Quatrième partie

56

La première sensation que Mikael ressentit fut de l’effarement. Constance semblait en état de siège. Tout autour de la cité avait surgi une ville entière de campements, cinq fois plus grande. Certains pavillons ressemblaient à des palais, avec leurs étoffes précieuses aux couleurs éclatantes soutenues de hautes piques dorées. Surmontés de flèches en bois peint ils avaient l’apparence de petites cathédrales. Au sommet flottaient des bannières impériales, nobiliaires, militaires ou ecclésiastiques. Chaque campement avait des rues surveillées par des soldats à pied ou à cheval, des boutiques, des forges, des armureries et des ateliers de tailleur, des écuries et des latrines. De robustes constructions de bois formaient des sortes de fortifications avec des chemins de ronde, des portes massives et des tourelles. Des sentinelles armées contrôlaient les allées et venues. La nuit, sur les remparts de la cité comme entre les pavillons, des milliers de torches s’allumaient. C’était comme si la ville tout entière prenait feu. La lumière obscurcissait le ciel et les étoiles.

Il y avait plus de gens que Mikael n’en avait jamais vu de toute sa vie. Les campements de toute taille se comptaient par dizaines et dizaines.

Plus de cinquante mille personnes devaient être là, autour d’une cité qui n’abritait en temps normal que six mille habitants.

Les plus grands et les plus luxueux palais de Constance étaient réquisitionnés.

Le bruit courait que la cour impériale accueillait plus de dix mille personnes, nobles, dames d’honneur et dames d’atours, sans compter les domestiques. À tous ceux-là s’ajoutaient des copistes, chapelains et confesseurs, et une myriade de docteurs et d’apothicaires. Et l’armée de Sigismond de Luxembourg.

Dans les rues de la ville, encombrées du matin au soir, on se frayait un chemin à coup d’épaule. Un flux de gens qui prenait une direction entraînait les autres, comme un fleuve en crue. Un vieillard ou un enfant tombait, et la foule les piétinait sans s’en apercevoir.

Mikael était impressionné par la quantité de chariots de ravitaillement qui arrivaient chaque jour en ville, pour alimenter les banquets des nobles. Les déchets étaient aussi abondants que la nourriture et s’entassaient hors les murs en quatre énormes décharges, d’où montait une puanteur écœurante. Une armée d’indigents et de mendiants s’y disputait souvent au couteau les restes des festins. Les morts, dépouillés de leurs haillons, étaient livrés aux rats, aux corbeaux et aux chiens.

Les rues étaient pleines de coquins de toute espèce, Des prostituées y traînaient, vieilles, jeunes ou petites filles. À la base des remparts s’entassaient les campements des plus pauvres, qui dormaient à la belle étoile, souvent à même le sol, et serraient contre eux le peu de biens qu’ils avaient.

Comédiens et ménestrels faisaient concurrence aux lanceurs de couteau et avaleurs d’épées. Sur toutes les places on lisait l’avenir, dans les lignes de la main, les cartes, l’iris de l’œil. Les arracheurs de dents travaillaient à la tenaille la bouche de clients assis sur des chaises. Les barbiers, dans des niches, coupaient les cheveux et pratiquaient les saignées avec le même rasoir. Les nains peuplant la ville auraient pu former une armée.

Et partout des milliers de prêtres, en habit noir déchiré ou somptueuse soutane pourpre. Des moines en robe de bure, extatiques ou se fouettant jusqu’au sang, prêchaient la fin du monde et la résurrection, le crucifix à la main comme les marchands qui vantent leur pain et leurs saucisses.

Au milieu des ours savants, éléphants, girafes et léopards, on exhibait des nègres d’Afrique au corps peint, qui portaient des anneaux dans le nez et des os aux oreilles ; enchaînées les unes aux autres, des négresses aux seins nus avec des muselières étaient vendues à l’encan.

Hors d’atteinte, tels les dieux de l’Olympe, circulaient d’arrogants cavaliers et des dames mystérieuses, cachées derrière les rideaux de soie précieuse de leur litière, tous précédés d’une escorte armée qui leur ouvrait un passage à coups de piques.

Dans cette Babel en folie, Mikael, Emöke, Volod et ses huit hommes ne trouvèrent pas d’auberge. Ils durent acheter une grande tente, qui se révéla pleine de trous et qu’ils plantèrent, contre une taxe, à l’endroit que leur attribuèrent les sergents de la ville. Une zone boueuse sans égouts, où les latrines, derrière un paravent de roseaux, étaient des trous creusés dans la terre et deux planches pour s’y accroupir. Des latrines pour “cent culs”. Vidée toutes les deux semaines, avait dit le sergent.

« C’est là qu’on est venus chercher la liberté ? dit Mikael, en montrant la foule qui s’entassait dans leur campement. Eux aussi ils la cherchent ? »

Volod ne répondit pas.

« Comme des parasites sur une charogne », continua Mikael.

Volod acquiesça gravement. Un même effarement se lisait dans ses yeux. « Et la charogne, c’est le monde », soupira-t-il.

Toute la journée du lendemain, Mikael erra avec Volod à travers la cité et les campements bondés.

Le lac lui-même pullulait de centaines d’embarcations. Les pêcheurs sur leur petites barques vendaient leur poisson, et leurs femmes proposaient des corbeilles d’osier dont les fleurs, vaguement parfumées, pourrissaient vite. La puanteur générale était plus forte que les arômes de fours à pain et de viande rôtie. Les nobles, sur de grands vaisseaux à trente ou quarante rames, sillonnaient les eaux du lac pour aller visiter les îles de Reichenau et de Mainau, ou naviguer sur le Rhin jusqu’aux cascades de Schaffhausen.

Le soir, Mikael s’assit à l’entrée de leur tente branlante. À l’ahurissement avait succédé une sensation de malaise.

« Qu’est-ce que je fous là ? », dit-il à voix haute, comme pour lui-même. Personne ne releva.

Même le chant d’Emöke, ce soir-là, était triste.

Quelques personnes logeant dans une tente voisine s’approchèrent pour l’écouter.

« C’est qui ? », demanda une fille aux longs cheveux et aux yeux noirs outrageusement maquillés.

Un homme haussa les épaules. « Quelle importance ?

— Il paraît qu’on l’appelle la Folle », dit un autre.

Les jours suivants, la nouvelle courut que Jean XXIII, le pape élu par le concile de Pise, s’était enfui de Constance.

« Il n’en reste plus que deux », dirent les gens, qui se déclaraient tantôt pour l’un tantôt pour l’autre, selon le dernier prédicateur qui avait parlé.

Début mai, Mikael et Volod se rendirent compte que l’argent des lingots volés, qui leur avait semblé si abondant quand ils n’avaient que de petits villages à traverser, diminuait. Constance était un monstre à la gueule toujours ouverte, vorace et insatiable.

« Une miche de pain, coûte le prix d’une tranche de bœuf, dit Volod un soir.

— Et une tranche de bœuf le prix d’un quart d’agneau, ajouta l’un des hommes.

— Et un quart d’agneau le prix d’un agneau entier, dit un autre.

— Tout coûte quatre fois plus ! s’exclama Mikael. Des vautours qui spéculent sur des parasites ! »

Le silence retomba. En même temps que les prix, la délinquance augmentait sans cesse. De nouvelles prisons où s’entassaient hommes et femmes avaient été construites. Les gibets se multipliaient. On coupait la main aux voleurs, la langue aux menteurs, on émasculait les violeurs. Les prostituées se vendaient pour deux verres de mauvais vin. Les prêtres passaient sans prêter attention à ceux qui copulaient dans la rue, contre un mur, à la va-vite, comme des animaux.

Les conditions d’hygiène, la concentration des corps et la malnutrition avaient engendré des épidémies, que propageaient les armées de punaises, de morpions et de puces, et les essaims de mouches. Il y eut tout d’abord la gale. Les gens se grattaient furieusement, à s’écorcher la peau, et les plaies s’infectaient, transmettant la gale à ceux qu’ils touchaient. Quand arrivèrent la fièvre typhoïde et ses diarrhées dévastatrices, la queue devant les latrines devint interminable. Beaucoup en moururent. Des chiens et des chats, mordus par les renards que l’abondance de détritus attiraient, furent contaminés par la rage. La gueule écumante, ils mordaient les gens et leur transmettaient la maladie. Certains se mirent à cracher du sang à cause de la phtisie, tandis que la malnutrition affligeait les vieillards et les enfants de cécité nocturne, et ils finissaient souvent par mourir de consomption.

Les hospices des frères étaient pleins. Ils ne soignaient plus qu’en échange d’une donation en espèces sonnantes et trébuchantes à leur monastère. Dans une église, un prélat défendait le “vrai pape”, et ses adversaires couvraient sa voix pour appeler les fidèles dans l’église voisine, où l’on chantait les louanges de l’autre pape.

« On dirait un marché, dit un jour Mikael.

C’est un marché », répliqua Volod.

Chaque soir, Emöke chantait près du feu. Des mélodies déchirantes, dont les notes longues et douloureuses se répandaient dans l’air nauséabond. De plus en plus de gens, intrigués, se rassemblaient autour de la tente.

« Qui c’est ? On sait qui c’est ? demanda un soir la fille aux cheveux noirs et aux yeux maquillés.

— On dirait que les anges lui soufflent les notes », commenta une vieille femme.

Mikael vit des spectateurs acquiescer, touchés par la mélodie.

Deux soirs plus tard, il y avait le double de gens autour d’eux, certains venus d’autres campements.

« Qui c’est ? demandait-on.

— Une qui parle avec les anges », répondit quelqu’un.

Ainsi grandissait, soir après soir, le nombre de ceux qui venaient écouter Emöke.

Elle ne semblait pas s’en apercevoir. Assise devant la tente, elle chantait. Et les gens, désespérés et en quête de réconfort, reconnaissaient leurs sentiments dans ses mélodies, leur tristesse, leurs espoirs et leurs peurs. Quand elle cessait de chanter, beaucoup disaient se sentir mieux.

Un soir qu’elle chantait devant une foule encore plus nombreuse, un petit enfant dénutri qui tenait à peine sur ses jambes et présentait tous les symptômes de la cécité nocturne avait lâché la main de sa mère. Il errait au hasard en pleurant, et tomba presque dans les bras d’Emöke.

Elle cessa de chanter et le prit dans ses bras. Puis elle le serra contre elle pour le bercer et entonna une nouvelle mélodie, douce, rassurante. Épuisé, le petit se calma. Sans cesser de chanter, Emöke prit un bout de viande salée, qu’elle lui donna. L’enfant le dévora. Elle fit signe à Mikael de lui passer un bout de pain, que l’enfant dévora aussi. Puis il s’endormit.

Le lendemain, comme la foule se pressait de nouveau autour d’eux, une femme sale, à la robe déchirée, se fraya un passage et s’agenouilla devant Emöke. Elle tenait le petit enfant par la main, et ses joues étaient sillonnées de larmes. Elle regarda Emöke, puis le petit garçon. Incapable de dire un mot, elle se prosterna et baisa les pieds d’Emöke. Alors, tournée vers la foule, d’une voix brisée d’émotion, elle cria : « Il voit ! Mon fils voit à nouveau ! »

Un murmure de stupéfaction parcourut l’assistance.

« Miracle ! hurla une vieille femme qui tomba à genoux et se signa.

— Miracle ! » répondirent d’autres en écho.

La femme poussa son fils dans les bras d’Emöke. « Bénis-le, sainte femme », dit-elle.

Tous avaient entendu.

Mikael vit qu’Emöke avait toujours le regard absent, comme si elle n’était pas là. Mais elle caressa la tête de l’enfant et lui donna un morceau de pain.

« Qu’est-ce qui se passe ? », demanda Mikael à Volod.

Volod, pensif, ne répondit pas.

« Bénis nos âmes ! », s’exclama une voix.

Un homme bien vêtu, peut-être un marchand, se détacha des autres et ôta de son cou une mince chaîne en or. Il la déposa aux pieds d’Emöke, lui prit la main et la baisa. « C’est une sainte ! », dit-il en se retournant vers la foule.

« Sainte, chante pour nous ! cria une femme.

— Sainte, chante pour nous ! », répétèrent plusieurs voix.

Emöke recommença à chanter, tandis que, les uns après les autres, les gens fendaient la foule pour arriver jusqu’à elle, lui toucher la main, ou le pied, ou les cheveux, et déposer une obole. De petites pièces de monnaie, des bracelets, de la nourriture, le peu qu’ils avaient.

« Mais enfin, qu’est-ce qui se passe ? répéta Mikael.

— Il se passe que nous aussi maintenant on fait partie du grand marché de Constance, tu vois bien », répondit Volod.

57

Après deux semaines passées sans sortir de son lit, Eloisa fut jugée hors de danger.

Agomar dépêcha un messager à Constance pour apporter la bonne nouvelle à Ojsternig, puis monta dans la chambre d’Eloisa. « En tout cas, tu n’as pas le droit de sortir de cette chambre. Tu prendras tes repas ici et…

— Pas du tout, intervint aussitôt Agnete. Elle doit prendre l’air !

— Tais-toi, vieille femme. Le prince m’a bien recommandé qu’il ne lui arrive rien. Ici, dans cette chambre, elle sera en sécurité.

— Et l’enfant naîtra faible, difforme, pâle comme les monstres des abysses ! s’échauffa aussitôt Agnete. Tu diras quoi, à ton maître, ce jour-là ?

— De quoi tu parles ? dit Agomar, perplexe.

— Tu t’y connais en bébés ? Tu t’y connais en femmes enceintes ? Moi, si. C’est mon métier. La femme doit pouvoir respirer l’air pur, prendre le soleil, marcher, faire courir le sang dans ses veines. Sinon le bébé dépérira dans son ventre et…

—Ça va, coupa Agomar. Elle sortira aux heures chaudes, elle marchera dans la cour…

— Dans les bois !

— Pas question, trancha Agomar d’un ton décidé. Le soleil brille aussi dans la cour. Ta fille ne quittera le château sous aucun prétexte. Elle sera toujours escortée par deux soldats. Et personne ne pourra l’approcher ni lui parler, sauf la princesse Lukrécia.

— Comme une prisonnière ! »

Agomar marcha sur Agnete, menaçant. « Vieille femme, ta fille est prisonnière, au cas où tu t’en serais pas aperçue. » Il quitta la pièce et dit aux deux soldats qui montaient la garde devant la porte : « Personne n’entre ici, à part moi, la princesse, et la servante chargée du ménage et des repas. Si vous désobéissez à ces ordres, je vous fais bouffer les couilles par les chiens. »

La porte refermée, le silence retomba.

Eloisa porta les mains à son ventre, qui grossissait. Depuis qu’elle avait failli le perdre, un amour qu’elle n’avait pas soupçonné l’attachait à cet enfant. Mais de toute façon on le lui enlèverait. C’était un tourment quotidien. Elle le perdrait. Assise devant l’étroite fenêtre qui s’ouvrait sur la vallée, elle laissa errer son regard brouillé par les larmes. « Mère, est-ce que l’enfant peut sentir la douleur de mon cœur ?

— Comme il sent ton amour.

— En ce moment, c’est la douleur qui est la plus forte », murmura Eloisa.

Agnete ne répondit rien.

Eloisa montra un point de l’autre côté du pont sur l’Uque. « C’est là-bas que nous avons fait l’amour pour la première fois. »

Agnete dut feindre de remettre la chambre en ordre pour maîtriser son émotion.

« Quand il reviendra… je ne pourrai pas lui donner son enfant.

— Vous en aurez d’autres…

— Mais pas celui-ci ! dit Eloisa en se retournant d’un bloc, pleine de colère et de désespoir. Il faut faire quelque chose, mère.

— Ma petite fille…

— Non ! Écoutez. Nous devons nous enfuir.

— C’est impossible…

— Non, ça ne peut pas être pas impossible ! insista Eloisa, qui s’accrochait de toutes ses forces à cet espoir ténu. Ça ne peut pas… répéta-t-elle d’une voix plus faible.

— Bien sûr que si, ma petite fille… », dit Agnete.

Eloisa se tourna de nouveau vers la vallée. Elle savait que sa mère avait raison. Que pouvaient-elles faire, seules, contre un prince ? Elle aperçut Harro devant leur baraque. « Vous donnez à manger au chien de Mikael ? », demanda-t-elle.

Agnete fit oui de la tête. « Sois tranquille, je m’occupe aussi de ce tas de puces. »

À l’heure du déjeuner, la princesse Lukrécia arriva, suivie de la servante qui apportait la nourriture.

« Il y a du bouillon de viande, annonça Lukrécia, et du cochon de lait aux pruneaux et aux châtaignes.

— Les pruneaux donnent la diarrhée aux femmes enceintes, répondit Agnete d’un ton hostile.

— Désolée, je l’ignorais », dit Lukrécia avec douceur.

Agnete haussa les épaules et bougonna : « On les enlèvera ».

Eloisa regardait toujours par la fenêtre. Quand elle se tourna, son regard tomba sur la robe de soie de la princesse. Un léger gonflement se voyait au niveau du ventre. Elle sentit une vague de haine pour cette femme qui lui volerait son enfant. D’une voix tranchante, elle lui demanda : « Comment se déroule votre grossesse, princesse ? »

Lukrécia rougit violemment.

Eloisa lui adressa un sourire de mépris.

« Laisse-nous seules », dit Lukrécia à la servante.

Celle-ci posa le repas sur la table près du lit et sortit.

La porte refermée, Lukrécia, gênée, toucha son ventre proéminent. « C’est du rembourrage… murmura-t-elle.

— Vous m’en direz tant ! », s’exclama Eloisa avec férocité.

Lukrécia recula, comme si on l’avait giflée. Elle rougit de nouveau. « Je sais que vous me haïssez… », dit-elle dans un murmure.

Eloisa la regardait sans parler, avec dureté.

« Je suis désolée », dit Lukrécia en baissant la tête, avant de se diriger vers la porte. « Bon appétit.

— Qu’est-ce ça fait de voler l’enfant d’une autre ? », dit Eloisa en serrant les poings, le regard débordant de haine.

Lukrécia resta immobile, la main sur la poignée. Elle ferma les yeux et pencha la tête, comme si la haine d’Eloisa était un poids physique. Puis, sans rien dire ni se retourner, elle ouvrit la porte et disparut.

Agnete cracha par terre. Elle tendit à sa fille le cochon de lait. « Mange. »

Eloisa commença par écarter les pruneaux.

« Mange-les, ça te fera du bien, idiote, dit Agnete.

— Mais vous…

— Les femmes enceintes ont tendance à être constipées. Les pruneaux font beaucoup de bien, ronchonna Agnete. J’aurais dit n’importe quoi pour être désagréable et la faire culpabiliser.

— Je la hais.

— Tu as été claire. Elle a compris, dit sa mère avec un soupçon de fierté dans les yeux. Mais n’exagère pas.

— Qu’est-ce qu’elle peut me faire ?

— Pour le moment, rien. Mais à l’avenir, qui sait. C’est une noble, et tu redeviendras une serve de la glèbe.

— Peu importe.

— Eh bien moi, ça m’importe, fit Agnete pour clore la discussion. Maintenant mange et tais-toi. »

Quand le soir tomba, Eloisa se glissa sous les couvertures de loup doublées de laine fine et Agnete, la chandelle éteinte, s’étendit sur la paillasse au pied du lit.

« Mère, dit Eloisa au bout d’un moment, vous vous souvenez de la première chose que Mikael a dite, quand il est descendu dans la trappe ? “Madame, il n’y a pas de lit” ?

— Oui…

— Et quand vous lui avez répondu que non, il a dit : “Mais moi… je suis habitué à dormir dans un lit” ».

Agnete sourit. « Oui, je me souviens très bien.

— Sur le moment j’ai trouvé que c’était bête, continua Eloisa tandis qu’un sourire fleurissait sur ses lèvres. Mais maintenant que je dors dans un lit… un vrai lit, je veux dire, comme celui dans lequel Mikael dormait avant… maintenant je comprends ce qu’il voulait dire. Vous savez quoi ? Jamais je n’avais imaginé ce que ça pouvait être de dormir, avant ces dernières semaines. Et malgré toute la douleur… » Elle fit une pause. « … malgré l’angoisse… certaines nuits, c’est magnifique de dormir. Je me sens coupable, je sens que ça n’est pas bien. Mais c’est comme si la fatigue de toutes ces années me tombait dessus tout d’un coup. » Elle pensa de nouveau à Mikael, un voile de mélancolie dans les yeux. « Il était si petit, si effrayé… Ça a dû être très dur pour lui de descendre dans cette trappe toute noire…

— Mikael était déjà plus fort que nous tous, dit Agnete. Mais un lion ne connaît pas sa force tant que personne ne l’a défié.

— Vous croyez que Mikael a compris qu’il était un lion ?

— J’en sais rien. Par bien des côtés, ce garçon est un mystère. » Son regard s’emplit d’orgueil. « Si tu entendais comment ils parlent de notre Mikael, au village… » Elle sourit et hocha la tête. « Dire qu’on n’aurait pas parié un sou sur lui quand il est arrivé… et maintenant…

— Maintenant ? répéta Eloisa d’une voix qui glissait vers le sommeil.

— Tu te souviens quand nos hommes l’ont aidé à porter les pierres au château ? Ce qu’ils ont fait pour lui, ils ne l’auraient jamais fait avant. » Agnete sourit à ce souvenir. « Déjà, ils le respectaient parce qu’il avait sauvé nos économies des griffes d’Ojsternig. Pourtant c’était un gamin, il n’avait que la peau sur les os. Mais après, le dimanche des combats… Les gens ne pourront jamais oublier comment il a fait face à Ojsternig, comment il a incité les autres jeunes gens à se rebeller… Personne ne croyait que c’était possible. Et après ça, il a sauvé Emöke. » Agnete, pleine d’orgueil, gonfla la poitrine. « Ils en parlent comme d’un héros. Et tu sais pourquoi ? Il ne nous a pas seulement sauvés, nous tous et Emöke… Il a montré qu’on peut essayer de briser nos chaînes… qu’on peut soutenir le regard des puissants… qu’on n’a pas toujours besoin de courber l’échine… Je crois qu’il a planté une graine qui germera, tôt ou tard. L’espoir.

— La dignité, ajouta Eloisa, les larmes aux yeux. Il parlait toujours de dignité, vous vous souvenez, mère ? » Elle regarda encore par la fenêtre, en contrebas, dans la vallée. « Il est spécial.

— Oui, répondit Agnete. Ce gamin est spécial. » Elle soupira. « Qui sait ? C’est peut-être vrai que les princes n’ont pas le même sang que nous. » Elle sourit dans le noir. « Maintenant, dors. T’as besoin de te reposer. »

Mais dans le silence Eloisa reprit bientôt la parole.

« Mère…

— Quoi encore ?

— Vous ne voudriez pas dormir, vous aussi ?

— C’est bien ce que j’essaie de faire, grommela Agnete.

— Non, je voulais dire dormir… pour de vrai, dit Eloisa. Vous ne voulez pas vous coucher avec moi ? Le lit est assez grand pour deux.

— La musique de mon cul te manque ? », dit Agnete en riant. Eloisa rit aussi. « Venez, je veux que vous me preniez dans vos bras. »

Agnete se leva et se glissa sous les couvertures. Aussitôt qu’elle fut étendue, elle poussa un petit cri de plaisir. « Oh ! Mais quelle merveille ! », s’exclama-t-elle. Elle se tourna sur le côté. « Le Paradis terrestre ! » Elle se tourna de l’autre côté. « Quel délice ! » Elle se mit sur le dos. « Ah là là, quel prodige ! Quel…

— Mère !

— Tu sais quoi… C’est un vrai remède pour mes pauvres os ! Un vrai baume !

— Mère, si vous ne vous taisez pas, je vous renvoie sur votre couche. »

Agnete se tut, mais ne tint pas longtemps. « Ah ! Ça console de tout ! »

Eloisa s’endormit le sourire aux lèvres, les soupirs heureux de sa mère dans les oreilles. Elle gardait la main sur son ventre, où grandissait cet enfant qu’elle aimait déjà désespérément. Cette nuit-là, elle oublia la tristesse, la peur et l’angoisse.

Bientôt, Eloisa, qui se rétablissait et reprenait des forces, commença à se promener dans la cour aux heures chaudes, toujours escortée par deux gardes qui ne laissaient personne l’approcher.

« Je peux marcher avec toi ? », lui demanda Lukrécia un après-midi.

Eloisa haussa les épaules. « Est-ce que je peux vous en empêcher ? », répondit-elle agressivement.

Lukrécia marcha à côté d’elle, sans parler.

L’après-midi suivant, elle l’accompagna de nouveau dans sa promenade. Le lendemain aussi. Sans jamais lui adresser la parole.

Le quatrième jour, Eloisa lui demanda : « Qu’est-ce que vous me voulez ? » Elle inclina la tête vers elle, un sourire sarcastique aux lèvres. « À part mon enfant, bien sûr.

— Je ne sais pas, répondit simplement Lukrécia. Je suis toujours seule…

— Prenez un chien », dit âprement Eloisa.

Lukrécia eut un sourire triste. « Tu as raison. » Elle s’apprêtait à s’en aller.

« Attendez. Vous allez prendre mon fils, mais vous voulez aussi mon homme, c’est bien ça ? J’ai entendu votre père vous dire… »

Lukrécia lui fit signe de se taire. « Pas ici, chuchota-t-elle en tournant discrètement les yeux vers les gardes. Tu veux dîner avec moi ce soir ? Je répondrai à ta question. »

Ce soir-là, dans la chambre de la princesse, les deux jeunes filles étaient assises devant une table richement dressée, et mangeaient avec des couteaux d’argent dans des assiettes finement ciselées.

« Tu m’as demandé si je voulais ton homme », dit Lukrécia en grignotant sans envie une caille farcie de mie de pain, raisins secs et noix, accompagnée d’une sauce aigre-douce de pommes.

Eloisa, tendue, la regardait.

Lukrécia eut un sourire mélancolique. « J’ai eu deux hommes dans ma vie. » Elle se tut, fixant Eloisa sans baisser les yeux.

Eloisa lut dans ses yeux une profonde tristesse.

Les joues de Lukrécia s’empourprèrent, tandis qu’elle jouait nerveusement avec ce qu’il restait dans son assiette. Elle poussa un profond soupir. « Le premier a été mon père, quand j’étais un peu plus qu’une petite fille », dit-elle enfin.

Eloisa eut un coup au cœur.

« Le second est mon mari, continua Lukrécia, comme s’il lui était moins difficile de parler maintenant. Un sodomite qui me méprise et ne me prend que par derrière, comme une chienne. » Elle eut un sourire crâne.

Mais Eloisa put soudain voir combien elle était écrasée de douleur.

« Je hais les hommes, reprit Lukrécia. Ou plutôt non, j’en ai peur… » Elle posa la main sur le poignet d’Eloisa.

La peau de Lukrécia était douce et délicate.

« Tu peux être tranquille, conclut-elle. Je ne chercherai jamais à t’enlever ton homme.

— Mais alors, pourquoi votre père… ? demanda Eloisa, étonnée.

— C’est vrai que j’ai regardé Mikael avec intérêt, répondit Lukrécia. Mais mon père ne connaît que les sentiments répugnants… il croit que tout le monde est comme lui. » Elle serra plus fort le poignet d’Eloisa. « J’ai regardé ton Mikael parce qu’il soutenait le regard de mon père. Parce qu’il était prêt à le défier. » Ses yeux se remplirent de larmes. « J’ai éprouvé de l’envie, pas du désir. Parce qu’il est fort et que moi… » Sa voix se cassa. « … et que moi… je suis faible. »

Eloisa la regarda en silence, avec un profond chagrin. Mais son regard tomba sur le rembourrage de la robe de la princesse, et cette soudaine solidarité la révolta. La princesse allait lui voler son enfant. Elle posa les mains sur son propre ventre, sur l’enfant de Mikael. « Je dois y aller, dit-elle brusquement en se levant. Merci pour ce dîner. »

À partir de ce soir-là cependant, ses relations avec la princesse changèrent. Elle éprouvait toujours une bouffée de colère à la pensée que Lukrécia aurait son enfant. Mais elle n’arrivait plus à la voir uniquement comme une ennemie. La douleur et la tristesse qu’elle avait lues dans ses yeux, quand elle lui avait fait ces terribles confidences, avaient fissuré quelque chose, ouvert une brèche dans son âme. Lukrécia était une victime d’Ojsternig, elle aussi. De jour en jour, les deux jeunes filles commencèrent à se fréquenter de plus en plus souvent.

Au début, elles parlaient de tout et de rien, mais même dans leurs propos les plus sots et les plus superficiels, des liens se tissaient peu à peu. Eloisa voyait les yeux de la princesse éteints par le malheur. Et Lukrécia sentait tout le poids que supportait cette jeune mère à qui on allait prendre son enfant.

La grossesse d’Eloisa se déroulait sans difficulté sous le regard attentif d’Agnete. Grâce aux repas nourrissants et réguliers, elle semblait refleurir, malgré l’angoisse de sa situation. Ses seins avaient grossi. La peau de son visage était tendue et lumineuse. Son ventre commençait à devenir encombrant.

« J’ai calculé que ton fils devrait naître sous le signe des Gémeaux, lui dit un matin Lukrécia, comme elles étaient assises sur un banc de pierre dans la cour, sous le beau soleil tiède d’avril.

— Vous vous y connaissez en astres ? lui demanda Eloisa, admirative.

— Je ne m’y connais en rien du tout, répondit Lukrécia en haussant les épaules. Mais je n’ai rien d’intéressant à faire, sinon broder et lire.

— Moi, je ne sais pas lire, dit Eloisa en rougissant de honte.

— Veux-tu que je t’apprenne ? demanda spontanément Lukrécia.

— Vraiment, vous le feriez ? s’exclama Eloisa, les yeux écarquillés.

— Nous pourrions lire ensemble ce que les astres disent pour ton fils ! », dit Lukrécia, avec l’enthousiasme d’une enfant.

Les yeux d’Eloisa se voilèrent de larmes. « Vous êtes la seule à dire “ton fils”, dit-elle, pleine de gratitude. Pour les autres, il est “le fils de la princesse”.

— Mon fils, il est là », répondit Lukrécia avec un rire, en montrant le coussin qui rembourrait ses robes et auquel la couturière, de semaine en semaine, ajoutait une couche de toison de mouton.

Eloisa rit aussi, mais redevint bien vite triste. « À la fin, pourtant, vous aurez un fils en chair et en os. »

Lukrécia se fit sérieuse à son tour. « Parfois je repense à la prophétie faite par cette femme qui s’est enfuie. Tu te souviens ? “Tu auras un petit homme, m’a-t-elle dit. Mais il ne sera pas à toi”. » Elle s’interrompit, troublée. « Je suis désolée, ajouta-t-elle. Je lui donnerai tout l’amour que peut donner une femme qui ignore ce qu’est l’amour. » Elle tendit la main vers Eloisa et effleura sa robe. « Mais tu pourras le voir tous les jours. Et suppléer à mes manques. » Elle sourit.

« Si votre père le permet, dit Eloisa en se levant et secouant la tête. S’il ne me tue pas. S’il ne me vend pas à un autre seigneur. » Elle s’en alla.

Lukrécia ne dit rien. Elle baissa les yeux sur le coussin en laine de mouton qui gonflait son ventre.

Le lendemain, elle prit Eloisa par le bras pendant qu’elles se promenaient dans la cour sous la surveillance des gardes, et lui chuchota : « Je n’ai jamais lutté pour moi. J’ai toujours pensé que je n’en avais pas la force. Mais pour toi et pour ton fils, je me battrai. Je t’en fais la promesse. Je ne sais pas ce que je pourrai faire, mais je le ferai. Tu me crois ? »

Eloisa la regarda, dans l’air tiède du printemps. « Oui, lui répondit-elle. Vous êtes une bonne personne. »

À mesure qu’elles se fréquentaient et s’échangeaient leurs secrets les plus intimes, leurs peurs et leurs espoirs, naissait un sentiment profond, comme une amitié absurde entre les deux femmes, qui étaient encore de très jeunes filles. Pour chacune d’elles, les journées devinrent moins dures, moins effrayantes, parfois même tranquilles.

Un jour qu’Eloisa se sentait plus confiante en l’avenir et qu’à son retour de promenade elle s’était jetée sur son lit, un sourire rêveur aux lèvres en pensant à Mikael, elle entendit du bruit à l’extérieur de sa chambre, et une conversation qui se tenait à voix basse devant sa porte. Agnete était partie s’occuper du vieil Harro. Tout doucement, Eloisa entrouvrit le battant.

Elle vit les gardes endormis. Puis le prince Marcus qui parlait avec Lelio, un jeune ambitieux engagé par Arialdo de Tarvis pour l’aider dans la comptabilité des deux royaumes.

« Votre Seigneurie, chuchota Lelio, — assez fort pour qu’elle entende —, vous rendez-vous compte que le jour où il aura son héritier, vous… comment dire ?… vous deviendrez un obstacle ?

— Et alors ? demanda Marcus de sa voix hypocrite, sondant le terrain avec prudence. Qu’y puis-je ?

— S’il n’y avait pas d’héritier, reprit Lelio, vous auriez le temps de réfléchir à ce que vous voulez faire. » Il s’inclina avec onctuosité. « Et je serais très honoré de vous servir et de vous conseiller.

— Et comment faire pour qu’il ne naisse pas ? dit Marcus, une lueur rusée dans les yeux, pour pousser Lelio à se compromettre.

— Certains poisons ne laissent pas de traces. Si Votre Seigneurie m’y autorise…

— Je ne t’autoriserai jamais à commettre un meurtre. »

Lelio baissa les épaules, effrayé. « Votre Seigneurie, je ne voulais pas dire…

— Mais si un accident arrivait au bâtard de cette putain…, le coupa Marcus, je pourrais t’en être très reconnaissant. »

58

« C’est vous deux qui êtes responsables des affaires de la Sainte, non ? »

Mikael se retourna. Un jeune homme dans les vingt-cinq ans s’était approché de leur tente. C’était lui qui leur avait posé la question. Un estropié, à la jambe gauche plus courte que l’autre d’un bon empan. Son corps penchait à chaque pas, comme si son pied tombait dans un trou. Il était vêtu d’un costume aux couleurs voyantes, fait de pièces bigarrées, orné de longues manches bouffantes qui flottaient au vent, et il portait au cou une clarine dorée.

Volod eut une moue méprisante. « Qu’est-ce que tu veux, l’éclopé ? »

L’étrange personnage écarquilla ses yeux verts et vifs. Il ouvrit les bras pour esquisser une théâtrale et hasardeuse révérence. « Oh, seigneur courtois et bienveillant, si je suis tordu, c’est à cause des tempêtes et des ouragans de la vie. Ne m’en blâmez pas », répondit-il en s’arrêtant devant Volod, avant de le regarder avec une admiration feinte. « Mais vous ! Vous êtes en revanche droit comme le membre d’un adolescent en chaleur. Que Dieu vous garde toujours aussi dur ! »

Mikael sourit et éprouva pour cet homme une sympathie immédiate.

Une ombre passa sur le visage intelligent du jeune homme, comme si une préoccupation soudaine lui avait traversé l’esprit. Il fixait toujours Volod. « Je me demande cependant ce que vous ferez au premier coup de vent, raide comme vous l’êtes ? Plier ou rompre ?

— Plutôt que devenir un lèche-cul comme toi, je préférerais me rompre, répliqua Volod avec dédain.

— Oh ! La merveilleuse merveille de l’intégrité ! s’exclama l’autre en joignant les mains. Que pourrait donner de plus que sa propre vie un homme prêt à mourir pour une raison idiote ? » Il s’inclina de nouveau. « Je vous admire tant, Monseigneur, que je pourrais vomir ici même, à l’instant ! »

Mikael sourit ouvertement.

Volod le foudroya du regard. « Tu ne vois donc pas que c’est un jongleur ? Un homme de rien, qui vit pour faire rire les nobles ?

— Pas seulement les nobles, excellent seigneur. Je suis sûr que si vous aviez le cul plus détendu, vous pourriez nous péter un petit rire, à votre façon. »

Mikael éclata de rire.

« Stupéfiant ! dit le jongleur en désignant Mikael. Ce baudet empaillé sait même faire du bruit. Vous devriez le produire dans un cirque, avec d’autres créatures admirables, comme le chat qui miaule ou le chien qui aboie ou le cheval qui hennit. Ce serait un grand succès ! »

Nullement offensé, Mikael rit de nouveau.

« Bref, honorables membre érigé et baudet empaillé, on dit que c’est vous qui conduisez les affaires de la Sainte, reprit le jongleur. Or mon très estimé Seigneur, un âne incapable même de braire, a entendu parler de cette dernière bizarrerie surgie des égouts de Constance. Il voudrait engager votre Sainte Chanteuse pour une soirée à sa cour. Si Vos Seigneuries n’étaient pas trop indisposées par un public moins odorant que votre public habituel, bien sûr. Quoique, sous leurs soieries, leurs parfums et leurs peaux blanches, ces nobles aient les âmes aussi propres qu’une merde rincée par l’orage. » Il tapa la main sur sa hanche, où était accrochée une bourse de cuir. « Pourriez-vous donner votre accord pour cinq pauvres pièces d’or pur ?

— Et si je te coupais la gorge pour te les prendre, tes pièces de monnaie ? dit Volod. Crois-tu que ton maître viendrait ici te chercher, l’estropié ? »

Le jongleur feignit la frayeur. Il détacha sa bourse et la lança à Volod, qui l’attrapa au vol. « Par la grâce de Dieu ! Prenez mon trésor tout de suite ! »

Volod versa le contenu de sa bourse dans la paume de sa main. « Des boutons…

— D’excellente facture, cependant », précisa le jongleur.

Mikael rit encore.

« Mon seigneur est sans doute un âne, fit le jongleur en haussant les épaules, mais pas un couillon. Et comme tous les riches, il tient à son argent. » Il sourit. « Si vous vouliez accepter son invitation, vous seriez payés sur place. Sans faute. » Il reprit sa bourse avec les boutons et tout à coup posa l’index sur sa tempe, comme s’il se souvenait de quelque chose. « Ah ! dit-il à Volod. Bien que le terme d’“estropié” soit résolument original pour me définir… bien qu’il démontre tout votre talent pour les surnoms raffinés… si vous vous lassiez de l’employer pour m’appeler plutôt monstre, avorton, horreur, boiteux, immonde, farce de la nature, je promets que je vous répondrais toujours. Sinon, vous pourriez utiliser mon vrai nom, qui est Berni.

— La femme n’est pas à vendre, l’estropié, répondit Volod.

— J’ai dû mal voir alors, hier soir, dit Berni d’une voix désolée. Il m’avait semblé que c’était vous qui ramassiez les pièces de monnaie par terre. »

Volod se raidit. « Ce sont des dons spontanés. Nous ne demandons rien.

— Celle de mon seigneur aussi est une donation spontanée.

— Pour l’exposer comme un phénomène de foire. »

Berni regarda autour de lui. « Certes, je vous comprends. Ici, c’est très différent.

— Va-t-en, l’estropié », dit Volod d’une voix dure.

Berni plongea dans une révérence. « Votre Intégrité, je vous salue bien. » Il s’éloigna, de sa démarche caracolante qui faisait tinter sa clarine.

Volod, le visage sombre, retourna dans la tente.

Mikael suivit des yeux le jongleur qui marchait péniblement dans la boue du campement, au milieu des risées de la foule. Puis il rentra à son tour dans la tente.

Emöke, dans un coin, les yeux fermés, parlait seule, dans son dialogue imaginaire avec Gregor. Volod s’était assis à une table improvisée sur deux tréteaux et se versait à boire.

Mikael le regarda. Volod avait changé, depuis qu’ils étaient à Constance. Il passait des heures sous la tente, à boire. Ses yeux de loup s’étaient voilés. Les hommes de la bande erraient dans le campement sans autre occupation que chercher la bagarre. Mikael sentait lui aussi un malaise chaque jour plus profond. Un malaise qui entretenait sa mauvaise humeur.

« Qu’est-ce qu’on fait ici ? demanda-t-il à Volod d’une voix maussade.

— Me casse pas les couilles, répondit celui-ci en se versant encore du vin.

— Tu avais dit qu’on chercherait des réponses, continua Mikael d’un ton accusateur. Au lieu de ça, tu passes tes journées à boire dans cette tente de merde.

— C’est pas ma faute s’ils ont arrêté le seul homme à qui je voulais parler.

— Non. Mais tu m’avais dit que le monde entier était ici. Et qu’on y serait nous aussi. Parce que c’était important. » Il écarta les bras, montrant l’intérieur sordide de la tente. « Regarde-nous ! Là-dedans, à respirer cet air vicié, à nous saouler comme à la taverne, à…

— Ta gueule ! » Volod tapa le cul de son verre sur la planche qui servait de table et se versa de nouveau à boire.

Mikael frémissait de colère. Il se sentait trahi. Il était à des centaines de lieues d’Eloisa, et il ne savait même plus pourquoi. « Moi, j’avais un rêve, ajouta-t-il sourdement. Toi aussi. On voulait que la justice règne sur notre terre.

— Tu peux pas changer le monde tout seul, paysan, dit Volod, la bouche pâteuse.

— Alors on n’a qu’à le changer tous ensemble ! », s’exclama Mikael. Volod fit une moue désabusée, avant de reprendre une gorgée de vin. « Les serfs n’attendent qu’une chose…

— Oui, oui, je sais. Tu n’arrêtes pas de répéter ça ! explosa Mikael. Ils attendent qu’on leur torche le cul parce qu’ils sont pas capables de se le torcher tout seuls.

— Exactement.

— Rentrons ! Apprenons-leur à torcher leur merde !

— Il serait plus facile à la Terre de tourner autour du Soleil, dit Volod.

— Alors je dirai au Soleil de s’arrêter et à la Terre de lui tourner autour, si c’est ça qu’il faut.

— T’es vraiment con, paysan », dit Volod ironiquement, en se versant un autre verre.

Mikael le regarda. « Il a raison, le bouffon, dit-il avec l’intention de blesser. On est là à vivre sur le dos d’Emöke, comme des parasites. »

Volod leva les yeux, le regard éteint. « Personne te retient. Tourne les talons quand tu veux, et va-t-en. »

Mikael serra les poings. « C’est bien ce que j’ai l’intention de faire, avant de devenir comme toi ! » Il sortit rageusement de la tente, repoussant l’un des hommes, qui rentrait saoul aux premières heures du matin.

Aussitôt qu’il fut dehors, une femme l’accosta. Elle tenait un fin bracelet d’argent avec un petit cœur de corail. « C’est pour la Sainte, lui dit-elle en lui tendant son bijou de pacotille. Pour qu’elle prie pour moi.

— L’homme qui tient la caisse est dans la tente », répondit abruptement Mikael.

Il s’éloigna d’un pas furieux, sans se soucier des flaques de boue. Près de la palissade qui délimitait leur campement, il vit un groupe de gamins avec des bâtons poursuivre une tache multicolore, qui claudiquait tant bien que mal pour leur échapper. Malgré le chahut des gamins, on entendait le son d’une clarine. Ils finirent par rattraper le bouffon, le jeter au sol et glisser leurs bâtons entre ses jambes estropiées. Il se débattait dans la boue, comme une sauterelle.

Mikael s’élança. « Laissez-le ! Laissez-le ! » Il tomba sur le premier qui lui passa sous la main et l’envoya valdinguer. Un autre brandit son bâton. Mikael esquiva le coup, tourna sur lui-même et déséquilibra son adversaire qu’il désarma avant de le frapper aux reins avec sa propre arme. Le garçon hurla de douleur et tomba à genoux. Mikael fit tournoyer le bâton et dispersa les autres. « Va-t-en ! », cria-t-il à la figure de celui qu’il avait frappé sur les reins. Celui-ci se leva, perclus de douleur, et s’enfuit.

Mikael tendit la main au bouffon pour l’aider à se relever.

Berni regardait son costume souillé. Il eut un demi-sourire. « À quoi sert un bouffon, sinon à amuser les enfants ?

— Ce sont des lâches ! dit Mikael, encore bouillant de colère.

— Et maintenant, je devrais te dire merci, c’est ça ? »

Berni avait abandonné son rôle de bouffon. Son visage était sérieux. Mikael le regarda mieux. Peut-être qu’il était seulement triste.

« Si tu t’avises de me plaindre, je retourne me faire bastonner, dit Berni d’un ton cynique. Je préfère. » Puis il s’adoucit et ajouta : « Au moins, j’ai l’habitude ».

Mikael le regardait sans répondre. Il se souvenait du temps où c’était lui le plus faible.

« Merci, en tout cas », siffla Berni entre ses dents.

Mikael haussa les épaules.

« Qu’est-ce que tu veux ? demanda Berni. Vous avez changé d’avis à propos de la Sainte ?

— Non, répondit Mikael, qui restait là à le fixer.

— Bon. Je t’ai dit merci. Pourquoi tu restes planté là ? On peut se saluer, non ?

— Oui… répondit Mikael, toujours immobile.

—Écoute, le baudet. Je mets le double de temps pour rentrer d’où je viens. Décide-toi à me dire ce que tu veux, sinon j’arriverai à la nuit tombée.

— Je t’accompagne, dit alors Mikael. Comme ça, je ne te ferai pas perdre de temps. »

Berni le regarda, sincèrement étonné. « Autrement dit, tu me sauves, et ensuite tu n’as pas honte de marcher dans les rues glauques de cette ville avec moi ? »

Mikael secoua la tête. « Pourquoi je devrais avoir honte ? »

Berni fronça les sourcils. « T’es bizarre, tu sais ? Peut-être que tu es encore plus baudet que je pensais.

— Baudet, c’est vraiment original comme surnom… mais tu peux aussi m’appeler imbécile, idiot, couillon ou benêt, et je promets que je te répondrai toujours, dit Mikael avec un petit sourire malin. Ou bien tu peux utiliser mon nom, Mikael. »

Berni sourit. « Tiens-toi à ma droite, Mikael le baudet, lui dit-il. Si tu marches à ma gauche, il faudra t’éloigner au moins d’un pas. Sinon je te donnerai sans arrêt des coups de tête. » Il se mit à rire.

Tous deux se frayèrent un passage vers la porte sud de Constance.

« Si un jour il me passait par la tête de tomber amoureux, et si je trouvais une femme qui réponde à mon amour, dit Berni en voyant un couple de jeunes gens échanger des baisers, sais-tu ce que je ferais ? »

Mikael fit non de la tête.

« Je l’estropierais, dit Berni. Je lui raccourcirais la jambe gauche, comme la mienne. Tu sais pourquoi ? »

Mikael fit de nouveau signe que non.

« Parce qu’on pourrait marcher bras dessus bras dessous sans tomber tous les trois pas, continua Berni. Un estropié traîne la jambe. Mais deux estropiés qui se tiennent par la main, s’ils se balancent au même rythme… ça devient une danse. »

Mikael sourit.

« Tu parles pas beaucoup, hein ? »

Mikael secoua encore une fois la tête.

« Moi, plutôt que de rester dans le silence, je parle tout seul, comme les fous, dit Berni. Le silence, ça m’assourdit. »

Mikael ne savait pas pourquoi, mais le bouffon lui plaisait. C’était la première personne intéressante qu’il rencontrait depuis leur arrivée à Constance.

« Qu’est-ce que vous êtes venus faire ici ?

— Je ne sais plus, répondit Mikael.

— Vous êtes venus gagner de l’argent avec la Sainte ?

— Non ! », se récria Mikael.

Berni s’arrêta pour le regarder. « Tu veux dire que ce n’est pas du boniment ? demanda-t-il d’un ton sceptique.

— Emöke chante, c’est tout. Elle l’a toujours fait. Avant d’arriver ici, les gens l’appelaient la Folle. Maintenant, c’est la Sainte.

— Un jour, quand ils se seront lassés d’elle, ils l’appelleront la Sorcière et ils la brûleront », dit Berni avec sérieux en reprenant sa marche.

Mikael sentit un frisson lui parcourir l’échine. Avait-il sauvé Emöke du bûcher d’Ojsternig pour qu’elle soit brûlée vive à Constance ? Il chassa cette pensée. « Pourquoi es-tu ici ? lui demanda-t-il.

— Moi, je suis avec mon maître.

— C’est qui ?

— Le très-noble et très-excellent comte Chapuys de Reves, annonça pompeusement Berni. Qui n’est rien de plus qu’un des chiens de l’empereur, tout comme je suis le sien.

— Et toi, quel est ton chien ? demanda Mikael avec un sourire.

— Moi, je suis le dernier de la chaîne. En dessous il n’y a que mon ombre », répondit Berni d’un ton sérieux.

Toujours cahin-caha, accompagnés par le charivari de la clarine et les plaisanteries cruelles des passants, ils se retrouvèrent bientôt devant un bâtiment important au centre de la ville, gardé par un grand nombre de soldats. Midi sonnait.

« Allons nous mettre quelque chose sous la dent, dit Berni. Tu as bien mérité un peu de nourriture pour m’avoir escorté. »

Ils passèrent entre les soldats, qui semblaient nerveux.

« Qu’est-ce qu’ils ont ? demanda Mikael en entrant dans le palais. Pourquoi tous ces soldats ? »

Dans les cuisines, Berni détacha le filet d’une poule faisane à peine sortie du four, qu’il partagea avec Mikael. « Viens », lui dit-il. Il l’emmena à l’arrière du palais, près d’une étroite fenêtre scellée de barreaux qui donnait dans les souterrains sur une petite pièce humide et sombre.

Mikael entrevit un homme en habit noir à l’épaisse barbe grise, qui priait, agenouillé sur le sol.

« Mon seigneur a reçu la mission infâme d’être le geôlier de ce pauvre hérétique, expliqua Berni. Il est chargé de sa surveillance dans la prison de Constance, où on l’enferme d’habitude. Mais l’empereur n’a pas assez confiance dans les gardes de la ville. Il a fait transférer l’hérétique ici, dans son palais, parce qu’une délégation d’évêques veut le rencontrer. Les saints hommes d’Église auront ainsi des repas dignes de leur Sainteté, chose impossible à la prison. »

Mikael regarda le prisonnier. Il devait avoir dans les quarante-cinq ans, mais il était très éprouvé et ressemblait à un vieillard. Son nez aquilin était couvert de sueur, sa peau blême était sans éclat. Quand l’homme sentit leur présence, il leva les yeux. Mikael vit qu’ils étaient d’un noir intense, luisant dans la pénombre comme des braises.

« Qui est-ce ? demanda Mikael.

— Son nom ne peut pas être prononcé à haute voix, par les temps qui courent », répondit Berni. Il s’approcha de Mikael et lui susurra à l’oreille le nom de l’hérétique.

Moins d’une demi-heure plus tard, Mikael entrait au pas de course dans leur tente. « Volod ! Volod ! », s’écria-t-il, tout excité.

Celui-ci leva sur lui un regard vide embrumé par le vin.

Mikael le secoua par les épaules. « Volod, écoute-moi ! »

Son regard de loup, comme voilé, se posa sur Mikael. Mais il avait du mal à ajuster sa vision. « Qu’est-ce que tu veux encore ? demanda-t-il d’une voix pâteuse.

— J’ai vu Jan Hus ! dit Mikael. Et j’ai peut-être trouvé un moyen pour lui parler ! » Il se tourna vers Emöke, alla près d’elle. « Emöke, lui demanda-t-il en lui caressant les cheveux, tu voudrais chanter pour un noble, dans son palais ? »

59

« Vois-tu la Sainte Vierge ? », demanda un prélat obèse vêtu de noir, que ses dents proéminentes faisaient ressembler à un rat. Il fixait un regard inquisiteur sur Emöke, debout face à lui.

Sur la demande du comte Chapuys de Reves, elle avait dû ôter ses vêtements misérables, pour enfiler une élégante robe de drap florentin orange aux manches turquoise.

Mikael, à côté d’elle, était tendu. Il essayait de déchiffrer les expressions sur le visage du comte, assis à côté du prélat. Le noble était vêtu à la française, en habits de satin damassé bleu et jaune. Ses doigts couverts de bagues scintillaient à la lumière des candélabres. Il avait l’air de s’ennuyer. Sobre pour la première fois depuis longtemps, Volod se tenait un pas derrière Mikael.

Outre le maître de maison et le prélat étaient présents le jeune secrétaire de ce dernier, et Berni. Ils se trouvaient dans un vaste salon, au plafond à caissons richement décoré. Impatients d’entendre chanter la Sainte, les invités attendaient derrière la porte.

Le prélat avait exigé de l’interroger avant, pour éviter tout risque de fanatisme, en un moment où la question des trois papes faisait vaciller la Sainte Église au-dessus d’un abîme théologique.

« Réponds. Vois-tu la Sainte Vierge ? répéta le prélat.

— Non, répondit Emöke.

— L’entends-tu murmurer à ton oreille ?

— Non.

— Saint Pierre te suggère-t-il lequel des trois papes est le vrai ?

— Non.

— Parles-tu avec les morts ?

— Seulement avec mon mari. »

Sur le visage de l’inquisiteur apparut une expression cruelle. Il avait trouvé la faille. « Veux-tu dire que ton mari est mort et que tu lui parles ? »

Mikael se raidit.

« Est-ce qu’une femme ne doit pas toujours parler avec son mari, Votre Excellence ? », demanda Emöke sans se troubler.

Dans le salon, pendant un long, interminable instant, on n’entendit plus une mouche voler.

Le comte Chapuys de Reves ricana.

« Il n’y a pas de quoi rire, comte », dit le prélat, avant de se rendre compte que son ton était déplacé face à un noble de haut rang. « Je voulais dire, excellence… reprit-il pour corriger son erreur. Cette femme est étrange, ne pensez-vous pas ?

— Monseigneur, intervint alors Berni, a emmené avec lui son propre dépeceur de lapins et son propre plumeur de volaille, votre Demi-Sainteté, comme si à Constance on mangeait les lapins avec leurs poils et les faisans avec leurs plumes. Et c’est à lui que vous demandez de juger si quelqu’un est étrange ? »

Le comte rit de bon cœur.

« Nous devons écouter les Prophètes qui disent… reprit le prélat.

— Oh, par pitié, ne citez pas les Prophètes ! l’interrompit Berni. La Bible ne parle que de ceux qui ont réussi ! »

Le comte rit à nouveau.

Mikael sourit.

« Votre bouffon devrait apprendre à mieux tenir sa langue, s’il ne veut pas risquer le bûcher, fit le prélat avec agacement.

— Mais qui donc viendrait me voir brûler ? Vous ne feriez que dépenser du bois pour rien, dit Berni. Toute la ville attend que vous fassiez rôtir l’hérétique. C’est cela votre grand spectacle. »

Le prélat rougit de colère. « Excellence, veuillez faire taire ce monstre ! s’exclama-t-il.

— Vous me faites honneur, répondit Berni tout à trac, en s’inclinant devant le prélat. C’est un privilège d’être un monstre à vos yeux, depuis que j’ai découvert que saint Judas lui-même en était un. »

Le prélat bondit sur ses pieds. « Comment oses-tu ?

— Votre éminentissime Demi-Sainteté, vous devriez pourtant savoir que c’est la vérité, répliqua Berni, feignant l’étonnement. Dans les rues de Constance et dans les églises, en toutes ces journées de procession des reliques, j’ai compté vingt-cinq doigts des mains de saint Judas. Puis sept fémurs, deux crânes, une centaine de dents et une telle quantité de côtes que mon cerveau en a perdu le compte. Chacun de ces saints ossements est exhibé comme une relique. Par conséquent, si ce que disent les prêtres est vrai — et comme chrétien, je crois que l’Église ne ment jamais —, il ne me reste qu’une chose à en déduire : saint Judas était un monstre à deux têtes emplies d’une infinité de dents, avec une main de douze doigts et l’autre de treize, sept jambes et un thorax long de deux perches au moins, pour contenir une telle quantité de côtes. »

Le comte explosa d’un rire bruyant. Il se tourna vers le prélat. « Allons, quel mal peut faire une femme qui s’apprête en chantant à nous faire passer une soirée agréable ?

— Quel mal peut faire une femme qui tend une pomme à l’homme dans le Paradis terrestre ? », répliqua le prélat en haussant les sourcils par sarcasme.

Le comte le foudroya du regard. « Alors nous ferons bien attention que cette femme ne nous vende pas de pommes », dit-il d’une voix dure en fixant le prélat. Et il ajouta, agacé : « Pour l’instant, nous écouterons sa voix, parce que l’empereur m’a demandé un avis avant de l’écouter lui-même. Et je ne tiens pas à lui communiquer que votre… Demi-Sainteté… m’a empêché de satisfaire sa curiosité en avançant des chicaneries pédantes. »

Le prélat pâlit.

« Je crois que nous nous sommes compris », conclut le comte en souriant. Il se leva et le regarda d’une manière hautaine. « Bien sûr, vous nous ferez la grâce, vous et votre secrétaire, de ne pas assister au spectacle, afin de ne pas le gâcher par votre aspect lugubre. À présent, débarrassez-nous de votre présence. » Il se tourna vers les portes, derrière lesquelles attendaient les serviteurs, l’oreille tendue. « Que la fête commence ! »

Elles s’ouvrirent à l’instant. Une élégante foule multicolore se déversa bruyamment dans le grand salon, tandis que le prélat et son jeune secrétaire, penauds, rejoignaient la sortie.

Les serviteurs conduisirent Emöke jusqu’à une petite scène revêtue de soie placée au fond de la salle.

Mikael et Volod se mirent au pied de l’estrade, Berni à leurs côtés.

« On le verra quand, Jan Hus ? demanda Volod avec impatience.

— Ce ne sera peut-être pas possible, répondit Berni.

— C’est pour ça qu’on est là, l’estropié ! », lâcha Volod.

Mikael regarda Volod avec agacement. Ces dernières semaines avaient miné sa confiance en lui. « Arrête, Volod, dit-il, venimeux. Si on t’avait écouté, on en serait encore à se saouler au fond de la tente.

— Ne perds pas ton temps à me défendre », dit Berni en souriant. Mikael, assombri, continuait de fixer Volod avec colère.

« Tu sais quoi ? dit Berni à Mikael. Ton pire défaut est que tu ne ris guère. Les gens comme toi pensent que c’est le cœur qui règle la vie et les âmes. Mais n’importe quel boucher pourrait t’expliquer que le cœur est un organe comme les autres, qu’on peut peser sur une balance. Alors que personne ne pourra jamais peser un rire. Le rire allège. Le rire permet de voler. » Il se tourna vers Emöke. « La Sainte a de l’esprit. Elle est capable de voler. »

Une fois les invités installés dans les fauteuils apportés par une armée de serviteurs empressés, le comte fit un signe en direction de la scène.

« Chante, Emöke », chuchota Mikael.

À ce moment-là, dans le silence de l’attente, on entendit un grincement. L’instant d’après apparaissait une vieille femme assise dans un étrange siège à roues de bois, tapissé de velours et poussé par deux dames de compagnie. Elle avait un regard dur et fixe, les cheveux rassemblés sous une coiffe où brillaient des pierres précieuses. Son corps minuscule était racorni comme une prune sèche. Les bras sur les accoudoirs de son siège mobile, elle serrait les poings.

« Mère ! », s’exclama le comte en se précipitant à sa rencontre. Il regarda les deux dames d’un air de reproche. « Le médecin vous a ordonné de garder le lit.

— Je veux… entendre… », dit la vieille comtesse d’une voix rauque et faible, mais sans réplique.

Consterné, le comte acquiesça et deux serviteurs firent une place à la comtesse au premier rang, juste devant la scène.

Emöke fixait la vieille femme et ne se décidait pas à commencer.

« Chante, Emöke », répéta Mikael.

Elle descendit de la scène et se dirigea vers la femme, sans cesser de la regarder.

Les deux dames de compagnie s’interposèrent.

La vieille comtesse fixait Emöke de ses yeux durs. « Laissez-la passer… idiotes… »

Elles s’écartèrent.

Emöke s’approcha d’elle et prit sa main entre les siennes. Elle la lui caressa, sous les regards abasourdis des nobles de l’assistance, incapables d’imaginer un contact aussi intime avec une femme du peuple. Lentement, elle ouvrit les doigts contractés et les détendit. « Laissez-la partir, madame », lui chuchota-t-elle. Elle reposa la main ouverte de la comtesse sur l’accoudoir du fauteuil. Puis elle prit son autre main et l’ouvrit à son tour. « Laissez-la partir », répéta-t-elle.

La vieille femme la regardait toujours avec les mêmes yeux durs et pleins de hargne. Elle referma les mains d’un coup, comme deux pièges.

« Laissez-la partir, elle empoisonne votre esprit et tue votre corps », dit Emöke, parlant avec la comtesse comme s’il n’y avait personne.

Les nobles, embarrassés, assistaient en silence à cette scène inattendue. Quelqu’un toussa.

« Qui devrait-elle laisser partir ? », demanda le comte.

Emöke semblait ne pas avoir entendu, le regard toujours plongé dans celui de la vieille dame. Soudain, elle pivota sur elle-même, monta sur la scène et entonna une musique âpre et désagréable, d’une voix qui raclait ses cordes vocales.

Les nobles commencèrent à marmonner, agacés.

Mikael ne comprenait pas. Il n’avait jamais entendu Emöke chanter ainsi. Il regarda le comte et le vit mécontent, le visage sombre.

Les murmures de désapprobation s’intensifiaient mais Emöke, regardant la comtesse, continuait de chanter. Elle aussi tenait les poings serrés et avait sur le visage une terrible expression de colère. Mais juste avant que le comte ne se lève pour mettre fin à la prestation, la voix d’Emöke s’éclaircit, les notes se firent plus douces, ses mains commencèrent à s’ouvrir comme une fleur déployant ses pétales, les rides s’effacèrent de son front, son expression de colère disparut.

Le parterre cessa ses murmures, fasciné par cette transformation. Le comte lui-même, qui s’était levé, se rassit.

La vieille dame, lentement, ouvrit les mains.

Le chant d’Emöke devint déchirant, comme inspiré par une douleur antique, profonde. Des larmes lui vinrent aux yeux. Ses mains, à présent complètement ouvertes, s’accrochèrent à sa robe sur sa poitrine, comme si elle voulait l’arracher dans son désespoir. Puis, quand la douleur qu’elle chantait atteignit son comble, la mélodie changea peu à peu pour devenir un chant plein de douceur, presque une berceuse, où il n’y avait pas de bonheur mais une profonde sérénité, une acceptation. C’était le chant de l’eau qui s’écoule, limpide, et emporte avec elle, sans violence, tous les restes de la colère et de la douleur.

Mikael vit couler une larme solitaire sur la joue de la vieille dame. Elle avait porté les mains, ouvertes, à son cou.

Le parterre était muet. Le comte, abasourdi, ne pouvait plus détacher ses yeux de sa mère.

« Essayons maintenant, dit Berni à mi-voix. Venez. »

Mikael et Volod le suivirent discrètement, rasant le mur du salon jusqu’à une porte. Ils sortirent, et Berni les guida le long d’un couloir qui menait à l’escalier des souterrains. Ils se retrouvèrent face à une dizaine d’hommes armés.

« Qu’est-ce que tu veux ? demanda le capitaine des gardes à Berni.

— Nous voulons voir le prisonnier. »

Le capitaine eut un rire railleur. « Tu me prends pour un imbécile, bouffon ? dit-il. Personne peut l’approcher. Ordre du comte.

— Allons, ce sont deux amis, dit Berni en montrant Mikael et Volod.

— Des amis de qui ? De l’hérétique ?

— Des amis à moi.

— Des amis à toi ? Des bouffons comme toi, donc ! » Le capitaine se tourna vers ses hommes. « Ils veulent faire rire l’hérétique ! »

Les gardes ricanèrent.

« L’hérétique n’a guère de quoi rire, le procès se termine et on prépare déjà le bûcher, dit le capitaine. Partez, avant que je perde patience.

— Nous pouvons vous payer pour votre obligeance, intervint Mikael. Il est important pour nous de lui parler.

— Et il est important pour moi de ne pas être pendu. Personne ne peut parler à l’hérétique.

— Que pourrions-nous faire ? Nous sommes désarmés », continua Mikael.

Le capitaine dégaina son épée. « Partez », répéta-t-il.

Derrière lui, les gardes posèrent la main sur leur arme.

Volod s’en alla. « Ce que je peux être idiot ! Faire confiance à un bouffon ! s’exclama-t-il rageusement tandis qu’ils revenaient par le même couloir.

— Vous l’avez entendu vous aussi, se justifia Berni. La fin approche et ils craignent un coup de main de ses partisans… »

Volod, sans répondre, revint dans le salon, suivi par Mikael et Berni, au moment où Emöke terminait son chant.

Les nobles étaient secoués. Ils s’étaient attendus à une simple chanteuse. Or il leur semblait avoir assisté à autre chose. Ils n’auraient su dire quoi, mais chacun s’était senti touché dans la partie la plus intime de son être. Personne n’applaudit, ce fut juste un murmure confus, gêné. Certaines dames avaient le regard empli d’émotion. Les hommes essayaient de se donner une contenance. Quand les serviteurs apportèrent des carafes de vin français et des plateaux de victuailles, tous se jetèrent dessus.

Le comte s’approcha de sa mère. « Vous avez pleuré ? », lui demanda-t-il avec stupeur.

La vieille comtesse ne répondit pas. Elle fit signe à Emöke de s’approcher.

Mikael l’aida à descendre de l’estrade et la conduisit près de la comtesse.

Les mains de la vieille dame n’étaient plus serrées. Son visage ridé s’était détendu, il avait perdu sa dureté figée. « Qui es-tu, ma fille ? », lui demanda-t-elle. Même sa voix, nota Mikael, n’avait plus toute cette âpreté. « Si tu avais des ailes, je croirais que tu es un ange.

— Les anges n’ont pas d’ailes, madame, répondit Emöke avec sérieux. Ce ne sont pas des pigeons. Et ils n’ont même pas de corps.

— Comment sont-ils faits, alors ?

— Ils ne sont faits d’aucune manière, madame. Ils sont une petite brise.

— Une petite brise ?

— Oui, comme le passage d’un voile de soie. » Emöke se baissa et chuchota à l’oreille de la comtesse. « Il ne vous arrive jamais de penser qu’une de vos dames est entrée dans la pièce, et quand vous vous retournez, la pièce est vide ? chuchota-t-elle. Mais ne dites à personne que vous entendez les anges, sinon ils vous prendront pour une folle. »

La vieille dame la regarda et une lueur imperceptible passa dans ses yeux. Elle se tourna vers son fils. « Récompense cette fille par toute chose qu’elle désirera, lui dit-elle.

— Elle aura les cinq pièces d’or convenues.

— De l’argent ! marmonna la comtesse, qui regarda Emöke. L’argent t’intéresse, ma fille ? »

Emöke fit non de la tête.

La vieille comtesse prit la main d’Emöke dans sa main racornie. « Merci, ma fille. Toi et moi savons ce que tu m’as aidée à faire, n’est-ce pas ? »

Emöke la regardait de ses yeux vides.

« Madame… », intervint Mikael. Il baissa la tête avec respect. « Puis-je moi-même vous demander quelque chose ? »

La vieille dame le regarda en levant un sourcil. « Toi, l’argent t’intéresse, je parie.

— Non, madame.

— Et que voudrais-tu ?

— Parler avec Jan Hus », répondit Mikael.

Le comte s’interposa : « Impossible.

— Tais-toi », le coupa la comtesse. Elle regarda Mikael puis Emöke. « C’est toi qui veilles sur elle ?

— Oui, madame.

— Vous faites une étrange compagnie, dit la vieille dame, avec une moue amusée. Pourquoi veux-tu parler avec lui ?

— Impossible, mère, intervint de nouveau le comte d’un ton péremptoire, avant que Mikael ne puisse répondre. Il est sous ma tutelle et je ne peux pas l’autoriser. »

La comtesse fixa Emöke. « C’est important ? », lui demanda-t-elle.

Emöke acquiesça.

« Fais-la parler avec l’hérétique, dit alors la comtesse à son fils.

— Non, mère…

— J’ai promis de donner à cette femme tout ce qu’elle pouvait désirer. Elle ne veut rien pour elle-même. Et elle a cédé son crédit à ce garçon », l’interrompit la comtesse. Puis elle se tourna vers ses dames de compagnie. « Emmenez-moi dans ma chambre, idiotes. »

« Impossible de raisonner cette femme », soupira le comte en regardant sa mère s’éloigner. Puis il se tourna vers Mikael et lui dit : « Venez, je vous laisserai parler avec Jan Hus ».

Le cœur de Mikael bondit dans sa poitrine.

60

Le comte ordonna qu’on fasse place devant le corps de garde. Berni fixa le capitaine et dit : « Alors, c’est qui, le bouffon ? »

L’autre devint rouge de colère.

Berni fit un clin d’œil à Mikael et murmura : « Ris ».

En descendant l’escalier obscur, précédé par le comte et suivi d’Emöke et de Volod, Mikael sentait son sang courir plus vite dans ses veines. Ils allaient rencontrer l’homme pour qui ils étaient venus à Constance. L’homme qui s’était rebellé sans peur contre l’Église en dénonçant les crimes, la corruption et l’infâme commerce des indulgences. L’homme qui ne craignait pas les puissants, qui n’avait plié devant aucun des trois papes. Et cet homme-là répondrait à ses questions, pensait Mikael, ému.

Avant d’entrer dans la cellule provisoire installée pour l’hérétique, il fallut passer devant un autre groupe de gardes. Les hommes s’écartèrent, tête baissée, devant le comte. Le geôlier fit tinter son trousseau de clés devant la porte et ouvrit les deux serrures.

« Je ne vous accorderai pas beaucoup de temps », dit le comte à l’adresse de Mikael.

Celui-ci acquiesça. Il sentit la main d’Emöke lui caresser le dos.

Le comte entra dans la cellule. « Jan Hus de Husinec, tu as de la visite », dit-il. Il se tourna vers Mikael, Volod et Emöke. « Entrez. »

Mikael fit un premier pas timide. La cellule, malgré l’été, était humide et froide. Il y régnait une âcre odeur d’urine. Quand ses yeux s’habituèrent à la pénombre, il aperçut dans un coin un pot de chambre plein que personne ne s’était soucié de vider. La cellule n’était meublée que d’une planche, accrochée au mur par deux chaînes de fer. Sur la planche, une chandelle de suif presque entièrement brûlée projetait une lueur instable sur cette silhouette maigre, vêtue de noir, agenouillée, et sur ses mains squelettiques qui tenaient un livre de prière.

Mikael s’arrêta. Volod le poussa pour passer devant et s’approcha de l’homme agenouillé. Emöke prit la main de Mikael et la serra.

« Messire, dit Volod, nous sommes venus pour vous parler. »

Jan Hus ne tourna pas la tête.

« Messire ? », dit à nouveau Volod.

Jan Hus resta immobile, absorbé, son livre de prière à la main, comme s’il était seul dans sa cellule.

« Nous avons entendu parler de vous jusque dans les montagnes où nous vivons, continua Volod. Nous avons parcouru plus de trois cents lieues pour entendre votre voix. »

Jan Hus se tourna lentement. Regarda Volod. Ses yeux étaient tristes, sa longue barbe broussailleuse. Son costume noir usé et sale. « Je n’ai rien à vous dire, murmura-t-il. Allez-vous-en. » Puis il se retourna et recommença sa lecture. Mikael et Emöke étaient encore sur le seuil de la cellule, dans l’ombre.

« Messire… », reprit Volod.

Mais Jan Hus, plongé dans la prière, ne l’écoutait pas.

« Vous êtes comme les autres, explosa Volod. Vous prêchez pour vous-même. Par orgueil. Vous êtes sourd aux gens ordinaires. »

Jan Hus ne réagit pas.

Volod se tourna vers la porte. « Allons-nous-en, dit-il à Mikael en passant devant lui. On s’est trompés.

— Non, je veux rester ! répondit Mikael.

— Pour quoi faire ? C’est si amusant de l’écouter chuchoter ses prières, comme n’importe quel prêtre ? »

Mikael sentit Emöke presser sa main plus fort. « Je reste jusqu’à ce qu’on me chasse », dit-il.

Volod souffla de colère. « Ils sont tous les mêmes… marmonna-t-il. Il voulait le pouvoir et ça a mal tourné. »

Le silence retomba. Mikael fut pris d’une sensation bizarre. Confus, perdu dans le brouillard, sans points de repère. Il avait sauvé Emöke, prêt à risquer sa vie parce c’était juste, et parce qu’il voulait changer le monde. Il ne savait plus maintenant ce qui était juste. Ses idéaux s’éteignaient peu à peu, à mesure qu’il s’enfonçait dans les sables mouvants de Constance.

Puis le comte dit : « C’est fini. Vous devez partir. »

Jan Hus murmurait toujours ses prières.

Le geôlier entra dans la cellule. « Dehors. »

Alors Jan Hus, sans détacher les yeux de son livre, dit : « Je ne répondrai qu’à une seule question ».

Volod fit un pas en avant au moment où Jan Hus se tournait vers eux.

« Non », dit ce dernier. Il tendit son index maigre vers Mikael. « Lui. »

Envahi par l’émotion, Mikael lâcha la main d’Emöke.

Jan Hus s’adressa au geôlier : « Lui seul ».

Le geôlier fit signe à Volod et Emöke de sortir.

En écoutant les pas de Volod et Emöke s’éloigner, Mikael sentit son cœur battre de plus en plus fort.

« Viens plus près », lui dit Jan Hus en se levant à grand-peine.

Mikael s’avança.

Jan Hus prit la chandelle sans prêter attention à la cire qui coulait sur ses doigts, et la leva près du visage de Mikael pour l’examiner. Les yeux de l’hérétique brillaient intensément dans cette lumière.

Mikael y vit tout un monde. La force et la détermination, la fatigue et la résignation, la foi et le courage, la peur et la tristesse.

Jan Hus acquiesça imperceptiblement. « Qui es-tu ? », demanda-t-il. La chandelle était si près que Mikael sentait la chaleur de la flammèche.

« Je ne sais pas », répondit Mikael comme dans un rêve.

Jan Hus acquiesça de nouveau et demanda : « Pourquoi es-tu ici ? »

Mikael de nouveau répondit : « Je ne sais pas ».

Jan Hus continua de le fixer, longtemps. « Tu es sincère », dit-il.

Les jambes de Mikael flageolaient sous le regard sérieux et pénétrant de cet homme.

« Pose-moi ta question. »

Mikael s’était préparé à ce rendez-vous des jours durant, quand il avait imaginé le rencontrer. Depuis son arrivée à Constance. Et avant encore, pendant le voyage. Il voulait savoir ce qu’était la liberté. Il ouvrit la bouche, mais la question resta dans sa gorge. Comme si elle n’avait plus de sens. Il resta silencieux, perdu dans le regard de braise de Jan Hus derrière la flamme de la chandelle, qui s’éteignait peu à peu.

Jan Hus ne bougeait ni ne parlait. Il attendait.

« Qu’est-ce que je dois faire ? », demanda Mikael après un certain temps, s’étonnant presque de la question, formée sur ses lèvres avant de l’être dans sa tête, comme jaillie de son cœur. « Qu’est-ce que je dois faire pour ne pas me perdre ? », répéta-t-il, une manière de se rendre compte lui-même de ce qu’il demandait.

Jan Hus le fixa longuement. La chandelle brilla plus fort un instant, avant de s’éteindre.

Mikael entendit dans l’obscurité la voix de Jan Hus, comme venue de nulle part.

« Cherche la vérité… » La voix de Jan Hus était profonde et lasse. « Écoute la vérité… apprends la vérité… aime la vérité… dis la vérité… tiens-t-en à la vérité… défends la vérité jusqu’à la mort… parce que la vérité te rendra libre… » Sa voix se brisa, ou plutôt s’éteignit, comme s’était éteinte la chandelle.

Mikael restait immobile. Lentement, il tendit le bras. Il avait besoin de toucher cet homme qui l’avait si profondément frappé, mais sa main ne rencontra que l’air. Jan Hus n’était plus devant lui. Mikael eut peur, comme s’il avait seulement rêvé cette rencontre.

Soudain, la lumière d’une chandelle éclaira la pièce derrière lui. Mikael vit alors Jan Hus agenouillé près de la planche, son livre de prière à la main.

Le geôlier venait de déposer une autre chandelle à côté de l’hérétique, qui ne sembla pas s’en apercevoir. « Allons-y », dit-il ensuite à Mikael. Il le prit par le bras et le ramena dans le couloir.

Au moment où Mikael sortait, le comte se présenta au seuil de la cellule. « Jan Hus de Husinec, tu seras remis demain matin au cardinal Othon Colonne pour être jugé, et nous ne nous verrons plus. Que Dieu soit avec toi et t’apporte ses conseils. »

Jan Hus ne répondit pas.

Le geôlier referma la porte.

« Qu’est-ce qu’il t’a dit ? », demanda Volod à Mikael alors qu’ils remontaient l’escalier sombre.

Mikael ne répondit pas. Il éprouvait des sentiments contradictoires. Son corps était lourd, mais il sentait une certaine légèreté dans son cœur.

À leur retour dans le salon, le comte dit : « Amusez-vous, mangez, buvez. Ensuite, vous passerez voir mon secrétaire pour recevoir votre rétribution. »

Mikael fit oui de la tête, distraitement.

Berni les rejoignit.

« Ne disparaissez pas, ajouta le comte, qui distribuait déjà sourires et salutations à ses invités. J’ai organisé d’autres soirées pour les prochaines semaines et j’aurai besoin des services de… la Sainte », dit-il avant de s’éloigner.

« Alors ? Qu’est-ce qu’il t’a dit ? », demanda Volod dès que le comte se fut éloigné.

Mikael le regarda. « De chercher… la vérité.

— C’est tout ? dit Volod.

— Oui. »

Volod hocha la tête. « Ils sont tous pareils, ils savent seulement faire des phrases, comme toi. Allons boire, au moins la soirée aura servi à quelque chose.

— Non, ne reste pas ici », dit Emöke à Mikael en serrant de nouveau sa main.

Mikael lui sourit. « Non, nous ne restons pas.

— Faites comme vous voulez », marmonna Volod d’une voix sourde en se dirigeant vers un serviteur qui proposait du vin.

Mikael ressentit à nouveau un profond mépris pour cet homme qu’il avait pourtant regardé comme un héros, en un temps qui semblait maintenant appartenir à une autre vie. Volod n’était qu’un homme plein de colère, de rancœur et de frustration, qui révélait à présent sa vraie nature.

« Ce n’est pas vrai, dit Emöke.

— Quoi ? »

Emöke ne répondit pas et l’emmena vers la sortie du salon.

« N’oublie pas que la vie est une bouffonnerie ! lui cria Berni en les voyant partir. Ris, mon frère ! »

Mikael vit Emöke se tourner et sourire à Berni.

Sur le chemin du retour, Mikael regarda les gens qui se bousculaient dans les rues, malgré la nuit déjà bien avancée. On aurait dit qu’ils ne savaient pas quoi faire, comme lui. Il regarda Emöke marcher, l’air vide. En apparence, rien ne la touchait. « Qu’est-ce qu’on fait ici ? lui demanda-t-il sans attendre de réponse.

— Tu n’as pas encore la force de rentrer, répondit-elle. C’est un long chemin. »

Mikael, étonné, la regarda. Il hocha la tête. « Il n’y a aucune vérité ici, dit-il le visage sombre, en repensant aux paroles de Jan Hus.

— Un champignon se cache sous des millions de feuilles dans un bois, dit Emöke. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas le trouver. »

Ils marchèrent en silence, côte à côte, dans le vacarme de la foule.

« Tu n’es pas folle, hein ? finit par lui demander Mikael.

— Ris, mon frère ! », dit-elle. Et elle se mit à chanter, pas à sa manière habituelle, mais plutôt comme n’importe quelle jeune fille joyeuse.

61

Agnete regarda sans rien dire la servante qui apportait le dîner d’Eloisa.

Cette servante, nommée Lucilla, avait moins de vingt ans. Elle était gracieuse, le sein opulent, un cul qui balançait sous sa jupe. Comme chaque jour depuis des semaines, elle posa le plateau sur la table et lança un regard à la grosse chatte au long poil touffu roux et noir, lovée sur le lit.

« Pourquoi vous gardez cette sale bête ? dit-elle.

— Tu me poses la question un jour sur deux, répondit Agnete. Tu peux dire à la personne qui t’a chargée d’enquêter…

— Qui ? Personne m’a demandé…

— Tu peux dire à la personne qui t’a chargée d’enquêter, répéta Agnete d’une voix qui couvrit celle de Lucilla, que nous la gardons parce que c’est une excellente compagnie pour une femme enceinte prisonnière dans un château. Et dis-lui également que Sa Seigneurie la princesse nous a personnellement autorisées à la garder.

— Ah, si la princesse l’a dit… », ironisa Lucilla.

Agnete fit semblant de ne pas avoir entendu et poursuivit : « Et tu peux aussi dire à ton maître que nous trouvons la compagnie d’une chatte plus agréable que celle des poules comme toi, qui caquettent sans arrêt ». Elle agita la main comme on fait pour chasser une poule. « File. »

Lucilla haussa les épaules, fit la moue et partit.

« Allez vous faire foutre, toi et l’autre ! », s’exclama Agnete en direction de la porte qui se fermait.

Eloisa, couchée près de la chatte, se mit à rire. Mais nerveusement, comme chaque fois qu’elle s’apprêtait à manger, depuis qu’elle avait entendu la conversation entre le prince Marcus et l’aide-comptable. Elle posa la main sur son ventre, terrorisée à l’idée qu’il puisse arriver quelque chose au bébé. Chaque nuit, elle faisait de terribles cauchemars.

Agnete prit une écuelle de terre cuite où elle posa une des cailles farcies aux châtaignes et au lard. « Allez, viens, Eva, et que Dieu te protège », dit-elle à la chatte.

La chatte se leva paresseusement, bâilla, s’étira puis descendit du lit. Elle avait un ventre énorme.

Agnete l’avait apportée depuis qu’elle avait appris le complot des deux autres pour priver Ojsternig de l’héritier qu’Eloisa portait. « Mais pourquoi cette pauvre chatte, qui est grosse ? », avait protesté faiblement Eloisa. La réponse d’Agnete avait été lapidaire : « Certains poisons tuent les gens. D’autres provoquent des avortements ». Eva goûtait désormais tous les plats destinés à Eloisa.

La chatte flaira l’écuelle avant de commencer à manger.

Agnete étudiait attentivement ses réactions.

« Mère… dit Eloisa.

— Attends, répondit Agnete sans quitter la chatte des yeux.

— Mère… La voix d’Eloisa se faisait plus pressante.

— Ne me distrais pas, bon Dieu ! maugréa Agnete.

— Mère… j’ai perdu les eaux. »

On n’entendit plus pendant un instant que le bruit des dents d’Eva croquant la carcasse. Agnete bondit alors vers le lit et souleva la jupe d’Eloisa. La peau de loup était inondée d’un liquide visqueux.

« Sainte Vierge, murmura Agnete, ça y est. » Quand elle regarda sa fille, ce fut avec une expression calme et résolue. « Tu sais toi aussi que c’est seulement le début… lui dit-elle.

— J’ai peur.

— Peur de quoi ? dit Agnete. Accoucher est la chose la plus naturelle du monde. C’est pour ça que nous sommes nées, nous les femmes.

— J’ai peur, répéta Eloisa, les yeux écarquillés.

— Tu as vu accoucher des dizaines de femmes.

— Et certaines sont mortes… » La voix d’Eloisa était proche des larmes.

« Mais ça ne t’arrivera pas.

— Pourquoi ? demanda Eloisa d’une voix enfantine.

— Parce que tu es ma fille. Ça ne peut pas t’arriver.

— Pourquoi ?

— Parce que je ne le permettrai pas. »

Eloisa parut se calmer.

« C’est juste le début. Tu sais bien comment ça se passe. Maintenant je vais essuyer tes jolies fesses roses. Tu n’as rien d’autre à faire que respirer et rester calme. Il peut encore se passer des heures avant que les douleurs commencent.

— Oui…

— C’est bien, ma fille. » Agnete ôta la peau de loup trempée, avant d’essuyer Eloisa avec un linge de lin. Elle se pencha sur l’entrée de son vagin et hocha la tête. « On n’y est pas encore. Reste là tranquille pendant que je vais tout préparer.

— Non ! s’écria Eloisa en s’agitant. Ne me laissez pas seule.

— Qui va me chauffer de l’eau et m’apporter tout ce qu’il me faut ? » Elle jeta un coup d’œil vers la chatte. « Eva, peut-être ? »

La chatte miaula.

« Je veux pas rester seule…

— Eloisa, ne fais pas des caprices comme une gamine.

— J’ai un mauvais pressentiment, mère…

— Oiseau de mauvais augure ! s’exclama Agnete en se signant d’une main et en faisant les cornes de l’autre. N’attire pas le mauvais sort ! » Elle pointa vers elle un doigt menaçant. « Tu restes là. Tranquille. » Elle sortit.

Eloisa demeura immobile quelques instants.

Eva, qui avait mangé toute la caille, sauta sur la table pour manger le reste du dîner sur le plateau. La lueur de la chandelle projetait son ombre gigantesque et sinistre sur le mur froid de la pièce. Eloisa ferma les yeux, effrayée. Puis la chandelle grésilla. La chatte cracha et sauta à bas de la table en renversant la chope de bière. Eloisa cria de terreur.

À ce moment-là, elle sentit la première contraction, qui la laissa le souffle coupé. « Mère… », gémit-elle, quand la douleur se fut calmée. Elle eut de nouveau un mauvais pressentiment. Désespérée, elle serra les mains contre son ventre, où le bébé poussait pour sortir.

Agnete ne réapparut qu’à la troisième contraction, apportant avec elle deux gros baquets fumants d’eau bouillante. Elle les posa sur le sol. « J’ai recommandé en cuisine de garder de l’eau sur le feu toute la nuit. Celle-ci aura sûrement refroidi quand on en aura besoin », dit-elle en haussant les épaules. Elle étala sur la table, l’un par-dessus l’autre, plusieurs linges de lin. À côté, un bocal de saindoux, un couteau bien aiguisé, du fil à coudre et deux aiguilles recourbées.

Un instant plus tard, la princesse Lukrécia apparut.

« Ah, vous voilà, Votre Seigneurie. Vous êtes venue surveiller votre bébé ? », s’exclama Agnete d’un ton agressif. Elle n’avait pas confiance en elle, et la considérait même avec un air de soupçon visible, bien qu’Eloisa lui ait parlé de leur amitié.

« Je ne peux pas parler à Agomar, dit d’emblée Lukrécia, en proie à l’agitation. Je voulais lui révéler le plan de Marcus mais j’ai entendu… » Elle s’arrêta, comprenant que quelque chose n’allait pas. « Que se passe-t-il ?

— Il se passe que le bébé frappe à la porte », dit Agnete.

Lukrécia s’approcha d’Eloisa, étendue sur le lit. « Comment vas-tu ? lui demanda-t-elle, inquiète.

— Comment elle devrait aller, à votre avis, Votre Seigneurie ? », dit Agnete, acide. Elle la poussa de côté. « Laissez-la respirer, vous l’étouffez. »

Lukrécia s’écarta docilement.

Eloisa lui sourit, toujours aussi effrayée.

Agnete avait de nouveau soulevé la jupe de sa fille. « Les contractions ont déjà commencé ? », s’exclama-t-elle, étonnée.

Eloisa acquiesça.

« Combien ?

— Trois.

— Trois », répéta Agnete. Elle tira une chaise à son chevet.

Quelques instants plus tard, vint une quatrième contraction. Eloisa cria et s’accrocha aux draps, qu’elle serrait spasmodiquement, le dos arqué.

Lukrécia porta la main à sa bouche et ouvrit des yeux ronds.

Agnete ne bougea pas. Quand la contraction eut cessé, elle commença doucement à compter jusqu’à la cinquième. « Tu vas vite, ma petite fille, dit-elle quand celle-ci aussi fut passée. Dans une heure à peine, tu riras avec ton bébé accroché au sein. »

Eloisa avait commencé à transpirer. « Il fait chaud…

— Supporte », dit Agnete, laconique.

Lukrécia prit un linge sur la pile préparée par Agnete, contourna le lit et vint faire de l’air à Eloisa.

Agnete la regarda sans aménité mais ne dit rien.

À mesure que les contractions se rapprochaient, elle se levait pour venir vérifier entre les jambes d’Eloisa, jusqu’à ce qu’elle dise : « Voilà, ça se dilate. On y est, ma petite fille. À partir de maintenant, quand je te le dirai, tu devras pousser ». Elle ouvrit le bocal de saindoux sur la table et s’en étala une noix sur les mains. Entre deux contractions, elle glissa deux doigts dans son vagin, puis la main tout entière, pour tâter le bébé.

Eloisa était pâle, sa sueur coulait en abondance. La douleur des contractions la laissait chaque fois épuisée, essoufflée.

« Ça y est », répétait Agnete mais sa voix, d’une contraction à l’autre, perdait de son assurance. Elle retourna à la table s’enduire de graisse jusqu’au coude. Elle glissa une main dans le vagin puis lentement, les yeux fermés, comme si sa vue tout entière était concentrée au bout de ses doigts, elle commença à y glisser aussi le bras.

Lukrécia vit une moue de désapprobation sur le visage d’Agnete. « Que se passe-t-il ? », demanda-t-elle d’une voix angoissée.

Agnete, sans répondre, continua à s’affairer dans l’utérus de sa fille, tandis qu’une expression inquiète se lisait sur son visage.

« Que se passe-t-il ? répéta Lukrécia.

— Allez chercher quelqu’un. J’ai besoin d’aide, dit Agnete d’une voix rauque. Et faites apporter du vin… Non, plus fort. De l’eau-de-vie.

— Que se passe-t-il ? demanda Lukrécia, effrayée.

— Vite ! cria Agnete. Vite… Votre Seigneurie, ajouta-t-elle en cherchant à se contrôler. Je vous en prie. »

Lukrécia quitta la chambre, en proie à la panique.

« Qu’y a-t-il, mère ? demanda Eloisa d’une voix faible.

— Rien d’inquiétant, ma chérie.

— C’est pas vrai…

— Si, c’est vrai…

— Non, c’est pas vrai…

— Quelle obstinée tu fais…

— Je le sais, moi, haleta Eloisa. J’ai ce… vilain… pressentiment… je vous l’avais dit, non ?

— Le diable en personne pourrait apparaître, il devra me passer sur le corps avant que je le laisse faire du mal à ma petite fille, dit Agnete, dont l’angoisse se lisait dans les yeux. Il ne t’arrivera rien, aussi vrai que Dieu existe.

— Ne laissez pas le bébé mourir, mère… »

Lukrécia revint, essoufflée d’avoir couru. Elle apportait une bouteille.

« Alors ? demanda Agnete d’un ton rude.

— Une servante va arriver, elle a déjà eu deux enfants », répondit Lukrécia. Elle lui tendit la bouteille. « Voilà de l’eau-de-vie. »

Agnete ôta le bouchon. « Ça va très bien se passer », dit-elle pendant qu’Eloisa, en proie à une nouvelle contraction, se tordait sur le lit. Elle s’approcha de la table pour prendre le couteau, qu’elle nettoya à l’eau-de-vie. À voix basse, elle dit à Lukrécia. « Il ne reste plus beaucoup de temps, Votre Seigneurie. Et ça ne sera pas beau à voir. Je vous conseille de vous retirer dans votre chambre et de vous boucher les oreilles. »

Lukrécia pâlit et recula d’un pas. « Qu’allez-vous faire avec ce couteau ? », murmura-t-elle.

À ce moment-là arriva Lucilla, la servante qui avait apporté le dîner. « Vous m’avez demandée ? »

Agnete dévisagea Lucilla, puis Lukrécia, d’un air désapprobateur. « C’est elle, la servante que vous avez appelée ?

— Non… répondit Lukrécia.

— Personne n’a le droit de venir ici sauf moi. Je suis celle qu’il faut, pour elle, rétorqua Lucilla avec un petit sourire vers Eloisa.

— Dites à Agomar que je ne la veux pas dans mes pattes, dit Agnete à Lukrécia.

— Je ne peux pas… Agomar…, commença Lukrécia, sans réussir cependant à expliquer ce qu’elle voulait dire ni la raison de son expression préoccupée.

— C’est Agomar qui m’envoie », lança la servante d’un air de défi.

Lukrécia se tourna vers elle, comme si elle ne la reconnaissait que maintenant. « Ah oui… tu es celle qui couche avec Agomar », dit-elle.

La servante mit les poings sur ses hanches. « Et alors ? », dit-elle d’un ton méprisant.

Agnete vit Lukrécia baisser la tête sans répliquer.

L’autre regardait Lukrécia avec arrogance, sachant le peu de cas qu’on faisait d’elle. « Vous vouliez me dire quelque chose… princesse ? »

Lukrécia resta silencieuse, incapable de surmonter sa faiblesse de caractère.

« Sors de là, cria Agnete en repoussant la servante, si tu ne veux pas que je te refasse la figure à coups de bâton !

— Personne d’autre ne viendra t’aider. Rappelle-toi ça, la vieille », dit Lucilla en quittant la pièce avec indolence.

Agnete referma la porte.

Eloisa gémissait.

Lukrécia, les yeux écarquillés, demanda d’un ton effrayé : « Et maintenant, qu’allons-nous faire ? »

Agnete la regarda intensément. « Maintenant vous allez devoir vous salir les mains, Votre Seigneurie. »

Lukrécia déglutit en silence. « Que dois-je faire ? demanda-t-elle enfin d’une voix étranglée.

— D’abord remonter ça, Votre Seigneurie, répondit Agnete en désignant les longues et précieuses manches de la robe de Lukrécia. Le sang, ça s’enlève difficilement sur la soie. »

Eloisa hurla.

« J’arrive, ma petite fille », dit Agnete.

Elle s’approcha de Lukrécia et, le couteau à la main, murmura pour qu’Eloisa n’entende pas : « J’aurais voulu ne pas avoir à m’en servir. Mais je dois couper. Sinon ils mourront tous les deux, le bébé et elle. Et peut-être que le bébé mourra de toute façon. Il se présente de travers et il a le cordon ombilical noué autour du cou. » Elle ferma les yeux un instant et serra les lèvres. « Ça ne va pas être beau, Votre Seigneurie, et ça sera douloureux. Vous pensez y arriver ? »

Lukrécia, les manches roulées au-dessus du coude, l’air terrifié, tenta d’acquiescer. Mais sa tête bougea à peine et ses yeux s’emplirent de larmes.

« J’ai besoin de votre aide, continua Agnete en la saisissant aux épaules.

— J’y arriverai », dit Lukrécia d’une toute petite voix, avec un ton craintif, presque interrogateur.

Agnete prit du saindoux, enduisit les mains et les avant-bras de Lukrécia, en la fixant droit dans les yeux. « Oui, vous y arriverez », lui dit-elle. Elle lui tendit la bouteille d’eau-de-vie. « Faites-la boire. Mais gardez-en un peu pour après. »

Lukrécia s’approcha d’Eloisa, qui hurla de douleur sous l’effet d’une nouvelle contraction. Lukrécia fit un bond en arrière et laissa tomber la bouteille sur le lit.

Agnete la ramassa et la lui rendit. Elle serra fort sa main autour du goulot. « Vous devez absolument y arriver. »

Lukrécia revint près d’Eloisa et la fit boire.

Eloisa toussa dès que l’eau-de-vie lui brûla la gorge.

« Bois, s’il te plaît », lui dit Lukrécia.

Eloisa la regarda, la terreur dans les yeux. « Ne faites pas mourir l’enfant…

— Personne mourra dans cette foutue chambre ! », s’exclama Agnete. Elle se pencha sur sa fille et la gifla violemment. « Compris ? » Puis, toujours à voix haute, elle ordonna à Lukrécia : « Par tous les saints, faites-la boire ! »

Après quelques gorgées supplémentaires d’eau-de-vie, le regard d’Eloisa s’embruma.

« C’est le moment, dit Agnete à Lukrécia. Venez. » Elle lui montra le vagin dilaté d’Eloisa. « Enfilez la main jusqu’à sentir le corps du bébé. Ensuite, vous cherchez la tête, vous descendez jusqu’au cou et vous passez deux doigts autour du cordon ombilical, pour l’empêcher de s’étouffer. »

Lukrécia regardait le vagin d’Eloisa sans bouger.

« Aidez-moi à sauver ma fille, je vous en supplie, Votre Seigneurie », implora Agnete avec tristesse.

Lukrécia enfila timidement sa main. Elle tentait de retenir les larmes qui lui brûlaient les yeux.

« Vous le sentez ? », demanda Agnete.

Lukrécia acquiesça.

« Vous avez trouvé le cordon ombilical ? »

Lukrécia acquiesça une nouvelle fois.

« Bien, écartez-le doucement de son cou. »

Les mains de Lukrécia s’affairèrent.

« Maintenant, fermez les yeux, Votre Seigneurie, dit alors Agnete. Et surtout, ne lâchez pas prise. » Elle approcha ses lèvres de l’oreille de Lukrécia, pour que sa fille n’entende pas. « Eloisa va crier. Je vais lui faire très mal, Dieu me pardonne.

— Qu’allez-vous faire ? demanda Lukrécia avec une sorte de sanglot dans la voix.

— Quoi qu’il arrive, ne lâchez pas prise, dit Agnete. Ensuite j’enfilerai mes mains et nous sortirons l’enfant. On est d’accord ? »

Lukrécia acquiesça.

« Fermez les yeux », dit encore Agnete. Elle prit une inspiration profonde puis, d’un coup de couteau sec et précis, trancha la chair.

Eloisa hurla de douleur et voulut bouger, mais la main d’Agnete la maintenait fermement.

Lukrécia pleurait maintenant à gros sanglots et sentait l’odeur du sang. Elle n’était pas loin de s’évanouir. Mais elle sentit à ce moment-là les mains d’Agnete contre la sienne, et le bébé commença à sortir.

Tout d’un coup, il était là.

« C’est un garçon », dit Agnete. D’un geste expert, elle dénoua le cordon ombilical autour du cou de l’enfant, dont le visage était cyanosé. « Respire, par pitié », murmura-t-elle. Elle se pencha sur la petite bouche charnue et y souffla sa propre respiration.

Le bébé, après quelques instants, toussa et se mit à vagir.

« Merci, Sainte Vierge », dit Agnete d’une voix cassée par la tension. Elle vit la main de Lukrécia toujours serrée autour du cordon. « Vous pouvez lâcher, maintenant, Votre Seigneurie », lui dit-elle avec gratitude.

Lukrécia lâcha prise et ouvrit les yeux. Elle vit le sang sur le lit, l’entaille profonde entre les jambes d’Eloisa, le bébé cyanosé. Elle hurla.

« C’est fini, Votre Seigneurie. C’est fini. »

Lukrécia s’affaissa et s’abandonna aux sanglots.

Agnete fit un nœud sur le cordon ombilical, avant de le couper. Puis elle mit l’enfant dans les bras d’Eloisa, qui semblait inconsciente. Elle donna de petites gifles à sa fille.

Eloisa ouvrit les yeux. « Mon bébé… », chuchota-t-elle, assommée par la douleur.

« C’est un garçon. Il va bien, caresse-le. Tu as été très courageuse. Mais il reste une dernière chose, ma petite fille, lui dit-elle en l’embrassant sur le front. Pousse encore un peu. »

Quand Eloisa expulsa le placenta, Lukrécia, en sentant l’odeur terrible qui en émanait, se mit à vomir.

Agnete prit une aiguille recourbée et du fil. « Tenez-la bien, qu’elle ne laisse pas tomber le bébé », dit-elle à Lukrécia. Elle commença à recoudre la plaie, après l’avoir désinfectée à l’eau-de-vie. Elle tamponna le sang, et vérifia silencieusement que l’hémorragie s’était bien arrêtée. Enfin, elle sourit. Elle regarda Eloisa, qui serrait faiblement son fils, anéantie par la douleur. « Jamais je n’aurais permis, même pas au diable, qu’on te prenne à moi. »

Eloisa sourit faiblement.

« Maintenant, il va falloir laver le bébé », lui dit doucement Agnete.

Lukrécia s’approcha, tendant les mains vers le nouveau-né. « Laissez-moi le faire. »

Agnete l’éloigna avec brusquerie. « Il n’est pas encore à vous », dit-elle avec amertume.

Lukrécia rougit. Elle baissa les yeux. « Excusez-moi… », bafouilla-t-elle, se rendant compte tout à coup de la situation. Par la volonté de son père, elle allait voler ce bébé qui avait eu tant de mal à naître. « Je suis désolée… »

Agnete la fixait d’un regard de haine.

La porte s’ouvrit soudain avec violence et Agomar apparut, la chemise hors des chausses. « Comment ? Vous vous êtes permis de chasser la femme que je vous avais envoyée ? grogna-t-il.

— Plutôt que me faire aider par cette putain… », commença Agnete, hors d’elle.

Agomar se jeta aussitôt sur elle pour la prendre à la gorge, presque jusqu’à l’étouffer. « Y a qu’une putain ici, c’est ta fille ! lui souffla-t-il au visage. Et c’est moi qui donne les ordres ! »

Soudain, la voix de Lukrécia se fit entendre dans la pièce, impérieuse. « Lâche-la ! »

Agomar se retourna, stupéfait.

Agnete aussi.

« Lâche-la ! », répéta Lukrécia, les traits tendus et la voix ferme. Elle saisit le bras d’Agomar qui serrait la gorge d’Agnete.

Surpris, Agomar lâcha prise.

Lukrécia se plaça entre Agnete et lui, le défiant d’un regard fier. Elle avait les cheveux ébouriffés, les bras souillés de sang, la robe tachée de vomi. Elle était pâle, la sueur perlait sur son front. Et elle mesurait deux empans de moins que lui.

Pourtant, face à l’expression résolue de ses yeux, Agomar recula.

« Dehors », dit Lukrécia.

Agomar hésita.

« C’est un ordre, dit Lukrécia, droite et redressant les épaules, fière et forte comme elle n’aurait jamais cru pouvoir l’être. « Rappelle-toi qui je suis. » Elle le fixa avec autorité. « Ne te permets plus jamais d’entrer ici sans ma permission. »

Les narines d’Agomar se dilatèrent. Rouge de colère, il esquissa une vague courbette et sortit, fermant la porte derrière lui.

Quand il eut disparu, Lukrécia sembla se dégonfler.

Agnete la regardait avec respect, et un profond étonnement.

« Marcus a proposé à Agomar de tuer mon père », dit Lukrécia sans se retourner. Les mots se bousculaient dans sa bouche. « Il lui a promis une rente à vie en échange du royaume. Il dit qu’il ne veut pas moisir dans ce trou. Et j’ai vu passer l’avidité dans les yeux d’Agomar. » Elle se tourna vers Agnete et Eloisa. « Maintenant nous sommes vraiment seules. »

Agnete la regarda quelques instants en silence. Elle prit le bébé, de moins en moins cyanosé, et le tendit à Lukrécia. « Tenez, lavez-le » lui dit-elle.

Lukrécia sentit de nouveau les larmes lui monter aux yeux. Elle regarda Eloisa.

« Vous nous avez défendues », dit faiblement Eloisa en essayant de sourire.

Lukrécia prit le bébé dans ses bras, maladroitement.

« Lavez-le vous-même… princesse », répéta Agnete avec dans la voix une note de respect qu’elle n’avait jamais eue. Elle trempa un linge dans l’eau tiède et le lui tendit. « D’abord la tête. Délicatement. » Puis, d’un ton presque revêche, elle l’avertit : « C’est pas une poupée ».

62

Ojsternig avait appris la nouvelle par la dépêche d’un messager qui avait crevé son cheval sous lui : trois semaines plus tôt, le 14 juin de cette année 1415, Eloisa avait mis au monde un garçon. L’enfant, disait la dépêche, jouissait d’une excellente santé.

« J’ai mon héritier », avait murmuré Ojsternig. Son plan avançait à merveille. Excité, il avait commencé à élaborer une stratégie. Il fallait d’abord s’occuper du “départ” provisoire, puis définitif, de Marcus. Dès lors il serait, au nom de sa fille, le tuteur de son héritier. Ce qui lui laisserait encore dix-sept ans de régence sur les deux royaumes.

Mais l’exaltation avait bientôt laissé place à la mauvaise humeur. Cela faisait plus de trois mois qu’il était à Constance, loin de ses intérêts. Cette ville chaotique était comme une prison, et il s’y ennuyait à mourir. Obligé de se rendre chaque jour à la cour de l’empereur, sans jamais pouvoir lui parler, et de passer des heures à faire bonne figure au milieu des autres membres de la noblesse. Sigismond de Luxembourg voulait affirmer son pouvoir devant toutes les éminences de l’Église réunies pour le concile. Leur montrer que l’empereur était reconnu et respecté par tous ses féodaux, et que nul ne pourrait remettre en question son autorité, son influence sur les affaires de l’Europe et sa suprématie, pas même le pape à venir. Les nobles des maisons les plus anciennes et les plus puissantes étaient souvent appelés par l’empereur et ses dignitaires, mais les petits seigneurs comme Ojsternig n’étaient que des figurants, condamnés à se languir sur des banquettes le long des murs. Ojsternig ne prenait pas non plus part aux chasses, car l’empereur et sa suite proche entendaient garder pour eux le peu de gibier resté dans les forêts autour de Constance. Il n’avait pas eu le droit de monter à bord des bateaux impériaux qui sillonnaient le lac, et encore moins de ceux qui s’aventuraient sur le Rhin jusqu’aux cascades de Schaffhausen.

Tout ce qu’il lui restait, c’était d’écouter les bavardages de ses pairs, qui se remplissaient la bouche de vantardises et d’esbroufe pour tenter de s’élever, ne serait-ce qu’en paroles, au-dessus de leur rang de misérables comparses.

Ojsternig vivait dans l’une des tentes que les dignitaires impériaux avaient fait installer autour de la résidence choisie par Sigismond de Luxembourg. Sur la terre battue étaient posés des tapis élimés et mangés aux mites. Des rideaux poussiéreux entouraient son lit pour l’isoler du reste de la tente, où l’on mangeait sur une table crasseuse. La chaleur, le jour, y était oppressante. La nuit, l’humidité faisait remonter les odeurs. Et le soir des milliers de moustiques tourmentaient son dîner. Quant aux latrines, ce n’étaient qu’une chaise percée et bancale au-dessus d’un trou.

Depuis qu’il avait appris la naissance du fils d’Eloisa, Ojsternig, qui supportait déjà très mal cette installation, se sentait comme un animal féroce enfermé dans une cage, et bouillait de colère.

Un après-midi, à son retour de la cour, il trouva un secrétaire qui l’attendait. Il le reçut assis dans un fauteuil tapissé de velours, aux accoudoirs marquetés, qu’il avait fait acheter chez un marchand de Constance.

« Son Éminence Excellentissime le comte Chapuys de Reves, commença pompeusement le secrétaire, Seigneur du Domaine de la Loire, Ministre de Basse-Justice, Maître des Clefs du…

— Venez-en au fait », le coupa Ojsternig, de mauvaise humeur.

Le secrétaire fit une révérence respectueuse, mais on lisait dans ses yeux toute son indignation face à cet insignifiant noble des montagnes, incapable même de respecter l’étiquette. « Mon Excellentissime Seigneur a le plaisir d’inviter Votre Seigneurie ce soir dans sa résidence, pour assister à un spectacle de suprême intérêt que mon distingué Seigneur fait la grâce d’offrir aux nobles gentilshommes de la suite de…

— Remerciez le comte, l’interrompit de nouveau Ojsternig. Malheureusement, ce soir, je suis indisposé et je me vois contraint de décliner son invitation. » Il se leva, comme pour signifier que l’entretien était terminé. Il avait été invité pendant tous ces mois à des dizaines de manifestations et spectacles que les nobles, un peu par ennui, un peu par goût de la pompe, organisaient. Il avait toujours refusé d’y participer.

Le secrétaire arqua un sourcil, avec quelque mépris, et ne fit pas mine de prendre congé. « Permettez que je vous expose avec plus de clarté le cadre de la situation, que je crains, dans ma hâte, d’avoir oublié de préciser, ce dont je vous demande humblement de m’excuser.

— Qu’y a-t-il d’autre ? », demanda Ojsternig d’un ton désagréable. Le secrétaire le fixait droit dans les yeux. « L’empereur prendra également part au spectacle de ce soir », dit-il sans ambages.

Ojsternig comprit aussitôt. Ce n’était pas une invitation. C’était un ordre. « Vous pouvez assurer au comte que je serai heureux et honoré de me rendre à cette soirée. »

Le secrétaire sourit, une expression de satisfaction méchante dans les yeux. « Je suis heureux de constater que votre indisposition n’a été que passagère, dit-il avec une légère note d’ironie.

— Vous pouvez partir maintenant, dit Ojsternig, irrité.

— Une ultime précision, courtois Seigneur, reprit le secrétaire en regardant l’épée au flanc d’Ojsternig. Les armes ne sont pas admises dans la salle. Votre escorte personnelle devra attendre dehors et remettre ses armes aux officiers de sa Majesté, jusqu’à ce que l’empereur quitte la résidence du comte Chapuys de Reves.

— Naturellement, dit Ojsternig, glacial.

— Je me permets également de préciser que demain 6 juillet vous êtes tenu d’être présent à la sentence du procès contre maître Jan Hus d’Husinec, qui sera prononcée en la cathédrale Notre-Dame, ajouta le secrétaire.

— Vous pouvez rassurer celui qui vous mande. Je ne manquerai pas non plus ce spectacle. Constance devient une cité très mondaine. »

Le secrétaire fit une brève révérence.

« On servira donc demain du rôti d’hérétique, commenta Ojsternig. Et ce soir ?

— Une chanteuse, répondit le secrétaire. Vous en aurez sans doute entendu parler. On l’appelle la Sainte. »

Mikael revint avant le soir, environné d’un nuage de moustiques affamés.

Pendant les semaines qui avaient suivi sa rencontre avec Jan Hus, il s’était replié sur lui-même. Il passait de longues heures au bord du lac, loin de la confusion, et son regard se portait souvent vers l’est, par-delà les grandes montagnes à l’horizon, voilées d’une brume de chaleur. Il se sentait emprisonné, obligé d’accompagner Emöke, invitée presque chaque soir par les nobles, qui se disputaient ses exhibitions. Cette vie n’avait aucun sens. Il voyait Emöke elle-même perdre de soir en soir un peu de la magie qui animait son chant. Corrompue, petit à petit, elle aussi, par Constance.

Il avait passé l’après-midi à faire des ricochets dans les eaux limoneuses du lac et à regarder comme chaque jour, le cœur serré, vers l’est, vers la Raühnvahl, à trois cents lieues de là. Il fermait les paupières et imaginait le visage d’Eloisa. Ses yeux bleus, de ce bleu des lacs alpins, ses lèvres douces comme des abricots, ses cheveux lisses coupés à la hauteur de la mâchoire. Et puis ses mains, ses seins, ses jambes. Il respirait dans l’air son odeur, entendait sa voix dans ses oreilles. Il sentait leurs deux corps mêlés.

Et vers la fin de l’après-midi, il avait pensé en ouvrant les yeux : “Je dois rentrer”. C’était une vérité, et il devait l’écouter, comme l’avait dit Jan Hus.

Pourtant, à son retour au campement, il avait eu les jambes molles. « Tu n’as pas encore la force de rentrer. C’est un long chemin », avait dit Emöke. Et cela aussi était une vérité, même si elle était frustrante.

Au moment de se glisser dans la tente, il vit Volod assis à la table, une bouteille de vin à la main. Une autre était par terre, vide.

« Il faut repartir », lui dit-il, comme pour puiser en lui cette force qui lui manquait.

Volod posa sur lui un regard flou. « Toujours la même rengaine ? », marmonna-t-il d’une voix pleine d’ennui.

Mikael s’assit. Il tira Volod par la manche. « Demain ils prononcent la sentence contre Jan Hus.

— Ah ouais ?

— Ils ont dressé le bûcher dans un pré entouré de beaux jardins, continua Mikael en s’animant. Tout est déjà prêt.

— Amen, répondit distraitement Volod.

— C’est pas ça, la justice ! s’exclama Mikael.

— Tu m’ennuies, dit Volod en collant ses lèvres au goulot. J’en ai rien à foutre de ton Jan Hus.

Mon Jan Hus ? », Mikael frémissait de colère. Volod puait, il ne se lavait plus, gardait ses vêtement souillés de vin et de vomi. Il lui arracha la bouteille. « Qu’est-ce qui t’est arrivé ? s’écria-t-il.

— Rends-moi cette bouteille.

— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? »

Volod se leva pour reprendre sa bouteille, mais tituba et manqua sa prise. Il se rassit. « J’ai perdu la foi. C’est ça que tu veux m’entendre dire ?

— Si c’est ce qui t’est arrivé, oui. »

Volod haussa les épaules. « Sans doute que je l’ai jamais eue.

— Je ne te crois pas.

— Arrête de faire la morale, mon gars. Tu m’ennuies. » Volod tendit la main vers la bouteille.

« Tu avais un cœur. Mais cette ville est en train de te le prendre », dit Mikael avec mépris. Il lui rendit la bouteille. « J’ai honte de t’avoir admiré, dit-il avec rancœur.

— J’en ai rien à foutre », répondit Volod, la bouteille à la main, sans se décider à boire. Il y avait dans sa voix l’écho d’une douleur.

« Tu m’as trahi, murmura Mikael.

— Nom de Dieu, ça suffit ! », hurla Volod en lançant la bouteille loin de lui. Elle frappa la paroi de la tente, qui amortit sa chute, l’empêchant de se briser sur le sol. Volod resta figé, tendu, la respiration difficile, en continuant de fixer Mikael. Puis il baissa les yeux sur ses vêtements souillés, qu’il toucha, comme pour les lui montrer. « Tu me demandes ce qui m’est arrivé… » Sa voix était lasse, lointaine. Il prit une inspiration en secouant vaguement la tête, sans regarder Mikael dans les yeux. « J’ai peur, mon garçon… », finit-il par dire.

Mikael fronça les sourcils. « Peur ?… de quoi ? »

Volod leva les yeux sur lui, un sourire cynique sur les lèvres. Puis il se tourna vers Emöke, assise à l’écart.

« D’elle ?

— De ce qu’elle m’a dit.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? »

Volod se leva et ramassa la bouteille. Il avala ce qu’il restait, la laissa tomber par terre et revint à la table, d’un pas mal assuré. « J’ai peur de mourir. Et maintenant, va-t-en, mon garçon, dit-il, d’une voix lasse.

— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? »

Volod posa la tête sur ses bras croisés.

« Tu n’as jamais eu peur de mourir, dit Mikael.

— J’ai toujours pensé que j’avais au moins une chance d’échapper à la mort, dit Volod sans le regarder. Mais là, c’est différent. Tu veux savoir ce qu’elle m’a dit ? “Constance sera ta tombe.” Que le diable l’emporte, les sentences de la Folle sont sans appel.

— Elle peut se tromper. Elle a dit des tas de bêtises depuis que je la connais », mentit Mikael, touché par cet aveu.

Volod leva la tête et le regarda. « Moi je sais qu’elle ne se trompe pas. »

Après un instant de silence, Mikael acquiesça. « Moi aussi je pense qu’elle ne se trompe pas. Regarde à quoi tu es réduit. Est-ce que ce n’est pas un genre de mort, la vie que tu mènes ?

— Lâche-moi les couilles, lança Volod. J’ai pas besoin de ta pitié ni de ta morale de merde.

— Volod, dit alors Mikael en baissant la voix, qu’est-ce qu’on fait ici ? C’est comme si on était dans une histoire qui n’a aucun sens…

— Ça n’existe pas, les histoires, l’interrompit Volod avec amertume. C’est des inventions des troubadours pour les imbéciles. »

Mikael se rappela le livre que Raphael lui avait offert, quand il était enfant. Il ne l’avait pas relu. Mais il se souvenait de ce que Raphael avait dit. « Nous sommes notre propre histoire. »

Volod ricana.

« Aide-moi… », dit tout à coup Mikael, en lui saisissant le bras.

Volod se dégagea, agacé. « Je peux aider personne. »

Mikael le regarda sans rien dire. Puis il se leva et s’adressa à Emöke. « Allons-y, lui dit-il avec tendresse. Tu dois chanter chez le comte, ce soir. Il y aura l’empereur. »

Emöke leva les yeux vers lui.

« Je te promets que ce sera la dernière fois, dit Mikael.

— Oui, je sais », dit Emöke.

Mikael eut l’impression qu’un voile de tristesse traversait son regard. « Allons-y, alors », dit-il.

Au moment où ils passaient à côté de la table, Volod se remit debout à grand-peine. « Moi aussi je viens à la fête.

— Où tu veux aller, dans l’état où tu es ? dit Mikael en faisant un pas de plus vers la sortie.

— Il peut s’appuyer sur toi », chuchota Emöke.

Mikael se retourna, stupéfait.

Alors Emöke dit, avec une grande tendresse : « S’il ne peut pas t’aider, aide-le ».

Ojsternig, à cheval, avançait lentement au milieu de la foule qui encombrait les rues de Constance, pour se rendre à la résidence du comte Chapuys de Reves. Les deux cavaliers à la tête de son escorte peinaient à écarter les gens pour lui ouvrir un passage. Dès qu’ils levaient la tête vers Ojsternig, pourtant vêtu de ses plus beaux habits, ils reconnaissaient en lui un noble de moindre rang, habitués qu’ils étaient à la somptuosité des autres. L’ayant jaugé, ils tardaient à se pousser, comme pour lui faire remarquer le peu d’estime qu’ils lui portaient.

Ojsternig et son escorte mirent près d’une heure à fendre le flot de jongleurs, ivrognes, prostituées, prêtres et passants curieux.

« Vous êtes en retard, Seigneur », lui dit d’un ton hautain l’aide du maître de cérémonie, qui avait la charge d’accueillir les invités dans la cour de la résidence. Vous aurez une place dans le fond.

— Tant mieux, comme ça je serai le premier à partir, répondit Ojsternig.

— Voudriez-vous avoir la courtoisie de me remettre votre épée, Seigneur ? dit l’homme. Ainsi que toute arme qui serait en votre possession.

— Je n’ai pas d’autre arme, mentit Ojsternig, qui avait retenu la leçon d’Agomar et cachait toujours un poignard dans la manche de sa tunique.

— Votre escorte devra attendre dehors, avec les chevaux. Et vos soldats doivent eux aussi remettre leurs armes au capitaine de la garde impériale, dit l’homme, débitant avec lassitude un couplet prononcé des dizaines de fois depuis le début de la soirée. Comme vous le savez, c’est une mesure de sécurité.

— Oui, oui, le coupa Ojsternig. Dites-leur vous-même. »

Il marcha vers l’entrée du palais sur un chemin de fin gravier, délimité par des haies de buis basses et éclairé de chaque côté par des torches fixées sur de longs pieux.

Un valet l’accompagna jusqu’à un vaste salon où se pressaient les courtisans. Ojsternig pensa avec envie aux nombreuses pièces de cette résidence, qui devaient être confortables et fraîches, contrairement à sa tente. Il s’assit, penchant la tête pour ne saluer personne et échapper à ces conversations ennuyeuses et guindées. Une fois seulement il jeta un coup d’œil vers le premier rang, où était assis l’empereur. Il ne vit que sa nuque. Autour de lui se trouvait la dizaine de nobles qui composaient son escorte, les seuls autorisés à porter des armes.

Le comte Chapuys de Reves annonça l’attraction de la soirée et le parterre se tut.

Pour ne croiser aucun regard, Ojsternig gardait obstinément les yeux baissés, les coudes posés sur ses cuisses.

Soudain, du silence, monta une voix de femme.

Ojsternig soupira. Il détestait les spectacles. Mais après quelques notes, il éprouva une étrange sensation. Ce chant remuait quelque chose en lui. Mal à l’aise, il s’agita. Il regarda derrière lui, tenté de sortir. Mais le maître de cérémonie et son armée de valets, tels des geôliers, gardaient toutes les portes. On le remarquerait. Il resta donc assis, même si son malaise continuait de croître, comme accordé au chant de cette femme qui semblait annoncer un malheur.

Quand ce malaise devint insupportable, Ojsternig leva les yeux vers elle.

Mikael était assis avec Volod et Berni à l’arrière de la scène. Volod s’endormait presque, assommé par le vin. Mikael et Berni parlaient à voix basse. Mikael aimait la compagnie du bouffon. C’étaient les seuls moments où il s’autorisait à sourire.

Tout à coup, une voix altérée, qui couvrit le chant d’Emöke, résonna dans le salon.

« Cette femme est une sorcière ! »

Il y eut un murmure de déconvenue.

Mikael bondit sur ses pieds. Cela semblait impossible, mais il avait l’impression de reconnaître cette voix. Il se pencha vers la salle.

« Cette femme est une sorcière ! Elle a été condamnée au bûcher et elle a réussi à s’enfuir ! Arrêtez-la ! »

Mikael reconnut une silhouette tout au fond. Son sang se glaça dans ses veines. Il se tourna vivement vers Volod.

« Ojsternig ! s’exclama-t-il en le secouant. Volod, il y a Ojsternig ! »

Volod réagit à peine.

Emöke avait cessé de chanter.

Un brouhaha se répandit dans le public. Certains protestaient contre cette interruption, d’autres se levaient. Les nobles escortant l’empereur avaient la main posée sur la garde de leur épée.

Ojsternig écartait violemment les courtisans pour arriver jusqu’à la scène. Il avait les yeux exorbités, le visage écarlate. « Arrêtez-la ! Elle a été condamnée pour sorcellerie ! »

Mikael bondit sur la scène et prit Emöke par le bras. À ce moment-là, il croisa le regard d’Ojsternig.

Ce fut comme si le temps s’arrêtait.

Mikael et Ojsternig se fixaient.

Puis Ojsternig pointa Mikael du doigt. « Toi… », balbutia-t-il.

Mikael entraîna Emöke en bas de la scène, pendant que le parterre s’agitait. Les nobles de l’escorte dégainèrent leurs épées et firent cercle autour de l’empereur.

« C’est un rebelle ! Arrêtez-le ! », cria Ojsternig.

Tous se tournèrent vers Mikael.

La suite arriva en un instant.

Ojsternig combla la distance qui le séparait de la scène en poussant tout le monde avec fureur et sortit son poignard de sa manche. Mikael saisit la main d’Emöke, cherchant une issue. Les nobles de l’escorte impériale ne savaient pas s’il fallait s’élancer sur lui ou sur Ojsternig, qui brandissait un poignard. Berni entraîna Mikael vers l’arrière du palais et ouvrit une grande fenêtre.

« Sautez ! », cria-t-il.

Volod, encore groggy, commença à prendre conscience de ce qui se passait.

« Viens, il y a Ojsternig », lui cria Mikael.

Volod se leva en chancelant.

Mikael aida Emöke à monter sur le rebord de la fenêtre. Il la poussa pour qu’elle saute, au moment exact où Ojsternig, hurlant, les yeux hors des orbites, plongeait sur lui avec son poignard.

Mais à cet instant, Volod se jeta entre Mikael et la lame. Le poignard pénétra dans son flanc droit. Volod gémit, avant de frapper Ojsternig d’un coup de tête dans le nez. Celui-ci tomba en arrière mais se releva aussitôt, le poignard à la main, prêt à attaquer encore.

« Sauve-toi, mon gars ! », cria Volod, vacillant mais réveillé par la douleur. Il fit de nouveau front face à Ojsternig.

Mikael sauta sur le rebord de la fenêtre. Mais s’arrêta. Il saisit solidement Volod au collet. « Je ne t’abandonnerai pas ! » Il le souleva puissamment du sol et le jeta presque de l’autre côté.

Le poignard d’Ojsternig rencontra le vide.

Mikael sauta par la fenêtre et rejoignit Emöke, qui soutenait Volod.

Ojsternig voulut se lancer à leur poursuite mais deux nobles de l’empereur, leurs épées pointées dans son dos, lui ordonnèrent de s’arrêter et de lâcher son poignard.

Pendant ce temps, les hommes d’armes de la cour, qui avaient entendu le charivari, étaient sur le qui-vive. Une escouade d’une dizaine d’hommes se retrouva en face de Mikael, Volod et Emöke qui tentaient de fuir. L’épée dégainée, ils marchèrent sur eux.

« Vends cher ta peau, mon gars », siffla Volod, qui avait du mal à marcher.

Mikael reconnut dans sa voix la fierté du rebelle d’autrefois.

« Venez donc ici, bâtards », grogna Volod tout bas.

Mikael resta immobile un instant. Soudain, il eut une idée. Il s’élança vers les soldats, les mains levées. « Vite ! Courez à l’intérieur ! », leur cria-t-il. Arrivé près du capitaine, il montra la fenêtre ouverte. « Un attentat contre la vie de l’empereur ! Une trahison ! »

L’escouade s’arrêta. Les hommes hésitaient.

« Vite ! Il n’y a pas de temps à perdre ! continua Mikael. C’est une trahison ! Une trahison ! »

Les hommes d’armes s’élancèrent aussitôt vers l’entrée du palais. La voie était libre.

Mikael attrapa Volod sous les épaules, le traînant presque. « Allez, dit-il à Emöke. Cours, ne t’arrête pas. »

Ils étaient arrivés aux grilles quand Mikael entendit Ojsternig hurler à gorge déployée : « Ramasse-merde ! »

Mikael se retourna.

Ojsternig, comme un fou, se penchait par la fenêtre, retenu à grand-peine par deux nobles. Il semblait possédé par le démon. Son visage était rouge du sang qu’avait fait couler le coup de tête de Volod.

« Ramasse-merde ! cria-t-il, en proie à une fureur aveugle. J’ai ta femme ! Et j’ai pris ton fils ! » Puis il éclata d’un rire dément.

63

Mikael était revenu au campement comme dans un rêve, sans même avoir conscience du poids de Volod qu’il avait dû traîner de force, et sans être sûr qu’Emöke les suive. Pendant tout le trajet, il n’avait cessé de revoir le visage d’Ojsternig qui hurlait : « J’ai ta femme ! Et j’ai pris ton fils ! » Il entendait encore son rire fou, qui couvrait tous les autres bruits autour de lui.

Dans la tente, quand il l’eut étendu sur sa couche, il comprit que Volod lui avait sauvé la vie.

Volod était pâle. Emöke s’agenouilla près de lui, ouvrit sa casaque et déchira sa chemise trempée de sang. Le poignard avait pénétré profondément en haut de son flanc droit. Quand elle eut nettoyé la blessure avec du vin, on distingua, au-delà de l’épiderme, les muscles tranchés et, au fond, la masse sombre du foie, dont sortaient du sang et un liquide verdâtre. Emöke, avec un calme et une maîtrise qui étonnèrent Mikael, tamponna la blessure avec une toile mouillée de vin avant de la bander avec des lambeaux de sa chemise.

Volod lui fit un sourire fatigué. « Finalement, t’avais raison, hein, la Folle ? » Il se tourna vers Mikael, agenouillé aussi à ses côtés. « Attentat à la vie de l’empereur… Sacrée idée, murmura-t-il. Mais ça a marché. T’es malin pour un paysan… », ajouta-t-il d’une voix presque amusée, avant de grimacer de douleur. Il prit la main de Mikael. « Vous pouvez pas rester ici. Ils savent où on loge. Ils vont venir vous chercher.

— Je ne t’abandonnerai pas, dit Mikael en secouant la tête.

— Fais pas ton morveux. » Volod avait du mal à respirer. « Je suis en train de mourir.

— Je ne t’abandonnerai pas », répéta Mikael. Il prit du vin, en versa dans une chope qu’il lui tendit. « Bois. »

Volod fit signe que non. « Plus besoin de m’embrumer la cervelle. Je veux être réveillé quand la mort viendra me présenter la note. »

Les yeux de Mikael se voilèrent de larmes. « Tu ne vas pas mourir… »

Volod eut un sourire triste, sans répondre.

« Je vais préparer les chevaux, dit Mikael. On s’en va.

— Je tiendrai pas en selle, paysan… je suis pas aussi fort que toi…

— Tu es plus fort que moi, au contraire, s’entêta Mikael.

— Crois-moi, mon garçon… » La voix de Volod était calme. « J’y arriverai pas. »

Mikael se leva d’un bond et lança la chope de vin, en essayant de retenir ses larmes. « Non ! », s’écria-t-il. Il attacha l’épée de Raphael à sa ceinture et sortit de la tente.

Moins d’une demi-heure plus tard, il était de retour. S’agenouillant près de Volod, il glissa les bras sous son corps puis le souleva, sans effort. « Emöke, dit-il, prends tes affaires, vite. »

Deux chevaux sellés attendaient dehors. Un pour lui, un pour Emöke, et une charrette à deux roues attelée à la monture de Volod. Mikael le coucha délicatement sur le plateau rembourré de paille.

« Où crois-tu donc aller ? », dit une voix. La silhouette bancale de Berni surgit de l’obscurité.

« On s’en va, lui dit Mikael.

— Pas cette nuit. Vous avez créé un sacré chambardement et tout le monde vous cherche. Ils seront là dans pas longtemps. La garnison parcourt toutes les rues. »

Mikael posa la main sur la garde de son épée.

« Ça ne te servira à rien, dit Berni. Pour le moment, vous devez vous cacher. Demain, en plein jour, vous pourrez quitter Constance.

— En plein jour ? dit Mikael, les sourcils froncés. C’est complètement idiot !

— Demain ils mèneront Jan Hus au bûcher. Ce sera le chaos, la confusion, le désordre, la frénésie. Personne ne fera attention à vous, vous vous mêlerez à la foule.

— Écoute donc le bouffon… dit Volod sur la charrette. C’est un bon plan. » Il regarda Emöke avec un sourire lointain. « Sans compter que demain vous n’aurez pas un moribond à traîner derrière vous, hein, la Folle ? »

Emöke le regarda dans les yeux. Puis, avec douceur, elle acquiesça.

« Non ! », s’écria Mikael.

Berni lui mit la main sur la bouche : « Tu veux avertir tout le monde que vous êtes là ? »

Mikael, rageur, se dégagea, les yeux pleins de larmes. « Non, répéta-t-il tout bas.

— J’ai pensé à un endroit où on ne vous cherchera pas », dit Berni.

Il y eut un long moment de silence.

« Allons-y, mon gars… souffla Volod. J’ai pas envie de mourir sur cette charrette.

— On y va », décida Mikael. « Monte sur le siège », dit-il à Berni, qui se hissa à grand-peine, avant d’encourager le cheval. Mikael et Emöke montèrent en selle et se placèrent de part et d’autre de la charrette. Tandis qu’ils avançaient, Mikael gardait la main serrée sur son épée.

Berni les guida jusqu’au lac, et leur montra un gros bateau aux armes du comte Chapuys de Reves. « Un seul serviteur monte la garde. On peut le corrompre. Personne ne vous cherchera ici.

— Et si le serviteur nous dénonçait ensuite ? dit Mikael. Non. Il faut faire autrement. » Le brouillard qui avait engourdi son cerveau ces derniers mois s’était dissipé. Son esprit était lucide, et il réfléchissait vite. Il examina le bateau. Puis descendit de cheval, chercha autour de lui et trouva un gros bâton. « Il est où, ce serviteur ? demanda-t-il à Berni.

— Il doit dormir dans une couchette, mais j’ignore laquelle, dit Berni avec une grimace.

— Je trouverai.

— Bouffon… intervint Volod. Il faut que tu l’aides.

— Et comment ? demanda Berni, inquiet.

— Attire le serviteur dehors… il te connaît… », répondit Volod.

Les yeux de Berni, pleins de peur, croisèrent le regard d’Emöke.

Elle lui sourit, simplement.

« Allons-y, souffla Berni, un tremblement dans la voix. Je suis vraiment un couillon. »

Mikael monta le premier sur le bateau et se tapit dans l’ombre. Berni appela le serviteur, qui reconnut sa voix et monta sur le pont, en pestant parce qu’on le réveillait. Il n’eut pas le temps de demander à Berni ce qu’il voulait que le bâton de Mikael s’était déjà abattu sur sa tête. Il roula des yeux et s’affaissa comme un sac vide. Mikael le traîna dans un coin où personne ne le verrait et l’attacha avec une corde, avant de lui enfoncer un chiffon dans la bouche et de le bâillonner. Il descendit à terre et souleva Volod pour le monter dans le bateau, où il l’étendit sur une couchette de toile. Une fois redescendu, il attacha les chevaux, cacha la charrette et emmena enfin Emöke sur le bateau.

Berni, resté à bord, tremblait comme une feuille.

« T’es vraiment doué comme bouffon, lui dit Volod en explosant d’un rire rauque. Tu fais même rire les morts. » Il toussa et gémit, le visage grimaçant.

Le silence tomba.

« Bouffon… demanda Volod le souffle court, tu pourrais faire une dernière chose pour moi ?

— Quoi… ?

— Va à notre tente… dis à mes hommes que je suis en train de mourir… et que je veux leur dire au revoir… »

Berni sorti, Mikael se mit à pleurer silencieusement.

« Arrête, gamin… dit Volod. Viens là… »

Mikael s’approcha.

« Essuie tes yeux… Je suis heureux de mourir comme ça… » Il lui sourit. « Cet après-midi, dans la tente… je me suis dit que t’avais raison… j’allais mourir complètement bourré…

— Au lieu de ça, tu m’as sauvé la vie, dit Mikael en essayant de s’empêcher de pleurer. Je te demande pardon, Volod. J’ai dit que j’avais eu honte de t’admirer et…

— Ça suffit, mon gars… deviens pas pathétique… Ce soir, c’est moi que j’ai sauvé… pas toi… Tu comprends ça ? »

Mikael acquiesça.

« Bien. On n’en parle plus, dit Volod. Va-t-en, mon garçon. C’est toi qui avais raison, c’est de la merde, ici… » Il respirait difficilement, résistant à la douleur.

Mikael vit que les yeux de Volod étaient redevenus brûlants et intenses comme ceux d’un loup.

« Jan Hus t’a dit de chercher la vérité… continua Volod. Il a raison. Si j’ai dit que je le méprisais, c’est seulement parce qu’il m’avait jaugé. Il a vu que ça ne valait pas la peine de gaspiller ses paroles pour moi… et j’ai pas supporté, je savais bien qu’il avait raison. Mais toi, il a lu dans ton cœur, et il t’a parlé. Trouve ta vérité… elle te donnera la force de faire ce que tu crois impossible… »

Mikael laissa libre cours à ses larmes. « Tu as été un maître, lui dit-il.

— Tu veux me faire mourir d’ennui, mon garçon ? »

Mikael sourit.

Volod se tourna vers Emöke. « J’ai toujours aimé ta voix, Folle, lui dit-il. S’il te plaît, chante une dernière fois pour moi. »

Emöke vint s’asseoir près de lui.

Volod regarda Mikael. « Tu sais ce qui est le plus ridicule dans tout ça ? Un montagnard qui meurt sur l’eau, dans un bateau, comme un marin… » Il sourit et ferma à demi les paupières. « Chante, Folle… »

Emöke entama une mélodie douce qui évoquait les forêts, les cimes enneigées, les ciels purs. Une mélodie qui sentait la mousse, les champignons, la résine, le miel. Et les bouses aromatiques des vaches et le piquant des foins fauchés, la vapeur des orages d’été et le parfum du feu dans la cheminée.

Puis l’on entendit dans ses notes le battement des ailes de l’aigle, la course légère du lièvre et les bonds des chevreuils, la vipère sinueuse, le discret piétinement de l’hermine, le sifflement aigu de la marmotte, les cris désaccordés des coqs de bruyère, le chant mélodieux des rossignols, le mystérieux appel des hiboux nocturnes, le bourdonnement des abeilles. Et le murmure du ruisseau, le rire argentin des cascades quand la neige fond au soleil du printemps, le murmure de l’herbe dans les prés, le bruissement des feuilles.

Quand elle cessa de chanter, Volod avait cessé de respirer.

64

Mikael se réveilla en sursaut, avant l’aube. “J’ai ta femme ! Et j’ai pris ton fils !” Le cri résonnait encore à ses oreilles.

Il se tourna vers Emöke. Elle le regardait, comme si elle attendait son réveil.

« On rentre ? », demanda Emöke.

Mikael acquiesça. « Oui. »

Emöke sourit.

« Je ne peux pas laisser Eloisa entre les mains d’Ojsternig, dit Mikael en se levant. C’est la première de mes vérités. » Il la regarda. « Et j’ai un fils… »

Emöke sourit encore.

« Tu viendras avec moi, ajouta-t-il. Que Dieu nous protège. » Il s’approcha du cadavre de Volod. « Berni n’est pas revenu avec tes hommes, je suis désolé », murmura-t-il, comme si Volod pouvait l’entendre. Il regarda Emöke. « Je dois l’ensevelir dans un cimetière consacré. »

Il descendit à terre. Non loin de là, un vieux pêcheur démêlait ses filets. Il marcha dans sa direction. « Où enterrez-vous vos morts, brave homme ? »

Le vieux lui indiqua un endroit dans son dos.

« C’est un cimetière consacré ? »

Le pêcheur acquiesça.

Mikael remonta sur le bateau et prit dans ses bras le corps de Volod, enveloppé dans la toile d’une couchette. Il l’étendit sur le plateau de la charrette, puis se dirigea vers une petite église en bois. Elle n’était pas plus grande qu’une chambre, ornée de filets de pêche, avec un gros poisson embaumé. À l’arrière, une masure mal en point. Il dut frapper longtemps avant que le curé vienne ouvrir, tout ensommeillé. « Je dois enterrer un homme, lui dit-il. Pouvez-vous prier pour son âme ? »

Le prêtre le fixa en silence.

« Je vous paierai, dit Mikael. Et je paierai même cinquante messes. Je vous donnerai aussi de quoi poser une pierre tombale. » Il montra une pièce d’or du comte Chapuys de Reves.

Le curé ouvrit de grands yeux, s’empara de la pièce d’or et donna une pelle à Mikael pour creuser la fosse. Il récita les prières funèbres avec une ferveur qu’il n’avait sans doute pas pour les simples pêcheurs, et aida Mikael à recouvrir de terre le corps de Volod. Avant que Mikael ne parte, il lui demanda : « Tu veux écrire quoi sur la pierre tombale ?

— Volod le Noir. Né dans la montagne, mort sur l’eau. »

Il remonta sur le bateau. Emöke était assise à la proue. « Attendons que le jour soit levé, ensuite nous partirons », lui dit-il.

Emöke regardait le lac d’un air mélancolique.

« Que fais-tu ? demanda Mikael.

— Gregor s’en va, répondit-elle. Je lui dis au revoir.

— Pourquoi il s’en va ?

— Il se met de côté, répondit Emöke, les yeux pleins de larmes. Il me laisse libre.

— Mais pourquoi ? »

Emöke ne répondit pas et continua de fixer les eaux du lac où s’agitaient des fantômes de brume.

Berni arriva en milieu de matinée, tout essoufflé, monté sur un âne. « Dieu soit béni, vous êtes encore là ! s’exclama-t-il en regardant Emöke.

— Où étais-tu ? Tu n’as pas trouvé les hommes de Volod ? » Il remarqua que Berni ne portait pas son costume bigarré de jongleur ni sa clarine, mais une tunique grise anonyme et des braies de futaine marron. « Qu’est-ce que tu fais, habillé comme ça ?

— Pas le temps pour les explications. Ils ont prononcé la sentence. Il faut qu’on soit là-bas avant que Jan Hus sorte de la cathédrale. »

Mikael et Emöke le suivirent jusqu’au centre de Constance. À leur arrivée, Jan Hus était déjà sur le parvis.

« Venez, suivons les gens, dit Berni. On est tout près. Il ne faut pas qu’on se perde », ajouta-t-il en se tournant vers Emöke.

Elle poussa son cheval à côté de l’âne de Berni.

Devant le cimetière, ils virent un feu énorme où l’on brûlait les livres de l’hérétique.

Mikael, Berni et Emöke se frayèrent un chemin dans le flot de gens armés qui suivaient Jan Hus, comme si la ville tout entière devait se défendre d’un seul homme enchaîné.

Les autorités religieuses avaient posé sur sa tête une couronne en carton d’au moins deux empans de haut, sur laquelle on avait dessiné des diables. Elle portait une inscription que Mikael ne put lire. La foule se déchaînait, couvrant la voix de l’hérétique qui criait son innocence.

Sur le pré où le bûcher avait été préparé, Berni dit : « C’est le bon moment pour déguerpir.

— Non, dit Mikael.

— Par le Ciel, quel intérêt de voir brûler un pauvre homme ?

— Aucun, répondit Mikael. Mais il ne m’a pas tourné le dos, et je ne lui tournerai pas le dos non plus. Même si c’est un spectacle écœurant. »

Devant le bûcher, Jan Hus était tombé à genoux et priait. La couronne tomba. Il releva alors la tête, regarda la foule et sourit.

« Tu n’es pas le diable », murmura Mikael en le fixant. Il eut l’impression que leurs regards s’étaient croisés.

Autour d’eux, la foule criait aux mercenaires de l’escorte de lui remettre la couronne.

L’un d’eux la ramassa et la montra aux gens avant de la lui remettre sur la tête. Il cria : « Qu’il soit brûlé avec les démons, ses maîtres, qu’il a servis sur la terre ! »

La foule l’acclama.

Jan Hus fut déshabillé et lié par des cordes au poteau en haut du bûcher. On passa une chaîne de fer autour de son cou pour que sa tête reste droite.

Au moment exact où le bourreau alluma le feu, Jan Hus parla.

Dans le vacarme de la foule, Mikael n’entendit que cette phrase : « Aujourd’hui je suis prêt à mourir heureux ».

Les flammes montèrent rapidement et l’enveloppèrent.

Les gens se turent, attendant les cris de douleur du condamné.

Mais ce fut seulement un chant doux et suave qui s’éleva de la bouche de Jan Hus, au-dessus du crépitement lugubre de la morsure des flammes. Malgré le feu qui consumait sa chair, il termina l’hymne sacré puis en entonna un second.

Emöke chantait avec lui.

Avant qu’il ne puisse commencer le troisième, imperturbable, apparemment insensible à la terrible chaleur du bûcher, un coup de vent rabattit les flammes, qui brûlèrent son visage et sa langue.

Mikael vit le martyr remuer les lèvres. Il lui sembla qu’il murmurait le Pater Noster.

Bientôt les flammes eurent brûlé les cordes et le corps de Jan Hus. Ses restes carbonisés étaient attachés à la chaîne qu’on avait passée à son cou.

« Partons, pour l’amour de Dieu ! dit alors Berni.

— Partons », dit Mikael en se signant.

Alors qu’ils s’éloignaient, ils entendirent un bruit qui leur donna la chair de poule. Mikael se retourna et vit que le bourreau avait ôté la chaîne et descendu les restes carbonisés de Jan Hus, et brisait maintenant les os avant de les jeter à nouveau dans le feu, pour qu’il ne reste plus de lui que des cendres.

« Les cendres seront dispersées dans le Rhin, dit Berni. Jan Hus sera effacé à jamais de la surface de la terre, et il ne restera aucune relique pour ses partisans.

— Jamais ils ne pourront l’effacer, dit Mikael, avec une force nouvelle dans son cœur et dans son âme. On ne peut pas effacer la vérité.

— Oui… marmonna Berni. C’est comme la peste… un jour ou l’autre, elle revient. »

Ils avancèrent en silence jusqu’à dépasser les murs d’enceinte de la ville. La surveillance des gardes était distraite : ils étaient contrariés d’avoir raté le spectacle qui excitait l’imagination populaire depuis des mois.

« J’ai entendu le comte dire qu’Ojsternig a obtenu la permission de l’empereur de rentrer dans son royaume de merde, dit Berni, alors qu’ils avaient déjà fait un bout de chemin.

— C’est un endroit magnifique, pas du tout un endroit de merde, répliqua Mikael.

— En tout cas, apparemment, Ojsternig est sûr que tu vas y retourner. »

Mikael ne répondit pas. Il pensait à Eloisa et au fils dont, jusqu’à la veille, il avait ignoré l’existence. Il se souvint alors du rêve qu’il avait fait à Sankt Jakob, guidé par le chant hypnotique d’Emöke, quand il avait découvert quel animal il était. Il y avait une biche dans ce rêve, et il avait tout de suite pensé qu’elle représentait Eloisa. Mais il y avait aussi un petit faon qui pleurait dans les bois. Il se tourna vers Emöke. Elle le savait.

Berni montra une écurie tout près. « Là, dit-il.

— Là quoi ? », dit Mikael.

Berni trotta jusqu’à l’écurie et descendit de son âne. Il s’annonça avant d’entrer puis ressortit aussitôt, suivi des hommes de Volod.

Mikael descendit de cheval. « Volod est mort sans vous, leur dit-il, d’un ton lourd de reproche.

— Oui. Le bouffon nous a trouvés seulement ce matin, et il nous a dit que c’était sûrement trop tard », répondit Manuel, un des hommes, la tête basse.

Mikael ne répondit pas.

« Volod nous a dit de croire en toi, même si tu es très jeune, continua-t-il. Laisse-nous te suivre. Où que tu ailles.

— Je rentre, dit Mikael, avec une expression dure.

— Alors, on rentre avec toi », dit Manuel.

“Pourquoi me fier à eux ?” se demanda Mikael avec amertume. Mais il se souvint qu’il avait lui-même jugé et condamné Volod. Tandis que Volod, sans hésiter, lui avait sauvé la vie. Il s’était trompé sur son compte. C’était bien vrai qu’il n’était qu’un moralisateur. À voir ces hommes plus âgés, dont certains auraient pu être son père, se tenir tête baissée devant lui, il ressentit tout à coup une émotion profonde. « C’est peut-être la mort qui m’attend chez moi, leur dit-il, en se souvenant de ce qu’avait dit Lucio, le premier d’entre eux qui avait fait demi-tour. J’ai une femme et un fils pour qui mourir. Mais vous ? Réfléchissez bien.

— Moi, j’ai besoin de me rappeler qui j’étais, fit Lamberto, un autre membre du groupe. C’est une bonne raison pour mourir. Du moins ça l’était, autrefois.

— Pareil pour moi, dit un autre.

— En ce temps-là, on était prêts à mourir, dit un troisième. Pourquoi on ne le serait plus ? Peut-être que je recommencerais à me sentir vivant. »

Mikael les regarda, l’un après l’autre. Ils comptaient sur lui pour trouver la force de faire ce que seuls, ils n’arrivaient pas à faire. Cela avait été la même chose pour lui. Mais tout était changé : Volod lui avait laissé un héritage. Pendant tout le voyage vers Constance, Volod, comme s’il pressentait sa fin, avait fait en sorte que ses hommes ne se retrouvent pas sans chef. En fixant tour à tour les yeux de ces rebelles qui, à Constance, s’étaient égarés, il comprit que Volod avait décidé depuis bien longtemps de lui confier la tâche de les guider. Transmettre à ces hommes la force, la confiance et l’espoir en un monde meilleur. Il ne pouvait pas revenir dans la Raühnvahl uniquement pour Eloisa et pour son fils. Il devait aussi se montrer à la hauteur de ce lourd héritage, qu’il ne pouvait pas refuser.

Sans réfléchir, il donna l’accolade à Manuel, puis à tous les autres. « C’est de la part de Volod », dit-il d’une voix brisée par l’émotion.

Les hommes étaient émus, et leur visage exprimait la honte d’avoir abandonné leur chef.

« Il est mort comment ? demanda Manuel.

— Comme il a vécu. Avec courage », répondit Mikael.

Les hommes acquiescèrent.

« On attend quelqu’un ? demanda Mikael, voyant que deux hommes manquaient à l’appel.

— Non. Paolo est devenu protecteur d’une putain… »

Mikael ne le regretta pas. Depuis qu’il avait tenté de violer Emöke, il ne le supportait plus.

« … et Modric est mort dans une bagarre. »

Mikael hocha la tête. « Vous avez vos armes ? »

Tous, à part Manuel, firent signe que oui.

Manuel rougit. « Non… dit-il à regret. J’ai vendu mon épée pour… boire un verre et tirer un coup… »

Mikael alla jusqu’à son cheval et décrocha de sa selle un objet enveloppé. Il le lança à Manuel. « C’est l’épée de Volod. Fais-lui honneur. »

Manuel, un grand costaud avec une vilaine gueule déformée par les coups de poing, éclata en sanglots comme un gosse.

Mikael se tourna vers Berni. « C’est le moment de nous saluer, lui dit-il.

— Non, je viens avec vous, dit Berni. Si jamais vous voulez bien d’un estropié dans votre compagnie.

— Pourquoi ? demanda Mikael avec étonnement.

— Écoute, je ne suis pas un héros comme vous. Ça me fait des nœuds dans les intestins, dit Berni avec un sourire. Disons que je viens pour t’apprendre quelque chose que tu ne sais pas faire.

— Quoi ?

— Rire. »

Mikael sourit. « Tu as bien réfléchi ? lui demanda-t-il.

— Réfléchir ? Avec mon cerveau minuscule ? Je n’arrive pas à faire deux choses en même temps. Pour le moment je suis occupé à retenir cet animal malodorant », dit Berni en montrant son âne.

Les hommes se mirent à rire.

« En route, alors », dit Mikael en sautant à cheval.

Au bout d’une heure, Berni vint chevaucher à côté de lui.

« T’as changé d’avis, bouffon ?

— Non, baudet. Mais c’est que j’ai encore une autre raison de venir avec vous. » Il lança un regard à Emöke, qui chevauchait derrière eux, une expression sereine sur le visage. « Je ne sais pas si c’est une sainte. Mais j’aime bien être avec elle. » Puis il ajouta : « Peut-être parce que son âme est aussi éclopée que moi ».

Ils chevauchèrent en silence.

Berni dit alors : « Sauf que je n’ai pas d’arme.

— Ça vaut mieux, répondit Mikael en riant. Tu risquerais de te faire mal. »

Plus ils avançaient, plus Mikael sentait le sortilège de Constance l’abandonner. Il ne savait pas ce qu’il allait trouver dans la Raühnvahl, ni ce qu’il en était d’Eloisa, de l’enfant et d’Agnete. Mais il se sentait la force de lutter pour eux, pour ses hommes et pour tous les idéaux qu’il sentait renaître en lui.

Il se retourna vers Emöke. « Chante, Folle ! »

65

Un des quatre chatons que la chatte Eva avait mis bas moins d’une semaine après la naissance du bébé d’Eloisa fit un bond maladroit, pour attaquer le moignon de queue qu’Harro ne cessait d’agiter depuis qu’Agnete l’avait ramené au château. Les petites griffes se plantèrent dans la peau coriace du molosse, qui poussa un soupir patient.

À un autre moment, Eloisa, Agnete et Lukrécia auraient ri.

Mais ce matin-là, les tambours de mort résonnaient dans la cour.

Elles s’étaient toutes les trois promis de ne pas aller à la fenêtre. Pourtant, à mesure que le moment approchait, leurs regards ne pouvaient s’empêcher de se tourner nerveusement vers la cour.

La servante personnelle de Lukrécia, depuis toujours fidèle à sa maîtresse, leur avait rapporté un dialogue effrayant entre Agomar et Marcus. Et Lukrécia, deux semaines plus tôt, avait entendu Marcus promettre à Agomar le gouvernement du royaume, si lui-même en devenait le prince. Le même jour, la servante avait entendu Agomar dire à Marcus : « Nous devons être les seuls à savoir. On ne peut se fier à personne ». Ce qui signifiait qu’Agomar avait accepté la proposition.

Ces roulements des tambours de mort dans la cour le confirmaient, annonçant une exécution imminente.

Eloisa alla à la fenêtre.

Agnete la prit par le bras et l’en écarta. « Ne regarde pas. Les mauvaises émotions gâtent le lait. »

Eloisa se tourna vers l’enfant, qui dormait, en toute innocence. À mesure qu’approchait le moment où Ojsternig viendrait le lui prendre, chaque fois que ses yeux se posaient sur lui, son cœur se serrait. Il avait des joues roses et des cheveux blonds ondulés. Plus tard, ils feraient de jolies boucles, comme celles de Mikael. Mais il avait les yeux bleus d’Eloisa.

Les tambours se turent.

« Lelio Depretis ! annonça la voix d’Agomar dans la cour. Tu es condamné à mort pour haute trahison. Tu as comploté pour assassiner l’héritier légitime du trône. Ta tête et ton corps seront enterrés séparément.

— Non ! Je vous en supplie ! », s’écria l’aide du comptable, d’une voix étranglée par la peur.

Nouveau roulement de tambour.

« Après, ce sera notre tour, dit Lukrécia en se tordant les mains.

— Non », dit Agnete.

Eloisa et Lukrécia la regardèrent.

« J’ai beaucoup réfléchi, leur expliqua-t-elle. S’ils nous tuent avant le retour de votre père, quelqu’un risque de s’échapper pour le prévenir. Dans ce cas, ils entreraient en guerre avec lui. » Elle regarda Lukrécia. « Ils attendront son retour. Ça me retourne l’estomac, mais nous devrons prendre son parti. Dès qu’il reviendra, il vous faudra lui parler et l’informer de ce que trament Agomar et Marcus. C’est notre seul espoir. »

Les tambours se turent.

Le jeune homme sanglotait.

Les trois femmes se précipitèrent à la fenêtre.

Il y eut dans l’air comme un éclat métallique.

Et la lourde hache du bourreau s’abattit sur le billot, sur lequel deux soldats avaient maintenu fermement le condamné. On entendit un bruit mou de chair tranchée, le craquement des vertèbres, puis le choc de la lame qui s’enfonça dans le bois. La tête de Lelio roula dans la poussière.

Les trois femmes crurent voir sa bouche s’ouvrir et se fermer, comme s’il murmurait des paroles inaudibles. Ses yeux étaient exorbités. Un flot de sang jaillissait de son cou, tandis que son corps s’affaissait au pied du billot.

Les soldats, silencieux, regardaient.

Agomar et Marcus se tenaient côte à côte.

Le vieux comptable Arialdo de Tarvis, la tête baissée, était tout pâle.

Soudain une femme, les joues sillonnées de larmes, les cheveux ébouriffés et le regard désespéré, se détacha du groupe des serviteurs qui avaient assisté à l’exécution et se jeta aux pieds d’Agomar.

« Votre Seigneurie ! dit-elle entre deux sanglots. Donnez-moi sa tête, s’il vous plaît… je vous en supplie ! » Elle se frappa la poitrine. « Votre Seigneurie, faites-moi la grâce de pouvoir ensevelir mon fils tout entier, pour qu’il ne se présente pas sans tête au Jugement Dernier, le jour de la Résurrection !

— La décision en revient au prince, pas à moi », répondit Agomar, s’inclinant légèrement vers Marcus.

« Salaud », siffla Agnete entre ses dents.

Marcus adressa un sourire fielleux à la femme. « Tu auras la tête de ton fils. »

La femme éclata de nouveau en sanglots. « Merci, Votre Seigneurie ! Dieu vous bénisse ! »

Marcus saisit la tête de Lelio par les cheveux, toujours son même sourire fielleux aux lèvres.

La femme alla vers lui, les bras tendus, en larmes.

Mais quand elle fut près de lui, Marcus pirouetta sur lui-même et lança la tête, qui s’envola dans les airs, se détachant contre le ciel limpide, avant de retomber par-delà les murs du château.

Marcus éclata d’un rire cruel et dit : « Va la chercher, vieille femme ! »

Elle demeura un instant interdite puis, hurlant de douleur, se précipita dehors avec angoisse.

Eloisa, Agnete et Lukrécia la virent courir après la tête de son fils qui roulait le long de la colline escarpée, rebondissait contre les pierres et changeait constamment de trajectoire. La femme était âgée, elle avait du mal à la rattraper. Elle tomba et se releva, tandis que les soldats riaient et lui disaient de courir plus vite. La tête s’arrêta en bas de la colline. Elle la prit et la serra contre elle en caressant les cheveux de son fils.

« Le spectacle est terminé ! », cria Agomar. Il lança un regard à Marcus, lui sourit et leva la tête vers la fenêtre d’où les trois femmes horrifiées avaient suivi la scène.

Marcus leur adressa une courbette moqueuse.

« Salauds de porcs répugnants », dit Agnete. Elle prit Eloisa dans ses bras et la serra avec force, avant de la repousser brusquement, comme si elle s’était imaginée à la place de la mère du condamné.

Un silence profond tomba dans la pièce. Elles étaient toutes les trois incapables de parler.

Bientôt la porte s’ouvrit, sans qu’on ait frappé.

Agomar et Marcus entrèrent, l’air arrogant.

Eloisa remarqua que la main de Marcus était couverte de sang.

Il vit son regard, sa main ensanglantée et, en fixant Eloisa dans les yeux, la nettoya nonchalamment sur sa casaque brillante de soie florentine ocre.

« À partir de maintenant, vous ne sortirez plus de cette chambre, dit Agomar.

— Et cela vaut aussi pour vous… ma chère épouse », ajouta Marcus en ricanant. Il fit un pas vers elle.

Harro grogna.

Épouvanté, Marcus s’arrêta net.

Agomar tira son poignard du fourreau.

« Non ! » lança Lukrécia.

Agomar la regarda.

« C’est moi qui vous le demande », dit Lukrécia.

Lentement, Agomar rengaina son poignard. Après un coup d’œil à Harro puis à la chatte et ses petits, il eut une moue de mépris : « C’est un vrai sérail, ici.

— Ma mère a besoin de rentrer chez elle chaque jour, messire, dit alors Eloisa. Elle doit préparer les onguents pour le bébé.

— Elle le fera ici, répondit durement Agomar.

— Messire, c’est impossible, répliqua Eloisa. Elle doit cueillir des herbes fraîches pour que ce soit efficace. »

Agomar la regarda en silence. Il réfléchissait.

« Quelle importance que la vieille sorte du château ? », intervint Marcus. Il s’approcha du nouveau-né, toujours endormi, et lui caressa la tête.

Agnete dut retenir Eloisa par le bras.

Marcus eut un sourire mielleux. « Ici, il y a mon fils. Et la petite putain », ajouta-t-il en désignant Eloisa. Il pointa le doigt sur Agnete. « Si tu t’absentes plus de trois heures, un vilain accident pourrait leur arriver… » Et il ébouriffa le bébé d’un geste brusque.

Aussitôt réveillé, l’enfant ouvrit les yeux et se mit à pleurer.

« Vraiment, oui, on dirait un sérail », dit Marcus en riant de nouveau.

Eloisa prit le bébé dans ses bras et commença à le câliner.

« Lâche-le, dit alors Marcus, avec son habituel regard malveillant. Donne-le à sa mère ». Il tendait le bras vers Lukrécia.

Agomar riait, amusé. Mais en voyant qu’Eloisa serrait plus fort le petit contre elle, il lui cria : « T’as pas entendu le prince ? Donne-le tout de suite à sa mère ! »

Eloisa, lentement, passa l’enfant à Lukrécia.

Celle-ci prit le petit, qui continuait à pleurer, et le berça avec maladresse.

« Quelle scène émouvante, dit Marcus.

— On est d’accord, la vieille ? », dit Agomar à Agnete. Sans attendre de réponse, il sortit.

Marcus le suivit en ondulant des hanches.

La porte refermée, Eloisa arracha l’enfant à Lukrécia.

La princesse baissa les épaules, mortifiée. « Je suis désolée… », balbutia-t-elle.

Agnete s’était tournée vers sa fille. « Quels onguents ? lui demanda-t-elle. Quelles herbes ? »

Eloisa haussa les épaules. « C’est la seule idée qui me soit venue. Mais au moins une de nous pourra sortir… » Ses yeux s’emplirent d’espoir. « Si Mikael revenait. »

Agnete acquiesça, admirant l’astuce de sa fille.

Eloisa délaça son corsage et dénuda un sein, avec un regard de défi à l’intention de Lukrécia. Elle savait que ce n’était pas sa faute, mais elle ne pouvait s’empêcher de la détester chaque fois qu’elle pensait à ce qui allait arriver.

L’enfant se mit à téter et cessa de pleurer.

« Tu ne lui as pas encore donné de nom, dit Lukrécia pour tenter de diminuer la tension.

— Ce n’est pas mon fils, répondit âprement Eloisa. Mais on sentait la douleur dans sa voix.

— Choisis le nom toi-même, insista Lukrécia. C’est ton fils.

— Pas pour longtemps, dit sourdement Eloisa.

— Donne-lui un nom, dit Agnete.

— Alors il s’appellera Marcus III », dit Eloisa d’un ton décidé.

Agnete haussa les sourcils mais ne fit aucun commentaire.

Lukrécia, elle, ouvrit de grands yeux. « Mais… c’est le nom que va lui donner mon père ! », s’exclama-t-elle, étonnée.

Eloisa la regarda. « Non, dit-elle fièrement. C’est le nom qui lui revient. »

66

À mesure qu’ils avançaient sur le chemin du retour, Mikael se sentait de plus en plus propre et léger. Les questions qu’il s’était posées pendant des mois trouvaient une réponse. Volod lui avait toujours dit qu’il ignorait ce qu’était la liberté. C’est juste un mot, disait-il. Les rebelles s’opposaient à Ojsternig pour la simple, évidente nécessité de survivre. Ils se battaient pour nourrir leurs enfants, ne pas mourir de faim enchaînés à une parcelle de terre ou à une mine. « Un jour, c’est peut-être toi qui m’apprendras ce que c’est, la liberté », avait dit Volod un soir. En marchant seul devant ses hommes, il comprenait mieux ce qu’il cherchait, pourquoi il allait se battre. Les puissants ne voulaient pas de la liberté, ils auraient dû renoncer à trop de privilèges. Leur liberté n’était totale que s’ils l’enlevaient à tous les autres. De lieue en lieue, tout devenait plus clair. Ne pas laisser mourir de faim ses propres enfants n’était pas seulement une nécessité, c’était la preuve que bien des gens, beaucoup trop, n’étaient considérés que comme de simples animaux. Un homme ne peut pas être la propriété d’un autre, se répétait Mikael. Il fallait commencer par là. Briser ces chaînes. Tous ensemble. “C’est la première liberté du monde à venir”, se disait-il.

Combattre pour Eloisa, pour son fils et pour Agnete, c’était combattre pour tous. Plus il y pensait, plus il sentait grandir en lui le désir et la hâte de rentrer. Il éperonnait son cheval avec impatience, encourageant les autres à le suivre. Le vent des montagnes qui lui fouettait le visage débarrassait ses épaules de la pesanteur, de la saleté, du vice, du brouillard intérieur qui, à Constance, s’étaient collés à lui comme une maladie.

« On va l’appeler constantite, cette maladie pour laquelle il n’y a pas de remède », plaisanta Berni.

Mikael rit.

« T’es en train d’apprendre à rire ? s’exclama Berni. Ça, c’est exceptionnel. Tu vois, je te fais du bien. »

Mikael se retourna pour regarder Lienz derrière eux, là-bas, à l’horizon, tandis qu’ils remontaient le cours de la Drava. « Non, ce n’est pas toi », dit-il, les yeux illuminés d’enthousiasme. Il écarta les bras, englobant la vallée, les montagnes et le ciel de la fin juillet, d’un bleu intense. « C’est tout ça ! » Il sourit. « Respire, dit-il. C’est déjà l’odeur de chez nous. Le seul remède contre la constantite. » Il montra un point loin devant, au fond de la vallée. « Ce soir, nous serons à Kirchbach. Et demain matin nous nous remettrons en route », dit-il d’un air rêveur. « Bientôt… », murmura-t-il, un frémissement dans la voix, avant de se perdre dans ses rêveries, qui lui avaient donné la force de résister à la fatigue, de faire avancer les hommes et les chevaux jusqu’à l’épuisement. Ils avaient couvert le chemin du retour vers la Raühnvahl en presque deux fois moins de temps qu’à l’aller.

Quand il se tourna vers Berni, revenant à la réalité, il ne le trouva plus à ses côtés.

Il savait où il était. Avec Emöke. Il sourit. Ce qui se passait entre eux le remplissait de joie.

Lors d’une des dernières soirées organisées par le comte, à Constance, Mikael les avait vus échanger un sourire. Puis Berni s’était joint à leur groupe, quittant son maître pour un voyage qui ne serait pas sans danger.

Jour après jour, Mikael avait assisté à la transformation d’Emöke. Le matin où ils s’apprêtaient à s’enfuir de Constance, quand il l’avait trouvée contemplant les eaux immobiles du lac, elle avait dit : « Gregor s’en va. » Et elle avait ajouté : « Il se met de côté. Il me laisse libre. » Mikael n’avait pas compris ce qu’elle voulait dire, et n’y avait guère accordé d’attention. C’était une de ces phrases bizarres d’Emöke. Mais à mesure qu’ils avançaient, il avait noté de petits changements, qui devinrent de plus en plus visibles. Le regard d’Emöke était moins vide, moins absent, moins distant. On ne la voyait plus parler toute seule, perdue dans ses rêveries. Elle revenait lentement parmi eux d’un voyage dans un autre monde, comme si elle sortait d’une longue léthargie.

Berni chevauchait de plus en plus souvent à ses côtés. Au début, ils n’échangeaient pas un mot. Le soir, au moment du dîner, Berni s’asseyait près d’elle, lui remplissait sa chope de bière, ou feignait l’absence d’appétit pour lui donner un peu de sa part. Plus tard, à l’heure du coucher, il venait s’asseoir près d’elle, un sourire aux lèvres, et la regardait dormir. Ensuite il s’était couché à côté d’elle, enroulé dans sa couverture. Une nuit où Mikael n’arrivait pas à trouver le sommeil, pris par l’excitation et l’inquiétude du retour, il les avait vus dormir en se tenant la main. Le jour suivant, ils avaient chevauché côte à côte sans cesser de parler. Le soir, Mikael avait entrevu un baiser, rapide et maladroit, du bout des lèvres. Alors ils avaient commencé à dormir enlacés sous la même couverture, et certaines nuits, dans le noir, Mikael sentait leur respiration devenir fébrile.

Emöke chantait toujours, mais son chant avait changé. Ses mélodies étaient descendues du ciel sur la terre. Elles avaient perdu une partie de leur magie, de ce mystérieux charme qui les faisait pénétrer jusqu’aux tréfonds de l’âme. Elles s’étaient faites chair, parlaient de la vie, de l’amour tel que les humains le ressentent. Comme n’importe quelle femme amoureuse. Mikael ne trouvait pas ses chants moins touchants, au contraire. Il se reconnaissait dans ces sentiments si naturels et si communs, ceux qu’il éprouvait pour Eloisa, et en était encore plus ému.

Une fois cependant il avait vu Emöke à l’écart, en haut d’une montagne, assise sur un rocher blanc taché de mousse, les yeux tournés vers le coucher du soleil, les cheveux dénoués dans le vent, l’air mélancolique.

Mikael s’était approché : « Qu’est-ce qu’il y a ? »

Emöke, tournée vers lui, avait souri. « Quelquefois il me manque.

— Qui ?

— Gregor. »

Mikael n’avait su que répondre. Il avait souri lui aussi, baissant la tête. Puis regardé vers l’est, vers la Raühnvahl, vers Eloisa, vers l’enfant qu’il n’avait jamais vu, vers son destin. « On y arrivera, Emöke ? »

Elle avait tendu le bras vers lui et lui avait pris la main. « Je ne sais pas, Mikael. »

Il avait éprouvé une sensation étrange et réconfortante à l’entendre prononcer son nom. Elle ne l’avait jamais fait. Il avait insisté : « Qu’est-ce que tu vois ? »

Emöke avait promené son regard autour d’eux. « Des montagnes, des prairies, des arbres, le soleil qui se couche, les étoiles qui commencent à briller dans le ciel. » Puis elle avait de nouveau posé son regard sur lui.

« Tu n’entends rien ? avait continué Mikael, avec une légère sensation de vertige.

— J’entends ta voix, le vent, la chouette en chasse, le bois qui brûle dans le feu de camp, les chevaux qui hennissent, les hommes qui rient », avait-elle répondu avec un sourire plein de gentillesse. Elle avait serré sa main plus fort, et murmuré, comme si c’était un secret entre eux : « Le don s’en est allé. » Ses yeux brillaient de joie. « Je suis libre, Mikael. »

Ce fut pour lui une émotion intense de l’entendre une nouvelle fois prononcer son nom, comme n’importe quelle fille. Il avait dit : « Bienvenue, Emöke », avant de s’éloigner.

Plongé dans ces réflexions, Mikael ne s’était pas aperçu qu’ils étaient arrivés à Kirchbach. Il se retourna. Berni et Emöke chevauchaient main dans la main, bavardant gaiement.

Mikael se souvint que lorsqu’elle avait encore le “don”, ainsi qu’elle l’appelait, elle avait prédit qu’il rentrerait mais pas elle. Il comprit qu’il ne pouvait la ramener sans la condamner à vivre en fugitive dans la forêt de Mezesnig. Plus maintenant. Un sourire lui vint en pensant que Berni n’aurait pas survécu une semaine dans les bois.

« T’es une vraie plaie, bouffon ! », lui cria-t-il en éclatant de rire.

Dans la petite ville, il conduisit ses hommes chez le vieux capitaine qui connaissait Raphael.

Celui-ci le reconnut aussitôt.

« Et les autres ?

— Certains se sont mariés, d’autres ont trouvé du travail dans les mines, et d’autres…

— … ne s’en sont pas sortis, conclut l’homme d’un ton grave. L’homme aux yeux de loup non plus ? »

Mikael fit signe que non.

« C’était un bon chef, dit le vieux.

— Oui.

— Et maintenant, on dirait que c’est toi le chef, sourit le vieux. Je le vois au respect dans le regard de tes hommes. »

Mikael rougit.

Le vieil homme lui mit la main sur l’épaule. « Ne sois pas gêné. Si le baron t’a donné son épée, c’est que tu as toutes les qualités pour être un bon chef.

— Nous rentrons.

— Je m’en doutais. Vous pouvez dormir dans l’hospice du couvent, comme la dernière fois. Et je serais heureux, comme la dernière fois, que tu dînes avec nous ce soir. »

Mikael conduisit ses hommes au couvent. Il prit Berni à part. « Bouffon, ce sont des moines. Garde tes mains où il faut, cette nuit.

— Je vais essayer », répondit Berni. Puis, voyant le visage de Mikael s’assombrir, il ajouta : « Je plaisante !

— Ris, mon frère ! », dit Emöke derrière eux.

Mikael hocha la tête, amusé, et se dirigea vers la maison du vieil homme.

Au dîner, il fit un compte-rendu détaillé du voyage, du séjour à Constance, de la mort de Jan Hus sur le bûcher. Mais il s’abstint de parler de sa rencontre avec Ojsternig.

Le vieil homme ne posa pas de questions.

Au moment de prendre congé, Mikael sentit sur ses épaules tout le poids de sa responsabilité envers Emöke et Berni. Il repensa à ce qu’Emöke avait dit, qu’elle ne reviendrait pas.

« Messire, dit-il au vieillard sur le seuil. Je dois vous demander une faveur. La femme qui nous accompagne…

— La dernière fois, c’était ta sœur, dit le soldat en riant.

— C’est vrai… mais… disons…

— Tu ne me dois pas d’explications, dit le vieil homme en souriant. Alors, que veux-tu me demander ?

— Cette femme et l’un des hommes… vous l’avez peut-être remarqué…

— L’estropié.

— C’est un brave type, dit Mikael. J’ai une dette envers lui.

— Ce qui ne le rend pas moins estropié.

— Non… » Mikael buta sur les mots. « Messire, pensez-vous que vous pourriez leur trouver quelque chose à faire à Kirchbach ?

— Laisse-moi réfléchir. Je te donnerai une réponse demain matin. » Puis le vieux capitaine posa la main sur son épaule. « Tu y tiens beaucoup, à cette femme, n’est-ce pas ?

— Beaucoup.

— Alors je verrai ce que je peux faire. »

Ce fut une nuit agitée. Mikael sortit de l’hospice et alla s’étendre dans la cour, respirant les odeurs du potager en pleine floraison. Il contempla le ciel étoilé, limpide, de cette nuit de fin juillet. Il dormit d’un sommeil léger, où les pensées se mêlaient aux rêves. À l’idée qu’il était à quelques jours de marche de la Raühnvahl, son cœur était ballotté entre l’excitation et l’angoisse. Il ignorait ce qu’il trouverait, ce qu’il pourrait faire, s’il serait à la hauteur de la situation. Mais il allait revoir Eloisa. Connaître son fils. Rentrer chez lui. Serrer Agnete dans ses bras. Est-ce qu’Harro serait encore en vie ? À force de se débattre entre toutes ces questions et ces doutes, quand l’aube se leva, il était encore plus fatigué.

Les hommes aussi avaient peu dormi, pensant sans doute au choix qu’ils avaient fait quand ils avaient quitté Constance. L’éventualité de la mort était maintenant toute proche, réelle. Et celle aussi que le courage vienne à leur manquer. Chacun d’eux, pendant cette longue nuit, avait dû peser ses sentiments et sa détermination.

Mikael les serra un à un par les épaules, au moment du repas. « Nous allons à la rencontre de notre destin, leur dit-il d’une voix assurée. Vous devez être fiers de vous. »

Bientôt, les hommes plaisantèrent entre eux, reprenant courage. Et Mikael devina dans leurs yeux une lumière nouvelle.

« Volod avait raison, lui dit Manuel en s’approchant de lui. Tu es un bon chef.

— Conneries », répondit Mikael. C’était exactement ce que Volod aurait dit.

En allant seller son cheval, il trouva le vieux capitaine qui l’attendait avec un sac de provisions qu’il s’était fait donner par le prieur.

« J’ai réfléchi à ta requête, dit le vieux capitaine. Depuis quelque temps j’avais l’idée de reprendre une auberge dont le propriétaire est mort. On pourrait y faire de bonnes affaires, à condition de la gérer comme il faut. Mais je suis un soldat et puis, je ne suis pas très sociable. Seul, je la ferais couler rapidement. » Il regarda Mikael dans les yeux. « Alors qu’avec un comique et une chanteuse, je suis sûr que les affaires marcheraient.

— Comment savez-vous que… », commença Mikael, stupéfait.

Le vieil homme l’arrêta d’un geste de la main. « Je ne sais rien, mon garçon. Tout au plus, je suppose. »

Mikael acquiesça.

« Tu crois que la proposition pourrait les intéresser ? », demanda le vieux capitaine.

Mikael appela Emöke et Berni et leur exposa l’idée. Puis il prit Emöke à part et lui dit : « Un jour, tu m’as dit que tu ne reviendrais pas chez nous.

— Je ne me souviens pas, répondit-elle avec un léger sourire.

— J’ai toujours eu peur que ça veuille dire que tu allais mourir », avoua Mikael, se rendant alors compte que cette pensée l’avait tourmenté.

Emöke lui sourit. « Et en fait, je suis vivante », dit-elle. Elle regarda Berni, les yeux pleins d’amour. « Je n’aurais rien de tout ça, si tu n’avais pas été là. »

Mikael se sentit dépassé par sa propre émotion. « Alors, qu’est-ce que vous décidez ? lui demanda-t-il avec rudesse.

— Merci, Mikael, répondit Emöke.

— C’est un oui ? »

Emöke acquiesça en souriant.

« Elles me manquent un peu, tes phrases bizarres, lui dit-il.

— À moi non. »

Mikael la regarda sans rien dire. Il n’arrivait pas à se faire à cette transformation. Mais c’était extraordinaire.

« Prends-moi dans tes bras, avant que je me mette à pleurer, dit Emöke.

— Si je le fais, c’est moi qui vais pleurer. »

Emöke passa ses bras autour de la taille de Mikael et le serra fort. « Ris, mon frère, murmura-t-elle à son oreille. La vie est belle et stupide.

— Ça, ce sont les bêtises que ton bouffon t’a mises dans la tête », plaisanta Mikael d’un ton bourru en se dégageant de son étreinte, les yeux voilés de larmes. Avant d’aller parler à Berni, il revint près d’elle. « Dis-moi que tout ira bien, lui demanda-t-il. Même si tu n’en sais plus rien maintenant.

— Tout ira bien, Mikael », lui répondit-elle avec chaleur.

Il acquiesça puis revint vers le vieil homme et Berni. « Alors, on dirait que vous avez deux personnes spéciales qui vont bien s’occuper de votre auberge », dit-il.

Le vieux capitaine sourit, content. Il pointa le doigt sur Berni et Emöke. « Je ne sais pas comment vous vous appelez, dit-il avec sérieux, mais je suis sûr que vos noms ne peuvent pas être Berni, bouffon du comte Chapuys de Reves, et Emöke Albath, connue comme la Sainte, tous deux recherchés, j’ai raison ?

— Vous avez parfaitement raison, messire, répliqua aussitôt Berni. Permettez que je me présente. Je suis Leonidas Argos, berger et poète espiègle, et je viens de l’Hellade. Et elle, dit-il à Emöke avec un clin d’œil, elle ne saurait être une sainte, puisqu’elle dort dans mon lit. »

Le vieil homme éclata de rire, en même temps que Mikael, tandis qu’Emöke se serrait contre la hanche bancale de Berni et l’embrassait sur la joue.

« Je ne peux pas vous assurer que vous ne vous repentirez pas un jour de vous être associé à un estropié idiot comme ce fanfaron, dit Mikael au capitaine en lui tapant la main sur l’épaule.

— Oh, par tous les pets puants de l’Enfer, s’exclama Berni. Si même les baudets se mettent à faire de l’esprit, où allons-nous ? »

Ils redevinrent sérieux. C’était le moment de se dire adieu. Ils se donnèrent l’accolade, gauchement, et même Berni ne trouva pas de blague adaptée à la circonstance.

Avant que Mikael ne monte en selle, le capitaine s’approcha.

« Salue le baron de ma part », lui dit-il. Puis, baissant la voix : « Le seigneur d’Ojsternig est passé par ici il y a deux jours avec cinquante cavaliers armés jusqu’aux dents. Il a mis à prix la tête d’un jeune rebelle et raconté partout qu’il passerait par Kirchbach ». Il lui serra l’épaule d’une main qui avait dû être ferme et puissante. « Prends soin de toi, mon garçon. Et fais attention. »

67

Le troisième jour du mois d’août, on aperçut Ojsternig au débouché de la Raühnvahl, à plus d’une lieue de distance. Si bien que lorsqu’il fit son entrée dans le château avec ses hommes en soulevant la poussière, Agomar était là pour l’accueillir.

Il remarqua aussitôt qu’Ojsternig semblait fatigué par le voyage. Mais il lut aussi une émotion intense dans son regard, entre excitation et colère.

À peine descendu de cheval, il vit le gros billot ensanglanté. « Tu as eu du travail ? »

Marcus arriva.

Ojsternig ne lui accorda pas un regard.

« J’ai dû ordonner une exécution, répondit Agomar.

— Des rebelles ?

— Pire, dit Agomar avec un air de consternation. Vous vous rappelez Lelio, l’assistant engagé par le comptable ? »

Ojsternig acquiesça. « On a découvert qu’il voulait tuer votre héritier.

— Quel aurait été son intérêt ? », répliqua Ojsternig.

Agomar tourna la tête vers Marcus.

Ojsternig porta la main à son poignard, bouillant d’une colère terrible, et fit un pas vers Marcus. « Toi ?

— Non, Seigneur, ce n’est pas ce que vous croyez, intervint promptement Agomar, qui retint son bras. L’aide-comptable a bien essayé de corrompre le prince, dans le but d’obtenir des privilèges. Mais le prince est venu me trouver et l’a dénoncé. »

Lentement, la main d’Ojsternig se desserra autour de son poignard, tandis qu’il fixait Marcus. Il colla son visage au sien, plissant les paupières. « Chiffe molle, finit-il par dire, ou tu es plus intelligent que je ne croyais, ou tu es encore plus bête.

— J’ai seulement fait mon devoir », répondit Marcus d’une voix incertaine. Il baissa les yeux.

Ojsternig le fixait toujours en silence. Il prit Agomar par le bras et l’emmena à l’écart. « Je veux que tu doubles la garde.

— Le danger a été évité.

— Pas pour cette histoire, dit Ojsternig en liquidant l’affaire d’un revers de la main. À Constance, j’ai rencontré le ramasse-merde, et aussi la Folle. » Un sourire satisfait et féroce se dessina sur son visage. « Et je crois bien avoir blessé à mort le chef des rebelles.

— Volod le Noir ? demanda Agomar, étonné. Mais qu’est-ce qu’ils faisaient à Constance ?

— Aucune idée. » Il haussa les épaules. « Mis à part le fait qu’ils exhibaient la Folle comme chanteuse, ajouta-t-il en riant. Tout le monde l’appelait la Sainte. » Il eut une moue de dégoût. « Jamais vu autant de racaille rassemblée qu’à Constance. En tout cas, après cet incident, l’empereur m’a autorisé à quitter la cour… à condition que je m’engage à ne pas attenter à sa vie. Quels idiots !

— Pourquoi doubler la garde, alors ? », demanda Agomar. Il avait du mal à suivre le raisonnement. « Puisque vous avez tué le chef des rebelles… »

Ojsternig le saisit vigoureusement aux épaules. Ses yeux étaient presque animés par la joie. « Parce que le ramasse-merde va revenir. » Il sourit. « C’est lui qui a fait s’échapper la Folle, j’en suis sûr maintenant. Je ne sais pas encore comment il a fait mais j’ai bien l’intention de le découvrir. Il reviendra forcément libérer sa femme et son fils.

— Mais comment il sait pour l’enfant ? demanda Agomar, stupéfait.

— Je lui ai dit, répondit Ojsternig, radieux. Il reviendra. Et là, nous l’aurons. » Il éclata d’un rire satisfait. « Je veux voir mon héritier, maintenant », dit-il en marchant vers l’entrée du palais. Soudain il s’arrêta et attira Agomar à lui. Il chuchota : « La chiffe molle ne me sert plus à rien. Occupe-toi de son départ.

— Vous êtes sûr, Seigneur ?

— De quoi ? répliqua durement Ojsternig.

— Eh bien… je pensais… » Agomar hésita. « Est-ce qu’il ne serait pas plus prudent de laisser grandir l’héritier jusqu’au moment où vous serez sûr qu’il survivra ? »

Ojsternig le fixa. L’éclair d’un soupçon voila son regard, avant que ses yeux ne redeviennent de glace. « Tu discutes mes ordres, Agomar ? Tu me caches quelque chose ?

— Non, Seigneur, fit Agomar, la tête baissée en signe de soumission.

— L’enfant est le fils du ramasse-merde et de la serve. Il sera aussi fort qu’eux, dit Ojsternig. Ce sont les fils des nobles qui n’arrivent pas à grandir. Ils sont comme l’avoine gorgée d’eau.

— Je m’en occuperai, Seigneur. »

Ojsternig, entré dans le palais, guetta par une petite fenêtre qui donnait sur la cour. Il vit Agomar discuter avec Marcus, et monta à l’étage.

À son entrée, Eloisa allaitait le bébé, son corsage complètement délacé.

Elle se tourna dans l’autre sens, essayant de se couvrir aux yeux d’Ojsternig.

Agnete fut aussitôt debout.

« Père », dit Lukrécia.

Ojsternig la regarda à peine. « Fille. » Il s’approcha d’Eloisa.

Harro grogna.

Ojsternig lui donna un coup de pied. « Je croyais que tu avais fini par crever, toi. Il faut croire que je t’ai pas envoyé assez de coups de pied.

— Sage, Harro », dit Lukrécia en s’agenouillant près du chien, alors qu’Ojsternig s’apprêtait à lui en lancer un autre.

Ojsternig haussa les épaules et marcha vers Eloisa. « Montre-moi mon héritier, dit-il en la saisissant par l’épaule pour l’obliger à se tourner.

Eloisa tirait sur son corsage pour couvrir son autre sein.

Ojsternig regarda l’enfant. Il tendit la main pour lui caresser la tête.

Eloisa recula.

« N’essaie même pas », siffla Ojsternig. Il tendit de nouveau la main et la passa sur les cheveux blonds du bébé, qui tétait placidement. « On voit tout de suite qui est le père, dit-il avec satisfaction. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau.

— Seigneur, dit alors Lukrécia, je dois vous parler… »

Ojsternig ne lui prêta aucune attention et continua de regarder l’enfant qui tétait.

Agnete fit signe à Lukrécia de poursuivre. Il fallait absolument lui parler du complot de Marcus et d’Agomar.

« Père… reprit Lukrécia.

— Quoi ? », dit Ojsternig, qui s’impatientait, en se retournant vers sa fille.

Lukrécia ouvrit la bouche mais Agomar surgit.

Lukrécia se tut.

« Prince », dit Agomar en lançant un regard furtif à Lukrécia. Car Lucilla, sa maîtresse et son espionne, avait entendu leur projet. Il lui fallait d’urgence empêcher Lukrécia de parler à Ojsternig. « Je voulais me concerter avec vous sur cette affaire… mais je vois que vous êtes occupé. De son côté, Arialdo de Tarvis semble avoir hâte de vous informer de l’état de vos finances. D’ailleurs vous voudrez peut-être manger et vous reposer. Un cygne rôti vous attend. »

Ojsternig acquiesça, irrité. « J’arrive. » Il se tourna vers Eloisa. « Tu as assez de lait ?

— Je n’en manque pas », répondit Eloisa.

Il caressa une nouvelle fois la tête de l’enfant, ignorant de ce qui se tramait autour de lui. Ojsternig fixa Eloisa dans les yeux. « Il s’appellera Marcus III », lui dit-il d’un ton de défi.

Eloisa soutint son regard, avec fierté. « Oui », répondit-elle.

Ojsternig fronça les sourcils, surpris. Puis il se tourna vers Lukrécia et lâcha d’un ton distrait : « Je n’ai pas le temps de m’occuper de toi en ce moment ».

Agomar lança un regard à la princesse.

« J’ai faim, dit Ojsternig à Agomar. Dis à Arialdo de m’apporter ses livres à table. » Pendant qu’il s’éloignait, les trois femmes l’entendirent : « Je me moque des détails du départ. Tu t’en occupes, c’est tout. »

« Agomar suspecte quelque chose », dit Eloisa d’une voix sourde.

Cet après-midi-là, Lukrécia, avant d’avoir pu parler à son père, fut saisie d’une douleur à l’estomac. Elle s’écroula au sol et un liquide verdâtre écuma à ses lèvres.

Agnete comprit aussitôt qu’elle avait été empoisonnée. Elle courut jusque chez elle et prit tous les antidotes qu’elle avait. Mais quand elle revint dans la chambre de Lukrécia, celle-ci avait déjà perdu ses esprits. Aux rares moments où elle ouvrait les yeux, elle délirait et se tordait de douleur.

Ojsternig était assis sur le lit de sa fille. Il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il ressentait. Dans son cœur, outre la colère, s’agitait un sentiment qu’il ne voulait pas reconnaître. « Elle vivra ? demanda-t-il à Agnete ?

— J’en doute, répondit-elle. Je ne sais pas quel poison a été utilisé, mais il est puissant. »

Ojsternig l’attrapa par le cou, serrant jusqu’à l’étouffer. « Si elle meurt, tu mourras avec elle ! »

Quand Ojsternig relâcha sa prise, Agnete toussa puis dit, sans peur : « Alors je vais commencer à recommander mon âme à Dieu, parce que je ne crois pas pouvoir la sauver ».

Ojsternig grinça des dents et serra les poings si fort que les jointures de ses doigts blanchirent. Il frappa Agnete d’une gifle violente qui fit saigner sa lèvre inférieure. Immobile, il soufflait comme un taureau. Il la menaça du doigt. « Fais tout ce que tu as à faire, dit-il avec férocité. Ne te laisse pas distraire en prières. Avant de te couper la tête, je te laisserai le temps d’invoquer Dieu.

— Déshabille-toi… », dit Lukrécia d’une voix faible, dans son délire.

Ojsternig se tourna vers le lit.

« Je ne suis pas… je ne suis pas comme elle… continua Lukrécia en s’agitant, pâle et à bout de forces. Je suis désolée, père… je ne suis pas elle… »

Ojsternig ne bougeait plus. Il savait de quoi sa fille parlait. A quel cauchemar elle était en proie.

« Ça fait mal, père… », dit encore Lukrécia dans un souffle de voix.

Ojsternig se souvenait de la nuit où sa fille avait prononcé ces mots. La première fois qu’il l’avait prise, quand il voyait en elle un peu de son épouse qui avait tant excité ses sens.

« Ne m’appelle plus… jamais père… », soupira Lukrécia.

Il se rappelait lui avoir dit cette phrase.

« Ne m’appelle pas père… pendant que nous faisons… » Lukrécia haletait. La phrase se brisa dans sa gorge, laissant place à un gémissement de douleur. Elle se tordait de douleur.

Mais Ojsternig ne savait pas si ce tourment n’était pas plutôt dû au souvenir de cette première nuit, quand il avait pris sa virginité.

« Je ne le dirai… plus jamais… reprit Lukrécia. Plus jamais… je vous le jure… »

Et depuis ce jour, chaque fois qu’il avait abusé d’elle, Lukrécia n’avait plus rien dit.

« Père… », murmura Lukrécia. Juste ce mot-là.

Ojsternig se sentit profondément mal à l’aise. Il ne voulait plus entendre sa fille. Il se tourna vers Agnete. « Si tu es sûre qu’elle ne survivra pas, donne-lui une mort rapide ! » Il hurlait presque.

« Comme à une bête ? dit Agnete.

— Père… », répéta Lukrécia d’une voix faible, une voix de petite fille, une sorte de prière.

« Faites-la taire ! ordonna Ojsternig en poussant Agnete vers le lit de Lukrécia.

— Votre Seigneurie, dit alors Agnete, ce que votre fille voulait vous dire…

— Ça ne m’intéresse pas ! », cria Ojsternig.

Mais Agnete avait décidé de ne plus se taire, sans savoir ce qui se passait dans la tête d’Ojsternig. « Votre fille a découvert qu’Agomar et Marcus projetaient de vous tuer », dit-elle tout à trac.

Ce fut pour lui comme un seau d’eau glacée, qui l’arracha à son malaise et le ramena à la réalité. Il fixa un instant Agnete. Il sentait la colère l’envahir. Soulevant la table à bout de bras, il la projeta dans les airs. Le meuble retomba sur le sol avec un bruit sourd. Ojsternig se dirigea vers la porte.

« Père… », murmura Lukrécia.

Il claqua violemment la porte derrière lui et marcha à pas vifs dans le couloir, sans voir la servante de belle apparence s’éloigner sur la pointe des pieds pour avertir Agomar que tout était découvert.

Ojsternig monta en selle et quitta le château. Une fois dans la forêt, il s’arrêta et descendit de cheval. La tête lui tournait. Il sentit comme un craquement en lui, une déchirure, et une brûlure dans sa poitrine. Il avait ressenti la même chose le jour où Emöke lui avait lancé sa malédiction : “Tu aimeras”. Ce jour-là aussi une sorte de fissure s’était ouverte. Mais il avait réussi à la refermer. Il y parviendrait encore. Le gel qui empêchait les sentiments de l’affaiblir finit par descendre en lui, éteignant cette chaleur qui avait brûlé dans sa poitrine et l’avait rendu un instant vulnérable.

Quand il rentra au château, Agomar l’attendait.

« Qu’est-ce que tu veux ? demanda Ojsternig d’une voix dure, métallique.

— Je dois vous avouer un grave manquement, dit Agomar, d’une voix contrite. J’ai commis une grosse erreur.

— C’est ce que je crois », lui rétorqua Ojsternig, le visage tendu et la main sur son poignard.

Agomar lui tendit un petit flacon de verre ambré.

Ojsternig ne le prit pas. « C’est quoi ?

— Du poison, répondit Agomar. Votre fille a été… » Il s’interrompit, secouant la tête. « J’ai fouillé la chambre de Marcus. » Il agita le flacon. « Et j’ai trouvé ça. » Baissant la tête, il ajouta. « Mon erreur a été de croire que je pouvais le garder sous contrôle. Pendant votre absence, il m’avait approché pour vous tuer et devenir le seigneur. Mais il ne voulait pas vivre ici, il voulait seulement une rente généreuse. Il m’aurait laissé le gouvernement du royaume. »

Ojsternig le fixait d’un regard impassible.

« J’ai pensé qu’en lui faisant croire que j’étais de son côté, je pourrais connaître son plan. Je sais bien qu’il n’a pas d’avenir, vous l’avez encore confirmé aujourd’hui, et en fait… » Agomar laissa sa phrase en suspens.

« Et en fait, au lieu de m’empoisonner, il a empoisonné ma fille ? dit Ojsternig, avec une pointe de scepticisme. Ça n’a aucun sens.

— C’est vous qu’il voulait empoisonner, à mon insu, répliqua Agomar. Mais un marmiton, en cuisine, a échangé les plats sans s’en rendre compte. »

Ojsternig le regarda en silence. « Que de choses tu as découvertes, en si peu de temps, dit-il enfin. Et que de choses tu m’as cachées.

— Si vous n’avez plus confiance en moi, dit Agomar en courbant la tête, humblement agenouillé face à lui, j’accepterai votre juste punition. »

Ojsternig posa sa botte sur l’épaule d’Agomar. « Ça t’arrive de revoir tes hommes en rêve ? Ceux que tu as trahis, que tu m’as laissé éliminer comme des chiens galeux ? »

Sans lever les yeux, Agomar répondit : « Je vis dans la réalité. Je ne prête pas attention aux rêves.

— Moi non plus. » Il poussa Agomar du bout de sa botte et le fit tomber à terre. « Apporte le flacon de poison à la sage-femme, immédiatement. »

Ojsternig pénétra dans son palais.

Une fois à l’intérieur, il prit appui contre le mur froid, et respira à fond, réfléchissant à quelque chose de bien cruel. Le seul moyen de tenir la faiblesse à distance.

Quand il eut trouvé, savourant d’avance son plaisir, il monta dans la chambre d’Eloisa. « Ton ramasse-merde est sur le chemin du retour. »

Une lueur d’espoir s’alluma dans les yeux de la fille.

Il sourit, méchamment. « Tu peux déjà lui dire adieu. Je lui prépare une petite surprise amusante. »

68

Mikael était accroupi depuis une demi-heure dans les fougères qui bordaient la forêt de Mezesnig, au sud du pont sur l’Uque, gardé par deux soldats. Il surveillait la maison d’Agnete, qui se trouvait à trois cents pieds à peine, mais était entièrement à découvert.

Le jour de leur arrivée dans la Raühnvahl, il avait ordonné à ses hommes d’aller dans l’ancienne cachette des rebelles. Puis il était descendu seul vers la vallée, s’arrêtant au milieu de la forêt. On était à la mi-août, les nuits étaient chaudes. Il avait dormi sur les feuilles, entre deux rochers. À l’aube, il avait attaché son cheval à l’orée du bois. Depuis, il observait le réveil du village.

En presque un an, avec la venue des bûcherons et de leurs familles, le nombre d’habitations avait augmenté. Au moins vingt baraques de plus, sans compter trois étables et une énorme scierie à l’arrière de laquelle un entrepôt logeait sans doute des apprentis. Plus d’une centaine d’habitants supplémentaires peut-être, ce qui compliquait ses mouvements. Il pouvait se fier aux gens du village, qui ne le dénonceraient pas. Mais il ignorait la réaction des nouveaux venus. Sans parler d’Eberwolf, qui serait ravi de le capturer, en parfait traître qu’il était.

La quantité de bétail qui paissait, vaches et moutons, avait triplé. En regardant les alentours, Mikael eut la vision de ce que serait dans quelques années sa belle et riche vallée. Les bêtes, trop nombreuses pour les prés mis en pâture, avaient commencé à dévaster les pentes du Mezesnig, empêchant la forêt de repousser. La coupe systématique des arbres faisait le reste. Le Mezesnig ne serait un jour plus qu’un mont pelé. Ojsternig administrait le royaume avec son avidité brutale et s’emparait de tout, sans songer à l’avenir.

Mikael était resté caché une heure, sans voir de mouvement chez Agnete. La baraque semblait inhabitée. À l’extérieur, l’incurie régnait. La pile de bois pour l’hiver s’était écroulée. Les bûches éparpillées dans l’herbe pourriraient aux premières pluies. Deux moutons s’étaient introduits par une fente de la clôture et broutaient l’herbe haute devant le seuil.

Il eut un pincement d’inquiétude. L’absence d’Eloisa, certainement prisonnière au château, ne l’étonnait pas. Mais Agnete ? Était-elle morte ? Jamais elle n’aurait laissé des moutons déposer leurs excréments dans son pré. Ni l’herbe, refuge idéal des serpents et des rats, pousser aussi haut. Ni ce bois de chauffe, fendu et empilé à grand-peine, pourrir sur le sol. Il ne voyait pas Harro non plus.

Malgré ces interrogations, Mikael résistait à la tentation d’approcher un des villageois qui travaillaient dans les champs d’avoine et d’orge, quand il vit tout à coup Agnete marcher dans la rue principale.

Son cœur fit un bond. “Elle est vivante !”

Elle marchait d’un pas vif, comme poussée par une urgence.

Il regarda autour de lui. Comment atteindre la baraque sans être vu ? De l’autre côté du torrent, sur la grève, deux grosses vaches paissaient tranquillement. Elles portaient de larges et solides colliers de cuir. Mikael sortit des fourrés, traversa à gué les eaux, peu profondes en cette période de l’année, et rampa à quatre pattes jusqu’aux deux bêtes. Il leur parla doucement, comme faisaient les paysans pour les tranquilliser, avant d’en attraper une par son collier. La vache ne fit pas d’écart. « Tout doux », murmura Mikael en la caressant. La bête, d’abord réticente puis docile, se laissa conduire à travers le pré jusqu’à la baraque d’Agnete, maintenant rentrée chez elle. Caché derrière la masse de l’animal, Mikael atteignit l’arrière de la baraque. Il rampa dans l’herbe haute et se faufila dans ce qui avait été sa maison.

Entendant un bruit dans son dos, Agnete se retourna juste à temps pour voir une silhouette encapuchonnée bondir sur elle, poser la main sur sa bouche et l’écarter de la fenêtre.

« C’est moi, chuchota Mikael. C’est moi. »

Les yeux d’Agnete se dilatèrent, sa bouche s’ouvrit, elle serra entre ses mains le visage de Mikael, lui donna des baisers, lui tira les cheveux, répétant sans arrêt : « Mon gamin… mon gamin… mon gamin…

— Oui, c’est moi, dit Mikael tout ému. C’est moi…

— Mon gamin… », dit encore Agnete. Puis ses yeux se remplirent de larmes, qu’elle essuya du revers de la main avant de se mettre à rire. « Eloisa le disait bien, que tu reviendrais. » Mais l’inquiétude apparut bientôt sur son visage. « Qu’est-ce que tu fais ici ? C’est trop dangereux ! Ojsternig…

— Chut… », dit Mikael en posant le doigt sur ses lèvres. Il l’attira contre elle et la garda serrée.

« Mon gamin… », répéta Agnete en s’abandonnant à son étreinte. Puis elle s’écarta de lui lentement, pour le regarder bien en face. « C’est vraiment toi », dit-elle, comme pour s’en convaincre.

Mikael lut un profond chagrin dans ses yeux. Il avait peur de poser la question mais ne put s’en empêcher : « Eloisa ?

— Elle va bien… commença Agnete d’une voix hésitante.

— J’ai un fils ? », insista Mikael.

Agnete fit signe que oui. « Tu l’as… », dit-elle douloureusement. « Sans l’avoir…

— Comment ça ?

— Viens, gamin, assieds-toi », dit-elle en le prenant par la main. Ils s’assirent autour de la table. Agnete cherchait ses mots.

— Je vous en supplie ! »

Alors Agnete, d’une voix anxieuse, lui parla d’Eloisa, de sa joie en entendant le message apporté par Lucio, de la mort d’Eberwolf, du plan cruel d’Ojsternig, de leur captivité au château, de la princesse Lukrécia qui se trouvait entre la vie et la mort. Quand elle eut fini, elle baissa la tête. Elle prit la main de Mikael dans les siennes. « Il faut que tu sois fort », dit-elle. Relevant la tête, elle vit dans ses yeux une lueur qui la surprit. « Te voilà un homme, murmura-t-elle.

— Je ne le laisserai pas faire, marmonna-t-il, perdu dans ses pensées.

— Fais pas de folies, le supplia Agnete. Regarde-moi et écoute-moi. Tu ne peux rien faire. Ojsternig a une troupe entière de gens armés, plus de cent cinquante soldats. C’est lui qui a dit à Eloisa que tu n’allais pas tarder à revenir… » Elle s’arrêta un instant. « Mais comment il l’a su ? demanda-t-elle.

— Peu importe, répondit Mikael, les dents serrées.

— Écoute-moi, je t’en supplie, reprit Agnete avec la même voix angoissée. Quand le bébé sera sevré, Ojsternig n’aura plus besoin d’Eloisa et elle reviendra. Alors vous pourrez vous enfuir tous les deux, et refaire votre vie…

— Et mon fils ? », demanda Mikael, les narines dilatées par la colère.

Agnete baissa la tête sans répondre.

« C’est mon fils, scanda Mikael. Jamais je ne laisserai faire ça.

— Si tu te fais tuer, Eloisa vous perdra tous les deux. Tu y as pensé, à elle ? dit-elle avec chagrin.

— Il s’appelle comment ? »

Après une courte pause, Agnete dit : « Marcus III ».

Une expression de fierté apparut sur le visage de Mikael. « C’est le nom qui lui revient. »

Agnete sentit ses yeux s’emplir à nouveau de larmes. « Eloisa a dit pareil. »

Mais Mikael ne l’écoutait pas. Il bouillait de colère et répétait obstinément : « Je ne peux pas le laisser faire ».

Soudain, il y eut un bruit dehors. « Hé, la sage-femme ! »

Agnete sursauta.

Mikael porta la main à son poignard.

Agnete alla à la fenêtre. « J’arrive, canaille ! » Puis elle se tourna avec effroi vers Mikael. « Sois pas idiot ! Ils sont trois et ils sont armés. Il faut que je rentre au château », dit-elle en déplaçant le coffre qui couvrait la trappe. « La princesse est en train de mourir. Je cherche un antidote, même si je n’ai guère d’espoir. » Elle souleva la trappe. « Fais-le pour Eloisa. Cache-toi et attends qu’on soit partis. »

Mikael se glissa dans la trappe. Tandis qu’Agnete la refermait et remettait le coffre en place, il replongea dans son passé. C’était là que sa nouvelle vie avait commencé. Là qu’il avait appris à résister au froid. À s’appeler Mikael et non plus Marcus II de Saxe. Là qu’il avait rencontré Hubertus, le petit rat, son premier ami. Il eut un pincement au cœur en devinant dans l’obscurité la couche où il avait passé tant de mois à se transformer de prince en serf de la glèbe.

« Dis donc, t’as pas fini ? dit un soldat en entrant dans la baraque.

— Non, j’ai pas fini, imbécile, répondit Agnete d’un ton agressif.

— Combien de temps il te faut encore ? », continua le soldat. Ses lourdes bottes martelaient le plancher.

Mikael se rappela combien c’était réconfortant, à l’aube, d’entendre les premiers mouvements d’Agnete et Eloisa, quand elles se réveillaient. Comme il devait se sentir seul, à se contenter ainsi du bruit de leurs sabots au-dessus de sa tête. Et la soupe chaude du matin, quand il y trempait ses doigts engourdis par le froid avant de la manger. Le bout de lard qu’un jour Eloisa y avait ajouté. Ou l’oignon, qu’il avait partagé avec Hubertus. Pourtant, au lieu de s’en émouvoir, il frémissait de colère. Il serra son poignard de toutes ses forces. « Tu ne m’enlèveras pas ce que j’ai conquis, murmura-t-il. C’est à moi. »

« Agomar t’a donné le poison, continuait de pester le soldat. T’en mets un temps à le trouver, ton antidote !

— Tu veux le faire toi-même ? s’exclama Agnete. Parfait. Installe-toi. Voilà mes herbes. Sauve-la toi-même, la princesse. »

Le soldat lâcha alors : « Grouille-toi, la vieille ».

Mikael entendit Agnete rassembler des flacons et les mettre dans un sac. « Fais attention à pas les casser, sale bête sans cervelle », dit-elle au soldat.

Mikael entendit le soldat se diriger vers la sortie.

« Tu sais que le vieux Raphael va très mal ? dit alors Agnete, d’une voix plus forte.

— Qui ça ?

— Tu devrais aller le voir, continua Agnete de la même voix forte.

— Je le connais même pas, ton foutu Raphael ! Tu deviens gâteuse ou quoi ? », répondit le soldat en sortant.

Mikael savait qu’elle s’adressait à lui.

« Eh bien, moi je te dis que tu devrais aller le voir, au contraire », conclut Agnete de sa même voix.

Mikael entendit les soldats ricaner. Les chevaux s’éloignèrent. Quand il fut certain d’être resté seul, il remonta la petite échelle, au barreau toujours cassé. Il poussa sur la trappe et la souleva sans effort, malgré le poids du coffre. Il se souvint du mal qu’il avait eu autrefois pour sortir, la nuit où Hubertus, répondant à l’appel de la nature, s’était échappé. Alors que lui, il avait peur de sortir de cet endroit obscur, peur d’affronter la vie. Il se souvenait aussi des brimades d’Eberwolf et de sa terreur, quand il se sentait le plus faible de tous, incapable de faire leur travail. Mais aujourd’hui, il était fort. « Non, Ojsternig, tu ne m’enlèveras pas ce qui m’appartient », dit-il en se redressant.

Dehors, plus de vache derrière laquelle se cacher. Heureusement, il était très rapide. Même si on le voyait, on ne pourrait pas le rattraper. Son cheval était dans les fourrés, et la forêt était son élément. Il s’élança tête baissée et couvrit les trois cents pieds en un éclair. Au moment de sauter sur la grève, il jeta un regard en arrière pour s’assurer que personne ne le suivait. Il manqua alors se cogner dans un homme habillé en bûcheron qui remontait du torrent et qu’il ne connaissait pas Leurs regards se croisèrent un instant.

Le bûcheron vit le poignard que Mikael avait aussitôt dégainé.

« J’ai rien, me tue pas ! », pleurnicha-t-il, persuadé d’avoir affaire à un brigand.

Il dépassa le bûcheron d’un bond et pénétra dans les fourrés. En se retournant, il le vit courir vers les soldats sur le pont et leur montrer du doigt l’endroit où il avait disparu.

Aussitôt en selle, il commença à monter dans la forêt, en restant à l’écart de la route. Quand il aperçut le Doigt de Moïse, qui dominait le petit méplat où se dressait la cabane de Raphael, il passa la bride de son cheval autour d’une branche basse de mélèze. À côté du mulet de Raphael, un autre cheval était attaché à la clôture. Il le reconnut aussitôt. Le cheval pie de Lucio, blanc et rouge.

Sans grande prudence, il traversa le pré où il avait appris à piocher quand il était petit et entra dans la cabane.

Lucio, assis au bord de la couche de Raphael, bondit sur ses pieds, son poignard à la main.

Mikael leva les mains en l’air. « C’est moi, Lucio », dit-il avec un sourire radieux. Ils s’étreignirent avec fougue. Ce fut alors qu’il vit Raphael, couché.

Le vieil homme souriait. Mais il était pâle et amaigri, ses forces semblaient l’avoir abandonné. Il était plus maigre, plus menu. La peau des mains ratatinée, les doigts tordus. Mais dans ses yeux la même lueur d’intelligence brillait. « Mon garçon ! s’exclama-t-il avec joie. J’espérais te revoir. Voilà un beau cadeau.

— Comment vous allez ? », demanda Mikael en s’agenouillant à ses côtés.

Raphael sourit, serein et mélancolique à la fois. « J’arrive à la fin du voyage, répondit-il.

— Comme d’habitude, vous ne dites que des bêtises, dit Mikael en hochant la tête.

— Comme d’habitude, tu ne comprends rien », répliqua Raphael avant de lui prendre la main.

Mikael sentit combien sa prise était faible.

Raphael le regardait. « Tu es revenu, dit-il, heureux. Tu as appris à te servir de l’épée ?

— J’ai besoin que vous m’appreniez encore quelques trucs, dit Mikael. Comme avec la pioche. »

Raphael rit doucement à ce souvenir. « Quel mauvais paysan tu faisais. Mais je suis sûr que tu t’en sors mieux avec l’épée. Tu l’as dans le sang. Je le sais…

— Pour l’amour de Dieu, ne recommencez pas avec cette histoire de mon cœur qui est fort ! plaisanta Mikael.

— Tu l’as nourri ? », demanda Raphael, sérieux.

Mikael aussi devint sérieux. « Non, à Constance il se transformait en prune sèche. » Il sourit. « Mais depuis que j’ai décidé de revenir il s’est remis à battre. »

Raphael posa la main sur la poitrine de Mikael. « Oui », murmura-t-il.

Ils se regardèrent dans les yeux, comme autrefois, longtemps, sans parler.

Puis Mikael dit : « Le commandant militaire de Kirchbach vous envoie ses salutations.

— C’est qui ? demanda tout à coup Raphael, avec un voile de tristesse dans les yeux.

— Je ne sais pas comment il s’appelle, répondit Mikael. Mais il m’a montré deux horribles cicatrices en forme de croix sur sa poitrine. Il a dit que vous sauriez qui il est. »

Raphael acquiesça. Ses yeux devinrent humides. « Ettore Salvemini », murmura-t-il affectueusement. Il sourit à Mikael et dit : « Laisse-moi me reposer un peu, mon garçon. Lucio et toi, vous avez sûrement beaucoup de choses à vous dire ». Son regard se voila, perdu dans le passé.

Mikael se leva et rejoignit Lucio qui préparait le dîner. « Comment va ta famille ? Tu les as revus ? »

Lucio souriait en remuant la soupe d’orge et de lapin. « Oui. Les deux garçons ont forci.

— Et ta femme ? », demanda Mikael avec une pointe d’inquiétude.

« J’avais oublié qu’elle pétait tout le temps, dit Lucio en riant. Mais j’arrive à la rencontrer une ou deux fois par semaine, donc c’est pas trop dur. » Ses yeux brillaient d’amour.

« J’ai appris que tu avais porté mon message à Eloisa. Merci.

— Une promesse est une promesse », répondit Lucio en haussant les épaules, gêné. « Ici, c’est pire qu’avant, poursuivit-il. À Dravocnik, il y a moins de surveillance et moins de soldats depuis que ce bâtard d’Ojsternig s’est installé dans ta vallée. Mais crois-moi, la misère est terrible. Il y a des mineurs qui creusent avec leurs ongles pour trouver un nouveau filon. D’autres ont réussi à s’enfuir. Beaucoup sont morts en chemin, avec leur famille… »

Mikael hocha la tête et dit : « Volod aussi est mort loin de chez lui ».

Lucio ne dit rien. Il baissa seulement les yeux sur la marmite, fixant en silence la soupe qui bouillait paresseusement.

Mikael resta silencieux lui aussi. On aurait dit qu’ils priaient tous les deux pour Volod.

« Il y en a d’autres qui ne baissent pas les bras, reprit Lucio. Je les ai organisés comme Volod nous a appris. On est une cinquantaine. Mais on n’a pas de vrai chef. C’est un peu la débandade. On fait des petites razzias de bétail. Ojsternig a tellement de bêtes qu’il ne s’en aperçoit même pas. Et de temps en temps on attaque un convoi de marchands qui trafiquent avec lui. » Il leva les yeux vers Mikael. « T’as vu ce qu’ils ont fait de la forêt ? »

Mikael acquiesça.

« Les cerfs ont quasiment disparu. Les loups n’ont plus de proies, et on commence à en voir aux alentours de Dravocnik qui viennent fouiller dans les ordures. Un jour ou l’autre, ils tomberont sur un gosse qui se sera éloigné de sa mère. Et quand ils auront goûté à la chair humaine, ils descendront en meute de la montagne. » Il fit une pause. « T’es revenu pour être notre chef ?

— J’en sais rien…

— De temps en temps, je parle avec des gens de la Raühnvahl, quand j’en rencontre dans la forêt, reprit Lucio, sérieux. Tu ne peux pas imaginer comment ils parlent de toi. Tu es celui qui s’est toujours opposé à Ojsternig. Celui qui a libéré Emöke. Ils disent aussi que déjà quand tu étais petit tu les avais sauvés… » Il le fixa intensément. « Tu n’as pas idée de ce que tu as fait pour eux…

— Conneries.

— Non, continua Lucio. Tu as planté une graine dans leur tête…

— Je n’ai rien planté du tout, esquiva Mikael. Cette graine-là, ils l’avaient déjà en eux.

— Alors tu l’as fait germer, répliqua Lucio. Là-bas, ils parlent plus de toi que de Volod le Noir. » Il le prit par les épaules. « Il n’y en a pas beaucoup qui naissent avec le don que tu as. Je sais pas ce que c’est. Mais je sais que ce don-là, c’est celui de tous les chefs. »

Mikael s’agita, mal à l’aise. « Tu es capable de faire naître l’espoir, reprit Lucio. Ne les abandonne pas. »

C’était exactement ce qu’il avait dit à Volod, quand il l’avait rencontré dans sa cachette de la forêt, pensa Mikael. Non. Il ne les abandonnerait pas. Il se tourna vers Raphael. « Il vous aide ? »

Lucio sourit. « Il nous a toujours aidés. C’est un grand homme. » Il regarda Mikael. « Il a un faible pour toi. Quelquefois, la nuit, quand la fièvre monte, il dit ton nom. »

Mikael alla s’asseoir près du vieil homme, ému.

Il respirait doucement, les yeux fermés. Sans les ouvrir, il tendit la main.

Mikael la prit dans la sienne et lui demanda : « Vous nous avez entendus ? »

Raphael acquiesça. « Oui, et ça ne m’étonne pas.

— Je ne sais pas par où commencer », dit Mikael.

Les yeux toujours fermés, le vieil homme lui tâta la poitrine et posa la main sur son cœur. « Réponds sans réfléchir. Pourquoi es-tu revenu ?

— Pour Eloisa et pour mon fils.

— Pas seulement.

— Parce qu’il est temps que le monde change. »

Raphael hocha la tête, silencieux. « Oui, il est temps, finit-il par dire. Tu vois que tu sais par où commencer, à l’intérieur de toi ? » Puis il demanda qu’on l’aide à se lever et tous trois s’assirent à table pour manger.

La nuit, dehors, commençait d’effacer les contours.

Soudain, dans le silence, on entendit un galop dans le pré.

Mikael et Lucio bondirent et se placèrent de chaque côté de la porte, le poignard à la main.

« C’est peut-être un de mes hommes, chuchota Lucio. Je l’ai envoyé rôder autour du château pour savoir s’il y avait des convois prêts à partir ou arriver. »

Quelques instants après, on frappa : trois coups, suivis de deux autres.

Lucio se détendit et ouvrit la porte. « Entre, Gabriel. » Il indiqua Mikael. « C’est un vieil ami, du temps de Volod le Noir. T’en as entendu parler, c’est Mikael de la Raühnvahl.

Gabriel, petit et malingre, dans les vingt ans, ouvrit de grands yeux. « T’es le Mikael qui a fait s’évader la Folle du château d’Ojsternig ? », s’exclama-t-il avec admiration.

Mikael lui jeta un regard dur. « Si tu l’appelles encore une fois la Folle, je te casse toutes les dents. »

Raphael rit de bon cœur.

« Alors ? T’as découvert quoi ? », demanda Lucio.

L’autre secoua la tête. « Ça fait bien trois semaines que rien ne bouge.

— Assieds-toi et mange », dit Lucio.

Gabriel se jeta sur ce qu’il restait de soupe. Quand il eut fini et léché l’écuelle, il but une longue gorgée de bière. « Vous connaissez une certaine… Eloisa Veedon ? dit-il d’un ton distrait.

— Pourquoi ? dit aussitôt Mikael.

Raphael aussi se redressa sur sa chaise.

Gabriel les regarda. « Je suis désolé… murmura-t-il.

— Quoi ? explosa Mikael en l’attrapant par le col de sa chemise.

— Pendant que je venais ici, j’ai entendu les hérauts annoncer à grand bruit que… » Gabriel fit une pause, embarrassé. « Ils annonçaient que cette Eloisa Veedon est coupable d’avoir tenté d’arracher l’héritier à la princesse et que…

— Et que… ? » Mikael avait les yeux écarquillés d’angoisse.

« Elle sera exécutée après-demain. »

69

Eloisa n’arrivait pas à croire ce que sa mère lui avait dit, et ses journées, jusqu’alors gouvernées par l’angoisse de perdre son enfant, étaient devenues merveilleuses. Agnete avait vu Mikael. Et cette rencontre avait ravivé leur espoir. Son cœur était plein d’un amour encore plus grand. « Il est revenu ! », ne cessait-elle de se répéter, folle de joie. Elle chuchotait à l’oreille de son fils, en le couvrant de baisers : « Ton père est revenu ! »

Le lendemain soir, Ojsternig entra dans la chambre d’Eloisa.

« Où est ma mère ? », demanda-t-elle. Elle ne l’avait pas vue de toute la journée, alors qu’il lui était maintenant interdit, à elle, de quitter sa chambre. Elle était impatiente de se faire raconter une nouvelle fois la rencontre d’Agnete et de Mikael. De l’entendre dire, sans jamais s’en lasser, qu’il était vivant, qu’il était beau, qu’il était fort.

« Ta mère s’occupe de la princesse. Elle n’a pas de temps pour toi. » Puis il s’approcha et tendit les bras vers le bébé. « Donne-le-moi. »

Eloisa fit un pas en arrière.

Ojsternig lui arracha l’enfant des mains. « Il est à moi. »

Tout l’après-midi, Eloisa avait entendu rouler les tambours dans le village, au fond de la vallée. Elle savait que quand les tambours retentissaient dans le royaume cruel d’Ojsternig, ce n’était jamais bon signe.

Ojsternig se tourna vers une vieille servante apparue sur le seuil, tenant un instrument bizarre et une bouteille d’étain scellée par une membrane. « Fais ce que tu as à faire », dit-il à la servante. Et il sortit avec le bébé dans les bras.

« Où emportez-vous mon fils ? hurla Eloisa.

— Ce n’est pas ton fils ! répondit Ojsternig depuis le couloir.

— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Eloisa à la servante. »

La vieille femme la regarda. « Montre tes mamelles. »

Eloisa ne bougea pas.

« Sinon je serai obligée de faire venir deux soldats, dit la vieille d’un ton acerbe. Ils ont les mains rudes et ils sont violents. Facilite-moi la tâche, ça vaudra mieux pour toi. »

Lentement, Eloisa dénuda sa poitrine.

La vieille déboucha la bouteille d’étain et la posa sur la table. « Penche-toi en avant. »

Eloisa regarda l’instrument que tenait la servante. C’était un cône formé d’une corne de vache évidée. À la base, un levier monté sur une bague de fer plongeait à l’intérieur. La corne était cerclée d’une ventouse ronde de boyau souple.

« Penche-toi », répéta la vieille.

Eloisa se courba vers l’avant. Ses seins, gonflés de lait, se penchèrent avec elle.

« Ne bouge plus maintenant », dit la servante en posant la partie large de la corne sur son sein droit, avant de commencer à appuyer sur le levier.

Eloisa perçut une tension et le lait commença à goutter.

Quant le levier fut entièrement descendu, la vieille femme détacha la corne du sein d’Eloisa, précautionneusement, attentive à ne rien renverser, et versa le contenu dans la bouteille.

Eloisa regarda son sein. Elle le sentait fourmiller et vit une marque circulaire rouge là ou le sommet de la corne s’était collé à sa peau.

« Encore, dit la vieille.

— Pourquoi je ne peux pas l’allaiter ? Qu’est-ce que ça veut dire, tout ça ? », demanda Eloisa, à qui l’angoisse coupait la respiration.

L’autre ne répondit pas. Elle appliqua de nouveau l’instrument sur le sein et continua jusqu’à en avoir tiré tout le lait.

Eloisa pleurait en silence, humiliée, courbée en deux, sans s’opposer. Son sein était douloureux, de petits vaisseaux s’étaient rompus autour du mamelon et formaient en surface un fin réseau rouge.

« L’autre, dit la servante. Bouge pas. » Elle approcha l’instrument de son sein gauche et recommença à la traire comme une vache.

La servante vida le deuxième sein, remplit toute la bouteille et la reboucha d’un air satisfait. « Il n’aura pas faim, aujourd’hui », dit-elle en se retournant pour partir.

« Au nom de Dieu, qu’est-ce qui se passe ? », demanda encore Eloisa en relaçant son corsage, les mains tremblantes.

Le roulement de tambours se rapprochait, sans qu’on distingue encore les paroles du héraut.

La porte s’ouvrit d’un coup.

« Ma fille ! », cria Agnete au désespoir, le visage sillonné de larmes. Alors deux soldats surgirent. Ils s’emparèrent d’elle pour la tirer avec rudesse dans le couloir.

« Mère ! », hurla Eloisa en s’élançant vers elle.

Mais la porte se referma violemment, tandis que les cris d’Agnete devenaient de plus en plus angoissés.

« Mère ! » Eloisa se précipita sur la poignée.

La barre de fer était déjà retombée dans les encoches.

Elle força en vain la poignée puis tapa des deux poings sur la porte. « Mère !

— Dieu, non ! s’écria Agnete terrorisée. Dieu, je t’en prie, ne laisse pas faire ça ! »

Les tambours étaient maintenant aux portes du château.

Eloisa entendit un bruit sourd, et les hurlements d’Agnete s’éteignirent.

Elle colla l’oreille à la porte. Il lui semblait qu’on traînait un corps sur les dalles du couloir. Elle se retourna vers la vieille servante, les yeux écarquillés d’angoisse.

Les tambours firent leur entrée dans la cour. Le son des baguettes de bois sur la peau d’âne des instruments fit vibrer l’air, et le rythme saccadé envahit l’espace de la chambre.

« Je t’en supplie. Tu n’as donc pas de cœur ? », l’implora Eloisa, les mains tendues vers la servante.

Les tambours, ensemble, se turent.

« Après-demain, vendredi, huit août de l’an 1415, avec la bénédiction de Dieu Tout-puissant et par la volonté de notre bien-aimé Seigneur, prince des royaumes de Dravocnik et de Saxe… » La voix tonitruante du héraut s’interrompit, tandis que les tambours roulaient de nouveau.

« Qu’est-ce qu’il va se passer après-demain ? demanda Eloisa, le cœur déchiré de terreur, craignant que Mikael n’ait été capturé.

— Après-demain, c’est le jour de ton exécution », répondit la servante. Un sourire malveillant découvrit sa bouche édentée.

Eloisa n’entendit plus rien. Ni les roulements de tambour ni la voix du héraut qui annonçait sa condamnation à mort. Tout était silencieux, en elle et autour d’elle. Elle tomba à genoux.

Elle resta là, immobile, sourde au monde entier, jusqu’au moment où la porte s’ouvrit. Deux soldats, précédés par Agomar, entrèrent et la soulevèrent de force, avec une violence qui la fit trembler de la tête aux pieds. Elle voulut se libérer mais les soldats la tenaient fermement et la traînaient sans effort, malgré sa résistance.

Quand ils passèrent devant la porte de Lukrécia, elle fut brutalement consciente de ce que signifierait la mort de la princesse.

« Je vous en supplie, dit-elle à Agomar. Au nom de la miséricorde, laissez-moi parler une dernière fois à la princesse.

— La princesse est en train de mourir, répondit froidement Agomar.

— Je vous en supplie, répéta Eloisa avec fermeté. Vous ne pouvez pas me le refuser.

— Je peux faire ce que je veux », dit Agomar. Mais il ouvrit la porte de Lukrécia et fit signe aux soldats de la lâcher.

Eloisa entra dans la pièce, où l’on sentait les mauvaises odeurs des mourants, et celles des herbes qu’Agnete utilisait comme antidote pour combattre le poison.

Lukrécia gisait sur son lit. Ses yeux étaient voilés, à demi fermés.

Eloisa se pencha à son chevet et murmura : « Princesse… »

Lukrécia ne bougea pas.

Eloisa prit sa main dans la sienne. Elle était froide et inerte.

« Presse-toi », dit Agomar dans son dos.

« Princesse… reprit Eloisa, je vous en supplie, vous devez vivre… » Sa voix se brisa dans sa gorge. Elle posa la tête sur l’épaule osseuse de Lukrécia. « Princesse, vous devez vivre, je vous en supplie… sinon mon enfant… » Elle eut un hoquet puis sanglota. « Sinon mon enfant… reprit-elle, désespérée, n’aura personne pour prendre soin de lui…

— Allez, l’entrevue est terminée, dit Agomar, agacé.

— Vous me l’avez promis, princesse ! dit Eloisa en haussant la voix et en serrant sa main plus fort. Vous m’avez promis que vous lutteriez pour lui !

— Elle ne peut pas t’entendre, espèce de putain stupide, dit Agomar. T’as pas encore compris ? »

La main de Lukrécia bougea imperceptiblement, comme si elle voulait serrer celle d’Eloisa.

Eloisa retenait son souffle. « Mais si, elle m’entend », murmura-t-elle. Elle s’apprêtait à partir quand elle aperçut près du lit, sur un meuble bas, le flacon de poison à partir duquel Agnete avait cherché à distiller un antidote. Elle se releva et sans réfléchir glissa le flacon dans sa poche, à l’insu d’Agomar et des soldats.

Puis elle se laissa emmener dans les souterrains, où on l’enferma dans une cellule sombre et humide malgré l’été, à la fenêtre hors d’atteinte, mince comme une meurtrière.

Cette nuit-là, étendue sur la paille détrempée, elle comprit en tremblant pourquoi elle avait pris le flacon. Elle avait vu trop d’exécutions pendant toutes ces années, pour ne pas savoir quelle atroce agonie l’attendait. Elle se tuerait plutôt que d’être écorchée vive, brûlée sur un bûcher, éventrée ou même seulement pendue. Elle sentait déjà la lame affilée du bourreau inciser la peau de son dos. Le poignard ouvrir son ventre. Les flammes la dévorer. Elle se voyait agiter frénétiquement les jambes dans le vide, pendue au bout d’une corde. Toute la nuit, elle tenta en vain de chasser ces visions, et les terribles souffrances à venir devenaient de plus en plus réalistes. Elle avait prié la Madone, mais sans grand soulagement. Alors elle avait décidé de boire tout le poison, espérant une mort rapide.

Quand l’aube de son dernier jour apparut faiblement par la meurtrière, elle déboucha le flacon et l’approcha de ses lèvres. Elle le respira. L’odeur était douceâtre.

Tout à coup, elle entendit des pas dans le couloir. Vite, elle reboucha le flacon et le cacha.

La porte s’ouvrit. La servante de la veille apparut.

« Déshabille-toi, dit-elle. Tu sais comment ça se passe. » Elle apportait la bouteille d’étain et le piston à tirer le lait.

Le geôlier, sur le seuil, regardait.

« Va-t-en, cochon », lui dit la servante.

Le geôlier se toucha l’entrejambe de manière obscène. Il rit, puis s’éloigna.

Eloisa délaça son corsage, découvrit ses seins et se pencha vers l’avant. « Comment va mon enfant ? »

Sans répondre, la servante commença à tirer le lait, et quand elle eut fini, sortit de la cellule.

“Qui prendra soin de mon bébé ?”, se dit-elle, désespérée, quand elle fut seule. Si seulement Lukrécia arrivait à survivre. Elle reprit le flacon, qu’elle déboucha, pour le refermer aussitôt et le jeter dans un coin de la pièce, avec un sanglot. Elle ne pouvait pas être lâche à ce point. Elle avait peur, bien sûr. Une mort horrible dans des souffrances inimaginables l’attendait. Pourtant, elle ne devait pas s’avouer vaincue. Un miracle pouvait arriver. Mikael pouvait venir la sauver, comme il avait sauvé Emöke. Elle porta les mains à son visage. Comment avait-elle pu ne penser qu’à elle ? Oublier son fils, même dans un moment de désespoir ? Oublier Mikael ? Agnete ? Non, elle ne se tuerait pas. Elle affronterait la mort la tête haute. Pour son fils, pour Mikael. Et elle n’abandonnerait pas sa mère. Se tuer, c’était la condamner à mort. Ses mains descendirent jusqu’à son ventre, où son bébé avait grandi pendant neuf mois. Où était-il à présent ? Qu’allait-il devenir ? Est-ce que Lukrécia lui parlerait d’elle ? Lui dirait la vérité ? Non, se répéta-t-elle, elle ne devait pas s’ôter la vie. Elle se laisserait traire comme une vache pour donner son lait à son enfant. Jusqu’au dernier moment. « Le lait de sa mère », dit-elle, le cœur déchiré. Le soir, la servante revint remplir la bouteille d’étain. Au moment de franchir la porte de la cellule, elle tomba sur Ojsternig.

« Votre Seigneurie, l’entendit dire Eloisa, voici une autre bouteille pleine.

— Ça suffira pour la nuit ?

— Certainement, Votre Seigneurie.

— Alors tu en rempliras une autre demain matin.

— La dernière », dit la servante.

Elle crut voir son sourire de triomphe.

Il s’approcha pour éclairer son visage. Longuement, en silence, il la regarda.

« Comment va mon fils ?

— Ce n’est pas ton fils, dit Ojsternig. Mets-toi bien ça dans la tête.

— Comment va… l’enfant ? », demanda Eloisa d’une voix pleine d’angoisse.

Ojsternig continuait de la fixer sans répondre. « Demain est un grand jour. Tu ne veux pas savoir pourquoi ? », finit-il par demander cruellement.

Eloisa ne trouva pas le courage d’affronter son regard.

Ojsternig lui releva le menton. « Regarde-moi en face », dit-il, se repaissant de la peur qu’il lisait dans ses yeux.

Elle ferma les paupières.

« Regarde-moi ! », ordonna Ojsternig.

Avec un sursaut, elle les rouvrit, terrorisée.

« Alors, tu ne veux pas savoir pourquoi demain est un grand jour ? répéta Ojsternig. Réponds ! » Il grognait comme un chien enragé.

Eloisa fut secouée d’un violent tremblement. « Si… », chuchota-t-elle, vaincue par la peur.

Le sourire de triomphe revint sur les lèvres d’Ojsternig. « Parce que demain… grâce à toi…, scanda-t-il en savourant chaque mot, le ramasse-merde… tombera dans mes filets. » Il observa la stupeur qui s’alluma aussitôt dans les yeux d’Eloisa, avant d’exploser d’un rire sonore. Lâchant son menton, il tourna les talons et sortit, sans cesser de rire.

Quand elle entendit le cadenas se fermer, Eloisa, comme en un rêve, alla s’asseoir sur la paille humide, le dos à la paroi visqueuse. Mikael, le lendemain, tenterait sûrement un geste désespéré. Ojsternig le savait. Et il l’attendait.

Eloisa comprit qu’elle n’avait pas d’issue. Elle se traîna jusqu’au flacon de poison.

« Pardonne à ta mère, mon enfant, chuchota-t-elle en pleurant. Je ne veux pas te priver aussi de ton père. »

Si elle mourait avant, il n’y aurait pas d’exécution. Mikael serait sauvé. Il pourrait au moins élever leur fils.

Tout était différent maintenant. Elle le ferait par amour, non par lâcheté.

Elle ferma les yeux et approcha le flacon de ses lèvres.

70

Mikael sentait en lui un profond calme intérieur, en traversant le pont sur l’Uque avec le groupe de bûcherons qu’il suivait, mêlé aux apprentis de la scierie.

Il avait retrouvé ses hommes deux nuits plus tôt dans l’ancienne cachette des rebelles. Il y avait aussi les mineurs que Lucio avait rassemblés ces derniers mois. Tous étaient désorientés, se contentant de survivre. Pourchassés, comme des bêtes dans la forêt. Mais son arrivée leur avait redonné courage. Avec ce qu’on racontait de lui, il était devenu légendaire dans la vallée, la forêt et les mines. Mikael ne pensait pas mériter une telle réputation mais, à voir ces yeux pleins d’espoir qui le fixaient, une prière muette dans le regard, il comprit qu’il avait une responsabilité. Pour eux, il était l’héritier de Volod le Noir.

Il ne leur avait pas parlé, il s’était contenté d’acquiescer. « Avant, je dois sauver ma femme », leur avait-il dit.

Tous les hommes s’étaient proposés pour l’accompagner.

« Non. On serait tout de suite repérés. On ne ferait pas vingt pas dans la vallée sans qu’ils nous tombent dessus. C’est l’affaire d’un homme seul », avait dit Mikael en essayant de ne pas montrer combien il était tendu. « Mais si je reviens… » Il les avait regardés en silence, avant de lever le poing. « Si je reviens, nous combattrons ensemble, côte à côte, jusqu’à libérer nos frères. »

Il avait pris Lucio et Manuel à part pour leur exposer son plan. Dix hommes à la mire parfaite suffiraient. Aucune erreur n’était permise.

Et tandis que ses pas résonnaient sur les planches du pont sur l’Uque, Mikael, lucide et maître de lui, savait ce qu’il avait à faire. Cette année de voyage loin de la Raühnvahl l’avait radicalement transformé. Il avait combattu et tué, appris à se cacher, à tenir ses émotions à distance, à observer les gens. Il n’était plus le gamin effrayé d’autrefois.

Un des gardes du pont le fixa. Mikael lui fit un léger signe de tête, en retenant son souffle, sans que l’autre ne réponde à son salut. Mikael continua de marcher.

Il avait caché son épée sous une longue tunique de toile brute, en la liant d’un lacet de cuir à son thorax, sous l’aisselle gauche et contre sa hanche. S’il le fallait, il suffirait de tirer sur le lacet.

Dans la vallée, il se joignit à un autre groupe de bûcherons et d’apprentis, en route pour assister à l’exécution. Il évita soigneusement les gens du village. L’un d’eux aurait pu le reconnaître et, maladroits comme ils étaient, le démasquer en croyant le protéger.

Il regarda le château. Le bois au milieu de la vallée, celui où les hommes du village l’avaient aidé à transporter les pierres, avait disparu, englouti par la soif d’or d’Ojsternig.

Le groupe grossissait. Mikael resta dans celui des apprentis mais vit à l’avant des visages familiers. Il reconnut le brasseur Ahlwin, qui avait grossi et dont la moustache avait jauni ; la vieille Astrid, celle qui avait dit à Agnete que le gamin maigrichon acheté au marché de Dravocnik ne survivrait pas ; les deux frères roux qui s’étaient presque entre-tués dans les combats organisés par Ojsternig ; Preschern, dont les fils étaient devenus des hommes ; Fabio, son compagnon de lutte dans l’équipe des Verts ; le vieux Zacharias, tout décrépit, à la figure si antipathique ; le frère Timotej, qui marchait en s’aidant d’un bâton ; la femme de Cvetko, un des trois pendus de Dravocnik après l’attaque des rebelles, et tant d’autres, avec qui il avait partagé les travaux des champs et une longue partie de sa vie. Il espéra qu’aucun d’eux ne le remarquerait, et se glissa plus profondément encore dans le groupe des apprentis.

« T’es nouveau ? Je t’ai jamais vu », lui demanda un jeune garçon qui marchait à côté de lui.

Mikael haussa les épaules. « On est trop nombreux pour tous se connaître », répondit-il. Mais il ralentit le pas et se laissa précéder par l’apprenti pour couper court à la conversation.

À mesure qu’ils avançaient, on entendait, à l’intérieur du château de plus en plus proche, les tambours qui roulaient pour annoncer l’imminence de l’exécution.

La nuit précédente, Mikael était descendu dans la Raühnvahl. Il s’était approché du château pour tenter quelque chose. Mais Ojsternig avait fait disposer autour des murailles une ceinture d’hommes de ronde armés de torches qui éclairaient à vingt pas. Impossible d’aller plus près.

Il ne restait donc plus que la solution qu’il avait choisie.

L’exécution aurait sûrement lieu dans la cour intérieure du château. S’il arrivait à libérer les chevaux et à les effrayer pour faire diversion, il pourrait s’approcher suffisamment d’Eloisa pour tuer le bourreau et les deux soldats qui l’assistaient. Tous deux gagneraient ensuite les souterrains jusqu’au passage secret. Avec un peu de chance, ils seraient rapidement au pont. Là, le plan mis au point la veille avec Lucio et Manuel les sauverait.

Mais il vit alors un cordon de soldats qui bloquait l’accès au château, cinquante pas avant la grande porte. Tous s’arrêtèrent. Sa gorge se serra. S’il ne pouvait pas assister à l’exécution, tout espoir de tenter quelque chose était perdu.

« Pourquoi on nous laisse pas entrer ? », demanda-t-il à un bûcheron.

L’autre secoua la tête. « J’en sais rien. »

Le bruit des tambours était devenu assourdissant.

Mikael, en proie à une anxiété croissante, recula encore vers le fond. « Pourquoi on nous laisse pas entrer ? », demanda-t-il à un autre apprenti.

Celui-ci haussa les épaules.

À ce moment-là, Mikael aperçut Agnete expulsée par la grande porte entre deux gardes, qui la poussèrent dans la foule avant de s’éloigner.

Elle promena son regard sur l’assistance. Son visage était contracté par l’appréhension et la douleur.

Mikael comprit qu’elle le cherchait. Juste avant que leurs regards ne se croisent, il tourna le dos et alla se mêler à un groupe compact de bûcherons accompagnés de femmes et enfants.

De là, il remarqua un soldat un peu à l’écart par rapport au cordon que formaient les autres.

« Pourquoi on nous laisse pas entrer ? », lui demanda-t-il en s’approchant de quelques pas, sachant que c’était une grave imprudence.

« Regarde et tu verras, répondit l’autre. — Mais l’exécution se passera dans la cour ? insista Mikael, d’une voix étranglée.

— Je t’ai dit regarde et tu verras », répéta le soldat. Il lui montra les gens qui attendaient : « Retourne avec les autres ».

Mikael allait repartir quand il remarqua que le soldat, qui ne s’intéressait plus à lui, examinait attentivement la foule. Il regarda les autres soldats : ils faisaient de même. Leur mission n’était pas seulement de contenir la foule.

« Vous cherchez quelqu’un ? », demanda-t-il au soldat.

L’autre se retourna avec un regard mauvais. « Lâche-moi les couilles, tu me fais perdre mon temps ! », lança-t-il d’un ton agressif.

Mikael revint se mêler aux spectateurs, et comprit que les gardes du pont sur l’Uque, alertés par le bûcheron sur lequel il était tombé deux jours plus tôt, avaient averti Ojsternig. Et Ojsternig avait aussitôt compris qu’il ne s’agissait pas d’un simple brigand. Il observa le comportement des soldats. Aucun doute, ils le cherchaient dans la foule. Ojsternig profiterait de l’exécution pour le capturer.

Mikael baissa la tête, frémissant de colère.

Les tambours continuaient à rythmer l’attente de la mort, dans l’air qui vibrait.

« C’est vraiment toi ? », chuchota une voix tout près de lui. Il sursauta et se tourna brusquement. C’était Ahlwin, le forgeron, le père d’Eberwolf. Il ne répondit pas et s’éloigna de quelques pas.

Mais l’instant d’après, Ahlwin était de nouveau près de lui. « T’en fais pas, mon gars, je suis de ton côté, dit-il tout bas.

— Va-t-en, tu vas me faire repérer », siffla Mikael entre ses dents. Il regarda un instant les yeux du forgeron. Il avait vieilli, marqué par la tragédie qui avait vu son fils, le traître, massacré par ses compatriotes, comme l’avait raconté Agnete. Il s’éloigna encore. Quand il releva la tête, il constata avec soulagement qu’Ahlwin n’était plus là. Il lança un coup d’œil aux soldats. Aucun ne les avait remarqués. Mais Ahlwin avait rejoint Agnete au premier rang, et lui parlait à l’oreille. Mikael comprit que les soldats la surveillaient tout particulièrement.

Agnete ne se tourna pas dans la direction que lui avait sûrement indiquée Ahlwin. Elle était maligne, pensa Mikael avec un sourire, elle avait compris.

Puis il vit Ahlwin revenir. Mikael était furieux. Mais il ne bougea pas.

« Agnete dit qu’ils te cherchent. Tu dois partir, dit Ahlwin, sur un ton de conspirateur.

— Oui, et grâce à toi ils vont me trouver, marmonna Mikael. Va-t-en. »

Ahlwin, mortifié, courba la tête et s’apprêta à partir. Mikael remarqua que des soldats regardaient dans leur direction. Il saisit Ahlwin par le bras. « Parle avec ton voisin. Et tâche de rire, si tu peux. »

Ahlwin fit des yeux ahuris.

« Vas-y ! » Mikael regardait les soldats qui tenaient le forgeron à l’œil.

Ahlwin, empoté, se mit à parler au bûcheron.

Mikael était si tendu qu’il n’entendait même pas ce qu’il lui disait, mais les soldats regardaient déjà ailleurs dans la foule. Il se rapprocha insensiblement des premiers rangs, supposant que les soldats y chercheraient avec moins d’attention.

Alors le rythme des tambours augmenta jusqu’à la frénésie puis, à l’unisson, ils se turent.

Le silence qui suivit fut encore plus terrifiant.

« Là-haut ! », s’écria un petit garçon en pointant le doigt vers le sommet d’une des deux tours massives de la grande porte.

Mikael leva les yeux.

La foule aussi.

En haut de la tour venait d’apparaître Ojsternig, tenant un balluchon à bout de bras. Près de lui, un archer.

Le silence était total.

Ojsternig défit le balluchon et souleva au-dessus de sa tête un bébé. Mikael eut un coup au cœur. « Aujourd’hui est un jour de fête pour le royaume ! annonça Ojsternig, triomphant. Je vous présente l’héritier du trône, Marcus III de Saxe ! »

Les yeux de Mikael furent obscurcis par la rage. “Mon fils”, se dit-il.

Pendant qu’Ojsternig le redescendait, l’enfant se mit à pleurer. Il le tendit à une servante apparue derrière lui. Elle prit l’enfant, l’enveloppa à nouveau dans ses langes et s’en alla.

« Mais aujourd’hui est aussi un jour de punition ! », cria Ojsternig. Il pointa le bras sur sa droite, vers l’autre tour.

La foule regarda de ce côté.

Mikael vit une femme à la tête couverte d’une capuche de toile, maintenue par une corde nouée autour de son cou. Elle était debout sur un créneau, où le bourreau la maintenait en équilibre.

La foule murmura.

Mikael sentit ses jambes devenir molles. Il savait qui elle était. Elle portait la robe dans laquelle il l’avait toujours vue. Celle du jour où ils avaient fait l’amour pour la première fois, dans l’herbe, près de la grève de l’Uque.

« La juste punition pour qui a attenté à la vie de mon héritier et de sa mère légitime, la princesse Lukrécia, qui languit sur son lit et lutte contre la mort ! », cria Ojsternig.

Mikael n’avait pas besoin de regarder sous cette capuche. Il connaissait par cœur ses traits, la couleur de ses yeux, ses cheveux fins, ses lèvres délicates comme des abricots. Il n’avait pas besoin de voir son visage pour savoir qui était cette femme en équilibre au-dessus du vide. « Eloisa », chuchota-t-il. Son cœur allait exploser dans sa poitrine.

« Et la seule punition est la mort ! », s’exclama Ojsternig d’une voix vibrante.

Mikael toucha son épée attachée à son thorax. Que devait-il faire ? Mourir ici, avec elle ? Ou retourner auprès de ses hommes pour combattre ? Il avait du mal à réfléchir. « Eloisa… », murmura-t-il encore. Il glissa la main dans sa tunique, atteignit le lacet qui nouait la poignée sous son aisselle.

« Que la sentence soit exécutée ! », ordonna Ojsternig d’une voix forte.

Mikael trouva le nœud qui serrait le lacet.

L’archer à côté d’Ojsternig encocha une flèche et tendit son arc vers l’autre tour.

Mikael défit le nœud. Il avait cessé de respirer. Son cœur même avait cessé de battre.

La flèche partit, volant vers sa cible.

Les gens retenaient leur souffle, dans un silence absolu. On entendit distinctement la flèche siffler dans l’air.

Mikael serra la main sur la poignée de son épée. Eloisa allait mourir.

La flèche l’atteignit en pleine poitrine.

Mikael la vit vaciller un instant.

Puis son corps tomba dans le vide.

Mikael serrait frénétiquement la poignée de son épée.

Le bruit du corps, tel un sac empli de pommes s’écrasant sur le sol, fut terrible, effroyable.

« Non ! », cria Mikael, déchiré par une douleur qu’il n’avait jamais ressentie jusque-là. Il tira son épée.

71

« Te voilà ! Tu es à moi, ramasse-merde ! », s’écria alors Ojsternig d’une voix triomphante. Il le désigna à ses soldats. « Emparez-vous de lui ! Je le veux vivant ! »

Mikael, le visage baigné de larmes qui ne cessaient de couler, fit un pas en avant pour sortir du premier rang des spectateurs, brandissant son épée à deux mains. Il savait qu’il allait mourir.

Pendant que les soldats marchaient sur lui, Mikael vit Agnete courir en hurlant vers le corps, abandonné au sol comme un objet sans valeur.

Mikael abattit le premier soldat d’un rapide coup de fendant transversal qui déchira la cotte de maille et trancha le thorax. Le second, juste derrière, fit l’erreur de s’arrêter au lieu d’attaquer tout de suite, et Mikael eut le temps de lever son épée pour l’abattre sur lui. La lame lui détacha le bras à la hauteur de l’épaule.

Les autres soldats, comprenant qu’ils n’avaient pas affaire à un simple paysan, perdirent leur fougue initiale et étudièrent ses mouvements, attentifs à ne pas être à portée de ses coups de fendant.

« Emparez-vous de lui ! », hurla Ojsternig du sommet de la tour.

Mikael haletait. Il n’avait pas peur de mourir. Il pensa à son père, qui s’était battu seul face aux hommes d’Agomar, et qui était mort avec courage. « Allez ! Venez ! », leur cria-t-il, les veines du cou gonflées, serrant son épée avec une force multipliée par la douleur et par le désespoir.

« Mikael, sauve-toi ! cria Agnete à ce moment-là. C’est un piège ! »

Mikael se tourna vers elle.

Agnete avait ôté sa capuche au cadavre. « C’est pas elle ! »

Un soldat tenta une attaque.

Mikael para et le repoussa en arrière.

Agnete souleva la tête du cadavre. « C’est pas elle ! cria-t-elle encore. Sauve-toi ! »

Mikael reconnut le visage sans vie. C’était celui de Marcus, l’imposteur. Ojsternig l’avait habillé comme Eloisa, pour lui tendre un piège.

« Eloisa est vivante ! », cria encore Agnete.

Deux soldats attaquèrent Mikael, par la droite et par la gauche.

Les jambes pliées, il fit tournoyer son épée à la hauteur de leurs genoux.

L’un des deux cria et tomba, la jambe coupée. L’autre, qui avait évité le coup, abaissa son épée sur Mikael.

Celui-ci esquiva et le frappa à l’épaule gauche. Il se rendit alors compte qu’il allait mourir pour rien. Eloisa était vivante. Il sentit un calme nouveau descendre en lui. “La seule chose qui compte, c’est de survivre.” Les paroles de Volod lui revenaient en mémoire. “Tu n’as pas froid. Tu ne ressens pas la faim, la douleur, la colère, la nostalgie. Tu n’es ni triste ni gai. Tu n’es pas amoureux. Tu n’as pas sommeil. Tu n’es pas saoul. Tu n’es pas blessé.” Il se sentait lucide à présent. Tout vacarme, tout bruit avait cessé. Une dizaine de soldats s’élança sur lui. L’ordre d’Ojsternig était de le capturer vivant, ce qui lui donnait un énorme avantage. Derrière les soldats, des palefreniers retenaient à grand-peine les chevaux par la bride. Mikael sut immédiatement quoi faire. Il se jeta au milieu des gens, feignant de s’échapper.

Les soldats, déployés en éventail, le suivirent dans la foule.

À ce moment, Mikael pivota sur lui-même et s’élança sur un des soldats. Il n’eut pas de mal à l’abattre. L’attaque était inattendue. Il se retrouva sur le terrain découvert entre la foule et le château, au-delà de la ligne des soldats. Il arracha les brides à un des palefreniers qu’il étourdit d’un coup de poing, avant de sauter en selle et de planter les talons dans les flancs du cheval. L’animal se cabra et partit au galop.

Les soldats avaient repris leurs esprits et barraient le chemin de part et d’autre.

« Poussez-vous ! », cria Mikael en lançant son cheval en direction de la foule.

Elle s’ouvrit, comme une mer.

Mikael s’y jeta à corps perdu.

Deux soldats qui auraient tout loisir de le tuer jaillirent d’un groupe compact de bûcherons.

Mais une main attrapa l’un des deux par sa tunique et le projeta en arrière, avec une force incroyable.

« Sauve-toi, mon gars ! », lui cria Ahlwin, avant de se tourner vers les gens : « Rappelez-vous qui vous a défendus et sauvés ! » Il se retourna pour affronter les soldats, brandissant le marteau de forge qu’il portait à la ceinture.

Mikael éperonna son cheval. Il vit Ahlwin ouvrir en deux, d’un coup puissant, le casque du premier soldat. Deux autres attaquèrent alors le forgeron. L’un lui enfonça son épée dans le ventre et l’autre le frappa au cou, lui détachant presque la tête. Ahlwin chancela, agita faiblement son marteau, qui lui échappa des mains. Il tomba à terre, raide mort.

Mikael était déjà dans le ventre de la foule, devenue comme un organisme unique qui s’ouvrait et se refermait sur son passage.

Les soldats faisaient tournoyer leurs épées pour se frayer un chemin mais avançaient lentement, gênés par les serfs de la glèbe qui, sans les combattre, tardaient à s’écarter.

« Maintenant, je vais la tuer pour de vrai, ramasse-merde ! », cria Ojsternig du haut de la tour.

Mikael se tourna vers lui.

« Attrapez-le ! », hurla Ojsternig, hors de lui.

Mikael avait déjà lancé son cheval vers le fond de la vallée. En se retournant, il vit les soldats à cheval renverser des gens dans la foule. Des hurlements de douleur s’élevaient quand les sabots piétinaient ceux qui étaient sur leur route.

La course des chevaux en était cependant ralentie, et Mikael arriva en vue de l’Uque avec une large avance.

Les deux gardes du pont se mirent en position, l’épée dégainée.

Derrière, ses poursuivants gagnaient du terrain. Mikael n’avait pas le temps de s’arrêter pour se battre avec eux. Il ne restait plus qu’à espérer que le plan fonctionne. Il planta furieusement les talons dans les flancs de son cheval.

« Vous attendez quoi ? », cria-t-il. Il était maintenant à quelques pas des gardes. Ils allaient sûrement l’abattre. « Maintenant ! », hurla-t-il de tous ses poumons.

À cet instant, les premières flèches frappèrent les gardes dans le dos.

Ils s’affaissèrent sur le sol. Le cheval de Mikael bondit par-dessus les corps.

Une nouvelle nuée de flèches, lancées par les dix hommes que Mikael avait fait se cacher dans les bois, tomba sur ses poursuivants. Quelques-uns moururent sur le coup. D’autres, se voyant à découvert, freinèrent leur monture. À la seconde volée de flèches, ils firent virer leurs chevaux pour se mettre hors de portée, impuissants.

Mikael se jeta dans les fourrés d’où les flèches étaient parties, hurlant à ses hommes : « On s’en va ! »

Tous montèrent à cheval et se dispersèrent dans la forêt pour rejoindre l’ancienne cachette.

« On a sauvé la mise à notre chef ! », s’écria Lucio quand ils furent tous en sûreté.

Enivrés par ce succès, les rebelles poussèrent de grands cris de joie.

Mikael cependant ne les écoutait pas. « Je dois partir », dit-il.

En moins d’une heure, il était à la cabane de Raphael.

Lucio le suivit à distance, avec dix hommes armés.

Mikael entra dans la cabane.

« Tu es vivant, mon garçon ! », s’exclama le vieil homme.

Mikael lui prit la main. « Ojsternig va tuer Eloisa ! dit-il d’un trait, la voix brisée d’angoisse. C’était un piège. Mais maintenant il va la tuer pour de bon. »

Raphael fronça les sourcils. « Comment ça ? Il n’a pas exécuté Eloisa ? » Son visage ridé se détendit. « Mon garçon, il va falloir que tu m’expliques.

— Je n’ai pas le temps, bafouilla Mikael, perdu. Je ne l’ai plus, je dois tenter le tout pour le tout, vous comprenez ?

— Non ! Si tu ne m’expliques pas, je ne peux pas comprendre, misère de misère ! »

Mikael avait du mal à respirer. « J’ai cru… dit-il faiblement tandis que la tension, en retombant, emplissait ses yeux de larmes, j’ai cru… que je l’avais perdue pour toujours…

— Alors qu’elle est vivante. Elle est vivante, répéta Raphael avec un sourire, comme pour s’en convaincre lui-même. Il attendit que Mikael se calme. « Raconte-moi ce qui s’est passé. »

Mikael raconta tout dans les moindres détails. « Et Ahlwin… » Il hocha la tête. « Ahlwin est mort pour me défendre… »

Raphael garda le silence, pensif. « Pas seulement. Il est mort pour laver la faute de son fils. »

Mikael le regarda.

« Oui, mon garçon. Et tu le sais aussi bien que moi. »

Mikael baissa de nouveau les yeux. « Je dois essayer, Raphael, murmura-t-il presque sans énergie.

— Couillonnades ! s’exclama Raphael. C’est justement ça, que veut Ojsternig.

— Eh bien, il l’aura, insista Mikael avec entêtement. Il a pris Eloisa ! Il a pris mon fils. » Il pensa à Volod dans la tente, à Constance, ivre et tourmenté par le remords, effrayé à l’idée de sa fin prochaine. « J’ai vu un homme qui ne s’est pas battu pour sa famille quand il en a eu l’occasion. J’ai vu comment il a vécu ensuite. Je ne laisserai pas Ojsternig tuer Eloisa sans l’en empêcher.

— Il ne la tuera pas, dit Raphael. Sinon il n’aurait plus d’appât pour te capturer. »

Mikael le regarda.

« Ojsternig veut te faire croire qu’il le fera, poursuivit Raphael, pour que tu tentes une entreprise inconsidérée. Ce sera alors un jeu d’enfant pour lui de te capturer. Ne tombe pas dans le piège. Sers-toi de ton cerveau.

— Il n’y a pas d’autre choix, fit Mikael d’une voix sourde.

Raphael lui mit la main sur la nuque et l’attira à lui. « Il y a toujours un autre choix. Calme-toi et réfléchis.

— Vous ne comprenez pas… dit Mikael en baissant la tête.

— Je comprends très bien, au contraire ! le coupa Raphael d’un ton dur et autoritaire. Arrête de te comporter comme un gamin !

— Je suis un gamin ! », s’écria Mikael.

Raphael resta silencieux à le regarder. « Non, dit-il d’une voix ferme. Tu es un homme. C’est le moment de l’accepter. »

Mikael le fixa. C’était comme si la force extraordinaire de ce vieil homme pénétrait en lui. Il se leva. « Je vais y réfléchir. »

Le vieillard acquiesça de la tête.

Mikael alla dans la remise où Raphael rangeait ses outils. Il prit la pioche. L’empoigna comme Raphael le lui avait appris. « Il faut de la force et de la grâce à la fois, du cœur et de la technique », avait dit le vieux. Il souleva la pioche au-dessus de sa tête. Commença à l’abaisser, le dos droit et les jambes pliées. La lame entra dans la terre avec l’angle juste, déchaussant une motte. Il piocha pendant plus d’une heure, sans penser à rien, jusqu’à ce qu’il se sente parfaitement calme. L’outil rangé dans la remise, il s’assit sur le billot à fendre le bois, le regard tourné vers le Doigt de Moïse au-dessus d’eux.

Le soleil se couchait quand il se leva. Sa décision était prise.

Les mains en cornet autour de la bouche, il cria vers la lisière des bois : « Lucio ! Sors de là ! »

Lucio sortit alors des fourrés au galop, l’air ébahi.

Mikael sourit. « Tu croyais que je ne t’avais pas vu me coller au cul ? Vous faites plus de bruit qu’un troupeau de moutons. » Redevenant sérieux, il lui fit signe d’entrer dans la cabane.

« C’est dangereux de rester ici, dit Lucio. Ils te cherchent.

— Viens là et écoute, dit Mikael en s’asseyant au bord du lit de Raphael. Ça ne sera pas long. Ensuite on partira. »

Lucio s’assit sur un tabouret.

Raphael, silencieux, regardait Mikael.

« Voilà mon plan, commença-t-il. Gabriel nous a dit qu’un convoi arrive dans trois semaines. » Il regarda Lucio. « Normalement, on l’aurait attaqué pendant qu’il traversait la forêt, c’est là qu’on a le plus de chances. Mais là, je voudrais que tu l’attaques quand il sera près du château. »

Lucio fronça les sourcils, sans commenter.

« La veille, je tuerai un soldat, reprit Mikael. Je cacherai le cadavre et je mettrai son uniforme. Pendant l’attaque… je serai un des soldats qui protègent le convoi. L’attaque échouera. Les soldats se retireront en toute hâte à l’intérieur du château. Comme ça, je serai à l’intérieur. Dans la confusion qui suivra, j’aurai une certaine liberté de mouvement. À partir de là, je serai seul… et je ferai ce que je pourrai.

— C’est de la folie, dit Raphael avec sérieux.

— Vous avez une meilleure idée ?

— Tu auras sans doute ce que tu cherches : tu mourras, répondit Raphael.

— C’est la meilleure idée qui me soit venue », répliqua Mikael. Puis il s’adressa à Lucio. « Tu comprends ce que je te demande, hein ? Beaucoup de tes hommes risquent aussi de mourir.

— Ce sont tes hommes, pas les miens, dit Lucio. Mais comment on va faire ?

— Mon idée, ça reste de s’enfuir par le passage secret. Ceux qui en auront réchappé m’attendront cachés à la lisière du bois. Si vous me voyez sortir, vous me couvrez. Je sais que je demande beaucoup. Mais si on réussit, on aura envoyé un signal fort aux gens. » Il lui prit la main. Tu m’as dit que les mineurs de Dravocnik sont à bout de forces. Envoie un des hommes parler avec eux. Dis-leur que le moment de l’insurrection est venu. Plus il y aura de mineurs de notre côté, plus Ojsternig sera en difficulté. » Il ouvrit sa main. « Un seul doigt n’est rien… » Il serra le poing. « Tous les doigts ensemble sont forts. » Son regard s’assombrit. « Et si je peux, je tuerai Ojsternig.

— Ne te laisse pas mener par la haine, dit Raphael. Il n’y a aucun honneur à cela. Ton objectif, c’est Eloisa. Cherche à la sauver, elle.

— Elle et mon fils, dit Mikael, une flamme dans les yeux.

— Ce ne sera peut-être pas possible, dit Raphael. Tu te rappelles qu’enfant je t’avais dit de ne jamais oublier que la vie est un don précieux, et pas une chose de rien comme le croient les imbéciles et les désespérés ? »

Mikael hocha la tête.

« Tu avais échappé au massacre de ta famille, à la trappe d’Agnete et aux loups, le matin où je t’ai trouvé, continua Raphael avec une mélancolie affectueuse dans les yeux. Eh bien, j’espère que dans ton destin il y a encore un peu de cette chance. Par conséquent, ne la gaspille pas. »

Mikael poussa un profond soupir.

« Ojsternig a besoin de l’enfant comme héritier, reprit Raphael. Il ne touchera pas à ton fils. D’autres occasions de le sauver se présenteront. »

Mikael baissa les yeux, pensif.

Raphael lui prit la main. Il parla à voix basse. « Sauve Eloisa, dit-il, fais-le pour elle… » Il serra plus fort et ajouta, presque dans un murmure : « Et pour moi.

— Pour vous ? », dit Mikael, surpris. Il vit les yeux de Raphael pleins de douleur, voilés de larmes.

Raphael se tourna vers Lucio. « Attends dehors », ordonna-t-il.

« J’ai quelque chose à te dire, commença Raphael dès qu’ils furent seuls. Il est temps que tu l’entendes. »

Mikael serra sa main en retour. « Je vous écoute, baron… »

72

L’obscurité tombait. Eloisa était toujours dans sa cellule, habillée de vêtements qui n’étaient pas les siens.

À côté d’elle, non loin de la paille sur laquelle elle s’était jetée, perdue et désespérée, gisait le flacon de verre ambré, vide.

Le poison n’avait provoqué que de violentes crampes d’estomac. La matinée était restée comme en suspens. Elle savait que le bourreau allait venir la chercher.

Et le bourreau, ponctuel, était venu.

Eloisa aurait voulu crier, pleurer, dire quelque chose, mais la peur avait pris sa gorge en tenaille. Elle ne pouvait plus bouger.

Le bourreau l’avait saisie et déshabillée, tel un violeur, sans qu’elle oppose de résistance.

Il l’avait laissée là, nue, par terre. Avant de sortir, il lui avait jeté d’autres vêtements.

Eloisa était resté couchée jusqu’à ce qu’elle entende la voix d’Ojsternig annoncer : « Aujourd’hui est un jour de fête pour le royaume ! Je vous présente l’héritier du trône, Marcus III de Saxe ! »

« Mon fils », avait murmuré Eloisa le cœur serré. Aussitôt elle s’était dit que Mikael le verrait pour la première fois dans les bras d’Ojsternig. Elle avait senti la douleur et la rage que Mikael devait éprouver en ce moment, comme une tempête. Elle y avait trouvé la force de se lever et d’enfiler les vêtements que le bourreau lui avait lancés.

La suite était confuse dans son esprit, jusqu’au moment où elle avait entendu une clameur sinistre s’élever de la foule, déchirant le silence. Puis une voix qu’elle avait aussitôt reconnue.

« Mikael ! »

Elle s’était agrippée aux pierres du mur.

« Tu es à moi, ramasse-merde ! »

« Non ! » avait hurlé Eloisa. Son cœur explosait dans sa poitrine. « Mikael ! » Folle de douleur, toujours criant, elle avait tenté d’escalader le mur, agrippant ses doigts aux pierres, se cassant les ongles. Elle avait couru à la porte, secoué les barreaux, s’était jetée violemment contre le mur, comme pour le faire tomber.

De l’extérieur lui arrivaient des cris, du vacarme, des hennissements.

« Mikael ! Non, Mikael ! »

Et pour finir, les bruits avaient cessé.

À moitié évanouie, Eloisa avait continué de griffer les pierres avant de s’écrouler sur le sol, secouée de sanglots.

Vers le soir seulement elle réussit à dire, d’une voix qui n’était pas la sienne : « Mikael est mort ».

En entendant le cadenas s’ouvrir, elle eut le sentiment d’être dans un rêve.

« Allons-y », dit la servante. Voyant qu’elle n’esquissait aucun mouvement, elle se tourna vers les deux soldats qui l’escortaient. « Portez-la en haut. »

Les soldats la soulevèrent par les aisselles et la remontèrent dans sa chambre.

« Ma fille ! »

La voix de sa mère la ramena à la réalité.

« Lâchez-la ! », s’écria Agnete en soutenant Eloisa.

À peine vit-elle le visage de sa mère qu’elle laissa exploser sa souffrance. Ses yeux se remplirent de larmes, sa bouche de sanglots.

« Qu’est-ce que vous lui avez fait ? », s’écria Agnete en voyant le sang sur ses mains, son front, ses pieds.

Les soldats et la servante sortirent sans un mot et refermèrent la porte.

« Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, mon enfant ? », s’exclama Agnete en l’aidant à s’étendre sur le lit.

Eloisa s’accrocha à elle et la secoua, désespérée.

« Mère… sanglota-t-elle, mère…

Mikael… Mikael est… — Non, il est vivant, ma petite fille ! » Elle lui prit le visage entre ses mains.

« C’est pas vrai… pleurait Eloisa. Mikael est…

— Non ! Il est vivant ! Il est vivant, je te le jure sur la Sainte Vierge ! »

Eloisa cessa de pleurer. Elle regarda sa mère en faisant non de la tête, incrédule. « Il est vivant… », répéta-t-elle en prononçant les mots tout doucement, comme s’ils étaient des verres de cristal qui pourraient se briser pour un rien.

Agnete l’étreignit avec force. « Dieu soit loué, dit-elle en l’étouffant presque par sa fougue. J’ai cru vous perdre tous les deux, aujourd’hui. » Elle s’écarta de sa fille, elle-même incrédule, et essuya ses larmes avec tendresse.

« Il est vivant…, répéta Eloisa, un léger sourire montant à ses lèvres.

— Vous êtes vivants », acquiesça Agnete. Elle sourit, heureuse. « Vous êtes vivants tous les deux. »

Dans ce moment de joie, tout à coup, Eloisa se rendit compte que tout aurait pu se passer différemment. « J’ai essayé de me tuer… murmura-t-elle, effrayée. J’ai pris le poison de la princesse… le flacon… qui était… »

Agnete écarquilla les yeux. Soudain, elle éclata de rire.

« Qu’est-ce qu’il y a, mère ? demanda Eloisa, ahurie.

— Le poison… je l’ai… » Agnete voulait parler mais le rire l’en empêchait. « Le poison… » Rouge à force de rire, Agnete se tapa sur les cuisses.

« Mère ! »

Agnete dut reprendre sa respiration. « Le poison, je m’en suis servie pour chercher l’antidote, dit-elle enfin. Dans le flacon c’était… » Elle éclata de rire à nouveau. « C’était du laxatif ! » Et elle ne pouvait plus s’arrêter de rire.

Eloisa comprit qu’elle riait en réaction à la peur de ce qui aurait pu arriver.

En soignant ses blessures, Agnete lui raconta l’exécution de l’imposteur, sensé avoir empoisonné la princesse. Et que Mikael s’était battu comme un lion.

« Mais comment il a fait pour… ? », l’interrompit Eloisa.

Agnete s’assombrit et dit avec sérieux : « Il s’est passé quelque chose d’incroyable. Ahlwin est mort. Et aussi sa femme, et la veuve de Cvetko et une jeune fille dont je ne connais pas le nom, la fille d’un bûcheron. Même la vieille Astrid est à moitié morte. » Un profond respect se lisait dans son regard. « Pendant que Mikael s’échappait, Ahlwin s’est jeté sur les soldats et il est mort en combattant… Pauvre homme, il voulait mourir depuis si longtemps, ajouta-t-elle avec une profonde tristesse. Mais c’est quand les soldats sont montés à cheval pour se lancer à la poursuite de Mikael que le plus incroyable est arrivé. » Les yeux d’Agnete s’emplirent d’émotion. « La première, c’était la vieille Astrid… Tu te souviens ? Ce qu’elle disait quand il était arrivé dans la vallée ? Qu’il ne tiendrait pas une semaine… Là, elle s’est mise devant les chevaux, les bras grands ouverts. Petite comme elle était… on aurait dit un colosse. Un cheval a pris peur et désarçonné son cavalier, mais le suivant l’a renversée. Elle est dans un triste état. Alors toutes les femmes, comme si elles s’étaient concertées, ont formé un mur de leurs corps… Ce fut terrible… et magnifique. » Agnete pleurait. « C’est elles qui ont sauvé Mikael. Elles ont été plus courageuses que les hommes. La veuve de Cvetko, la femme d’Ahlwin et sa jeune fille sont mortes piétinées par les sabots des chevaux. Certaines ont des fractures aux bras ou aux jambes, la tête enfoncée, les côtes… » Agnete cacha son visage dans ses mains et sanglota. Elle répéta d’une voix inaudible : « C’était magnifique…

— Il est vivant », ne cessait de dire Eloisa, serrant sa mère entre ses bras.

À la tombée de la nuit, la porte s’ouvrit.

« C’est l’heure de la tétée », dit la vieille servante qui avait tiré le lait d’Eloisa les jours précédents. Elle portait le bébé affamé, qui criait.

Eloisa se leva d’un bond et prit le petit, qu’elle couvrit de baisers en lui murmurant : « Ne pleure pas, chut… Ne pleure pas ». Elle délaça sa robe et lui donna le sein, savourant la douceur de ses lèvres sur sa peau.

« Je suis désolée, ma fille, dit la servante, mortifiée. Personne ne savait rien. Je croyais que…

— Va-t-en d’ici, abominable vieille, siffla Eloisa.

— T’as entendu ce que ma fille a dit ? renchérit Agnete en marchant vers la servante. Va-t-en ou je t’arrache les yeux. »

L’autre s’éclipsa rapidement.

Mais avant qu’Agnete ne referme la porte, elle aperçut une lumière vacillante au fond du couloir. Eloisa et Agnete crurent voir un fantôme.

Lukrécia était pâle et maigre. Ses yeux étaient comme deux globes saillants dans son visage émacié. Titubante, elle s’appuya au montant de la porte. « Est-ce que… ça va ? leur demanda-t-elle d’une petite voix.

— Princesse… vous êtes vivante, vous aussi ! », s’écria Eloisa, incapable de dire autre chose.

Agnete aida Lukrécia à s’asseoir et l’on n’entendit plus que la succion béate du petit Marcus III de Saxe.

73

« Mon nom est Raffaele Fortebraccio di Bentivoglio, baron d’Hermagor par l’investiture de sa Majesté Rex Romanorum Vaclav le Paresseux », commença Raphael avec solennité mais sans emphase.

Mikael comprit qu’il n’allait pas entendre un conte de fées où tout finit bien. Il émanait du vieil homme une tristesse infinie.

« Mon père était le comte de Castelforte, poursuivit Raphael. Ma famille descend d’une lignée très ancienne de guerriers. Mes ancêtres ont combattu et sont morts pour la chrétienté dès la cinquième croisade, si désastreuse. Pendant des siècles, la guerre a été notre… métier. » Raphael hésita. « À mesure que le temps passait, notre richesse et nos possessions augmentaient, mais notre âme se desséchait. Petit à petit nous avons perdu nos idéaux. Nous sommes devenus des mercenaires. Une guerre valait l’autre. Nous choisissions tel ou tel camp par opportunisme, en pariant sur le vainqueur, pour éviter une défaite qui aurait entraîné notre ruine. Au fil des générations, la transformation devint plus radicale. » Ses yeux dans ceux de Mikael, il sourit avec mélancolie. « Tu te rappelles quand nous parlions de ce goût amer que tu sentais dans ta bouche ? »

Mikael acquiesça. Il se souvenait du jour où, furieux, il lui avait dit : « Vous ne connaissez pas la vie. » Et il eut l’impression d’être un imbécile présomptueux.

« Il y a eu un moment où je me suis dit que ce goût qui m’empoisonnait était héréditaire, comme les cheveux blonds ou un grain de beauté dans le dos. » Raphael lui toucha la main. « Tu comprends pourquoi je t’ai toujours dit que le pire danger dans les mensonges, c’est de finir par y croire soi-même ?

— Et risquer de ne plus avoir de vie.

— C’est ça, mon garçon.

— J’ai rencontré un homme à Constance, continua Mikael. Lui aussi m’a dit que la seule chose qui compte, c’est la vérité.

— Et c’était un homme digne ?

— Oui. Il est mort pour défendre sa vérité. Ils disaient que c’était un hérétique, mais je ne sais pas juger des affaires d’Église.

— Dans les temps où nous vivons, celui qui pense avec sa tête est un hérétique ou un rebelle. Le système marche à la perfection depuis des siècles. Tu as raison, il est temps que le monde change. » Il allait reprendre son récit quand Mikael l’interrompit.

« Pourquoi vous dites que les rebelles cherchent le soleil la nuit ? »

Raphael haussa les épaules. « C’est une de ces phrases stupides qui m’échappent de temps en temps. En tous cas, je crois que les rebelles sont des gens qui cherchent à sortir des ténèbres où les puissants et l’Église tiennent à les maintenir. Mais cette manie de philosopher, tu l’as définie un jour comme elle le mérite : ce sont des bavardages.

— Je me trompais », dit Mikael.

Raphael rit doucement. « Tu as raison, il ne faut jamais contrarier un moribond.

— Continuez votre récit. S’il vous plaît, dit Mikael, troublé.

— J’étais le dernier de cette lignée sanguinaire de guerriers, reprit Raphael. Mon père m’emmena faire la guerre à ses côtés, sous le commandement de l’empereur. Je me suis distingué dans la bataille. J’étais fort, féroce, habile à l’épée et à l’arc. Je n’avais aucune pitié pour mes adversaires, et aucune peur de mourir. À un moment, alors que la bataille était incertaine, les ennemis enfoncèrent une de nos lignes de défense, sur notre flanc droit. Pendant que nous battions en retraite en désordre, essayant de nous réorganiser, je restai isolé avec une vingtaine d’hommes. Nous fûmes attaqués et je me défendis. Rien d’extraordinaire à cela, je luttais pour ma vie. Mais le hasard voulut qu’il y ait parmi nous le bâtard de l’empereur. Je ne savais même pas qui c’était. J’ai coupé en deux un ennemi qui allait le tuer. Je ne l’ai fait que pour survivre. Mais à la fin de la bataille, que nous avons d’ailleurs gagnée, le fils de l’empereur raconta à son père que je l’avais sauvé. Et c’est ainsi que je devins baron d’Hermagor. En récompense, on me donna un royaume, de l’autre côté de ces montagnes. Sans que je l’aie mérité. » Raphael fit une longue pause. « Et ce fut ma damnation. »

Mikael restait silencieux.

« J’étais un homme ignoble, Mikael, reprit Raphael d’une voix douloureuse. Un homme qui ne savait rien faire que tuer, sans la moindre hésitation. La vie des autres n’avait pas de valeur pour moi. À cause de ce chancre dans ma bouche, de cette amertume, qui était le goût de la haine. Et ce genre d’homme, quand il ne combat pas, quand il ne s’étourdit pas du choc des épées, des hurlements des agonisants, quand il ne se couche pas le soir trempé du sang de l’ennemi… » Raphael hocha la tête, et eut une moue de mépris. « … Ce genre d’homme, mon garçon, finit par s’en prendre à des innocents. » Il but une gorgée de l’alcool des moines. « Il y eut une longue période de paix. Mon domaine était riche et j’étais puissant. Mais je ne savais pas quoi faire de ma vie. » Il s’interrompit. Ses yeux s’emplirent de larmes.

Mikael sentait la douleur de Raphael vivre et palpiter entre eux. Il devina qu’ils arrivaient au cœur du récit.

« Un matin, dans la cour de mon château, je vis une fille. Je ne l’avais pas remarquée jusque-là, continua Raphael, la gorge nouée. Je sais maintenant qu’elle était très belle. » Il serra les yeux et les mâchoires. « Mais alors, non, je n’en avais pas conscience. J’étais aveugle. Je sentis simplement un frémissement à l’entrejambe, comme un animal », dit-il avec férocité. « Cette nuit-là, je me la fis amener dans ma chambre par deux soldats. » Il resta longuement silencieux, le regard perdu. Quand il recommença à parler, ce fut d’une voix calme. « Je n’appris que le lendemain soir qui elle était, au moment de décrire à mes soldats la femme qu’ils devaient chercher pour l’amener dans mon lit. C’était la fille de la sage-femme, une femme qui connaissait aussi les herbes. »

Mikael ouvrit de grands yeux.

Raphael le regarda, acquiesçant avec gravité. « Oui, mon garçon, dit-il. C’était Agnete. »

Mikael sentit le sol s’effondrer sous ses pieds.

« J’étais tombé amoureux d’elle, à ma façon, même si je n’étais pas capable de le comprendre, dit Raphael. Tu me vois d’un autre œil, maintenant, hein ?

— Oui. Mais pourquoi me le raconter ?

— Je te le dois, répondit Raphael tristement avant de reprendre. Agnete ne pouvait pas aimer un homme qui l’avait prise par la violence. Et cela me rendait furieux. Comment cette serve osait-elle ? Elle ne voyait donc pas l’honneur que je lui faisais ? » Sa voix était pleine de dégoût pour lui-même. « Quelque temps après, Agnete mit au monde Niklas. Pour la punir, je refusai de le reconnaître et la chassai du palais. Elle l’éleva seule, dans une baraque sordide. Et moi, plein de haine et d’orgueil, je voulais qu’elle revienne à genoux me supplier de la reprendre. Mais tu connais Agnete… » Il s’accorda un sourire. « Elle ne revint pas. Et je compris alors combien de choses vaines avaient rempli ma vie, et combien Agnete était devenue importante pour moi. » Il grimaça tristement. « Évidemment, pas question de le lui dire. Puis, quelques années après… elle vint me voir pour me demander de la laisser épouser un brave homme, un boulanger, qui prendrait soin d’elle et de l’enfant. Niklas avait quatre ans et me ressemblait beaucoup… » Une nouvelle fois, le regard de Raphael se brouilla. Il fixait Mikael avec une douleur insondable. « Je suis devenu fou. Elle était à moi, elle ne serait à aucun autre. Je la traînai dans ma chambre. Après quatre ans pendant lesquels je l’avais laissée moisir dans cette horrible baraque, seule… seule contre le monde et contre son seigneur… je la pris, encore une fois, désespérément. » La voix de Raphael devint un murmure. « Je lui refusai la permission de se marier. Je fus sourd à ses pleurs, à ses supplications. J’envoyai même des soldats menacer le boulanger. J’appliquais la stratégie de la terre brûlée autour d’elle. Les gens avaient même peur de lui donner du travail, craignant ma colère. Dieu me pardonne. Je n’étais habité que par la haine. Un seul homme tenta de me raisonner. Mon lieutenant. Ettore Salvemini, le vieux soldat que tu as rencontré à Kirchbach. Mais lui non plus, je ne l’écoutai pas », sembla conclure Raphael.

Mikael comprit pourquoi Agnete appelait “tanière du dragon” la cabane perdue de Raphael. Parce qu’il avait été ce terrible dragon pour elle. « Continuez, je vous en prie », dit-il.

Les yeux de Raphael n’exprimaient plus qu’une profonde mélancolie. Comme si la douleur mauvaise qui avait marqué jusque-là son récit l’avait abandonné. « Quand Agnete réussit à s’enfuir de mon domaine, la folie me reprit. Je voulais la retrouver et la tuer. Et je l’aurais peut-être fait, en ce temps-là, si Ettore Salvemini, mon fidèle capitaine, ne l’avait pas protégée. C’est lui qui l’aida à s’enfuir. Il l’amena dans la Raühnvahl, et parla à ton père.

— Mon père ? fit Mikael, interloqué.

— Oui, ton père. C’était un bon prince. Et un homme juste. »

Mikael porta la main à sa poche et serra entre ses doigts la bague de son père tordue par les flammes.

« Après avoir écouté Ettore, ton père leur attribua un logement, en promettant de protéger Agnete de ma colère. »

Mikael était abasourdi. Il ne reconnaissait pas Raphael dans l’homme de ce récit.

« Je passai trois ans à chercher Agnete. Or j’avais confié les recherches à Ettore… » Raphael sourit. « Si bien qu’on ne la retrouva jamais. » Le regard du vieil homme se fit vague et s’adoucit. « Pendant ces trois années, il m’arriva quelque chose d’extraordinaire. La haine qui me consumait jour après jour se transforma en souffrance. Et la souffrance effaça petit à petit la saveur amère dans ma bouche. Je vis enfin quelle race d’homme indigne j’étais devenu. Mais j’étais orgueilleux, sûr d’être le centre du monde. Si bien que pour expier mes péchés, la seule idée qui me vint à l’esprit fut de partir pour la Terre Sainte et de sacrifier ma vie à Dieu. » Raphael fit une pause. « Là encore, Ettore me sauva. Il me parla comme on ne parle pas à son seigneur, courant le risque d’être exécuté. Il me dit que j’étais un salaud, stupide et arrogant, incapable de penser à personne d’autre qu’à moi-même. En ajoutant : “Croyez-vous que Dieu ait besoin de la vie d’un homme incapable d’aimer ses semblables ?” Il dit ces mots-là : “ses semblables”. C’est bien cela que tu apprends sur la liberté, non, mon garçon ? Les princes ne considèrent pas une serve comme leur semblable. J’étais exactement ainsi, sans y avoir jamais réfléchi. Ce fut pour moi un bouleversement. Ettore s’en rendit compte. Alors seulement il me révéla ce qu’il en était d’Agnete et où elle se trouvait. »

Mikael se dit que lui non plus n’aurait peut-être pas compris, s’il avait été élevé comme un prince et non comme un serf de la glèbe. Et pour la première fois de sa vie, il pensa qu’il avait eu de la chance.

« Évidemment, je me précipitai aussitôt chez Agnete monté sur mon cheval magnifique, mon épée ornée de pierres précieuses au côté, avec vingt cavaliers d’escorte pour la ramener avec moi, reprit Raphael d’une voix douloureuse. Quand j’arrivai, je compris toutefois que ton père n’avait pas pu la protéger d’un autre animal dans mon genre. Elle avait été agressée dans les bois deux ans plus tôt, par quelqu’un dont elle n’a jamais voulu révéler l’identité. Qui sait ? Peut-être un bandit. Peut-être plusieurs. On l’avait retrouvée par terre à moitié morte. Et neuf mois plus tard naquit une petite fille…

— Eloisa ?

— Eloisa.

— Eloisa ne le sait pas… », murmura Mikael, le souffle coupé.

Raphael lui fit signe de se taire. « Non, même à elle, Agnete n’a jamais rien dit. » Ses yeux se voilèrent. « À mon arrivée, Niklas, mon fils, était en train de mourir. » Raphael tourna vers Mikael un regard plein de désespoir. Je lui dis que j’allais tout tenter pour sauver cet enfant, mais elle me répondit qu’il n’y avait rien à faire. Et que… “je ne me laverais pas si facilement la conscience”. Ce furent ses propres paroles. Je vis mon fils mourir. En deux jours, il était parti. » Raphael retint ses larmes. « Si je les avais pris avec moi depuis le début, Niklas serait encore vivant. Il aurait mangé de la viande tous les jours, il aurait dormi sous des couvertures chaudes, il aurait… » Le vieillard s’interrompit et ferma les yeux. « Quand je proposai à Agnete de revenir avec moi au château, lui promettant de veiller sur Eloisa comme si elle était ma fille, Agnete m’ordonna de rester loin d’elle, de ne pas la contraindre à revenir, sinon elle me tuerait une nuit dans mon sommeil. Et sais-tu ce que je vis alors dans ses yeux, mon garçon ? La même haine qui m’avait empoisonné pendant tant d’années. Je l’avais contaminée de ce même chancre. » Il poussa un profond soupir. « Je me rendis chez un prêtre, un saint homme qui vivait en ermite, pour lui demander conseil. Quand j’arrivai, je le vis heureux, serein. Je lui demandai comment il avait fait pour atteindre l’illumination. Il me répondit : “Je fendais du bois tous les jours”. Alors je lui demandai : “Et quand vous avez trouvé l’illumination, qu’avez-vous fait ?” Sais-tu ce qu’il me répondit ? “J’ai continué à fendre du bois”. » Raphael sourit. « Alors je fis vœu d’humilité et de pauvreté, je quittai tout et allai trouver ton père, qui m’octroya cet endroit où je vis désormais. Je me mis à fendre du bois et piocher la terre. Lentement, j’ai retrouvé un équilibre. Et le plus beau, c’est que j’ai vu disparaître la haine du regard d’Agnete. C’est une femme exceptionnelle.

— Oui, dit Mikael.

— Ensuite, quand tu es apparu dans ma vie, j’ai pensé qu’on me donnait une seconde chance. » La voix de Raphael devint grave. « Voilà pourquoi j’ai voulu te raconter mon histoire. Pour que tu saches qui je suis. Je te le devais. »

Mikael eut l’impression, pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, de voir une étincelle de peur dans les yeux de Raphael. Il savait que le vieil homme attendait quelques mots de lui, mais il n’arrivait pas à parler. Un tumulte de sentiments s’agitait dans son cœur.

« Maintenant, va-t-en, mon garçon, dit Raphael. Ce n’est pas un endroit sûr pour toi. Cache-toi dans la forêt et attends le bon moment.

— Avec votre épée », parvint à dire Mikael.

Les yeux de Raphael se remplirent d’émotion. « Va-t-en, répéta-t-il.

— Emöke m’a demandé de vous dire qu’ils vous avaient pardonné. » Mikael se leva et alla vers la porte. La main sur la poignée, il s’arrêta et se retourna. Le vieillard avait les joues baignées de larmes. « Tous, ajouta Mikael. Ils vous ont tous pardonné. » Puis il sortit.

« Lucio ! », appela Raphael. Et quand celui-ci s’encadra dans l’entrée, il lui dit : « Laisse le garçon partir seul. Je dois te parler. »

Ils écoutèrent en silence Mikael s’éloigner, au pas de son cheval. « Chacun de nous fera ce qu’il est en son pouvoir de faire, hein ? », dit-il alors d’un ton grave.

Lucio acquiesça.

« Je veux que tu ailles à Kirchbach », dit Raphael. On percevait l’autorité dans sa voix. « Présente-toi en mon nom au capitaine Ettore Salvemini. » Il lui saisit la main d’un geste décidé. « C’est une course contre le temps, Lucio. »

74

Mikael avait tenté deux fois d’aller jusqu’à la petite église de Notre-Dame des Neiges. Mais il avait dû chaque fois y renoncer. Le village lui aussi pullulait de soldats.

À la troisième tentative, il s’était caché derrière la remise à bois d’une baraque, à la limite du village. Une escouade de cinq cavaliers passa tout près. Il retint son souffle. Une fois les cavaliers disparus, il jeta un coup d’œil dans la baraque. Sur une couche gisait la vieille Astrid, le visage tuméfié, ses jambes et ses bras bandés munis d’attelles. Elle avait du mal à respirer et gémissait faiblement.

Trois autres soldats arrivaient. Mikael franchit le rebord de la fenêtre et pénétra dans la baraque. Il se cacha sous la couverture d’Astrid en murmurant : « Je vous en supplie, il ne faut pas qu’ils me voient ».

La vieille femme ne souffla mot aussi longtemps que les soldats furent dans les parages. Elle eut alors un petit rire, qui la fit tousser. « J’aurais jamais espéré, à mon âge, me retrouver avec un beau garçon dans mon lit ! »

Mikael sortit de sous la couverture et sourit. « Je sais ce que vous avez fait, lui dit-il. Merci. Je vous dois la vie.

— Ouais, mais nous aussi on te la devait », dit Astrid d’une toute petite voix. Elle pointa vers lui un doigt tordu tout tremblant. « Maintenant, on est quittes. Je peux m’en aller la conscience tranquille.

— Vous avez fait beaucoup plus que moi, dit Mikael.

— Arrête de faire des manières, mon garçon, ou je finirai par croire que tu veux vraiment coucher avec moi. »

Mikael lui souriait quand la porte de la baraque s’ouvrit.

Il bondit sur ses pieds, le poignard à la main.

Face à lui, un homme robuste, dans les trente ans, qui portait une petite marmite en terre cuite à couvercle de bois.

« C’est le mari de ma fille, Mikael. Il m’apporte à manger », dit Astrid.

Mikael baissa son poignard.

L’homme referma la porte. Il regarda Mikael en serrant les mâchoires. « Qu’est-ce que tu fais là ? », demanda-t-il, agressif. Il montra Astrid : « Ça te suffit pas qu’elle soit dans cet état à cause de toi ? Tu veux aussi nous faire pendre ? »

Mikael secoua la tête et baissa les yeux.

« Tais-toi, Valerio, dit Astrid.

— S’ils découvrent qu’on cache un rebelle, ils nous pendront, insista Valerio. Tu veux que ta fille meure à cause de lui ?

— Je m’en vais tout de suite, dit Mikael.

— Non, s’interposa Astrid en s’efforçant de parler d’une voix ferme. Tu ne sais rien de rien, Valerio. Te mêle pas de ça.

— Je me fiche de savoir. Il a amené le malheur dans notre famille. C’est tout ce que je sais.

— T’es qu’un couillon de bûcheron, lança la vieille femme. Si ce garçon nous avait pas sauvés il y a des années, ta femme ne serait pas en vie aujourd’hui. Et tu serais là tout seul à secouer ton engin… » Astrid avait le souffle court. « … Et t’aurais pas ton beau petit gamin… »

Valerio, l’air sombre, posa la marmite sur la table.

« Pourquoi t’es là, mon garçon ? demanda Astrid quand elle eut repris sa respiration.

— Je voulais parler avec le frère Timotej. »

Astrid acquiesça. « Valerio, va chercher le curé. »

L’autre voulut répliquer mais Astrid leva son bras bandé taché de sang. « Si t’y vas pas, aussi vrai que Dieu existe, je me lève de mon lit et j’y vais moi-même en rampant, dit-elle avec force. Ça n’a rien de bizarre qu’une vieille femme qui va mourir demande à parler à un prêtre, non ? Dis-lui que je veux l’extrême-onction. »

Valerio resta figé un instant puis sortit en claquant la porte. « C’est un brave homme, fais pas attention à ce qu’il dit… reprit Astrid, éprouvée par cet effort.

— Non, il a raison.

— Un jour il te remerciera, lui aussi. Un jour… devant la cheminée, l’hiver… » La voix d’Astrid se faisait plus faible. « Un jour, quand il sera vieux, il racontera à ses petits-enfants que tu l’as fait se sentir un homme. Il souffle un air nouveau ici dans la Raühnvahl. Et c’est toi qui l’as amené. » Elle se tourna pour le regarder. Ses yeux étaient voilés par la cataracte. « T’as pas idée de ce que je me sens bien, mon garçon. » Elle sourit. « Et dire que j’aurais pas parié un sou sur toi quand je t’ai vu arriver, avec cette laisse autour du cou. » Elle hocha la tête. « Des fois, les vieux sont des idiots. »

Mikael prit la marmite et s’assit à côté d’elle pour l’aider à manger. « Si nos hommes étaient comme vous, les femmes, lui dit-il en lui présentant une cuillerée, Ojsternig n’aurait aucune chance.

— C’est parce que nous les femmes, comme dit l’Église, on est les filles du Démon », dit Astrid, la bouche pleine. Elle rit, toussa, et macula sa chemise de soupe. « Mais quelque chose change même dans la tête des hommes, grâce à toi. C’est juste que vous êtes plus bêtes que nous, il vous faut plus de temps pour comprendre. »

Mikael lui essuya le menton. « Merci », dit-elle.

Quand le frère Timotej arriva et vit Mikael, il hésita sur le seuil.

Valerio le poussa à l’intérieur et referma la porte vivement. « Faut pas qu’on nous voie », dit-il au curé.

Frère Timotej, immobile au milieu de la baraque, fixait Mikael d’un regard effrayé. « Au nom de Dieu, dit-il d’une voix où l’on sentait la peur, tu ne devrais pas être ici. Astrid, je croyais…

— Écoute plutôt ce garçon, curé », fit Astrid.

Mikael se leva et vint se placer devant lui. « Je peux avoir confiance en vous ?

— J’ai toujours été du côté des villageois, mon garçon, dit le frère. Mais pas du côté des rebelles…

— Eloisa est une rebelle ? demanda Mikael, qui s’impatientait.

— Eloisa ? bafouilla le frère. Quel rapport avec Eloisa ? Ne…

— Si vous êtes vraiment de notre côté, continua Mikael, vous devez faire quelque chose pour la sauver.

— Moi ? Et comment je pourrais, mon fils ? dit frère Timotej, les yeux dilatés d’effroi. Je ne suis qu’un pauvre prêtre et…

— Vous trouvez pas que ça sent la merde ? dit alors Astrid. Il y en a un parmi vous qui s’est chié dessus ? »

Frère Timotej baissa les yeux, mortifié. « Qu’est-ce que je devrais faire ? demanda-t-il d’une petite voix.

— Aller au château », commença Mikael.

Frère Timotej enfonça la tête dans ses épaules, comme s’il avait reçu un coup.

« Vous êtes le seul à pouvoir y entrer sans éveiller les soupçons, poursuivit Mikael. Trouvez un moyen de parler avec Agnete.

— Mais comment ? dit le frère Timotej d’un ton désespéré.

— Agnete veut se confesser et vous êtes le seul prêtre. C’est votre métier, non ? rétorqua Mikael avec mépris. C’est pas une raison suffisante ? »

Frère Timotej secoua la tête et recula d’un pas. « Vous devez le faire ! », lui siffla Mikael au visage en l’agrippant par son habit.

Frère Timotej acquiesça à contrecœur. « Qu’est-ce que… je dois… lui dire ? », balbutia-t-il le souffle court.

Mikael le lâcha. « Découvrez où ils gardent Eloisa et combien de soldats la surveillent. Et dites-leur de se tenir prêtes. Il y aura une attaque des rebelles. Dans la confusion, je m’introduirai dans le château et nous nous enfuirons par le passage secret. »

Frère Timotej le regarda. « Quel passage secret ? demanda-t-il, tout pâle.

— Vous n’avez pas besoin de le savoir, répondit Mikael. Eloisa le connaît. »

Le frère acquiesça faiblement.

Mikael lui mit la main sur l’épaule. « Vous le ferez ?

— Je le ferai », répondit frère Timotej en serrant le crucifix en bois attaché à sa ceinture.

Mikael s’approcha de la fenêtre et s’assura que la voie était libre.

En enjambant le rebord, il entendit Astrid dire : « Tant qu’à faire, curé, donne-moi l’extrême-onction. On gagnera du temps ».


Le frère Timotej passa la grande porte du château en tremblant, la tête basse.

« Où tu vas, curé ? demanda l’un des gardes.

— J’apporte… balbutia le frère, j’apporte le sacrement de la confession à… la sage-femme et à tous ceux qui le souhaitent… »

Le garde lui fit signe de passer.

À l’entrée du palais, un autre garde lui demanda où il allait. Il donna la même réponse, moins balbutiante.

Le seuil franchi, il se sentit mieux. Il traversa la grande salle, où des soldats jouaient aux dés, et se dirigea vers l’escalier.

« Où tu crois aller ? », demanda une voix rude, au moment où il allait poser le pied sur la première marche.

Frère Timotej se tassa sur lui-même. « Je porte le sacrement de la confession à la sage-femme », répondit-il sans se retourner. Puis il s’apprêta à monter.

Une main brutale le saisit par l’épaule. « Attends », dit Agomar en l’obligeant à se retourner.

Le prêtre était blanc comme un linge et s’efforçait de ne pas trembler.

Agomar le fixa en silence. « Comment tu sais que la sage-femme veut se confesser ? »

Les yeux de frère Timotej s’écarquillèrent. « Il y a si longtemps… si longtemps qu’elle n’a pas pu assister à la Sainte Messe et…, bafouilla-t-il, tout chrétien a droit à la consolation du pardon et à la… bref, il est nécessaire de décharger sa conscience de temps en temps, mon fils…

— Qu’est-ce que tu me caches, curé ? », demanda Agomar.

Le front du frère commença à se perler de sueur.

Agomar le fixait toujours. « T’as pas le droit de monter. » Il le prit par le capuchon et l’entraîna dans une pièce latérale, dont la fenêtre était fermée de lourds barreaux.

Frère Timotej tremblait maintenant comme une feuille. « Au nom de Dieu…, dit-il, d’une voix cassée.

— Tais-toi, curé, fit Agomar. Tu confesseras la sage-femme ici. Je l’envoie chercher.

— Dieu te bénisse, mon fils », dit le frère avec un soupir de soulagement.

Agomar quitta la pièce, qu’il ferma à clé.

Peu de temps après, il revint avec Ojsternig.

Celui-ci examina le frère sans rien dire.

Frère Timotej recommença à s’agiter. Une sueur brûlante lui coulait dans les yeux, l’obligeant à battre sans arrêt des paupières.

Ojsternig le fixait toujours.

« Je ne fais rien de mal, Votre Seigneurie, dit le frère Timotej en se tordant les mains, les pupilles dilatées par la peur. Je suis venu… apporter…

— Qu’est-ce que tu apportes, dis-moi ? insista Ojsternig, menaçant.

— La confession… »

Ojsternig se mit à rire. « Moi je parie au contraire que tu apportes un message du ramasse-merde.

— Non, Votre Seigneurie ! s’exclama frère Timotej d’une voix blanche.

— Et moi je te dis que si, répondit Ojsternig avec un rire.

— Non, Votre Seigneurie, je vous assure, gémit frère Timotej. Je suis un homme d’Église et…

— Non ! tonna Ojsternig. En ce moment, tu es un rebelle ! » Il l’attrapa par sa soutane et le fit mettre à genoux. « Et ton habit ne te sauvera pas ! » Il se pencha sur lui.

« Votre Seigneurie… au nom de Dieu… geignait le frère.

— Je t’écoute, curé, susurra Ojsternig.

— Je n’ai… je n’apporte aucun message… croyez-moi… »

Ojsternig soupira. Il lui ôta son capuchon et lui caressa la tête. « Curé… curé…, dit-il d’un ton chagriné en hochant la tête, pourquoi mens-tu à ton prince ?

— Non… Votre Seigneurie… » Le visage du frère Timotej était contracté par la terreur.

Ojsternig se jeta sur lui. Il le saisit par l’oreille, tira son poignard et lui trancha net le lobe.

Frère Timotej poussa un cri pitoyable.

Ojsternig agitait sous son nez le lobe tranché. « Plus vite tu me diras ce que tu sais, curé, prononça-t-il d’une voix calme, moins tu souffriras.

— Je ne sais rien ! s’écria frère Timotej d’une voix aiguë. Je vous en supplie, au nom de Dieu !

— Comme tu veux », dit Ojsternig en se relevant et en jetant le lobe par terre. Il se tourna vers Agomar. « Appelle le bourreau. Dis-lui d’apporter ses instruments. » Et il alla s’asseoir sur une chaise, près de la cheminée éteinte, en lui tournant le dos.

Frère Timotej sanglotait. Le sang coulait de son oreille dans son cou, souillant la bure de sa soutane. Il prit son visage dans ses mains pour tenter de maîtriser ses hoquets de désespoir. Et quand il les baissa, sa peur ne l’avait pas abandonné mais une lumière nouvelle brillait dans son regard. « Dieu, donne-moi la force. » Serrant son crucifix, il leva les yeux au ciel et murmura : « Pater noster qui es in cælis, sanctificetur nomen tuum, adveniat regnum tuum, fiat volontas tua, sicut in cælo, et in terra… » Et peu à peu sa voix se raffermit.

Pendant que le prêtre priait, Ojsternig riait.

À la tombée de la nuit, trois rebelles envoyés en repérage par Mikael trouvèrent un garçon qui errait dans la forêt. Il prétendait avoir un message pour Mikael, de la part du frère Timotej.

Deux des hommes restèrent pour le surveiller, pendant que le troisième s’en allait informer Mikael.

Celui-ci arriva avec Manuel, accompagné de cinq rebelles qui s’éparpillèrent dans la forêt, prêts à donner l’alarme au cas où arriveraient des soldats.

Mikael regarda le garçon. « Qui tu es ?

— Je m’appelle Fredo et…

— Je ne t’ai pas demandé comment tu t’appelles mais qui tu es », le coupa Mikael, se souvenant que Volod, la première fois où ils s’étaient rencontrés, lui avait posé les mêmes questions. « Je ne te connais pas.

— Non, monsieur, répondit le garçon. Je suis le fils d’un bûcheron du prince. On est arrivés l’an dernier.

— Et tu as quel âge, Fredo ?

— Seize ans, messire. »

Mikael le fixa. Le même âge que lui lors de sa rencontre avec Volod. Une vie entière s’était écoulée depuis.

« Je vous apporte un message du frère Timotej », dit Fredo. Sa voix était assurée mais son regard bougeait sans cesse, avec nervosité.

« Tu as peur ? demanda Mikael.

— Non », répondit le garçon. Et de nouveau ses yeux se fixaient à droite et à gauche.

« Tu mens, dit Manuel. Qui t’envoie ? Regarde-moi ! »

Fredo s’efforça de ne plus bouger les yeux. « C’est frère Timotej qui m’envoie, je vous l’ai déjà dit.

— Et pourquoi n’est-il pas venu lui-même ? demanda Manuel.

— Parce qu’il y a des soldats partout, répondit Fredo en se fâchant presque. Depuis l’exécution, ils sont tous sur les dents.

— Ils contrôlent un curé mais pas toi ? dit Manuel, sceptique.

— Moi, je suis juste un garçon, répliqua Fredo en haussant les épaules. Et puis j’ai traversé l’Uque à gué. »

Tous regardèrent ses bottes. Elles étaient trempées.

« Ta tunique aussi devrait être trempée, continua Manuel.

— Je l’ai enlevée, je voulais pas crever de froid.

— T’as toujours réponse à tout, hein ? T’as bien appris ta leçon », dit Manuel.

Les yeux de Fredo se mouillèrent de larmes et les coins de ses lèvres s’abaissèrent, comme s’il allait pleurer. Un instant, il parut plus petit que son âge. Puis il devint écarlate. « Je dis la vérité ! s’écria-t-il en serrant les poings.

— Et moi, je te crois pas », rétorqua Manuel d’un ton dur. Mikael leva la main. « Laisse-le parler. »

Fredo restait la tête baissée, le souffle court.

« Vas-y », dit Mikael au garçon.

Fredo leva les yeux. « Frère Timotej dit qu’Eloisa est dans une chambre au premier étage. La deuxième porte à droite. Et qu’il y a deux soldats de garde, jour et nuit.

— Merci, Fredo. Et remercie aussi le frère Timotej, dit Mikael, considérant la conversation terminée.

— Je travaille pour le prince, messire, ajouta cependant Fredo. Je suis gâte-sauce et je connais bien le château. Si vous voulez connaître le meilleur chemin pour arriver au passage secret, je peux vous aider. »

Mikael le regarda en fronçant les sourcils. « Moi aussi je connais bien le château. » Il lui tourna le dos et remonta sur son cheval.

« Messire… », lança Fredo.

Mikael se retourna. « Frère Timotej dit que c’est très dangereux. Il vous supplie de renoncer…

— Rentre chez toi », dit Mikael en éperonnant son cheval. Pendant qu’ils rentraient au refuge, Manuel vint se placer aux côtés de Mikael. « Il me plaît pas, ce garçon.

— On a compris.

— Il ment, insista Manuel. Il a réponse à tout, les yeux fuyants…

— En tout cas, là où il a menti, c’est en disant qu’il n’avait pas peur. » Son regard se perdit dans le passé. « Moi aussi j’avais peur la première fois que j’ai rencontré le chef des rebelles. Et j’avais le même âge.

— Je me souviens très bien. J’étais là. » Manuel hocha la tête. « Mais t’étais pas pareil.

— Si, crois-moi, dit Mikael en souriant.

— Pas du tout, rétorqua Manuel d’un ton assuré.

— Arrête avec ça, répliqua Mikael. On a des nouvelles de Lucio ? Ça fait des jours qu’il a disparu. »

Manuel s’assombrit. « Aucune. Mais c’est pas son genre de s’enfuir.

— Non, c’est pas son genre.

— Donc il est…

— Donc c’est toi qui commanderas l’attaque du convoi, le coupa Mikael, qui ne voulait pas entendre parler de mort. Tu t’en sens capable ?

— Oui.

— Bien. La question est close. » Il posa la main sur l’épaule de Manuel. « J’avais dit d’envoyer un homme à Dravocnik parler avec les mineurs.

— Giacomo y est allé. Mais il dit qu’il a vu seulement la peur dans leurs yeux. »

Mikael acquiesça. « On ne peut pas leur en faire le reproche.

— C’est des lâches, dit Manuel, le regard noir. Nous, on se bat aussi pour eux…

— Ne perds pas espoir, Manuel. »

Mikael resta silencieux pendant une bonne demi-lieue. « Tu sais ce qu’il a dit Volod, quand t’es parti ?

— Que j’étais un morveux qui se remplissait la bouche de grands mots, dit Mikael en riant. Et il avait raison.

— Non. Il a dit qu’il avait vu un serf qui un jour deviendrait un homme. Et il l’a dit avec un profond respect. »

Mikael fut envahi à la fois de stupeur et d’émotion. « Je voudrais que Volod soit là », murmura-t-il.

« En tout cas, on ne pourrait pas dire la même chose de ce garçon, maugréa Manuel. Décidément, il me plaît pas. »

Mikael tourna vers lui un regard noir. « Tu ne comprends pas que je n’ai pas le choix, Manuel ? dit-il avec dureté. Je sauverai ma femme ou je mourrai. Et si je meurs, ce sera à vous de continuer notre œuvre. »

À l’heure du dîner, la porte de la chambre d’Eloisa s’ouvrit.

Mais au lieu de la servante habituelle apparut un garçon dans les seize ans, qui portait le plateau.

« Lucilla se sent pas bien, dit l’un des soldats de garde. Fais goûter la soupe à la chatte, si tu te méfies du gamin », ajouta-t-il avant de refermer la porte en riant.

Le garçon avait un air timide et gauche, mal à l’aise avec ce plateau entre les mains. « Où je dois le poser ? demanda-t-il la tête basse.

— Donne-le-moi, dit Agnete en le lui prenant des mains. Tu peux t’en aller.

— Madame, je dois vous parler, chuchota le garçon en s’adressant à Eloisa.

— Qu’est-ce que tu veux ? », dit Agnete d’un ton agressif.

Le garçon s’approcha d’Eloisa. « Qui vous savez… vous fait dire de vous tenir prêtes, dit-il tout bas.

— Mikael ? », s’exclama Eloisa.

Le garçon se tourna vivement vers la porte. « Par pitié, parlez moins fort, murmura-t-il, effrayé.

— Mikael ? répéta Eloisa dans un chuchotement.

— Oui, madame, acquiesça le garçon en se tournant une nouvelle fois avec inquiétude vers la porte. Il vous fait dire de vous tenir prêtes. Il y aura une action des rebelles dans pas longtemps…

— Quand ? », demanda Eloisa, une pointe d’anxiété dans la voix.

Agnete écoutait en silence, regardant fixement le garçon.

« Dans deux semaines. Les rebelles attaqueront un convoi, répondit-il. J’ai pas beaucoup de temps, madame, sinon les gardes vont soupçonner quelque chose. Écoutez-moi sans trop poser de questions. Il s’introduira dans le château et il viendra vous libérer. »

Eloisa porta ses mains à sa bouche, les yeux écarquillés.

« Un groupe d’hommes l’aidera dans le château, poursuivit le garçon. Ils dégageront le chemin et protégeront votre fuite d’ici jusqu’au… au passage secret. » Il regarda Eloisa dans les yeux. « Où ils doivent se mettre ?

— Qui ? dit Eloisa.

— Les hommes qui vous protégeront, madame, dit le garçon. Où est le passage secret ? »

Eloisa se figea.

« Qui es-tu donc, toi ? demanda Agnete.

— Je m’appelle Fredo, dit le garçon, avant d’ajouter avec fierté : Je suis un rebelle.

— Alors pourquoi Mikael te l’a pas dit, où il est, le passage secret ? demanda Eloisa.

— Notre chef est caché dans la forêt. Le village est plein de soldats, répondit promptement Fredo. Il a dit à frère Timotej que vous le saviez. Et frère Timotej nous a passé le message. »

Les deux femmes hésitaient.

« Alors, c’est pas bientôt fini ? cria un soldat de l’autre côté de la porte.

— Ça y est, j’arrive ! », répondit le garçon d’une voix forte. Il regarda un instant les deux femmes. « Ça fait rien. Je vous comprends. Vous avez raison de vous méfier. On affrontera la situation le moment venu. » Il fit une courte pause. « On fera au mieux, et vous prierez pour que le passage secret ne soit pas surveillé. » Puis il se dirigea vers la porte.

« Attends… », dit Eloisa.

Agnete lui posa la main sur le bras, comme pour la retenir. Mais elle aussi hésitait.

« Faut que je vienne te chercher à coups de pied dans le cul ? », grogna le soldat derrière la porte.

Eloisa rattrapa Fredo. Elle savait que c’était risqué. Mais elle n’avait pas le choix. Elle ne pouvait pas faire échouer le plan de Mikael. « C’est dans le sous-sol, sous les cuisines. La trappe ressemble à une pierre, exactement au milieu, mais si tu tapes, tu vois qu’elle est en bois », dit-elle tout d’un trait. Elle prit son visage entre ses mains et lui donna un baiser sur le front. « Dieu te bénisse, Fredo ! »

75

Deux semaines durant, en attendant le jour de l’attaque, Mikael avait étudié les mouvements des gardes du pont. La relève se faisait toutes les six heures. Ceux dont le tour de garde avait pris fin remontaient à cheval et rentraient au château. Chaque fois, un seul des quatre menait son cheval par la bride jusqu’à la rive du torrent, l’attachait à une branche basse, se déshabillait et allait se rafraîchir dans les eaux limpides.

À ce moment-là, il était vulnérable.

Ensuite il se rhabillait et remontait au château en saluant les deux remplaçants.

Ce matin-là, Mikael se tapit derrière un buisson de sorbier sur la rive de l’Uque, peu avant la relève de la garde. Il attendait, la main nerveusement serrée sur son poignard, en essayant de calmer sa respiration. Le convoi que les rebelles devaient attaquer arriverait l’après-midi. Ils avait longuement discuté, Manuel et lui, et ils étaient tombés d’accord pour qu’il n’agisse qu’au dernier moment. Avant, les camarades du soldat tué s’apercevraient de sa disparition, et cela rendrait les choses encore plus difficiles.

Mikael n’avait pas le droit d’échouer. C’était maintenant ou jamais.

Il entendit arriver la relève. Les chevaux marchaient au pas. Les épées heurtaient en rythme les jambières de fer des soldats.

Une éternité s’écoula avant qu’ils n’arrivent au pont et saluent leurs camarades. La sueur coulait le long du dos de Mikael. Enfin il entendit un des deux soldats qui avaient fini leur tour de garde talonner son cheval pour repartir au château. Mikael se tapit plus encore, tendant l’oreille et priant pour que l’autre soldat n’ait pas l’idée de changer ses habitudes. Au bout de quelques interminables instants, il le vit attacher son cheval à la branche habituelle et se déshabiller, puis descendre se plonger dans les eaux fraîches de l’Uque.

Il devait l’attaquer par derrière mais sans l’égorger. Les soldats de garde auraient pu voir le sang rougir l’eau du torrent. Et puis il n’aimait pas l’idée de tuer un homme sans défense.

Il repéra une grosse pierre blanche et lisse, qu’il ramassa, s’assurant de l’avoir bien en main.

“Vite !” se dit-il en bondissant de sa cachette.

Deux pas rapides sur la grève et, au moment où le soldat, alarmé par le bruit des cailloux, se retournait, il tomba de tout son poids sur lui. Il le frappa en plein front, avec force. Le soldat écarquilla les yeux et tituba. Il ouvrit la bouche pour donner l’alerte, mais Mikael frappa encore. L’homme s’effondra dans l’eau.

Il tira le corps sur la rive opposée et le mit à couvert dans la forêt. Il l’immobilisa avec une longue corde qu’il avait cachée dans un buisson et le bâillonna. Après s’être déshabillé, il enfila l’uniforme du soldat, récupéra la bague de son père dans sa poche et redescendit vers le torrent. Il dénoua la bride du cheval, grimpa en selle et remonta la rive, le dos tourné aux gardes.

« Te voilà propre comme une putain, Hector ! cria l’un d’eux. Je sens ton parfum d’ici ! »

Mikael ne se retourna pas. Il leva simplement la main pour les saluer, résistant à la tentation de lancer son cheval au galop.

« La tarentule t’a mordu, que tu nous dis même pas un mot ? cria l’autre.

— Non, c’est l’eau du torrent qui lui a gelé les couilles, il veut pas qu’on l’entende piailler comme une fille ! », dit le premier en riant.

Mikael leva de nouveau la main et mit son cheval au trot.

Quand il fut certain de ne plus être en vue, il obliqua et entra dans la forêt se cacher parmi les broussailles.

Il ne restait plus qu’à attendre.

Il repensa alors au récit de Raphael, qui l’avait profondément frappé et ému. Et à Agnete, à tout ce qu’elle avait souffert. Mais il pensait surtout à Eloisa. L’idée de la revoir l’excitait et l’effrayait en même temps. Son plan était-il une folie ? N’allait-il pas la mettre en danger ? À mesure qu’approchait le moment de l’action, des doutes le tourmentaient. Toutes ces années avaient opéré tellement de transformations en lui. Le petit prince gâté était devenu un enfant qui avait du mal à survivre, inadapté à la vie des serfs de la glèbe. Puis un jeune garçon, qui avait connu l’amour et ses délices, enfin un rebelle, un fugitif. Et maintenant il était là, tapi, à attendre la bataille, et ses hommes étaient prêts à mourir pour lui, pour la justice, pour l’espoir d’une vie meilleure. À dix-sept ans seulement, il avait déjà vécu trois vies. Il serra dans sa main la bague de son père, en se disant qu’il aurait été fier de lui.

L’attente lui parut interminable. Mais dès qu’il vit le convoi traverser le pont sur l’Uque, le temps se mit à voler.

Ce n’était plus le moment de réfléchir. Il monta en selle.

L’attaque fut lancée à moins d’une demi-lieue du château.

Emmenés par Manuel, les rebelles jaillirent au grand galop de la forêt en criant, les armes à la main.

“C’était peut-être une folie ?”, se demanda Mikael en voyant trois des siens tués par la première volée de flèches des soldats de l’escorte.

De nouvelles troupes sortirent aussitôt du château pour se jeter dans la mêlée.

Le moment était venu. Il éperonna son cheval et se joignit aux soldats, sans qu’aucun d’eux ne le remarque.

Au cœur de la bataille, ses yeux s’emplirent de colère. Il était du mauvais côté. Il assistait impuissant à la mort de ses hommes.

« Allez-vous-en, bâtards ! », cria-t-il à pleins poumons.

Manuel l’entendit. Il ordonna à ses hommes de commencer à se replier.

Pendant qu’ils s’exécutaient, Manuel, l’épée de Volod à la main, resta pour couvrir leur fuite. Cinq soldats se jetèrent aussitôt sur lui et le frappèrent. D’instinct, Mikael voulut le sauver et lança son cheval dans la mêlée.

Manuel, à terre, couvert de sang, le vit. Il lui lança un regard intense. « Non ! », s’écria-t-il. À ce moment, une épée lui perça la poitrine.

Mikael s’arrêta, plein de colère et de douleur. Son cheval hennit et se cabra. Il fut presque désarçonné.

« Maintenant », articulèrent les lèvres de Manuel à l’instant de la mort.

En hurlant, Mikael fit virer son cheval, qu’il talonna avec férocité pour le lancer au galop vers le château, où le convoi arrivait maintenant. Il pénétra dans la cour au moment où quatre soldats s’apprêtaient à fermer la grande porte. La confusion régnait. On avait saisi les blessés par les bras et par les jambes pour les transporter à l’intérieur de la caserne. Les palefreniers tentaient de calmer les chevaux pour les faire rentrer dans les stalles. Les serviteurs couraient en tous sens, effrayés.

Tandis que Mikael descendait de son cheval, qu’il confia aux soins d’un valet, il entendit le bruit sourd de la grande porte qui se refermait et le raclement des pesantes barres de fer qui s’encastraient dans les encoches.

Impossible à présent de sortir par-là.

L’épée à la main, Mikael se dirigea d’un pas résolu vers le palais. Il entra tête baissée dans la grande salle. La même confusion y régnait. Du coin de l’œil, il vit Agomar. Il aurait voulu le tuer là, à l’instant. Mais il commença à gravir les marches qui menaient au premier étage. Personne ne l’arrêta. Pourtant, en haut de la première rampe d’escalier, il eut la sensation qu’Agomar le regardait. Il serra son épée plus fort et reprit sa montée.

Alors qu’il longeait le couloir du premier étage, il avait encore dans les yeux l’image de la mort de ses hommes et de Manuel. Il sut alors qu’il n’hésiterait pas à tuer.

Il se lança avec une fureur aveugle sur ceux qui gardaient la porte. Son premier coup trancha presque jusqu’à la moitié le thorax du premier soldat. Il enfonça la lame rouge de sang dans le cou de l’autre, qui n’eut pas le temps de dégainer son épée.

D’un grand coup d’épaule, il ouvrit la porte.

Eloisa et Agnete étaient tapies au fond de la chambre, contre le mur, enlacées.

« Mikael ! », s’écria Eloisa en le voyant, avant de se précipiter à sa rencontre.

Il lâcha son épée et la prit dans ses bras, la serrant à l’étouffer. Une émotion profonde le secouait, comme un tremblement de terre.

« Mikael… », répéta Eloisa.

Des larmes de joie coulèrent sur ses joues. Quand elle se détacha de leur étreinte pour le caresser, Mikael s’aperçut qu’il avait taché sa robe du sang des ennemis qu’il avait tués. Il eut pendant un court instant un mauvais pressentiment, tandis que ses yeux se voilaient eux aussi de larmes. « Eloisa… Eloisa… », murmura-t-il, sans rien pouvoir dire d’autre que le nom de celle qu’il aimait depuis toujours et qu’il avait tant craint de ne pas revoir.

Elle lui caressait le visage, comme pour se convaincre que c’était lui. « Tu es là…

— Oui, je suis là… », murmura Mikael en passant un doigt sur ses lèvres douces, qu’il avait rêvé d’embrasser pendant près d’un an. Puis il se reprit. Il se tourna vers Agnete. Il aurait voulu la prendre elle aussi dans ses bras. Mais le temps manquait. « Le bébé ? »

Agnete répondit en secouant la tête en signe de dénégation.

Mikael crispa les mâchoires, telle une bête féroce. « Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Nous ne savons pas où ils le gardent », dit Eloisa avec une douleur atroce dans la voix.

Mikael serra les poings. Puis il saisit Eloisa par le bras. « Je reviendrai le chercher, je te le jure », lui dit-il avec un regard déterminé, ramassant son épée. « Allons-y maintenant, il faut faire vite. » Il l’entraîna vers le couloir.

Eloisa se tourna vers Agnete et lui prit la main.

« Restez derrière moi, dit Mikael. Baissez les yeux et ne courez pas. »

Un soldat, en haut des escaliers, dégaina son épée.

Mikael remit la sienne au fourreau et s’approcha de lui. « Aide-moi, dit-il d’une voix calme. Il faut emmener les prisonnières ailleurs. » Arrivé à un pas de lui, il tira son poignard, le frappa à l’estomac puis poussa violemment vers le haut, le soulevant presque. Jusqu’à ce que la lame arrive jusqu’au cœur.

Le soldat vomit sur lui un flot de sang et tomba comme un sac.

Eloisa faillit crier, mais Agnete lui mit la main sur la bouche.

Mikael commença à descendre les marches, les deux femmes à sa suite.

Quand ils posèrent le pied dans la grande salle, Mikael répéta à mi-voix : « Ne courez pas. Quoi qu’il arrive ».

Ils se retrouvèrent dans la cour sans que personne ne les arrête, et la contournèrent par le nord.

« Où sont les hommes ? demanda Eloisa d’une voix effrayée.

— Quels hommes ? s’étonna Mikael.

— Ceux qui devaient nous aider. Fredo…

— Fredo ? l’interrompit Mikael.

— Oui, il a dit que… »

Mikael la fit taire et dégaina son épée. « Le salaud, grogna-t-il tout bas.

— Non, il est de notre côté », dit Eloisa comme pour s’en convaincre.

Mikael ne répondit pas. Son visage était contracté par la tension. Il avança jusqu’à l’angle qui donnait sur les cuisines. « Restez ici », dit-il à Eloisa et Agnete. L’épée à la main, il se pencha pour examiner la situation. « Je reviens tout de suite, ne bougez pas. » Il passa à toute vitesse devant les cuisines et descendit dans le sous-sol, craignant un guet-apens. Il mourrait seul, se disait-il. Sans mettre en péril Eloisa et Agnete. Heureusement, le sous-sol était désert, dans le même état d’abandon que le jour où il avait sauvé Emöke.

Il fit demi-tour en courant, un faible sourire d’espoir aux lèvres, et repassa l’angle. Les deux femmes n’y étaient plus. Son sang se glaça.

« On est là », dit la voix d’Eloisa.

Mikael se retourna. Elles s’étaient cachées derrière la porcherie. « Allons-y ! »

Elles le rejoignirent et le suivirent jusqu’à la trappe.

Mikael l’ouvrit et regarda au fond. Il n’avait pas de torche. Il aurait été impossible d’en apporter une. Mais Eloisa et lui connaissaient bien le chemin. Ils avanceraient à tâtons. « Allez-y, descendez », dit-il d’une voix tendue, tandis qu’il se plaçait devant la porte, prêt à les défendre. Personne ne vint. Mikael descendit après elles et referma la trappe derrière eux.

L’obscurité, maintenant, était totale.

Une fois en bas, il sentit toute la tension accumulée retomber comme une vieille couverture. « Eloisa, où tu es ? dit-il.

— Ici… »

Mikael tendit le bras et la sentit. Lentement il fit remonter sa main jusqu’à son visage et effleura ses lèvres.

« On s’en est sortis ? demanda Eloisa d’une toute petite voix.

— Oui, dit Mikael en la serrant avec toute la passion qu’il avait dû refouler pendant la fuite.

— On s’en est sortis ! dit Eloisa en riant. Mon amour…

— Mon amour ! »

Agnete toussota dans le noir.

Mikael et Eloisa éclatèrent de rire.

« Mère ! s’exclama Eloisa.

— Oui, ma fille…, soupira Agnete.

— Avançons », dit Mikael en riant. Il dénoua leur étreinte. « Faites attention où vous mettez les pieds, Agnete.

— Et toi, fais attention où tu mets les mains, marmonna-t-elle. Ceci dit, je ne suis pas trop d’humeur à plaisanter. Fais-nous sortir d’ici, mon garçon, et que Dieu te bénisse. »

Ils avancèrent prudemment sur une cinquantaine de verges puis Mikael les avertit : « Maintenant, baissez-vous et avancez à quatre pattes ». Il eut une indéfinissable sensation de malaise. « On y est presque, ajouta-t-il en se baissant.

— On ne devrait pas voir la lumière ? »

Mikael comprit alors pourquoi il éprouvait ce malaise. Eloisa avait raison. Il restait environ dix verges, et ils auraient dû voir un peu de lumière, si faible soit-elle. « On est presque à la tombée du jour… et la végétation est épaisse à l’entrée », dit-il sans réelle conviction. Il accéléra l’allure, égratignant ses mains et ses genoux sur le sol rocheux.

Soudain, sa tête heurta la pierre. Il s’arrêta. Le souffle coupé, il tâta la paroi. Partout des pierres. Et entre les pierres, du mortier encore frais.

« Ils ont muré la sortie… »

Il cogna des poings contre le mur, poussa, se lança dessus à coups d’épaule. À bout de souffle, il renonça.

Dans le boyau, chacun retenait sa respiration.

Il pensa aux rebelles qui les attendaient dans les bois. Ils ne les verraient pas sortir du passage. Et ils ne pourraient pas attaquer non plus car ils étaient trop peu nombreux.

« Qu’est-ce qu’on va faire ? finit par demander Eloisa en essayant de ne pas laisser transparaître dans sa voix la panique qui lui serrait la gorge.

— Reculez, dit Mikael. Nous sortirons par un autre endroit.

— Où ça ? demanda Agnete.

— Je ne sais pas, répondit sourdement Mikael. On trouvera bien un moyen. »

Ils rebroussèrent chemin. À une vingtaine de pas de l’échelle qui montait à la trappe, ils virent une lumière tremblotante.

Mikael passa devant les deux femmes et dégaina son épée. Il avança avec précaution.

La lumière provenait d’une torche, jetée là par terre.

Mikael s’en empara.

Au même instant, amplifié par l’écho du souterrain, résonna un rire spectral, inhumain.

Mikael leva la torche.

La lumière éclaira le visage d’Ojsternig encadré dans la trappe, les yeux plantés dans les siens.

Il fit un pas en arrière, la torche toujours levée.

« Dis-moi, ramasse-merde, lança Ojsternig, ça fait quoi de se retrouver fait comme un rat ? »

Mikael se sentit le sang lui monter à la tête. « Viens me chercher ! », cria-t-il avec fureur en brandissant son épée.

Ojsternig éclata de rire. « Non, ramasse-merde ! Je ne te laisserai pas mourir aussi facilement ! », hurla-t-il, une lueur folle dans les yeux. « Tu mourras là-dedans… lentement… de faim et de soif… », articula-t-il d’un ton cruel. Et à voix basse, sifflant comme un serpent : « Et tu verras ta femme mourir avant toi ».

76

« Laisse-les sortir, Ojsternig ! cria Mikael. Elles n’y sont pour rien !

— Tu as raison, ramasse-merde. Elles n’y sont pour rien, répondit Ojsternig d’une voix calme où vibrait un plaisir pervers. Elles mourront par ta faute.

— C’est une affaire entre toi et moi ! », continua Mikael, désespéré. Quand l’écho de son cri s’éteignit, Ojsternig murmura : « Oui… c’est une affaire entre toi et moi.

— Laisse-les libres ! » Mikael cogna avec fureur sur la pierre. Puis, dans un coup de folie, il monta les premiers barreaux de l’échelle. « Je vais sortir et tu me tueras, comme ça, on en aura terminé ! »

Eloisa gémit et s’accrocha à Agnete.

« Et tu les abandonneras là-dessous ? dit Ojsternig avec un rire moqueur. Tu les laisseras mourir seules, à côté de ton cadavre ? »

Mikael s’arrêta.

Ojsternig rit de nouveau. « Non, tu ne feras jamais ça. »

Mikael s’agenouilla sur un barreau. « Regarde-moi ! », lui cria-t-il.

Les yeux cruels d’Ojsternig le fixaient. « Que veux-tu ? Tu veux que je te supplie ? », dit Mikael, tremblant d’une fureur à peine contenue. Il lâcha son épée. « Regarde-moi, je te supplie de ne pas prendre la vie de deux innocentes. »

Ojsternig sourit. « C’est toi qui l’as prise, leur vie, susurra-t-il. Tu es le seul responsable de leur mort.

— Regarde-moi ! cria Mikael. C’est ça que tu veux ? Tu as gagné ! » Sa voix vibrait de colère. « Tu as gagné et moi je te supplie. Ça ne te suffit pas ? »

Ojsternig le fixa longuement. « Non, ça ne me suffit pas. Mais tu me supplieras encore… et encore… à mesure que tu les verras s’affaiblir. » Il sourit. « Laquelle mourra la première, à ton avis ? La vieille ou la jeune ?

— Salaud ! », hurla Mikael en reprenant son épée et en se lançant à l’attaque vers la trappe.

Ojsternig fit un bond en arrière et, en riant, frappa violemment de son épée celle de Mikael, dont la pointe venait d’apparaître par la trappe.

« Non, Mikael ! », s’écria Eloisa, d’un ton désespéré.

Mikael s’arrêta et recula.

« Écoute-la, ramasse-merde. Ne la laisse pas seule.

— Je te tuerai », dit férocement Mikael.

Ojsternig le regarda la tête inclinée sur le côté. Il éclata de rire. « Et comment penses-tu y arriver ? »

Mikael cracha dans sa direction. « Je te tuerai !

— Bon, je vais manger. J’ai faim. Mais je reviendrai vous regarder mourir. Attends-moi. »

Mikael l’entendit ordonner aux soldats de le repousser s’il montait, mais sans le tuer.

« Mikael… », murmura Eloisa.

Lentement, Mikael redescendit les barreaux. À la lumière de la torche, il vit la pâleur d’Eloisa. « J’ai échoué, lui dit-il. Pourras-tu jamais me pardonner ? »

Eloisa se serra contre lui. « Mieux vaut mille fois mourir dans tes bras que vivre sans toi », répondit-elle tout bas.

Mikael se tourna vers Agnete.

Celle-ci détourna les yeux, le visage contracté.

« Tu m’as dit un jour que tu ne me le pardonnerais jamais, s’il arrivait quelque chose à Eloisa par ma faute », chuchota-t-il.

Agnete s’éloigna, réprimant sa colère.

Mikael et Eloisa restèrent enlacés, sans parler.

« Comment est notre fils ? », demanda Mikael, brisant le silence.

Eloisa enfonça le visage contre sa poitrine, respirant l’odeur du sang et retenant ses sanglots. Puis elle leva la tête. « Il est beau et fort comme son père, dit-elle avec un sourire douloureux mais plein de douceur. Ton portrait tout craché. »

Le silence descendit à nouveau.

Eloisa le prit par la main et l’entraîna dans un recoin de leur prison. Elle s’assit par terre. « Viens te serrer contre moi. »

Mikael s’assit près d’elle et la prit dans ses bras. Ce fut alors qu’il vit les blessures à ses mains. « Qui t’a fait ça ? lui dit-il.

— Ce n’est rien. » Elle lui sourit. « Raconte-moi ce que tu as fait pendant tous ces mois où tu étais loin », demanda-t-elle en lui caressant le visage.

Mikael s’était imaginé le lui raconter devant un feu de bois, son fils sur les genoux, ou au lit, après l’amour. Mais cela n’arriverait pas. Le temps leur était compté. Ils mourraient dans ce tunnel.

« Non ! s’écria-t-il avec colère en se levant d’un bond.

— Mikael… dit Eloisa en essayant de le retenir.

— Non ! », répéta Mikael. Il se jeta sur son épée. « Je te sortirai d’ici ! » Il s’empara de la torche et se dirigea presque en courant vers le fond du boyau. Arrivé à la sortie murée, il l’examina à la lueur de la torche. C’étaient de grandes pierres, encastrées les unes dans les autres et jointoyées au mortier. Il posa par terre l’épée et la torche, et commença à creuser furieusement entre les pierres avec la pointe de son poignard. La première couche enlevée, il glissa la lame entre les pierres et exerça une pression pour faire levier. Le poignard se brisa en deux. Mikael le jeta avec rage. Il s’empara de son épée et commença à taper sur les pierres, en la tenant par la lame comme si c’était un pic. Malgré les blessures à ses paumes, il frappait sans discontinuer, de toutes ses forces. Le métal produisit des étincelles mais fit à peine sauter quelques éclats.

Alors le rire d’Ojsternig, revenu savourer la fin de ses prisonniers, s’insinua dans le boyau, couvrant le heurt sourd du métal contre les pierres. « Tu crois donc qu’il n’y a pas de soldats, de l’autre côté ? Épargne tes forces, ramasse-merde !

— Non ! s’écria Mikael en intensifiant ses coups. Non ! » La lame lui coupait les paumes.

« Mikael… », dit Eloisa derrière lui.

Mikael continua de frapper dans les fentes avec son épée, aveuglé par la fureur et le désespoir.

« Arrête… supplia Eloisa. Mikael, reste avec moi… » Elle posa la main sur son dos. Puis elle s’étendit sur la pierre froide et rugueuse. « Viens là », murmura-t-elle.

Mikael, lentement, rampa en arrière jusqu’à elle et s’étendit à ses côtés. Il devait être fort pour elle. Il lui souleva la tête jusqu’à rencontrer ses lèvres.

« Chaque fois que tu m’embrasses, je sens un coup au cœur, murmura-t-elle.

— Ça n’aurait pas dû finir de cette façon, dit Mikael. J’ai été présomptueux. Je croyais pouvoir changer le monde… Et au lieu de ça… regarde dans quoi je nous ai fourrés. Je t’ai condamnée à mourir à l’endroit même où tu m’as donné la vie. » Il hocha la tête. « Quelle absurdité.

— Mikael, dit alors Eloisa, je t’aime simplement parce que je ne peux pas m’en empêcher. » Elle passa un doigt le long de la cicatrice sur son front. « Mais je t’aime encore plus de vouloir changer le monde. »

Ils restèrent silencieux, se caressant lentement, avec une douceur désespérée qui portait en elle la conscience de la fin.

Quand ils revinrent en arrière dans le boyau, Eloisa s’approcha de sa mère.

Agnete avait le visage contracté, les yeux comme deux fentes pleines de colère.

« Pleurez, mère », dit Eloisa.

Agnete ne la regarda pas.

« Pourquoi ne pleurez-vous pas ? insista Eloisa.

— Parce que je n’en suis pas capable », répondit Agnete d’une voix éteinte.

Mikael restait à l’écart.

« Mère… », dit alors Eloisa, une supplication muette dans le cœur. Elle lui toucha la main et se tourna vers Mikael.

Agnete serra les lèvres, puis quelque chose se brisa en elle. Elle caressa le visage de sa fille, avec la même certitude et le même désespoir, sachant que c’était la dernière fois. Puis elle tendit le bras vers Mikael.

Celui-ci s’approcha, tête basse.

Agnete lui prit la main et le fit asseoir près d’elle. « Tu n’as rien fait de mal, mon garçon. Je n’ai rien à te pardonner. »

Les yeux de Mikael se remplirent de larmes et il se jeta contre elle.

Agnete caressa ses longs cheveux blonds. À Eloisa, elle dit : « J’ai toujours su que tu avais gardé une mèche de ces belles boucles blondes. Tu avais prié toute la nuit, même dans ton sommeil, pour que Mikael ne se fasse pas dévorer par les loups. À l’aube, la mèche t’a échappé des mains et je l’ai trouvée par terre. J’aurais voulu te bourrer de coups parce que tu m’avais désobéi, mais je n’en ai pas eu le courage… » Ses yeux se remplirent de tendresse. « Tu as aimé ce garçon dès le premier jour. »

Eloisa appuya à son tour la tête contre sa mère, près de celle de Mikael.

Agnete leur caressait les cheveux et revoyait leur vie, si proche maintenant de sa fin.

« Vous vous souvenez d’Hubertus, mère ? dit Eloisa en souriant.

Agnete eut un petit rire. « Je me rappelle le matin où tu as dit à Mikael que son nom ne lui allait pas, vu que ce rat dégoûtant n’était pas un mâle mais une femelle.

— Et moi, j’y ai cru… murmura Mikael.

— Parce que tu es un gros bêta », dit Eloisa. Elle tendit la main pour chercher celle de Mikael. Ils entrelacèrent leurs doigts sur les cuisses d’Agnete.

« Oui, tu as toujours été un désastre, mon garçon, dit Agnete en riant encore. Si tu avais vu ta tête le soir où je t’ai dit que c’était à moi que tu faisais du pied, et pas à Eloisa… »

Mikael et Eloisa sourirent, le cœur plein de tristesse.

« Oui, dit Agnete. Nous avons eu de bons moments. »

Pendant une grande partie de la nuit, aucun des trois ne réussit à parler. Les heures s’écoulaient avec lenteur, épaisses comme du goudron. Ils avaient perdu la notion du temps.

À un moment, la torche, dans une dernière lueur, s’éteignit.

C’était comme une préfiguration de la mort.

« J’ai peur, murmura Eloisa.

— Non ! s’exclama Mikael en s’arrachant à cette torpeur. Nous ne pouvons pas nous rendre. On serait arrivés jusqu’ici pour renoncer ? Non ! », dit-il d’un ton déterminé.

Ni Eloisa ni Agnete ne répondirent. Perdues dans le noir, elles sentaient l’espoir décliner peu à peu.

« Non », répéta Mikael, têtu. Il pensa de nouveau que ses hommes étaient là, dehors. Mais il savait qu’ils n’étaient pas assez nombreux pour attaquer le château. Alors, peut-être poussé par le désespoir, il se souvint de la prophétie d’Emöke, le jour des combats organisés entre les jeunes gens de la vallée par Ojsternig. “Il réalisera son destin par l’épée, qui transformera tous en un seul.” Elle n’avait pas dit qu’il mourrait pris au piège comme un rat. Une voix, en lui, disait que son espoir devait être bien faible, pour qu’il s’accroche ainsi à une prophétie. « Non », répéta-t-il encore, serrant les poings, résistant à la voix qui lui soufflait de renoncer. Depuis qu’il avait sauvé Emöke, sa vie avait été habitée par la magie. Elle avait dit autre chose encore, se souvint-il. Il posa les mains et le front contre la pierre froide. « Gregor… murmura-t-il, tu as promis de m’aider.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Agnete.

— Gregor, honore ta promesse, dit Mikael plus fort.

— Viens ici, dit Agnete.

— Gregor, tu as promis de m’aider ! cria alors Mikael en tapant sur le mur avec ses poings.

— Viens ici, mon garçon, répéta Agnete.

— Mikael… », dit Eloisa d’une voix angoissée.

Il resta immobile quelques instants. Puis, vaincu, il céda à cette voix en lui qui lui disait de renoncer. Il revint s’étendre près des deux femmes avec lesquelles il allait attendre la mort.

Il lui semblait que le temps s’était mis à courir sans aucune mesure, aucun sens.

Soudain, aucun des trois n’aurait su dire quand, un bruit confus de voix s’insinua dans le boyau. Ouaté, lointain, presque irréel.

Mikael releva la tête.

« C’est quoi ? », demanda Eloisa d’une voix rauque.

Mikael se mit debout, tendu, essayant de comprendre d’où provenait ce bruit.

Eloisa et Agnete se levèrent à leur tour et se prirent par la main. À la rumeur de voix s’ajoutaient des coups frappés, répétés, qui faisaient vibrer l’air.

« C’est quoi ? », demanda de nouveau Eloisa d’une voix plus forte.

Mikael courut vers l’échelle qui montait jusqu’à la trappe.

Les soldats aussi, en haut, s’agitaient, inquiets.

L’intensité des coups grandissait.

« Par-là ! s’écria Mikael.

— Où ça ? demanda Agnete dans le noir.

— Au fond du boyau ! », s’écria-t-il en s’élançant à l’aveuglette dans l’obscurité. Il courut. Il entendait les coups devenir de plus en plus forts, jusqu’au moment où il se cogna contre le plafond qui s’abaissait, dans la dernière partie du boyau. Il tomba, assommé, tandis que le bruit des coups s’accélérait. « Par ici ! », cria-t-il à nouveau.

Eloisa et Agnete le rejoignirent.

Mikael les attendait en écartant les bras pour leur éviter de se cogner la tête, elles aussi. « À quatre pattes », dit-il, une excitation incontrôlable dans la voix. Eloisa le rejoignit.

« Qu’est-ce qui se passe ? », demanda-t-elle.

Mikael ne répondit pas et progressa à toute vitesse dans le noir.

« Ils nous attaquent ! », cria un des soldats restés près de la trappe.

« Ce sont mes hommes ! s’exclama Mikael. Mes hommes ! Tout n’est pas perdu ! »

Soudain, tout au fond, une fine lame de lumière perça l’obscurité.

77

La première pierre qui obstruait le passage secret roula sur le sol. « On est là ! cria Mikael.

— Ils sont vivants ! dit une voix en écho à l’extérieur. Ils sont vivants ! »

Mikael s’agrippa aux pierres en essayant de les faire bouger.

« Enlève tes mains ! », cria la voix. Puis un grand coup de pic fit tomber une autre pierre.

La lumière envahit le boyau.

Au bruit de voix indistinct se superposèrent tout à coup des cris de douleur et de rage, et le choc métallique des armes. La bataille, dehors, avait commencé.

Mikael fit demi-tour et alla chercher son épée. À son retour, les coups de pic avaient ouvert une brèche suffisamment large. Il s’y glissa, l’épée plaquée contre lui.

Il se retrouva devant deux hommes au visage couvert de poussière noire et rouge, le pic à la main. Deux mineurs de Dravocnik. Mais le moment n’était pas à l’émotion. Derrière eux, deux soldats chargeaient. « Attention ! », leur cria-t-il.

Il se jeta vers le premier, l’épée levée devant le museau du cheval, qui se cabra, déséquilibrant son cavalier. Mikael fit un bond de côté et frappa le soldat en pleine poitrine, le tuant net.

Entre-temps, un des mineurs, le pic à bout de bras, tournoya sur lui-même et frappa la cuisse de l’autre soldat, qui gémit et tomba de cheval. Le pic de l’autre mineur perça violemment son casque et lui fracassa le crâne.

Le danger évité, les deux mineurs regardèrent Mikael. « C’est toi, Mikael de la Raühnvahl ? »

Mikael acquiesça et leva les yeux vers le champ de bataille.

« C’est Mikael de la Raühnvahl ! hurlèrent les deux mineurs.

— C’est Mikael de la Raühnvahl ! », cria aussitôt un autre plus loin, le pic en l’air.

Mikael ressentit un frisson. Il ne pouvait y croire.

« Mikael ! » Le cri retentit tel un écho sur le champ de bataille. « Mikael ! C’est notre Mikael ! »

L’émotion embruma ses yeux. Les serfs de la Raühnvahl se battaient avec des faux, des haches, des fourches et des pioches, et criaient : « C’est notre Mikael ! » Les mineurs de Dravocnik brandissaient leurs pics : « Mikael de la Raühnvahl est avec nous ! » Quant aux rebelles réchappés de l’attaque de la veille, ils levèrent leurs épées au ciel et se mirent à hurler : « Voilà notre chef ! »

« Eloisa, reste où tu es ! cria Mikael en direction de l’ouverture du mur, la gorge serrée. Je vous dirai quand vous pouvez sortir ! »

Dès que les hommes le virent se jeter dans la mêlée en faisant de larges moulinets avec son épée, ils luttèrent avec un courage renouvelé.

Mikael était secoué par un tourbillon de sentiments. Ceux de son village et les mineurs de Dravocnik, des serfs qui avaient vécu toute leur vie en baissant la tête, se révoltaient. Grâce à lui. « Je te l’avais bien dit, Volod ! », s’écria-t-il, presque en riant. Il se porta sans réfléchir en première ligne des combats et prit le commandement de la bataille. « Formez un front unique ! hurlait-il. Restez groupés ! »

Ceux qui composaient cette armée chaotique ne connaissaient rien à la guerre, et espéraient un guide. Ils se placèrent aussitôt à ses côtés, dans l’attente de ses ordres.

« Allons-y ! À l’attaque ! Tous ensemble ! », cria Mikael en s’élançant vers une escouade de soldats.

Les serfs et les mineurs, avec des hurlements de guerriers, bondirent en avant pour enfoncer leurs armes dérisoires dans le corps des adversaires, sans plus aucune peur de mourir.

Mikael frappait à l’aveugle, comme s’il tirait sa force de cette rébellion extraordinaire, se frayant un chemin parmi les ennemis avec une joie incrédule qui faisait battre son cœur comme un fou. Et son armée de gueux, exaltée par son courage, restait à ses côtés, sans reculer, et repoussait les charges des soldats.

« Je te l’avais dit, Volod ! hurla encore Mikael. Je te l’avais dit que c’était possible ! En avant, tous ! »

Mais des renforts sortirent du château, menés par Agomar. Les forces ennemies, grossies en un instant, fauchaient un nombre croissant de combattants.

Mikael comprit qu’ils ne pourraient pas soutenir l’assaut. S’obstiner dans la bataille conduirait à un massacre. L’armée d’Ojsternig ne comptait guère plus de cent cinquante hommes, mais c’étaient tous des soldats aguerris et bien armés. Ils auraient rapidement raison de ces combattants improvisés, même si ces derniers étaient deux fois plus nombreux.

« Restez unis ! cria-t-il. Reculez ! En ordre ! »

Battre en retraite était le seul moyen de limiter les pertes. Ce qu’ils avaient fait était déjà extraordinaire. Mikael devait maintenant penser à la vie de ses hommes, les protéger.

« Reculez ! Vers les bois ! », ordonna-t-il encore.

Au milieu des arbres, les forces ennemies auraient du mal à rester compactes, et la puissance de leur assaut en serait diminuée.

Il désarçonna un soldat et monta sur son cheval, brandissant son épée. « Prenez leurs chevaux ! hurla-t-il à ses hommes en continuant de se battre. Montez sur leurs chevaux ! »

Le seul moyen pour sauver le plus grand nombre d’hommes était de former un groupe-suicide qui couvrirait leur retraite. Il croisa le regard de Lamberto, un des rebelles qui l’avaient suivi depuis Constance. « Couvrons leur retraite ! Défendons-les ! Jusqu’à la fin ! »

Lamberto comprit qu’il allait mourir mais n’hésita pas.

« En arrière ! Battez en retraite ! ordonna Mikael aux serfs et aux mineurs. Vers les bois ! » Puis il cria à Lamberto : « Je reviens tout de suite ! » Il s’élança vers le passage secret. « Eloisa ! Agnete ! Sortez ! » Il était encore temps de les mettre en sécurité.

Eloisa et Agnete se glissèrent par l’ouverture. Elles restèrent bouche bée elles aussi, en voyant les serfs du village prendre part à la bataille.

Mikael lut dans leurs yeux la même fierté que la sienne. « Joignez-vous à ceux qui battent en retraite ! Nous vous protégerons ! » Il adressa un regard plein d’amour à Eloisa. Il avait peu de chances de survivre. Mais il mourrait pour elle et pour tous les siens. Ce serait une mort glorieuse.

Eloisa comprit le regard de Mikael. Elle hocha la tête, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes.

Mikael la regardait. Il savait que c’était la dernière fois. Soudain, alors qu’il s’apprêtait à se jeter de nouveau dans la bataille, il aperçut au fond de la vallée un nuage de poussière d’où montaient des roulements de tambour. Puis des cris de guerre. La terre trembla sous la charge de dizaines et de dizaines de chevaux.

Tous les combattants se figèrent.

« C’est qui ? », demanda Mikael à l’un des rebelles.

Si c’étaient d’autres hommes d’Ojsternig, tout finirait encore plus vite.

Au lieu de cela, il reconnut, à la tête d’une colonne de plus de cent soldats, deux de ses amis.

« C’est Lucio ! », cria Lamberto.

Et Mikael avait aussi reconnu Ettore Salvemini, le vieux capitaine de Raphael. Le sort de la bataille s’était renversé.

« Retournez dans le passage ! », cria-t-il à Eloisa et Agnete.

Eloisa le regardait, effrayée.

« Je ne mourrai pas ! lui dit Mikael avec un sourire radieux. Pas aujourd’hui ! » Il attendit qu’Eloisa et Agnete soient à l’abri et talonna vivement son cheval. Il vit alors Agomar donner un ordre à ses soldats, qui commencèrent à reculer vers le château. Il comprit aussitôt ce qui risquait d’arriver.

« Ils ne doivent pas fermer la porte ! », criait-il en se joignant aux siens.

S’ils parvenaient à empêcher les soldats de se retrancher dans le château, pensa Mikael avec un frisson d’excitation, ce serait alors la bataille finale.

Il se tourna vers les serfs et les mineurs. « Suivez-moi ! cria-t-il avec fougue. Ne laissons pas la porte se fermer ! »

Mineurs, serfs et rebelles, comme s’ils avaient déjà vaincu, se lancèrent en hurlant dans une course triomphante, en brandissant leurs armes.

« Fermez ! Fermez ! », ordonnait pendant ce temps Agomar, prêt à laisser mourir bon nombre de ses hommes encore à l’extérieur.

Les soldats du château commencèrent à pousser les lourds battants de la grande porte. Mais leurs camarades, refusant d’être abandonnés, se jetèrent dessus et ralentirent l’opération, comme s’ils luttaient contre leurs frères d’arme.

Ce retard leur fut fatal. Mikael et son armée hétéroclite s’abattirent sur les soldats dans une fureur aveugle, sans plus faire preuve d’aucune prudence.

Quand la colonne commandée par Ettore Salvemini se joignit à eux, Mikael les regarda avec une lumière rayonnante dans les yeux. C’étaient de vrais soldats. Ils connaissaient la guerre. Et ils étaient plus de cent. Ils enfoncèrent sans difficulté les défenses ennemies et se déversèrent dans la cour, luttant au corps à corps.

La bataille fut rapidement terminée.

Mikael vit alors Agomar au milieu de la cour, blessé, à genoux. Il sauta de son cheval, l’épée ruisselant de sang, et marcha vers lui.

Agomar leva les yeux vers Mikael. « Pitié, mon garçon », dit-il. Il avait peur.

Mikael le fixa. Agomar était exactement là où il avait tué son père. « Ça se passera ici », avait prédit Emöke. « Je n’ai fait qu’exécuter les ordres d’Ojsternig, continua Agomar.

— Je sais », dit Mikael enflammé de haine.

« De la même façon que ça s’est passé pour lui », avait aussi dit Emöke.

« Tu te souviens de ma mère ? dit Mikael. Et de ma petite sœur ? »

Agomar plissa les yeux pour comprendre.

« Tu te souviens de mon père ? Ici même ? À genoux ? », cria soudain Mikael en levant son épée des deux mains et en l’abaissant de toutes ses forces.

Mais la lame s’arrêta, à deux doigts seulement du cou d’Agomar. Le corps de Mikael vibrait tout entier. Ses mâchoires étaient serrées et ses narines dilatées. « Non, dit-il à Agomar. Tu n’en vaux pas la peine. » Il se tourna vers les siens. « Emparez-vous de cet homme ! », ordonna-t-il. Il poussa Agomar parmi les prisonniers. « Il aura un procès régulier, et il paiera pour ses crimes. » Dans la prophétie, Emöke lui avait laissé la possibilité de choisir. « C’est lui-même qui décidera de te rendre la pareille ou pas. » Il avait décidé. Pas d’honneur dans la haine.

La bataille était terminée. Les soldats d’Ojsternig avaient jeté leurs armes à terre et s’étaient rendus.

Mikael plia les jambes et posa la main, doigts écartés, sur la poussière de la cour, à nouveau colorée de sang, dix ans après.

« Père, je t’ai vengé », dit-il.

Il se releva, le visage mouillé de larmes. « Les soldats d’Ojsternig sont vos prisonniers ! », annonça-t-il d’une voix forte aux serfs de la glèbe et aux mineurs de Dravocnik. « Nous avons vaincu ! »

Après un instant d’hésitation, ou peut-être d’incrédulité, serfs et mineurs exultèrent, encerclant d’un air menaçant les soldats désarmés qui les avaient si longtemps terrorisés et humiliés.

Mikael lut dans leurs yeux une fierté qu’aucun d’eux n’aurait cru pouvoir éprouver un jour. Volod le Noir aurait été fier. « Tu vois ? Ils se sont torché le cul tout seuls », murmura-t-il, un sourire aux lèvres.

« Mikael ! s’écria Lucio en l’étreignant.

— On te croyait mort !

— Alors qu’en fait, je t’ai sauvé le cul ! répondit Lucio en riant.

— Non. Pas toi. Tu étais en retard, comme d’habitude », plaisanta Mikael. Son regard se promena sur les serfs, qui n’avaient jamais su, pendant des générations, ce qu’était la liberté. « Ils ont relevé la tête. »

Mais soudain, les hurlements de joie se turent.

Le hennissement nerveux d’un cheval avait fait tourner les têtes. Ojsternig, en selle sur son destrier, s’élançait vers eux au grand galop à travers la cour.

« Non ! », s’écria Mikael, dont le sang s’était glacé. Les bras écartés, il se planta devant l’animal.

Le cheval d’Ojsternig se cabra.

« Rien n’est fini, ramasse-merde ! hurla Ojsternig, les yeux exorbités. Sur la selle, devant lui, il tenait un couteau posé sur la gorge d’Eloisa. « Dis à cette racaille de me laisser passer, si tu ne veux pas que je l’égorge ici, devant toi ! »

Mikael recula d’un pas.

Eloisa était terrorisée. Une goutte de sang dessinait un mince fil rouge sur la peau blanche de son cou.

« Ôte-toi de mon chemin ! », cria encore Ojsternig, en retenant son cheval.

Mikael finit par se tourner vers ses hommes. « Ne bougez pas ! », leur ordonna-t-il.

Ojsternig sourit, une lueur folle dans ses yeux, et appuya plus fort sur la gorge d’Eloisa, qui gémit.

« Laissez-le passer », hurla Mikael. Il s’écarta, le regard fixé dans celui d’Eloisa.

Ojsternig avança lentement vers la grande porte du château.

La foule des serfs, des mineurs et des rebelles s’ouvrit en deux, formant un étroit couloir humain.

Mikael sentait que sa tête allait éclater. « Ojsternig ! cria-t-il en brandissant son épée. Laisse-la dans les bois ! Vivante ! Ou aussi vrai que Dieu existe je n’aurai pas de paix avant de t’avoir retrouvé et tué ! »

Le silence était total. On n’entendait que le bruit des sabots du cheval d’Ojsternig piétinant la poussière ensanglantée de la cour.

« Père ! », s’écria soudain une voix qui venait du palais.

Tous se retournèrent.

La princesse Lukrécia avançait péniblement, chancelante, soutenue par Agnete.

Ojsternig se retourna lui aussi, et arrêta son cheval.

« Père… dit encore Lukrécia. Ne m’abandonnez pas… »

Mikael se jeta sur elle, repoussant vivement Agnete. Il saisit la princesse par les cheveux avant de poser la lame de son épée sur sa gorge. Ses mains tremblaient, ses yeux étaient injectés de sang. « Une vie pour une vie ! hurla-t-il d’une voix tonitruante, scandant les mots. Une mort pour une mort !

— Tu n’en serais pas capable, ramasse-merde !

— Ne me mets pas à l’épreuve ! », cria Mikael.

Ojsternig lui renvoya un sourire moqueur.

« Je sais ce que tu lui as fait, salaud de bâtard, dit alors Eloisa d’une voix étranglée par la pression de la lame sur son cou. Tu vas la laisser mourir, hein ? »

Ojsternig se raidit. « Tais-toi, putain ! », siffla-t-il.

Lukrécia gémit et murmura : « Père…

— Tu n’es qu’un sac à merde », continua Eloisa. Elle savait que le provoquer pourrait lui coûter la vie mais, comme avec Eberwolf, elle ne pouvait pas s’en empêcher. « Tu n’es qu’un pauvre diable, dit-elle avec mépris.

— Tais-toi ! », cria Ojsternig en pressant plus fort le couteau contre sa gorge. Mais quelque chose s’était fissuré dans sa voix. Sa prise sur le couteau devint moins ferme.

« La vie de ta fille est entre tes mains ! cria Mikael.

— Tu l’as déjà tuée une fois, quand elle n’était qu’une enfant, continua Eloisa, frémissante d’excitation, car elle avait conscience que la main d’Ojsternig tremblait et hésitait. Tu me dégoûtes ! »

Ojsternig secoua la tête. “Tu aimeras”, avait dit la malédiction de la Folle. Il regarda sa fille. Secoua la tête encore plus fort, comme pour refermer la fente qui s’était ouverte dans son âme. Celle, terrible, par laquelle voulaient s’insinuer les sentiments qui rendent les hommes faibles. Il se dit que sacrifier la vie de sa fille sauverait la sienne. C’était ce qui comptait. Il était un homme seul. Et lui seul comptait.

Lukrécia le fixait toujours.

Ojsternig lut dans ce regard celui d’une fille qui sait déjà que son père la trahira. Mais elle continuait de le regarder et de prononcer son nom, comme une prière, sans se résigner. C’était aussi le regard d’une fille qui, par-delà toute raison, ne pouvait renoncer à l’espoir d’être aimée. En un instant, Ojsternig revit son existence. Il lui semblait toucher du doigt l’incroyable férocité qui avait guidé toutes ses actions. Tout à coup, plus rien n’avait de sens.

« Père… », murmura encore Lukrécia.

Ojsternig sentit quelque chose craquer en lui. Les mots “Tu aimeras” résonnaient dans sa tête, alors que son âme insensible était secouée d’une émotion stupéfiante, inattendue. Il comprit alors qu’il pouvait donner un sens à sa vie. Il laissa tomber son couteau, sans détacher son regard de celui de sa fille.

Les yeux de Lukrécia s’écarquillèrent de surprise.

Et Ojsternig vit son reflet dans ce regard, dans cette surprise, dans cette émotion nouvelle, qui n’était pas aussi terrible qu’il l’avait craint.

Les yeux de sa fille se remplirent de larmes tandis qu’elle chuchotait, presque effrayée : « Merci… »

Ojsternig poussa Eloisa à bas du cheval, les yeux toujours dans ceux de Lukrécia.

Eloisa, n’osant y croire, se précipita vers Mikael, qui lâcha les cheveux de Lukrécia.

La princesse tomba à genoux, trop faible pour marcher, et répéta en versant les premières larmes de bonheur de sa vie : « Merci… père ».

Nul ne bougeait ni ne respirait.

Mikael écarta Eloisa d’un geste presque rude et brandit son épée. « Toi et moi, Ojsternig ! », cria-t-il. Il prit la bague qu’il avait dans sa poche et la lui lança. « Tu la reconnais ? »

La bague vola dans les airs.

« Elle appartenait à mon père ! »

Ojsternig attrapa la bague.

Le silence, tout à coup, se fit plus dense encore.

Ojsternig regardait la bague dans sa main. Dans l’or fondu et tordu, il reconnut une cornaline, un peu émoussée, dans laquelle un sceau était gravé.

« Je suis Marcus II de Saxe ! »

Ojsternig leva les yeux sur lui. Les images de toutes ces années et son obstination à le persécuter lui revinrent à l’esprit. Il aurait pu l’écraser comme un cafard. Au lieu de cela, il l’avait toujours épargné. Et maintenant le ramasse-merde réclamait son royaume, avec ce même regard fier qu’il avait déjà enfant. Un fils qui se battait pour son père. Un père qui se battait pour sa fille. Il regarda Lukrécia. “Voilà. Maintenant tout a un sens”, pensa-t-il. Il descendit de cheval et dégaina son épée.

La foule fit cercle autour d’eux.

Mikael prit une profonde inspiration. Il attendait depuis dix ans de venger la mort de son père. Et l’heure était venue.

Ojsternig attaqua, frappant un coup de fendant de haut en bas.

Eloisa retint un cri.

Mikael réussit à esquiver mais fut déséquilibré.

Ojsternig sentait en lui une force qu’il n’avait jamais eue. Pour la première fois de sa vie, pensa-t-il, il se battait pour quelque chose. Pour quelqu’un. Il rit en repensant à la prophétie de la Folle qui l’avait tant effrayé. Ce n’était pas une malédiction. Il fendit l’air d’un autre coup puis feignit une attaque frontale, qui déséquilibra de nouveau son adversaire.

Mikael se rendit compte qu’il avait face à lui un combattant redoutable. Il avait du mal à parer ses coups et ne cessait de reculer. Il ne devinait qu’au dernier instant les coups de fendant d’Ojsternig, qui les masquait par des feintes rapides et imprévisibles. Et chaque fois Mikael perdait l’équilibre.

« Allez, ramasse-merde ! railla Ojsternig. Prouve-moi que tu es un vrai prince et pas un trouillard comme ton père ! »

Mikael oublia à l’instant même tous les enseignements de Volod. Le sang lui monta à la tête. Dans un hurlement, il se lança sur Ojsternig, sans aucune prudence, grinçant des dents, aveuglé par la rage.

C’était exactement ce qu’attendait Ojsternig. Il esquiva sans difficulté et frappa Mikael par surprise au flanc gauche, d’un coup de fendant violent qui aurait pu le tuer.

Au dernier moment, Mikael réussit à le contrer de sa lame et à dévier en partie le coup. Mais il fut jeté à terre, le souffle coupé, et l’épée lui échappa des mains. Il crut entendre la voix de Volod. “T’es mort !”

Ojsternig éclata de rire, sûr d’avoir vaincu. Il s’élança pour l’assaut final.

Mikael n’avait plus d’issue.

Eloisa hurla de désespoir.

Il ne vengerait pas la mort de son père. Et cette pensée lui donna l’énergie pour réagir. Alors qu’Ojsternig abaissait son épée pour donner le coup fatal, Mikael roula sur le flanc. Il saisi son épée avec l’énergie du désespoir et la pointa vers Ojsternig, droite, comme une lance, sans chercher à parer le coup.

Tout se passa en un instant.

Ojsternig écarquilla les yeux, surpris.

Mikael sentit la pointe toucher la poitrine d’Ojsternig, dont la garde était ouverte, tant il était sûr de sa victoire, et sa propre fougue le poussa sur l’épée de Mikael. Celui-ci, malgré la violence de l’impact, maintint la prise. Il sentit sa lame fracasser les côtes et s’enfoncer dans la chair.

Le visage d’Ojsternig se cogna presque au sien quand il s’affaissa sur lui, percé de part en part.

« Père ! », hurla Lukrécia, bouleversée de chagrin.

Ojsternig regarda Mikael, les yeux écarquillés. Puis il tourna lentement la tête vers sa fille, le visage dévasté par la douleur. « Je regrette… », parvint-il à murmurer, avant qu’un flot de sang ne remplisse ses poumons. Il toussa, crachant au visage de Mikael le rouge visqueux de sa mort, et ses yeux se voilèrent avant de s’éteindre.

78

Le capitaine Salvemini fut le premier à se reprendre. Il libéra Mikael du poids d’Ojsternig puis lui tendit la main pour l’aider à se relever.

Eloisa courut jusqu’à Mikael et l’étreignit en pleurant.

« C’est fini, dit Mikael en la serrant fort contre lui. Maintenant, c’est vraiment fini. »

Tous, autour d’eux, étaient indécis. Il s’était passé quelque chose d’inimaginable, de si énorme, qu’ils en étaient paralysés de stupeur.

À ce moment-là, un petit garçon, sale et les pieds nus, avec de la morve qui coulait sur sa lèvre supérieure, se glissa entre les jambes des gens et s’approcha de Mikael. Sur la paume de sa main, il y avait la bague du prince de Saxe tordue par les flammes.

Mikael la prit.

Le petit garçon s’agenouilla devant lui.

« Qu’est-ce que tu fais ? », murmura Mikael, surpris.

Alors, l’un après l’autre, tous les serfs de la Raühnvahl posèrent un genou à terre et baissèrent la tête, en silence.

L’instant d’après, Agnete et Eloisa s’agenouillaient aussi.

« Eloisa, qu’est-ce que tu fais ? », murmura Mikael, de plus en plus gêné.

Le capitaine Salvemini s’approcha de lui. « À partir d’aujourd’hui, si tu veux qu’ils se relèvent, lui murmura-t-il à l’oreille en souriant, tu dois leur en donner l’ordre… prince. »

Mikael rougit. Mal à l’aise, il dit d’une voix incertaine : « Relevez-vous ».

Les serfs de la Raühnvahl se remirent debout, en silence, aussi embarrassés que lui. Agnete et Eloisa firent de même.

Un sourire de triomphe resplendissait sur le visage d’Agnete. « C’est ma fille qui l’a sauvé, le jour du massacre ! s’exclama-t-elle, pleine d’orgueil. Et moi, je l’ai caché pendant des mois dans la trappe de ma baraque. » Elle éclata de rire. « J’ai fait tout ça sous votre nez, bande d’idiots ! »

Beaucoup d’habitants de la vallée se mirent à rire, d’autres s’étonnèrent bruyamment. Et tous se tournèrent vers Mikael.

« Voilà pourquoi t’avais des mains de fille », dit le vieux Zacharias, qui apparut à ce moment-là sur son âne.

Certains villageois esquissèrent un rire timide.

Mikael aussi se mit à rire.

« Tu t’arranges toujours pour être antipathique, même quand tu te crois sympathique », dit Agnete à Zacharias, les mains sur les hanches. Elle lui montra le poing. « Je t’aurais envoyé en enfer, ce jour-là. Mais aujourd’hui, notre prince va peut-être enfin te faire pendre, comme tu le mérites. »

Il y eut un éclat de rire moins gêné.

« T’étais pas avec le frère Timotej ? », demanda quelqu’un.

Zacharias hocha la tête. « Il est parti pour un monde meilleur. » Puis il regarda Mikael. « Si ces gens ont trouvé le courage de faire ce qu’ils ont fait, c’est sûrement grâce à toi mais aussi grâce au curé, faut que tu le saches. »

Les gens acquiescèrent, attristés par la mort du frère Timotej.

Zacharias se fit aider pour descendre de son âne et marcha vers Mikael. « Il t’a livré. Ojsternig l’a torturé et il a parlé. Il était pas fait pour être un martyr, raconta-t-il. Mais quand ils l’ont relâché, plus mort que vif, il a réussi à revenir à Notre-Dame des Neiges et il a sonné la cloche pour qu’on vienne. Il nous a dit : “Soyez meilleurs que moi. Ce garçon nous montre le chemin. Pensez au pauvre Gregor, paix à son âme. Vous vous souvenez de ce qu’il a fait ? Au lieu de se rebeller, il a préféré se pendre. Vous voulez devenir comme Gregor ?” Voilà ce qu’il a dit. »

Mikael posa la main sur son cœur. Emöke lui avait assuré que Gregor l’aiderait. Et il l’avait fait, en un certain sens, à travers le curé, qui avait pris Gregor comme exemple. En leur donnant la force de ne pas être comme lui. “Merci, Gregor”, se dit-il, ému.

« Le curé n’avait jamais fait de sermon aussi émouvant. On se rappellera longtemps ce qu’il a dit, reprit Zacharias. Après, on a vu les maçons d’Ojsternig qui travaillaient en bas des remparts et on a compris que c’était la sortie du passage secret, et qu’ils vous avaient coincés. Mais quand on a vu arriver les mineurs de Dravocnik… C’est pas leur vallée pourtant, et ils venaient se battre avec les rebelles, pour toi. Alors… » Il haussa les épaules et se tourna vers les villageois, le regard fier, sans pouvoir rien ajouter.

Mikael se rappelait avoir détesté Zacharias, quand il avait commencé à travailler dans le champ d’Emöke et Gregor. Il comprenait seulement maintenant que le vieil homme avait porté sur ses épaules tout le poids du village. « Merci », dit-il.

Zacharias sourit en montrant sa bouche édentée : « Si on revenait en arrière, je te mettrais encore dans le groupe des filles ».

L’éclat de rire fut général.

Mikael sentit alors quelque chose se frotter contre ses jambes. « Harro ! », s’exclama-t-il en se penchant pour embrasser son vieux chien bancal.

Harro meugla de joie.

« Harro, répétait Mikael en le serrant contre lui.

— Les rebelles sont des mineurs comme nous, ils sont nos frères », dit alors un grand costaud en s’avançant, la figure salie par la poussière de Dravocnik.

Mikael se releva, tandis qu’Harro remuait la queue de bonheur.

« Ils nous ont dit que tu étais l’héritier de Volod le Noir, qui s’est toujours battu pour nous, continua le mineur. Au début, on avait peur… mais après, pour une fois, on s’est servi de nos pics pour faire quelque chose d’utile.

— Merci », dit encore Mikael, ému. Puis il se tourna vers Salvemini. « Et vous… comment vous saviez ? »

Le vieux capitaine haussa les épaules, comme si ça ne comptait pas. Il tendit la main vers Lucio. « Il m’a apporté un message du baron, dit-il. Est-ce que j’aurais pu dire non ? » Il sourit à ses hommes. « À Kirchbach, la vie est si ennuyeuse pour des jeunes gens habitués à la guerre », ajouta-t-il, tout fier, en clignant de l’œil.

Mikael les regarda pour la première fois avec attention. Et se rendit compte que c’étaient presque tous des vieillards.

Ettore Salvemini éclata de rire en voyant la stupeur dans ses yeux. « Ça faisait un siècle qu’ils n’avaient plus livré bataille. »

L’armée de vieux soldats leva ses armes au ciel et poussa des cris de joie.

« Aujourd’hui, prince, tu nous as rendu un peu de notre jeunesse », conclut le vieux capitaine avec un sourire joyeux.

Mikael restait muet, ivre de tant d’émotions. Eloisa était près de lui. Il passa son bras autour de sa taille, et la foule des vainqueurs, hétéroclite et brouillonne, absurde et décousue, lança des exclamations et des cris d’allégresse.

Mikael regarda alors autour de lui. « Où est ta mère ? », demanda-t-il à Eloisa.

Elle aussi regarda alentour.

« Poussez-vous de là ! », grogna lors la voix d’Agnete.

Les gens se turent et lui firent place.

Agnete s’avançait, portant le bébé dans ses bras. « Ce loup a faim, espèce de mère dénaturée ! », dit-elle à Eloisa.

Les gens se mirent à rire.

« Attendez… », dit une autre voix.

Agnete se raidit.

« Donnez-le moi, s’il vous plaît », répéta Lukrécia.

Le petit continuait à pleurer.

« Donnez-le-lui, mère », dit Eloisa.

Agnete, à contrecœur, mit l’enfant dans les bras de Lukrécia. « Le laissez pas tomber, maugréa-t-elle.

— Aidez-moi », lui dit Lukrécia. Puis, soutenue par Agnete, elle marcha vers Eloisa.

Les gens retenaient leur souffle.

Quand Lukrécia fut devant Eloisa, elle lui tendit l’enfant. « Voilà, dit-elle d’une voix faible. Je te le rends. »

Les yeux d’Eloisa s’emplirent de larmes.

« Allez, assez pleuré ! s’exclama Agnete avec de grands gestes. Fourre-lui le téton dans la bouche, qu’il se taise ! »

Les gens rirent de nouveau. Dans les yeux de tous, l’émotion était telle que certains rires ressemblaient plutôt à des sanglots.

« Mon fils », murmura Mikael d’une petite voix.

Eloisa découvrit son sein et guida les lèvres du bébé vers son mamelon.

L’enfant se mit à téter goulûment.

« Je peux… le toucher ? », demanda Mikael.

Eloisa fit signe que oui.

Mikael tendit une main tremblante vers la tête blonde et bouclée de son fils. Mais il la vit couverte de sang, et s’arrêta. « Non, tu ne vivras pas dans le sang, dit-il tout bas, se rappelant les paroles de son père. Je t’en fais la promesse. » Il essuya sa main sur sa tunique et seulement alors caressa la petite tête. Puis il se tourna vers la foule. « Mon fils ! annonça-t-il d’une voix forte. Marcus III de Saxe ! »

La foule l’acclama.

Mikael se tourna vers Lukrécia. « Je ne vous aurais jamais fait de mal, princesse, lui dit-il.

— Vous m’avez fait plus de bien que vous ne pourrez jamais imaginer, prince », répondit Lukrécia.

Mikael vit que son regard n’était plus ce puits de boue qu’il avait vu dans son enfance et qui lui avait fait si peur.

« Maintenant, tu dois leur faire un discours », lui glissa Salvemini à l’oreille.

Mikael le regarda les yeux écarquillés. « Non… je… balbutia-t-il, je ne sais pas quoi dire…

— Ils l’attendent, fit le capitaine. Parle avec ton cœur, prince. » Mikael se tourna vers la foule. Il les regarda tous, l’un après l’autre, en silence. Ils étaient sa famille. Et il sut alors ce qu’il leur dirait.

La foule s’était tue.

Eloisa le regardait, fière.

« Je ne sais pas encore ce que c’est, un prince… parce que je le suis seulement depuis quelques instants, commença Mikael d’une voix étranglée. Il va falloir que j’apprenne. » Il reprit son souffle, entendant son cœur cogner dans sa poitrine. « Mais je sais, au contraire de tant de princes, ce que c’est d’être un serf de la glèbe. Parce que jusqu’à ce jour j’en étais un. » Il regarda ces gens qui avaient partagé sa vie. « Pendant toutes ces années j’ai été votre frère, j’ai souffert avec vous de la faim et de la fatigue des travaux des champs… j’ai vécu la férocité de la tyrannie… comme vous j’ai été humilié, privé de toute dignité… je me suis couché et réveillé chaque soir et chaque matin en sachant que ma vie ne valait rien… que moi-même je n’étais rien… »

Eloisa lui prit la main.

« Alors si moi, aujourd’hui, je ne suis plus un serf… », reprit Mikael d’une voix qui tremblait. Il s’interrompit, se rendant compte que tout ce dont il avait rêvé ne dépendait maintenant plus que de lui. « Si moi je ne suis plus un serf, aucun de vous ne doit l’être ! » Il regarda les visages stupéfaits dans la foule. « Vous êtes libres ! », cria-t-il.

Les gens n’en croyaient pas leurs oreilles. Ce fut une grande acclamation.

« Vous pouvez partir ou rester, poursuivit Mikael d’une voix forte, pour imposer le silence. Et si vous restez… nous essaierons d’imaginer un autre monde. Ensemble. »

Un paysan s’agenouilla en pleurant.

« Ça valait la peine de vivre, rien que pour voir ce qui s’est passé aujourd’hui », continua Mikael. Les paroles jaillissaient directement de son cœur, nées de toute cette vie vécue avec eux. Il avait conquis le pouvoir de les dire, sans jamais céder, sans jamais reculer. « Parce qu’aujourd’hui vous avez prouvé que la liberté ne peut pas être celle d’un seul, mais doit être celle de tous. Chacun de vous, aujourd’hui, a conquis sa liberté et celle de ses frères. »

Les gens étaient muets. Effrayés peut-être par la portée de ce discours.

« C’est vous qui m’avez appris à être un homme, conclut Mikael. Maintenant, je sais qui je suis et qui je veux être. »

Il y eut un long silence. Puis une des femmes qui étaient arrivées entre-temps du village, s’écria : « Dieu te bénisse, prince Mikael !

— Idiots, il s’appelle Marcus ! dit Agnete.

— Non », l’interrompit Mikael. Il se tourna vers Eloisa, celle qui lui avait donné son nouveau nom. « Je suis Mikael. »

79

Le lendemain matin, après avoir enseveli les morts dans le cimetière de Notre-Dame des Neiges, Mikael se rendit à la cabane de Raphael, au sommet du Mezesnig, avec Eloisa, leur fils, Agnete, et Harro chargé sur son cheval.

Ils étaient escortés des villageois de la Raühnvahl, des mineurs de Dravocnik sur le chemin du retour, et suivis par l’armée de Salvemini.

Un mineur vint se placer à côté de Mikael.

« Votre Seigneurie, vous me permettez de dire un mot ?

— Bien sûr », répondit Mikael, en posant la main sur la tête de Harro qui avait commencé à grogner.

Le mineur baissa la voix.

« Vous serez notre prince, à nous aussi ? »

Mikael secoua la tête. « Non, le royaume de Dravocnik revient par droit de naissance à la princesse Lukrécia. »

La déception se peignit sur le visage du mineur.

« La princesse régnera au nom de la justice, dit Mikael. Je peux t’en assurer.

— Avec le père qu’elle a eu, Seigneur ? répondit le mineur, une note de scepticisme dans la voix. Permettez-moi d’en douter, avec tout le respect que je vous dois.

— Justement, c’est parce qu’elle a eu ce père-là que la princesse régnera avec justice.

— Nous, c’est vous qu’on aurait préféré, Seigneur, en toute sincérité, continua le mineur, chagriné. Ce que vous avez dit…

— J’ai parlé avec la princesse, l’interrompit Mikael, en baissant encore plus la voix. Quand elle sera rétablie et qu’elle s’installera dans son château, elle vous annoncera que vous êtes libres. Nos deux royaumes marcheront ensemble. Mais laissons la princesse l’annoncer elle-même. »

Le mineur sourit. « Nous aussi on aura une belle annonce à faire à la princesse. » Un sourire radieux illumina son visage. « On a trouvé un nouveau filon.

— Il reste de l’hématite ? dit Mikael, surpris.

— Non. Finie la poussière rouge de sang qui étouffait nos maisons à Dravocnik… » Le mineur retint son souffle un instant puis s’exclama : « De l’argent ! Un filon énorme ! »

Mikael éclata de rire.

« Qu’est-ce que t’as donc à rire, petit prince ? demanda Agnete derrière lui.

— Un peu de respect ou je te transforme en tas de bûches, répondit Mikael.

— Je te conseille pas d’essayer ! », répliqua Agnete en pointant vers lui un doigt menaçant. Va pas t’imaginer que les choses ont changé entre nous, gamin ! »

Mikael regarda Eloisa et lui sourit, amusé. Son fils dormait comme un bienheureux dans les bras de sa mère.

À l’approche du col où l’on obliquait pour monter chez Raphael, Mikael ralentit pour que Salvemini les rejoigne.

« Comment vont Emöke et Berni ? lui demanda Mikael.

— Qui ça ? », dit Salvemini. Puis il haussa les sourcils. « Ah, tu veux dire Leonidas Argos et sa femme Lavanda ?

— Lavanda ?

— Cet imbécile de Grec estropié dit qu’elle sent la lavande quand ils font l’amour ! », s’exclama Salvemini en hochant la tête.

Mikael rit. « Eh bien ? Comment ils vont ?

— Ils sont insupportables, dit Salvemini d’un ton sérieux.

— Vraiment ?

— Oui, prince. Ils roucoulent toute la journée comme deux pigeons en amour, dit Salvemini en souriant. Et quand ils marchent dans la rue, pour rester collés, elle boîte comme lui. Et du coup… j’aurais du mal à t’expliquer. On dirait que…

— Qu’ils dansent, continua Mikael comme pour lui-même. Deux estropiés qui se tiennent par la main, s’ils se balancent au même rythme… ça devient une danse », dit Mikael.

Salvemini le regarda, perplexe, et acquiesça. « En tous cas, elle a une voix angélique. Et lui, il faut bien reconnaître qu’il est spirituel. Ils gagnent beaucoup d’argent.

— Je suis content. Ils le méritent.

— Ils m’ont demandé de te transmettre un message.

— Ris, mon frère ! s’exclama Mikael.

— Comment tu le sais ?

— J’ai deviné. »

Harro aboya.

« T’as fait un beau discours, hier », dit Salvemini.

Mikael hocha la tête, pensif. Ils chevauchèrent côte à côte en silence jusqu’au carrefour qui menait à la cabane de Raphael. Mikael arrêta son cheval.

« Allez, crache le morceau », dit le capitaine.

Mikael le regarda en fronçant les sourcils. « Raphael m’a tout raconté.

— Et… ça t’a secoué ? »

Mikael lut une profonde sagesse dans les yeux de Salvemini. Et de la tolérance. Et de la pitié. « Oui, répondit-il.

— Peu importe combien de fois un homme tombe, mon garçon, rappelle-toi ça, dit le capitaine en parlant lentement, de la voix de quelqu’un qui connaît la vie et ses horreurs. Ce qui compte, c’est qu’il se relève. Une fois de plus que le nombre de fois où il est tombé. » Il fixa Mikael. « Le baron s’est relevé. Il est sorti de ces abîmes. Il faut être un homme exceptionnel pour faire ça. »

Mikael restait immobile, les rênes tendues. Levant les yeux, il regarda le Doigt de Moïse. Tous croyaient qu’il était le symbole de la colère du prophète. « Mais moi je crois que c’est un doigt qui bénit nos vies », lui avait dit un jour Raphael. « Oui, répondit-il à Salvemini. Le baron est un homme exceptionnel. » Il planta ses éperons dans les flancs de son cheval et s’élança au galop dans la pente qui menait à la cabane de son maître. Il voulait être le premier à le voir.

Il descendit de son cheval avant même l’arrêt de l’animal, mit Harro à terre et ouvrit la porte.

« Mon garçon… », dit Raphael dans un filet de voix.

Mikael vint vers lui et lui prit les mains.

Raphael sourit. « Je te vois ici bien vivant, en pleine forme, et j’entends un grand vacarme dehors… j’imagine que ça veut dire que tout s’est bien passé.

— Oui, Seigneur, fit Mikael. Eloisa, mon fils et Agnete sont sains et saufs. Ojsternig est mort et… les gens se sont rebellés ! Ils se sont battus ! continua-t-il, les yeux enflammés de passion. Ils ont relevé la tête. Et plus personne ne pourra la leur faire baisser. »

Raphael le regarda en silence, hochant la tête. « Je suis fier de toi », dit-il enfin, la voix vibrante d’émotion. Il sourit. « Aurais-tu jamais imaginé que ce vieux livre en latin que je t’ai offert pouvait raconter une histoire aussi incroyable ?

— Non.

— À dire vrai, moi non plus, mon garçon, dit Raphael, les yeux pleins d’admiration.

— Il parlait de quoi en fait, ce livre ? »

Raphael se mit à rire.

« C’était un manuel d’agriculture très ennuyeux. »

Mikael rit à son tour. Il resta silencieux quelques instants. « Tout ce que je suis, c’est vous qui me l’avez appris, dit-il, ému. Vous avez été comme un père pour moi.

— Toi, tu es le fils de ton père, répondit Raphael. Tu ne l’as jamais oublié, même quand je t’ordonnais de le faire. C’est toi qui avais raison. Et moi j’avais tort.

— Non. J’ai eu deux vies. Et deux pères. »

Raphael agita la main, saisi d’émotion. « Allez morveux, débarrasse-moi le plancher ! »

Mikael serra fort sa main. Il savait le vieil homme proche de la mort.

« Attends, dit Raphael. Le curé est avec vous ?

— Non, Seigneur. »

Une lueur de déception passa dans les yeux de Raphael. « Dis-moi, mon garçon. Tu dis qu’Ojsternig est mort ?

— Oui, je l’ai tué avec votre épée.

— Ce qui veut dire que maintenant c’est toi le prince de Saxe, dit Raphael.

— Oui, Seigneur, répondit Mikael en rougissant.

— Bon. Alors tu as le pouvoir de le faire.

— De faire quoi ?

— Je te le dirai après. Pour le moment, dépêche-toi de faire entrer ceux qui doivent me dire au revoir. Mais dis-leur de faire vite. Commence par Ettore Salvemini, s’il est toujours vivant.

— Comment je dois faire ? insista Mikael.

— À la fin de la procession, dit Raphael, tu reviendras avec Agnete et Eloisa.

— Et mon fils.

— Et ton fils, s’il ne piaille pas trop. »

Mikael sourit et sortit. Dehors, il fit un signe au capitaine Salvemini, qui entra immédiatement dans la cabane.

« Comment il va ? demanda Agnete, une note de chagrin dans la voix.

— Il veut vous voir. En dernier.

— Naturellement, marmonna Agnete. La servante passe toujours en dernier. »

Mikael se tourna vers Eloisa. « Il veut te voir toi aussi, lui dit-il. Et notre fils… s’il ne piaille pas trop, il a dit.

— Il vient de manger, dit Eloisa, un doux sourire sur les lèvres. Il ne s’apercevra de rien. » Une brise fit voler ses cheveux lisses.

« Comme tu es belle », dit Mikael.

Eloisa baissa les yeux, heureuse.

Il l’attira contre lui.

Eloisa posa le front contre sa poitrine.

Mikael promena son regard sur les gens qui les avaient suivis pour rendre un dernier hommage à Raphael. Alors seulement il aperçut, à l’écart, le petit garçon qui avait ramassé la veille la bague de son père pour la lui rendre.

Le garçon le regardait à la dérobée, la tête rentrée dans les épaules. La morve sous son nez avait formé une croûte. Il caressait Harro, assis près de lui.

Mikael lui sourit. Il avait été le premier à s’agenouiller, dans la poussière rouge de sang de la cour.

Le petit garçon courba encore plus la tête et détourna les yeux.

Mikael continuait à le regarder. Il était maigre, fragile. Ses bras grêles et sans muscles. Mikael pensa que lui aussi, à son arrivée dans la vallée, devait avoir à peu près cette apparence.

« Qui c’est ? », demanda-t-il à Eloisa.

Eloisa se retourna. « Pauvre petit, dit-elle. C’est le fils d’une des prostituées du château. Sa mère est morte depuis des mois et il survit en mangeant les restes qu’il trouve dans les ordures. » Eloisa soupira en caressant la tête de son fils. « Il ne saura jamais qui est son père… »

Un frisson parcourut le dos de Mikael. Il eut un pincement au cœur. “Comme toi, mon amour”, pensa-t-il.

Quand tous eurent rendu hommage à Raphael, Mikael fit signe à Agnete et Eloisa de le suivre dans la cabane.

« À la bonne heure, marmonna Agnete en s’approchant de la couche où gisait Raphael, pâle et faible. J’ai bien cru que vous alliez casser votre pipe avant que je puisse vous envoyer une dernière fois au diable.

— Tais-toi, Agnete, lui dit Raphael avec sérieux. Viens ici et prends-moi la main.

— Et pourquoi ça ? demanda Agnete, embarrassée.

— Bon Dieu, fais ce que je te dis, pour une fois ! », s’exclama Raphael en lui tendant la main.

Agnete la prit.

Raphael se tourna vers Mikael. « Mets-toi face à nous, au milieu, lui dit-il. Et toi, Eloisa, à côté de ta mère. »

Mikael et Eloisa firent ce qu’il demandait.

« Bien, continua Raphael. En ta qualité de prince, Marcus II de Saxe, tu as le pouvoir et le droit de célébrer les mariages. Et toi, Eloisa, tu seras le témoin. »

Agnete ôta sa main, brusquement, comme brûlée par les flammes. « Qu’est-ce qui te prend, vieux gâteux ? s’écria-t-elle.

— Agnete… dit Raphael en tendant la main, d’une voix pleine de douceur. Viens ici. »

Agnete était écarlate. Elle secouait la tête, le souffle coupé, saisie d’une émotion qu’elle ne comprenait pas.

« Agnete… », répéta Raphael.

Lentement, sans parvenir à se calmer, elle reprit sa main.

Raphael la serra. « Répète après moi, mon garçon, dit-il à Mikael. “Toi, Raffaele Fortebraccio di Bentivoglio… baron d’Hermagor par l’investiture de Sa Majesté Rex Romanorum Vaclav le Paresseux…”

— Toi… Raffaele Fortebraccio di Bentivoglio… baron d’Hermagor par l’investiture de Sa Majesté Rex Romanorum Vaclav le Paresseux…

— Veux-tu prendre pour légitime épouse Agnete Veedon, serve de la glèbe ?

— Je ne suis plus une serve de la glèbe, dit Agnete avec orgueil. Le garçon nous a tous libérés. »

Raphael regarda Mikael avec admiration. « Répète, mon garçon.

— Veux-tu prendre pour légitime épouse Agnete Veedon… femme libre ?

— Oui, je le veux, dit Raphael. Maintenant demande-lui à elle, fais-moi économiser mon souffle.

— Veux-tu, Agnete Veedon, femme libre… dit Mikael d’une voix altérée par l’émotion, prendre pour légitime époux Raffaele Fortebraccio di Bentivoglio, baron d’Hermagor par l’investiture de Sa Majesté Rex Romanorum Vaclav le Paresseux ?

— Misère de misère », bougonna Agnete. Elle hocha la tête, regardant Raphael. « Tu te rappelles quand tu as gardé le gamin chez toi parce qu’il était incapable de travailler aux champs ? Et que pour expliquer ta visite j’ai dit aux gens que tu étais venu me demander pour épouse et que j’avais dit non, parce que tu étais trop sage et trop ennuyeux ?

— Agnete, ne change pas de sujet. Réponds à la question. » Agnete, le coin des lèvres baissé, cherchait à retenir ses larmes et ne parlait plus.

« Réponds oui, merde ! », s’exclama Raphael.

Agnete sursauta, comme effrayée, et dit : « Oui…

— Je le veux ! dit Raphael.

— Oui, je le veux.

— Agnete, dit Raphael en riant, c’est plus fatiguant de t’épouser que de mourir. » Il soupira. « Je te dispense de la torture d’embrasser ton époux. »

Agnete posa les mains sur sa figure, secouée de sanglots.

Raphael sourit en la regardant.

Sans cesser de sangloter, Agnete se tourna vers Eloisa et Mikael. « Sortez », dit-elle à voix basse.

Mikael et Eloisa sortirent et refermèrent la porte derrière eux.

Dès qu’elle fut seule, Agnete s’agenouilla près de Raphael.

« Je t’ai aimée », dit Raphael, qui n’avait plus de voix.

Agnete avait le visage déformé par les pleurs et l’émotion.

« Tu es vilaine quand tu fais ça, dit Raphael.

— J’ai jamais été belle, répondit Agnete d’une voix qui devenait ridicule tellement elle s’efforçait de retenir ses larmes.

— Oh si, tu l’as été », dit Raphael.

Agnete se pencha vers lui, lentement. Alors que l’un et l’autre semblaient incapables de respirer tant ils étaient émus, elle baisa ses lèvres. Avec tendresse.

Raphael la regarda, apaisé et heureux. Il lui sourit. Des larmes de joie vinrent à ses paupières. Il tendit la main et lui caressa le visage, avec amour. Puis il mourut.

Agnete plongea son visage contre sa poitrine et resta immobile, jusqu’au moment où elle sentit qu’elle pourrait retenir ses larmes. Relevant la tête, elle le regarda comme elle ne l’avait jamais regardé. Elle arrangea les cheveux de Raphael, passant ses doigts tordus par l’âge dans ses longues mèches blanches. « Je ne t’avais jamais embrassé », murmura-t-elle.

Quand elle sortit, tous les regards se tournèrent vers elle.

« Raphael sera enterré au pied du Doigt de Moïse, dans la terre où son âme s’est pacifiée », dit-elle. Puis, désignant Mikael : « Il sera enterré avec son épée ».

Mikael acquiesça. « C’est juste », dit-il. Il tira l’épée du fourreau et la remit à Agnete.

Agnete rentra dans la cabane et posa l’arme entre les mains de Raphael qu’elle avait croisées sur sa poitrine.

En sortant, elle vit Eloisa et Mikael enlacés. Alors, épouse et veuve en un instant, elle se dit qu’en fait, elle aussi avait connu un peu l’amour. « Dorénavant je vivrai ici, dans la maison de mon mari », annonça-t-elle avec fierté. Puis, avant de fondre en larmes à nouveau, elle fit un geste brusque vers ceux qui étaient là. « Allez, entrez et honorez la mémoire de Raffaele Fortebraccio di Bentivoglio, baron d’Hermagor par l’investiture de… je ne sais plus quel foutu empereur… Celui que nous connaissons tous comme le vieux Raphael, marchand d’enfants. » Et elle entra la première s’asseoir près du lit, comme font les veuves, tandis que les habitants de la Raühnvahl et l’armée d’anciens du capitaine Salvemini défilaient devant le corps sans vie de l’homme le plus mystérieux qu’ils aient jamais connu.

Mikael et Eloisa virent s’éloigner le petit orphelin.

« Attends », cria Mikael.

Le garçon se retourna, effrayé.

« Je ne te veux pas de mal », le rassura Mikael en venant vers lui avec Eloisa.

Le petit garçon les fixait, sur la défensive.

« Quel âge tu as ? lui demanda Mikael.

— Huit ans. »

De près, il semblait encore plus maigre et plus dénutri. « Tu viendras vivre avec nous, dit Mikael, sans même réfléchir. » Aussitôt il se tourna vers Eloisa, se rendant compte qu’il ne lui avait pas demandé son avis. « Excuse-moi, dit-il. Seulement si tu es d’accord.

— Oui », dit-elle sans hésiter. Puis elle sourit au petit garçon. « Nous nous occuperons de toi.

— Et quand tu seras plus grand, tu deviendras mon écuyer, dit Mikael. Puis je te ferai chevalier, si tu sais le mériter. »

Le petit garçon écarquillait les yeux.

« Comment tu t’appelles ? », demanda Eloisa.

Le garçon fit une grimace. « Ma mère m’appelait toujours d’un nom différent », dit-il d’un air de défi. Mais une profonde douleur se lisait dans ses yeux. « Elle disait que je m’appelais comme tous mes pères. »

Mikael serra les poings.

Le petit garçon eut peur d’être frappé et se protégea le visage.

« Personne ne te fera de mal », dit Mikael. Et il tendit la main pour lui caresser la tête.

L’enfant s’écarta.

Eloisa s’approcha de lui et nettoya sa morve avec la manche de sa robe.

« Aujourd’hui, une nouvelle vie commence pour toi, dit Mikael. Et tu auras un nouveau nom. » Il sentit un frisson et une grande émotion. « Comment tu veux t’appeler ? »

Le petit garçon haussa les épaules.

« Comment tu veux t’appeler ? »

Il ne bougea pas. « Raphael ! s’exclama Eloisa.

— Ça te va, Raphael ? », demanda Mikael.

Le petit garçon haussa encore les épaules.

« Alors, tu t’appelleras Raphael », dit Mikael d’un ton empreint de solennité. Il se sentait replonger dans le passé, le jour où sa nouvelle vie avait commencé. Il sourit, répétant les mots mêmes d’Agnete : « Et si ce nom ne te plaît pas, il ne faudra pas venir te plaindre, puisque c’est elle qui te l’a donné. S’il ne te plaît pas, tu ne pourras t’en prendre qu’à toi-même, puisque tu n’as pas su te décider. Dans la vie, il faut choisir, rappelle-toi ça. »

Le petit garçon le fixait.

« Mais je suis sûr que ça te plaira, Raphael. Elle est très forte pour trouver les noms », ajouta Mikael en souriant à l’adresse d’Eloisa.

« Allons-y », dit Eloisa en se dirigeant vers la cabane.

Le petit garçon mit exactement ses pas dans ceux de Mikael. Avant d’entrer dans la cabane, il dit : « Seigneur, vous m’apprendrez à me servir d’une épée comme vous ? »

Mikael posa la main sur la porte. Il regarda à l’intérieur le noble profil de Raphael, puis se tourna vers le petit garçon. « Viens avec moi », lui dit-il en l’emmenant à l’arrière. Il ouvrit deux gros battants de bois. À l’intérieur, des outils de paysan.

Quand Eloisa sortit, une heure plus tard, le petit Marcus III dans les bras, elle vit Mikael assis sur une souche, derrière la cabane, Harro couché à ses pieds, et le petit garçon au milieu du champ, à vingt pas, qui levait au-dessus de sa tête ses deux poings serrés et aussitôt après les baissait d’un geste vif.

« Qu’est-ce qu’il fait ?

— Il pioche. Tu ne vois pas ? », répondit Mikael. Il se mit debout et cria : « Plie les jambes, gros bêta ! » Puis il entoura la taille d’Eloisa de son bras et l’attira à lui, sans quitter des yeux le gamin. « Il faut qu’il se fasse les muscles », dit-il.

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