« Tu ramasseras le fumier, dit Ojsternig, savourant d’avance son plaisir. Tu ramasseras le fumier de la cour, tous les jours, du matin au soir, jusqu’à ce que ton corps tout entier soit fait de merde », lui avait dit Ojsternig.
Mikael était immobile au milieu de la grande salle, debout devant le trône élevé sur lequel Ojsternig était assis. Près de lui, son gigantesque molosse tigré grogna doucement.
« Va-t-en », dit Ojsternig.
Un serviteur poussa Mikael dans l’escalier de bois extérieur jusque dans la cour. Il appela un palefrenier qui tenait une pelle et la donna à Mikael. « Commence à pelleter la merde, ordonna-t-il.
— Où je la jette ? », demanda Mikael avec indifférence.
Le serviteur regarda autour de lui. La cour était pleine d’excréments. « Tu la jettes où, toi ? », demanda-t-il au palefrenier.
L’autre montra un endroit de la muraille, où s’ouvrait un trou par lequel on jetait les détritus.
« T’as qu’à la jeter là », dit le serviteur en s’en allant.
Mikael resta immobile, la pelle à la main.
La veille, quand Ojsternig avait décidé de l’emmener, Agnete l’avait saisi par le bras. « Surtout, gamin, garde tout à l’intérieur », lui avait-elle soufflé d’une voix effrayée, d’un ton pressant, au moment où Agomar descendait de cheval et venait vers eux. « S’ils découvrent qui tu es, ils te trancheront la gorge. » Mikael la regardait sans la voir. Son corps était habité par cette sensation nouvelle que les adultes appelaient la haine.
Les mains rêches d’Agnete s’étaient agrippées à son épaule et l’avaient violemment secoué. « Ils tueront aussi Eloisa ! », avait-elle ajouté entre ses dents après un regard à Agomar qui était à quelques pas.
Le regard de Mikael était devenu plus vif et Agnete s’en était aperçue. « Tu diras rien, hein ? »
Mikael avait hoché la tête. « Non. »
La main tendue comme pour le caresser, Agnete avait dit : « C’est bien, Mikael ». Mais sa main était restée en l’air.
Agomar avait soulevé Mikael et l’avait mis sous son aisselle comme un tapis roulé. Puis il l’avait jeté en travers de sa selle. Éperonnant son cheval, il s’était éloigné au pas vers les autres.
Mikael, la tête en bas, voyait de cette position les paysans se relever lentement. Certains tamponnaient la lèvre ouverte du curé, d’autres se portaient au secours de l’homme qu’Ojsternig avait frappé avec son fouet, d’autres encore hochaient tristement la tête. Puis il avait vu Agnete tenter de retenir une petite silhouette vêtue de rouge, qui se débattait avec force. Eloisa.
Elle avait couru vers lui en pleurant.
Un soldat, sous les rires de ses compagnons, avait ramassé une pierre et la lui avait lancée. Il l’avait manquée de peu.
Eloisa s’était immobilisée, avant de recommencer à courir, pleurant toujours.
Le soldat lui avait lancé une autre pierre.
Eloisa avait changé de direction. Elle était montée sur le flanc de la montagne et les avait suivis à distance, restant à l’écart. Au bout d’un moment, Mikael ne distingua plus que la tache rouge de sa robe.
Près du col situé entre la Raühnvahl et le royaume d’Ojsternig, il avait vu la petite silhouette rouge s’arrêter et se recroqueviller sur le sol.
« T’en fais pas, je dirai rien », avait-il murmuré.
Agomar l’avait violemment frappé.
Cette main avait tenu l’épée qui avait tué son père. La douleur du coup en avait été décuplée.
Il s’arracha à ses pensées. Le palefrenier, au milieu de la cour, le regardait d’un œil éteint, son vilain visage teinté de noir et de rouge. Comme tous les autres, ici. Mikael baissa les yeux. Ses sabots s’enfonçaient profondément dans la boue et le purin.
Il cracha dans la paume de ses mains, comme Raphael le lui avait appris, et glissa la pelle sous l’épaisse couche de merde. Il la souleva et se dirigea à pas lents vers le trou à détritus.
Il ne comprenait pas ce qu’il y avait dans son cœur.
Le palefrenier le suivait.
Mikael jeta la pelletée dans le trou.
Le palefrenier rit tout bas d’une voix gutturale.
Mikael le regarda. Il plongea de nouveau la pelle dans le purin, et de nouveau alla la décharger.
« Dieu te maudisse ! », cria une voix de l’autre côté de la muraille.
Mikael se pencha par l’ouverture et aperçut un vieux en train de fouiller les détritus à la recherche de quelque chose à manger.
« On m’a ordonné de jeter la merde par-là, monsieur », dit Mikael.
Le vieux lui adressa un regard laiteux, incapable de voir au-delà de son épaisse cataracte.
« Dieu te maudisse ! », répéta-t-il.
Le palefrenier riait.
Mikael renversa une autre pelletée dans l’ouverture et dit : « Désolé ». Il entendit le vieillard pleurer.
L’autre se mit à rire rit plus fort.
Mikael pelleta sans arrêter jusqu’au moment où le garçon, qui ne l’avait pas laissé seul un instant, le frappa sur l’épaule et lui fit signe que c’était l’heure de manger. Mikael planta la pelle dans le sol pour le suivre.
Le palefrenier la lui désigna. « Vo-ler, dit-il en articulant à grand-peine. Co-gner toi. »
Mikael reprit la pelle et le suivit vers un groupe de serfs rassemblés autour d’une marmite fumante, au-dessus d’un feu de tourbe. Il reçut une demi-écuelle de bouillie d’avoine trop cuite versée sur un morceau de pain moisi. Il mangea en silence en regardant autour de lui. Tous avaient le visage couvert d’un voile rouge et noir. Leurs dents et le blanc de leurs yeux ressortaient vivement, et les faisaient ressembler à d’étranges créatures.
Lorsqu’ils étaient arrivés la veille en vue du village minier de Dravocnik, Mikael, épuisé, avait les yeux injectés de sang à force d’être ballotté la tête en bas. Il avait d’abord perçu une odeur. Elle lui rappelait vaguement celle que dégageait la forge du maréchal-ferrant, au château. L’odeur de fer fondu, mais aussi une senteur amère, quelque chose d’humide qui brûlait. Comme une odeur de moisissure. Et il se souvint également que la tourbe mélangée au fumier par Raphael comme engrais avait cette même odeur.
Malgré sa fatigue, il avait été frappé par le village de Dravocnik. Les maisons, les rues et les gens semblaient peints de rouge et de noir. La pluie, tombée depuis peu, avait dessiné des traînées délavées sur les façades et les toits des habitations, fait déteindre les visages des gens, qui étaient comme sillonnés de larmes. Le village paraissait immense. Agomar et sa troupe avaient tourné à gauche sur un pont de pierre, et s’étaient dirigés vers une étrange colline à deux bosses. Sur la première s’élevait une construction trapue en pierre calcaire. Il avait aperçu des moines devant la porte d’entrée, en soutane de bure grossière, et colorés eux aussi de rouge et de noir. Sans doute le monastère dont dépendait la petite église de Notre-Dame des Neiges, avait pensé Mikael.
Sur la bosse la plus haute se découpait un château, énorme et puissant. Plus vaste que celui où il avait grandi. Il inspirait la crainte. Une armée considérable pouvait s’y abriter. Quand ils s’étaient approchés, Mikael avait vu des terre-pleins, à une hauteur équivalente à trois hommes montés l’un sur l’autre, entourés d’un fossé profond planté de pieux de hêtre, à la pointe durcie au feu. La poix qui les recouvrait avait presque disparu, et le bois pourrissait misérablement. Une des tours de l’entrée s’était écroulée. Les pierres s’étaient amoncelées au pied de la tour et d’autres avaient roulé dans la pente. Cela datait sûrement de plusieurs années car les pierres étaient couvertes de mousse et du chiendent poussait un peu partout. La grande porte, en mauvais état, était dégradée par les intempéries. Une portion du mur de l’enceinte de l’Est s’était également éboulée, comme les créneaux et les postes des archers. À l’intérieur, Mikael avait remarqué que la cour elle aussi, pourtant grande comme un petit village, était sale et en désordre. Les écuries vétustes, les enclos réparés tant bien que mal. L’odeur de fumier insupportable. Les bêtes étaient maigres, et les serviteurs plus maigres encore. Seuls les soldats paraissaient bien nourris. Ce château avait dû être extraordinaire, mais il n’en restait plus que les vestiges d’un passé lointain.
Après avoir déjeuné, Mikael recommença à pelleter. Il ne cessait pas de penser à Ojsternig. Et chaque fois il ressentait un vide en lui, et une profonde nostalgie à l’égard de son père. Il n’aurait sûrement jamais laissé son château tomber en ruines.
Le palefrenier ne le quittait pas. Immobile et silencieux, avec ce regard idiot. Mikael ne lui avait pas adressé la parole une seule fois.
« T’as rien d’autre à faire ? finit-il par lui demander.
— Moi jus-te pelle-ter mer-de », répondit l’autre en souriant.
Quand le soleil commença à décliner, un serviteur, vêtu d’une tunique usée et déchirée qui lui arrivait aux genoux, vint dire à Mikael de s’arrêter. Puis il ajouta : « Mon seigneur veut te voir ».
Mikael le suivit dans les escaliers du palais.
Dans la grande salle, Ojsternig les attendait, une coupe en or pleine de vin chaud parfumé à la cannelle et aux clous de girofle à la main. À ses pieds, près du molosse tigré, un seau et un chiffon.
« Viens ici que je te renifle », dit le seigneur d’Ojsternig. Son visage s’assombrit ostensiblement. « Tu as sali tout mon palais, animal ! Nettoie tes traces maintenant, avant de partir. » Il se mit à rire.
Mikael vit un peu plus loin, assise près d’une fenêtre haute et étroite, une fille d’environ treize ans qui brodait avec indolence. Sa robe de soie était trop large et ses lèvres rouges, en forme de cœur. Il devina que c’était la fille d’Ojsternig.
Il se retourna brusquement vers le prince. Et se souvint tout à coup qu’il l’avait déjà rencontré, quelques mois avant le massacre. Ojsternig avait été reçu au château par son père. Il voulait marier sa fille au petit prince héréditaire. Son père lui avait répondu avec dédain qu’il n’avait aucune intention d’unir leurs familles. Ojsternig était parti en proférant des jurons et des menaces, et son père avait dit : « Cet homme, c’est le démon. Je ne serais pas étonné qu’il se nourrisse de cadavres comme les vautours. »
Mikael comprit alors pourquoi en se rappelant que, dans la scène de carnage qu’il avait imaginée la veille, il l’avait vu avec un bec de vautour.
Il posa un regard différent sur la fille, qui serait devenue sa fiancée si son père y avait consenti. Et son père serait toujours en vie.
Le regard tourné vers Ojsternig, Mikael sentit qu’il le haïssait.
Un frisson parcourut Ojsternig à l’idée du plaisir qu’il aurait à torturer ce gamin qui n’avait pas peur de lui. Il se félicitait de l’avoir arraché à sa famille et condamné au travail le plus modeste.
Mikael continua à le fixer puis regarda la princesse.
Elle leva un instant les yeux vers lui. Un regard distant, comme si elle était ailleurs.
Mikael vit son reflet en elle. Il était captivé par cette expression, comme un puits de boue d’où la vie s’était retirée. Il eut un nœud à l’estomac.
Le serviteur le poussa violemment dans le dos, et lui passa le seau et le torchon. « À genoux et nettoie », ordonna-t-il.
Mikael obéit.
Le molosse s’approcha.
« Harro n’a encore rien mangé aujourd’hui », ricana Ojsternig.
Le chien renifla Mikael en grognant tout bas. Sa tête était énorme. Mikael ne bougea pas. Son père aussi avait des chiens de guerre. L’animal ouvrit la gueule, qui puait la viande pourrie et les dents gâtées, et bâilla paresseusement. Ses canines étaient grandes, jaunes, longues d’un demi-doigt. Il agita vaguement un moignon de queue et donna un coup de langue sur l’oreille de Mikael.
Ojsternig bondit sur ses pieds et lança sa coupe de vin vers son chien. « Au pied, imbécile ! »
Le gigantesque molosse revint vers son maître la tête basse.
Ojsternig lui envoya un coup de pied. « Refais jamais ça ! » À Mikael il cria : « Nettoie ! »
Mikael, à reculons, nettoya les traces de merde qu’il avait laissées derrière lui. Avant de sortir de la salle, il lança un regard vers la princesse mais elle ne leva pas les yeux de sa broderie.
À l’heure de se coucher, les serfs garnirent de paille fraîche le sol de la grande salle. Mikael dut les aider, les pieds nus car ses sabots étaient couverts de fumier. Soldats et cavaliers ôtèrent leurs épées, qui sonnèrent sur le carrelage, puis ils s’étendirent sur le sol, enveloppés de lourds manteaux de fourrure. Peu après on fit venir les femmes. Elles avaient des robes sales ouvertes sur le devant qui révélaient des seins abîmés par les mains des hommes. Elles riaient sans sourire. Leurs yeux semblaient de verre. Leurs paupières étaient peinturlurées de bleu, leurs lèvres de vermillon et leurs visages couverts de blanc de céruse. Sous l’épaisse couche de maquillage, on devinait leur peau sale, rouge et noire. Certaines n’avaient que quelques dents. Elles se couchèrent près des hommes qui commencèrent à grogner, comme des porcs quand on remplit leur auge, pensa Mikael.
« Tu dors là, dit un serf à Mikael. Ordre du maître. Il veut voir ta sale gueule à son réveil. » Il lui jeta un manteau plein de puces et partit.
Mikael se coucha dans un coin et s’enveloppa dans le manteau. « Bonne nuit, Eloisa », dit-il. Il ferma les yeux et serra les poings.
Il avait de nouveau envie de crier.
Puis il revit le visage de la princesse.
« Tu ramasseras la merde tous les jours, du matin au soir, pour que ton corps tout entier ne soit plus que de la merde », avait dit Ojsternig.
Le lendemain, après une maigre collation de bière légère et de pain sec aux céréales, il descendit dans la cour où le palefrenier l’attendait, la pelle à la main.
Mikael leva les yeux vers la fenêtre où la princesse brodait la veille. Il tomba sur le regard glacial d’Ojsternig, cruel et inexpressif comme celui d’un rapace. Un vautour.
Mikael cracha dans ses mains, glissa la pelle sous les excréments, la vida dans le trou à détritus. Quand il releva les yeux vers la fenêtre, Ojsternig n’était plus là. Mikael souleva une pelletée malodorante qu’il déchargea dans le trou.
« Dieu te maudisse ! », entendit-il aussitôt.
Il aperçut le vieil aveugle par le trou : « Désolé ».
Le vieillard tourna vers lui ses yeux laiteux.
Le palefrenier ricana doucement.
À la troisième pelletée, le vieux se mit à pleurer et s’éloigna du tas de détritus.
L’autre rit plus fort.
« T’es idiot ou quoi ? », lui dit Mikael, agacé.
Le palefrenier cessa de rire et s’assombrit, sans répondre. Il regarda en direction des écuries, mais resta à côté de Mikael jusqu’à la cloche du déjeuner. Il se mit dans la file pour recevoir sa portion d’avoine trop cuite et disparut dans les écuries. Il en ressortit bientôt, suivi d’une femme laide et flétrie, au visage marqué de cicatrices de variole. Elle désigna la porte branlante d’une baraque et lui caressa tendrement la tête. Content, il sourit et se dirigea vers la baraque.
La cloche annonça la fin de la pause, et le travail reprit.
Mikael plongea la pelle à quelques pas du trou, où il jeta son fardeau à grand-peine. La moitié de son chargement s’était perdu en route. Au retour, il trouva le palefrenier qui l’attendait, et qui lui montra une brouette.
Mikael commença à remplir la brouette de fumier.
Dès qu’elle fut pleine, l’autre la poussa jusqu’au trou et la vida. Il lança un regard rapide à la femme, qui observait la scène sur le seuil de l’écurie, puis il se tourna vers Mikael et dit : « Moi pas i-diot. »
Mikael vit la femme rentrer dans l’écurie en se grattant une cicatrice de variole rougeâtre. « Non, t’es pas idiot », lui répondit-il.
Quand ce fut l’heure d’arrêter, Ojsternig le convoqua, renifla avec satisfaction la puanteur qui émanait de lui et lui ordonna de nettoyer ce qu’il avait sali.
Harro, le molosse, s’était tourné vers Mikael et remuait doucement la queue. Il posa son énorme tête entre ses pattes, avec un coup d’œil oblique à son maître. Aussitôt cependant, ses grands yeux dorés revinrent sur Mikael.
Mikael se mit à genoux et nettoya à reculons le carrelage de la salle. Avant de sortir, il leva les yeux sur la princesse, mais elle ne le regarda pas.
Toute la semaine, Mikael pelleta.
Un matin, juste avant qu’il ne descende dans la cour, un serf l’arrêta. « Aujourd’hui, tu dois accompagner le seigneur au village. »
Mikael attendit dans la salle.
Ojsternig finit par apparaître, suivi d’Agomar et d’une vingtaine de soldats armés de pied en cap. Il se planta devant Mikael et le fixa.
Mikael ne baissa pas les yeux. Depuis qu’il s’était souvenu de l’avoir vu au château de son père, il craignait d’être reconnu. Mais il n’arrivait pas à détacher ses yeux de cette figure odieuse.
« Je ne connais pas ton nom, et je ne veux pas le connaître, dit Ojsternig. Tu sais pourquoi ? »
Mikael le fixait, immobile.
« Parce que tu n’es rien. Tu ne comptes pas. Tu es comme un pou », dit-il. Il le dépassa et quitta la salle à grands pas.
« Bouge », dit Agomar à Mikael en le poussant.
Il suivit les soldats jusqu’aux écuries, où les chevaux de guerre étaient déjà sellés.
« Cours, chien, lui dit Ojsternig. Et si tu traînes, je te ferai arracher la peau du cul à coups de fouet. » Il éperonna violemment son cheval pour le faire se cabrer, et le lança vers la grande porte du château.
« Cours, chien », répétèrent les soldats en riant, talonnant eux aussi leur monture.
Mikael se mit à courir.
Le palefrenier était au milieu de la cour, la pelle à fumier dans la main, à le regarder de son expression éteinte. « Sou-le-ver sabots ! », cria-t-il quand Mikael passa près de lui.
Mikael courut péniblement jusqu’à la grande porte. Là, il s’arrêta, se tourna vers le palefrenier et se dit qu’il ne connaissait pas son nom. Il souleva ses sabots et recommença à courir.
Ojsternig et ses hommes étaient à la moitié de la première colline. Mikael courut comme il n’avait jamais couru. La terre était souple sous ses pieds, ses muscles entraînés par Raphael rendaient ses pas sûrs et puissants. Il sentait le vent dans ses cheveux courts. Et plus il courait, plus il éprouvait une sensation libératrice. Ce n’était pas de la joie mais plutôt l’impression d’être en vie. Haletant, il sentit resurgir cette émotion qu’il avait récemment découverte, et qui voulait s’exprimer. Il cria. Comme ce jour-là. Il cria même quand il n’eut plus de souffle. Encore et encore. Il courait de plus en plus vite, comme si la haine le rendait plus fort, insensible à la fatigue et à la douleur. Si vite qu’il ne s’aperçut pas qu’il avait dépassé les derniers cavaliers de l’escorte, qui avançaient au trot. Mikael courut et cria, cria encore. Il les dépassa tous, l’un après l’autre.
Jusqu’au moment où il rejoignit la tête de la procession. Ojsternig lui donna un coup de pied et le fit tomber.
Mikael se releva.
Ojsternig le fixait. « Tu cours comme un lièvre, pas comme un chien », dit-il avec un sourire. Puis il lança : « Au galop ! »
Mikael faillit les perdre dans les ruelles étroites et tortueuses du village minier. Quand il les rattrapa et les vit arrêtés, ses jambes l’abandonnèrent et il tomba en avant dans la boue.
Ojsternig le fixa de nouveau, avec une sorte de plaisir hautain dans le regard. Comme le maître qui évalue les qualités d’une de ses bêtes.
Mikael vit en face de lui l’énorme estrade à trois gibets. Et dessus, deux hommes et une femme. Les deux hommes étaient habillés, la femme était nue. À leur cou, un nœud coulant fait d’une corde épaisse d’un bon pouce.
Une foule muette, en haillons, se pressait autour d’eux.
« Annonce le nom des rebelles, ordonna Ojsternig au bourreau.
— Stanislas, fils d’Amos, dit celui-ci en désignant le premier homme. Cecco de Malborghetto, poursuivit-il en indiquant le second.
— En tant que rebelles, vous êtes condamnés à mourir par la corde jusqu’à étouffement », annonça Ojsternig. Puis, tourné vers le bourreau : « Dis le nom de la femme. »
Le bourreau s’approcha de la femme nue, qui tremblait et avait le corps rougi. « Alenka Aaltie, dit-il.
— Toi, tu mourras parce que tu as forniqué avec un rebelle », dit Ojsternig en tendant le doigt.
La femme, honteuse de sa nudité, se tenait courbée. Ses mains attachées dans le dos l’empêchaient de se couvrir. Mais elle triompha de la honte et se redressa, exhibant son visage pathétique. « C’est mon mari, bâtard ! cria-t-elle.
— Je te couperais volontiers la langue », dit Ojsternig en approchant son cheval du gibet. Il pencha la tête, sans la quitter des yeux, et sourit. « Sauf que je ne pourrais pas t’entendre hurler. » Regardant le bourreau, il lui dit : « Accroche-la la tête en bas et allume un feu dessous. »
Le bourreau resta pétrifié. Mais avant que son seigneur ne le condamne à subir la même fin, il ôta le nœud coulant de la gorge de la femme et le lui passa aux pieds. Il commença à la hisser. Puis, au bout d’un temps qui parut à tous infini, il prit des roseaux et des branchages et y mit le feu.
La femme essayait de ne pas hurler. Mais elle céda.
Ses cheveux furent tout de suite enveloppés par les flammes. Puis le reste de son corps.
Mikael vit que ses paupières aussi avaient brûlé.
Enfin le feu monta jusqu’à sa gorge et elle mourut.
“C’est pas juste”, pensa Mikael, et il vomit, se rappelant la première fois où il avait senti cette odeur abominable.
Ojsternig le regarda. « C’est amusant, non ? », lui dit-il en éclatant de rire.
Le bourreau la toucha avec la pointe d’une pique de fer pour s’assurer qu’elle était morte, et ouvrit les trappes sous les deux autres gibets. Un des hommes mourut les joues couvertes de larmes qui délayaient la poussière rouge et noire.
La foule silencieuse pleurait avec lui.
Mikael avait la tête qui tournait.
« Je parie que tu n’arriveras pas à courir », lui dit Ojsternig.
Mikael lui lança un regard brûlant de haine.
Satisfait de ce regard qui augmentait son plaisir, Ojsternig déclara : « Rentrons au château. Au pas », ajouta-t-il à l’intention de Mikael.
Tandis qu’ils avançaient lentement dans les ruelles du village, Agomar vint se placer à côté d’Ojsternig. Il désigna Mikael, qui les suivait comme un fantôme. « Pourquoi vous l’avez emmené, Seigneur ?
— Je me nourris », répondit Ojsternig avec un sourire énigmatique. Nul n’aurait pu en comprendre la raison, mais il savait qu’il devait cultiver cette haine précieuse qui montait dans le cœur de ce gamin et lui garantissait un divertissement durable. “C’est juste un enfant, pensa-t-il alors, qui pourrait un de ces jours oublier qu’il me hait.” Et il éclata d’un rire sonore.
Au château, il demanda qu’on prépare pour le lendemain des arcs pour tuer les cerfs, des lances pour les sangliers, des provisions et des tentes pour les hommes. « J’irai à la chasse, annonça-t-il.
— Combien de temps serez-vous absent, Seigneur ? demanda l’intendant.
— Quatre jours.
— Vous emmenez l’enfant ? », demanda Agomar.
Ojsternig regarda Mikael et haussa les épaules. « Non, il nous gênerait. » Et il pénétra dans son palais.
Mikael avait entendu la conversation. Le palefrenier le regardait, comme depuis quelques jours. Il se rappela les paroles d’Ojsternig le matin même : il ne connaissait pas son nom parce qu’il n’était rien. Il s’approcha de lui. « Comment tu t’appelles ? lui demanda-t-il.
— Moi Basss-siano, répondit l’autre.
— Je te salue, Bass-siano », dit Mikael. Puis il ajouta, avec un sourire épouvanté en pensant au plan qu’il avait échafaudé : « M’attends pas, demain ».
Excité, il n’avait pas fermé l’œil de la nuit.
Son plan n’était-il pas une folie ?
Il ne pensait qu’aux paroles d’Ojsternig. Qui ne voulait pas savoir son nom, puisqu’il n’était qu’un pou insignifiant. Les soldats et les serviteurs non plus ne connaissaient pas son nom. Personne ne le lui avait jamais demandé. Ils ne lui adressaient pas la parole. Pour l’appeler ils disaient : “Eh, toi”. Ils ne le regardaient pas quand ils lui servaient la soupe. Personne ne lui disait bonne nuit. Ils ne s’apercevaient peut-être même pas qu’il dormait à côté d’eux. Ni qu’il pelletait le fumier depuis une semaine à la place de Bassiano.
Son plan était-il une folie ?
« Dans la vie, tu dois choisir », lui avait dit Agnete. Et Raphael lui avait expliqué que c’était lui qui devait tenir la pioche.
Une folie ? Peut-être. Mais c’était ce qu’il avait dans le cœur.
Il avait de bonnes chances de réussir. Le seul à s’apercevoir de son existence, même sans vouloir connaître son nom, c’était Ojsternig. Et il quittait le château pour aller chasser.
Le petit cœur de Mikael battit fort toute la nuit. Il écouta la cloche du monastère sonner les matines, à minuit. Puis toutes les autres cloches, l’une après l’autre.
Il resta éveillé, frémissant d’excitation et de peur, jusqu’au moment où les fenêtres étroites de la grande salle s’éclaircirent, grises d’abord, puis répandant une douce chaleur sur les corps malodorants qui gisaient sur le sol.
Tandis que les serviteurs ranimaient le feu dans les gigantesques cheminées, il se leva. Encore enveloppé dans son manteau, il se mit en rang pour la collation de pain et de bière légère. Il mangea à l’écart, lançant des coups d’œil nerveux vers la porte des appartements d’Ojsternig, dans l’attente de le voir descendre.
Discrètement, il alla près de la table et glissa cinq grosses tranches de pain et une petite fiasque de bière dans une besace qu’il avait récupérée. Il réussit, par chance, à voler une tranche de jambon et cacha le tout sous son manteau.
Ojsternig apparut bientôt, vêtu d’une tunique courte en peau de cerf et d’une épaisse ceinture à laquelle étaient accrochés deux poignards à fourreau d’argent. Mikael savait que l’un, à lame fine et longue, servait à achever la proie d’un coup dans le cœur et l’autre, courbe, avec une lame en dents de scie, à l’éviscérer.
Son père non plus ne laissait pas cette tâche aux serviteurs. Il lui disait toujours : « Un homme fait son devoir jusqu’au bout, et il sait tremper ses mains dans le sang et la merde. » Mikael, à l’époque, ne comprenait pas. Mais cette fois il sourit. Maintenant, il avait au moins trempé ses mains dans la merde. Il se dit que son père serait fier de lui, qui était capable de pelleter la merde comme un palefrenier.
Cette pensée lui donna de la force. Et son père aurait été aussi fier de son plan, se dit-il.
Sans se faire remarquer, il suivit Ojsternig, Agomar et une dizaine de cavaliers qui se dirigeaient vers les écuries. Les chevaux étaient prêts, avec cinq mulets chargés d’armes et de victuailles.
Quand la grande porte s’ouvrit, la petite troupe se lança au galop en criant. Mikael se décida. La besace de nourriture volée gonflait sa cape, et il était nerveux. Marchant comme au hasard, il s’approcha lentement de la porte, pas à pas, espérant que personne ne l’arrêterait.
Il était presque à la porte quand il sentit qu’on lui touchait l’épaule. Il tressaillit et se retourna. L’émotion enflammait son visage.
« Toi com-ment t’appel-les », lui demanda le palefrenier.
Mikael se sentit mal. Il avait envie de lui donner un coup de pelle sur la tête, parce qu’il lui avait fait peur. Mais il s’attendrit en voyant son expression ahurie. Et pensa que dans ce monde hostile, sa mère était peut-être la seule à connaître son nom. « Mikael », dit-il d’une voix encore étranglée par la peur.
« Mi-kkaa-el, articula difficilement Bassiano. Jeee te sa-lue Mi-kkaa-el. » Et il sourit.
« Dis à personne que je suis parti », risqua Mikael. Regardant ses yeux bêtes, il ajouta : « T’as compris ? »
Bassiano répondit, l’air offensé : « Mmm-oi pas iii-diot ».
Mikael acquiesça. « Ne le dis même pas à ta mère. »
Le palefrenier eut un instant d’hésitation. Puis il fit un signe de la tête. « Nnn-on. Moi rrr-ien dire.
— C’est un secret entre toi et moi, fit Mikael.
— Bass-siano et Mi-kkaa-el amis », dit l’autre, qui tourna la pelle entre ses mains, baissa la tête et rougit.
« Oui, Bass-siano », lui répondit Mikael. Il lui tourna le dos et passa la grande porte.
« Je te saa-lue amm-ii, hurla Bassiano derrière lui.
— Tais-toi, imbécile », grogna Mikael tout bas. Mais personne n’avait rien vu, et après quelques pas il sourit. “On est des poux insignifiants”, pensa-t-il.
Il vit ce matin-là ce qu’il n’avait pas vu en traversant Dravocnik la veille. Bouche bée, il ralentit et se perdit dans les ruelles du village minier. Les maisons s’adossaient les unes aux autres sans plan précis, bâties là où il y avait la place. Quelques-unes étaient si petites qu’elles ressemblaient plutôt à des porcheries. Les toits étaient bas, pentus. Beaucoup s’étaient effondrées. Elles étaient séparées par des rigoles fétides de purin. Des chiens errants, des chats en quête de rats, des porcs, des chèvres encombraient le passage, où une masse de pouilleux émaciés, les yeux éteints par la faim, se déplaçait lentement. Les enfants, par terre, ne jouaient pas. Mikael n’avait jamais vu des enfants qui ne jouaient pas. C’était terrible. Inhumain. Anormal. Il se souvenait des enfants dans la cour du château. Il y avait toujours un gamin armé d’une épée de bois qui faisait semblant, un manche à balai entre les jambes, de chevaucher son destrier. Et une petite fille feignant d’allaiter une poupée de chiffon sans yeux. D’autres enfants se poursuivaient, jouaient à cache-cache ou se chamaillaient. Quand Mikael passait au milieu d’eux, vêtu de fourrure, tenant une portion de tourte à la viande, ils se taisaient. Cessant de jouer, ils baissaient leurs épées de bois et regardaient de tous leurs yeux le passage du prince héréditaire Marcus II de Saxe. Ils étaient pauvres, ils avaient faim. Et ils avaient peur de lui. Mais ils restaient des enfants, même quand ils se taisaient.
Ceux de Dravocnik, eux, ressemblaient à des nains. Des adultes qui seraient incapables de travailler parce qu’ils étaient trop petits et trop faibles. Il n’y avait pas de lumière dans leurs yeux blancs, qui ne ressortaient que parce que leurs visages étaient couverts de rouge et de noir.
Dans un coin, près d’un baril où les gens pissaient, une petite fille le regardait fixement. Les corbeaux n’auraient eu que ses yeux à manger sur son cadavre, tant son visage était maigre. Mikael passa près d’elle avec un sentiment de malaise. Puis il revint en arrière. Il avait cinq tranches de pain. Quatre pouvaient lui suffire. Il ouvrit sa besace et lui donna une tranche de pain sec. Mais la petite fille regarda le pain comme un gâteau au gingembre et au miel avec du caramel dessus. Elle n’avait pas toutes ses dents mais elle s’acharna, et mordit dedans avec voracité. Mikael eut l’impression qu’elle en aurait pleuré.
Il l’observa. Et vit que d’autres enfants étaient apparus autour de lui. Ils le regardaient, sans rien demander. Mikael prit une tranche de pain qu’il rompit en quatre et leur distribua. Puis, voyant que cela ne suffisait pas, il en prit une autre.
Les enfants mangeaient avec avidité et, dès qu’ils eurent fini, vinrent plus près de lui.
Mikael regarda à l’intérieur de sa besace. Il ne lui restait plus que deux tranches de pain, le bout de jambon et la bière. Et il avait un long voyage devant lui. Impossible de rester sans nourriture. « C’est tout. Allez-vous-en », leur dit-il gentiment.
Mais les enfants, de plus en plus pressants, commencèrent à le bousculer. Toujours muets.
« Allez-vous-en ! », cria Mikael.
Ils s’arrêtèrent un instant puis se collèrent de nouveau à lui.
Mikael se sentait étouffer. « Si vous ne partez pas, je le dirai au seigneur d’Ojsternig ! », s’écria-t-il, effrayé.
Une expression de terreur apparut sur leur visage. L’écho de la phrase vibrait encore que les enfants avaient tous disparu. Sauf la petite fille. Elle le regardait, les yeux dilatés par la peur. Elle était peut-être trop faible pour bouger, pensa Mikael. Il s’approcha d’elle.
La petite fille se rencogna contre le baril d’urine.
« Je veux pas te faire de mal », dit Mikael. Il prit dans sa besace la fiasque de bière et la lui tendit.
La petite fille s’en empara aussitôt et se mit à boire.
Si Mikael ne la lui avait pas arrachée des mains, elle l’aurait terminée. Mikael regarda à nouveau dans sa besace. Il n’avait pas prévu d’avoir aussi du jambon pour son voyage. Mais il avait maintenant trois tranches de pain en moins. Il divisa le jambon en deux, en donna une moitié à la petite fille et fit mine de s’en aller.
« T’es qui ? Un rebelle ? », dit la petite fille, oubliant sa peur, d’une voix faible, mais si mélodieuse qu’elle ferait une chanteuse magnifique, si elle survivait à la misère.
Mikael la regarda sans savoir quoi répondre. « Non, moi c’est Mikael », finit-il par dire. Et il s’éloigna.
Il dépassa les masures et pénétra dans un quartier plus aisé. Bouchers, armuriers, tanneurs. Les maisons étaient en pierre jusqu’à hauteur d’homme puis en bois. Mais c’était du vieux bois, des troncs carrés collés les uns aux autres, jointoyés à la poix. Et dans cette partie du village aussi les boutiques étaient vides.
Il quitta ce quartier et se dirigea vers la montagne. Il retrouverait bien le sentier, se disait-il pour se rassurer. Et à la sortie du village, tandis que le concasseur qui broyait l’hématite avant la fonte faisait un bruit assourdissant, il vit les trois gibets, avec les cadavres encore suspendus. Une vieille femme agitait un balai de genet pour éloigner les corbeaux. Dans le ciel tournoyaient des vautours. Ils avaient senti l’odeur de la mort.
Mikael accéléra l’allure en frissonnant, la tête baissée sur les cailloux du sentier qui grimpait au flanc de la montagne, cachée par d’épais nuages noirs.
Il oublia de se demander si son plan n’était pas une folie.
La nuit commençait à tomber quand il atteignit le col au-delà duquel s’étendait la Raühnvahl. Le soleil avait disparu derrière les sommets mais sa lumière permettait encore d’entrevoir le chemin. Il restait cependant beaucoup de temps avant qu’il n’arrive dans la vallée. Il devrait marcher pendant toute la nuit, au risque de se perdre et de rencontrer des loups affamés. Il regarda vers sa droite : un sentier grimpait vers un lieu familier.
“La tanière du dragon”, se dit-il en reprenant sa marche.
Quand le vieux Raphael ouvrit la porte de sa cabane et le vit, il sourit. Puis il renifla l’air et sentit l’odeur de fumier que Mikael dégageait. Mais il ne fit pas de commentaire.
« Agnete s’inquiète pour toi, dit-il. Elle m’a tout raconté. »
Il le fit entrer. Dans l’air flottait une délicieuse odeur de soupe aux céréales et un lapin rôtissait sur la broche, enveloppé dans de grosses tranches de lard de porc.
Ils mangèrent en silence, sans que Raphael ne lui demande d’explication.
Après le dîner, ils se couchèrent et Raphael éteignit la chandelle.
Alors Mikael commença à parler. Il lui raconta tout. Du début à la fin. Il lui parla des pendus et de la femme aux paupières brûlées. Enfin, il lui demanda : « C’est de la haine, ce que je ressens ?
— Oui, gamin », répondit doucement Raphael.
Mikael se tut longuement. Puis il dit : « La haine me fait me sentir plus fort ».
Raphael soupira. « Mais elle ne dure pas longtemps et elle laisse un goût amer dans la bouche, non ? », dit-il, sans le moindre signe de réprobation dans sa voix chaude. « Il y a un fruit plus doux qui peut te rendre tout aussi fort », ajouta-t-il alors.
Mikael finit par demander : « Lequel ?
— Tu devras le découvrir tout seul. »
Comme toujours quand il était avec ce vieux fou, qui lui avait appris à piocher un champ imaginaire avec une pioche imaginaire, Mikael sentait que le sommeil l’emportait.
« Mais tu t’en approches », ajouta Raphael.
Peinant à garder les yeux ouverts, Mikael demanda : « Comment vous faites pour le savoir ?
— Parce qu’on sent l’amertume dans ta bouche », répondit Raphael.
Il ne comprenait presque jamais ce que le vieil homme disait. Pourtant ses mots lui allaient droit au cœur. Il se recroquevilla sur le côté.
« Tu échappes à la mort avec une facilité étonnante, poursuivit Raphael, une pointe d’amusement dans la voix. Il existe un destin écrit pour toi, quelque part.
— Peut-être dans le livre que vous m’avez donné ? », demanda Mikael, qui cédait au sommeil.
Raphael sentit une larme sillonner les rides de son vieux visage.
Le lendemain, à l’aube, Mikael sortit de la “tanière du dragon” avec Raphael.
Les nuages de la veille avaient été balayés par un vent frais qui soufflait du nord-est. Une mince couche de brume, semblable à un tapis laiteux, s’attardait sur le pré en attendant que la tiédeur du jour la dissipe.
Mikael regarda le sentier qui montait jusqu’au col où se trouvait l’avant-poste en pierre des soldats à l’entrée de la Raühnvahl. Puis il se tourna vers la forêt.
« Je vais descendre par-là, dit-il.
— Il y a des loups dans les bois, répondit Raphael.
— J’ai pas peur des loups.
— Imbécile. » Raphael lui donna une tape sur la tête. « Les loups font peur à tout le monde. À moi aussi.
— À moi non », s’obstina Mikael.
Raphael le regarda. « C’est par ici que tu vas descendre, lui dit-il. Viens. » Il se dirigea vers la partie occidentale de la forêt. Quand ils arrivèrent à la limite des arbres, il posa la main sur sa nuque. C’était une prise forte mais pleine d’amour. « Tu descendras par-là », répéta-t-il, en désignant une pente de pierres et de cailloux qui bordait la forêt sans y pénétrer. « Les loups ne sortent pas à découvert en ce moment. Ils ont suffisamment à manger. »
Mikael voulut se libérer de la prise mais Raphael serra plus fort. Mikael se rappela que les chiens du château faisaient comme ça avec les chiots, pour les obliger à obéir. Ils grognaient, mais ne les mordaient jamais profondément. Et il éprouvait une étrange sensation de plaisir.
« De quoi as-tu peur au point de préférer affronter les loups ?
— Il y a un garde, au col, qui servait mon père, et il me connaît, répondit Mikael avec réticence.
— Tu ne sais même pas qui était ton père, le gronda Raphael. Tu l’as oublié. »
Mikael ne répondit pas.
« Descends par cette pente. C’est raide mais tu as de bonnes jambes. Comme ça tu contourneras le poste de garde et personne ne te verra, continua Raphael. Au bout d’à peine une lieue, tu retomberas sur la route de la Raühnvahl. » Il serra plus fort sa nuque. « Mais n’entre pas dans la forêt. »
Mikael resta silencieux.
Raphael prit un paquet dans sa poche. « À mi-chemin, arrête-toi et mange. Pour boire, il y a le torrent. »
Mikael vit qu’il y avait trois épaisses tranches de lard grillé dans le paquet. Il sentit la main du vieil homme relâcher sa prise. Il le regretta. La main de Raphael était chaude. Puis il commença à descendre la pente.
“Ton cœur est grand”, pensa Raphael en le regardant sauter d’une pierre à l’autre comme un bouquetin. Ce gamin était un cadeau inattendu pour un vieux solitaire comme lui. Le Bon Dieu lui donnait là une seconde chance.
Après une lieue, Mikael rejoignit la route qui descendait dans la Raühnvahl, comme le lui avait dit Raphael. Ses jambes brûlaient à cause de l’effort, mais il était excité. C’était les grands qui faisaient ça, pas les enfants. Il sourit en se disant que son père aurait été fier de lui. Son père aimait que les enfants se comportent comme des grands.
Il descendit la route le cœur léger. Quand la vue était dégagée, il s’arrêtait regarder les ruines du château où il avait grandi. À un tournant qui offrait un panorama sur la Raühnvahl, il s’assit sur un tronc d’arbre couché à terre, et chercha la bicoque d’Agnete et Eloisa. Pour la première fois, il sentit que c’était sa maison. Il ouvrit le paquet que Raphael lui avait donné et huma le parfum alléchant du lard grillé, dont il goûta un morceau. La viande grasse craquait sous les dents. C’était délicieux.
« Crottin Sec ! cria une voix dans son dos. Qu’est-ce que tu fais là ? »
Mikael n’eut pas besoin de se retourner pour reconnaître cette voix.
Eberwolf s’approcha. Il portait sur le dos une lourde corbeille remplie de pousses de saule. Elles seraient plantées dans les terre-pleins au bord des champs pour éviter les éboulements.
Mikael se releva, sur la défensive.
« C’est quoi, ça ? », demanda Eberwolf en voyant les tranches de lard.
Mikael fut tenté de les cacher, mais c’était trop tard. Sa gorge se noua, la peur lui serra l’estomac. « T’en veux ? », dit-il d’une voix qui tremblait.
Eberwolf le regarda et ricana. Il lui arracha le paquet des mains. « Non, je veux tout », dit-il en riant.
Mikael n’opposa pas de résistance.
Eberwolf mangea une tranche de lard, avec avidité, grognant de plaisir.
Mikael devinait qu’une grande partie de ce plaisir venait du fait de la lui avoir volée. Il voulut s’en aller.
Mais Eberwolf, de sa main graisseuse, le rattrapa par l’épaule. « Où tu vas, Crottin Sec ? dit-il avec un sourire méchant. T’aimes pas ma compagnie ? »
Mikael baissa la tête.
Eberwolf descendit la corbeille de ses épaules, fourra la deuxième tranche dans sa bouche, et avant même de l’avaler lui envoya un coup de poing dans l’estomac.
Mikael se plia en deux, le souffle coupé.
« C’est dur la vie, quand il y a pas de fille pour te défendre, hein, Crottin Sec ? », dit Eberwolf en riant. Et il le frappa dans le dos.
Mikael tomba à terre. Sans force. Le coup de poing l’avait atteint à la colonne vertébrale. Il posa les mains sur les pierres du sentier.
Eberwolf appuya dessus avec ses sabots.
Mikael sentit les pierres lui lacérer la peau.
Eberwolf continuait de rire. Il lui donna un coup de pied dans les côtes.
Mikael ressentit une douleur aiguë.
Eberwolf s’assit à côté de lui et le força à baisser la tête jusqu’au sol.
Mikael se cogna la pommette.
Eberwolf, qui le maintenait fermement avec la main, lui envoya deux coups de poing rapides au côté.
Mikael gémit.
« Eh oui, c’est terrible quand y a pas de fille pour te défendre, rit Eberwolf. Là on est tout seuls, toi et moi. Personne nous voit. » Il prit la serpe qui lui servait à couper les tiges de saule. La tapota sur sa paume. « Qui pourrait m’accuser si je te tuais ? Tu sais ce que je ferais ? »
Mikael tremblait.
« Réponds, Crottin Sec ! cria Eberwolf. Tu sais ce que je ferais ?
— Non…, dit Mikael, la voix brisée.
— Je courrais au village et je crierais, désespéré, que je t’ai trouvé mort, tué par un brigand. Et tout le monde me croirait. »
Mikael se mit à pleurer. C’était sûr, il allait lui trancher la gorge.
Mais Eberwolf rit et mordit dans la dernière tranche de lard. Il lui donna un autre coup de poing. « Si tu tiens à ta peau, débrouille-toi pour que cette petite pute d’Eloisa arrête de me traiter comme un moins que rien. Que ça ne se reproduise plus jamais. » Il le souleva par sa veste. « Sinon, la prochaine fois je te tue. Je le jure sur tous les saints. »
Mikael hocha faiblement la tête.
Eberwolf sourit. Il se leva, chargea sans effort la corbeille sur ses épaules et partit.
Mikael restait immobile. Il se mit lentement debout et alla se recroqueviller dans la forêt, sous les fougères, en pleurant.
C’était presque le crépuscule quand il frappa à la porte d’Agnete et Eloisa.
Elles ne l’attendaient pas. Les yeux d’Eloisa s’illuminèrent de joie. Et l’expression inquiète qu’elle avait depuis son départ disparut du visage d’Agnete.
« Tu pues la merde », dit Eloisa.
Mikael acquiesça.
« Comment ça se fait que tu sois là ? demanda Agnete sans le faire entrer.
— Ojsternig est à la chasse. Je me suis sauvé, dit Mikael.
— Tu dois retourner là-bas, dit Agnete.
— Non ! », s’écria Eloisa.
Mikael la regardait en silence. Puis il dit : « Je peux rester deux jours ». Il avait un ton si décidé qu’Agnete ne répliqua pas.
« Viens manger », lui dit-elle, simplement.
Mikael s’assit à table et mangea sans rien dire.
Eloisa ne le quittait pas des yeux.
« Qu’est-ce qu’il te veut, Ojsternig ? », demanda Agnete à la fin du repas.
Mikael haussa les épaules et ne répondit pas.
Peu de temps après, Agnete éteignit la chandelle et dit que c’était l’heure de dormir.
Alors seulement, dans l’obscurité, Mikael dit : « Bonne nuit, Eloisa.
— Bonne nuit, gros bêta », répondit-elle.
Mikael fut réconforté par sa voix. Mais il n’arrivait pas à s’endormir. Les coups d’Eberwolf commençaient à le faire souffrir.
À un moment, il se leva. Il resta dans le noir, debout, immobile au milieu de la pièce, écoutant la respiration régulière d’Agnete et Eloisa.
Il marcha doucement vers la porte et sortit.
C’était une nuit étoilée. La pleine lune diffusait une lumière si intense que les arbres et les masures projetaient distinctement leurs longues ombres sur l’herbe.
Mikael entendit alors un léger bruit sur sa droite, du côté de l’abri à bois. Il se retourna et vit passer rapidement deux petits rats, qui se cachèrent aussitôt dans la pile de bois. L’instant d’après, l’un des deux revint mettre le museau dehors et renifla dans la direction de Mikael. Il portait autour du cou un petit lacet de cuir rouge, abîmé et délavé.
« Hubertus ! », s’exclama Mikael, la respiration coupée.
Le petit rat s’approcha prudemment.
Une émotion profonde s’empara de Mikael. Il s’agenouilla et se pencha vers Hubertus.
Le petit rat vint jusqu’à lui, renifla ses doigts et grimpa sur sa paume.
« Hubertus ! répéta Mikael. Tu es vivant… » Il eut un sourire de bonheur. L’autre rat avait passé la tête entre deux bûches et poussait des petits cris nerveux, comme s’il appelait Hubertus.
Hubertus descendit de la main de Mikael et s’apprêta à retourner dans la pile de bois.
« Non ! dit celui-ci, qui l’attrapa et le retint. Reste encore un peu avec moi. »
Hubertus n’eut pas peur.
Mais l’autre rat se dressa sur ses pattes arrière et cria plus fort.
Hubertus voulait se dégager.
Mikael resserra sa main. « Non, reste avec moi », répéta-t-il, une note autoritaire dans la voix. Mais aussitôt après, les larmes aux yeux, il ouvrit les doigts et dit : « T’as raison, excuse-moi ». Il posa Hubertus à terre. « Attends, je dois faire une dernière chose. » Il attrapa le lacet de cuir et le cassa. « Maintenant, tu es un rat comme les autres. Tu es libre », dit-il, la gorge nouée.
Hubertus courut vers l’abri à bois, mais dès qu’il l’eut atteint, au lieu de disparaître avec l’autre rat, il s’assit, d’une manière soudaine et maladroite. Puis de sa patte arrière il se gratta furieusement le cou, avec une telle fougue que Mikael, malgré ses larmes, se mit à rire.
« Gros bêta », dit-il.
Hubertus le regarda une dernière fois, remua vivement le museau et disparut.
« Qu’est-ce que tu fais là, dehors ? » La voix d’Agnete le fit sursauter.
Mikael se releva et haussa les épaules. Il s’essuya discrètement les yeux.
Agnete, enveloppée dans une couverture, s’assit sur le tronc de sapin brut qui formait le seuil de la bicoque. Elle tapota le tronc pour que Mikael vienne s’asseoir.
Il fit quelques pas mais resta debout, se balançant sur ses jambes. Puis il s’assit, gêné.
« Plus près », dit Agnete.
Mikael s’approcha un petit peu.
Agnete fit comme si de rien n’était. Elle montra la lune. « On dirait un soleil pâle, non ?
— Ma gouvernante disait que le soleil était… était d’or et la lune d’argent…, dit Mikael, et que… que…
— Et que le soleil, c’était le rire et la lune les pleurs, conclut Agnete. Elle avait raison, la pauvre Eilika.
— Tu la connaissais ? demanda Mikael, étonné.
— Bien sûr. Quand je t’ai fait naître, Eilika était là. Elle a brûlé le placenta de ta mère dans la cheminée. Puis elle t’a pris de mes mains, elle t’a lavé et séché. Et depuis ce jour-là, elle s’est toujours occupée de toi. »
Mikael resta silencieux quelques instants. « Elle n’est plus là, Eilika, dit-il.
— Non. Elle n’est plus là. »
Le silence descendit à nouveau.
Enfin Mikael dit : « Cet homme-là, il a tué mon père.
— T’as pas de père. »
Mikael se tourna pour la regarder. Raphael lui avait dit la même chose.
« Tu ne te souviens pas de ta vie d’avant, continua Agnete. Raphael t’a trouvé sur la Selle de Lom. Tu étais perdu et tu avais une vilaine blessure au front. Et moi, je t’ai acheté au marché de Dravocnik. Maintenant, tu es Mikael Veedon. »
Le silence retomba. Encore plus long que le précédent. Et plus lourd.
« Je le tuerai », dit alors Mikael.
Agnete s’écarta. « Tu ne tueras personne, dit-elle de sa voix rude. Parce que si tu ratais ton coup, ils nous tueraient nous aussi, Eloisa et moi. Je te l’ai déjà dit. »
Mikael se tut, la tête basse.
« Jure-le moi, dit Agnete. J’ai pas peur de mourir, même si j’aime la vie. Mais si ma fille était tuée par ta faute, je ne te le pardonnerai jamais. »
Mikael se souvint qu’elle avait failli mourir à cause de lui, quand elle s’était lavée.
« Jure ! souffla Agnete d’un ton impérieux.
— Je le jure, dit Mikael.
— Viens là, prends pas froid », dit Agnete en ouvrant la couverture.
Mikael s’approcha, timidement.
Agnete l’enveloppa dans la couverture. « Pose ta tête », dit-elle.
Il resta raide, embarrassé. « Ojsternig peut me reconnaître, dit-il doucement. Il m’a vu au château. Il voulait que j’épouse sa fille. »
La main d’Agnete lui serra l’épaule. « Personne te reconnaîtra, sois tranquille. Ils regardent comment t’es habillé et ils te jugent sur ça. L’empereur en personne pourrait venir ici habillé en paysan qu’ils ne le reconnaîtraient pas, même si sa tête est sur toutes les pièces de monnaie qui nous passent entre les mains.
— C’est vrai ? demanda Mikael, tandis que sa fatigue prenait déjà le pas sur la tension.
— Bien sûr, dit Agnete en baissant la voix. Et je suis convaincue que s’il s’habillait comme un serf, même à la cour on le reconnaîtrait pas. Les gens, surtout les riches, c’est des habits qu’ils invitent à dîner, rappelle-toi ça.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire que l’apparence compte plus que l’intérieur. » Mikael posa la tête contre l’épaule d’Agnete. « Pourquoi vous savez toutes ces choses, Raphael et vous ? demanda-t-il.
— Parce qu’on a vécu beaucoup d’années, et des années intenses.
— Et vous avez jamais peur ?
— Plus souvent que tu crois.
— Maintenant aussi ?
— Oui.
— Et de quoi ?
— J’ai peur qu’il t’arrive quelque chose. »
Mikael sentit son cœur fondre de plaisir. « Vous vous inquiétez pour moi ?
— Ferme les yeux, Mikael », dit Agnete.
Mikael ferma les yeux et s’abandonna contre elle.
Agnete lui caressa la tête et le visage, avec douceur, et passa le doigt sur la cicatrice de son front, pendant que Mikael s’endormait, rêvant qu’il était un enfant heureux.
La lune éclaira Agnete qui soulevait Mikael et le portait à l’intérieur en grimaçant. « Tu pues vraiment la merde, mon petit », chuchota-t-elle.
Le lendemain, Agnete recommanda à Mikael de ne pas se montrer dans le village. Elle ne faisait pas confiance aux habitants de la vallée. Ils risquaient de bavarder avec les soldats, qui descendaient souvent se ravitailler en victuailles et en bière.
« Je vous ai entendus hier soir », dit tout bas Eloisa à Mikael pendant qu’ils s’attardaient à déjeuner. Agnete rangeait la baraque et balayait le plancher.
Mikael la regarda.
« Tu devais te marier avec la princesse d’Ojsternig », murmura Eloisa.
Mikael baissa les yeux sur sa soupe d’orge.
Eloisa jouait avec sa cuillère. « Elle est comment, la princesse ? Elle est jolie ? », finit-elle par demander.
Mikael fut surpris. Il réfléchit un instant, revit son expression distante, pensa à ses lèvres en forme de cœur, puis acquiesça mollement.
Cela suffit cependant pour qu’Eloisa sente un coup au cœur. Elle se leva d’un bond, renversant son écuelle. Puis se précipita dehors.
« Eloisa ! lui cria sa mère. Ramasse-moi cette écuelle ! »
Mikael se pencha pour la ramasser lui-même. Puis il voulut suivre Eloisa.
Mais Agnete l’attrapa par le bras. « Je t’ai dit de ne pas mettre le nez dehors ! » Elle sortit. « Eloisa, range le bois. Je reviens tout de suite », lui dit-elle, avant de s’en aller.
Mikael entendait Eloisa ranger le bois à peine coupé. À en juger par le bruit, elle était furieuse. Troublé, il se demanda pourquoi. Il n’aimait pas qu’elle soit fâchée après lui, il ne comprenait pas ce qu’il avait fait de mal. Il était sûr en tout cas que c’était sa faute. Comme lorsqu’il lui avait dit qu’elle était sale, et qu’Eloisa s’était lavée et avait failli mourir. Cette pensée le troubla encore plus. Traversé par une inquiétude, il commença d’avoir peur.
Ses yeux se tournèrent vers la porte de la baraque. L’instant d’après il était dehors, malgré l’interdiction d’Agnete.
Il rejoignit Eloisa près de l’abri à bois.
La petite fille se retourna.
Mikael la regardait sans dire un mot.
« Qu’est-ce que tu veux ? », dit Eloisa, sur un ton agressif.
Maintenant qu’il était face à elle, Mikael n’arrivait pas à parler. « Si tu vois un rat, même sans collier, c’est Hubertus, dit-il enfin. Ou bien sa femme.
— Qu’est-ce que j’en ai à fiche ? », répondit Eloisa en recommençant à ranger les bûches.
Mikael baissa la tête. Pourquoi ne pouvait-il pas dire ce qu’il avait dans le cœur ? Il prit une inspiration profonde et, mort de honte, se résolut à prononcer, la voix cassée par l’émotion : « Excuse-moi ».
Eloisa le regarda, surprise.
Il leva les yeux sur elle, sachant qu’il devait parler maintenant. « Je sais pas ce que je t’ai fait mais… excuse-moi… je voulais pas… », balbutia-t-il, tout rouge.
« Retourne d’où tu viens, Crottin Sec ! cria alors Eberwolf, qui passait pour aller aux champs.
— Laisse-le tranquille, idiot ! Tu me dégoûtes ! », cria Eloisa, déchargeant sur lui l’émotion causée par les paroles de Mikael. Elle fit un pas vers Eberwolf.
Mikael la retint, une expression de terreur dans les yeux. « Non ! »
Elle s’arrêta, perplexe.
Eberwolf, les poings serrés, regardait Mikael. « Faut te l’expliquer autrement, Crottin Sec ? », menaça-t-il.
Mikael fit signe que non, et baissa les yeux.
Eberwolf, immobile, le fixa d’un œil agressif. Puis il s’en alla.
« Il t’a dit quoi ? », demanda alors Eloisa.
Mikael haussa les épaules. « Rien. »
« Qu’est-ce que tu fais dehors, malheureux ? », s’écria soudain Agnete, de retour avec un paquet sous le bras. Elle le saisit par le coude et le secoua. « Tu dois faire ce que je te dis, gamin ! Toujours ! » Elle se tourna vers Eloisa : « Vous avez quoi dans la tête, tous les deux ? De la sciure ? »
Mikael voulut rentrer.
« Où tu vas ? l’arrêta Agnete.
— Dedans…, dit tout doucement Mikael.
— À quoi ça sert maintenant ? Tout le monde t’a vu. » Agnete était furieuse. « Il va falloir que je leur dise de rien raconter aux gardes. On n’aura plus qu’à espérer qu’ils se taisent, imbécile que tu es », dit-elle, d’une voix dure masquant son inquiétude. Elle hocha la tête. Puis jura entre ses dents, énervée. « Déshabille-toi », dit-elle enfin.
Eloisa ricana.
Mikael regarda autour de lui. Les paysans étaient déjà dans la rue. « Moi ? Pourquoi ?
— Tu pues la merde », répondit Agnete. Elle lui montra le paquet qu’elle avait apporté. C’étaient des habits propres. « Je les ai pris chez Margit. Ils sont trop petits pour son fils. Tant que t’es ici, tu les mettras. »
Mikael regarda de nouveau autour de lui. « Je peux me changer à l’intérieur ?
— Non. Tu m’empuantis la maison. T’as honte ? T’auras pas besoin d’enlever ton caleçon. »
Mikael, à contrecœur, commença de se déshabiller.
Eloisa riait. Mais quand il fut dévêtu, elle redevint tout à coup sérieuse et le regarda en entier.
« T’es devenu fort, dit Agnete, une note d’étonnement et de fierté dans la voix. Ils disaient que t’avais des muscles d’écureuil, mais maintenant t’as l’air d’un louveteau. »
Mikael rougit et évita de regarder Eloisa.
« Qu’est-ce qui t’est arrivé ici ? demanda Agnete en montrant les bleus qu’il avait sur le ventre et dans le dos.
— Je suis tombé, dit Mikael.
— Ojsternig ? »
Mikael fit signe que non.
« Alors c’est pas difficile de deviner sur qui tu es tombé. Ça ne peut être que lui, dit Agnete.
— Elderstoff ? », demanda Eloisa, qui sentait la colère monter.
Mikael ne répondit pas et enfila rapidement les habits propres.
« Je le déteste ! s’exclama Eloisa. La prochaine fois…
— Non ! », la coupa Mikael, avec des yeux effrayés. Il la regarda en silence quelques instants, puis il dit : « Me défends plus jamais.
— C’est pour ça qu’il t’a frappé ? », demanda Agnete. Elle se tourna vers sa fille avec un regard sévère. « Qu’est-ce que je t’avais dit ? »
Eloisa baissa les yeux, mortifiée.
Agnete lui lança la brosse en chiendent : « Enlève cette merde sur ses habits », lui ordonna-t-elle.
Eloisa rougit de colère, tandis que Mikael ramassait les vêtements sur le sol. « Donne », dit-elle en les lui arrachant des mains. Et elle se dirigea d’un pas furieux vers l’arrière de la maison.
Quand sa rage fut calmée et qu’elle eut brossé les vêtements, elle revint, s’approcha de Mikael et, à mi-voix pour qu’Agnete n’entende pas, promit : « Je lui dirai plus rien ».
Mikael se balança d’un pied sur l’autre, embarrassé, ne sachant que répondre. Il aurait voulu dire : “Maintenant, c’est toi qui pues la merde”. Et ils auraient peut-être ri tous les deux. Mais il était incapable de dire des choses pour plaisanter, et il en fut gêné. Il se tourna vers les champs que les villageois avaient délimités. Ceux que la montagne leur avait offerts. Les murets de pierres sèches disparaissaient peu à peu, comme effacés par l’injustice d’Ojsternig. Les chars à bœufs faisaient la navette, chargés de pierres, vers les ruines du château.
Alors il aperçut une jeune fille là-bas, tout échevelée, qui semblait mesurer à grands pas les limites d’un champ.
« Elle est devenue folle, dit Eloisa derrière lui.
— Qui c’est ? demanda Mikael en se retournant.
— Emöke. »
Mikael regarda à nouveau. Une autre injustice d’Ojsternig, qui avait annulé son mariage.
« Elle fait ça toute la journée, continua Eloisa. Dans un sens puis dans l’autre, autour du champ qu’on avait préparé pour Gregor et elle.
— Et lui ?
— Les hommes sont des trouillards, répondit Eloisa, pleine de mépris. Depuis qu’Ojsternig l’a menacé, il ne la regarde même plus. » Elle hocha la tête. « Le soir, elle vient devant chez lui, là où elle aurait dû habiter, et elle l’appelle, désespérée. Mais il ne répond pas. Au bout d’un moment c’est sa mère qui sort et qui la chasse. »
Mikael sentit la honte lui serrer l’estomac, comme si une main le lui tordait. Comme s’il se rebellait à l’idée d’être un homme, lui aussi.
Il accompagna Agnete et Eloisa dans les champs, et aida les paysans à charger les pierres sur les chars à bœufs. Il sentait tous les regards sur lui. Mais personne ne lui adressa la parole.
Seul Eberwolf s’approcha et l’insulta, avant de se tourner vers Eloisa. Voyant qu’elle n’intervenait pas, il sourit. « T’es moins con que t’en as l’air, Crottin Sec », ricana-t-il en partant.
Pendant le reste de la journée il ne se passa rien, à part l’arrivée d’un soldat de la garnison, qui chargea un tonneau de bière sur son mulet en bavardant avec le frère Timotej.
À la fin de la journée, après l’office du soir, les gens s’attardèrent devant Notre-Dame des Neiges. Il y avait de l’agitation dans l’air. Apparemment, le soldat avait apporté des nouvelles inquiétantes. Personne ne se décidait à parler.
« Alors c’est vrai ? demanda Agnete au curé. Les rebelles ont essayé de faire s’écrouler la branche nord de la mine de Dravocnik ?
— Il paraît, acquiesça de la tête le frère Timotej.
— Et le prince d’Ojsternig a fait construire trois gibets, murmura Luitberg, le meunier.
— Et il a commencé à faire pendre des innocents, ajouta son épouse. Même une femme.
— Vaut peut-être mieux mourir pendu que mourir de faim, dit Agnete.
— Chacun doit pouvoir choisir sa mort et son destin », répliqua Ljuba, le brasseur, en lissant sa longue barbe rousse.
Agnete mit les mains sur ses hanches. « Tu dis des âneries. Si chacun pouvait choisir son destin, y aurait pas de rebelles, parce qu’on serait tous libres.
— Surveille tes paroles, l’avertit frère Timotej, effrayé.
— Ce que je voulais dire… protesta Ljuba.
— Je sais ce que tu veux dire, l’interrompit Agnete. Que certains chiens préfèrent la chaîne. »
Ljuba n’était pas courageux. Il baissa les yeux, humilié. Beaucoup en firent autant.
« Ce qu’il voulait dire, intervint la vieille Aline en levant ses doigts tordus à force de manier le fuseau, c’est qu’il y a des chiens tellement fiers qu’ils se prennent pour des loups. Un chien, ça sera jamais un loup. Les loups sont nés libres, on ne peut pas les domestiquer. Les chiens sont nés pour servir les hommes. Chacun doit rester à sa place.
— Donc les seuls à être des loups, c’est les princes, et nous on est que des chiens ? rétorqua Agnete. C’est ça que tu dis, Aline ?
— On est pas tous des chiens. Certains sont des vaches… »
Les gens se mirent à rire. Mais l’atmosphère restait tendue.
« Arrêtons avec ces bavardages, s’interposa frère Timotej. C’est dangereux. Et il ne faut pas parler des rebelles. Sauf pour dire que c’est des criminels. »
Agnete regarda le curé d’un air féroce mais se retint. Elle donna une bourrade à Mikael et Eloisa, et dit : « Allez, on rentre ».
Elle marcha avec fureur jusqu’à la baraque, suivie en silence par les deux enfants.
Devant la porte, Mikael lui demanda : « C’est qui, les rebelles ?
— T’es sourd ? T’as entendu ce qu’ils ont dit ? Faut pas parler des rebelles, lui répondit Agnete d’une voix désobligeante en entrant dans la maison. Sciez le bois au lieu de bâiller aux corneilles, vous deux ! », cria-t-elle de l’intérieur.
Mikael et Eloisa allèrent à l’arrière de la maison, posèrent un long morceau de hêtre sur le tréteau et, chacun d’un côté, empoignèrent la scie à bois.
« Un jour, ma mère et le vieux Raphael parlaient des rebelles, fit Eloisa, et ils ont dit que c’était des hommes… des hommes… qui trouvaient le soleil la nuit. »
Mikael fronça les sourcils. « Qu’est-ce que ça veut dire ?
— J’en sais rien… », répondit Eloisa en haussant les épaules.
Ils scièrent le premier tronc, en soufflant de fatigue.
« Et c’est une bonne chose ? demanda Mikael quand le morceau de bois tomba à terre.
— Quoi ?
— Trouver le soleil la nuit.
— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? »
Ils scièrent deux autres bûches.
« Mais je crois que si quelqu’un était capable de trouver le soleil la nuit…, dit Eloisa, alors il ne ferait plus jamais nuit. »
Mikael la regarda sans rien dire.
« Il ne ferait plus jamais noir, ajouta-t-elle.
— Donc, ça serait une bonne chose, non ?
— Faut qu’on travaille, sinon ma mère va nous sonner les cloches ».
Ils ne prononcèrent plus un mot jusqu’à ce que le tronc soit réduit en bûches d’une longueur de trois empans. Ils les ramassèrent et les rangèrent sur la pile sous l’avancée du toit.
Enfin, Eloisa dit à Mikael : « Attends ». Avec une branche de sapin en guise de brosse, elle ôta la sciure de ses vêtements. Avant d’entrer dans la maison, elle ajouta : « Oui, je crois que c’est une bonne chose. Mais j’ai compris qu’il ne faut pas en parler ».
Quand ce fut l’heure du coucher, alors qu’Eloisa et Agnete dormaient déjà, Mikael resta à regarder le feu qui réchauffait la pièce et faisait reculer les ténèbres. Il pensa que s’il y avait eu du soleil, on n’aurait pas eu besoin de faire du feu. Il décida que quand il serait grand, il essaierait de trouver le soleil la nuit. Parce que c’était une bonne chose. Même s’il ne fallait pas en parler.
Le lendemain, de bonne heure, il se mit en route vers le château d’Ojsternig, se souvenant de la petite fille de Dravocnik qui lui avait dit de sa voix mélodieuse : « T’es qui, toi ? Un rebelle ? »
Avant de quitter la baraque, Mikael avait avalé son déjeuner, sans envie. Agnete lui avait dit : « Maintenant tu dois y aller ». Il était sorti, à contrecœur.
Après quelques pas, il s’était retourné. Agnete n’était plus là. Mais Eloisa le regardait, immobile sur le seuil, avec une expression indéchiffrable. Il avait eu l’impression qu’une corde les reliait. Et il espérait qu’elle serait assez longue pour ne pas se rompre. Il lui avait souri.
Eloisa le fixait, pensant en même temps à la peau de la princesse, qui devait être blanche et parfumée. Elle sentait en elle une douleur la ronger.
Mikael était revenu en courant.
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
Il avait secoué la tête, puis rougi, et avait dit : « Rien ». La tête basse, il était reparti mais s’était retourné en arrivant sur la route. Un poids sur le cœur, il lui avait fait un timide signe de la main.
Elle n’avait pas répondu. “Peut-être qu’elle est pas si jolie que ça, la princesse…” Et sans que Mikael puisse la voir, elle avait souri.
Mikael était monté pendant une bonne lieue. Ses sabots ne lui faisaient plus mal comme autrefois, quand il avait toujours des plaies aux pieds. Maintenant il avait des cals. Il se sentit fort.
« Attends-moi, Crottin Sec », dit Eberwolf derrière lui, à la hauteur des derniers lacets de la première montée du Mezesnig, avant de le rejoindre. « Je vais au château avec toi. »
Mikael espéra qu’il ne lui volerait pas les tranches de pain qu’Agnete lui avait données pour le voyage.
« Quoi ? T’es pas d’accord ? »
Mais Mikael remarqua qu’il ne parlait plus avec son ton agressif habituel. Il hocha vaguement la tête.
« Allez, marche », dit Eberwolf en le poussant.
Mikael reprit sa montée.
Eberwolf se tenait à côté de lui. « Je vais pas pourrir dans ce village de merde avec mon père », dit-il au bout d’un moment.
Mikael continuait à marcher sans parler.
« Je trouverai un travail qui me libérera de la terre », poursuivit Eberwolf.
Mikael le regarda.
« Qu’est-ce que t’as à me regarder, Crottin Sec ? »
Mikael baissa la tête et recommença à marcher.
« Si un serf réussit à vivre dans une ville pendant un an, dit Eberwolf, le souffle coupé par l’effort, il devient libre. Tu le savais pas ? »
Mikael fit signe que non.
« Tu sais rien, ricana Eberwolf. À quoi tu peux bien servir, Crottin Sec ? »
Quand ils arrivèrent en bas du passage couvert de pierres, Mikael s’arrêta.
« Moi, je monte par-là », dit-il en montrant la pente rocheuse.
Eberwolf leva les yeux vers la pente raide. « Tu vas où je te dis d’aller », fit-il, agressif.
Mikael regarda la route qui continuait à flanc de montagne, déroulant doucement ses lacets vers le col. « Il y a les gardes. »
Eberwolf, évidemment, n’y avait pas pensé et fut déconcerté.
« Si on passe par-là, on les contourne et ils nous voient pas, dit Mikael.
— Tu crois que je le sais pas, Crottin Sec ? », mentit Eberwolf.
Mikael était immobile.
« Tu te crois meilleur que moi ? fit l’autre.
— Non…
— Tu as raison, tu vaux rien, maugréa Eberwolf. Je te casse en deux d’une seule main, tu le sais ça, hein ? »
Mikael ne répondit pas. Il se contenta de regarder la pente couverte de pierres.
« Marche, couillon », dit Eberwolf en le poussant.
Mikael commença à grimper.
Eberwolf avait du mal à le suivre. « Ralentis, Crottin Sec », dit-il, la respiration coupée.
Mikael ne ralentit pas. Il se rendit compte qu’il était bien plus rapide qu’Eberwolf. Il aurait pu le distancer facilement.
Eberwolf l’attrapa par la veste. Il haletait, la bouche ouverte et grimaçante, et un filet de salive luisait à son large et gros menton où commençaient à pousser quelques poils. Il attendit que sa respiration se calme. Puis il ramassa une pierre blanche, pointue, de la bonne taille pour tenir entre le pouce, l’index et le majeur. « Regarde », dit-il. Il montra un petit hêtre à près de vingt pas de distance et lança la pierre, violemment. Elle toucha le tronc de l’arbre avec un bruit sourd, entaillant l’écorce. Eberwolf se tourna vers Mikael. « T’as pas intérêt à courir. Si je te touche à la tête, t’es mort. » Il le fixa avec un ricanement satisfait. « Les lapins, c’est comme ça que je les attrape. »
Mikael regarda l’écorce entaillée du hêtre.
« Maintenant, marche. Tranquillement. »
À la mi-journée, ils étaient en vue de Dravocnik.
À la manière dont Eberwolf regardait le bourg, les yeux écarquillés et l’air ahuri, Mikael comprit qu’il n’était jamais allé à Dravocnik. Cela lui semblait certainement énorme, comparé au petit village de la Raühnvahl dont il n’avait jamais bougé.
Tandis qu’ils passaient entre les pauvres maisons, les hommes et les femmes qui n’étaient pas au travail sortirent sur le pas de leurs portes bancales. Leurs yeux étaient éteints par la souffrance et la faiblesse.
Eberwolf les regardait d’un air de défi, comme un chien qui cherche querelle. Bombant le torse, il marchait à longues enjambées, pour paraître plus fort.
Mais Mikael remarqua, quand ils entrèrent dans la cour du château, qu’il faisait moins le bravache. Courbé, toute arrogance disparue, il marchait en évitant les regards des soldats.
“Il a peur”, s’étonna Mikael.
« Bon, et maintenant ? », dit Eberwolf.
Mikael haussa les épaules. Il ne comprenait pas la question.
« Quel travail tu fais ? », demanda-t-il.
Mikael regarda autour de lui et vit Bassiano, la pelle à la main, dont le visage s’illumina d’un sourire bête.
« Saa-lut Mi-kkaael ! », cria le palefrenier tout excité, courant à sa rencontre.
Eberwolf le regarda. Puis regarda Mikael. « C’est qui, cet idiot ? »
Bassiano les avait rejoints et tendait la pelle à Mikael.
Mikael lui sourit avec embarras. Il prit la pelle. Se tourna vers Eberwolf. « Moi, je ramasse la merde, lui dit-il.
— Crottin Sec ramasse le crottin frais ! se mit à rire bêtement Eberwolf. Et il lui donna une claque.
— No-oon ! ! fit Bassiano. Basss-iano et Mi-kkkaael ammm-mis. »
Eberwolf le regarda d’un air agressif.
« Toi coom-ment t’ap-peee-lles ? lui demanda Bassiano.
— C’est pas tes affaires, idiot, répondit Eberwolf.
— Moi paas iddd-iot, dit Bassiano.
— Tire-toi de là, fit Eberwolf avec mépris.
— Moi paas iddd-iot », répéta Bassiano.
Eberwolf le repoussa, et Bassiano tomba par terre.
Les mains enfoncées dans le fumier de la cour, il regarda timidement Mikael, comme s’il attendait qu’il prenne sa défense.
« L’idiot, c’est toi », dit alors Mikael d’une voix qui tremblait.
Eberwolf se retourna, surpris. Puis le sang lui monta à la tête et il frappa Mikael d’un coup de poing à l’estomac.
Mikael se plia en deux.
Bassiano se mit à pleurer.
Les serfs qui avaient vu la scène interrompirent leurs activités. Des artisans posèrent leurs outils et sortirent sur le seuil des boutiques. La femme au visage marqué de variole se précipita pour aider son fils Bassiano. Elle lança un regard mauvais à Eberwolf mais ne dit rien.
Une petite troupe de cavaliers fit alors son entrée dans la cour. À leur tête chevauchait Ojsternig, couvert de terre et de sang, tenant par la bride un mulet. Sur le dos de l’animal se balançaient, inertes, les carcasses sanguinolentes d’un cerf, d’un chevreuil et de deux sangliers.
« Qu’y a-t-il ? », demanda-t-il en voyant les gens attroupés autour de Mikael, toujours courbé en deux.
Les serfs et les artisans baissèrent les yeux sans répondre.
Ojsternig descendit de cheval et s’approcha de Mikael. « Qu’y a-t-il ? »
Mikael regarda Eberwolf. Puis répondit : « Rien. »
Ojsternig fixa à son tour Eberwolf. Il tâta les muscles puissants de ses bras, comme ceux d’un cheval.
Eberwolf tremblait.
« Je sais qui tu es », dit Ojsternig.
Eberwolf se jeta à genoux. « Pitié, Votre Seigneurie, pleurnicha-t-il.
— Lève-toi », ordonna Ojsternig. Quand Eberwolf se fut relevé, il l’examina, s’approchant comme s’il allait le mordre. « Je sais qui tu es, répéta-t-il. Un fanfaron. Un lâche. » Il lui montra Mikael du doigt. « C’est toi qui l’as frappé ? »
Eberwolf regarda autour de lui, les yeux remplis de terreur.
Ojsternig le gifla. « Regarde-moi ! Réponds !
— Oui… Votre Seigneurie…
— Qu’est-ce qu’il t’avait fait ? Réponds tout de suite ou je te fais couper la langue. Je ne suis pas patient.
— Il se collait à moi… et il m’avait offensé… », balbutia Eberwolf.
Ojsternig acquiesça, pensif. « Donc il a sali ton honneur de gueux. »
Les soldats qui assistaient à la scène ricanèrent.
Ojsternig se tourna vers eux. « Une puce qui se permet d’offenser un gros porc. Inadmissible ! s’exclama-t-il avec une emphase théâtrale. Il faudrait lui permettre de laver cette terrible honte, ne croyez-vous pas ? »
Les soldats ignoraient ce qu’il avait en tête mais répondirent en chœur : « Oui !
— Alors, venge ton honneur, espèce de porc ! », dit Ojsternig à Eberwolf. Il fit signe à ses hommes de se disposer en cercle et pointa le doigt vers Mikael. « Entre chevaliers, ça s’appelle “le jugement de Dieu”. Peu importe qui est le plus fort. Si la justice est de ton côté, ramasse-merde, tu gagneras. Et maintenant, bats-toi. David contre Goliath ! La puce contre le porc ! » Il regarda Eberwolf. « Bats-toi ! » Puis il s’écarta. Ses yeux, éclairés d’une lumière sinistre, ne quittaient pas Mikael.
Eberwolf ne bougeait pas.
« Si tu ne te bats pas pour ton honneur de porc, grimaça Ojsternig, je te ferai fouetter à mort. Choisis ! »
Eberwolf fit un pas timide vers Mikael. Il leva son poing et le frappa au visage.
Les soldats se mirent à crier, comme dans les combats de chiens.
Mikael tomba au sol.
« Lève-toi et bats-toi ! », lui cria Ojsternig.
Mikael se mit à genoux. Il vit Agomar, à quelques pas de lui. Alors il pensa à son père, juste avant sa décapitation. Il regarda de nouveau Agomar, qui riait. Puis se tourna vers Ojsternig. Celui-là ne riait pas, mais ses yeux étaient pleins de cruauté. Mikael revit sa mère se poignarder le cœur. Et sa petite sœur couverte de sang. Et la tête de son père qui roulait sur la neige rouge de la cour. Il sentit la haine grandir en lui. Il se remit debout et courut tête baissée sur Eberwolf.
Les soldats applaudirent.
Eberwolf s’écarta et lui fit un croc-en-jambe.
Mikael roula sur le sol. Quand il se releva, il avait le visage couvert de purin. Alors il lança un cri et se jeta à nouveau sur Eberwolf.
Les soldats l’encourageaient à grands cris, même s’il n’avait aucune chance de gagner.
Eberwolf le frappa d’un direct du poing en pleine poitrine.
Mikael s’arrêta net, le souffle coupé. Il vacilla. Regarda Ojsternig et sentit que sa haine grandissait encore et encore.
Ojsternig le fixait, captivé.
Eberwolf lui envoya un coup de poing à la tempe.
Mikael tomba et se releva aussitôt. Comme si la terre le brûlait. Il ne ressentait aucune douleur. Il serra les dents. Cria le plus fort qu’il put et s’élança de nouveau sur son adversaire.
Eberwolf le frappa dans le dos.
Mais Mikael ne lâcha pas prise, tandis que ses jambes pliaient. Il enfonça ses dents dans la cuisse d’Eberwolf. Avec toute sa rage. Il sentit le tissu de ses braies se déchirer et les dents mordre dans la chair.
Eberwolf cria. Le frappa sauvagement à la tête.
Mais Mikael ne cédait pas, il continuait de serrer les dents.
Eberwolf finit par réussir à se libérer de Mikael. Il le souleva et le lança au sol avec violence. Puis il leva le pied et s’apprêtait à lui écraser la poitrine.
« Ça suffit ! », ordonna Ojsternig.
Eberwolf s’arrêta, en grognant. Sa cuisse saignait.
Mikael était par terre, immobile.
« Tu as perdu, lui dit Ojsternig en fixant avec un sourire satisfait son visage tuméfié. Le jugement de Dieu a établi que tu avais tort. » Il se tourna vers Eberwolf et son expression devint plus dure.
Eberwolf trembla de peur.
« Retourne à ton travail, lui dit Ojsternig. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je suis… le valet du maréchal-ferrant, improvisa Eberwolf.
— C’est pas vrai ! », s’exclama le maréchal-ferrant en s’avançant.
Ojsternig examina Eberwolf, le regard plein de mépris. « Ton âme ne vaut rien. Tu es visqueux et vil. Dans la vie, tu ne seras jamais qu’un serf ou un traître. » Il regarda le boucher. « Voilà un nouveau valet pour toi. Fais-le vivre dans le sang, à surveiller les bêtes qui viennent d’être tuées. » Il montra Mikael, en continuant à s’adresser à Eberwolf. « Si tu le touches encore, même du bout du doigt, je te ferai pendre. Ce serf m’appartient. Sa vie est à moi. » Puis il s’approcha de Mikael d’un pas lent. Il s’assit à côté de lui, sans se soucier de la fange fétide. Et le fixa.
Mikael avait le regard plein de haine. Une haine plus forte que la douleur.
Ojsternig lui sourit, presque avec gratitude. « Recommence à ramasser la merde », lui dit-il, effleurant sa blessure à la pommette.
En se dirigeant vers le palais, il dit à Agomar : « Il faut organiser plus souvent des combats entre ces chiens. C’est plus amusant que les combats de coqs. »
Ce soir-là, Ojsternig, rassasié par la haine dont il s’était abreuvé dans les yeux du garçon, ne sentit pas le besoin de faire venir sa fille. Il resta dans son lit à repasser dans sa mémoire les phases de ce combat inégal. Le gamin l’étonnait. Certes, il avait perdu. Mais la rage et la détermination qu’il avait montrées pour résister aux coups de son adversaire, allant jusqu’à lui enfoncer les dents dans la chair, faisaient de lui le vrai vainqueur.
Ojsternig empoigna son couteau sous l’oreiller de plumes, releva sa tunique et appuya la pointe de la lame sur sa cuisse. Il poussa progressivement, comme l’avaient fait les dents du garçon. La peau céda, la lame s’enfonça. Il gémit. Puis il regarda, fasciné, le sang qui coulait et tachait la couverture de fourrure.
« Je te comprends si bien, ramasse-merde », murmura-t-il.
Il y avait quelque chose de spécial dans la haine de ce petit serf de la glèbe. Et une force étonnante en lui.
Il tritura sa blessure à la cuisse de la pointe de son couteau.
Ce gamin avait la capacité de lui faire éprouver quelque chose.
« Je te comprends, ramasse-merde », répéta-t-il en souriant.
S’il n’avait pas été serf de la glèbe, il aurait fait un fier combattant. Loyal et fiable. Un commandant pour ses hommes.
La chandelle de la lanterne allait s’éteindre et sa blessure pulsait. Il se concentra sur le regard du garçon à la fin du combat. Cette fierté, aucun paysan ne l’avait jamais manifestée face à lui. Les rebelles avaient toujours une ombre de sujétion dans les yeux. Ce voile de peur toujours visible chez ceux qui, nés dans le servage, se savaient inférieurs, même quand ils le menaçaient et lui criaient leur haine. Pas chez lui.
Ojsternig sourit et ferma les yeux.
Alors il pensa à sa femme morte, seule personne avant ce garçon à lui avoir fait ressentir ce chatouillement dans l’âme.
Lukrécia avait des lèvres sensuelles, en forme de cœur, rouges comme des cerises. Comme sa fille, mais elle était bien plus belle. Il avait eu un frisson à l’aine quand il l’avait vue pour la première fois, à la cour du Rex Romanorum Vaclav le Paresseux, où il s’était rendu pour se faire reconnaître héritier légitime.
Elle n’était pas de haut lignage. Son père, un simple chevalier, l’avait laissée ruinée, sans dot, et donc dans l’incapacité de subvenir à ses besoins. Quant à sa mère, elle s’était enfuie avec un marchand et l’avait abandonnée à la cour. La femme d’un baron l’avait prise avec elle, par pitié. Malgré sa beauté, aucun noble ne l’aurait épousée. Et, n’importe qui aurait pu profiter d’elle si elle était restée à la cour sans protecteur. Lukrécia était ainsi devenue sa chambrière. Elle la lavait et l’habillait, comme une de ses domestiques.
Ojsternig, que les femmes n’avaient jamais intéressé, l’avait remarquée et désirée en la croisant dans les couloirs de la cour impériale. Lukrécia avait treize ans. Il avait posé la main sur sa bouche et l’avait poussée dans une niche du couloir dont il avait tiré la lourde tenture, Il l’avait étourdie d’un coup de poing, sorti de son décolleté ses seins déjà ronds et relevé ses jupes. Et il l’avait prise, là, contre la pierre froide du palais impérial. Avec un frisson de plaisir, il avait senti l’hymen résister puis céder. Elle était vierge. Quand il eut fini de la violer, il la voulait encore. En attendant que le désir revienne, il l’avait tenue en respect, la pointe de son couteau sur la gorge, et prise une nouvelle fois. Après cette union animale, il avait compris que ce deuxième viol ne lui suffirait pas, qu’il la voulait toute à lui, pour son plaisir.
Quand fut ratifiée la décision de Vaclav le Paresseux qui le déclarait prince légitime d’Ojsternig, il avait demandé sa main à la baronne. Ojsternig aimait ce jour où il s’était rendu dans les appartements de la baronne. Lukrécia était assise à l’écart, la pommette encore gonflée et bleue du coup de poing qu’il lui avait donné. Elle le regardait avec frayeur. La baronne avait traité Ojsternig avec mépris. Ce n’était qu’un prince de la montagne, un prince minier. Sachant cependant qu’aucun autre n’aurait demandé la main de Lukrécia, elle avait accepté sa demande.
Le lendemain, Lukrécia était assise dans la voiture qui les emmenait au royaume rouge et noir. Et il l’avait prise là, sous les yeux d’Arialdo de Tarvis, son comptable.
Il ne l’avait jamais aimée, il n’en était pas capable. Mais elle allumait son désir. Pendant les quelques instants où il s’unissait à elle, il sentait qu’il éprouvait quelque chose, et profitait d’elle chaque fois qu’il en éprouvait le désir.
Au fil du temps, cependant, Lukrécia s’était flétrie. Elle s’éteignait peu à peu. Trois ans plus tard, elle avait donné naissance à une fille. L’accouchement l’avait achevée et elle était morte.
Depuis, aucune femme n’avait jamais excité ses sens. Il avait fini par renoncer peu à peu au sexe.
Le nouveau-né avait été nommé Lukrécia. Ojsternig ne s’était pas soucié d’elle avant de s’apercevoir qu’elle avait les lèvres sensuelles de sa mère, et le même âge. Mais on ne remplace pas facilement un bon chien, un bon cheval ou une bonne épée, se disait Ojsternig, déçu. La fille n’était pas la mère, elle n’en était que l’ombre, le fantôme.
Dans la nuit, Ojsternig rêva de sa femme Lukrécia.
Sa pommette était bleue comme le jour où il avait demandé sa main. Mais c’était le jour de l’accouchement. Il était penché sur elle, armé de son couteau à éventrer les cerfs. Un couteau couvert de sang. Et le lit n’était pas un lit mais un étang de sang profond et impénétrable, dans lequel s’enfonçait un petit corps. Ojsternig le rattrapait et sortait de cet étang un nouveau-né, un garçon, qui ne pleurait pas, malgré la blessure à sa pommette. Il le soulevait et le nouveau-né lui lançait un regard d’adulte, sans baisser les yeux. Des yeux injectés de haine à l’état pur. « Ramasse-merde… », balbutia Ojsternig avec effroi dans son rêve.
Il se réveilla en nage.
Encore étourdi, il se mit à la fenêtre et regarda dehors. Il y vit Mikael, le visage tuméfié, cracher dans ses mains, prendre la pelle que lui tendait un palefrenier et la glisser sous la merde comme n’importe quel serf de la glèbe. Mais il y avait pourtant quelque chose de spécial.
Ojsternig comprit soudain qu’il avait peur de ce garçon. Peur qu’il réveille en lui ses sentiments. Certes, il sentait dans son âme un léger chatouillement quand il le tourmentait. Mais il était terrorisé à l’idée d’aimer, de ressentir de la pitié. Les sentiments rendent les hommes faibles.
Avec fureur, il tapa du poing sur sa cuisse blessée, et cria jusqu’à ce que ses poumons le brûlent, avant de tout détruire dans la pièce. Épuisé, il revint à la fenêtre, et passa la matinée à observer Mikael, qui travaillait sans relâche.
Quand la cloche du monastère sonna midi, il s’habilla, descendit dans la grande salle et demanda à Agomar : « T’as dit qu’une des putains est morte hier soir ? »
Agomar acquiesça.
« Rassemble les hommes, lui ordonna-t-il. Prépare dix chevaux en plus du mien. On va dans la Raühnvahl. »
Une heure plus tard, en passant près de Mikael, il le saisit au col et le mit sur la croupe de son puissant destrier. Il fatigua l’animal au galop sur plus de deux lieues, et renversa un habitant de Dravocnik qui ne s’était pas écarté à temps. Harro, qui le suivait, excité par l’odeur du sang, se jeta sur l’homme et le mordit.
Ils atteignirent la Raühnvahl alors que les serfs étaient encore au travail.
Agomar ordonna qu’on sonne les cloches de Notre-Dame des Neiges. À la population rassemblée il annonça : « Faites silence et écoutez votre seigneur ! »
Ojsternig jeta Mikael par terre.
Eloisa retint un gémissement en voyant son visage tuméfié.
Mikael voulut lui sourire mais il était trop endolori. Il réussit seulement à faire une grimace.
Ojsternig se dressa sur ses étriers. « Vous aviez un mois pour transporter les pierres de ces champs au château, dit-il d’une voix sourde. Et vous n’avez pas obéi. »
Le frère Timotej s’avança timidement. « Vos fidèles sujets travaillent dur, Votre Seigneurie. Mais ils doivent aussi s’occuper des cultures. Comment feront-ils pour vous payer le loyer si l’orge et l’avoine ne poussent pas, et s’ils n’arrachent pas le chiendent qui infeste les champs ? »
Ojsternig le fixa silencieusement puis parcourut des yeux le groupe des habitants. « Je pourrais décider que c’est vous, le chiendent qui infeste mon royaume.
— Votre Seigneurie, continua frère Timotej la tête baissée, ils travaillent du matin au soir, chaque jour. »
Ojsternig sourit méchamment. « N’ont-ils pas de lanterne ? »
Frère Timotej hésita. Il ouvrit les bras. « Si, Votre Seigneurie…
— Qu’ils s’en servent, dit Ojsternig. Ils travailleront une heure de plus après le crépuscule, jusqu’à ce que toutes les pierres soient transportées au château. »
Frère Timotej regarda la foule, puis Ojsternig, et encore la foule.
« Tu as quelque chose à dire, curé ? Tu veux peut-être pousser mes serfs à la révolte ? Tu veux qu’ils refusent mes ordres ? »
Frère Timotej se voûta et baissa la tête sans répondre.
Ojsternig promena son regard sur les paysans et remarqua une fille aux cheveux ébouriffés qui marchait de long en large dans un des champs démantelés. C’était pour elle qu’il était venu, bien qu’elle ne soit qu’un pion dans son plan. « Va la chercher », ordonna-t-il à Mikael.
Agomar fit mine de bouger.
« Non. C’est à lui que je l’ai dit. »
Mikael le regardait comme aucun des autres. Il avait encore du sang séché sur la pommette.
Ojsternig eut un frisson le long de l’échine. Il appuya sur la blessure de sa cuisse. Et donna un coup de pied à Mikael. « Va la chercher », répéta-t-il.
Mikael marcha jusqu’au champ et approcha de la fille. « Viens, Emöke », lui dit-il.
Emöke s’arrêta un instant. Mais son regard ne le voyait pas. Elle reprit sa déambulation le long du champ qui avait été le sien et celui de Gregor.
Mikael la prit délicatement par la main et dit : « Viens, s’il te plaît ».
Emöke le suivit docilement jusqu’à Ojsternig.
« C’est toi qui me l’as amenée, dit Ojsternig à Mikael. Souviens-t-en. Le destin de cette femme est maintenant entre tes mains. Ce qui lui arrivera sera ta faute. »
Mikael ne comprit pas le sens de ces mots.
« Elle vient avec nous, dit Ojsternig en désignant Emöke.
— Pourquoi, Seigneur ? », demanda frère Timotej, se faisant l’interprète de tous.
Ojsternig ne répondit pas. Il fit signe à Agomar, qui saisit Emöke par les bras et la hissa sur son cheval.
Elle n’opposa pas de résistance.
Gregor fit un pas en avant.
Un soldat dégaina son épée et le fixa d’un œil torve.
Mikael vit les yeux de Gregor s’emplir de peur, de douleur et d’humiliation. Jamais il n’aurait le courage de se rebeller. Mikael comprit pourquoi Eloisa disait que tous les hommes étaient des lâches, et il eut honte pour lui.
« Une de nos putains est morte hier, annonça Ojsternig en fixant le prêtre. Si tu veux la bénir, viens au château. »
Frère Timotej baissa la tête. « Je ne peux pas, Votre Seigneurie. Vous le savez, l’Église condamne…
— La piété de l’Église n’en finira jamais de m’émouvoir, le coupa Ojsternig d’un ton méprisant. Curé, dans ce cas, la putain sera jetée dans la fosse commune. » Il fit signe à ses soldats de faire demi-tour. « Cette dévergondée la remplacera, ajouta-t-il en désignant Emöke.
— Elle n’a pas commis de faute, dit frère Timotej dans une dernière tentative désespérée, en s’approchant d’Ojsternig.
— Cette fille m’appartient et a enfreint la loi.
— Je suis le seul fautif ! s’exclama le frère Timotej avec une emphase de martyr, en s’approchant tout près de lui. Punissez-moi plutôt ! »
Ojsternig l’éloigna d’un coup de pied. « C’est toi qui devrais payer, en effet. Mais tu ne conviens pas vraiment pour faire une putain. » Il se mit à rire, éperonna son cheval et lui fit faire demi-tour. « Et toi, le lapin, cours ! », ordonna-t-il à Mikael.
Mikael regarda Eloisa puis ôta ses sabots et commença à courir derrière les chevaux.
Quelques lieues après le pont sur l’Uque, non loin d’un grand sapin solitaire, les cavaliers s’arrêtèrent.
« Viens ici », dit Ojsternig à Mikael.
Mikael s’approcha.
Le cheval paniqua et fit un écart, mais Ojsternig le maintint fermement.
Agomar et ses hommes étaient descendus de cheval et Agomar avait ramassé des brins d’herbe, dix, dont deux plus courts. Chacun des hommes en prit un. Les deux plus courts échurent à Agomar et à un soldat à l’œil aveugle barré d’une cicatrice. Deux autres soldats s’emparèrent d’Emöke, la jetèrent au sol et la dépoitraillèrent avant de relever ses jupes.
La primauté revint à Agomar. Couché sur Emöke, le cul nu, il la pénétra comme si elle était un trou.
Le sang de Mikael se glaça. Il revoyait la fille violée et tuée par Agomar le jour du massacre.
« La tue pas, je t’en supplie ! », cria-t-il.
Agomar se retourna, étonné. « Pourquoi je devrais la tuer ? Cette fille sera nourrie avec la meilleure viande de porc, et boira du vin au miel et aux clous de girofle.
— Si elle dure », lâcha Ojsternig en riant, pendant que le soldat à l’horrible cicatrice, tout excité, se jetait sur Emöke.
Elle avait le regard dans le vide, sans paraître se rendre compte de ce qui se passait.
Le soldat soufflait sur elle, de plus en plus proche de l’orgasme.
Mikael se tourna et voulut partir.
« Continue à regarder, ordonna Ojsternig. Regarde à quoi tu l’as condamnée. »
Les larmes montèrent aux yeux de Mikael, qui secouait la tête pour dire non.
Les soldats riaient.
Agomar attacha alors Emöke au tronc d’un sapin et sortit la nourriture des besaces.
Ojsternig s’assit à part, sans manger. Il continuait à fixer Mikael. « Le spectacle t’a plu ? », lui demanda-t-il.
Mikael avait le regard flou et une profonde sensation de nausée lui retournait l’estomac. Il ne répondit pas.
Agomar s’approcha. Il tira son épée et en posa la pointe sur la poitrine de Mikael. « Réponds à Sa Seigneurie. »
Mikael baissa les yeux sur l’arme. Cette lame avait tranché la tête de son père. Il tendit la main droite et la saisit, perdu dans ses pensées.
« Lâche ça », lui intima Agomar.
Mikael ne l’entendit pas. Il serrait la main sur la lame, de plus en plus fort, revivant la scène de la mort de son père.
« Je t’ai dit de lâcher ça », répéta Agomar.
Mikael ne lâcha pas prise.
Alors Agomar, d’un coup brusque, leva son épée.
Mikael regarda sa main. L’épée effilée avait tracé deux minces sillons dans sa paume, qui commençait à saigner.
« Tant pis pour toi, je t’avais averti », dit Agomar.
Mais Mikael ne sentait pas la douleur. Il regarda l’épée et se dit que son sang était maintenant sur la lame avec celui de son père.
« Réponds à Sa Seigneurie », répéta Agomar.
Mikael regarda Ojsternig. Et de la tête fit signe que non. Non, le spectacle ne lui avait pas plu. Il avait été écœurant.
« Partons, dit Ojsternig en se levant.
— Elles durent longtemps ? demanda alors Mikael.
— Qui ? », dit Agomar.
Mikael regarda Emöke.
« Les putains ? rit Agomar. Quand elles sont solides, elles durent quelquefois trois ans. »
Mikael vit les yeux d’Emöke s’emplir de larmes. Peut-être parce qu’elle ne voulait pas durer aussi longtemps. Il se tourna vers Ojsternig et le fixa d’un regard de haine.
Ojsternig sourit, satisfait. Mais se sentit bientôt mal à l’aise. Il aurait dû écraser ce gamin sous son pied comme un cafard. Et s’il ne le faisait pas, ce n’était pas seulement pour se nourrir de sa haine, qui éloignait le froid en lui et le divertissait. S’il ne l’écrasait pas, c’était parce qu’une partie de lui éprouvait quelque chose de plus pour ce stupide serf de la glèbe. Et c’était dangereux, parce que cela le rendrait faible.
Il frappa violemment Mikael sur sa pommette blessée.
« Va-t-en ! lui dit-il avec colère. Je veux pas de toi dans mes pattes. »
Mikael ne savait que faire. Sa blessure à la pommette s’était rouverte, le sang tiédissait sa joue.
« Va-t-en, retourne dans ton village de merde ! », se mit-il à crier. Et Ojsternig, avec fureur, remonta sur son cheval et partit au galop.
Mikael resta immobile jusqu’au moment où les sabots des bêtes cessèrent de faire trembler la terre. Il était au bord des larmes, mais il n’arrivait pas à pleurer.
Il fit demi-tour.
La nuit commençait à tomber quand il arriva aux premières maisons du village.
Il entendit alors une femme crier.
La mère de Gregor jaillit de chez elle et tomba à genoux devant le seuil.
Mikael s’approcha d’elle.
Elle avait la bouche grand ouverte mais n’arrivait plus à crier. Mikael entra. Dans la pénombre, il entrevit un homme pendu à une poutre. Sa langue était violette et gonflée. Ses yeux écarquillés lui sortaient des orbites. Comme ceux des rebelles sur le gibet de Dravocnik.
« Gregor… », murmura Mikael.
Alors toutes les larmes si longtemps retenues coulèrent comme une rivière en crue.
Il courut se cacher dans une grange, en lisière du village.
L’aube allait se lever quand Mikael sortit de la grange. Son corps était endolori à cause des coups donnés par Eberwolf et d’une nuit passée dans le froid, sans dormir, car une pensée terrible l’avait torturé.
Une fine bruine le fit frissonner. Le village somnolait encore. Personne encore dans les ruelles boueuses.
Toujours agité par cette pensée terrible, il marcha vers la porte de la maison de Gregor.
De l’intérieur arrivaient des sanglots. Puis un « Non ! » prononcé sans force.
Le frère Timotej apparut sur le seuil et dit, tourné vers l’intérieur : « Tu sais bien que je ne peux pas le bénir ni l’ensevelir en terre consacrée ». Il semblait le regretter sincèrement. « Gregor a péché contre Dieu. L’Église ne peut pas l’absoudre. Mais le Tout-Puissant est miséricordieux, et il rendra les flammes de l’enfer plus douces pour ton Gregor, j’en suis certain. »
La mère de Gregor arriva telle une furie et le poussa rageusement. « Sois maudit ! hurla-t-elle d’une voix cassée. Je ne veux plus te voir. Ni toi ni ton Dieu !
— Ne parle pas ainsi…
— Sois maudit ! hurla-t-elle encore, les veines du cou gonflées. T’as qu’à m’excommunier ! Brûle-moi comme sorcière ! Coupe-moi en morceaux à la hache ! Rien ne pourra être plus douloureux ! » Elle tomba à terre à l’endroit même où Mikael l’avait vue la veille. Et là encore le tourment et le chagrin remplacèrent la colère. « Sois maudit… », disait-elle, épuisée, affaissée sur elle-même, branlant la tête, quand elle aperçut Mikael. Elle lui prit les mains comme font les mendiants, et chuchota : « Tu l’as vu, toi… »
Mikael voulut détourner les yeux et s’enfuir. Mais ces mains tendues et tremblantes l’en empêchaient.
« Tu l’as vu… », répéta la pauvre femme, les joues baignées de larmes, avant de se laisser aller sur le sol.
Mikael acquiesça mais ne put parler. Il s’éloigna et se dirigea lentement vers la baraque qui était désormais sa maison.
Eloisa fut la première à l’apercevoir. Elle se précipita à sa rencontre et revint avec lui, marchant en silence à ses côtés.
« Tu t’es encore sauvé ? », demanda Agnete avec une pointe d’angoisse quand Mikael entra.
Il secoua la tête. Il voulait s’expliquer mais sa voix ne sortait pas. Il se souvint qu’un jour Agnete avait dit que s’il ne parlait pas, c’était pour ne pas se casser. Il comprenait maintenant.
Agnete examina les blessures de son visage à la lumière. Elle hocha la tête avec tendresse. « Tu finiras vraiment par ressembler à l’un des nôtres. Mais si tu continues comme ça, tu ressembleras à un de ces chiens qui se battent dans les ordures. » Elle lui sourit et l’attira contre elle.
Mikael la repoussa. À être pris dans les bras, on pouvait se casser aussi.
Agnete fit comme si de rien n’était, prit ses flacons et un linge mouillé. Elle nettoya ses blessures puis y posa un emplâtre.
Mikael poussa le coffre et ouvrit la trappe qui menait au trou noir où avait commencé sa nouvelle vie.
« Où tu vas ? », demanda Eloisa en le voyant disparaître par l’échelle branlante.
Agnete la saisit par le bras.
Mikael referma la trappe.
« Qu’est-ce qu’il a ? demanda Eloisa à sa mère.
— Allons travailler, dit Agnete, ignorant la question.
— Mais qu’est-ce qu’il a, mère ? insista Eloisa.
— Quoi qu’est-ce qu’il a, crétine ? lâcha Agnete à voix basse. Tu saurais résister à tout ça, toi ? Et pour lui c’est pire, dix fois pire, parce qu’il est né dans un lit de plumes. Allons travailler. »
Sur le seuil, Eloisa lui dit : « Tu l’aimes bien.
— Que veux-tu, dit Agnete d’une voix résignée.
— Il ne mourra pas, répliqua Eloisa. Il ne mourra pas. Il est meilleur que nous tous, mère. »
Les yeux d’Agnete se remplirent de larmes. Elle serra convulsivement les dents et les poings. Puis, d’un ton rude mais plein d’amour, dit à sa fille : « Marche, crétine. »
Eloisa revint au pas de course dans la baraque et s’agenouilla au-dessus de la trappe. « On se verra ce soir, gros bêta », murmura-t-elle entre les planches.
Quand elles revinrent, au crépuscule, la trappe était toujours fermée. Agnete se contenta de l’ouvrir. Elle mit sur le feu une soupe de lentilles où elle jeta deux couennes de porc pour elles et une épaisse tranche de jambon pour Mikael.
Eloisa regardait nerveusement vers la trappe. « C’est prêt, dit Agnete une heure plus tard d’un ton indifférent. Viens manger, gamin. »
La main de Mikael saisit la trappe et la referma.
Eloisa resta assise sur le coffre, à fixer la trappe fermée.
Agnete déjeuna seule, en buvant une chope de bière forte. Puis elle s’étendit sur sa paillasse.
Eloisa finit par la rejoindre. « Pas un mot », dit Agnete.
Eloisa se tourna sur le côté.
Mais elles ne dormirent pas.
Le lendemain matin, Agnete mit le bout de jambon cuit et les lentilles dans une écuelle près de la trappe. Elle l’ouvrit et dit, dans le noir : « J’ai posé ton déjeuner là, gamin ». Elle poussa Eloisa dehors pour partir travailler.
Le soir, à leur retour, la trappe était toujours fermée. Mikael n’avait pas touché à l’écuelle. Deux petits rats grignotaient le morceau de jambon. Agnete attrapa le balai pour les tuer mais Eloisa s’interposa, les bras écartés, laissant aux deux petites bêtes le temps de s’échapper.
« Qu’est-ce qui te prend ? dit Agnete.
— C’est Hubertus.
— Moi j’ai vu deux rats, maugréa Agnete.
— L’autre, c’est sa femme, répondit Eloisa. J’ai promis à Mikael que je ne les tuerais pas. »
Agnete eut du mal à se contenir. Elle hocha la tête, les lèvres serrées. « J’en étais sûre ! s’exclama-t-elle en jetant le balai dans un coin. Je savais qu’on finirait par faire un élevage de rats. »
Eloisa sourit et ramassa l’écuelle.
« Ne mange pas ça, tu vas t’empoisonner », lui dit sa mère.
Eloisa sortit. Elle alla jusqu’à la pile de bois à l’arrière de la maison et vida le contenu de l’écuelle au pied des bûches. « Hubertus, va voir Mikael », murmura-t-elle.
Quand elle revint, sa mère avait posé une chope d’eau fraîche près de la trappe et l’avait ouverte.
« Si tu bois pas, tu vas mourir », dit-elle avant de préparer le repas.
Eloisa, assise sur le coffre, fixait le trou noir où Mikael s’était réfugié.
« Viens manger », lui dit Agnete quand le repas fut prêt.
Elle fit non de la tête.
Agnete la prit par l’oreille et la traîna jusqu’à la table. « Mange ! »
Eloisa obéit, en restant tournée vers la trappe. À un moment, elle vit la main de Mikael s’emparer de la chope et refermer la trappe. « Il boit ! », chuchota-t-elle, toute contente, à sa mère.
Agnete lui donna un coup de cuillère sur la tête. « Mange. »
Ce fut de nouveau l’heure de se coucher. Agnete et Eloisa s’étendirent sur la paillasse. Et surent à nouveau qu’elles ne dormiraient pas.
À minuit, la trappe s’ouvrit en grinçant. Elles virent à la lumière tremblotante du foyer Mikael sortir de sa cachette et aller se coucher près de la cheminée.
« Viens là, gamin », dit Agnete.
Mikael ne bougea pas.
« Viens là », dit-elle plus doucement.
Mikael s’approcha.
« Couche-toi à côté de moi », dit-elle, en poussant Eloisa.
Mikael, tout tremblant, s’étendit sur la paillasse, tournant le dos à Agnete.
Elle l’enveloppa dans le manteau et le serra contre elle.
Il sentit sa chaleur et eut peur de ne pas pouvoir garder pour lui la terrible pensée qui l’angoissait. Il avait envie de pleurer. Il voulut s’écarter mais Agnete le serra plus fort et lui caressa la tête.
Eloisa s’assit et se pencha par-dessus le corps de sa mère pour voir ce que Mikael faisait.
Agnete lui donna un coup de coude.
Ils restèrent immobiles. On n’entendait que le craquement des braises dans la cheminée.
« Tout ça, c’est ma faute, hein ? dit Mikael après un certain temps, exprimant enfin cette pensée terrible.
— Quoi ? dit Agnete.
— C’est moi qui ai amené Emöke à Ojsternig et ils lui ont fait ces choses horribles et ils m’ont obligé à regarder et ils riaient et… »
Agnete comprit qu’il avait assisté au viol d’Emöke. Elle se mordit la lèvre.
« Tout est ma faute…
— Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Si j’avais pas amené Emöke à Ojsternig…
— Quelqu’un d’autre l’aurait fait.
— … il l’a dit…
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— … “Regarde à quoi tu l’as condamnée en me l’amenant”…
— C’est pas ta faute. »
Mikael se dégagea de son étreinte. Il s’assit brusquement et des sanglots irrépressibles montèrent dans sa gorge, comme un cri de colère. « Si, tout est ma faute », criait-il entre deux hoquets, les larmes se mêlaient sur sa pommette au sang et à la morve. « C’est ma faute ! C’est lui qui l’a dit ! » Il se leva et lança des coups de pied dans un tabouret. « Gregor aussi ! Je l’ai vu ! Il était pendu à une poutre… et j’avais peur… Tout est ma faute… c’est ma faute aussi ce qui est arrivé à Gregor ! »
Agnete se leva. « Calme-toi, gamin…
— Je m’appelle Mikael, lui cria-t-il, en brandissant les poings, les bras tremblants. Je m’appelle Mikael ! Et j’espère que je mourrai, comme ton fils ! »
Agnete sentit son cœur se déchirer comme un cœur de chiffon. Elle se précipita sur lui et le serra contre sa poitrine, avec force, avec fureur, à l’étouffer, à lui briser les côtes. « Non. Tu ne mourras pas, lui dit-elle en retenant ses larmes. Je suis là… » Avec la même fureur, elle lui prit la tête entre ses mains. « Regarde-moi », dit-elle entre deux sanglots, parce qu’elle non plus n’arrivait pas à les retenir. Elle cria : « Regarde-moi, Mikael ! Je suis là, je suis là… »
Mikael se serra contre elle, comme contre sa mère. Et soudain se sentit redevenir un enfant.
« Viens au lit », dit Agnete quand elle se fut calmée à son tour.
Eloisa se poussa en silence et souleva le manteau pour leur faire de la place.
Agnete et Mikael s’étendirent sur la paillasse.
Elle attira Mikael contre elle et le serra fort entre ses bras. « C’est pas ta faute, lui chuchota-t-elle à l’oreille. C’est lui qui est un homme mauvais. »
Elle lui essuya les larmes et la morve avec la manche du manteau. « Dors, mon petit… »
Eloisa, à côté d’elle, ricana.
« Arrête, crétine », lui dit Agnete.
Eloisa ricana encore. Puis elle écouta la respiration de Mikael devenir lourde et régulière. Et aussitôt après celle de sa mère. Alors, délicatement, elle passa son bras au-dessus de sa mère, toucha Mikael, lui fit une caresse puis, vaincue à son tour par le sommeil, elle serra la manche de Mikael dans son poing.
Il plut toute la semaine. Une pluie constante, insistante, plus automnale qu’estivale. Les paysans regardaient avec inquiétude les champs qui n’étaient pas encore moissonnés. C’était un moment délicat. Les cultures devaient mûrir au soleil. Toute cette eau risquait de compromettre la récolte.
Les anciens hochaient la tête et gardaient leurs vieux os à l’abri de l’humidité. Ils se réunissaient chez l’un ou l’autre devant le foyer, hochant la tête et buvant de la bière. Les jeunes sortaient chaque jour faire le tour des champs. De temps en temps, ils arrachaient un plant et émiettaient les grains du bout des doigts. Ils commençaient à être trop mouillés. Beaucoup de tiges, sous le poids de l’eau, pliaient la tête vers la terre détrempée et les épis pourrissaient. La moitié de la récolte allait être perdue, disaient-ils. « Prions Dieu pour que ce soit seulement la moitié », maugréaient les vieux le soir en écoutant leur compte-rendu.
Les bêtes, dans leurs enclos, étaient inquiètes. Les villageois qui le pouvaient préféraient les garder chez eux, et de nombreuses habitations se transformèrent en étables. Des poules moururent, et la plupart cessèrent de pondre. Deux bœufs tombèrent malades. Une jument échappée de l’écurie s’estropia dans la boue. Malgré les pleurs des enfants, elle fut abattue et sa viande mise au sel.
Mikael, pendant toute cette semaine, resta à la maison. Il pensait à Emöke. Et à Ojsternig. Il avait peur qu’il vienne le chercher. Mais il ne redescendit plus dans la trappe. Il regardait Agnete et Eloisa coudre comme toujours des bonnets, des chemises et des ceintures, découpées dans la peau de la jument, qu’elles iraient vendre au marché de Dravocnik. Le troisième jour, il se mit à les aider. Il voulut coudre une paire de gants de lapin, comme le fils d’Agnete. Mais elle lui arracha la peau des mains et dit : « Non, ça porte malheur ». Mikael prit alors une épaisse bande de peau de jument et fit une ceinture, en essayant maladroitement d’imiter les mains habiles d’Eloisa, qui le regardait en riant. Quand il l’eut terminée, il alla acheter une boucle de fer polie chez le maréchal-ferrant, avec le sol qu’Agnete lui avait donné.
Agnete considéra son travail avec fierté.
Ce jour-là, Eloisa vint lui avouer, d’un air coupable : « Je regrette d’avoir dit des méchancetés sur Gregor, maintenant qu’il est mort. »
Mikael, comme toujours, ne savait que répondre. Mais il se rappelait le visage de Gregor quand on lui avait pris Emöke, sa femme, et se dit au contraire qu’Eloisa avait raison. C’était un lâche. Et il s’assombrit de nouveau en pensant que lui aussi en était un. Il fit claquer sa langue.
« Pourquoi tu fais ça ? lui demanda Eloisa.
— La haine laisse un goût amer dans la bouche, tu le savais ? C’est Raphael qui me l’a dit. »
Eloisa haussa les épaules.
« Mais la haine fait que les gens se sentent forts.
— Ah oui ? », commenta Eloisa, peu intéressée.
Mikael acquiesça. « Oui. Moi je hais Ojsternig. Mais je n’ai pas peur de lui.
— Eh bien, tu ferais mieux d’avoir peur.
— Eberwolf, lui, il me fait peur.
— Elderstoff, le corrigea Eloisa.
— Elderstoff, répéta Mikael machinalement. Je devrais le haïr. Il me ferait moins peur.
— Comment tu fais pour ne pas le haïr ? »
Mikael haussa les épaules. « Je ne sais pas. Il me fait peur.
— T’es vraiment bête. »
Mikael ne sembla pas l’entendre. Il fit de nouveau claquer sa langue. « Raphael dit qu’il y a autre chose qui fait que tu te sens plus fort.
— C’est quoi ?
— Raphael m’a pas dit quoi, mais il dit que c’est quelque chose de doux au lieu d’être amer. » Il regarda Eloisa d’un air pensif. « C’est quoi, qui fait se sentir fort et qui est doux ? »
Eloisa se mit à rire, l’œil pétillant. « L’amour ! C’est évident, s’exclama-t-elle. T’es vraiment bête.
— L’amour… ?
— Bien sûr. C’est facile comme devinette. L’amour, c’est doux.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— C’est les grandes qui le disent. »
Mikael réfléchit longuement. « Alors Gregor n’aimait pas Emöke. Ou bien Raphael se trompe. »
Eloisa resta silencieuse. Cette allusion à l’amour lui avait mis une rougeur embarrassante aux joues. Elle prit la ceinture de Mikael. « Elle est tellement moche, personne n’en voudra. »
Mikael se tourna vers elle. « Je te remercie. »
Elle se leva et alla aider sa mère à couper une étoffe brute non foulée, en lui tournant le dos. Ses joues brûlaient.
À la fin de la semaine, la pluie s’arrêta. Un vent sec et tiède se leva, venu du sud, où il y avait, disait-on, un lac immense dont on ne voyait pas la fin et qu’on appelait la mer. Le vent chassa tous les nuages et lava le ciel qui devint d’un bleu intense. Le soleil reparut sur la Raühnvahl.
Les vieux, sortis des baraques, firent eux aussi le tour des champs et déclarèrent que si le soleil continuait de chauffer, plus de la moitié de la récolte serait sauvée. On libéra les bêtes qui paraissaient heureuses, elles aussi.
Ce soir-là, à l’office des vêpres, Notre-Dame des Neiges était pleine. Tous remerciaient le Bon Dieu qui leur avait ramené le soleil. Ils répondaient avec enthousiasme aux formules du rite, dans la langue mystérieuse des prêtres dont ils ne comprenaient pas un mot.
Mikael écoutait le latin. Pendant toute la semaine de pluie, le soir, couché sur la paille, il avait pris le livre de Raphael sans qu’Eloisa et Agnete ne le voient, et il avait tenté d’imaginer une histoire qui lui dirait qui il était et ce qu’il ressentait. Mais il n’avait pas pu aller au-delà des mots latins indéchiffrables, écrits à l’encre dans une belle calligraphie sur les pages de parchemin jauni. En entendant le rituel scandé dans cette langue par le frère Timotej, il se disait que les habitants du village se racontaient peut-être une histoire qui les unissait, qui les gardait soudés. Qui faisait d’eux une seule et même communauté.
Mais cette histoire, il ne la comprenait pas. Il n’était pas l’un des leurs.
Et à les voir si heureux d’un simple rayon de soleil, il se dit que c’était lui qui se trompait.
Il sortit de l’église sans que personne ne s’en aperçoive et erra dans les rues désertes. La seule personne à ne pas être à la messe était la mère de Gregor. Assise sur le banc devant sa maison, les yeux rougis, elle pleurait doucement.
Mikael revit les yeux de Gregor exorbités et injectés de sang. Les yeux des rebelles sur les gibets et les yeux brûlés de la femme. Il repensa aux yeux de verre des prostituées et se demanda si ceux d’Emöke deviendraient pareils. Il revit le gouffre dans les yeux de la princesse d’Ojsternig. Le monde était plein de douleur.
Il sentit de nouveau qu’il se trompait complètement.
De retour à la baraque, il s’empara rageusement du livre de Raphael et le jeta dans le feu. Mais il regretta aussitôt son acte et le récupéra, en se brûlant les doigts. La couverture avait noirci et s’était consumée sur les bords. Il serra le livre contre lui, comme s’il était une partie de lui. Et le remit dans sa cachette.
Au retour d’Agnete et Eloisa, la table était mise et la soupe déjà chaude dans les écuelles.
Le lendemain, avant l’aube, Eloisa le réveilla. Elle lui fit signe de se taire et de la suivre. Agnete ronflait. Ils sortirent.
« On va battre tout le monde », chuchota alors Eloisa. Elle prit deux hottes d’osier et dans l’obscurité se dirigea vers les bois. « Qui on va battre ? », demanda Mikael, encore endormi, qui peinait à la suivre.
En longeant les maisons, Eloisa lui fit signe de se taire. Une fois dans les champs, elle dit avec un sourire malin : « Idiot, aujourd’hui il y a des champignons ». Comme Mikael ne comprenait toujours pas, elle expliqua : « Après la pluie, quand le soleil brille, les champignons sortent. Aujourd’hui, tout le monde ira en chercher.
Mais quand ils arriveront, on y sera depuis longtemps et on en ramassera bien plus qu’eux.
— Et on les battra, dit Mikael.
— Oui, gros bêta, dit Eloisa. Toi et moi. » Elle lui donna une hotte et chargea l’autre sur ses épaules. « Ma mère va nous sonner les cloches parce qu’on est sortis la nuit sans l’avertir.
— Pourquoi ?
— Parce que les enfants ne doivent pas aller tout seuls dans les bois quand il fait nuit. »
Mikael eut un frisson de peur. « Elle va nous sonner les cloches ?
— À moi sûrement, mais toi t’es tranquille.
— Pourquoi ?
— Parce que t’es son petit chéri », dit Eloisa en riant, sans la moindre jalousie.
Ils grimpèrent dans le noir. Eloisa connaissait le chemin par cœur et avançait sans hésitation. Mikael la suivait aisément. Ses muscles étaient devenus forts. Mais il n’était pas aussi habile qu’Eloisa pour mesurer l’encombrement de la hotte qui dépassait sa tête d’un bon empan, et il restait souvent coincé dans les branches basses des arbres ou perdait l’équilibre. Chaque fois qu’elle le voyait en difficulté, Eloisa riait et se moquait de lui.
Au bout d’une heure, ils arrivèrent dans une clairière herbue. Le ciel commençait à s’éclaircir.
« D’abord les cèpes, dit Eloisa. Tu sais les reconnaître ? » Mikael en avait mangé autrefois au château. C’était délicieux. Mais il n’avait jamais vu de cèpes entiers. Il fit non de la tête.
« Suis-moi, je vais te montrer », dit Eloisa en levant les yeux au ciel.
Non loin d’eux, il y eut un froissement de branches.
Mikael sursauta, craignant que ce ne soit un loup.
Mais Eloisa s’était vite élancée vers l’endroit d’où provenait le bruit, en criant et en faisant de grands gestes.
Un chevreuil s’enfuit.
Là où ils avaient vu le chevreuil, Eloisa poussa un petit cri de triomphe. « J’en étais sûre ! Les chevreuils adorent les cèpes », dit-elle en se penchant pour cueillir un gros champignon au pied râblé et au chapeau brun clair. Elle le tendit à Mikael. « Les plus clairs et les plus gros poussent dans l’herbe, sous les branches des arbres. Enlève les limaces, sinon elles vont le manger. »
Mikael prit le champignon et ôta deux petites limaces pâles. Le chapeau était encore couvert de rosée et gluant au toucher.
Eloisa avait ramassé un bâton pour écarter les branches des sapins et fouillait dans l’herbe. Chaque fois qu’elle trouvait un cèpe, elle poussait une exclamation et le tendait à Mikael, qui le nettoyait et le mettait dans la hotte.
En une heure, ils avaient rempli une hotte entière de cèpes des prés et de cèpes des bois, plus petits, au chapeau noir et dur comme un caillou. Il leur arrivait d’en trouver trois ou quatre à la fois.
« Ramasse pas les champignons si tu les connais pas. Et de toute façon, les mets pas dans la hotte sans me les avoir montrés, sinon ils empoisonneraient aussi les bons, dit-elle.
— Les empoisonner ?
— Bien sûr. Les champignons, ça peut être mortel. Tu le savais pas ? »
Mikael ne toucha plus un seul champignon, hormis ceux qu’elle lui donnait.
Au bout d’une demi-heure, Eloisa déclara qu’il était temps d’aller ailleurs. « Les sauterelles arrivent.
— Quelles sauterelles ?
— Les autres, fit Eloisa agacée. Tu les entends pas ? »
Mikael tendit l’oreille. Il entendit des chants et des voix dans les bois.
« Mais ils resteront le bec dans l’eau, dit Eloisa en riant.
— On les a tous pris, commenta Mikael en riant lui aussi.
— Non, gros bêta. Je leur en ai laissé assez. Sinon ils iraient dire à ma mère qu’on ne s’est pas bien comportés et ils réclameraient leur part. Les bois sont à nous tous, pas seulement à toi et moi.
— Pourquoi ta mère leur en donnerait ? s’étonna Mikael.
— Parce que c’est quelqu’un de bien.
— Ça veut dire qu’on fait quelque chose de mal ?
— Juste un peu, répondit Eloisa en haussant les épaules. Allons dans le couloir des girolles. Quand ils nous rattraperont, on dira que les cèpes, on les a trouvés dans le couloir des lépiotes.
— Mais c’est un mensonge !
— Évidemment que c’est un mensonge, dit Eloisa, exaspérée. Mais si tu mouchardes pas, ils le sauront jamais. »
Mikael acquiesça, pensif. Dire des mensonges, c’était un péché. Il suivit Eloisa. Mais il repensait à la phrase qu’elle avait dite à propos des bois. La seule qui l’avait profondément touché. “Parce que les bois sont à nous tous, pas seulement à toi et moi”. Elle n’avait pas dit que le bois était à elle. Mais à Mikael et elle. « À toi et moi, répéta-t-il tout haut.
— Hein ?
— Rien », dit Mikael en souriant.
Quand ils arrivèrent dans le couloir, Eloisa avança doucement en fouillant entre les feuilles de hêtres du sous-bois. « Les voilà ! », s’exclama-t-elle tout à coup. Elle se pencha et balaya d’une main légère les feuilles mortes.
Mikael vit une myriade de champignons jaunes. Certains étaient grands comme l’ongle du petit doigt, leur chapeau fermé comme la tête ronde d’un clou, et d’autres plus hauts, grands ouverts, ressemblaient à de petites oreilles.
« Fais attention à pas les piétiner, dit Eloisa. Bouge pas. » Elle remonta de quelques pas et écarta les feuilles. Il n’y avait que de la terre noire. Alors elle redescendit plus bas que Mikael, et retourna les feuilles, découvrant d’autres champignons jaunes. Elle tendit le doigt vers l’endroit où ils avaient trouvé les premières girolles. « De là… jusqu’où, on sait pas. » Elle se tourna vers le fond du couloir, en aval. « C’est les fées qui les répandent la nuit. » Elle regarda Mikael. « Ramasse-les tout seul. Tu peux pas te tromper. Laisse les plus petits.
— Petits comment ? », demanda Mikael.
Eloisa le rejoignit et s’accroupit.
Mikael se baissa près d’elle.
Eloisa prit une girolle, grande comme une pièce de monnaie. « Pas plus petits que ça. »
Mikael tendit la main vers un autre champignon. « Et celui-là ?
— Non. » Eloisa appuya sa main sur le sol et prit un champignon à côté de celui que Mikael avait montré. « Celui-là oui, par contre », dit-elle en le lui tendant.
Mikael le prit mais il lui échappa des mains. Il tendit la main pour le récupérer et toucha involontairement celle d’Eloisa. Il laissa le champignon tomber.
Eloisa le prit et le lui posa dans la paume. Ses doigts effleurèrent la peau de Mikael.
Il se sentit rougir et referma brusquement la main. Puis il le regretta et la rouvrit. Le champignon était écrasé.
« Crétin », dit Eloisa.
Ils ramassèrent d’autres champignons en silence. On aurait dit une cascade de pierres précieuses cachées dans la pourriture des feuilles de hêtre. Mais Mikael ne pensait plus qu’à cette sensation bizarre qu’il avait éprouvée quand les doigts d’Eloisa avaient effleuré sa main. Les mots “toi et moi” continuaient de résonner dans sa tête. Eloisa et lui unis par les bois. Puis ses doigts sur sa peau.
Il fut soulagé quand ils rentrèrent.
Agnete, comme prévu, donna une gifle à Eloisa. Puis elle regarda dans les hottes et acquiesça. « Ils sont magnifiques », dit-elle. Elle prit deux couteaux, un pour elle et un pour Eloisa. À Mikael elle donna une longue et fine ficelle en lui montrant comment enfiler les cèpes qu’Eloisa et elle coupaient en tranches. Quand le fil atteignait la longueur de deux brasses, Mikael l’accrochait entre deux poutres de l’avant-toit, au soleil, pour qu’ils sèchent avant l’hiver. Puis il reprenait l’enfilage avec une nouvelle longueur de ficelle.
Un paysan, passant devant la baraque en revenant des bois, regarda avec envie l’énorme quantité de champignons qu’ils avaient ramassés.
« Je vous ai pas vus monter avec nous, dit-il, d’un ton soupçonneux.
— On les a pris dans le couloir des lépiotes », dit Mikael en devançant Eloisa.
Le paysan s’en alla.
« Pourquoi t’as fait ça ? demanda Eloisa quand il fut parti.
— C’était un mensonge, répondit-il.
— Et alors ? »
Mikael haussa les épaules. Mentir était un péché. Il ne voulait pas que ce péché retombe sur l’âme d’Eloisa.
« Moi, je sais pourquoi tu as fait ça », dit Eloisa.
Mikael la regarda, heureux qu’elle ait compris.
« Tu voulais te vanter », lâcha Eloisa avant de s’en aller.
Mikael la regarda s’éloigner. Il s’aperçut seulement alors qu’il n’avait pas cessé de toucher la paume de sa main du bout du doigt, là où Eloisa l’avait effleurée, dans les bois.
Il sentit une saveur très douce dans sa bouche.
« Est-ce que c’est l’amour, la chose douce qui nous fait nous sentir aussi courageux que la haine ? », demanda Mikael à Raphael en arrivant tout essoufflé dans la “tanière du dragon”, au milieu de la clairière dominée par le Doigt de Moïse.
Le lendemain matin, pendant la cueillette des champignons, il avait demandé à Agnete la permission d’aller voir Raphael. Il avait fait la route qui menait au col en courant et avait grimpé l’escarpement rocheux bordé par la forêt.
Il regardait le vieil homme avec impatience, et son doigt revenait sans cesser toucher la paume de sa main.
« Viens, tu as soif », dit Raphael en entrant dans la cabane. Il versa dans une chope du sirop de sureau qu’il dilua avec de l’eau froide du torrent.
Mikael but tout d’un trait, reposa la chope sur la table et regarda Raphael. « Est-ce que c’est l’amour, la chose douce qui nous fait nous sentir aussi courageux que la haine ? », répéta-t-il. En continuant de passer le bout de son doigt sur sa paume.
« Comment tu l’as découvert ? », demanda Raphael.
Comme pris en flagrant délit, Mikael cessa de caresser la paume de sa main et rougit. « C’est… c’est les filles qui le disent. Les grandes… », balbutia-t-il, confus, se souvenant de la réponse d’Eloisa.
Raphael prit un air sceptique. « Et tu as confiance dans ce que les autres te disent ? »
Mikael s’agita avec nervosité sur le tabouret. Pourquoi le vieil homme ne pouvait-il pas simplement lui répondre ? « Je crois à ce que vous me dites », répliqua-t-il avec une pointe d’agacement dans la voix.
« La vérité n’est pas dans ce qu’une personne te dit.
— C’est pas vrai non plus ce que vous me dites ? demanda Mikael d’un ton mal assuré, comme s’il venait de découvrir qu’il se trouvait au bord d’un précipice.
— Ce qu’une personne te dit, y compris moi, n’est la vérité que si ça trouve un écho en toi. » Raphael se pencha et lui posa l’index sur la poitrine, à hauteur du cœur. « La seule vérité qui compte, c’est celle qui… résonne en toi. »
Mikael baissa les yeux, confus. Il ne savait plus que penser. Ce que le vieux disait était si difficile à comprendre, parfois.
Raphael devina sa confusion intérieure. « Est-ce que tu sens, toi, que l’amour pourrait être doux ? »
Mikael rougit de honte. Il aurait voulu se lever de son tabouret et redescendre en courant dans la Raühnvahl. Mais il resta assis, toucha doucement sa paume et la caressa du bout du doigt.
Raphael le vit. « Il s’est passé quelque chose qui te fait penser que l’amour pourrait être doux ? »
Mikael devint encore plus rouge. Puis il se leva et se sauva. Raphael ne chercha pas à le rattraper. Mais il y eut sur son vieux visage ridé un sourire lumineux. Il se rappela la première fois où il avait entendu rire Mikael, heureux d’avoir réussi à piocher une bande de terre. “Depuis combien de temps t’avais pas ri, gamin ?”, s’était-il alors demandé en le regardant par la fenêtre. Il se leva et sortit dans la clairière, à temps pour voir Mikael se précipiter à corps perdu dans l’escarpement rocheux. « Et toi, vieux râleur, se dit-il à voix haute. Depuis combien de temps t’avais pas souri ? »
Quand Mikael revint chez Agnete, c’était presque le soir. Mais il n’y avait personne. Perdu, il tourna dans la pièce. Puis, triomphant de sa timidité naturelle, alla frapper à la porte des voisins.
« Agnete est chez Lizenka », dit la femme qui lui ouvrit.
Mikael lui lança un regard inexpressif.
« Elle fait naître son bébé », expliqua-t-elle.
Mikael acquiesça.
La femme referma la porte et retourna à ses occupations.
Mikael resta là immobile, et se tourna pour regarder vers le village. Il frappa de nouveau. « Elle habite où, Lizenka ? », demanda-t-il d’une petite voix, tout rouge, quand la porte s’ouvrit de nouveau.
« Tu pouvais pas le demander avant, fiston ? C’est donc bien vrai que t’es un peu benêt », soupira-t-elle. Elle tendit le bras vers une petite baraque à l’autre bout du village, presque au pont de bois sur l’Uque. « C’est là-bas. » Puis elle dit en riant : « T’y arriveras tout seul ou faut que je te prenne par la main ? »
Mikael, rouge de honte, répondit : « J’y arriverai ».
La femme rit plus fort et referma la porte.
Tête basse, Mikael se dirigea vers la petite baraque et s’arrêta devant la porte. Il n’eut pas le courage de frapper et resta dans les environs. Soudain il entendit un vagissement. Puis Agnete et Eloisa sortirent, saluées par les bénédictions du tout nouveau père.
« Qu’est-ce que tu fais là, gros bêta ? », demanda Eloisa en le voyant.
Mikael haussa les épaules. « Je vous attendais.
— T’avais peur de rester tout seul ? le taquina-t-elle.
— Non.
— Je te crois pas, répondit Eloisa en riant.
— Avancez donc, j’aimerais me laver et manger », coupa Agnete. Mikael regarda les mains d’Agnete. Elles étaient couvertes de sang. Celles d’Eloisa aussi. « Pourquoi vous avez du sang sur les mains ? demanda-t-il tout bas à Eloisa pendant qu’ils marchaient.
— C’est comme ça que les enfants naissent, répondit-elle avec hauteur, comme si elle était une sage-femme aguerrie. Dans le sang.
— Ah…
— En plus, ma mère devait faire naître une fille, ajouta Eloisa, l’air de s’amuser. Donc elle a dû lui couper le petit oiseau. »
Mikael ouvrit de grands yeux.
« Pourquoi, tu le savais pas ? s’exclama-t-elle. Tu savais pas que les filles ont pas de petit oiseau ? »
Mikael fit timidement signe que non.
« T’es un vrai désastre, gros bêta, soupira Eloisa. Donc tu sais même pas que les filles naissent par-devant et les garçons par derrière ?
— Vraiment ? dit Mikael, de plus en plus étonné.
— Bien sûr. »
Ils marchèrent quelque temps en silence. Mikael était distrait et plongé dans ses réflexions. Eloisa le regardait à la dérobée, amusée.
« Et par où c’est mieux de naître ? finit-il par dire. Par-devant ou par derrière ?
— À ton avis ? Comment ça pourrait être mieux de naître par derrière ?
— Ah…
— C’est pour ça que les garçons sont si bêtes », conclut Eloisa, triomphante.
Mikael baissa la tête et ne dit plus un mot.
Il resta silencieux pendant tout le dîner, pensant aux enfants qui naissent dans le sang. Et il se dit que le jour du massacre, quand Eloisa l’avait sauvé, c’était comme s’il était né une seconde fois, à cause de tout ce sang. Cette nuit-là, il rêva qu’il tenait une fougasse chaude et qu’au moment de mordre dans la pâte moelleuse, du sang lui éclaboussait le visage. Au matin, il se réveilla persuadé qu’Agnete faisait vraiment un travail terrible, et que c’était pour ça qu’elle avait mauvais caractère.
Le lendemain, il aida les habitants de la vallée à arracher le chiendent dans les champs. Il savait comment faire parce que Raphael le lui avait appris. En voyant Agnete approuver son travail de la tête, il se dit : “Ça, c’est une vérité”.
Quand ils rentrèrent, sa tête était encore pleine d’images impressionnantes et de questionnements sur la façon dont naissent les enfants.
« Je vais chez Lizenka, dit Agnete. Je dois aller voir comment va le nouveau-né. »
Mikael acquiesça, absorbé. Quand il se fut changé, il alla pisser à l’arrière de la maison. Il releva sa tunique et baissa son caleçon. Il prit en main son petit oiseau. Le regarda longtemps. Une nouvelle question se présenta à son esprit.
« Mais les filles, si elles naissent par-devant, elles naissent par où ? demanda-t-il à Eloisa en revenant à la baraque.
— Par ici, dit Eloisa en montrant son aine.
— Ah…
— Tu veux voir ? » Eloisa le regardait malicieusement.
Mikael sentit sa respiration s’arrêter et fit un pas en arrière. « Oui », dit-il d’une voix étranglée.
Eloisa souleva la jupe de sa petite robe rouge, la maintint sous son menton puis baissa sa culotte.
Mikael vit un triangle de chair blanche et lisse.
« Approche-toi, si tu veux. »
Mikael s’approcha lentement. « T’as rien, là…, murmura-t-il.
— Comme ça, on voit pas bien, pouffa Eloisa en s’asseyant par terre et en écartant les jambes. Tu vois ? J’ai un petit trou. »
Mikael éprouva une sensation bizarre qui lui noua l’estomac. Mais ce n’était pas déplaisant.
« Baisse-toi, là tu vois rien. »
Mikael s’agenouilla et s’approcha des jambes écartées de la petite fille.
À ce moment-là, Agnete entra.
Eloisa baissa sa jupe d’un coup, et la tête de Mikael, un instant, resta dessous.
« Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? s’écria Agnete.
— Rien… », répondit Eloisa.
Mais Agnete était déjà sur elle. Elle l’attrapa par le bras et la frappa au visage d’une terrible rafale de gifles. « Qu’est-ce que tu faisais, malheureuse ? », criait-elle, le visage écarlate de colère, en frappant de plus en plus fort.
Eloisa gémissait sous les coups terribles de sa mère.
Agnete la lâcha et se tourna vers Mikael.
Il se rencogna dans un coin, les bras sur la tête.
Agnete bondit pour lui écarter les bras et le souleva d’un bloc pour le traîner devant Eloisa. « T’es venu apporter le malheur dans ma maison ? T’as déjà essayé de la faire mourir en l’envoyant se laver en plein hiver, et maintenant tu veux qu’elle devienne une putain ? »
Mikael regarda Eloisa. Du sang coulait de ses lèvres et elle saignait du nez.
« T’as vu comment Emöke a fini ? cria Agnete en le secouant. Tu veux qu’il lui arrive la même chose ? Tu veux qu’elle se fasse baiser par tous les soldats d’Ojsternig ?
— Je savais pas que c’était pas bien…, pleurnicha Mikael. Je voulais juste savoir… »
Agnete lui envoya une claque sur la bouche.
Mikael sentit le goût du sang.
« Qui es-tu donc ? lui dit Agnete d’une voix profonde. Un démon ? » Elle regarda Eloisa. « Remonte ta culotte, malheureuse. Va te coucher. Ce soir, t’as pas besoin de manger. » Elle repoussa Mikael. « Toi aussi, au lit. »
Les deux enfants s’étendirent sur leurs couches respectives sans souffler mot.
Agnete réchauffa un bol de soupe, qu’elle avala rageusement. Elle se versa une chope de bière et la but d’un trait. Puis une deuxième, et une troisième. Elle se mit à pleurer silencieusement, les épaules secouées par des sanglots muets. Elle finit par aller se coucher et s’endormit aussitôt en ronflant bruyamment.
« Bonne nuit, gros bêta, dit Eloisa tout bas.
— Bonne nuit, Eloisa », répondit Mikael. Il prit le livre de Raphael et l’ouvrit, à la faible lueur de la chandelle.
« Qu’est-ce que tu fais ? chuchota Eloisa.
— Je lis une histoire. »
Eloisa se releva et vint se coucher à ses côtés.
« Et si ta mère se réveille ? demanda Mikael, inquiet.
— Elle est saoule. Elle se réveillera pas.
— Ça te fait mal ? demanda Mikael.
— Quoi ?
— Les gifles.
— Non. Et toi ?
— Un peu…
— T’es vraiment qu’une fille, dit Eloisa en riant doucement. Lis donc. »
Mikael ouvrit le livre. « Virum bonum quo lau… lauda… bant, commença-t-il d’une voix hésitante.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? », l’interrompit Eloisa.
Mikael resta quelques instants silencieux et dit : « C’est l’histoire d’un petit garçon… qui ne savait rien faire… qui n’avait même pas été capable de choisir son nouveau nom. Et il ne savait pas travailler non plus, ni compter jusqu’à trois cents pour garder le doigt dans l’eau du torrent… Et il ne savait même pas comment les enfants naissent et comment les filles sont faites… Il ne savait vraiment rien. Et il faisait toujours des choses pas bien. Parce que c’était vraiment un imbécile. »
Eloisa, sans égards, lui arracha le livre des mains et fit semblant de lire. « Mais c’était le seul dans tout le village qui était devenu ami avec un rat, et ça c’était une chose vraiment spéciale que personne ne savait faire parce que tous les autres paysans, les rats, ils les écrabouillaient. Et puis c’était pas vrai que le garçon était méchant. C’était juste un gros bêta. »
Une larme coula le long de la joue de Mikael.
Eloisa posa la tête sur son épaule et se serra contre lui.
À ce contact, Mikael éprouva une sorte de frisson.
« De toutes façons, les garçons naissent par-devant et pas par derrière », ricana Eloisa en lui passant le bras autour de la taille.
Mikael toucha son palais avec sa langue. Mais sans la faire claquer, pour qu’Eloisa n’entende pas.
Il sentit une saveur douce dans sa bouche.
« Ojsternig veut te voir, Crottin Sec, dit Eberwolf le lendemain en s’encadrant dans la porte de la baraque. Je dois t’emmener au château.
— Pourquoi ? demanda Agnete.
— Qu’est-ce que j’en sais ? », répondit rudement Eberwolf en regardant Eloisa. Ses habits étaient salis par le sang des bêtes et dégageaient une odeur nauséabonde.
Mikael vint se placer à côté d’Agnete.
« Grouille, Crottin Sec, dit Eberwolf.
— Vas-y », dit Agnete à Mikael en posant la main sur son épaule.
Mikael fit un pas vers la porte puis se retourna. « Pour Gregor, je dois le dire à Emöke ? »
Agnete hocha la tête, pensive. « Je ne sais pas…
— Faut y aller », dit Eberwolf.
Mikael le suivit tête baissée, comme une bête de somme. Mais après quelques pas, il se retourna vers la baraque.
Eloisa lui souriait.
Mikael et Eberwolf marchèrent en silence.
« Qu’est-ce que tu devais dire à Emöke ? demanda Eberwolf quand ils eurent dépassé le col.
— Rien…, murmura Mikael.
— Emöke, c’est la pute des soldats. Ils la baisent toutes les nuits. » Eberwolf fit une pause. « Et quand je serai soldat, je la baiserai aussi », ajouta-t-il en riant.
Ils marchèrent encore une bonne lieue, et quand ils aperçurent Dravocnik au fond de la vallée, enveloppée dans ses couleurs sombres, Mikael prit son courage à deux mains et demanda à Eberwolf : « Pourquoi ils font ça aux femmes ?
— Parce que c’est bon, espèce d’idiot », répondit Eberwolf.
Une lieue plus tard, ils atteignaient le château.
Eberwolf retourna à la boucherie où les mouches l’accueillirent en bourdonnant autour de lui, comme au retour d’un vieil ami.
Mikael se dirigea vers le palais. Mais avant de monter, il s’arrêta dans la salle où on regroupait les femmes destinées au plaisir des soldats. Il attira l’attention d’Emöke et lui fit signe de venir.
Elle s’approcha, tel un fantôme. Elle avait maintenant des yeux de verre.
« Emöke, commença timidement à dire Mikael, qui avait décidé de tout lui raconter. Tu dois savoir que… que Gregor… »
Le visage d’Emöke se ranima tout à coup, d’une manière anormale. « Qu’est-ce qu’il t’envoie me dire ?
— Gregor…
— Il m’aime ? C’est ça qu’il t’a dit ? Qu’il m’aime et qu’il m’attend ? »
Mikael sentit son cœur se glacer. Mais il acquiesça, doucement. « Oui, c’est ça… »
Le visage d’Emöke rayonna un instant d’un sourire heureux qui s’éteignit vite, puis ses yeux redevinrent de verre.
Elle rejoignit les autres, en attendant la nuit. Mikael monta l’escalier, oppressé par la tristesse.
Dans la grande salle, Ojsternig, assis sur son trône, consultait un livre que le comptable Arialdo de Tarvis tenait devant lui.
Harro, le gigantesque molosse tigré, jappa gaiement en voyant Mikael et agita son moignon de queue.
Ojsternig lui lança un coup de pied. Il reprit l’examen du livre et dit au comptable : « Donc les loyers majorés de ces champs pouilleux que j’ai réquisitionnés me permettront d’encaisser presque autant qu’un bon terrain ? »
Mikael lança un regard rapide à la princesse, assise comme toujours à la fenêtre. Mais elle resta penchée sur sa broderie.
« Oui, Monseigneur, répondit le vieil Arialdo. Mais comme les champs ne donneront pas assez de seigle, nous devrons obliger ces gens à payer en monnaie sonnante et trébuchante… et, vous le savez bien…
— Je réglerai ce problème quand il se présentera, le coupa Ojsternig. Occupe-toi des comptes. Pour le recouvrement, j’ai mes soldats. Et maintenant, disparais. »
Arialdo de Tarvis s’inclina et sortit à reculons, en prenant garde de ne pas tourner le dos à son seigneur.
Ojsternig fit signe à Mikael d’approcher. Il avait à la main des documents de la paroisse de Notre-Dame des Neiges. Il pointa le doigt sur le parchemin. « Tu n’es pas inscrit dans la liste de mes serfs. Je me suis informé et j’ai découvert que tu n’es pas le fils de la sage-femme. Elle t’a acheté ici, à Dravocnik. Tu es encore moins qu’un bâtard. » Il éclata de rire. « T’as pas de père ni de mère ? »
Mikael fit signe que non.
« Tu ne sais même pas qui c’était ? »
Mikael ne baissa pas les yeux. Il fixait les lèvres d’Ojsternig, et pensait au moment où elles avaient prononcé la condamnation à mort de son père.
Ojsternig vit les yeux de Mikael briller de haine. « Aujourd’hui, tu ramasseras la merde à la main. Tu t’arrêteras deux heures avant le coucher du soleil et tu t’en iras. Je ne veux pas de toi ici. »
Mikael s’apprêtait à sortir quand Arialdo de Tarvis, tout essoufflé, entra dans la grande salle en agitant une lettre fermée par un grand cachet de cire. « La dépêche de l’empereur, Votre Seigneurie ! La réponse ! »
Ojsternig brisa le cachet et ouvrit la dépêche.
À mesure qu’il lisait, les traits de son visage se firent plus durs.
Une vague de colère traversa Ojsternig. Il jeta la dépêche au visage d’Arialdo. « Qu’est-ce que ça veut dire ? », hurla-t-il.
Celui-ci parcourut rapidement la lettre et pâlit. « Votre Seigneurie…, commença-t-il prudemment.
— Alors, qu’est-ce que ça veut dire ? répéta Ojsternig d’un ton glacial.
— Votre Seigneurie, vous l’avez lu vous-même…, répondit le comptable.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? cria Ojsternig. Robert III ne me reconnaît pas comme prince du royaume de Saxe ? »
Arialdo se jeta à genoux. « Votre Seigneurie…, balbutia-t-il, ce ne sont pas mes mots mais ceux de Robert III… et… il estime que Votre Seigneurie ne présente pas le lignage requis… bref, vous êtes un de ses vassaux, mais…
— Et que peut-il me faire ? tonna Ojsternig.
— Mais, Votre Seigneurie… ! » Le visage d’Arialdo devint tout blanc. « C’est l’empereur ! »
Ojsternig bondit sur ses pieds et le gifla, tandis qu’Harro grognait, prêt à attaquer.
Le comptable gémit et resta immobile, tête baissée, sans parler.
« L’empereur va nommer un nouveau prince de Saxe parmi ses dignitaires ? s’exclama Ojsternig d’un ton méprisant. Je les égorgerai comme des porcs. Personne ne m’enlèvera ce que j’ai conquis. Pas même l’empereur, aussi vrai que Dieu existe !
— Votre Seigneurie…, reprit tout bas Arialdo, réfléchissant d’autant plus vite qu’il avait peur, il y aurait peut-être une solution… »
Ojsternig devint attentif. « Parle.
— Robert III dit qu’il ne nommera un nouveau prince que lorsqu’il sera assuré qu’il n’existe plus d’héritiers légitimes de la maison de Saxe… »
Mikael sentit un frisson courir le long de son échine.
Ojsternig saisit Arialdo par sa casaque, comme un sac vide. « Viens-en au fait ! Parle ! »
Arialdo de Tarvis tourna son regard vers Mikael. « Il y a ce garçon, Votre Seigneurie… l’argument est délicat… »
Ojsternig se tourna vers Mikael et vit seulement alors qu’il était toujours là. Lâchant le comptable, il prit Mikael par un bras et le tira avec fureur vers la porte, le traînant sur le sol après l’avoir fait tomber.
Harro hurla, de sa voix profonde, comme navré.
Sur le pas de la porte, Ojsternig souleva Mikael et le jeta violemment dehors.
Pendant qu’il dégringolait dans l’escalier, Mikael entendit Ojsternig dire : « Voilà, le ramasse-merde est parti. Parle maintenant ! »
Tandis que la tête de Mikael heurtait violemment le mur, la porte en vieux chêne se referma avec fracas.
Mikael sentit quelque chose de chaud couler dans ses cheveux. Il porta la main à l’endroit où sa tête avait cogné, et regarda ses doigts. Ils étaient rouges de sang. Il se releva. Sa tête tournait, ses jambes étaient molles. Il commença à descendre la seconde rampe d’escalier.
À la hauteur de la chambre des prostituées, il eut un malaise et tomba. Il se releva aussitôt en vacillant et s’appuya contre le mur.
« T’es blessé ! », s’écria une des prostituées, une gamine qui n’avait pas quatorze ans. Elle se précipita à son secours. « Tu saignes, dit-elle.
— Non… ça va… », murmura Mikael avant de s’évanouir.
Quand il rouvrit les yeux, il était étendu sur deux chaises qu’on avait accolées et les jeunes prostituées l’entouraient en souriant, comme ranimées par cet événement imprévu. L’une lava sa blessure, l’autre l’essuya, une autre la banda, et toutes sans distinction le traitaient comme un poupon.
« Donne un baiser de ma part à Gregor », lui dit Emöke quand Mikael se releva.
Il sentit ses yeux s’emplir de larmes.
« Allons, allons, pleure pas, lui dit une des prostituées en le serrant contre sa poitrine. C’est rien, juste une vilaine bosse. Cette nuit, t’auras mal à la tête et demain tu t’en rappelleras plus. »
Puis, l’une après l’autre, elles le serrèrent contre elles, savourant la propreté d’une chaleur comme elles n’en avaient plus connu depuis longtemps. Elles le couvraient de baisers, y compris sur les lèvres.
Pendant ce temps, Ojsternig descendait l’escalier tout excité, suivi par le comptable hors d’haleine. « On a besoin d’argent ! s’exclama Ojsternig. Nous allons pressurer ces vilains. Et s’ils ne paient pas, je leur ôterai la vie ! » Il se mit à rire. « Agomar ! Agomar ! cria-t-il en sortant dans la cour. Rassemble les hommes ! Demain je vous veux au grand complet pour aller dans la Raühnvahl sonner les cloches à ces têtes de mule ! » Il brailla de rire.
Dans la salle des prostituées, le silence retomba.
« Cette nuit, ils vont se saouler et nous faire du mal, dit la plus ancienne. Préparez-vous, les filles. » Elle caressa la tête de Mikael et lui dit, d’une voix d’où toute chaleur avait disparu : « Rentre chez toi, petit ».
Mikael sortit du palais d’un pas incertain. Il tomba de nouveau. Le chef des serviteurs, un homme grand et maigre, remarqua le bandage ensanglanté. « Rentre chez toi. J’ai entendu le seigneur dire qu’il ne voulait pas t’avoir dans les pattes. Il ne s’apercevra de rien si tu ne ramasses pas la merde aujourd’hui. »
Mikael se releva en vacillant.
Le chef des serviteurs fit signe à Eberwolf qui travaillait dans la boucherie. « Ramène-le chez lui, lui ordonna-t-il. Il y arrivera pas tout seul. »
Dès qu’ils eurent dépassé Dravocnik, Eberwolf le frappa du poing à l’endroit où il portait son bandage, se mit à rire et dit : « Va falloir me le présenter, celui qui t’a fait ça. Je veux lui serrer la pince ! » Il le poussa pour le faire avancer plus vite. « Allez, bouge-toi, Crottin Sec ! »
Mikael avait du mal à marcher. Par moments, sa vue se brouillait, ses jambes flageolaient. Il avait une vague sensation de nausée. Sa blessure commençait à battre douloureusement.
Le col franchi, Eberwolf se tourna vers lui. « Je te laisse, Crottin Sec. Tu marches pas assez vite. J’ai pas envie d’arriver à la nuit, j’aime pas trop la compagnie des loups. Tâche de pas te perdre. » Et il commença à redescendre.
Mikael était trop assommé pour avoir peur. Impossible de garder les yeux ouverts, tout son corps paraissait vouloir s’endormir. À grand-peine, il atteignit un torrent minuscule, presque à sec. Il marcha d’un pas incertain sur les grosses pierres et s’agenouilla au-dessus d’un creux rempli d’eau limpide et glacée. Il s’y rinça plusieurs fois le visage. Comme la douleur augmentait, il se coucha sur le dos et plongea sa tête dans l’eau. Il compta six fois jusqu’à cinquante, comme Agnete le lui avait appris, et dit tout haut : « Trois cents ». Alors il se releva et reprit sa marche, en frissonnant.
La douleur s’était atténuée, mais il faisait noir maintenant. Il avançait de plus en plus lentement, butait sur les cailloux. Le silence de la nuit n’était interrompu que par le bruit de ses pas sur le tapis de feuilles sèches et les cris des premiers rapaces nocturnes. Malgré l’étourdissement, il commença à avoir peur. Il retenait son souffle, l’oreille tendue vers chaque petit bruit, chaque froissement de branches qui indiquerait la présence d’un loup. Il atteignit enfin le petit pont sur l’Uque. Il n’était plus très loin. Il marcha le plus vite qu’il put. Moins d’une demi-heure plus tard, il ouvrait la porte de la baraque.
Il ne fit que quelques pas tandis qu’Agnete et Eloisa se levaient de leur paillasse, le visage marqué par l’inquiétude, et tomba sur le plancher.
« Gamin, qu’est-ce que t’as fait ? s’exclama Agnete en venant à son secours.
— Qu’est-ce qu’il lui est arrivé, mère ? dit Eloisa d’une voix angoissée.
— C’est justement ce que je lui demande, crétine. Gamin… gamin… tu m’entends ?
— Appelez-le par son nom, mère », dit Eloisa, les yeux voilés de larmes.
Mikael sourit faiblement.
Elles l’étendirent sur la paillasse. Agnete dénoua le bandage qui lui entourait la tête et examina la blessure. « C’est rien, dit-elle.
— Mais alors, pourquoi il est comme ça ?
— On voit que ça lui a remué les humeurs internes…
— Alors, qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Il ne faut pas qu’il s’endorme profondément, parce que parfois on ne se réveille plus », dit Agnete.
Eloisa fondit en larmes.
« Au lieu de pleurer, tâche plutôt de le garder éveillé pendant que je prépare un emplâtre pour absorber les humeurs », maugréa sa mère. Elle ouvrit la cassette où elle rangeait ses herbes.
« Mikael », murmura Eloisa d’une toute petite voix.
Il ouvrit les yeux et la regarda. « Tu t’es lavée ? », demanda-t-il.
Eloisa ne comprit pas.
« Te lave pas…, dit Mikael, suspendu entre rêve et réalité. Je veux pas que tu meures…
— Non, je me lave pas », répondit Eloisa en pleurant.
Agnete la poussa rudement. « Si je t’entends pleurer encore une seule fois, je te jure que tu t’en prendras une dont tu te souviendras, comme ça t’auras une raison de chigner. » Elle souleva la tête de Mikael, y étala un emplâtre qui sentait la résine et la menthe puis refit le bandage. « Force-le à parler, dit-elle à sa fille en s’asseyant à table, préoccupée.
— Mikael, dit Eloisa, qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? »
Il lui sourit d’un air hébété.
« Raconte-moi qui t’a fait du mal, dit-elle.
— Ojsternig…, fit Mikael. Ojsternig…
— Pourquoi ?
— Il a tué mon père, tu sais ?
— T’as pas de père ! », s’exclama Agnete. Elle se leva, prit la cruche d’eau et lui en aspergea un peu le visage.
« Ojsternig…, reprit Mikael avant de s’arrêter et de fermer les yeux.
— T’endors pas, gros bêta. Ojsternig…
— Ojsternig…
— Oui, Ojsternig… ?
— Il va venir demain… », murmura Mikael. Soudain il s’agita. « Vous devez vous sauver… vous sauver… Il vient avec Agomar… C’est Agomar qui les a tous tués… même Eilika… et le maréchal-ferrant aussi, il lui a coupé le bras… et puis la fille… elle pleurait et il lui a dit…
— Qu’est-ce qu’il va venir faire ici, Ojsternig ? intervint Agnete en aspergeant de nouveau son visage avec de l’eau.
— Agomar… “allons sonner les cloches à ces têtes de mule”, dit Mikael.
— Qu’est-ce qu’il dit, mère ?
— Va savoir. » Agnete le gifla doucement. « Écoute-moi, gamin. Il vient pour faire quoi, Ojsternig ?
— “On a besoin d’argent ! s’exclama Mikael en imitant Ojsternig. Il a dit ça. On va pressurer ces vilains. Et s’ils ne paient pas, je leur ôterai la vie ! Agomar ! Agomar ! Rassemble les hommes ! Demain, je vous veux au grand complet pour aller dans la Raühnvahl faire sonner ces têtes de mule !”
— C’est ça qu’il a dit ? Et après il t’a fait ça ?
— “On a besoin d’argent ! On va pressurer ces vilains ! Et s’ils ne paient pas, je vais leur pressurer aussi la vie !” » Puis il parut redevenir lucide. Il regarda Agnete et Eloisa, et s’écria : « Sauvez-vous ! Vous devez vous sauver !
— Oh, Dieu tout-puissant ! dit Agnete. Ce bâtard va venir demain et il va nous fouiller jusque dans la culotte. » Elle se leva et se gratta la tête pour réfléchir. « Je dois tous les avertir. » Elle regarda sa fille et Mikael. « Dieu te bénisse, gamin, murmura-t-elle en sortant. Le laisse pas s’endormir. »
Agnete courut jusqu’à Notre-Dame des Neiges et frappa au petit presbytère. « Curé ! Curé ! Réveille-toi, curé ! »
Un instant plus tard, une bougie tremblante à la main, frère Timotej apparut en chemise, son bonnet de nuit sur la tête. « Grand Dieu, Agnete, qu’est-ce qui se passe ? Quelqu’un est donc en train de mourir, pour que tu cherches Dieu ?
— Mais quel Dieu ? J’ai besoin de tes cloches, curé.
— Pourquoi ?
— Sonne les cloches si tu veux pas m’entendre jurer, dit Agnete avec fougue. Et habille-toi ! »
Peu de temps après, les cloches de la petite église faisaient entendre leur voix plaintive. Les habitants de la vallée accoururent, somnolents, inquiets.
« Écoutez-moi, leur dit Agnete quand ils furent tous rassemblés. Demain, Ojsternig va venir avec ses sbires pour nous dépouiller. Je sais pas ce qu’il trame, mais croyez-moi, vous étiez habitués au prince de Saxe, qui était bien différent de ce fichu bâtard. J’en ai connu, des princes comme Ojsternig. Il mettra nos maisons sens dessus dessous, il détruira nos meubles pour trouver ce qu’il cherche.
— Et alors ? dit une voix anxieuse au nom de tous.
— Et alors, faut qu’il trouve rien, répondit Agnete.
— Comment on fait ? demandèrent plusieurs voix en chœur.
— Si on cache tout ce qu’on possède et que le grand bâtard trouve rien, plusieurs y laisseront la vie. Mais si on en cache seulement une partie, et qu’on les laisse trouver le reste, ils croiront que c’est tout ce qu’on a.
— C’est juste, ajouta le frère Timotej.
— Ce qu’on ne veut pas qu’ils trouvent, poursuivit Agnete, on va le cacher en lieu sûr, en faisant un grand trou au pied du pont de bois. Une seule cachette pour tout le monde. Trop de cachettes, ça augmente la possibilité qu’ils les découvrent. Chacun de nous saura ce qu’il a mis dans le trou. Et personne profitera de la situation pour embrouiller les autres et les voler, j’ai pas raison ?
— Bien sûr. » De nouveau en chœur.
« Soyez pas radins, ne cachez pas tout. Seulement la moitié de ce que vous avez, continua-t-elle. Dans cette guerre, de toute façon, on y perdra. C’est eux les puissants, nous, on est les serfs. On n’a aucune chance de gagner. Ce que vous ne cacherez pas, séparez-le encore en deux moitiés. Une moitié que vous leur donnerez quand ils nous demanderont nos sous. Une autre moitié que vous cacherez, mais pas trop bien. Ils nous prennent pour des paysans stupides, donc ils ne s’étonneront pas d’être plus malins que nous quand ils trouveront votre cachette, et ils nous riront à la figure. Comme ça, ils seront sûrs qu’on n’a rien d’autre. Mais c’est eux qui l’auront dans le cul !
— Agnete ! protesta frère Timotej.
— Pardonne-moi, curé, mais c’est la réalité. »
Le frère Timotej hocha la tête mais sourit intérieurement.
« Rappelez-vous, c’est impossible de rien perdre. Il faut juste qu’on perde moins que si Ojsternig avait débarqué ici demain matin par surprise.
— Ouais, dit une femme. Mais comment tu sais ça ? »
Agnete sourit, toute fière. « C’est mon garçon. Celui dont vous disiez tous qu’il survivrait pas ou qu’il avait des muscles d’écureuil et qu’il savait pas piocher. » Elle regarda les gens, comme si c’était une revanche personnelle. « Il est blessé, et il passera peut-être pas la nuit, exagéra-t-elle un peu. Mais il s’est traîné jusqu’ici pour nous avertir. »
Il y eut un murmure d’étonnement.
« Allons, faut pas perdre de temps », dit Agnete. Elle désigna Eberwolf. « Tu prends une pelle et tu viens creuser.
— Grouille-toi », ordonna le père d’Eberwolf à son fils.
Alors Astrid, la vieille femme qui avait douté la première de la capacité de Mikael à survivre, s’approcha d’Agnete et dit à voix haute, pour que tous entendent : « J’ai été bête, j’aurais pas dû juger sans savoir. Je reconnais maintenant que non seulement t’as fait une affaire en achetant ce garçon… mais tu nous as fait faire une affaire à tous. »
Nombre des villageois présents acquiescèrent. « C’est vrai, dirent-ils.
— Je prierai pour ton garçon, dit une femme à Agnete, avant de courir chez elle.
— Dieu le bénisse », dit un homme.
Tous manifestèrent leur admiration et leur gratitude pour Mikael.
Agnete sourit. Puis elle fit signe à Eberwolf de la suivre.
Elle l’emmena jusqu’à un endroit près du pont de bois puis lui fit signe.
« Creuse profond. Mais avant, tu mets les mottes d’herbe sur le côté. Après tu les remettras, pour qu’on voie pas que la terre a été remuée. »
Eberwolf commença à creuser.
Agnete s’approcha de lui. « Tu sais pourquoi c’est toi que j’ai choisi pour creuser le trou ?
— Non, répondit Eberwolf avec son air bête.
— Parce que je voulais te dire quelque chose sans que les autres entendent. Sans te faire honte devant tout le monde. »
Eberwolf cessa de creuser et la regarda.
« T’arrête pas », dit Agnete.
Il recommença à creuser.
« Je t’ai vu arriver un peu avant Mikael. Je parie que vous avez fait un bout de route ensemble.
— Et alors ? répondit Eberwolf avec son arrogance habituelle.
— Crottin Sec est en train de sauver ton cul, à toi et à ton père, dit-elle en lui tapant l’épaule du bout du doigt. Et tu l’as laissé tout seul, tu l’as abandonné. S’il n’avait pas réussi à revenir, on aurait tous été foutus. Penses-y demain, quand ta famille et toi, comme nous tous, vous aurez sauvé une bonne partie de vos biens… Elderstoff. »
Et sur ce, elle rentra chez elle.
En ouvrant la porte, elle vit Eloisa qui, à la lumière d’une chandelle, tenait un livre ouvert devant elle. Mikael la regardait et souriait.
« Ainsi le garçon qui se croyait stupide et méchant se comporta en héros. Et après avoir sauvé le rat Hubertus, il sauva le village tout entier…
— Te lave pas…, murmura Mikael. Je veux pas que tu meures…
— Non, je mourrai pas, lui répondit Eloisa. Mais toi, deviens pas idiot, s’il te plaît. C’est la quatrième fois que tu me le dis. »
Le lendemain matin, tout le village se réunit autour de Notre-Dame des Neiges. « Restez pas plantés là ! Comportez-vous comme tous les autres jours, dit Agnete. Ils doivent pas soupçonner qu’on est au courant. » De retour chez elle, elle marmonna : « Qu’ils sont bêtes ».
Mikael était couché sur la paillasse. « Lève-toi, gamin. »
Il la regarda d’un œil vague.
« Je t’ai dit de te lever ! ordonna-t-elle.
— Pourquoi ? s’interposa Eloisa.
— Je t’ai parlé, à toi ?
— Il va pas bien.
— Tu prends sa défense maintenant ?
— Mère…
— Lève-toi et fais pas ton malin, dit Agnete en secouant Mikael par le bras. Tu dois pas t’affaiblir. »
Mikael se leva. Ses jambes étaient encore molles et la tête lui tournait.
Eloisa fit un pas pour le soutenir.
« Toi, je vais te couper les mains », menaça Agnete.
Eloisa s’immobilisa. « Mais je pensais…
— Quand l’homme se met à penser, Dieu commence à rire. Et quand c’est une crétine comme toi, il s’en tape sur les cuisses. » Elle versa du bouillon dans une écuelle : « Mange et ça te passera, gamin ».
Eberwolf apparut à ce moment sur le seuil. « Vous m’avez demandé ?
— Oui, Elderstoff, répondit Agnete.
— Pourquoi vous m’appelez toujours Elderstoff ? demanda le grand gaillard. Je m’appelle Eberwolf.
— Ah oui ? fit Agnete.
— Oui.
— Attends-moi dehors », dit Agnete, qui sortit le rejoindre. Elle lui parla à voix basse. « Écoute-moi bien. Si j’apprends que tu as fait la moindre égratignure à mon Mikael, je te tranche la gorge. » Elle le regarda droit dans les yeux. « C’est clair ? »
Eberwolf acquiesça à peine, avec un frisson.
« C’est bien, Elderstoff.
— Je vous ai dit que je m’app…
— On s’en fout, le coupa Agnete. Mets-toi bien ça dans la tête : ce garçon est respecté de tous maintenant, dit-elle d’une voix pleine de force. Et si je racontais que tu l’as abandonné en chemin alors qu’il apportait une nouvelle vitale pour tout le village, t’as beau être grand et costaud, ils te prendraient tous à coups de pied dans le cul. Compris ? »
Eberwolf la regarda, écarlate.
« Maintenant, c’est moi qui tiens le manche. Débarrasse le plancher », conclut Agnete. Revenue à l’intérieur, elle cria : « Gamin, grouille ! Faut aller aux champs ».
Mikael avait fini de déjeuner et se leva, en trébuchant.
« Mère…, murmura Eloisa, angoissée.
— T’es la gamine la plus pénible et la plus insolente que je connaisse », siffla Agnete. Le cœur lourd, elle s’approcha de Mikael : “Dieu, se dit-elle, garde ta main sur la tête de ce gamin. Fais en sorte qu’il ne lui arrive rien.” Et pour un instant, elle se sentit faible, comme cela ne lui était pas arrivé depuis des années.
Moins d’une heure plus tard, les paysans aperçurent au loin une troupe d’hommes approcher au petit galop. Ils reconnurent Ojsternig et Agomar, flanqués de leurs sbires. Harro, le molosse de guerre, courait aux côtés de son maître.
Le comptable trottait derrière eux sur un cheval plus petit, suivi de deux serfs qui tiraient au pas de course deux mulets par la bride. L’un était chargé d’une écritoire de bois noir, l’autre d’un fauteuil en cuir rouge et d’une chaise à haut dossier. L’écritoire fut installée devant les marches de Notre-Dame des Neiges.
Le comptable s’assit sur la haute chaise et posa sur la table un grand registre, un encrier, une plume, un tampon, un cachet et un petit réchaud à cire.
Ojsternig prit place à côté, dans le fauteuil rouge, les jambes croisées. Harro se coucha près de lui, le regard vigilant et les babines écumantes d’avoir tant couru. Ojsternig jouait avec son petit fouet et regardait les paysans accourir des champs.
Ils furent rangés en une longue file devant l’écritoire. La peur se lisait sur leur visage, et tous courbaient le dos, même ceux qui avaient osé lever les yeux vers Ojsternig.
Mikael, Agnete et Eloisa étaient dans le milieu de la file.
Eloisa vit dans les yeux de Mikael un regard adulte qu’elle ne lui connaissait pas. Elle ressentit de l’admiration.
Ojsternig examina les paysans. « Aujourd’hui, je récupère les loyers en retard de mes champs, que vous vous êtes appropriés. Le comptable fera le calcul. Et s’il le faut, mes soldats iront chez vous les récupérer eux-mêmes. » Il désigna le premier de la file : « Avance ».
L’homme s’avança, et Harro grogna.
« Ton nom, fit Arialdo de Tarvis sans lever les yeux.
— Fabian Preschern », répondit l’homme d’une petite voix, faisant tourner dans ses mains son chapeau en queue d’écureuil.
Arialdo fit courir son doigt le long des pages. « Ah ! Te voilà ! s’exclama-t-il en tapant de l’ongle sur une ligne. Fabian Preschern. Une femme et deux enfants.
— Oui, messire…
— Donc… tu dois à Son Excellence… exactement… huit gros d’argent. »
Preschern écarta les bras. « Huit gros ? Où je vais les trouver, messire ?
— Je te conseille de les trouver, manant », dit Ojsternig d’une voix glaciale.
L’homme tendit un sac de toile au comptable. « C’est tout ce que j’ai… »
Arialdo l’ouvrit et le vida sur l’écritoire. Il compta les pièces, faisant des piles de la valeur d’un gros. « Quatre gros et trois sols, dit-il enfin.
— C’est tout ce que j’ai… », répéta Preschern.
Ojsternig se tourna vers Agomar. « Envoie tes hommes fouiller chez ce menteur. »
Agomar attrapa Preschern par la peau du cou et lui fit indiquer sa baraque. Les soldats fouillèrent partout, cassèrent et renversèrent ses pauvres affaires. Ils trouvèrent un sac de toile dans une niche et le montrèrent à Agomar, qui le remit au comptable.
Arialdo de Tarvis compta les pièces et dit à Ojsternig : « Il manque cinq sols, Votre Seigneurie. »
Ojsternig marcha sur Preschern. Il enfila un gant de maille de fer aux jointures renforcées et lui donna cinq claques, l’une après l’autre. « Comme ça tu n’oublieras pas ta dette envers moi. Et considère-toi comme chanceux », dit-il en fixant le visage griffé et sanglant de l’homme.
Preschern recula, tête basse.
Ojsternig promena son regard dur sur les paysans. Il rencontra les yeux de Mikael, comme toujours le seul à le fixer. Il eut une moue d’agacement. « La sage-femme, dit-il avec colère, vas à la fin de la file. J’ai un double compte à régler avec toi. »
Agnete prit Mikael et Eloisa par la main, et alla se mettre à la dernière place.
Ojsternig remonta la file. Harro, près de lui, grognait d’une façon menaçante. « Qu’est-ce que vous préférez ? Cesser de faire perdre du temps à mes hommes en allant chercher vous-mêmes l’argent que vous avez si bêtement caché ? Ou que je mette le feu à vos bicoques ? » Il fit une pause. « À vous de choisir. » Et il revint s’asseoir.
Les villageois, hésitants, ne bougeaient pas.
Agnete fut la première à quitter le groupe. Elle revint quelques instants après, avec un morceau de toile de jute nouée.
Alors, un à un, les autres partirent en courant chez eux et rapportèrent l’argent qu’ils avaient caché.
« Bien, dit Ojsternig quand tout l’argent eut été rassemblé. Voilà une bonne chose de faite. » Il tendit le doigt vers Agnete. « À toi, la sage-femme. Avance. »
Agnete s’approcha, suivie de Mikael et Eloisa.
Harro jappa doucement en voyant Mikael. Mais se tut aussitôt, de peur de prendre un coup.
« Tu n’as pas déclaré ce garçon, commença Ojsternig, qui s’était levé et désignait le grand registre. Tu voulais peut-être ne pas l’attacher, à ma terre, le rendre libre ?
— Non, Votre Seigneurie… je…
— Tais-toi ! » explosa Ojsternig, en fixant Mikael d’un regard empli d’une satisfaction méchante. Il pensait à ce moment depuis la veille. Il pointa le doigt sur elle et déclara d’une voix sourde : « Tu as trompé ton seigneur. Qu’on l’attache à cette clôture, et qu’on la fouette. »
Les paysans murmurèrent, effrayés.
« Votre Seigneurie, croyez-moi… », tenta de dire Agnete.
D’une gifle, Ojsternig la fit taire.
Agomar la saisit par le bras pour la traîner vers la barrière, derrière laquelle deux vaches squelettiques contemplaient la scène d’un œil stupide.
Eloisa et Mikael suivirent Agnete.
Avant qu’on ne l’attache, Agnete lança un regard dur à sa fille. « Pleure pas et te mêle pas de ça. C’est un ordre. » Puis elle lança à Mikael. « Ça vaut aussi pour toi. »
Agomar lia les poignets d’Agnete à la clôture. Il déchira ensuite sa robe et mit son dos à nu.
La foule, encore plus effrayée, murmura de nouveau.
Les yeux d’Eloisa se brouillaient. Elle se mordit les lèvres pour ne pas pleurer.
Mikael, instinctivement, mit sa main dans la sienne, mais elle se dégagea avec rudesse. Ce seul contact lui avait fait monter les larmes aux yeux.
Ojsternig fixait Mikael d’un regard satisfait. Mikael soutint son regard.
Les dents serrées, Ojsternig ordonna : « Vas-y ».
Agomar leva son fouet et l’abattit.
Agnete gémit quand le fouet lacéra sa peau.
Ojsternig continuait de fixer Mikael.
Et Mikael ne regardait que lui, comme s’ils étaient seuls à relever un défi auquel il ne pouvait se soustraire.
Les coups de fouet sifflaient dans l’air. Agnete gémissait chaque fois plus fort.
Les habitants du village se taisaient, horrifiés, pendant que le dos d’Agnete se couvrait de sang.
Agnete poussa un cri plus fort que les autres, et Mikael abandonna le défi et baissa les yeux, en signe d’humilité.
Ojsternig sourit mais ordonna : « Encore ».
Le fouet lacéra une nouvelle fois le dos d’Agnete. Alors Mikael s’agenouilla, tourné vers Ojsternig, la tête basse.
Ojsternig s’approcha de lui. « Baise mes bottes », lui dit-il.
Mikael baisa les bottes couvertes de boue.
« Assez ! », dit Ojsternig à Agomar. « J’ai trouvé ton point faible, murmura-t-il à l’oreille de Mikael. Cette femme t’a acheté au marché comme un chien, et pourtant elle t’importe. » Il sourit. « Te voilà dompté maintenant. » Il tournait en silence autour de lui.
Mikael ne bougea pas, ne leva pas les yeux, resta à genoux tête baissée.
« Détache-la », ordonna Ojsternig.
Mikael ne leva pas les yeux, même quand il entendit Agnete s’affaisser sur le sol et Eloisa, retenant un sanglot, l’aider à se relever.
Ojsternig eut un rire mauvais. « Maintenant tu es comme tous les autres. Tu es à moi, dit-il en posant sa main sur la tête de Mikael. Maintenant tu m’appartiens tout entier. »
Mikael resta immobile mais pensa une fois de plus, avec une froideur et une colère qui l’étonnèrent : “Je te tuerai”.
Ojsternig le poussa du pied et le fit tomber dans la boue. « Tu ne me sers plus à rien au palais, pour le moment, dit-il en le maintenant à terre, la botte sur sa poitrine. Tu aideras à déplacer les pierres. Mais tu ne les chargeras pas sur les charrettes. Tu les porteras l’une après l’autre, à pied. Tu feras ça du matin jusqu’au soir, sans aller aux champs. Et chaque fois que tu ne respecteras pas cet ordre, la sage-femme recevra dix coups de fouet. » Il se tourna vers Agomar. « Où est la mère du serf qui s’est pendu ? »
Agomar la lui amena.
« Ton fils était l’un de mes serfs, il avait l’obligation de travailler mes terres et au lieu de ça il s’est tué. Pour me dédommager, tu logeras chez toi cinq de mes hommes qui surveilleront l’avancée des travaux. Tu leur feras à manger et tu laveras leur linge. »
La mère de Gregor fit un signe de tête, l’air absent.
Ojsternig se tourna vers ses hommes. « Partons, nous n’avons plus rien à faire ici. » Il monta sur son cheval, l’éperonna et partit au galop.
Pendant que Mikael aidait Eloisa à ramener Agnete à la maison, de nombreux paysans, en passant près d’eux, lui murmuraient : « Que Dieu te bénisse, mon garçon. Aujourd’hui, tu nous as sauvés. »
Eberwolf, en revanche, lui lança un regard chargé de haine. Mikael et Eloisa étendirent Agnete sur la paillasse. En fixant son dos ensanglanté, Mikael demanda : « Pourquoi ?
— Parce qu’on est la propriété du prince », répondit Agnete.
Mikael secoua vivement la tête.
Agnete vit qu’autre chose le tracassait. « Eh oui, gamin, on était aussi la propriété de ton père. Et on serait devenus la tienne, si les choses s’étaient passées autrement. »
Mikael rougit. « Mon père vous traitait comme ça ?
— Les princes doivent faire leur travail.
— Mon père vous traitait comme ça ? insista Mikael.
— Non. Mais on était quand même sa propriété.
— Moi, je vous aurais libérés », dit Mikael avec fougue.
Agnete le fixa d’un regard triste. « Libérer son bétail, c’est un luxe qu’aucun prince ni aucun paysan ne peut se permettre.
— C’est ce qu’ils font, les rebelles ? Ils libèrent les gens ? demanda alors Mikael.
— Si tu parles encore des rebelles, je te chasse de chez moi à coups de pierres », le menaça Agnete avec férocité.
« C’est pourtant ce qu’ils font, non ? », dit Mikael, avant de sortir sans rien ajouter.
Il ne revint qu’au soir, portant un linge rempli de limaces noires. Assis sur le seuil, il les racla l’une après l’autre, délicatement, en déposant la bave écumeuse dans un bol. Puis il alla à la lisière du bois les remettre en liberté, comme il avait vu faire le vieux Raphael. À son retour, il commença à étaler la bave de limace sur les plaies d’Agnete, avec sérieux et concentration. « De toutes façons, c’est pas juste, dit-il en fronçant les sourcils.
— Non, c’est pas juste, dit Agnete. Mais c’est comme ça. Il faut t’y habituer.
— Si je pouvais, je changerais le monde.
— Tous ceux qui subissent des injustices voudraient le faire.
— Pourquoi ils le font pas, alors ?
— Parce que c’est très difficile.
— Comme piocher ?
— Plus que piocher. »
Mikael resta silencieux, perdu dans ses pensées, finissant d’étaler la bave de limace. Puis, d’un ton adulte, il dit : « Même si c’est difficile, je veux y arriver ».
Quand il fit nuit, Agnete, le visage tourné contre la paillasse pour qu’on ne l’entende pas, pleura doucement en pensant aux mains de Mikael sur ses blessures. « Cher fils… », murmura-t-elle.
Le jour suivant, les soldats d’Ojsternig arrivèrent dans les champs à démanteler. Agressifs et hostiles, ils insultèrent quelques paysans et lancèrent des insanités aux femmes. Ils repérèrent Mikael, qui transportait une pierre et s’apprêtait à partir sur le chemin.
« Eh, toi ! Où tu crois aller ? »
Mikael se retourna.
Un des soldats prit une hotte à foin sur une charrette. « Viens là », dit-il.
Mikael s’approcha.
Le soldat, d’un geste brutal, lui tendit la hotte. « Mets ça sur tes épaules. » Il le tira par le bras vers l’un des murets de pierres et ordonna : « Tourne-toi ». Puis il prit une grosse pierre qu’il laissa retomber dans la hotte. « Tu croyais t’en sortir avec une pierre à la fois, gros malin ? »
Mikael vacilla.
Tous les paysans s’étaient arrêtés pour regarder.
Le soldat prit une autre pierre et la laissa tomber dans la hotte.
Mikael serrait ses mains sur les sangles.
Le soldat mit une troisième pierre, puis une quatrième et une cinquième.
Les jambes de Mikael tremblaient sous le poids.
« Allez, avance », dit le soldat en le poussant.
Mikael perdit l’équilibre, ses pieds s’emmêlèrent, ses genoux plièrent et il tomba, les bras en avant. Le choc avec le sol fut violent. Une des pierres, projetée hors de la hotte, heurta sa tête.
Les soldats ricanèrent. L’un d’eux, de mauvaise grâce, le souleva et remit la pierre dans la hotte. « Tâche de rester debout, si tu veux pas que je te fasse courir jusqu’au château à coups de pied dans le cul. »
Mikael fit quelques pas, jambes écartées.
« Il n’y arrivera jamais, dit le frère Timotej aux soldats.
— Alors tu l’enterreras dans ton cimetière. »
Eloisa cueillit une renoncule qui venait de fleurir, jaune comme un bouton d’or. Elle se dirigea vers Mikael et mit la fleur dans la hotte. « Vas-y, gros bêta, tu peux y arriver », lui dit-elle.
Trois paysans, qui venaient de charger des pierres sur une charrette traînée par deux bœufs, se moquèrent de lui : « T’es qu’une fille, t’iras même pas jusqu’aux bois. » Ils se tournèrent vers les soldats pour rire avec eux.
Agnete les foudroya du regard. « Comment vous pouvez faire ça ? leur cria-t-elle.
— Tais-toi », lança un des soldats.
Agnete continuait de fixer les paysans, qui commençaient à faire rouler la charrette sur le chemin, en riant encore. « Bâtards ! », leur cria-t-elle.
D’autres hommes ricanaient en voyant Mikael s’échiner. Leurs femmes les regardèrent avec mépris. Mais ils haussèrent les épaules et continuèrent de plaisanter.
« Au travail ! », ordonnèrent les soldats, avant de se diriger vers la baraque de la mère de Gregor.
Elle les attendait avec des chopes de bière forte. Ils s’assirent au soleil pour jouer aux dés.
Agnete s’approcha de la femme d’un des paysans qui venaient de partir avec la charrette. « Comment il peut faire ça ? dit-elle avec mépris. Il sait pas ce que c’est, la reconnaissance, ton homme. Je voudrais que Dieu lui prenne tout l’argent qu’il a sauvé grâce à mon garçon. Sauf que t’y perdrais toi aussi, et que c’est pas ta faute. »
La femme devint toute rouge. « Agnete, j’ai honte pour lui. »
Elles regardèrent Mikael, qui peinait sur le chemin.
« Il y arrivera, dit la femme.
— Et comment il pourrait y arriver ? lâcha Agnete, exaspérée. C’est un gamin, et il porte la charge d’un homme. »
Pendant quelques instants, elles restèrent à l’observer et le virent trébucher. Mais il ne tomba pas.
« Il y arrivera », répéta la femme.
Agnete ne répondit rien. Elle s’éloigna, le regard sombre. À sa fille qui la regardait passer, elle dit : « Travaille, imbécile. Il y arrivera, ce maudit gamin. »
Mikael avait toujours mal à la tête. Il sentait les veines battre à son cou, et les muscles de ses jambes le brûlaient. Chaque pas déséquilibrait le poids des pierres. Le bois était très loin, et semblait ne jamais se rapprocher. Les ruines du château là-haut, au sommet de la colline, étaient hors d’atteinte pour lui. Mais il serrait les dents. Ojsternig avait dit que s’il n’y arrivait pas, Agnete serait fouettée.
Au fur et à mesure, le sol devenait irrégulier et l’avancée encore plus difficile.
Ses yeux se mouillèrent de larmes amères. La veille, les paysans l’avaient remercié de les avoir sauvés, mais dès le matin suivant, ils recommençaient à le mépriser. Quoi qu’il fasse, il ne serait jamais l’un d’eux.
La colère lui donna la force de ne pas lâcher. Il y arriverait. Pourtant, aux abords du bois, elle fit place au désespoir. Il commençait à voir flou, ses jambes faiblissaient. Il eut la nausée et s’arrêta, le souffle court. En tournant la tête, il vit les soldats le regarder et lui faire signe d’avancer.
Les bois n’étaient plus qu’à quelques pas, mais les ruines du château se trouvaient encore loin. Il se mit à pleurer, ses genoux cédèrent. À terre, les joues sillonnées de larmes, il murmura : « J’y arrive pas… »
Les sanglots qui le secouaient tout entier se calmèrent peu à peu, et il entendit une voix.
« Relève-toi, gamin. »
Étonné, Mikael regarda autour de lui, sans voir personne.
« Fais comme si de rien n’était. Relève-toi et viens dans le bois. »
Il resta quelques instants immobile. Puis, au prix d’un énorme effort, il se releva en chancelant.
« Avance, gamin, dit la voix.
— Il te reste juste quelques pas à faire, dit une autre voix.
— Courage, leur donne pas satisfaction », reprit une troisième voix.
Les voix provenaient des bois. Mikael, davantage porté par la curiosité que par ses jambes, atteignit le premier hêtre, auquel il s’appuya.
« Encore quelques pas », dit l’une des voix.
Mikael reprit courage et fit appel à ses dernières forces pour entrer dans le bois. Au moment où il s’écroulait, deux mains fortes le saisirent avec fermeté.
Il ouvrit de grands yeux, et plissa les paupières pour mieux voir.
C’étaient les trois paysans qui s’étaient moqués de lui et qui l’avaient insulté.
« Tu nous prends pour qui ? dit l’un d’eux en riant, avec affection.
— On voulait pas attirer l’attention de ces charognes, ajouta un autre. Là, ils peuvent plus nous voir. » Le troisième le souleva et le coucha au fond de la charrette, à côté de la hotte et du chargement de pierres, avec un grand sourire.
La charrette transporta Mikael, à moitié endormi, jusqu’à l’orée du bois.
« Attends-nous ici, gamin. On va jusqu’aux ruines, on décharge et on revient. À ce moment-là tu sortiras du bois et tu iras décharger ta hotte.
— Ta hotte avec seulement trois pierres dedans, dit le plus jeune en en sortant deux. Là-haut, il y en a un grand tas. Tu vas déposer ton chargement derrière et les soldats verront pas ce que tu fais. D’accord ? »
Mikael acquiesça. Une émotion violente emplissait sa poitrine. Mais comme d’habitude, il ne savait pas quoi dire.
Il n’était plus seul, maintenant.
« Repose-toi, dit un des paysans. À notre retour, tu repartiras. Quand tu seras à découvert, fais semblant de tomber une ou deux fois. Mais surtout avance doucement. Faut qu’ils continuent de penser que tu vas pas y arriver. » Il remonta sur la charrette et les bœufs repartirent, lents et puissants.
« Merci… », murmura Mikael.
Mais ils étaient déjà trop loin pour entendre.
Il les regarda s’en aller. Puis regarda la hotte qu’ils avaient transportée pour lui et allégée de deux grosses pierres. On voyait encore au fond la renoncule d’Eloisa. De nouveau sa vie changeait. Son regard se posa sur les ruines du château, qui étaient à moins d’une demi-lieue, mais dont deux années le séparaient. Sa vie changeait, mais une fois encore trop brusquement. La peur l’envahit, au point qu’il aurait presque souhaité qu’Eberwolf apparaisse pour le maltraiter.
Près d’une heure plus tard, il atteignait le tas de pierres. Il le contourna et déchargea son fardeau hors de la vue des soldats, avant de revenir jusqu’aux champs, la hotte vide.
« Demain, tu en porteras six », dit un soldat.
L’un des trois paysans qui l’avaient aidé, continuant de jouer son rôle, déclara : « Et moi, je te jure que je détacherai mes bœufs et que tu tireras la charrette. »
Les soldats s’esclaffèrent.
Agnete, comme les autres femmes, foudroya le paysan du regard.
Mais le soir, quand les hommes leur dirent la vérité, les femmes leur lancèrent un regard plein de respect et d’admiration.
Le lendemain, Mikael porta six pierres jusqu’aux bois.
Et sept le jour d’après.
Mais quand les soldats en chargèrent huit dans la hotte, il tomba sans plus pouvoir se relever, à la grande joie des soldats. Au lieu de fouetter tout de suite Agnete, ils firent transporter à Mikael son chargement initial de cinq pierres, pendant bien deux semaines. Jour après jour, ses jambes devenaient plus fortes et tremblaient de moins en moins. Ses épaules et son dos se renforcèrent.
À la fin de ces deux semaines, Mikael leva pour la seconde fois les yeux vers les ruines du château. Protégé par le tas de pierres derrière lequel il avait déchargé sa hotte, il monta lentement, comme en rêve ou comme attiré par le chant d’une sirène, vers le lieu où il avait grandi jusqu’au jour du massacre. De la tour de guet trapue ne restait qu’un amoncellement de pierres noircies. Dans la partie opposée, une porte du château, à-demi consumée et branlante mais toujours fixée à une colonne, surplombait le vide. Rouillées, les lourdes lames de fer qui la renforçaient autrefois s’étaient tordues sous la chaleur comme des copeaux.
Mikael s’arrêta, le cœur serré. Il entra dans le château.
À droite, les décombres de la caserne, où il serait mort si Eloisa ne l’avait sauvé. Il pensa aux corps des soldats sous les pierres, avec celui de la fille violée et tuée par Agomar. Son regard embrassa les ruines du château. De ses murailles qui s’étaient élevées jusqu’à trois perches, on ne voyait plus que vaguement le périmètre. Les écuries, les enclos, les logements des serviteurs et les chemins de ronde en bois avaient disparu. Çà et là, une poutre noircie, des solives mordues par les flammes et décharnées comme un os pointaient entre les pierres. Le château s’était écroulé sur lui-même. Les greniers et les plafonds avaient cédé, la structure n’était plus qu’un amas énorme de pierres équarries. Seule la chapelle avait en partie échappé à la destruction. Elle se tenait debout, le toit effondré, comme une coquille vide.
Mais c’était autre chose que cherchait Mikael. Lentement, il se rendit au milieu de la cour, où ses pas l’emmenaient inexorablement. Là, il se laissa tomber à genoux. À l’endroit même où son père, sa mère et sa petite sœur étaient morts. Il regarda la terre, cendre et sang mêlés, en se disant qu’il aurait dû pleurer.
Derrière lui, il y eut un bruit. Il se retourna mais ne vit personne.
Ses yeux revinrent se poser sur la terre de la cour, qui racontait une histoire terrible. Il posa ses mains sur le sol. Les vit fortes, rougies, calleuses, couvertes de coupures, les ongles noirs. Ce n’étaient plus les mains du prince héréditaire Marcus II de Saxe, mort lui aussi, dans cette cour. Ces mains étaient celles de Mikael Veedon, serf de la glèbe.
Il se mit à creuser, à fouiller avec fougue, à la recherche de son père, de sa mère, de sa sœur. Ses larmes ne coulaient toujours pas.
Soudain il sentit sous ses doigts un objet froid, coupant, et sursauta. Il prit l’objet, cracha dessus et le frotta pour le nettoyer de la terre noire qui le recouvrait. Bientôt, il vit que c’étaient les restes d’un anneau d’or déformé par le feu. Dans le métal, il y avait une pierre encastrée et fendue. Une cornaline. Il la polit soigneusement, et les armes de la maison de Saxe apparurent. La bague de son père. Celle qu’il lui aurait transmise à sa mort. Comme lui-même l’aurait laissée à son fils aîné, en une chaîne que les princes de Saxe croyaient éternelle.
Une nouvelle fois, il entendit un bruit derrière lui et se retourna brusquement. Il lui sembla voir une ombre de l’autre côté de la grande entrée.
« Qui est là ? », demanda-t-il avec un tremblement dans la voix.
Pas de réponse, le bruit avait cessé.
Mikael examina de nouveau la bague de son père, et se dit encore qu’il aurait dû pleurer. Il la cacha dans ses habits et se releva pour revenir au village, à sa nouvelle vie. Mais il se remit à genoux, plongea les mains dans la terre remuée et en prit une poignée, dont il remplit la poche de sa tunique. Un peu plus loin, il en ramassa une autre. Puis il sortit par la grande entrée noircie par le feu pour rentrer au village. Dans les bois, il éprouva à nouveau la sensation d’être suivi. Comme s’il entendait des pas. Mais dès qu’il s’arrêtait, le bruit cessait.
À Notre-Dame des Neiges, il entra dans le petit cimetière derrière l’église. Il lia deux bouts de bois avec de minces bandes d’écorce de saule pour former une croix sommaire, qu’il planta dans la terre dans un coin discret du cimetière. Devant la croix, il creusa un trou.
« Attends », dit une voix derrière lui.
Mikael se retourna.
Eloisa tenait dans ses mains un morceau d’écorce creux. « Attends », répéta-t-elle en disparaissant dans la petite église. Elle reparut quelques instant après, portant précautionneusement le morceau d’écorce. « De l’eau bénite, dit-elle à Mikael quand elle le rejoignit. Je sais ce que tu veux faire. Je t’ai vu au château. Mais on peut pas faire un enterrement sans eau bénite. »
Les yeux de Mikael s’emplirent des larmes qu’il n’avait pas versées jusque-là.
« Vas-y », dit Eloisa. Mikael prit la terre qu’il avait mise dans sa poche et la déposa dans le trou qu’il venait de creuser.
« Dis une prière. »
Mikael se courba et serra les lèvres. « Je ne sais pas quoi dire. »
Eloisa s’agenouilla, attentive à ne pas renverser l’eau bénite.
Mikael s’agenouilla à côté d’elle.
« Dieu, commença Eloisa, même si nous sommes des enfants qui ne savent pas réciter les prières de frère Timotej, tu sais ce que nous voulons. Alors, si tu es aussi bon qu’on le dit, protège l’âme du père de Mikael, de sa mère et de sa sœur, et emmène-les au paradis. » Elle s’apprêtait à verser l’eau bénite.
« Attends », dit Mikael. Il prit l’autre poignée de terre qu’il avait ramassée et la versa dans le trou. « Et emmène aussi Eilika au paradis.
— Amen », dit Eloisa.
Mikael ne put retenir un sanglot.
« Tu dois dire amen.
— A… men… »
Eloisa versa l’eau bénite. « Ferme le trou. »
Mikael recouvrit la terre qu’il avait versée avec celle du cimetière.
Ils prirent le chemin du retour.
« Ça vaut ? demanda Mikael avant d’entrer dans la baraque.
— Bien sûr que ça vaut, répondit Eloisa.
— Alors pourquoi la mère de Gregor a pas fait pareil ? demanda Mikael.
— Je sais pas. Tu m’embêtes. Ça vaut », coupa Eloisa d’un ton brusque.
Cette nuit-là, Mikael fit tourner entre ses doigts la bague de son père. Il se sentait un poids sur la poitrine. Fermant les yeux, il vit sa mère tomber, le poignard dans le cœur, serrant le cadavre martyrisé de son bébé. Il vit la douleur dans le regard fier de son père, qui fixait les yeux de sa femme s’éteignant peu à peu. Puis Agomar lever son épée au-dessus de son père, agenouillé mais pas vaincu. Et il crut entendre la voix cruelle d’Ojsternig ordonner l’extermination de tous les princes de Saxe.
Il serra la bague de toutes ses forces, jusqu’à ce que les bords tordus lui déchirent la peau. Alors il porta la main à ses lèvres et goûta son propre sang.
« Dis-moi, tu l’as baisée la nouvelle ? demanda un des cavaliers de l’escorte à un autre, qui venait d’entrer dans l’écurie.
— Qui ? Emöke ? répondit l’autre. Une fois seulement. Celle-là, elle me colle des frissons.
— Elle est folle, dit le premier. Elle dit des choses bizarres quand on la monte… Massimiano m’a raconté qu’une nuit il a cru entendre une voix qui lui répondait…
— Massimiano est un con, répondit l’autre.
— Il m’a raconté que…
— Je m’en fous de ce qu’il t’a dit, Massimiano ! fit rageusement le premier, la voix faussée par la frayeur.
— Il dit qu’il a vu une lumière bleue, et que c’était pas une chandelle…
— T’es sourd ou quoi ? Je t’ai dit que ça m’intéresse pas, ces conneries ! », lâcha le premier cavalier. Il bouscula le palefrenier qui sellait son cheval. « Grouille-toi, le seigneur est presque prêt.
— En tout cas moi, cette Emöke, je la baise plus », dit l’autre cavalier d’une voix sourde.
Entre-temps, la voiture d’Ojsternig avait été amenée au milieu de la cour. Les deux cavaliers, armés d’épées et d’arbalètes, montèrent en selle et se joignirent aux petites troupes de gardes placées devant et derrière. En tête de la première, un jeune écuyer portait l’étendard du seigneur d’Ojsternig. Agomar retenait son destrier.
« Tu sais où on va ? demanda un des cavaliers à un valet grassouillet, qui se tenait, sur le marchepied arrière, à une poignée de cuivre étincelante.
— Klognfuat », répondit-il.
Le cavalier le regarda sans comprendre.
« Klognfuat, répéta le valet. C’est comme ça qu’on appelle Klagenfurt am Wörthersee.
— Pour faire quoi ? »
Le valet haussa les épaules. « Tu crois peut-être que le seigneur me l’a dit ? »
Ojsternig sortit alors du palais, vêtu d’une tunique de brocart italien tissé de fils d’or, en souliers de cuir noir lacés jusqu’au mollet. À ses doigts, les bagues de sa lignée. Un long poignard au manche incrusté de pierres précieuses était fixé à sa ceinture par une chaîne d’or. Sur sa poitrine, un collier d’or à larges mailles se terminait par un pendentif rond, incrusté d’une émeraude grosse comme une noix.
Arialdo de Tarvis marchait péniblement derrière, suivi d’un valet portant une caisse de fer fermée par un lourd cadenas.
Ojsternig monta en voiture, suivi d’Arialdo.
La caisse une fois chargée, le valet rejoignit l’autre à l’arrière, sur le marchepied.
Agomar donna le signal du départ.
Les cavaliers de la première troupe éperonnèrent leurs montures. L’étendard se déploya sous le ciel sombre. Le cocher fit claquer son fouet, et l’attelage de quatre hongres se cabra et partit. La seconde troupe s’ébranla derrière. La petite foule de serviteurs qui se pressait dans la cour dut se jeter contre les murs des fortifications pour éviter d’être renversée.
Ojsternig ferma les lourdes tentures de velours et frappa de sa main la caisse de fer posée près d’Arialdo : « Quand la Raühnvahl sera à moi, nous raserons la forêt et nous gagnerons autant d’argent qu’à la belle époque de la mine. Tu as vu comme ils sont riches, ces vilains, à eux tous ? »
Arialdo acquiesça mollement.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Ojsternig.
— La Raühnvahl est riche parce qu’elle a été bien administrée, répondit le comptable. Et pas pressurée.
— Eh bien, nous la pressurerons », dit Ojsternig en riant. Il allongea les jambes sur la banquette. « Maintenant arrête de pleurnicher et laisse-moi tranquille », dit-il en prenant une gourde en argent pour boire une longue rasade du meilleur vin de Rhénanie. Il contempla la caisse cadenassée. Elle était pleine de pièces d’or. Au retour de Klagenfurt, elle serait presque vide. Mais cela en valait la peine. Le plan qu’ils allaient mettre en œuvre, imaginé par Arialdo de Tarvis, était ingénieux. L’empereur ne pourrait que donner son accord. Ojsternig ferma à-demi les yeux. Quand il serait officiellement en possession de la Raühnvahl, il en remplirait des dizaines, des caisses comme celle-là.
Le voyage se poursuivit à allure constante jusqu’au pied du col du Nord. Dans la montée, il fallut ralentir. Le bruit assourdissant des sabots et des roues de fer sur les cailloux s’atténua.
Le col franchi, la procession descendit par une route blanche et large où roulaient de longs convois de charrettes, pleines de marchandises.
Ils firent halte dans une auberge. Le patron laissa sa chambre à Ojsternig. Les cavaliers dormirent dans la salle à manger et dans l’écurie.
Le lendemain soir, ils aperçurent des lumières au loin, dans la plaine.
« Voilà Klognfuat, Votre Seigneurie ! », hurla le cocher en se penchant vers l’intérieur de la voiture.
À l’entrée de Klagenfurt, Ojsternig ouvrit les tentures pour admirer cette petite ville opulente.
Beaucoup de riches maisons, à trois, voire quatre étages, étaient aussi grandes que son château. La moitié inférieure était en maçonnerie et la moitié supérieure en bois sombre, avec des toits pentus couverts d’ardoises ou de plaques de métal étincelant. Au premier étage, des balcons à balustrade de bois historié débordaient de fleurs qui tombaient en cascade rouge, jaune et lilas. Les boutiques du rez-de-chaussée s’abritaient sous de larges auvents rayés, qui ondoyaient dans la brise, comme autant de grands papillons multicolores aux ailes éclatantes. Partout, des odeurs de pain à peine sorti du four, de confiserie, d’épices, de viande rôtie. Les rues, pavées de larges dalles sombres qui reflétaient la lumière des lanternes accrochées aux murs des maisons, étaient peuplées d’une foule incroyable de gens qui couraient de-ci de-là, et de marchands vantant leur marchandise.
Ojsternig sentit une pointe d’envie en pensant à son minuscule village de Dravocnik.
« J’étais déjà venu ici avec votre père, dit Arialdo de Tarvis, qui avait remarqué les regards d’Ojsternig. C’est magnifique, non ?
— Ferme-la », dit brutalement Ojsternig. Mais il continuait de regarder. Il fut intrigué par un homme à la peau brune, couleur de noisette grillée, avec d’étranges pantalons bouffants serrés aux chevilles, qui semblaient tissés d’or fin. Il était suivi de deux serviteurs à la peau également sombre, qui portaient de longues moustaches noires et, en guise de couvre-chef, des écharpes de tissu enroulées, fixées par des épingles en or. Leur seigneur avançait fièrement sous un baldaquin tenu par quatre serviteurs. Tout autour de lui, des soldats aux épées à lame large et à pointe courbe.
« C’est un vizir turc, dit Arialdo.
— Je t’ai dit de te taire », répondit Ojsternig.
Bien qu’il fasse presque nuit, il y avait foule dans les rues. Ojsternig fut attiré par un roulement de tambour. En se retournant, il vit des jongleurs lancer des torches allumées qui dessinaient dans l’air des trajectoires de feu, comme des étoiles filantes. Ils étaient précédés d’un jeune tambour et suivis d’un dompteur habillé de rouge, qui tenait en chaîne un ours brun aux mâchoires serrées par un épais lien de cuir. « Courageux citoyens de Klognfuat, pour un petit denier seulement venez combattre l’ours de la forêt de Joff, annonçait le tambour entre deux salves de roulement. Un denier seulement ! Et celui qui triomphe en gagnera vingt ! » L’ours, habitué au vacarme citadin, caracolait docilement derrière.
« Je veux organiser des combats de chiens et d’ours », dit Ojsternig au bout d’un moment.
Leur convoi s’arrêta enfin devant une luxueuse auberge.
Le patron se montra empressé, s’abîmant en révérences et salamalecs. Il ordonna à ses serviteurs de décharger les bagages et de s’occuper des chevaux.
« Attends », dit Ojsternig en descendant de voiture. Il tenait à la main le pot de chambre dont il usait en voyage.
L’homme s’immobilisa, tête baissée en signe d’onctueux respect.
Ojsternig s’approcha et lui mit le pot de chambre sur la tête, comme si c’était un chapeau. « Qu’on voie bien que tu n’es pas un serviteur quelconque, dit-il en riant. Tout le monde doit savoir que tu es le prêtre de ma merde. »
Agomar et ses hommes éclatèrent de rire.
Le patron sourit, penaud. Il continua de donner ses ordres, coiffé du pot de chambre, sous les braillements de rire des soldats.
Ojsternig dîna à l’écart de ses hommes. Seuls Agomar et Arialdo de Tarvis furent admis à sa table. Il se retira aussitôt après le dîner.
Le lendemain matin, les soldats eurent congé. Ils restèrent à l’auberge, à boire, et importuner les servantes et la femme du patron.
Ojsternig, Arialdo de Tarvis et Agomar se rendirent secrètement dans un sombre édifice ecclésiastique à l’extérieur de Klagenfurt, sur la rive orientale du Wörthersee. Arialdo portait une grosse besace de cuir en bandoulière. Agomar était à ses côtés, la main sur le pommeau de son épée.
Ojsternig fut reçu par le directeur du seul orphelinat de toute la Kärnten.
« Comme je vous l’avais annoncé, Sa Seigneurie souhaite prendre un garçon, commença Arialdo de Tarvis.
— Puis-je vous demander la grâce de connaître le nom de Sa Seigneurie ? demanda le directeur.
— Non », répondit Agomar, les yeux plantés dans les siens.
Arialdo sortit de la besace une bourse pleine de pièces de monnaie, qu’il posa bruyamment sur l’écritoire.
Le directeur considéra les vêtements élégants d’Ojsternig et l’aspect brutal d’Agomar, avant de plonger le nez à l’intérieur de la bourse. « Votre Seigneurie est très généreuse, dit-il avec un sourire mielleux. Je respecterai votre réserve, croyez-le.
— Vous avez tout préparé selon les ordres ? demanda Arialdo, pendant qu’Ojsternig, sans dire un mot, posait sur le directeur un regard distant.
— J’ai fait installer trois sièges dans le réfectoire, derrière un paravent, s’empressa-t-il de répondre. Nous y avons pratiqué des ouvertures discrètes, afin que Vos Seigneuries puissent examiner les candidats sans être vues. Les garçons attendent dans une pièce voisine, et dès que Vos Seigneuries seront installées…
— Pressons », l’interrompit Ojsternig en se levant.
Le directeur bondit sur ses pieds, fit une preste révérence et les mena jusqu’au réfectoire, une grande pièce dépouillée et froide, qui sentait le chou et l’oignon.
Ojsternig, Arialdo et Agomar s’assirent, et les garçons, un à un, commencèrent à défiler. Face au paravent, ils s’arrêtaient et disaient comment ils s’appelaient.
« Non », disait sèchement Ojsternig pour écarter ceux qui ne convenaient pas. Quand il en voyait un qui était susceptible de correspondre à ses visées, il disait : « Attends à l’écart ».
Après ce premier tri, les garçons refusés furent renvoyés dans leur dortoir. Les onze sélectionnés défilèrent à nouveau devant le paravent, mais plus lentement, et nus.
Quand ce fut le tour d’un garçon maigre et blond, efféminé, Ojsternig nota qu’il avait une large cicatrice qui partait de l’épaule droite. « Tourne-toi », ordonna-t-il.
Le garçon resta immobile, fixant le paravent d’un regard de défi.
Le directeur intervint pour le faire se retourner.
Ojsternig vit que la cicatrice continuait au-delà de son épaule et descendait jusqu’à la moitié du dos, irrégulière, épaisse comme une coulée de miel.
« Une brûlure, Seigneur, expliqua le directeur. Une querelle. Ce pauvre garçon a été maintenu sur la braise d’une cheminée… Je comprends que ce soit un défaut mais… c’est un des plus intelligents, et…
— Je le prends, l’interrompit Ojsternig. Laissez-nous seuls. »
Tandis que le directeur faisait débarrasser le réfectoire, le garçon ramassa ses vêtements.
« Reste nu », lui dit Ojsternig.
Le garçon le regarda avec malice, et un sourire ambigu se dessina sur son visage.
Le directeur, une fois la porte refermée, resta là.
« Allez-vous-en, dit Ojsternig.
— Attendez-nous dans votre bureau avec les documents », ajouta Arialdo.
Dès que le directeur eut quitté la salle, Ojsternig se leva et s’approcha du garçon, qui avait la main posée sur son mamelon. « Le directeur dit que tu es intelligent. Nous verrons. Tu dois apprendre une histoire et être capable de la raconter. » Il le fixa un instant. « Quel âge tu as ? demanda-t-il.
— Douze ans.
— À partir d’aujourd’hui, tu en as dix. » Ojsternig montra la besace de cuir qu’Arialdo venait d’ouvrir et qui contenait des vêtements luxueux. « Enfile ces habits.
— Tu ne me préfères pas nu ? », répondit le garçon.
Ojsternig bondit tel un serpent. Il lui serra la gorge, sans la moindre émotion dans le regard.
Le garçon devint écarlate, les yeux écarquillés, s’agitant sans parvenir à se dégager. Puis ses paupières commencèrent à se fermer et son corps s’alourdit.
Ojsternig le lâcha et le garçon s’affaissa au sol comme un sac vide.
« Relève-le », ordonna Ojsternig à Agomar.
Celui-ci attrapa le garçon sous les aisselles et le remit debout.
Ojsternig le gifla, jusqu’à ce qu’il reprenne ses esprits. Il le fixa dans les yeux et chuchota : « On va le voir tout de suite, si tu es stupide ou pas ». À Agomar, il ordonna : « Lâche-le ».
Le garçon se toucha la gorge. Puis il baissa les yeux sur les vêtements qui se trouvaient dans le sac de cuir et commença à s’habiller. Il tremblait.
Quand le garçon eut terminé, Ojsternig sourit, à sa manière cruelle. « Tu t’imagines peut-être que j’ai besoin d’une petite putain dans ton genre ? »
Agomar et le garçon sortirent attendre dans le couloir, tandis qu’Ojsternig et Arialdo entraient dans le bureau du directeur.
« Ce garçon n’est jamais passé par cet institut », dit Arialdo.
Le directeur lui tendit deux feuilles de parchemin. « Voici les seuls documents qui attestent de son identité. »
Arialdo prit les feuilles et les jeta dans la cheminée. Puis il se tourna vers le directeur. « N’y a-t-il pas un registre qui signale son entrée ?
— Effectivement… », répondit le directeur en ouvrant un grand livre. Il trouva la page, plongea sa plume dans l’encrier et traça un long trait noir sur la ligne qui enregistrait son arrivée.
Arialdo prit le livre et arracha la page, la jetant à son tour dans le feu.
« Mais, Votre Seigneurie… », balbutia le directeur.
Ils quittèrent l’orphelinat et revinrent en ville. Agomar et le garçon attendirent dans une taverne. Ojsternig et Arialdo traversèrent la rue pour entrer dans l’étude d’un notaire spécialiste en héraldique, et accrédité auprès de la cour de l’empereur Robert III.
Le notaire les reçut aussitôt. « Il n’y a personne, comme vous me l’avez demandé.
— Tout est prêt ? », demanda Arialdo sans préambule.
Ojsternig se contentait d’observer.
« Certainement. Les sceaux impériaux sont conformes, et la certification ne peut en aucune manière être contestée.
— Bien, dit Arialdo en prenant les documents. Dès maintenant, vous oubliez tout.
— Votre Seigneurie, dit le notaire en s’inclinant vers Ojsternig, soyez tout à fait tranquille. Vous avez été très généreux, et votre argent me fera de l’usage pour longtemps. »
Ojsternig le fixa en silence. Puis il parla, pour la première fois. « Tu te trompes, notaire. “Pour longtemps”, ça ne suffit pas. Tu aurais dû dire “pour toujours”.
— Qu’entendez-vous par-là ? », demanda le notaire en soulevant un sourcil.
Ojsternig sortit sans répondre.
Dans la taverne, il croisa le regard d’Agomar et lui fit un signe de tête.
Agomar répondit de même et resta assis, fixant la porte du notaire. Ojsternig et Arialdo rentrèrent à l’auberge avec le garçon qu’ils avaient acheté.
Avant midi, la caravane se remit en mouvement.
Mais Agomar n’était pas à la tête de ses hommes.
Ce soir-là, à Klagenfurt am Wörthersee, il y eut un accident. Une charrette, conduite par un ivrogne à la capuche rabattue, renversa un homme qui rentrait chez lui. Le choc ne lui laissa aucune chance : les chevaux piétinèrent son corps et les roues terminèrent le travail. L’ivrogne ne s’arrêta pas. Le cadavre fut identifié comme celui d’un des citoyens les plus influents de la ville. Un notaire spécialisé en héraldique, accrédité auprès de la cour de Robert III.
Agomar rejoignit son seigneur non loin du col du Nord. Il baissa sa lourde capuche et fit quelques pas près de la fenêtre de la voiture, sans dire un mot. Puis il prit la tête de la troupe, droit, la nuque raide, écoutant l’étendard du prince d’Ojsternig claquer au vent des montagnes.
Le lendemain, Ojsternig et sa suite faisaient leur entrée dans la Raühnvahl. Le cortège s’arrêta près de Notre-Dame des Neiges et les soldats appelèrent les serfs de la glèbe au rassemblement.
Quand ils furent tous là, Ojsternig descendit de voiture. « J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, dit-il d’une voix suave. Une nouvelle qui vous réjouira tous. »
Les gens ne firent aucun commentaire. Le silence était total.
Mikael fixait Ojsternig. Mais Ojsternig, ce jour-là, ne le regarda pas.
Il fit descendre après lui un garçon blond, vêtu avec élégance. « Vous le reconnaissez ? », demanda-t-il. Il regarda les serfs en souriant. Puis, lentement, presque religieusement, il déboutonna la casaque du garçon. Il la lui ôta, le fit se tourner et le montra aux gens, en désignant sa brûlure. « Vous ne le reconnaissez pas ? répéta-t-il. Le prince est de nouveau parmi vous ! Il a miraculeusement échappé à l’incendie ! Et moi, tout aussi miraculeusement, j’ai réussi à le retrouver. Son identité est attestée par la brûlure qui le marque et par les documents officiels rédigés par un notaire. » Puis il déclara d’une voix forte : « Je vous ramène le prince Marcus II de Saxe ! »
Mikael sentit son sang se glacer.
Agnete prit sa main et la serra dans la sienne. Son regard sévère lui imposait le silence.
Eloisa ouvrait de grands yeux.
« Et pour honorer le contrat que j’avais scellé avec son père, mon ami et allié Marcus Ier de Saxe, quelques jours avant sa fin malheureuse, causée par des rebelles que j’ai moi-même exterminés, poursuivit Ojsternig, le jeune Marcus II épousera ma fille, et nos nobles lignées n’en feront plus qu’une aux yeux de Dieu et de l’empereur Robert III, que le Ciel l’assiste à jamais ! »
Le silence se prolongeait. Personne ne croyait à cette farce.
« Réjouissez-vous donc, racailles ! », ordonna Agomar en dégainant son épée, aussitôt imité par ses hommes.
Pendant que les gens criaient de faibles hourrah, Ojsternig cracha par terre et remonta en voiture. « Je te l’ai mise au cul, Robert III », s’esclaffa-t-il en regardant Arialdo de Tarvis, l’inventeur de cette forfaiture. Puis il donna l’ordre du départ et la caravane se dirigea vers le palais.
“Je te tuerai, Ojsternig”, se répéta Mikael ce soir-là, rongé par la haine. Étendu sur sa couche, il serrait dans sa main la bague de son père.
Plus tard, tandis qu’Agnete ronflait, il entendit Eloisa chuchoter : « Bonne nuit, gros bêta ».
Alors Mikael sourit, son cœur s’allégea un peu et il pensa : “Et après, je me marierai avec toi”.