la suie sur le visage, dans les plis des oreilles, sur le cou et sur la poitrine. « Voilà, maintenant t’as vraiment l’air d’un gamin de Dravocnik. »

Eloisa eut un petit rire. « On dirait un charbonnier », dit-elle. Mais il y avait une pointe de nervosité dans son rire.

« Allons-y », dit Agnete en prenant un grand sac de jute usé et sale.

Mikael ne bougea pas. Il regardait Eloisa.

Agnete s’en aperçut. « Pas la peine de la regarder, elle vient pas avec nous, dit-elle en l’attrapant par l’épaule et en le poussant vers la sortie. « Elle reste ici toute seule. Et elle aura pas peur. » Elle se tourna vers sa fille. « Hein ? »

Mikael aussi se tourna vers Eloisa.

« Non… », dit-elle d’une petite voix.

Agnete hocha la tête puis poussa Mikael dehors.

Dans les dernières ombres de l’aube, Mikael entrevit la silhouette du mulet, noir et maigre, chargé de deux grands paniers de jeunes rameaux de saule tressés.

Agnete ouvrit le sac de jute et le posa par terre devant Mikael. « Dedans. »

Mikael se tourna vers la porte de la baraque. Eloisa était sortie et les regardait.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Il te faut sa permission ? dit brusquement Agnete. Me fais pas perdre mon temps. Je veux m’en aller avant que les gens du village sortent de chez eux. »

Mikael posa l’un après l’autre les pieds dans le sac.

Agnete remonta les pans de jute, qui arrivaient à la hauteur de la poitrine de Mikael. Puis, presque sans effort, elle le souleva et le mit dans l’un des paniers du mulet.

Mikael sentait l’odeur âcre de l’animal, qui bougea à peine.

Agnete baissa la tête de Mikael de force pour le faire rentrer dans le sac. Elle le rabattit sur lui, le noua d’une vieille corde, le recouvrit de navets et d’oignons, et donna une claque sur l’arrière-train du mulet, qui démarra doucement.

« Au revoir, mère », dit Eloisa.

Agnete ne répondit pas.

Enfermé dans le sac, Mikael prit les gants qu’Eloisa lui avait donnés et les enfila, même s’il ne faisait pas froid.

Quand ils furent sortis du village, Agnete lui demanda : « T’arrives à respirer, gamin ?

— Oui.

— Le voyage est long. Dors, toi qui peux dormir.

— Comment s’appelle le mulet ? demanda Mikael au bout d’un certain temps.

— Mulet.

— Il n’a pas de nom ? »

Agnete ne répondit pas.

Un peu de temps passa, puis Mikael murmura : « Bonjour, mulet, moi je m’appelle Mikael.

— Tais-toi, gamin », rétorqua Agnete.

Mikael sentit que la route commençait à monter. Il entendait Agnete et le mulet souffler de fatigue. Il entendait le bruit que faisaient les pierres du chemin sous les sabots de l’animal. Et il commença à sentir le froid. Puis, après une longue, dure et lente période d’ascension, Agnete s’arrêta. Elle respirait lourdement. Le mulet aussi était fatigué.

« À partir de ce moment, je ne dois même plus t’entendre respirer, gamin, dit Agnete. C’est notre vie qui est en jeu.

— Pourquoi ? », demanda Mikael.

Agnete glissa entre les larges mailles du panier le bâton dont elle s’aidait pour grimper, et l’enfonça avec force dans le sac de jute.

Mikael gémit.

« La prochaine fois que je t’entends, je te fais mal pour de bon, dit-elle. C’est clair ? »

Mikael ne répondit pas.

« Bon. T’es peut-être moins bête qu’il y paraît », dit-elle avec un sourire. Elle reprit sa marche.

Les narines de Mikael sentirent bientôt une odeur de soupe et de viande grillée.

« Bonne journée, soldats ! fit Agnete tout haut.

— Bonne journée à toi, femme », répondit la voix d’un homme.

Mikael entendit le bruit de ferraille d’une armure, de plus en plus proche. Agnete s’arrêta.

« Où tu vas, femme ? demanda l’homme.

— Au marché de Dravocnik.

— Quoi faire ?

— Sûrement pas chercher un fiancé, à mon âge. »

Le soldat rit. « Qu’est-ce que tu transportes ?

— Des oignons, des navets, deux sacs d’avoine et un sac d’orge…

— Et dans ce sac, là, qu’est-ce qu’il y a ?

— De la viande d’enfant », répondit Agnete.

Le soldat resta silencieux un instant. Puis il éclata de rire, faisant vibrer son armure légère. « T’es une vieille rigolote, dit-il. Ça veut dire que tout va bien pour toi.

— Non, ça veut dire que j’ai bon caractère et que le nouveau seigneur a pas encore commencé à nous pressurer. »

Le soldat ne dit rien. Puis donna une claque au mulet. « Va-t-en, femme. Tu es mauvaise langue. Tu parles comme les mineurs de Dravocnik.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils disent ?

— Fais attention à qui tu fréquentes là-bas. Il y souffle un vent mauvais. Les mineurs se sont mis en tête de partir chercher ailleurs de quoi travailler et manger. Certains essaient même de s’échapper. D’autres ont levé la main sur les gardes… Ils disent des gros mots.

— Comment ça des gros mots ?

— Liberté, dit le soldat en baissant la voix.

— Ça, c’est vraiment un gros mot, dit Agnete.

— Fais pas la maline avec moi, l’avertit le soldat. Va-t-en, mauvaise langue.

— Au revoir, soldat », dit Agnete en reprenant sa route.

Mais elle avait à peine fait quelques pas que le soldat lui cria : « Eh, femme, attends ! »

Mikael perçut la tension d’Agnete tandis qu’elle arrêtait le mulet d’un cri qui s’étrangla un peu.

« Tu me fais pas goûter un peu de ta viande d’enfant ? », lui dit le soldat.

Agnete, d’une voix tendue, répondit : « Allons, il est trop petit, cet enfant. Si je t’en donne un morceau, qu’est-ce qui me restera à vendre au marché ? »

Le soldat éclata de rire et s’en alla.

« Le diable t’emporte », maugréa Agnete en repartant.

Ils descendirent du col pendant une demi-lieue, sur une route que Mikael sentait plus praticable. Mais ils s’arrêtèrent, et Agnete dit : « Allez, mon mignon, un dernier effort.

— C’est à moi que vous parlez ?

— Quel effort t’aurais fait jusque-là, gamin ? »

Mikael eut honte. « Excusez-moi… »

Agnete tapa doucement sur la croupe du mulet. « Allez, mon vieux, on est presque arrivés.

— Au marché ? demanda Mikael.

— On va pas au marché de Dravocnik.

— Mais vous avez dit à Eloisa…

— Cette gamine est bien brave, mais elle a pas sa langue dans sa poche et elle parle trop.

— Où on va, alors ?

— Dans la tanière du dragon.

— Comment ça ?

— Dans la cabane du vieux Raphael, en haut des montagnes, dit Agnete.

— Pourquoi vous l’appelez la tanière du dragon ? »

Le visage d’Agnete s’assombrit un instant. « C’est pas tes affaires, gamin. » Elle donna une autre claque au mulet. « Eh, Gangolf, montre-lui comment tu sais grimper.

— Gangolf ?

— T’es vraiment idiot, gamin. Tu croyais qu’une fille comme Eloisa lui donnerait pas un nom, à son mulet ? »

Le sentier grimpait raide. Le mulet avançait lentement, à grand-peine. Quand il refusait d’avancer, Agnete l’insultait, lui donnait un coup de bâton. Enfin le chemin s’aplanit.

« Bravo, vieille bourrique, tu y es arrivé », dit-elle avec une note d’orgueil et d’affection dans la voix.

Ils s’arrêtèrent.

« Te voilà, Agnete, fit la voix profonde de Raphael. Vous avez fait bon voyage ? Et le garçon ? »

Agnete ôta les navets et les oignons, dénoua la corde qui fermait le sac et dit : « Descends ». En voyant que Mikael hésitait, elle attrapa son bras et tira dessus.

Mikael tomba du panier sur l’herbe verte.

« T’as vu comme c’était facile ? dit Agnete. Relève-toi. »

Mikael obéit aussitôt.

« Il a vraiment l’air de venir du marché des mineurs. Beau travail, Agnete », dit Raphael avec satisfaction en s’approchant. Puis il cracha dans sa main et frotta le front de Mikael à l’endroit où il l’avait incisé. « Parfait ! », dit-il en examinant la cicatrice.

« Je vous ai apporté la marchandise que j’étais censée vendre au marché, Raphael, dit-elle. Regardez si ça vous intéresse. »

Pendant que Raphael examinait le contenu des paniers, Mikael regarda autour de lui. La cabane était faite d’une petite pièce unique, comme on pouvait le voir par la porte ouverte. Accrochée au-dessus de l’entrée, une magnifique ramure de cerf.

La montagne surplombant la clairière était droite comme une immense colonne qui montait jusqu’au ciel. Elle était en pierre grise, marquée et creusée par les intempéries, couverte de neige au sommet. Entre les fentes verticales semblables à des crevasses se nichaient de fines langues de glaciers, comme des larmes gelées que même le soleil d’été ne pouvait faire fondre. Seule, elle se découpait, isolée des autres cimes, affirmant sa différence.

Raphael avait inspecté le chargement d’Agnete. « L’avoine et l’orge vont me servir. Et aussi les oignons et les navets. Je te prends tout, dit-il en hochant la tête. Au marché, ça t’aurait rapporté douze sols, plus ou moins, ajouta-t-il en posant la main sur une petite bourse de cuir qu’il portait à la ceinture.

— Par les temps qui courent, j’aurais de la chance si j’en tirais dix sols », rétorqua Agnete.

Raphael sourit et dénoua le lacet de sa bourse.

« Mais comme j’ai pas été obligée d’aller jusqu’à cet endroit de merde, poursuivit Agnete, j’imagine que je devrais me contenter de huit sols. »

Raphael eut un léger signe de remerciement de la tête. « Comme tu veux…

— Mais je vous en dois au moins quatre, donc filez-moi quatre sols et ma marchandise est à vous », dit Agnete d’une voix revêche.

Raphael fronça les sourcils. « Pourquoi tu devrais me donner quatre sols ?

— De nos jours, pour une femme seule, c’est un trésor immense d’avoir une personne de confiance, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux. Un trésor qui vaut bien plus que quatre sols. Mais c’est tout ce que je peux me permettre. »

Raphael la regarda d’un air mélancolique. « Ça me fait plaisir que tu aies confiance en moi, dit-il.

— J’ai personne d’autre, dit rudement Agnete. Mais vous mettez pas des idées en tête.

— Bien sûr que non, dit Raphael avec une drôle d’intonation dans la voix, et il continuait de la fixer.

— Vous allez rester planté là longtemps ? », dit Agnete d’un ton rude.

Raphael sourit. Mais son visage avait une expression triste et distante. Puis il tourna son regard intelligent sur Mikael : « Apprends tout ce que tu peux de cette femme, gamin », lui dit-il.

Agnete soupira. « Arrêtez avec ces idioties. On n’a plus l’âge. »

Mikael rentra la tête dans les épaules. Il y avait des mois qu’il ne voyait plus la lumière du soleil et il commençait à se sentir mal à l’aise dans cet endroit ouvert.

« Dis-moi plutôt, c’est vrai ce qu’on dit des mineurs ? Qu’ils parlent de liberté ? », demanda Agnete.

Raphael acquiesça. « Leur seigneur est comme un chancre. Il leur enlève tout et ne leur donne rien. La mine s’épuise, mais il continue à traiter ses serfs comme des esclaves. Leurs enfants meurent à petit feu. Ils sont désespérés. Il y a un homme… un homme fier, qui a pris le maquis. On dit qu’il s’appelle Volod le Noir. Mais personne ne sait qui c’est. Il vit de braconnage mais dès qu’il le peut, il détrousse Ojsternig et les marchands. Et il donne à manger aux enfants des mineurs. Mais surtout, il leur donne de l’espoir. Pour le moment, il n’a que quelques hommes avec lui, mais sa petite armée grandira. Le mot liberté s’enracine dans le cœur des hommes, surtout s’ils ne possèdent que leur vie.

— Et vous en pensez quoi ? »

Raphael serra les lèvres, avec une expression mélancolique. « Les hommes qui prononcent tout haut le mot liberté sont des cadavres avant même d’être tués, par les temps qui courent. Ces dernières semaines, Ojsternig en a pendu deux. Et dimanche, au nom de Dieu, il en pendra trois d’un coup.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait ?

— L’un a essayé de s’échapper. L’autre a refusé de creuser parce que le filon est épuisé. Et une…

— Une femme ? »

Raphael acquiesça gravement. « C’est l’épouse d’un homme qui a parlé de Volod le Noir dans une taverne, avant de se faire tuer par un homme d’armes. De nos jours, avec ce chacal d’Ojsternig, ça suffit pour qu’elle soit condamnée pour rébellion. Il veut les terroriser. Et il y arrivera peut-être… »

Agnete se tourna vers le sud, où s’ouvrait la vallée de Dravocnik. « Pourtant, même les chiens enchaînés ont le droit de courir de temps en temps après les lapins dans les bois, dit-elle.

— Certains attendent ça toute leur vie, dit Raphael. Tu les reconnais aux plaies qu’ils ont au cou à force de tirer sur leur chaîne. La plupart finit par renoncer.

— Et tu les reconnais parce qu’ils ont les yeux des morts.

— Toi, c’est sûr que tu n’as pas renoncé, t’es certainement un de ces fichus chiens qui ont des plaies au cou », dit Raphael en souriant. Il entra dans la baraque et ressortit avec un fin nerf de bœuf terminé par un nœud coulant, qu’il passa au cou de Mikael. Il tendit l’autre bout à Agnete. « Comme ça tout le monde saura que c’est moi qui te l’ai vendu. »

Agnete le remercia d’un signe de tête. « On doit y aller maintenant. Je parie que le garçon ne marchera pas vite, et Gangolf est trop fatigué pour le prendre en croupe.

— Viens là », dit Raphael à Mikael. Il lui montra la montagne derrière eux, haute jusqu’au ciel, droite et fine comme une colonne. « Nous, on l’appelle “Le Doigt de Moïse”. Tu pourras la voir même de la Raühnvahl. Les gens disent que c’est le symbole de la colère de Moïse, quand il est redescendu avec les Tables de la Loi et qu’il a trouvé les Hébreux en train d’idolâtrer le Veau d’Or. Mais moi je crois que c’est un doigt qui bénit nos vies. Et au nom de ce doigt, je te donne une antique bénédiction. » Il attira Mikael à lui, et posa une main sur sa tête et l’autre sur son cœur. « Je te souhaite de te sentir près du ciel. Je te souhaite de te sentir ancré à la force de la terre. Et que la lumière baigne toujours tes branches et tes racines. » Il le fixa, immobile, de son regard intense. « Tu es seulement au début de ton chemin, gamin. » Il se tourna vers Agnete, compta quatre sous dans sa bourse, les lui donna et dit : « Partez. C’est l’heure. »

Agnete tira sur la laisse de Mikael et se mit en route sur le sentier.

13

Après deux heures pendant lesquelles Mikael, à bout de force, avait glissé dans les pentes et peiné dans les montées, ils passèrent de nouveau devant le poste de garde sur le col qui dominait la Raühnvahl.

Le soldat en armure s’approcha.

Mikael tressaillit. Il le reconnaissait. Il l’avait vu monter la garde à la porte du château de son père. C’était un de ceux qui le chassaient quand il voulait se cacher dans la caserne.

« Au départ, tu transportais de la viande d’enfant… et maintenant te voilà qui reviens avec une espèce de chien, dit le soldat en riant.

— Figure-toi que sur ce marché il arrive des miracles, répondit Agnete. C’était guère plus qu’un petit tas d’os, et un saint homme me l’a aspergé de vin de messe et lui a ordonné : “Lève-toi et marche, larron !” Et regarde comment il est devenu. J’ai bien essayé de le vendre au boucher mais il en a même pas voulu une cuisse. Il dit que ces derniers temps il fait pas beaucoup d’affaires avec la viande d’enfant. Alors je me suis dit que c’était mieux de le garder entier. Peut-être qu’il pourra servir à quelque chose.

— Et pourquoi tu le tiens en laisse ? », dit le garde en attrapant rudement le visage de Mikael.

Mikael gardait les yeux baissés.

« Il est encore sauvage, dit Agnete. Le miracle vient juste d’avoir lieu. Le saint homme a dit “Lève-toi et marche”, mais il a oublié de lui dire “Gare à toi, bâtard, si t’essaies de t’échapper !”. »

Le soldat éclata de rire. « Si t’étais plus jeune, femme, je te jure que je t’aurais fait sentir mon engin entre les jambes, tellement t’es rigolote.

— Oh, Dieu du Ciel, un autre miracle ! s’exclama Agnete.

— Lequel ? demanda le soldat.

— Qui m’aurait dit qu’un jour je remercierais le bon Dieu de m’avoir fait vieillir ? »

Le soldat ne savait pas s’il devait se vexer ou rire. Il posa un regard inquiet sur Mikael.

Celui-ci était terrorisé. Il gardait les yeux baissés pendant que le soldat cherchait à lui relever le visage. Il pâlit sous la couche noire de suie et sentit ses jambes trembler. Le soldat allait sûrement le reconnaître et les tuer séance tenante. Et ensuite lui couper la tête, comme à son père, pour la remettre à Agomar, le chef des bandits.

Mais le soldat se contenta de lui pincer méchamment la joue. Il avait décidé que la réponse d’Agnete était offensante, mais il ne voulait pas s’avouer vaincu.

Mikael gémit.

« C’est une avance pour ta prochaine bêtise, espèce de chien », dit le soldat.

Agnete feignit de rire et se remit en route vers la Raühnvahl.

Dès qu’il furent derrière un pan rocheux, elle s’arrêta. Elle grimpa jusqu’à une langue de neige qui s’accrochait dans une crevasse et en prit une poignée, avant de redescendre. « Garde ça sur ta joue, gamin, dit-elle.

— Je m’appelle Mikael, dit-il, les yeux pleins de larmes.

— Garde ça sur ta joue », répéta-t-elle. Puis elle lâcha le bout de la laisse et recommença à marcher. « L’enlève pas », ordonna-t-elle. Au bout de quelques pas, Mikael l’entendit marmonner : « Fumier de fils de pute de soldat. »

Mikael frotta la neige sur sa joue et la douleur diminua.

Ils marchèrent encore une lieue. La route serpentait à flanc de montagne et on apercevait par moments les ruines du château des princes de Saxe.

Mikael s’arrêta, un vide dans l’estomac, et regarda son foyer et sa vie d’autrefois.

Agnete se retourna. Elle comprit aussitôt. « Il est temps d’enterrer tes morts », lui dit-elle.

Mikael se tamponna les yeux avec la neige.

Au bout d’une autre lieue, ils arrivèrent au pont de bois sur l’Uque, le torrent qui traversait la Raühnvahl.

Agnete s’arrêta. « Nous y voilà », dit-elle.

Mikael ressentit une vague de terreur.

Agnete reprit le bout de la laisse et tira. « Rappelle-toi : plus rien ne t’est dû. Tu n’es plus le prince. À partir de maintenant, tu devras tout aller chercher avec tes dents, même la plus petite chose. »

Mikael était pétrifié. Il voyait les maisons et les baraques du village, la petite église de Notre-Dame des Neiges, la rue boueuse, les maigres champs d’avoine et d’orge, les villageois avec leurs faux et leurs râteaux, les chiens errant à la recherche d’un os.

« Mais tout ce que tu auras conquis avec tes propres forces, ajouta Agnete d’un ton plus doux, sera à toi. Uniquement à toi. » Elle tira de nouveau. « Maintenant, marchons. »

Quand ils eurent dépassé la première maison du village, ils virent les habitants rassemblés le long de la route.

Au début, Mikael avait survécu grâce à la graisse de son corps. Puis, quand tout le gras avait fondu, il avait survécu simplement par habitude.

Il traversa le village tenu en laisse, examiné avec curiosité par les gens de la vallée. Il était en tous points semblable à eux. Maigre, décharné, les côtes qui perçaient sous la peau. Sur les épaules une fatigue qu’aucun sommeil n’aurait pu adoucir et une faim que rien ne comblerait plus. Mais une petite, imperceptible lueur dans les yeux, parce qu’il avait tenu avec ses propres forces.

« Il est pas bien vaillant, dit une vieille femme à Agnete après l’avoir palpé comme du bétail. Je crois pas qu’il va t’aider. »

Agnete s’arrêta, pour que chacun entende. « À ton avis, je suis riche, Astrid ? », rétorqua-t-elle en écartant les bras dans un geste d’impuissance. « Les costauds, ils étaient trop chers. »

Mikael respirait à peine. Il avait jeté autour de lui un regard rapide, croisant les regards de certains garçons, et la terreur lui avait serré le ventre. Il repensait à Hubertus, peut-être massacré par “ceux qui sont là dehors”. Agnete le tirait trop fort. Il trébucha.

Les villageois se mirent à rire.

« Je parie qu’il va mourir, dit la vieille Astrid. — Au pire, j’aurai perdu mes sous », répondit Agnete. Elle s’arrêta de nouveau, regarda la vieille. « Moi, je te dis qu’il va devenir fort, au contraire. » Elle appuya le doigt sur la poitrine de Mikael. « Alors tu devras bien reconnaître que j’ai fait une bonne affaire. »

Astrid haussa les épaules. « Il te fera pas une année.

— On verra », et Agnete cracha par terre vers la vieille, qui recula.

Mikael suivait docilement.

Eloisa arriva en courant. Elle souriait à Mikael.

« Comment il s’appelle ? demanda une petite fille.

— Le Crottin », dit un garçon.

Le petit groupe de garçons éclata de rire.

« Crottin Sec, tu veux dire », fit un garçon d’environ treize ans, fort comme un jeune taureau, aux joues rouges et aux cheveux crépus.

Ses amis n’en pouvaient plus de rire.

« Eberwolf, intervint alors Eloisa, un jour Crottin Sec te cassera la figure. Et là, tu arrêteras une fois pour toutes de jouer les tyrans. »

Le gros garçon rougit, regardant Eloisa sans savoir quoi répondre, pendant que ses amis attendaient la suite. Puis il posa les yeux sur Mikael. C’était un regard chargé de haine. Mais il ne dit rien.

« On dirait que ta fille le connaissait déjà, dit à Agnete Ljuba le brasseur, un homme dans la cinquantaine avec une épaisse barbe encore rousse.

— Qu’est-ce que tu dis, Ljuba ? demanda Agnete.

— Regarde toi-même. »

Agnete se retourna. « Alors c’est bon signe, finit-elle par répondre. Ça veut dire que c’était écrit d’avance. » Arrivée devant sa baraque, elle agita la main en l’air pour saluer tout le monde. « À demain, braves gens. » Et elle lâcha la laisse.

Mikael se précipita à l’intérieur. Une terreur aveugle le secouait. Il courut à la trappe, l’ouvrit et descendit aussitôt l’échelle. Recroquevillé sur la paille, il resta là, immobile et tremblant.

Quand Agnete revint, après avoir rentré le mulet avec Eloisa, elle regarda autour d’elle. « T’es où, gamin ? »

Pas de réponse.

Eloisa indiqua la trappe ouverte.

Agnete s’approcha. « Sors de là », ordonna-t-elle.

Mikael ne souffla mot.

« Si tu m’obliges à descendre, dit Agnete d’une voix basse et menaçante, tu t’en repentiras. »

Mikael ne bougea ni ne répondit.

« Allume la chandelle, ordonna Agnete à Eloisa.

— Mère…

— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi. »

Eloisa alluma la chandelle, qu’elle tendit à sa mère.

Agnete descendit l’échelle, se courba pour ne pas se cogner la tête et se planta face à Mikael. Elle leva la main pour le frapper.

« J’ai peur de mourir ! hurla tout à coup Mikael, éclatant en sanglots irrépressibles.

— Tu as peur de vivre ! », cria Agnete plus fort que lui. Elle attendit qu’il soit un peu calmé puis répéta : « T’as peur de vivre, gamin.

— Je m’appelle Mikael… »

Agnete remonta. « Mets la table pour trois », dit-elle à sa fille.

Eloisa posa sur la table trois écuelles, trois chopes et trois cuillères en bois. Puis elle remplit les écuelles de soupe et mit dans chacune un nerf de bœuf. Elle coupa trois tranches de pain frais et versa de la bière pour sa mère.

Agnete s’assit à sa place et adressa un geste à Eloisa pour qu’elle fasse de même. Elle lui fit signe de se taire. « Seigneur, nous vous remercions du pain que vous avez mis sur notre table et de m’avoir donné la force de monter jusqu’à la cabane de Raphael… »

Dans la pause qui suivit, elles entendirent Mikael se lever de sa couche et monter l’échelle. Ni Agnete ni Eloisa ne le regardèrent pendant qu’il s’asseyait pour la première fois à table avec elles.

« Fais ton signe de croix », dit Agnete d’un ton bourru.

Il se signa.

« Et merci, Seigneur, d’avoir agrandi notre famille. » Agnete trempa la cuillère dans sa soupe et aspira bruyamment. Elle se tourna sur sa droite et dit : « Mange… Mikael. »

14

« N’aie pas peur, gros bêta. »

Mikael était paralysé sur le seuil, alors que le soleil se montrait entre les cimes aiguës des montagnes qui entouraient la Raühnvahl. Il n’arrivait pas à franchir la porte et s’accrochait aux montants de sapin en regardant timidement le monde extérieur.

Agnete apparut derrière lui et le poussa dehors d’un grand coup.

« Arrête de le traiter de gros bêta. Appelle-le par son nom. T’as entendu les gamins, hier ? Il a déjà bien assez de surnoms.

— Toi non plus tu l’appelles pas par son nom, rétorqua Eloisa.

— Moi, je fais ce que je veux », répondit Agnete avec brusquerie. Elle regarda la rue du village, où se rassemblaient d’autres habitants de la vallée. Elle fit quelques pas dehors et se retourna vers Mikael. « Allez, gamin, qu’est-ce que t’attends ? On va travailler. Je t’ai pas acheté pour que tu regardes les papillons. » Et sur ces mots, elle se dirigea vers la petite troupe de paysans.

Eloisa poussa Mikael doucement. « Vas-y. »

Ils marchèrent sur le court sentier qui rejoignait la rue du village.

« C’est quoi, travailler ? demanda alors Mikael d’une petite voix.

— Hein ? dit Eloisa.

— Je… je sais pas comment on fait. »

Eloisa s’arrêta pour le regarder, avec une expression incrédule. « Ben, aujourd’hui c’est facile, répondit-elle. Tu regardes les autres et tu fais pareil. »

Mikael avait une lueur effrayée dans les yeux. « Et si j’y arrive pas ?

— Ils te tueront. »

Mikael resta bouche bée.

« Je plaisante, gros bêta ! dit Eloisa en riant. — Marchez, vous deux ! cria Agnete devant. Ou est-ce qu’il faut que je vous fouette le cul comme à des veaux ?

— Marche, dit Eloisa. Aujourd’hui, on déplace des pierres. »

Mikael suivit, la tête basse. Plus il se rapprochait du groupe des villageois, plus sa respiration s’étranglait dans sa gorge et ses jambes tremblaient. Il devait se contrôler pour résister à la tentation de s’enfuir. « À quoi ça sert… de déplacer… des pierres ? demanda-t-il tout bas, le souffle court, pensant que parler le calmerait.

— Gregor et Emöke se marient, dit Eloisa. Quand deux personnes se marient, la montagne leur offre un bout de sa terre et nous demande de la rendre fertile. » Elle désigna le flanc de la montagne sur leur gauche. « Tu vois, là où il y a un feu allumé ? C’est le lopin de terre que la montagne a offert à Gregor et Emöke. Et tout le village enlèvera les pierres, les cailloux, les souches et les racines d’arbre, pour que leur champ soit cultivable. Gregor et Emöke ne bougeront pas le petit doigt. Ils auront bien le temps de se casser le dos quand leur terre sera prête.

— J’ai peur, dit Mikael quand ils furent près du groupe des villageois, qui le regardaient avec curiosité.

— N’y pense pas, répondit Eloisa.

— Tiens, voilà Crottin Sec », annonça Eberwolf à voix haute, en bombant le torse.

Ses amis éclatèrent de rire.

Mikael vit que d’autres adultes aussi souriaient. « J’ai peur », répéta-t-il, mais si bas qu’Eloisa n’entendit pas. Il resta à l’écart, les yeux baissés, espérant que personne ne s’occuperait de lui.

Puis, sur un signe du curé de Notre-Dame des Neiges, frère Timotej, les habitants de la vallée se mirent en route et formèrent une sorte de cortège. Mikael, en silence, marcha derrière. Le cortège s’arrêta au pied de la montagne qu’on appelait le Mezesnig. Frère Timotej leva les bras vers la cime et déclama : « Aujourd’hui, au nom de Dieu, la montagne se donne aux époux Gregor Bajonka et Emöke Albath, pour qu’ils n’oublient jamais que c’est d’elle que nos vies dépendent, de sa générosité et de sa fureur, de sa richesse et de sa férocité ».

Gregor et Emöke étaient au milieu de ce qui deviendrait leur champ. Ils étaient très jeunes. Lui, maigre, le visage creusé comme certains troncs exposés aux intempéries. Elle, florissante, les joues rouges, tel un fruit juteux. Tous deux portaient leurs habits du dimanche. Et tous deux avaient le regard qui brillait, d’une lumière à la fois légère et émue.

Frère Timotej alla jusqu’à un grand pieu planté dans le sol, marquant l’un des coins du petit lopin de terre délimité par un muret de pierres sèches, et l’aspergea d’eau bénite. Puis il récita : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Et Dieu dit : “Que la terre produise de la verdure, de l’herbe à graine, des arbres fruitiers qui donnent du fruit, selon leur espèce, et contiennent leur semence sur la terre !” Ainsi fut-il : la terre produisit de la verdure, de l’herbe à graine, et des arbres qui donnent du fruit selon leur espèce, et contiennent leur semence. Et Dieu vit que cela était bon. Et Dieu dit : “Voici, je vous donne toute herbe à graine sur toute la surface de la terre, ainsi que tout arbre portant des fruits avec pépins ou noyau : ce sera votre nourriture”. Et ainsi fut-il. Dieu regarda tout ce qu’il avait fait, et vit que cela était bon. »

Pendant ce temps, des hommes avaient planté d’autres pieux et délimitaient par une corde le futur champ des époux.

« Voici le champ que la montagne, avec la bénédiction de Dieu, donne aujourd’hui à Gregor Bajonka et Emöke Albath », dit alors le frère Timotej.

Les villageois récitèrent en chœur : « Créateur de tout l’univers, qui visite la terre par ta bénédiction et au passage répands l’abondance, fais que nos champs produisent la nourriture nécessaire à nos familles ». Après un signe de croix, ils entrèrent dans le champ et vinrent embrasser Gregor et Emöke.

Un vieil homme à la longue barbe blanche incrustée de nourriture se mit au centre du carré de cinquante pas sur cinquante. De son bâton, il désigna des hommes adultes, qui se regroupèrent d’un côté. Il regarda un instant Eberwolf. Le garçon bomba le torse. Le vieux acquiesça et tendit vers lui son bâton. Eberwolf, se pavanant sous les regards admiratifs de ses camarades, rejoignit le groupe des adultes. Puis le vieux sépara en deux groupes distincts les jeunes garçons et les jeunes filles. Ensuite les petits garçons et les petites filles. Arrivé à Mikael, il dit : « Pour aujourd’hui, tu iras avec les filles. »

Eberwolf, ses amis et quelques-unes des filles rirent.

« Non ! », s’exclama Agnete.

Le vieux la regarda avec étonnement, presque offensé. « Non ? dit-il doucement.

— Non, Zacharias, répéta Agnete en faisant un pas en avant. Je l’ai acheté pour travailler. Et il travaillera comme chacun d’entre nous.

— Il a des mains de fille et des muscles d’écureuil. À quoi ça te sert de tuer ta bête de somme, juste par orgueil ?

— Il y arrivera », dit Agnete sans baisser les yeux.

Le vieux la fixait en silence. Il acquiesça, désigna Mikael, et lui fit signe de rejoindre le groupe des petits garçons.

Eloisa sourit.

« Crottin Sec est une fille ! », cria Eberwolf. Et tous se mirent à rire.

Agnete lança un regard désapprobateur à Zacharias et cracha par terre.

« Allez, au travail ! », dit le vieux.

Les hommes se jetèrent sur les plus grosses pierres et commencèrent à les déplacer. Les jeunes garçons s’occupèrent des pierres moyennes. Les petites filles des pierres plus petites. Les jeunes filles devaient creuser la terre d’un pieu à l’autre, le long de la limite, sur une profondeur d’une paume et une largeur de deux, là où s’élèverait le mur de clôture. Au groupe des petits garçons, dont Mikael faisait partie, on distribua des pioches pour déterrer les souches des hêtres abattus. Deux habitants de la vallée, avec un attelage de bœufs puissants, attendaient que les racines soient à nu pour attacher la souche aux bêtes de somme et l’extirper du sol.

Mikael prit une pioche, regarda comment les autres faisaient et les imita. Il souleva l’outil au-dessus de sa tête et l’abaissa avec force. Mais sa prise était molle et il n’était pas préparé à l’impact avec le terrain dur. La pioche rebondit, lui échappa des mains et Mikael se retrouva par terre.

Les enfants autour de lui se mirent à rire.

Eloisa, qui passait en transportant des pierres, s’approcha de lui. « Serre-la fort », lui dit-elle.

Les petits garçons ricanèrent encore.

Mikael donna un coup. La lame ne pénétra pas tout entière. Mais il garda la pioche en main. Alors il la leva de nouveau et frappa avec plus de force. Une petite motte de terre bougea. Il se tourna vers Eloisa.

La petite fille le regardait et lui adressa un signe d’approbation imperceptible.

Mikael souleva la pioche et l’abaissa. Encore et encore. Mais il dut s’arrêter après une vingtaine de coups. Ses mains lui faisaient mal et les muscles de ses épaules brûlaient. Les autres enfants continuaient de piocher avec constance. Mikael serra les dents et recommença. Mais il était toujours en retard sur les autres.

Le vieux Zacharias le regardait, à côté d’Agnete, et dit : « J’aurais dû le mettre avec les filles. »

Agnete marcha vers Mikael et lui demanda, d’une voix dure : « Tu veux qu’on te mette avec les filles ? C’est ça que tu veux ? »

Mikael la regarda, mortifié. Puis il regarda son trou. « J’y arrive pas, dit-il tout bas.

— Ne t’avise plus jamais de dire une chose pareille », lui souffla Agnete au visage. Et elle s’en alla sans lui laisser le temps de répondre.

Il retint ses larmes et regarda du coin de l’œil les garçons de son équipe. Ils creusaient sans se plaindre, bavardaient entre eux, et aucun ne faisait mine de lui adresser la parole. Il n’était pas l’un des leurs. Certains s’aperçurent que Mikael les regardait, et se poussèrent du coude en ricanant. Mikael saisit la pioche et l’enfonça dans la terre. Et il sentit combien la terre était forte, et combien il était faible. Il se tourna vers Agnete, mais elle ne le regardait pas. Il leva la pioche encore une fois et ferma les yeux. Et au même instant il repensa au chef des bandits qui abattait son épée sur la tête de son père et le décapitait. Il ouvrit les yeux et avec un gémissement laissa retomber la pioche.

Les enfants de son équipe se turent et le regardèrent.

Mikael fixait la terre, qui lui semblait rouge de sang. Il sentait son corps vibrer de peur. Soudain, il attrapa la pioche comme si c’était une épée, et la planta rageusement dans le sol. Il frappa un coup puis un autre, puis un autre encore, les dents serrées. Et il continua jusqu’à ce que quelqu’un le saisisse par l’épaule.

« Ça suffit, gamin », dit l’un des hommes qui conduisait un des bœufs.

Mikael le regarda, comme s’il revenait à la réalité. Tous les autres avaient déjà fini de creuser.

« Pousse-toi », dit l’homme. Il attacha la souche à l’encolure des bœufs et fit claquer son fouet. L’animal s’ébranla. Les racines grincèrent, gémirent, tentèrent de résister mais la souche fut enfin arrachée, soulevant un nuage de terre noire. Le bœuf la tira jusqu’à la lisière du champ, où elle fut découpée à la hache.

« Continuez avec l’autre ! », cria le vieux Zacharias.

Les enfants se dirigèrent vers une autre souche.

Mikael les suivit. Au moment où il les rejoignait, toujours tête basse, un violent coup sur l’épaule le projeta au sol.

« Oh, pardon, Crottin Sec, je t’avais pas vu ! dit Eberwolf. Je t’ai confondu avec les autres merdes. »

Ses compagnons se mirent à rire.

Mikael était par terre et ne savait pas quoi faire.

« T’es un lâche, Eberwolf, dit Eloisa en se mettant entre lui et Mikael. T’es juste un fanfaron. »

Eberwolf rougit de colère. Il serra les poings et regarda Mikael avec haine. « Tu te laisses défendre par les filles, Crottin Sec ? » Il tourna le dos et partit.

Agnete saisit brusquement Eloisa par le bras. Tandis qu’elles s’éloignaient, elle tendit le doigt vers Mikael. « Travaille, gamin. »

Mikael prit la pioche et recommença à creuser.

« Comme ça tu l’as condamné, dit Agnete à Eloisa. Ce tyran d’Eberwolf a été humilié deux fois en deux jours devant ses amis. Et en plus par une gamine qui lui préfère “Crottin Sec”. Avant, il l’aurait torturé un peu, histoire de montrer qui est le chef. Maintenant, il le déteste.

— Je voulais pas… », Eloisa regarda Mikael, qui creusait à grand-peine, plus lent que les autres, maniant la pioche avec maladresse. « Il y arrivera jamais », murmura-t-elle.

Agnete lui envoya une violente gifle.

Eloisa la regarda, stupéfaite.

« N’ose plus jamais dire une chose pareille, dit Agnete. Et maintenant, va travailler. » Puis, sans que sa fille le voie, elle lança un regard préoccupé en direction de Mikael.

Vers la fin de l’après-midi, le champ était débarrassé de toutes ses pierres, à présent entassées le long des bords délimités par la corde, et toutes les souches avaient été déracinées.

Mikael alla rendre la pioche et s’aperçut alors que le manche était plein de sang. Il regarda ses mains. Elles étaient couvertes d’ampoules.

De retour à la baraque, pendant qu’Eloisa allumait le feu et réchauffait la soupe, Agnete prépara un mélange de fibres d’écorces de saule et l’étala sur les mains de Mikael qu’elle banda d’un linge de lin.

« Demain, ça sera dur de piocher, lui dit-elle. Mais si tu tiens le coup, tu auras des cals comme nous tous, et tes mains ne saigneront plus. »

Une fois la soupe chaude, ils se mirent à table. Agnete récita un bref bénédicité et versa la soupe.

Mikael avait du mal à tenir sa cuillère.

Agnete posa un bout de viande devant lui. « Tu l’as mérité, Mikael », dit-elle sans le regarder.

15

Le lendemain matin, avant de sortir, Agnete le prit par le bras.

« Tu sentiras un peu moins la douleur », dit-elle en lui tendant des gants en peau de lapin.

Tandis qu’ils se dirigeaient vers le champ du Mezesnig, Eloisa indiqua les gants et dit à Mikael : « Je pensais pas qu’un jour elle les donnerait à quelqu’un.

— Pourquoi ?

— Ils sont spéciaux », répondit Eloisa.

Mikael les regarda. C’était apparemment des gants en lapin ordinaires. Des gants de pauvre.

« Ils étaient à mon frère, dit-elle.

— Celui… qui est mort ? demanda Mikael tout bas.

— Oui. C’est lui qui les avait cousus, avec le premier lapin qu’il avait réussi à capturer. Il avait deux ans de moins que toi. »

Il y eut une longue pause. On n’entendait que leurs sabots résonner sur les pierres du sentier.

« Il s’appelait comment ?

— Niklas », répondit Eloisa.

Mikael regarda de nouveau les gants. Ils lui paraissaient de moins en moins ordinaires. « Pourquoi il est mort ? demanda-t-il timidement.

— Parce qu’il était pas assez fort, répondit Eloisa.

— Alors moi aussi je mourrai, dit Mikael tout bas.

— Non », dit Eloisa, avec une pointe de frayeur dans la voix. Elle regarda Mikael. « Il était faible des poumons, et un hiver, après la famine, il s’est mis à tousser du sang. »

Mikael marcha encore un peu sans parler. « Et son père ? C’est qui ?

— Je sais pas, répondit Eloisa d’un air vague.

— C’est le même père que toi ?

— Je sais pas, je t’ai dit ! », répondit Eloisa, agacée. Mais elle avait le regard perdu.

« Alors qui c’est, ton père ?

— Tu me casses les pieds ! Tu sais pas te taire.

— Excuse-moi…

— T’es un crétin. »

Ils marchèrent en silence jusqu’au champ.

« Voilà ta pioche, dit Zacharias en tendant l’outil à Mikael. Ta maîtresse dit que tu y arriveras. Moi je dis que non. De toute façon, tu dois marcher derrière la charrue et casser les plus grosses mottes, comme les autres. »

Mikael prit la pioche. Le seul fait de l’empoigner lui donna de vives douleurs dans les mains. Il rejoignit le groupe d’enfants qui devaient casser les mottes ouvertes par la charrue.

Les garçons rirent en le voyant arriver.

Eloisa regarda Mikael, qui gardait les yeux obstinément à terre, les épaules courbées. “Défends-toi ! lui dit-elle intérieurement. Donne-leur des coups de poing !”

Mais Mikael se plaça derrière la charrue qui ouvrait à grand-peine la terre avare de la montagne, et commença à casser les mottes noires pleines de cailloux. Eloisa voyait à son expression combien ses mains lui faisaient mal chaque fois qu’il donnait un coup.

Eberwolf vint donner une grande claque sur l’épaule de Mikael. « Faut la tenir comme ça », dit-il sur un ton agressif. Il plaqua ses mains énormes sur celles de Mikael et serra. « Avec force ! Tu dois serrer avec force ! »

Mikael gémit et tenta de se dégager mais Eberwolf était trop fort.

Eloisa faillit intervenir. Elle se tourna vers Agnete. Sa mère la regardait fixement. Elle se retint.

Pendant ce temps, Eberwolf, les mains toujours serrées autour de celles de Mikael, leva la pioche et porta un coup terrible dans la terre. Tout le corps de Mikael vibra. La pioche se ficha profondément dans le sol. « T’as compris comment on fait, Crottin Sec ? », dit Eberwolf en le lâchant.

Mikael avait le visage contracté de douleur. La pioche lui tomba des mains.

« Prends-la », ordonna Eberwolf.

Tous les autres suivaient la scène.

« Prends-la et travaille », répéta Eberwolf.

Mikael ramassa lentement la pioche. Il la leva et donna un premier coup. Si faible qu’il griffa à peine la terre.

Eberwolf grinça des dents et serra encore une fois ses grosses mains sur les siennes. Levant la pioche si haut que Mikael décolla du sol, il frappa un coup violent. « Comme ça ! Faut faire comme ça ! » Il leva de nouveau la pioche, souleva encore Mikael, et abattit l’outil dans la terre. « Comme ça ! Espèce de femelle ! »

Mikael pleurait et gémissait de douleur.

« Ça suffit maintenant, dit l’homme qui menait la charrue. Il a compris. »

Eberwolf relâcha sa prise.

Mikael laissa échapper la pioche.

« Travaille, Crottin Sec », lui dit Eberwolf en s’éloignant, avec un regard de défi à Eloisa.

Mikael tomba à genoux, sur la terre remuée. Un rayon de soleil fit briller des larmes sur ses joues.

Eloisa se tourna vers sa mère. Agnete, croisant le regard de sa fille, articula : « Il est fort ». Mais ses yeux disaient le contraire.

Mikael, lentement, tendit la main vers la pioche. Il essaya de la prendre. Mais sa main ne pouvait pas serrer le manche, un de ses doigts lui faisait très mal. Quand Eberwolf l’avait soulevé de terre, il avait entendu un craquement puis senti une chaleur brûlante. Il savait que tous le regardaient. Et qu’Agnete et Eloisa s’attendaient à ce qu’il se relève et travaille comme les autres. “Mais moi je ne suis pas fort comme eux”, pensa-t-il. Il resta là, à genoux. Puis baissa la tête.

Autour de lui, les paysans reprirent le travail.

Mikael les entendait mais ne bougeait pas. Il resta immobile, à genoux, la main sur le manche de la pioche. Il n’était plus qu’un ramassis inerte de douleur. Sans plus de larmes ni de pensées.

Eloisa, tout en travaillant, se retourna plusieurs fois dans la journée pour voir ce qu’il faisait. Elle espérait qu’il allait se relever. « Tu es fort », répétait-elle tout bas, comme pour s’en convaincre elle-même.

Mais Mikael ne bougeait pas. Bientôt, il lâcha même la pioche. Il fixait les gants de lapin cousus par un enfant qui était mort à son âge. Il fixait encore ces gants, quand le vieux Zacharias annonça la fin de la journée.

Agnete et Eloisa s’approchèrent.

Mikael s’attendait à ce qu’Agnete le gronde.

Au lieu de cela, elle tendit la main et lui caressa la tête. Puis elle dit : « Il est temps de rentrer à la maison, Mikael ».

Il fut secoué d’un unique et profond sanglot.

Au retour, Agnete lui ôta les gants et déroula ses bandes. L’index de sa main gauche était violacé et gonflé. Agnete regarda Eloisa et lui dit : « Emmène-le au torrent ». Puis elle s’adressa à Mikael : « Garde la main dans l’eau. Au début, tu vas la trouver froide, après elle commencera à te faire mal parce qu’elle deviendra glacée. Mais résiste, ça durera pas longtemps. Une fois que ce sera passé, la douleur disparaîtra et tu ne sentiras plus rien. À partir de ce moment-là, tu compteras jusqu’à trois cents avant de retirer ta main. Tu sais compter ? »

Mikael hocha la tête.

« Jusqu’à combien ?

— Jusqu’à cinquante.

— Alors tu comptes six fois jusqu’à cinquante. T’entends ?

— Et après ?

— Après tu reviens tout de suite à la maison, sans traîner.

— Et après ?

— Après, je soignerai ton doigt. Il est cassé. » Agnete se tourna vers ses flacons d’herbes. « Maintenant, vas-y. »

Mikael hésitait. Il fixait Agnete, occupée à mettre dans le pilon de longues fibres de saule. « Je suis désolé… », lui dit-il enfin.

Agnete se retourna. « De quoi ? »

Mikael baissa les yeux et ne dit pas un mot.

« Allons-y, gros bêta », dit Eloisa en lui tapotant l’épaule.

Dehors, Mikael regarda autour de lui comme s’il craignait un guet-apens. Il suivit Eloisa en retenant son souffle. En rasant les baraques, ils entendirent dans l’une d’elles des voix de garçons qui riaient et criaient. Mikael tressaillit et se rencogna dans une grange.

« Qu’est-ce qui te prend ? dit Eloisa. C’est encore des imbéciles qui boivent la bière de leurs parents.

— Eberwolf aussi ?

— Ce crétin-là aussi, bien sûr. »

Mikael se rencogna encore davantage.

« Sors de là, dit Eloisa.

— Non.

— Sors de là, gros bêta. Il faut aller au torrent.

— Non, je reste ici. »

À ce moment-là, la porte de la baraque s’ouvrit et trois grands gaillards, dont Eberwolf, sortirent dans un grand chahut. Ils chancelaient, riaient sans raison en se donnant de grandes claques sur l’épaule et jouant à qui roterait le plus fort.

« Cache-toi », chuchota Mikael à Eloisa.

Eloisa ne bougea pas. Dans l’herbe, près de la grange, la lune l’éclairait.

Eberwolf et les autres ne la virent pas. Tenant à peine debout, ils pissèrent en riant encore et s’éloignèrent dans la rue du village.

« Allons-y », dit Eloisa quand ils furent loin.

Mikael sortit de sa cachette et la suivit en silence. Au torrent, il plongea la main dans l’eau. Comme l’avait dit Agnete, elle lui sembla d’abord froide, puis devint glacée et lui fit encore plus mal, mais enfin la douleur passa. Alors il compta.

Eloisa répétait les chiffres en même temps que lui.

« Tu sais pas compter ? lui demanda Mikael.

— Seulement jusqu’à quarante-neuf, répondit-elle.

— Alors, c’est facile. Il suffit que tu dises cinquante… » Mikael s’arrêta et la regarda.

La petite fille riait. « T’es vraiment un gros bêta. Si ma mère sait compter jusqu’à trois cents, moi aussi je sais compter jusqu’à trois cents.

— Mais alors, pourquoi elle ne t’a pas demandé à toi de compter ?

— Parce que c’est ta main, pas la mienne. »

Mikael recommença à compter, sans comprendre le sens de la réponse d’Eloisa. Mais avant de finir, il s’interrompit de nouveau : « Moi, je suis pas fort comme vous…

— C’est ce que je pense aussi », dit Eloisa.

Mikael courba les épaules.

« Mais tu y arriveras. C’est pour ça que ma mère t’a donné les gants de son Niklas. »

Mikael resta silencieux quelques instants. « C’est les gants d’un mort. Un qui n’y est pas arrivé.

— Eh bien toi, tu y arriveras, dit Eloisa, agacée. Et maintenant, sors ta main de l’eau, tu dois en être à cinq cents à force de dire des bêtises. » Elle se releva. « Tâche de pas te cacher dans toutes les granges du village. Il faut vite rentrer à la maison.

— Pourquoi ?

— Parce que ton doigt doit être froid pour qu’on puisse le réparer.

— Et comment on le répare ?

— Marche. » Sur ces mots, elle partit vers la baraque d’un pas vif.

Aussitôt qu’ils furent rentrés, Agnete saisit le doigt de Mikael d’une main tout en lui bloquant le poignet de l’autre. Puis elle tira, avec violence, comme pour le lui arracher.

Mikael hurla. Et entendit un craquement. Puis il sentit une chaleur, mais différente de celle qu’il avait ressentie quand le doigt s’était cassé.

Sans prêter garde à ses gémissements, Agnete fixa deux petites attelles de pin noir de chaque côté du doigt, y étala un emplâtre de saule et le banda serré d’un tissu fin. Puis elle soigna ses plaies sur les mains. Pour finir, elle lui enfila de nouveau les gants de lapin, encore tachés de sang.

Ils se mirent à table, prièrent et dînèrent sans parler.

À la fin du repas, Mikael dit à Agnete : « Je suis désolé…

— De quoi ? lui dit-elle.

— Je vous ai fait honte… », répondit Mikael.

Agnete réfléchit quelques instants. Puis elle leva la tête et planta ses yeux dans ceux de Mikael. « Ne pense pas à moi. Pense à toi, gamin. C’est ça le secret. Tu te souviens de ton rat ? Tu continues à croire qu’il t’a abandonné. Mais lui, il suivait son chemin. Il n’avait rien contre toi. Change ta manière de penser, ou ta vie ne dépendra plus de toi. T’as compris ? »

Mikael avait les yeux dans le vide.

« Non, t’es pas intelligent, j’en ai bien peur », dit Agnete.

Eloisa eut un petit rire.

« Et l’âne de braire, tout content », dit Agnete.

Mikael sourit.

Eloisa, vexée, le foudroya du regard. « Crétin !

— Arrêtez de roucouler, tous les deux, c’est l’heure de dormir », dit Agnete. Elle souffla la chandelle et chacun rejoignit sa couche.

« Bonne nuit, crétin », dit Eloisa.

Mikael sourit. Mais aussitôt Eberwolf lui revint à l’esprit. Cette seule pensée lui serra l’estomac. Il plissa fort les yeux en essayant de chasser son image, mais il n’y arrivait pas. C’était comme s’il était aspiré dans un gouffre où il n’y avait qu’Eberwolf, rien d’autre. Il imaginait qu’avec sa force il lui cassait de nouveau le doigt.

Mikael finit par sentir la fatigue et pria pour s’endormir vite. Mais son doigt recommença à le faire souffrir, sous la bande. Une douleur sourde, violente, qui se répercutait dans tout son corps. Le souffle court et les yeux remplis de larmes, il repensa au moment où il s’était caché dans la grange, tandis qu’Eloisa impassible était restée bien en vue, éclairée par la lune. Une fille qui avait son âge.

“J’y arriverai jamais, se dit-il. Et Hubertus non plus.” Il fondit en larmes, avant que la fatigue ne l’endorme enfin.

Il rêva d’Hubertus qui se traînait, blessé, dans la cour du château en flammes, et tentait de se cacher sous les jupes de sa mère morte. Eberwolf, à cheval, avait flairé l’odeur d’Hubertus et se précipitait vers la mère de Mikael. Soulevant sa jupe, il glissait sa main aux doigts longs et coupants entre ses jambes. « Je t’ai attrapé, Crottin Sec ! », rugissait-il en sortant des jupes de sa mère Mikael qui avait un lacet rouge autour du cou comme Hubertus. Alors le rat Eberwolf ouvrait la gueule et s’apprêtait à lui couper la tête, comme l’épée du bandit Agomar avait coupé celle de son père.

Il se réveilla en hurlant.

Agnete, au-dessus de lui, tentait de l’immobiliser. « Regarde ce que t’as fait », lui dit-elle en hochant la tête. Les attelles s’étaient cassées. Elle lui ôta les gants et vit qu’une attelle s’était plantée dans sa paume. Quand elle l’eut extraite, elle refit son pansement.

« Aujourd’hui, tu distribueras à manger. T’es dispensé de travail », dit-elle.

Ils sortirent.

À peine avaient-ils fait quelques pas dans la rue principale que Mikael vit Eberwolf et ses amis. Ils l’attendaient, assis les jambes pendantes sur une clôture, et le montrèrent du doigt.

Mikael était pétrifié.

« Fais comme si de rien n’était », lui dit Eloisa, qui s’en était aperçue.

Mais il ne pouvait pas bouger. Il imaginait Eberwolf avec une énorme tête de rat et des dents ensanglantées.

Eberwolf descendit de la clôture et cria : « Je viens te chercher, Crottin Sec ! »

Alors, la vue de Mikael s’obscurcit et tout devint noir, rempli d’éclairs. Il eut peur de la douleur physique qu’il ressentirait à nouveau. Il savait qu’il ne tiendrait pas le coup, et se dit qu’il en mourrait.

Il se mit à courir, sans savoir où il allait. Tout ce qu’il savait, c’était qu’il ne pouvait pas affronter encore une fois Eberwolf. Ses jambes maigres moulinaient sur l’herbe à une vitesse incroyable. Ses pieds s’enfonçaient dans la boue, ses chevilles se prenaient dans les ronces, ses genoux se blessaient sur les pierres chaque fois qu’il tombait. Mais Mikael ne s’arrêtait pas. Il courait vers la montagne. Il entendait qu’on l’appelait et crut reconnaître la voix d’Eloisa. Et celle d’Agnete. Mais il entendait surtout Eberwolf qui le poursuivait en soufflant et en maugréant.

Mikael se jeta dans la forêt. Les branches de hêtre lui griffaient le visage. Les aiguilles de sapin lui entraient dans les yeux. Mais il ne s’arrêta pas. Il savait qu’il ne pouvait ni s’arrêter ni se retourner. Et il continua à monter, pénétrant dans la forêt, qui devenait de plus en plus épaisse et sombre.

Au bout d’un moment qu’il n’aurait pas su mesurer, il tomba sans force au pied d’une grosse souche. Il regarda autour de lui en pleurant, le souffle coupé. Il ignorait où il était. Il resta là, la tête vide, écoutant le battement fou de son cœur qui cognait à ses oreilles.

Puis sa respiration se calma peu à peu, et il entendit alors une voix, plus bas. Une voix effrayante.

« T’es où, Crottin Sec ? hurlait la voix. Sors de là, je te ferai rien ! »

La voix d’Eberwolf.

Ils étaient seuls dans la forêt.

Mikael se releva et reprit sa course dans la montée. Il tombait, s’accrochait aux racines, pleurait, en suppliant qu’Eberwolf ne le rattrape pas.

Il monta, monta, monta.

Il se retrouva dans un couloir étroit et raide, au fond duquel l’eau gouttait. Les rochers étaient glissants et acérés. Mikael continua de grimper, jusqu’au moment où il n’eut plus une miette de force dans le corps. Sa vue se brouillait. Il allait mourir là.

En levant la tête vers le ciel, comme pour prier, il eut la sensation d’une lumière : le bois s’ouvrait. Il devina une forme effrayante et familière. À quatre pattes, il progressa jusqu’à une petite clairière. Alors apparut devant ses yeux l’immense et terrible colonne de roche qui montait jusqu’au ciel, qu’il reconnut aussitôt.

« Le doigt de Moïse… », dit-il avec les dernières forces qui lui restaient. Alors il s’abandonna à la fatigue.

16

« Je l’ai pas trouvé », haletait Eberwolf en sortant du bois, en bas de la montagne où les autres l’attendaient. Ce maudit gamin court comme un lièvre !

— Et toi, comme un cochon ! », dit Eloisa.

Eberwolf serra les poings. Il avait déjà subi l’humiliation d’être envoyé à la recherche de Mikael parce qu’Agnete avait discuté avec son père. Supporter les insultes d’Eloisa, c’était trop. « J’y peux rien si Crottin Sec fait dans son froc, dit-il.

— T’es qu’un imbécile. Un imbécile ! », cria Eloisa.

Agnete avait fait un pas en avant, pour arrêter sa fille, mais Eberwolf saisit Eloisa par le poignet. « Tais-toi !

— Tu me fais mal ! », gémit celle-ci. Pour se dégager, elle le frappa au visage.

Tout se passa en un instant. Avant que quiconque puisse intervenir, Eberwolf perdit la tête et, le regard noir, poussa Eloisa si fort qu’il la projeta presque dans les airs.

Elle retomba sur le dos, se fit mal et gémit. Mais elle se releva aussitôt, découvrant ses dents blanches et régulières. « À toi de faire dans ton froc, espèce de lâche ! cria-t-elle en brandissant les poings.

— Tire-toi de là, putain ! grogna Eberwolf.

— Je te déteste, Eberwolf ! cria Eloisa. Et je te détesterai toujours ! » Puis, voyant que tous étaient accourus, elle s’adressa aux amis d’Eberwolf. « Vous avez vu ? C’est un lâche ! »

L’autre, sous les regards désapprobateurs, baissa la tête en rougissant. Il se tourna vers ses amis, esquissant un sourire. Mais aucun ne souriait. Certains détournèrent le regard, d’autres s’en allèrent.

Agnete s’approcha de sa fille et la retint par le bras. « T’es vraiment allée trop loin », dit-elle tout bas.

Le père d’Eberwolf, le maréchal-ferrant Ahlwin, un homme gigantesque, avança alors vers son fils et lui mit une violente gifle. Il lui ordonna de rentrer à la maison et de ne plus se montrer de toute la journée.

Eberwolf s’éloigna, le visage sombre, courbé, les poings serrés.

Agnete éprouvait une désagréable sensation de peur. « T’es vraiment allée trop loin », répéta-t-elle.

« Allez, braves gens, au travail ! », annonça le vieux Zacharias.

L’un après l’autre, les villageois prirent leurs outils pour aplanir maintenant le champ de Gregor et Emöke. Mais ils étaient distraits, certains se retournaient vers la silhouette puissante d’Eberwolf, qui marchait lentement vers chez lui, tandis que d’autres regardaient les bois épais du Mezesnig où Mikael avait disparu.

« Mets-toi au travail, dit Agnete à sa fille.

— Et Mikael ? demanda Eloisa, préoccupée.

— Il reviendra.

— Quand ?

— Quand il aura vaincu sa peur.

— Et s’il se perd ?

— Il se perdra pas.

— Comment vous pouvez le savoir, mère ? »

Agnete ne répondit pas. Elle regarda la montagne, abrupte, dangereuse, peuplée d’animaux féroces. Sillonnée de dizaines et de dizaines de couloirs qui ouvraient sur des précipices rocheux.

« Mère…, insista Eloisa.

— Il reviendra », coupa Agnete. Elle s’empara d’un grand râteau et s’éloigna, pour ne pas mentir encore. Elle ne savait pas si Mikael reviendrait. C’était facile de se perdre dans la forêt. Facile de tomber dans une crevasse. Et difficile d’y passer la nuit. Même pour eux, qui connaissaient la montagne.

« Non », dit Eloisa tout bas.

Agnete s’était approchée du curé. « Dites une prière pour le gamin », lui dit-elle.

Frère Timotej acquiesça et tourna lui aussi les yeux vers la montagne, impénétrable et sauvage.

« Non », répéta Eloisa d’une voix adulte. Et comme personne ne la regardait, elle se cacha derrière un buisson de mûres et alla discrètement jusqu’à la baraque d’Eberwolf. Elle le vit immobile, devant la porte, le regard fixé sur la montagne et la joue encore rouge de la gifle de son père.

« Qu’est-ce que tu veux ? demanda Eberwolf d’un ton agressif quand il la vit.

— Où t’as vu Mikael la dernière fois ?

— Dans le couloir des coulemelles, répondit le garçon, les yeux toujours tournés vers la forêt.

— Et après ?

— Et après quoi ? Après je l’ai perdu, espèce de gamine idiote.

— Il a pas laissé de traces ?

— Il est léger comme un lapin, il laisse pas beaucoup de traces. À un moment donné, il a dû tourner à gauche.

— Où ça ?

— Tu vois où il y a ce rocher coupé en deux, avec un pin noir qui pousse dedans ?

— Oui.

— Là, il a tourné à gauche. Après, j’ai plus trouvé de traces. » Eloisa s’éloigna d’un pas décidé. Au pied de la montagne, la forêt était constituée de hêtres qui poussaient tordus, coupés régulièrement à la base par les habitants de la Raühnvahl pour se chauffer. C’était un bois ordonné, régulé par la main de l’homme. Par terre, un doux tapis de feuilles.

Eloisa commença à monter, pas trop vite, regardant sur le sol à la recherche de traces. Elle vit un petit buisson de houx dont quelques rameaux étaient cassés. Puis un groupe de fougères piétinées par une course fougueuse. Mikael était sûrement passé par-là. Elle atteignit rapidement le couloir où les coulemelles poussaient en abondance. Elle nota une vesse-de-loup, encore blanche, écrasée sous les pieds de Mikael. Elle vit une petite famille de coprins. Et un grand chapeau d’amanite.

Eloisa s’arrêta. « T’es où, gros bêta ? », dit-elle tout bas. Puis elle sentit une brûlure dans sa poitrine. Elle serra les poings et les lèvres, presque rageusement, pour résister à cette sensation angoissante.

Elle recommença à grimper. Les hêtres faisaient place à une forêt touffue de mélèzes et de sapins. La montée était de plus en plus difficile et pentue à mesure que le couloir se resserrait. Eloisa peinait à avancer, glissant sur des racines couvertes de mousse cachées dans le sous-bois épineux d’aiguilles sèches et de fougères. Elle trébucha. Tomba en avant. Elle sentit des aiguilles de sapin lui entrer dans la paume. Elle avait le souffle coupé. En regardant vers le haut, elle vit qu’une centaine de verges la séparaient encore de la fin du couloir des coulemelles. Ce pénible sentiment de désespoir qui brûlait sa poitrine augmenta. Elle se releva, serra les poings et se frappa avec rage sur le sternum. Puis elle recommença l’escalade du couloir, qui mesurait maintenant à peine deux brasses de large. Elle progressait à grand-peine, attentive à ne pas glisser, s’agrippant aux racines, posant seulement la pointe du pied sur les pierres couvertes de mousse. Elle finit par atteindre la fin du couloir.

Le souffle court, elle se retourna. Puis regarda de nouveau au-dessus d’elle, dans l’enchevêtrement de sapins et de mélèzes luttant pour accéder à la lumière qui leur permettrait de survivre. Elle n’était jamais allée plus loin. Il était défendu à tous les enfants d’entrer dans la forêt proprement dite. Même les chasseurs ne s’aventuraient qu’en groupe au-delà de cette frontière sombre et sauvage. Et toujours armés.

« Mikael ! hurla-t-elle. Mikael ! »

Mais aucun son, aucune réponse ne viola le profond silence qui suivit l’écho de sa voix de petite fille qui criait, sans le savoir, sa propre peur.

Eloisa sentit les larmes monter. Ses lèvres trembler, tandis qu’elle s’empêchait de pleurer.

« Espèce d’idiote ! », s’écria-t-elle d’une voix cassée par la colère et la peur. « Espèce d’idiote… », murmura-t-elle, la respiration coupée, en faisant un premier pas vers la roche fendue en deux, à l’intérieur de laquelle poussait, tout tordu, un pin noir.

Eberwolf avait dit qu’ensuite il avait perdu la trace de Mikael. Mais Eberwolf était un imbécile, se répétait Eloisa en montant et en se frayant un chemin dans l’entrelacs de branches épineuses au-delà duquel régnait la loi des bêtes féroces.

Au début, elle percevait encore la vibration sourde des cloches de Notre-Dame des Neiges qui scandaient les heures des travaux des champs et de la prière. Mais plus aucun son ne pénétrait maintenant cette pénombre épaisse où les animaux se déplaçaient en silence. Pour éviter d’être tués. Ou pour tuer. Elle monta.

Où fallait-il aller ? À droite ? À gauche ? Elle s’arrêta. Tendit l’oreille. Mais elle n’entendait que son cœur cogner. Rythmer la fatigue de l’ascension. Rythmer sa peur d’être seule dans la forêt. Et son angoisse pour Mikael.

« Mikael…, murmura-t-elle, où tu es ? » Tout bas, frissonnante d’effroi.

Elle tourna à gauche, à l’endroit décrit par Eberwolf. Continua sa montée, à la recherche de traces. Elle marcha pendant un temps qui devait équivaloir à une heure, calcula-t-elle, sans rien trouver qui indiquait le passage de Mikael. Il était léger comme un lapin, se dit-elle, repensant à la phrase d’Eberwolf. Sauf que même les lapins laissent des traces. Mikael n’était pas passé par-là. Elle en était sûre. C’était obligé. Alors elle revint sur ses pas, glissant dans la descente. Et là où elle avait tourné à gauche, elle alla à droite et reprit son ascension.

Après cent verges à peine, elle trouva le grand chapeau d’un cèpe. L’intérieur charnu du champignon était devenu entièrement rouge. Ce qui voulait dire que beaucoup de temps s’était écoulé depuis qu’on l’avait piétiné, car Eloisa savait qu’au début il devenait bleu. Mais elle ressentit quand même de l’excitation. Elle le tourna entre ses mains. Ça ne pouvait pas être un chevreuil. Il aurait laissé l’empreinte de son sabot. Donc c’était Mikael.

Elle retrouva soudain de la force. L’espoir balaya ce sentiment d’oppression dans sa poitrine, sa peur. Elle courut presque, indifférente aux branches qui griffaient sa peau. Elle aperçut un rocher pointu. Avec du sang. Mikael avait dû tomber et se blesser. Elle était sur la bonne voie, pensa-t-elle, tout excitée. Elle s’agenouilla près de la pierre. Déplaça le mince manteau d’aiguilles sèches. Et découvrit dans le terrain l’empreinte, presque entière, de la main de Mikael. Elle n’était pas très précise, puisque Mikael portait des gants, mais c’était clairement une main.

« Mikael ! », cria-t-elle, en riant presque.

Tout à coup, elle sentit la terre trembler derrière elle. Puis un froissement de branches et un violent branle-bas. Tout près. Trop près. Elle se retourna, effrayée, le cœur au bord des lèvres.

Un animal énorme, très rapide et puissant, apparut entre les arbres à deux pas d’elle. Il venait droit sur elle.

Eloisa cria et tomba en arrière, couvrant son visage de ses mains.

Au dernier moment, l’animal fit un écart. Il souleva une motte de terre humide.

Elle leva les yeux. C’était un cerf. Elle comprit que c’était une femelle puisqu’elle n’avait pas de bois. Pendant que l’animal s’enfuyait, Eloisa retrouva son calme. Sa frayeur n’était pas apaisée qu’une question terrible lui fit monter le sang à la tête. Qu’est-ce qui avait fait fuir la biche ? Quel animal était capable de terroriser une biche haute comme un cheval ?

Elle se recroquevilla, tendit l’oreille, regarda autour d’elle. Elle avait vraiment peur, maintenant. Apercevant un grand rocher où s’ouvrait une fente étroite, elle s’y dirigea sur la pointe des pieds et se rencogna à l’intérieur, les yeux écarquillés. Une longue branche sèche, cassée par la course de la biche, était tombée par terre, à quelques pas de la fente. L’extrémité cassée était pointue. Elle se glissa à l’extérieur, s’empara de la branche et se glissa de nouveau dans sa cachette.

Elle resta là, immobile. Plus une pensée ne traversait son esprit. Elle était pétrifiée, plaquée contre la roche.

Il commençait à faire sombre. L’obscurité descendait plus vite dans la forêt.

Eloisa sentit d’abord l’odeur, âcre, acide, insupportable. Puis des pas feutrés. Prudents. Ensuite, le souffle de l’animal. Elle serra furieusement les mains autour de son bâton pointu. L’écorce sèche s’émietta entre ses doigts. Elle ne bougea pas, ne pensa pas. N’eut envie ni de pleurer ni de crier.

Il devait être jeune, se dit-elle quand elle l’aperçut à quelques pas d’elle. Il avait de longues canines encore blanches.

Le loup gris, de grosses touffes de poil laineux encore accrochées à son pelage après la mue printanière, avançait prudemment. Il s’arrêtait par moment, le corps tendu, levait la tête et humait l’air. Il couchait ses oreilles en arrière et soudain les tournait, dressées en avant. Sa langue, épaisse et rouge, couverte d’une bave blanche écumeuse, pendait entre ses mâchoires. Il avait dû courir derrière la biche, et il était sûrement fatigué, assoiffé et frustré. Poussé par la faim aussi, pour attaquer seul une si grande biche.

Eloisa écarquillait les yeux, retenait sa respiration. Son cœur avait cessé de battre.

Le loup s’approcha furtivement de la pierre où Mikael s’était blessé. Il la renifla, lécha le sang séché. Il émit un râle étouffé, comme font les loups avant de hurler. Lécha encore le sang. Retroussant ses babines, il découvrit ses dents et rongea la pierre, avant de renifler autour. Il avait humé l’empreinte de la main de Mikael. Il leva le museau et remonta un instant vers la cime du Mezesnig, comme s’il suivait une trace, mais s’arrêta après quelques pas. Après un râle sourd, il fit demi-tour et revint à l’empreinte de Mikael. Et cette fois, à pas prudents, le nez à terre, arriva à la fente dans le rocher. Ses poils se dressèrent sur son dos, sa croupe s’arqua et il encastra entre les pierres sa tête effrayante, découvrant ses dents dans un grognement terrible.

Eloisa hurla.

Le loup enfila son museau dans la fente, avec férocité.

Eloisa projeta son bâton vers l’avant. Elle sentit le choc avec l’animal.

Le loup émit un glapissement de douleur et de surprise. Il recula d’un pas. Puis revint à l’attaque, la gueule ouverte.

Eloisa lui porta un nouveau coup, avec toute la force du désespoir.

Mais le loup ne recula pas, et mordit le bois.

Eloisa sentit combien il était fort. Elle tira le bâton vers elle, pendant que le bois craquait entre les dents de l’animal. Puis elle frappa encore. Et encore, et encore.

Le loup grognait et rugissait, bavant, résistant à la douleur des coups, mordant à l’aveuglette.

La branche se cassa.

Le loup recula et cracha le bout de bois qu’il avait mordu. Il perdait du sang par la bouche, les babines et le poil, entre les yeux.

Il lécha ses babines blessées, se plaqua au sol et se prépara à attaquer.

Alors Eloisa hurla, de toutes ses forces.

« Eloisa ! entendit-on plus bas dans la vallée. Eloisa ! »

Le loup se dressa sur ses pattes, surpris.

« Mère ! Mère ! cria Eloisa, cédant aux pleurs.

— Eloisa ! appela encore sa mère avec angoisse. T’es où ?

— Mère !

— Où tu es, Eloisa ? cria Agnete du plus fort qu’elle put.

— Mère ! » La voix de la petite fille s’étranglait, envahie par la terreur.

« J’arrive ! N’aie pas peur ! Continue de parler, comme ça je sais où tu es ! », cria Agnete d’un point indéfini de la forêt, en contrebas.

Le loup attaqua. Mais faiblement.

Eloisa réussit à le faire reculer encore. « Mère !

— Me voilà ! Je t’entends ! Me voilà !

— Il y a… il y a un…

— Je sais, mon petit, dit Agnete, la gorge nouée. Il ne te fera rien, tu verras !

— J’ai peur !

— Non, il ne te fera rien, j’arrive !

— C’est un loup, mère !

— Je sais ! »

Soudain, un peu plus bas, Eloisa aperçut une lueur. Puis, distinctement, une torche. Elle vit sa mère qui faisait tournoyer la torche, illuminant les yeux rouges du loup.

L’animal recula et se réfugia dans la végétation.

Agnete atteignit l’entrée de la fente et se plaça devant, agitant la torche de façon menaçante en direction du loup. Elle ramassa une pierre, fit deux pas en avant comme pour bondir sur lui avec la torche, et lança la pierre de toutes ses forces.

Le loup poussa un cri effrayant quand la pierre le frappa dans les côtes puis, face à l’avancée du feu, il fit demi-tour et disparut dans les bois. Quand il fut loin, on l’entendit hurler à la mort.

« Partons vite, mon petit, dit Agnete. Il va revenir. »

Elles descendirent rapidement, sans parler, trébuchant et se relevant, jusqu’au moment où elles entendirent des voix.

« On est là ! cria Agnete. On est là ! »

Les hommes arrivèrent, les armes à la main.

Le loup, qui les avait suivies, hurla tout près.

« Vous êtes saines et sauves, grâce à Dieu, dit frère Timotej. Maintenant, il n’aura plus le courage d’attaquer. Nous sommes trop nombreux. »

Le silence descendit. Tous pensaient la même chose mais personne n’osait parler.

« Et Mikael ? », demanda d’une petite voix Eloisa, qui y avait pensé aussi.

Agnete ne répondit pas.

« Il fait trop noir pour continuer à chercher », dit un des hommes.

Les autres hochèrent la tête.

Tandis qu’ils redescendaient dans la vallée, Eloisa pleurait sans bruit.

Agnete s’en aperçut. « C’est la troisième fois que tu risques la mort pour ce gamin. Tu l’as sauvé de l’incendie, tu es tombée malade parce que tu voulais te laver, et maintenant tu te fais dévorer par les loups…, dit-elle, furieuse. Il t’a donc ensorcelée ? »

Eloisa renifla et marcha sans répondre jusqu’à ce qu’elles soient rentrées. « Il est pas comme les autres », dit-elle alors.

“Je sais bien, pensa Agnete en se retournant vers la cime à présent noire du Mezesnig. C’est un prince.”

17

« Oh, regarde un peu qui est là ! », s’exclama à l’aube le vieux Raphael, à la lisière de la clairière où se dressait sa petite cabane. « Je me serais contenté de quelques champignons mais voilà que j’ai trouvé un gamin », ajouta-t-il en riant.

Mikael ne pouvait plus bouger. Il était gelé.

« N’en fais pas toute une histoire, lui dit Raphael. On est au printemps. » Il lui donna un petit coup de bâton.

Mikael se leva. Il regarda la colonne de roche au-dessus de lui, le Doigt de Moïse. Et plus bas, la cabane du vieil homme. “La tanière du dragon”, comme disait Agnete.

« T’as de la chance, continua Raphael. T’étais le repas rêvé pour les loups. » Il le prit par l’épaule et ils se dirigèrent vers la cabane. « Mais on dirait que tu es destiné à survivre. Tu as échappé à un massacre… tu as échappé à la trappe d’Agnete… et maintenant tu as échappé aux loups. » Ils arrivèrent à la cabane. Raphael ouvrit la porte. « Apprends à considérer la vie comme un don précieux et pas comme une chose de rien, comme font les imbéciles et les désespérés », dit-il en le poussant à l’intérieur.

Ils s’assirent à une petite table. Raphael coupa deux tranches de pain noir et étala sur chacune d’elles une abondante couche de lard.

Mikael mangea avec avidité. Quand il eut fini, le vieux sourit avec satisfaction et lui offrit aussi sa propre tranche. Mikael ne se fit pas prier. Raphael lui fit alors boire une tasse de bouillon de poule chaud, gras et parfumé.

« Et maintenant, dis-moi ce qui t’a fait t’enfuir de chez Agnete… parce que tu t’es enfui, pas vrai ? lui demanda-t-il.

— Oui, dit Mikael.

— Et qu’est-ce qui peut pousser un garçon à fuir une femme aussi bien qu’elle ? », continua Raphael.

Mikael était réconforté par la voix profonde de cet homme, qui ne lui inspirait aucune peur, et le mettait même à l’aise. « Je fuyais pas Agnete.

— Ah non ? Et qui, alors ?

— Eberwolf.

— Je devrais le connaître ? C’est un dragon ?

— C’est un garçon…, dit Mikael tout bas. Un peu plus vieux que moi. »

Raphael acquiesça sérieusement. « Je comprends.

— Très fort », ajouta Mikael.

Raphael acquiesça encore et répéta : « Je comprends.

— Il en a après moi », dit Mikael. Il lui était facile de parler avec ce vieil homme. « Il m’a cassé le doigt, et si je ne m’étais pas sauvé…

— D’accord, d’accord, l’interrompit Raphael, tout est clair. » Il fixa intensément Mikael. « Ton dragon n’est qu’un garçon costaud et tyrannique plein de muscles.

— On dirait presque un homme.

— Un dragon qui a presque l’air d’un homme. » Raphael acquiesça et resta silencieux.

Mikael resta muet lui aussi, regardant l’écuelle vide. Pour finir, il dit : « J’ai peur de lui.

— C’est évident. Et tu dois avoir très peur pour risquer de te faire dévorer par les loups plutôt que de l’affronter.

— J’ai pas…

— Et tu en auras peur toute ta vie, pour toujours. Non ? »

Mikael resta la tête basse, à réfléchir. « Peut-être qu’il en aura assez de me tourmenter, dit-il enfin.

— Ah, voilà. Il faut espérer que ce… Elderstoff…

— Eberwolf.

— Il faut attendre qu’Elderstoff se lasse, je comprends.

— Eber…

— Gamin, j’ai pas envie de prononcer son nom. » Raphael se pencha vers Mikael. « Je voudrais pas qu’il commence à me faire peur à moi aussi. »

Mikael se sentit mortifié. « Qu’est-ce que je peux y faire ? Moi, il me fait très peur.

— Tu penses pas que tu pourrais réagir ?

— Et comment ?

— D’abord, en observant la nature, répondit Raphael. Regarde le chef de la meute des loups. Il est grand et fort, et dès que les louveteaux s’approchent de lui il les mord, parfois férocement. Dis-moi, pourquoi il fait ça ?

— Parce que c’est un lâche.

— Ne raisonne pas comme si c’était des êtres humains. Les animaux sont ce qu’ils sont. Le bien et le mal n’existent pas pour eux », dit Raphael en ouvrant ses longues mains. « Le chef de meute qui veut rester chef doit convaincre tous les autres qu’il est le plus fort. Il laisse la marque de ses dents dans la chair des louveteaux pour qu’ils grandissent en ayant peur de lui. Et quand ils seront grands et forts à leur tour, et qu’ils l’attaqueront, ils se rappelleront ses morsures et redeviendront pour un instant des louveteaux faibles et sans défense. Ça lui donnera un avantage pour se battre. Tu comprends ? »

Mikael acquiesça, fasciné par ce récit.

« Ton Elderstoff ne sait pas pourquoi il se comporte comme ça. C’est sûrement un imbécile. Mais il a l’instinct animal. Toi, tu devras toujours avoir peur de lui. En tout cas, c’est ce qu’il essaie de te mettre dans la tête, sans le savoir. » Le vieil homme fit une pause et eut un sourire béat. « Comme Eloisa. Toute ta vie tu seras persuadé qu’elle est plus capable que toi. »

Mikael rougit violemment.

Raphael éclata de rire. « Oui, ça sera comme ça… mais c’est pas forcément un mal, puisque c’est une petite fille honnête et qu’elle a bon cœur. » Il sourit encore. « Mais c’est un peu tôt pour parler de femmes. » Il lui ôta ses gants. « Parlons plutôt de tes mains. Qu’est-ce que tu as fait ? »

Mikael gémit. « J’ai pioché la terre. »

Raphael hocha la tête, consterné. « Comment peux-tu être aussi incapable ? » Il se leva et lui fit signe de le suivre dehors.

Ils allèrent à l’arrière de la cabane, où Raphael ouvrit deux solides battants de bois. Dedans, il y avait des outils de paysan.

« Alors, dit le vieil homme, la pioche, la houe, la faux et la faucille, la fourche, le râteau et quelques autres outils sont pour un paysan ce que sont l’épée, la lance, le poignard, la hache et la masse d’armes pour un guerrier. » Il empoigna la faux. Se baissant sur ses jambes, il la fit tournoyer autour de lui et faucha une bande d’herbe à la perfection. « Il faut de la force et de la grâce à la fois, du cœur et de la technique. Et surtout, un bon paysan, comme un bon guerrier, est capable dès le lendemain de livrer une autre bataille. Que tu sois un paysan ou un guerrier, tu te coucheras épuisé, peut-être même blessé, mais la nuit doit te suffire pour qu’au chant du coq, tu sois un nouveau paysan ou un nouveau guerrier. T’as compris ?

— Non », dit Mikael.

Raphael soupira et remit la faux à sa place. « Ils se demandent tous si t’es intelligent. Tu t’en es aperçu ?

— Oui, répondit Mikael la tête basse, humilié.

— Reconnaître qu’on n’a pas compris est plus intelligent que faire semblant d’avoir compris. C’est déjà quelque chose, mais ça ne suffit pas. Tu dois faire un peu plus.

— Quoi ?

— Couper les fils de la peur.

— Comment on fait ?

— Commence par ne pas distribuer autour de toi le peu de pouvoir que tu as. »

Mikael resta bouche ouverte et ne dit rien. « J’ai pas compris, dit-il enfin.

— Ne laisse pas à Elderstoff le pouvoir de commander ta vie. » Mikael hocha la tête, désespéré. « Je comprends pas…

— La pioche, Mikael, c’est toi qui dois la tenir ! Voilà ce que ça veut dire. »

Mikael acquiesça.

Alors Raphael prit une pioche. « C’est par-là qu’on va commencer, demain : comment on se sert d’une pioche. » Il regarda Mikael. « Maintenant tu vas aller dormir, pendant que je descendrai dans la Raühnvahl avertir Agnete que tu es ici. Et si cette femme veut bien m’écouter, tu resteras quelque temps avec moi. Alors tes mains ne saigneront plus et tu seras devenu un paysan digne de ce nom.

— Et j’aurai plus peur de… Elderstoff ? demanda Mikael.

— Je ne peux pas t’apprendre ça », répondit Raphael. Il l’observa longuement et finit par dire : « Mais un cœur fort bat en toi. Je peux le voir. Ce sera à toi de décider de le nourrir ou de le laisser se dessécher ».

18

Agnete et Eloisa s’étaient couchées sans échanger un mot. Eloisa avait attendu que sa mère s’endorme puis, en proie à une angoisse grandissante, avait sorti de sa cachette la longue mèche de cheveux dorés de Mikael, qu’elle gardait depuis le jour où elle l’avait sauvé. Elle était retournée se coucher et l’avait enroulée avec nervosité autour de son doigt en répétant obstinément, d’une toute petite voix : « Seigneur Dieu, Divine Mère, Sainte Trinité, je vous invoque. Ne faites pas tomber Mikael dans la gueule des loups. Amen. » Elle s’était endormie peu avant l’aube, vaincue par la fatigue.

La mèche avait glissé doucement sur le sol.

En se réveillant, Agnete vit les cheveux et les reconnut. Agacée par la désobéissance de sa fille, elle ramassa la mèche et s’apprêtait à la jeter au feu quand elle entendit un chuchotement. Elle s’approcha des lèvres de sa fille.

« Seigneur Dieu… Divine Mère… Sainte Trinité… je vous invoque. Ne faites pas tomber Mikael… dans la gueule des loups… Amen », disait Eloisa dans son sommeil, le visage contracté par l’angoisse.

Alors Agnete enroula délicatement la mèche dans la main d’Eloisa. Ensuite elle sortit en faisant assez de bruit pour réveiller sa fille, et ne rentra pas avant d’être certaine qu’elle l’avait à nouveau cachée. Puis elles partirent aux champs.

Eloisa travaillait distraitement. Ses yeux ne cessaient de se tourner vers la forêt impénétrable du Mezesnig. Elle revoyait les dents du loup, sentait encore dans ses narines son odeur sauvage, entendait son grognement. Et continuait à chuchoter : « Seigneur Dieu, Divine Mère, Sainte Trinité, je vous invoque. Ne faites pas tomber Mikael dans la gueule des loups. Amen. »

Vers le milieu de la matinée arriva le vieux Raphael, monté sur son mulet. Il alla directement voir Agnete, lui fit signe qu’il voulait lui parler, et ils se mirent à l’écart.

Eloisa se fit gronder par Zacharias pour avoir arrêté de travailler. Mais elle ne l’écouta pas et se précipita vers eux.

Elle entendit Raphael dire : « Il est sain et sauf ».

« Mikael ? », demanda-t-elle, comme pour s’en assurer. Raphael lui fit un sourire, découvrant ses dents blanches. « Ça lui ferait du bien de rester un peu chez moi, dit-il en s’adressant à Agnete.

— Il doit apprendre à affronter la vie », marmonna Agnete.

Raphael la regarda. « Le garçon s’est sauvé parce qu’il ne pouvait pas affronter en deux jours la vie que les autres ont eu dix ans pour apprendre.

— Qu’est-ce que vous proposez ? demanda Agnete.

— Qu’il reste quelque temps chez moi. Je lui apprendrai à travailler. Il aura des cals sur les mains, et un peu de muscles dans les bras et les jambes. Je le nourrirai avec de la viande et du miel. Je lui apprendrai que quand deux coqs se battent, c’est toujours celui dont le cœur bat le plus lentement qui gagne. Je ne peux pas lui apprendre à refréner sa peur, mais je peux lui faire comprendre qu’il peut y arriver. Pour l’instant, il se sent comme une feuille sèche dans un torrent en crue. Il ne peut pas survivre. Il y a quelques mois, je t’ai dit que tu ferais aussi bien de lui donner tout de suite un grand coup sur la tête, plutôt que de le faire mourir lentement dans la trappe de ta maison, loin du feu. Et à présent je te dis que si tu le jettes dans l’arène comme tu fais, tu le tueras. Ou alors tu en feras quelqu’un de tellement tordu qu’il ne se redressera jamais et ne verra jamais la lumière du soleil. »

Agnete le regarda en silence. « D’accord, dit-elle enfin. Pour l’instant, le gamin s’est perdu dans la montagne. Après on verra.

— Ça me paraît une bonne idée, dit Raphael.

— Maudit animal, dit Agnete d’une voix sourde.

— J’imagine que tu veux parler du dragon du gamin.

— Quel dragon ?

— Un certain Elderstoff.

— Eberwolf », le corrigea Agnete.

Raphael se retourna et lui posa la main sur la tête. « Avec Mikael on a commencé à lui donner un autre nom. Bon, j’y vais. Mon mulet et moi, on est plutôt lents ». Il ajouta pour Agnete : « Comment tu vas expliquer ma visite aux autres ?

— Je dirai que vous m’avez demandée pour épouse et que j’ai refusé, parce que vous êtes trop sage et trop ennuyeux pour moi », répondit Agnete.

Raphael éclata de rire et s’apprêta à partir.

« Attendez, dit Eloisa. Vous pouvez dire à Mikael… » Elle s’interrompit et rougit.

« Oui, quoi ? »

Eloisa restait à le fixer, en proie à une bataille intérieure. Elle haussa les épaules. « Rien. J’ai oublié. »

Raphael hocha la tête.

« De ma part, dites-lui que je suis contente qu’il ne se soit pas fait dévorer par les loups », intervint Agnete.

Eloisa plissa les yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que deux fentes. Elle se mordit les lèvres et s’enfuit.

« Je lui dirai », dit Raphael, en talonnant son mulet.

Il n’était pas arrivé au pont de bois sur le ruisseau qu’il s’aperçut qu’Eloisa le suivait. Il s’arrêta pour l’attendre.

Quand elle l’eut rejoint, elle resta les yeux à terre, donnant de petits coups de pied nerveux dans les pierres du sentier. « Dites-lui aussi de ma part, fit-elle enfin, parlant si vite qu’on comprenait à peine.

— Qu’est-ce que je devrai dire exactement et à qui ? », demanda Raphael, amusé.

Eloisa inspira et expira profondément. « À Mikael, répondit-elle, la tête toujours baissée. Dites-lui que moi aussi je suis contente qu’il ait pas été dévoré par les loups. » Elle resta silencieuse un instant. « Et aussi que c’est un gros bêta. Il serait trop déçu si vous lui disiez pas ça aussi de ma part. »

Raphael acquiesça lentement.

Eloisa fit un autre sourire puis repartit, marchant sans hâte, avec sa robe rouge qui se balançait autour de ses jambes maigres.

Raphael fit tourner son mulet et commença à gravir la montagne.

Le lendemain matin, après une abondante collation à base de viande, d’avoine et de miel, Raphael emmena Mikael à l’arrière de la maison, ouvrit la remise à outils et prit une pioche.

« Aujourd’hui, on va apprendre à s’en servir », dit-il.

Mikael acquiesça, épouvanté. Les ampoules de ses mains n’étaient pas encore cicatrisées, et son doigt cassé n’avait pas dégonflé.

Le vieil homme empoigna la pioche. « Regarde, tu vois ? Une main plus haut et l’autre plus bas, mais pas trop écartées. Il y a deux mains et deux bras, mais ils doivent travailler comme un seul levier. »

Mikael acquiesça timidement.

Raphael souleva la pioche au-dessus de sa tête. « Ce geste, ça s’appelle la “charge”. C’est comme ça qu’on prépare le coup, comme un archer qui tend sa corde. Il y a un moment où le temps a l’air de s’arrêter. » Et brusquement, avec vitesse et précision, il enfonça la pioche dans la terre. « Qu’est-ce que t’as vu, dis-moi ? »

Mikael rentra son cou. « Vous avez abaissé la pioche.

— C’est tout ? »

Mikael rentra de nouveau la tête dans ses épaules.

« D’après toi, dit Raphael patiemment, si piocher c’était lever la pioche et puis la frapper par terre, pourquoi je devrais perdre mon temps à t’apprendre comment on fait ? »

Mikael rougit. « Je sais pas… »

Raphael leva de nouveau la pioche. « Je vais le refaire, mais plus lentement. Et tu me diras ce que tu vois, d’accord ? »

Mikael hocha la tête.

Le vieil homme courba à peine le dos pendant que ses bras descendaient.

« Vous cambrez le dos, dit Mikael.

— Très bien. Continue à regarder. » Quand ses bras furent presque perpendiculaires au terrain, la partie basse de son dos, à la hauteur des lombaires, était droite comme un fuseau. Ses jambes, elles, commencèrent à fléchir.

« Maintenant vous avez le dos droit…

— Bien sûr, sinon à la fin de la journée il serait tout cassé.

— Et vous pliez les jambes…

— Pour trois raisons. La première est que ça diminue le temps que met la lame à s’enfoncer dans la terre, parce qu’en diminuant la distance ça utilise complètement la force du coup et ça lui donne plus de vitesse. C’est clair ? »

Mikael acquiesça.

« La deuxième raison, c’est que de cette façon j’abaisse mon centre de gravité. Ce qui me rend plus stable. » Il regarda Mikael. « Pourquoi je dois améliorer mon équilibre ?

— Pour pas tomber.

— Ça, ce serait le pire. Mais on ne tombe pas pour un coup de pioche. La raison, c’est que si je suis équilibré, je n’aurai pas besoin de bouger d’autres muscles pour compenser. Et donc je m’éviterai de la fatigue. Enfin, troisième raison, en pliant un peu les jambes, le contrecoup de la pioche sera amorti. Encore une fois, ce sera tout bénéfice pour mon dos. Parce que ce qu’on dit de la terre est vrai : “Elle te casse le dos”. »

Mikael était admiratif, incapable de répondre.

« Maintenant on recommence », dit Raphael. Il leva la pioche, chargea le coup et planta l’outil dans la terre, profondément. « Tu vois ? Ce coup-là n’était pas bon. Tu saurais me dire pourquoi ? »

Mikael fit signe que non.

Raphael montra la pioche. « Qu’est-ce que je dois faire maintenant pour donner le coup suivant ? » Il accentua le mouvement nécessaire pour extraire la lame et soulever la motte de terre. « Regarde comme c’est dur. Regarde mon pauvre dos. Regarde tous ces muscles que je dois bouger pour sortir ma pioche. C’est pas bon. Ça ne doit pas s’encastrer dans le sol. Le coup doit soulever la motte et par inertie libérer la pioche, pour que j’aie juste à soulever le poids du bois et du métal, sans que la terre résiste. Exact ? »

Mikael rougit, bien incapable de répondre.

Raphael rit, amusé. « Quelle est l’erreur ? Réfléchis. »

Mikael sentit qu’il n’allait pas savoir répondre et eut la tentation de détourner le regard. Mais il se contenta de baisser les yeux.

« Y a rien de mal à ne pas savoir, dit Raphael. D’ailleurs, pour parler franchement, je ne crois pas que ce soit ton destin d’être paysan. Donc, si tu ne le sais pas, c’est pas un échec, gamin. Mais tu pourrais essayer, ça oui. Et pas pour résoudre une énigme, juste pour accepter l’idée que tu peux essayer. »

Mikael, écarlate, regardait la pioche sans la voir.

« Je vais te montrer comment il faut porter le coup », dit alors Raphael. Il leva la pioche, frappa la terre, et la motte se détacha, libérant aussitôt la pioche. Puis il regarda Mikael. « Alors ?

— Vous êtes allé moins…

— Oui… »

Mikael sentait son cœur battre comme s’il devait répondre à une question dont sa vie dépendait.

« Tranche les fils de la peur, gamin. Si tu dis une bêtise, t’auras dit une bêtise. Ça ne va pas faire de toi un imbécile.

— Vous êtes allé moins… Mikael respira à fond. Moins… droit…

— Exact, mon garçon ! s’exclama Raphael, satisfait. Le coup ne doit pas pénétrer à la verticale, sinon il s’encastre dans la terre. La pioche doit s’enfiler “en traître”, oblique, pour que la terre n’oppose pas de résistance. Bravo ! »

Mikael avait le cœur battant d’excitation.

« Maintenant que tu sais comment on fait, dit Raphael, je veux que tu pioches la clairière d’ici jusqu’à la limite du bois. »

Mikael pâlit. Il sentit revenir la douleur de ses ampoules et de son doigt cassé, et se dit qu’il ne serait jamais capable de donner ne serait-ce que dix coups de pioche.

Entre-temps, Raphael était retourné ranger la pioche dans la remise à outils et l’avait refermée.

Mikael le regarda sans comprendre.

« Allez, fais-moi voir si tu as appris, dit Raphael. Empoigne la pioche. » Et lui-même empoigna une pioche imaginaire.

Mikael resta immobile quelques instants. Puis il imita le vieil homme.

« Trop éloignées, les mains », le corrigea celui-ci.

Mikael les rapprocha.

« Maintenant tu charges ton coup. »

Mikael leva les mains au-dessus de sa tête.

« Courbe les épaules. »

Mikael courba les épaules.

« Et on frappe ! s’exclama Raphael, feignant de faire partir le coup. Dos droit, jambes fléchies, équilibre, force et grâce, inclinaison “en traître” ! »

Mikael fit partir le coup imaginaire.

Raphael le poussa et lui fit perdre l’équilibre.

« Plus bas les jambes et plus écartées, gamin ! », dit Raphael.

Mikael plia les jambes et les écarta.

Raphael le poussa et Mikael ne perdit pas l’équilibre.

« Ça, c’est bien ! » Le vieil homme se redressa. « Ni trop vite ni trop lentement. Tu vas piocher jusqu’au bois, toute cette partie, sur deux brasses de large. Ça va te prendre plusieurs heures, si tu le fais en faisant attention. Quand je reviendrai, je veux que tout soit fini. Et je vérifierai si le travail a été fait soigneusement. Je t’assure que je verrai si tu as fait du bon travail ou pas. » Il prit un sac et se dirigea vers le bois, sans plus se retourner pour vérifier.

Mikael resta immobile, la pioche imaginaire entre les mains. Il se sentait bête. Il s’assit par terre, en se disant que le vieux n’aurait aucun moyen de savoir, à son retour, s’il avait vraiment travaillé un champ imaginaire avec une pioche imaginaire. Au bout d’un certain temps à rester assis, il se sentit mal à l’aise. Et il éprouva de la colère. Si le vieux voulait être sûr qu’il travaille, il n’avait qu’à rester là pour vérifier. Qui pouvait être assez stupide pour piocher sans pioche ?

Mais plus le temps passait, plus son malaise augmentait. Enfin, à sa propre surprise, il se leva, ramassa la pioche imaginaire et commença à travailler, avançant pas après pas vers le bois. Il levait la pioche au-dessus de sa tête, courbait puis redressait le dos, faisait partir le coup, fléchissait les jambes, observait l’inclinaison avec laquelle il parvenait à déchausser la motte. Et peu à peu il commença même à s’amuser. Il pensa qu’il avait raté certains coups, et s’appliqua à y remédier et à s’améliorer. Il se dit, en riant, qu’il espérait que le vieux ne verrait pas combien de mottes mal déchaussées il laissait derrière lui. À un moment, il revint même sur ses pas, feignant de corriger et d’arranger certains endroits du champ qui n’avaient pas été piochés comme Raphael l’aurait voulu.

À la moitié de l’après-midi, ses épaules lui faisaient mal. Ses jambes aussi. Et son dos se faisait sentir. Il était en nage. Mais il était arrivé jusqu’au bois. Alors il planta la pioche imaginaire dans la terre et se retourna pour voir le travail accompli.

« Tu es content de toi ? », dit la voix profonde du vieil homme derrière lui, le faisant sursauter.

Mikael rougit violemment.

« Prends la pioche, dit Raphael, on retourne à la cabane et je vérifierai ton travail. »

Mikael fit semblant de reprendre la pioche et le suivit tandis que Raphael examinait le champ. Parfois il acquiesçait, d’autres fois il hochait la tête. Et Mikael eut l’impression qu’il hochait la tête exactement là où il avait mal pioché.

Quand ils arrivèrent à la cabane, Raphael le regarda et sourit. « Tu as bien travaillé. Je suis fier de toi. Demain tu apprendras comment on fait pour bêcher. Puis à semer et à faucher, et à ramasser l’herbe au râteau pour qu’elle sèche vite, sans pourrir. Mais pour aujourd’hui, tu as fait ton devoir. Dans les bois, j’ai trouvé de magnifiques cèpes que nous mangerons avec de la viande et du miel, qu’est-ce que tu en dis ? »

Mikael ne savait que penser. Ce vieux se comportait comme un fou. Pourtant, il n’avait pas vraiment l’air fou.

Le dîner fut délicieux. Si bon que Mikael ne fut pas trop triste. Il lui rappelait ceux de son enfance, quand il vivait au château et qu’il était prince héréditaire de Saxe. Mais cela ne dura qu’un instant, car il n’arrivait plus à se souvenir vraiment de sa vie d’avant. Il se rappelait son père, sa mère, sa petite sœur, la gouvernante Eilika et chacun des habitants du château, mais il n’arrivait pas à se voir. Il était comme une silhouette floue.

« Nous sommes ce que nous sommes en ce moment, Mikael, dit le vieil homme comme s’il lisait dans ses pensées. Nous sommes ce que nous sommes au moment exact où nous le sommes. » Il se leva, alla jusqu’à une petite étagère en sapin et prit un livre. « Tu sais lire, gamin ?

— Oui », dit Mikael.

Raphael lui tendit le livre et s’assit dans une chaise à bascule. « Tu veux bien lire ce livre pour moi ? »

Mikael l’ouvrit à la première page. Il vit des mots incompréhensibles. « C’est une langue que je connais pas…

— Moi non plus, dit Raphael. C’est du latin. »

Mikael le regarda sans comprendre.

« Si je comprenais ce qui est écrit, gamin, je n’aurais plus besoin de ce livre, puisque je l’aurais lu. Alors que si je comprends pas ce qu’il dit, je peux le lire toute ma vie, et imaginer chaque fois qu’il raconte une histoire différente. »

Mikael resta immobile, le livre ouvert à la première page.

« Lis, l’exhorta Raphael.

Vi… vi… virum bonum quo lau… laudabant, ita lau… dabant : bonum agricolam bonu… mque colonum ; amplis… sime laudari existima… batur qui ita lauda… lauda… batur. Mercatorem autem strenuum studiosum… que rei qua… erendae existimo, verum, ut supra dixi, pericu… losum et calamitosum… »

Il continua ainsi, hésitant sur chacun de ces mots inconnus. Quand il eut lu une dizaine de pages à la faible lueur de la chandelle, Mikael sentit que ses yeux se fermaient.

Raphael s’en aperçut et lui fit signe de s’arrêter. « Merci, dit-il. Quelle histoire intéressante ! Et toi ?

— Moi… quoi ?

— Tu as réussi à imaginer une histoire intéressante ?

— Non…

— Tu verras, peu à peu tu y arriveras. » Raphael se tourna vers lui pour le regarder. « Mais tu as pioché un champ entier tout seul. Et ça, tu dois en être fier.

— Oui…, dit Mikael gêné.

— Allons dormir. Demain tu feras connaissance avec la bêche », dit le vieux en s’étendant sur sa couche et en s’enroulant dans une peau de loup.

Mikael s’étendit sur la paille qu’il lui avait préparée, et s’enveloppa lui aussi dans une peau de loup.

Tandis qu’il s’endormait, il se rendit compte qu’il avait l’impression d’avoir vraiment pioché tout seul un champ entier. Et il se sentait fier, intérieurement, exactement comme avait dit Raphael.

Alors, il pensa à Eloisa.

19

Le lendemain matin, Raphael prit une bêche et expliqua à Mikael pourquoi on s’en servait et comment. Puis il montra la clairière herbue.

« Hier tu as pioché ce champ. Aujourd’hui, tu te serviras de la bêche pour aller encore plus profond et retourner les mottes pour que la terre soit nourrie et renouvelée, prête à recevoir la semence. »

Mikael acquiesça.

« Mais tu ne pourras pas faire tout le champ seul en une journée. Donc je t’aiderai, continua Raphael. Moitié toi, moitié moi. D’accord ? »

Mikael acquiesça encore.

« Au travail », dit le vieil homme. Il alla jusqu’au milieu de la clairière et commença à faire semblant de bêcher.

Mikael le regarda et se sentit embarrassé.

« Allez, gamin, sinon tu n’auras jamais fini ce soir », dit Raphael sans même se retourner.

Mikael empoigna la bêche imaginaire comme venait de le lui montrer le vieux, la planta dans la terre, appuya son pied dessus et poussa vers le bas. Il se plia sur ses deux jambes et fit levier, feignant de retourner une grosse motte de terre compacte. Puis il changea sa prise sur la bêche, qu’il leva et abaissa plusieurs fois sur la motte, jusqu’au moment où il imagina qu’il l’avait morcelée.

Son doigt fracturé lui faisait encore mal. Et quand il refermait ses mains il sentait encore les ampoules le brûler. Mais il continua jusqu’au moment où Raphael décida que c’était l’heure de déjeuner. Puis il reprit le travail et finit de bêcher sa moitié de champ.

Pendant que Raphael faisait cuire une soupe d’orge et de lapin avec des navets, il envoya Mikael à la lisière du bois ramasser le plus de limaces noires possible. Quand il revint, le vieil homme racla délicatement la bave avec la lame d’un couteau, et l’étendit sur les paumes de Mikael. Puis il lança les limaces dans le pré.

En savourant la soupe, Mikael sentait la bave des limaces sécher sur sa peau. Il regarda ses blessures. La bave y avait formé une fine pellicule brillante.

Après le dîner, Raphael lui tendit le livre. « Reprends là où tu t’es arrêté hier. »

Mikael lut de nouveau ces mots incompréhensibles, jusqu’au moment où ses yeux se fermèrent.

Alors Raphael lui donna la permission d’aller dormir.

Quand la petite pièce fut dans le noir, le vieux lui demanda : « Tu as imaginé une bonne histoire ? »

Mikael resta silencieux quelques instants. « Non, finit-il par répondre, mortifié.

— Ça ne fait rien. Sois tranquille, tu y arriveras, dit la voix profonde et rassurante de Raphael. Mais tu peux être fier d’avoir bêché la moitié d’un grand champ. Tout le monde n’y arrive pas, à ton âge. »

Mikael se dit que le vieux était fou. Pourtant, tandis que le sommeil le gagnait, il sentait grandir en lui la fierté d’avoir réussi à terminer son travail.

Les jours suivants, Mikael apprit à fumer le sol, à semer, à débarrasser le champ des mauvaises herbes, à faucher, à retourner le foin au râteau, à le lier en grosses bottes.

Chaque soir, après le dîner, il lisait à voix haute une dizaine de pages du livre incompréhensible et, avant de dormir, Raphael lui demandait : « Tu as imaginé une bonne histoire ? »

Au bout d’une semaine, Mikael répondit, timidement : « Oui ».

Raphael resta silencieux. Puis, alors qu’ils étaient déjà couchés, il lui dit : « Tu sais quel est le plus grand danger des mensonges ? »

Mikael, étendu sur sa couche, rougit de honte.

« Le plus grand danger, c’est que celui qui les dit pourrait finir par y croire », continua le vieux, et dans sa bouche il n’y avait pas une once de reproche. « Parce qu’alors il n’a plus de vie. »

Mikael se dit qu’il n’aurait plus le courage, le lendemain, de regarder Raphael en face. Ses yeux s’emplirent de larmes.

« À l’intérieur de toi il y a plein d’histoires », dit alors le vieil homme. Et sa voix était pleine de chaleur et d’affection. « Plus que tu ne peux imaginer. Mais tu dois trancher les fils de la peur, je te l’ai déjà dit. Le chien qui a peur mordra la main qui le nourrit, sans être méchant pour autant. Le lapin dont la peur est plus grande que celle que la nature destine à son espèce se jettera dans la gueule du loup, même s’il est plus rapide. L’aigle qui a peur de ne pas trouver de proie ne la verrait même pas si elle se glissait dans son nid.

— Mais alors… qu’est-ce que je dois faire ? dit Mikael d’une toute petite voix.

— Rien.

Il y eut un long silence.

— Rien ?

— Dors, maintenant.

— Mais vous dites que je dois trancher…

— Dors, gamin. »

Mikael se tut.

« Elles te font encore mal, tes ampoules ? demanda le vieux au bout d’un moment.

— Non.

— Quand est-ce qu’elles ont arrêté de te faire mal ? »

Mikael ne savait que répondre.

« C’est arrivé aujourd’hui ?

— Je sais pas…

— Ce matin elles te faisaient mal et puis, tout à coup, elles ont arrêté de te faire mal ?

— Non…

— Alors c’est arrivé hier ?

— Je sais pas…

— Comment tu fais pour ne pas le savoir ?

— Je me suis pas aperçu quand c’est arrivé.

— Et tu sais pourquoi ? »

Il y avait quelque chose d’hypnotique dans la voix de Raphael et Mikael se sentait glisser dans le sommeil.

« Parce que ça s’est pas passé à un moment précis. »

Mikael serra doucement les mains. Là où il y avait auparavant des ampoules, il sentait sa peau plus dure et plus épaisse.

« Qu’est-ce que tu as fait pour les guérir ?

— Vous y avez mis de la bave de limace…

— Non, ça c’est pour protéger de l’infection. Mais ça ne les guérit pas. » Raphael entendait la respiration de Mikael devenir plus lourde. « Maintenant, réponds, avec la première chose qui te vient à l’esprit, sans réfléchir. Qu’est-ce que tu as fait pour les guérir ?

— Rien…, dit Mikael.

— Rien. Tu as seulement donné du temps au temps.

— Du temps… au temps…

— Et ce sera pareil pour trancher les fils de la peur.

— La… peur… » La respiration de Mikael devint profonde et régulière.

Enveloppé dans sa couverture, le vieil homme sourit. « Dors, gamin. »

Le lendemain, Raphael alla à la remise à outils, prit la pioche et la donna à Mikael. « Pioche », lui dit-il.

Mikael le regarda sans comprendre. Il posa la pioche par terre et fit semblant de piocher, comme il avait fait jusqu’à ce jour.

« Tu te moques de moi, gamin ? », dit Raphael.

Mikael rougit et s’arrêta.

« Qu’est-ce que tu es en train de faire ? lui demanda le vieux.

— Je pioche…

— Tu pioches ? » La voix du vieux était devenue acerbe. « Et comment on fait pour piocher sans pioche ? »

Mikael, comme toujours, ne savait que répondre.

« Prends la pioche », ordonna Raphael.

Mikael prit la pioche.

« Bien. Et maintenant, pioche. »

Mikael regarda la clairière, effrayé.

« À quoi tu penses, gamin ? Tu crois quand même pas que tu vas piocher toute la clairière tout seul, en une seule journée ? Moi-même j’y arriverais pas, alors un enfant de dix ans, tu penses. » Il prit un piquet de bois et le planta entre les pieds de Mikael. Puis il compta cinq pas et en planta un autre en terre. « D’ici à là. Sur une brasse de marge. Quand t’auras fini, tu pourras manger », dit-il en s’éloignant.

Mikael resta la pioche dans les mains, regardant le piquet de bois à cinq pas de lui. Puis il laissa aller son regard vers la lisière du bois. Il serra les doigts autour du manche de l’outil, avec force. Celui qui avait été fracturé lui faisait encore mal mais c’était supportable. Il souleva la pioche. Elle lui sembla plus légère que la première fois qu’il l’avait empoignée dans la Raühnvahl. Il cambra légèrement le dos, amorça le mouvement pour faire tomber la pioche, fléchit ses jambes et redressa les reins, tandis que la lame se plantait dans la terre, avec l’inclinaison que lui avait enseignée Raphael. La motte se détacha du sol, sans résister. Et Mikael fut en mesure de soulever la pioche à nouveau, sans fatigue. Il frappa un deuxième coup. Et s’émerveilla que là encore, ça marche. Il s’arrêta. Regarda la pioche. Regarda les deux mottes de terre. La paume de ses mains. Et enfin, sourit. Il souleva la pioche au-dessus de sa tête et recommença à travailler avec fougue. Il s’amusait presque.

« Doucement ! », lui cria Raphael en apparaissant derrière lui. Puis il s’éloigna avec un sourire de satisfaction.

Mikael mit largement deux heures à piocher les cinq pas que lui avait indiqués Raphael. Quand il eut fini, ses épaules et son dos lui faisaient mal. Et quelques ampoules s’étaient rouvertes.

Raphael les vérifia. « Crache dessus », dit-il.

Mikael obéit.

« Bien. Pas besoin d’autre chose, dit le vieux. Mais si tu l’avais fait avant, elles se seraient moins rouvertes. Souviens-toi de ça demain. »

Mikael acquiesça. Il regarda la salive sur ses ampoules et se dit que c’était un geste de grand. « Et maintenant ? demanda-t-il.

— Maintenant quoi ?

— Qu’est-ce que je dois faire ?

— T’as travaillé. T’as fait ton devoir. Qu’est-ce que tu veux encore de moi ? dit le vieux. Pour qui tu me prends ? Pour ta nourrice ? Tu crois que je suis là pour jouer avec toi ? Fais ce que tu veux. »

Mikael le regarda d’un air perdu.

Raphael lui tourna le dos. « Si vraiment tu ne sais pas quoi faire, ramasse des petites branches sèches pour le feu. »

Mikael alla à la lisière du bois et passa une bonne partie de la journée à ramasser des branches sèches qu’il entassa derrière la maison. Puis il vadrouilla dans la clairière, observant les insectes. Enfin il revint au petit carré de champ qu’il avait pioché et resta là à le regarder. Avec fierté. Puis il fit semblant de piocher et se mit à rire.

“Depuis combien de temps tu n’avais pas ri ?”, se disait Raphael qui le surveillait par la fenêtre de la cabane. Puis il cria : « T’es où gamin ? J’ai faim ! Je veux manger ! »

Le soir, Mikael lut le livre en latin, répondit à Raphael qu’il n’avait imaginé aucune histoire, le vieux lui dit que ça n’avait aucune importance, et qu’un jour ou l’autre ça arriverait. Enfin, ils se couchèrent.

Dans le noir, avant de s’endormir, Mikael cracha de nouveau sur ses ampoules.

Le lendemain, il utilisa la bêche.

Le soir, au lit, dans l’obscurité, il sentit une drôle de douleur dans ses épaules et dans ses bras. Une douleur vague, qui lui donnait presque du plaisir. Il toucha ses épaules et fut surpris de ce qu’il sentit. Alors il toucha aussi ses bras. Et il eut la même surprise. « Monsieur, vous dormez… ? demanda-t-il doucement d’une voix inquiète.

— Dis-moi, gamin.

— Il m’est arrivé quelque chose aux épaules…

— Oui…

— Et aux bras…

— Qu’est-ce qui t’est arrivé, exactement ?

— Ils sont devenus… gonflés.

— Gonflés ?

— Plus gros, quoi. »

Raphael se mit à rire. « Ces gonflements, ça s’appelle des muscles, gamin. »

Un silence suivit. « Des muscles ? », dit enfin Mikael.

Raphael rit, puis se tourna sur le côté et s’endormit.

Mikael resta éveillé une grande partie de la nuit à tâter ses épaules et ses bras. De temps en temps il disait, à voix basse : « Des muscles ! »

Le jour suivant, il fuma la terre en répandant de la bouse de vache qu’il mêlait à de la tourbe avec sa pelle. Et le lendemain il arracha les mauvaises herbes du champ, puis faucha, retourna le foin au râteau, et quand il fut sec le rassembla à la fourche puis le lia en grosses et lourdes bottes à l’aide de petits rameaux souples de saule.

Et chaque fois, avant de travailler, il crachait dans ses mains et vérifiait ses muscles.

Puis, chaque soir, il lisait le livre, sans réussir à imaginer une histoire.

Vint un matin où Raphael lui dit : « Maintenant, tu es prêt. Demain tu retourneras au village. »

Les yeux de Mikael se remplirent d’effroi. Sa respiration devint difficile. Et il sentit une douleur dans sa poitrine. Il avait de la peine, profondément.

« Non… », dit-il tout bas.

Raphael fit semblant de n’avoir pas entendu.

Ce jour-là, Mikael n’eut aucune tâche à accomplir. La journée n’en finissait pas, et en même temps passait trop vite. Sa tête était pleine de pensées effrayantes, et terriblement vide. Le soir, il lut le livre en latin. Il ne voyait presque pas les mots tant ses yeux étaient voilés de larmes.

« Tu as imaginé une bonne histoire ?

— J’ai pensé à un enfant…, répondit Mikael ce soir-là.

— Et ?…

— Non, peut-être que c’était pas un enfant.

— Et qui c’était ?

— Un rat…

— Et il faisait quoi, ce rat ?

— Il s’appelait Hubertus…

— Oui…

— Mais c’était pas lui qui avait choisi son nom… »

Raphael attendait en silence.

« Il était pas capable de se choisir un nom…

— Comment ça ?

— Parce que c’était un rat…

— Je comprends.

— Ou peut-être… parce qu’il avait trop peur… »

Raphael acquiesça. « Et puis ?

— Je sais pas…

— Elle s’arrête là, ton histoire ?

— Le rat… Hubertus… il savait pas… » Mikael s’interrompit.

Raphael resta silencieux.

« Ben… reprit tout bas Mikael, Hubertus…

— Dis-moi…

— Hubertus, il sait pas qui il est. »

Raphael éteignit la chandelle. La pièce fut plongée dans le noir. « C’est l’histoire la plus belle que j’aie jamais entendue », murmura-t-il, ému.

Aucun des deux ne parla plus.

À l’aube, Raphael monta sur son mulet. Mikael suivant à pied, ils redescendirent vers la Raühnvahl. Il s’aperçut qu’il fatiguait moins que lors de son retour avec Agnete. Ses jambes se déplaçaient avec vitesse et assurance.

Au pont de bois qui donnait dans la vallée, Raphael arrêta son mulet.

Mikael regardait fixement le village et sentait son cœur battre la chamade.

« Regarde tes mains », dit Raphael.

Mikael regarda ses mains.

« Est-ce que c’est les mêmes que quand tu t’es sauvé ?

— Non…

— Touche tes épaules, tes bras, tes jambes. C’est les mêmes que quand tu t’es sauvé ?

— Non.

— Non, répéta le vieux, solennellement. Et toi non plus tu n’es plus le même. Tu es devenu plus fort.

— Mais si Eberwolf…

— Qui ? le coupa Raphael.

— Elderstoff…

— Ah, ce couillon d’Elderstoff, oui. J’ai cru un instant que tu parlais d’un dragon. Continue. »

Mikael regarda de nouveau le village. « Rien, dit-il.

— Viens me voir quand tu veux, dit Raphael. Mais demande d’abord la permission à Agnete.

— Oui… » Mikael se tourna vers le vieux. « Maintenant je dois y aller, pas vrai ? »

Raphael le regarda en silence. « Moi, je peux voir combien ton cœur est grand, gamin. »

Mikael baissa les yeux.

« Tu sais qui c’est, Hubertus ? », dit Raphael.

Mikael leva les yeux vers lui.

« Il est comme nous, Hubertus… Il est tous les défis qu’il affronte. »

Mikael acquiesça, même s’il ne comprenait pas tout à fait ce que le vieux voulait dire. Il tourna de nouveau le regard vers la vallée. Et fit un premier pas sur le pont.

« Attends », lui dit Raphael.

Mikael se retourna.

Raphael sortit des sacoches du mulet le livre qu’ils avaient lu tous les soirs. « Tiens, dit-il en le lui donnant. Je veux que tu l’aies. »

Mikael tendit la main, timidement, et prit le livre.

« Il y a toutes les histoires là-dedans, dit Raphael. Mais rappelle-toi de ne jamais apprendre le latin si tu veux que la magie se répète à l’infini. Sinon, ça ne sera plus qu’un livre, et la magie s’évanouira. » Il éclata de rire, talonna son mulet et fit demi-tour, grimpant la montagne.

« Moi, je peux voir combien ton cœur est grand, gamin », se dit Mikael, tout doucement, effrayé. Alors il franchit le pont, arriva au village et frappa à la porte d’Agnete.

Eloisa ouvrit la porte. Elle écarquilla les yeux de joie et s’exclama : « Mère, Mikael est revenu ! » Et pour ne pas l’embrasser elle lui donna un coup de poing, et lui cria : « Crétin ! ».

20

Ojsternig sourit. Il fit signe au bourreau d’exécuter la sentence. Le bourreau dénoua la corde du gibet, une trappe s’ouvrit dans l’estrade. Et Radim Cütting, condamné pour avoir dit du bien de Volod le Noir, le chef des rebelles, tomba dans le vide, un solide nœud coulant autour du cou.

Ojsternig regardait le condamné s’agiter. Sa bouche ouverte, ses yeux gonflés par la pression sanguine qui semblaient sortir de leurs orbites. Protégé par Agomar et cinq hommes d’armes aux épées dégainées, Ojsternig promena sur la foule un sourire de mépris.

Nul ne soufflait mot.

On entendait seulement les râles du condamné.

Ojsternig se dit avec regret que l’homme mourrait trop vite. La cruauté le divertissait, le temps qu’elle durait, mais ne le rassasiait pas. Très vite la faim revenait. Mais si peu qu’elle dure, elle était toujours un soulagement. Une distraction.

Quand les râles du condamné cessèrent, il éperonna son cheval, agacé.

De retour au château, il épousseta ses vêtements, se rinça le visage et les mains. Il lui semblait être encore recouvert par la poussière rouge d’hématite et la suie noire de la tourbe. C’était comme une obsession.

« Robert III a répondu ? demanda-t-il à Arialdo de Tarvis, son comptable, dès qu’il descendit dans la grande salle.

— Non, Votre Seigneurie… », répondit celui-ci en s’inclinant.

Le vieil Arialdo de Tarvis était le seul à connaître parfaitement l’état des comptes du royaume. Il avait été son précepteur autrefois, et faisait déjà office de comptable pour les Ojsternig du temps de son père. S’ils n’avaient pas été complètement ruinés, c’était grâce à lui.

« Pourquoi ne répond-il pas ? lui demanda Ojsternig.

— Votre Seigneurie… » Le comptable courba le dos, comme un vieux chien habitué aux coups de bâton.

Ojsternig leva la main, sans le frapper, comme il lui arrivait parfois de le faire. Il regarda cet homme sans défense qui baissait la tête. Si vieux qu’un coup de poing aurait suffit à le tuer. Il regarda son cou ridé, ses rares touffes de cheveux blancs, et se dit qu’Arialdo, peut-être, quand il était son précepteur, l’avait aimé. Il se rappelait qu’Arialdo l’avait surpris un jour à torturer une poule. Pourtant, au lieu de le gronder ou de le regarder comme un être méprisable comme l’auraient fait son père et sa mère, il s’était contenté de lui ôter des mains le rasoir de barbier couvert de sang. Il avait tordu le cou de la poule pour lui offrir une mort rapide et charitable. Puis il avait hoché la tête en regardant le petit Ojsternig, comme s’il comprenait, et lui avait caressé la tête. Cette caresse n’avait cependant procuré aucune émotion à l’enfant. À l’époque déjà, il n’éprouvait aucun intérêt pour les belles choses. Il savait déjà que seule la cruauté l’intéressait, du moins autant qu’elle durait. Il avait commencé par torturer des animaux puis, en grandissant, les serfs de son père.

« Qu’est-ce que je dois faire avec les mineurs ? demanda-t-il au vieil homme. Comment osent-ils se rebeller ? Ce ne sont que des serfs, ils n’ont pas droit à la liberté. Ils m’appartiennent et selon la loi de l’empereur je peux en disposer comme je veux.

— Les serfs aussi doivent manger, répondit Arialdo de Tarvis. Ils n’ont pas été payés depuis deux mois. Les réserves de viande salée pour l’hiver sont épuisées. Les meuniers ne leur font plus crédit. Ils n’ont que des navets séchés et de la soupe d’herbes des champs. » Le vieil homme fit une pause. « Vous me demandez ce que vous devez faire ? Payez-les.

— Avec quel argent ? ! », s’écria Ojsternig.

Les hommes d’armes qui paressaient dans un coin de la grande salle tournèrent la tête. Le molosse tigré grogna. Agomar regarda Ojsternig, puis les soldats.

« Avec quel argent je devrais les payer, Arialdo ? répéta Ojsternig, qui avait du mal à contenir sa rage.

— Vos soldats boivent à volonté du vin de Falerne et d’Alsace, chaud et épicé. On tue chaque jour un veau pour eux. Ils ont tellement de viande à leur disposition qu’ils ne rongent même plus les os. Commencez par-là. Faites en sorte que le veau dure trois jours. Et faites rôtir les deux autres veaux pour la mine, une fois par mois. Donnez de la bonne bière de chez nous à vos soldats, au lieu de ces vins coûteux que seuls les moines des monastères peuvent se permettre. Et une fois par semaine, donnez une demi-solde aux femmes des mineurs pour qu’elles puissent acheter une livre de farine noire pour leur famille. Cela dépassera à peine un vingtième de ce que vous aurez économisé, Dites aussi à ceux de vos hommes qui gardent les forêts que les enfants des mineurs peuvent ramasser cinq poignées de châtaignes par semaine pour épaissir la soupe. Donnez-leur ce qu’ils finiront par aller chercher chez Volod le Noir. Vous redeviendrez leur seigneur. »

Ojsternig le regarda en silence. « Tu sais qui je suis, vieil imbécile ? »

Arialdo de Tarvis acquiesça, humblement. « Vous êtes mon seigneur.

— Et toi, à ton seigneur, tu recommandes d’économiser comme une bonne femme ? Me mettre au niveau de ce rebelle abject ? grogna Ojsternig.

— Ce rebelle abject est en train de devenir un héros, Votre Seigneurie, dit Arialdo la tête basse. Avec seulement deux morceaux de viande salée. »

Ojsternig le toisa en silence. « Tu conseillais aussi mon père ? Tu lui conseillais de ne pas gaspiller ce qui me revenait ?

— C’était une autre époque… »

Ojsternig bondit sur ses pieds. Le molosse s’approcha, prêt à mordre, babines écumantes.

« Quoi qu’il en soit… oui, je le lui ai conseillé, reprit le comptable.

— Et tu lui as dit quoi ? s’exclama Ojsternig d’une voix dure.

— Qu’il avait un héritier. Et qu’il devait penser à lui. »

Ojsternig eut un ricanement féroce et dit, comme si cela n’avait aucune importance pour lui : « Et il t’a répondu qu’il me méprisait, que je n’étais qu’un petit monstre cruel. Et après, il t’a fait fouetter.

— Non, répondit Arialdo de Tarvis. Il ne m’a pas fait fouetter. »

Ojsternig savait ce que son père pensait de lui. Et sa mère. Ils l’avaient toujours méprisé depuis que sa nature s’était manifestée. Très vite. Il se tourna vers Agomar. « Demain dès l’aube, tu enverras un homme dans la Raühnvahl ! Je veux qu’il rassemble tous les habitants pour qu’ils sachent qui est leur nouveau seigneur. Je veux qu’ils soient tous là, ces culs-terreux.

— Que voulez-vous dire, Votre Seigneurie ? demanda le comptable alarmé.

— La Raühnvahl est un royaume riche, non ?

— Oui, Votre Seigneurie, mais…

— Je m’en emparerai. Comme ça je n’aurai pas à économiser comme une bonne femme.

— Mais l’empereur…

— L’empereur n’a pas le temps de s’occuper de nous ! Tu l’as dit toi-même. Pour lui, nous sommes une puce sur la croupe d’un taureau. Eh bien, la puce prendra sa ration de sang, et le taureau ne s’en apercevra même pas. S’il n’a pas le temps de répondre à une missive, crois-tu qu’il aura le temps d’envoyer son armée ?

— Votre Seigneurie, réfléchissez bien, je vous en prie…

— Tais-toi, Arialdo, ou je te donnerai les coups de fouet que mon père ne t’a pas donnés. » Il bondit sur ses pieds. « Demain matin tu seras là-bas toi aussi, avec tes livres de comptes. » Il se tourna vers Agomar. « Prends cinq hommes et viens avec moi. Nous allons recruter une équipe de charpentiers dans la mine. J’ai une idée pour les faire travailler, puisqu’ils n’ont pas grand-chose à faire. »

Ojsternig sortit et monta sur son puissant cheval de guerre. Tandis qu’il galopait à toute vitesse dans les rues étroites de Dravocnik, le molosse courait à ses côtés tout en continuant de grogner. Les sabots du cheval soulevaient dans les flaques des gerbes d’eau sale où se mêlaient le rouge de l’hématite et le noir de la tourbe, leur donnant une couleur indéfinie de sang caillé.

Les gens, effrayés, se plaquaient contre les murs. Ils savaient que leur cruel seigneur ne ralentirait pas.

Quand Agomar eut recruté une équipe de charpentiers, Ojsternig désigna de vieilles maisons délabrées et leur ordonna de les abattre, puis de transporter à l’entrée de la mine le bois récupéré.

Les ordres furent exécutés avant midi.

Ojsternig descendit de cheval, enfonçant jusqu’aux mollets ses bottes de cuir noir dans la boue. Il se fit donner quatre piquets peints en rouge vif, qu’il planta dans la terre, formant un périmètre de sept pas sur quatre. Puis il désigna le bois sur les chariots.

« Dressez une estrade avec trois gibets », ordonna-t-il aux charpentiers.

Au soir, les trois gibets étaient prêts.

« Désormais les rebelles seront pendus ici, devant la mine, déclara solennellement Ojsternig. Et leurs corps seront laissés là jusqu’à ce que les corbeaux aient mangé leurs yeux et leurs lèvres jusqu’aux dents. » Il regarda la foule. « Bientôt, Volod le Noir se balancera lui aussi au bout d’une de ces cordes ! »

Les femmes attirèrent leurs enfants contre elles. Les vieilles firent le signe de croix. Les hommes s’agrippèrent à leurs outils. Mitija, le directeur de la mine, toucha sa main bandée, accrochée à son épaule par un linge, et qui tardait à guérir.

Mais tous, sans distinction, regardèrent les trois gibets. Et leurs yeux brillaient, blancs dans leurs visages colorés de noir et de rouge.

Ojsternig, en pensant aux divertissements à venir, se dit qu’il dormirait heureux.

21

Le lendemain matin, au moment où Agnete, Eloisa et Mikael s’apprêtaient à partir travailler, la cloche de Notre-Dame des Neiges se mit à sonner avec frénésie. Elle appelait tout le monde au rassemblement.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Agnete.

— Le prince ! s’exclama un grand garçon qui passait. Le prince arrive ! »

Mikael se figea, secoué par une émotion incontrôlable. “Le prince”, pensa-t-il avec un coup au cœur, tandis qu’apparaissait devant ses yeux l’image de son père bien-aimé.

« Le nouveau prince ? demanda Agnete.

— Le nouveau prince », confirma le garçon en continuant de courir.

Eloisa avait été la seule à se tourner vers Mikael, lisant sur son visage un espoir absurde puis une déception cuisante. Elle sentit sa douleur et fit un pas vers lui. Mais Mikael la regarda avec une telle tristesse que la petite fille eut peur et se tourna vers sa mère. « Qu’est-ce qu’il nous veut, le nouveau prince ? », lui demanda-t-elle, surtout pour couvrir les battements de son cœur.

Agnete secoua la tête. « Je n’en sais rien, dit-elle d’une voix sourde.

— Il a envoyé un messager. On doit l’attendre devant Notre-Dame des Neiges », cria la voisine, qui se pressait, accompagnée de sa famille.

Agnete hocha la tête et sortit. « Allons-y, dit-elle. Les ordres d’un prince, ça se discute pas. »

Ils rejoignirent Notre-Dame des Neiges en silence. Sur les marches de la petite église, le frère Timotej avait les traits tirés et le visage pâle, comme tous ceux qui étaient rassemblés.

« Il nous veut quoi, le nouveau prince ? », dit l’un d’eux, parlant pour tous.

Personne n’eut le courage de répondre. Beaucoup cependant courbaient déjà l’échine.

Mikael s’était arrêté à une dizaine de pas des autres sans se joindre au groupe, et il observait. Dans tous les yeux il lisait la peur, masquée par la curiosité. Il s’étonna de se voir reflété en chacun d’eux, qui étaient si peu différents de lui. Instinctivement, il chercha parmi les gens le visage d’Eberwolf. Et quand il le trouva, il eut l’impression que la peur se lisait aussi sur son visage.

Mais cela ne dura qu’un instant.

Eberwolf croisa son regard. Il planta ses mains sur ses hanches et le fixa d’un air bravache. « Te revoilà, Crottin Sec ! », s’exclama-t-il.

Mikael sentit sa respiration s’arrêter. Il toucha le doigt qu’Eberwolf lui avait cassé, et qui lui faisait encore mal quand il le serrait.

« Elderstoff est un vaurien », dit Eloisa.

Mikael, surpris, se tourna vers elle.

« Elderstoff est un crétin », ajouta-t-elle.

Alors Mikael se sentit moins seul et s’aperçut qu’un sourire lui venait aux lèvres.

Eloisa sourit aussi.

« Le voilà ! Le voilà ! », cria soudain quelqu’un.

Au fond de la Raühnvahl, une vingtaine de cavaliers lancés au galop s’approchaient rapidement.

« Le nouveau prince ! Le nouveau prince ! », répétèrent les gens en écho.

Tous s’agenouillèrent, là où ils étaient, et penchèrent la tête. Même frère Timotej. Certains se signèrent.

Mikael regardait la troupe de cavaliers de plus en plus proche, et une étrange sensation d’irréalité lui serra l’estomac.

« Mets-toi à genoux », lui dit une voix sur sa droite.

Mikael n’y fit pas attention. Il entendit seulement la terre trembler, comme ce jour où, pour se cacher, il s’était glissé dans le petit passage, dans la caserne. C’était un grondement sourd, comme alors, quand il avait ôté ses gants de loutre pour poser la main sur la terre glacée. Il regardait les cavaliers arriver au galop, terribles et menaçants, sans pouvoir détourner les yeux. Ils s’arrêtèrent à un pas de la foule en faisant se cabrer leurs chevaux. Mikael vit d’abord un guerrier à la barbe et aux cheveux roux, avec de petits yeux noirs et cruels. La main droite qu’il leva pour arrêter ses hommes avait quatre doigts, il y manquait l’auriculaire. Et avant même de se souvenir, Mikael sentit dans ses narines l’odeur du sang, puis de la fumée. Le souffle court, il eut un instant l’impression de tomber. Écartant imperceptiblement les bras comme pour retrouver l’équilibre, il perçut dans sa bouche la saveur aigre du vomi. Il ouvrit grand ses yeux qui se voilèrent de larmes. Une douleur aiguë, comme mille aiguilles plantées dans sa peau, le parcourut. Mais il était incapable de bouger et se sentait pris au piège, comme le jour du massacre quand il était bloqué dans le tunnel. Ramené en arrière dans ce passé terrifiant teinté de rouge sang, aussi brillant et frais que dans son souvenir.

« À genoux », répéta la voix à sa droite.

Mikael, une nouvelle fois, n’entendit pas. Et même s’il avait entendu, il n’aurait pas pu obtempérer. Dans ses oreilles résonnaient de plus en plus forts les cris de ceux qui mouraient, le vacarme des animaux terrorisés, les pleurs des femmes violées, les voix des enfants qui appelaient leur mère étendue à leurs pieds, les yeux ouverts et vitreux, le crépitement effroyable des flammes qui ravageaient le château. Et soudain, il sentit un froid glacé, comme si on lui versait dessus un seau rempli d’eau du torrent.

Puis tout se tut.

Il se souvint que le guerrier au doigt amputé s’appelait Agomar. En regardant l’épée de l’homme, il fut certain qu’elle était encore tachée du sang de son père.

« Dieu tout-puissant bénisse le prince d’Ojsternig ! », dit à ce moment le frère Timotej d’une voix tremblante.

Mikael se tourna vers celui auquel s’adressait la bénédiction du curé. Il avait le visage maigre et osseux, et portait une pelisse d’ours brodée d’or et des bottes noires en cuir, fourrées de feutre et de poil de lapin. Mikael se souvint pour la première fois de ce qu’Agomar avait dit : “Le seigneur d’Ojsternig nous a ordonné de ne laisser personne en vie !” Le seigneur d’Ojsternig. C’était cet homme qui avait donné l’ordre d’exterminer sa famille. De tuer son père. Sa mère. Sa petite sœur. Eilika et tous les autres.

« Mon Prince, à quoi devons-nous l’honneur de votre visite ? », demanda craintivement le frère Timotej.

Personne dans l’assistance n’osait relever la tête. Seul Mikael restait debout, fixant le prince d’Ojsternig. Sans trembler. Mais nul ne lui prêtait attention.

« À genoux », siffla pour la troisième fois Agnete.

Et pour la troisième fois, Mikael ne l’entendit pas. Il était seul, debout dans la cour du château. Autour de lui, muets, les acteurs de la tragédie : son père la tête tranchée, sa mère le couteau planté dans la poitrine, sa petite sœur morte dans ses bras qui semblait une poupée de chiffon. La fille violée puis tuée par Agomar. Le maréchal-ferrant sans son bras. Le prêtre avec sa soutane relevée. Puis, petit à petit, tous les autres. Et au milieu d’eux Ojsternig, avec un bec de vautour.

Pourtant, c’était comme s’il y avait une épaisse couche de glace entre cette scène et lui. Comme si les autres étaient au-dessus d’un lac gelé et que lui se trouvait, privé de souffle, emprisonné sous l’eau. Il n’y avait plus de sang, il n’y avait plus de vacarme non plus. Seulement cette immensité de glace. Une image immobile et sans aucun sens. Dépourvue d’émotions.

« J’ai appris qu’il y avait eu un mariage », commença Ojsternig.

Frère Timotej acquiesça, et désigna Gregor et Emöke, eux aussi tête baissée. « Baisez les mains de notre prince », leur dit-il.

Terrorisés, ils firent mine de se lever.

« Non, dit Ojsternig. La fille. »

Emöke ne bougeait pas.

« Vas-y », murmura son jeune mari, avec un sourire craintif.

Emöke se leva et marcha jusqu’au prince.

Ojsternig glissa sa main dans son décolleté et lui palpa le sein sans la regarder, les yeux dans ceux de son mari.

Gregor se figea. Puis, sous le regard pénétrant et cruel du prince, il baissa la tête.

Ojsternig fit signe à la fille de s’en aller.

Emöke revint s’agenouiller près de Gregor et se mit à pleurer en silence. Son mari n’avait pas le courage de la regarder, mais il prit sa main.

« Comment deux serfs qui m’appartiennent peuvent-ils se marier sans mon consentement ? demanda Ojsternig d’un ton menaçant.

— Prince…, répondit frère Timotej, nous pensions… votre prédécesseur… le prince de Sa…

— Viens ici, curé ! », tonna Ojsternig.

Frère Timotej, d’un pas mal assuré, s’approcha. « Parlez, Votre Seigneurie.

— Tu penses que ce mariage est valable selon les lois féodales ? »

Frère Timotej écarquilla les yeux. Il ouvrit la bouche, mais n’émit que des sons gutturaux.

« Je suis le prince, et je décide ce que je veux, reprit Ojsternig. Mais puisque la loi est la loi, et que tu dois la connaître, je veux que ce soit toi qui me le dises. Sans mon consentement, ce mariage peut-il être considéré comme valable ? »

Frère Timotej n’osait pas le regarder.

« Réponds ! hurla Ojsternig.

— Non…, chuchota le curé.

— Plus fort ! Que tous entendent ! Il est valable ou non ?

— Non.

— Non, dit Ojsternig. En effet, il n’est pas valable. »

Emöke se mit à sangloter.

« Prince, ayez pitié de ces jeunes gens…, commença le frère Timotej.

— Ils ont déjà consommé ? demanda le prince.

— Oui, Votre Seigneurie ! dit frère Timotej d’une voix enthousiaste, pensant que cela pourrait plaider en leur faveur.

— Tant pis pour eux, le glaça Ojsternig. Ou plutôt, tant pis pour elle. Qui voudrait épouser une fille qui n’est pas pure ? », conclut-il avec mépris.

Gregor lâcha la main d’Emöke. Emöke sanglota plus fort.

« Le mariage n’est pas valable, tu l’as dit toi-même, curé », déclara Ojsternig, qui promenait son regard glacial sur la foule, sachant que personne ne lèverait la tête.

Alors il remarqua un enfant, debout, qui le fixait.

Il vit aussitôt une femme l’attraper par le bras, l’obliger à s’agenouiller et à baisser la tête.

Mais l’enfant releva aussitôt les yeux sur lui.

Ojsternig prit à sa ceinture un petit fouet de nerf de cheval dont l’âme était d’acier. Il aimait frapper ses serfs au visage. Ce fouet laissait des marques profondes. Il coupait les lèvres, tranchait les oreilles, crevait les globes oculaires.

Au dernier moment, quelque chose vint le distraire. « C’est quoi, ça ? », demanda-t-il à frère Timotej en remarquant les champs délimités par des murets de pierre en bas de la montagne.

Mikael le fixait toujours, sans comprendre, sans ressentir aucune peur. Plutôt une émotion venue des profondeurs de son être qui cherchait à sortir. Une sensation inconnue, étrangère.

« Votre Seigneurie… la montagne…, répondit en hésitant le frère Timotej en buttant sur les mots, la montagne, comme le veut la tradition… offre à vos… serfs… qui se marient… une petite portion de terre pour… disons… quand ils se marient… la montagne…

— Cette terre est à moi ! hurla Ojsternig.

— Votre Seigneurie, dit frère Timotej en désignant les champs dans la vallée aux cultures fertiles, toutes ces bonnes terres sont les vôtres… celle-ci en revanche ne vaut rien… L’usage est que la montagne offre…

— La montagne ? cria encore plus fort Ojsternig en frappant le curé en plein visage avec son petit fouet. C’est moi, votre montagne ! » Il promena ses yeux de braise sur l’assistance. « Il n’y aura jamais de montagne plus haute que moi, pour vous ! »

Frère Timotej essuya le sang sur sa lèvre coupée.

« J’ai décidé de quitter mon palais et de m’installer ici, dit Ojsternig, apparemment plus calme. Par conséquent, j’ai besoin de pierres pour reconstruire le château. » Il montra du doigt les murets du champ. « Ces pierres-là, pour commencer. »

Les gens s’agitèrent, mais personne n’osa lever la tête.

« Je veux que vous apportiez chacune de ces pierres au château. Toutes ! D’ici un mois ! ordonna Ojsternig. Et puisque vous vous êtes emparés illégalement de ce qui m’appartient, si vous ne voulez pas être pendus un par un, vous paierez le double de fermage, jusqu’à votre mort, et après vous vos fils et vos petits-fils continueront de me payer un double fermage. »

Personne ne bougea.

Seul Mikael gardait les yeux levés, à cause de cette émotion incompréhensible qui continuait de s’agiter en lui et qui voulait sortir.

Ojsternig s’approcha d’un des hommes agenouillés et lui frappa violemment la tête avec son fouet, pour montrer à ces culs-terreux qu’ils étaient sa propriété et qu’il pouvait faire d’eux ce que bon lui semblait.

L’homme s’écroula dans un gémissement. Sa femme, à côté de lui, porta la main à sa bouche pour retenir un sanglot.

Personne ne broncha.

Ojsternig et ses hommes s’apprêtaient à partir. Les chevaux soufflaient et leurs sabots nerveux frappaient le sol.

Mikael eut tout à coup l’impression d’entendre, comme en ce jour terrible, la terre trembler sous la charge des chevaux jaillis dans la cour du château. Le vent de la Raühnvahl fouetta ses joues. Sa respiration battait à ses oreilles, son cœur cognait à ses tempes. Il ouvrit la bouche, et la sentit exploser dans sa poitrine, cette émotion qui l’agitait. Alors il lança un cri, un seul, un long cri. Qui vida ses poumons, lava son âme. Il venait de découvrir ce sentiment que les adultes appellent la haine.

Tous se retournèrent. Agnete, Eloisa, les serfs, frère Timotej. Et aussi Agomar et ses sbires, sur le visage desquels se lisait une surprise qui ressemblait à de l’épouvante.

Pendant un instant, le silence fut encore plus total.

Ojsternig le fixait, retenant son cheval. Il sentit son corps vibrer sous l’effet du cri de cet enfant. Il fut tenté de dégainer son épée et de lui trancher la gorge. Sa main se dirigea vers la poignée de son arme, mais s’immobilisa. S’il le tuait, l’amusement ne durerait qu’un instant.

Il comprit en le regardant que cet insignifiant petit serf de la glèbe le haïssait. Mais n’avait pas peur. S’il tuait cet enfant, qui n’avait pas plus de valeur qu’un seul des animaux de sa basse-cour, il mourrait sans trembler.

Il lui sourit avec gratitude. Tourmenter ce gamin serait bien plus amusant que le tuer, et durerait plus longtemps.

Il tendit vers lui un doigt vibrant. « Toi, tu viendras avec moi, dit-il.

— Non », hurla Eloisa.

Ce fut le second cri, impérieux, de cette journée.

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