Six ans plus tard, Harro, le molosse d’Ojsternig, avait vieilli. Il se déplaçait difficilement, ses pattes arrière le soutenaient mal, son poil avait blanchi, ses dents autrefois acérées étaient devenues noires et usées. Des taches de gale rougeâtres s’étalaient sur son dos, et ses paupières inférieures tombantes donnaient à son regard féroce une profonde tristesse. Ojsternig l’avait abandonné à son triste sort. Le chien n’avait plus accès au palais. Il s’était trouvé un recoin sale dans la cour, où il passait son temps à somnoler. Fatigué de la vie, épuisé par la faim, il se nourrissait de déchets, comme les chiens errants, qui étaient maintenant plus forts que lui. La gueule grand ouverte, il cherchait son souffle, des coulures de bave blanchâtre irritaient les plaies de ses babines. Les serfs et les artisans lui prêtaient cependant une attention spéciale, prenant un malin plaisir à le maltraiter, comme une revanche tardive. Même les gamins, dont il avait hanté les cauchemars, le frappaient à coups de bâton. Harro ne grognait plus, pour ne pas exciter l’acharnement de ses bourreaux. C’était la seule fierté qu’il puisse à présent se permettre.
L’hiver semblait déjà planter ici et là ses griffes de glace, la neige fondue descendait lourdement du ciel gris sur le château de Dravocnik, où se bousculaient les gens et les charrettes.
Ce jour-là, deux jeunes palefreniers l’avaient aculé dans un coin et le frappaient avec un bouclier où ils avaient fixé un clou à ferrer les chevaux. Harro, par un réflexe instinctif, releva les babines sur ses canines épointées. Les valets se mirent à rire et le frappèrent plus fort.
« Laissez-le tranquille », dit une voix derrière eux.
Riant encore, ils se retournèrent. « Qu’est-ce que tu veux, paysan ? Tu cherches des ennuis, toi aussi ? »
Le garçon qui leur faisait face avait seize ans. Il mesurait au moins un empan de plus qu’eux. Les épaules larges, les mains fortes. Et le regard calme, rendu plus dur par une cicatrice qui barrait son front de la racine des cheveux jusqu’au sourcil gauche.
« Tu veux t’amuser toi aussi ? », ricana l’un des valets, qui avait évalué la taille du garçon et perdu toute son assurance.
Le garçon ne répondit pas. Il le fixait du regard.
Tous deux continuèrent à l’observer un moment pour se donner une contenance. Puis ils s’écartèrent et partirent vers les écuries.
Alors le garçon se pencha et tendit les bras vers le chien. « Viens », dit-il.
Harro agita son moignon de queue. Puis, vacillant sur ses pattes arrière, il s’approcha et lui lécha le visage.
Mikael le prit contre lui, et l’émotion lui serra la gorge quand Harro, en proie à un bonheur inattendu, se mit à japper comme un chiot.
Mikael regarda autour de lui. La cour grouillait de gens affairés qui ne lui prêtaient pas attention.
C’était le grand jour. La longue reconstruction du château de la Raühnvahl, détruit par l’incendie sept ans plus tôt, était achevée. Ojsternig allait s’y installer le matin même, abandonnant l’odieux château de Dravocnik. Il avait ordonné aux habitants de la Raühnvahl de s’y présenter avec tous les moyens de transport dont ils disposaient, charrettes, mulets, bœufs et brouettes. Tous ses biens étaient entassés dans la cour pour le déménagement, des tapisseries précieuses aux lits sculptés, des vivres à la vaisselle. Les paysans allaient devoir les transporter sur la montagne, passer le col, descendre dans la vallée et remonter la colline jusqu’au nouveau château, escortés par Ojsternig et ses soldats. Seules Agnete et Eloisa en avaient été dispensées. Elles avaient un bébé à faire naître ce jour-là.
Le royaume d’Ojsternig et celui de la Raühnvahl n’en formaient plus qu’un, depuis le mariage de la princesse et du garçon qu’on avait fait passer pour Marcus II de Saxe. Le plan élaboré par Arialdo de Tarvis avait fonctionné à merveille. L’empereur Robert III avait nommé Ojsternig régent pro tempore jusqu’à la majorité du jeune prince de Saxe. À sa mort en 1410, son successeur Sigismond de Luxembourg, nouveau Rex Romanorum, avait ratifié cette décision.
Ojsternig, pensa Mikael avec un mouvement de colère, avait planté encore plus profondément ses griffes dans le royaume qu’il avait usurpé en exterminant sa famille. Comme tout ce qui ne lui servait plus, il allait abandonner Dravocnik à son misérable destin.
Mikael serra avec force Harro, qui continuait de japper et de remuer la queue, au comble du bonheur, et lui léchait le visage. Le grand chien de guerre serait abandonné à son sort, lui aussi. Il mourrait de faim ou tué par quelque lâche.
« Moi, je ne t’abandonne pas », lui dit Mikael. Il se baissa et passa la tête sous le corps du chien, ses pattes avant dans une main et ses pattes arrière dans l’autre. Il se releva sans effort et le mit en travers de ses épaules, comme les paysans faisaient avec les agneaux, bien qu’Harro soit plus lourd qu’une brebis. Le chien avait pesé autrefois jusqu’à deux cents livres, mais en pesait aujourd’hui à peine cent cinquante. « Je t’emmène », lui dit-il.
Quelques serfs de Dravocnik le regardèrent, mais aucun ne reconnut le gamin gracile qui pelletait autrefois le fumier dans la cour. Personne ne l’arrêta ni ne lui adressa la parole. Seule une femme au visage marqué de cicatrices de variole lui fit un signe amical de la tête. Elle avait les yeux rougis, ce qui la rendait encore plus laide. Son fils Bassiano, le palefrenier attardé, était mort un mois plus tôt du poumon. Mikael ne l’avait appris que ce matin-là, en venant le saluer.
Il franchit la grande entrée du château et marcha dans les rues de Dravocnik, Harro sur ses épaules, puis dépassa le sinistre village pour attaquer le flanc de la montagne.
Il sourit en pensant à la réaction d’Agnete quand elle le verrait avec le chien. Elle ronchonnerait, crierait sans doute mais elle céderait, il en était sûr, comme elle avait cédé quand il lui avait imposé, enfant, la présence d’Hubertus.
« Évidemment, dit-il à Harro, tu prends un peu plus de place qu’un rat. » Il eut un petit rire. « Mais c’est plus difficile de t’écraser avec un balai. »
Aussitôt après, il redevint sérieux, pensant à Eloisa. Il était sûr qu’Harro lui plairait. Mais il se sentit rougir de honte et d’embarras, comme souvent quand il devait se confronter à elle. Eloisa était devenue pour lui comme une épine dans le pied.
Trois ans plus tôt, un été, tous les deux s’étaient aventurés dans les bois. Seuls. Dans une clairière, Eloisa, qui avait alors treize ans et devenait une femme, s’était penchée pour cueillir un cèpe. Son corsage était délacé à cause de la chaleur et Mikael avait entrevu un sein, avec un mamelon rose aussi attirant qu’une fleur. Il était resté à la regarder du coin de l’œil, en découvrant pour la première fois qu’il était devenu un homme. Une turgescence tendait l’étoffe de ses braies à la hauteur de l’aine. Eloisa, consciente de son regard, avait fixé son entrejambe en éclatant de rire, avec une malice que Mikael avait prise pour une moquerie : « T’as un bâton dans les braies ». Mikael s’était senti rougir. Il avait le souffle court, le cœur battant, le ventre noué. Saisi d’une panique incontrôlable, il s’était sauvé, poursuivi par le rire d’Eloisa. Il avait couru à perdre haleine, avant de s’arrêter net : il ne pouvait pas laisser Eloisa seule dans la forêt, c’était trop dangereux. Revenu sur ses pas, il s’était caché pour la suivre alors qu’elle redescendait dans la vallée. Elle pleurait, il ne savait pas pourquoi. Le soir, rouge de colère, Eloisa s’était exclamée : « Qu’est-ce que tu crois ? Qu’un gamin comme toi pourrait me plaire ? » Il s’était senti mourir de honte et d’humiliation. Le désir de regarder dans son corsage ne l’avait pas quitté mais depuis ce jour-là, il était mal à l’aise avec elle, craignant qu’elle ne se moque encore de lui.
Il s’arrêta à mi-chemin dans la montée pour reprendre son souffle. Après avoir déposé Harro sur le sol, il prit dans la besace qu’il portait en bandoulière une miche de seigle, dont il lui donna la moitié. Harro se jeta dessus. Malgré ses dents gâtées, il la dévora en un instant.
« Pour le moment, tu devras te contenter de ça, lui dit Mikael. Tu aimeras bien Eloisa, soupira-t-il, en caressant l’énorme tête. Elle est spéciale. Dommage que je ne lui plaise pas… en tout cas, ça n’a pas l’air. » Il sentit l’angoisse et la honte lui serrer la gorge, et secoua la tête comme pour chasser ces pensées.
Il regarda Dravocnik, en bas, enveloppé dans sa poussière rouge et noire que voilaient la distance et la neige fondue qui tombait. Ces six dernières années, on avait pendu au moins un homme par semaine au gibet de la mine. Pourtant, les rangs des rebelles avaient grossi. Des mineurs et des familles entières mouraient de faim chaque hiver. Beaucoup, désespérés, s’enfuyaient dans les bois ou tentaient d’atteindre les villes voisines, dans l’espoir d’y rester plus d’un an pour gagner le droit d’être libres. Ces dernières années, Volod le Noir, le chef des rebelles, avait fait de nombreuses incursions. Il attaquait aussi bien les convois des marchands que ceux d’Ojsternig. Ce que voulaient les rebelles, c’était s’affranchir de cette loi qui faisait d’eux du bétail appartenant à leur maître.
La population de Dravocnik cherchait à survivre. Le mot si souvent prononcé de “liberté” voulait simplement dire “du pain”. Mais Ojsternig restait sourd à toutes les requêtes.
Au fil du temps, la situation s’était encore tendue. D’autres bandes s’étaient formées, échappant au contrôle de Volod le Noir, qui tentait, lui, d’imposer des règles et le respect des autres serfs, mineurs ou paysans. Aveuglés par la faim, nombre de ces égarés étaient devenus de vulgaires brigands, des criminels agressant ceux qui avaient partagé leurs peines, avec lesquels ils avaient bu dans les tavernes le soir. Ils tuaient parfois pour un poulet, un peu de fromage, un sac de farine, un tonneau de bière.
Les habitants de la Raühnvahl ne se déplaçaient plus seuls, surtout dans les bois. La cueillette des champignons dans la forêt du Mezesnig se faisait rare, une rencontre avec des brigands pouvait être fatale. Mais les paysans de la Raühnvahl pouvaient s’estimer plus chanceux que la population de Dravocnik. Les taxes étaient de plus en plus lourdes, mais Agnete continuait de les inciter à enterrer ce qu’ils parvenaient à mettre de côté. Malgré les privations, personne n’était mort de faim pendant les hivers les plus rigoureux. Quand ils déterraient une pièce de monnaie qui leur permettrait de survivre, les paysans repensaient au jour où le petit Mikael les avait sauvés. Ils bénissaient chaque morceau de viande salée qu’ils mangeaient grâce à lui.
« Partons », dit Mikael à Harro en le chargeant à nouveau sur ses épaules.
Ojsternig, pendant ces années-là, l’avait laissé tranquille. Mikael pensait parfois qu’il l’avait oublié, trop occupé par la reconstruction du château, par ses intrigues à la cour de l’empereur pour renforcer sa position de seigneur des deux royaumes. Sans compter les représailles contre les rebelles et les brigands, les nouvelles taxes à imposer à ses serfs, ou l’impitoyable et lucratif abattage de la forêt du Mezesnig. Ojsternig, pourtant, n’avait rien oublié. Chaque fois qu’il venait contrôler l’avancement des travaux du château de la Raühnvahl, il convoquait Mikael et le fixait de son regard de rapace. Mikael ne baissait pas les yeux.
À trois cents verges environ du col que surveillaient les gardes d’Ojsternig, Mikael coupa par la montagne. Le temps avait passé, mais il préférait les éviter. À plus forte raison avec Harro sur les épaules. Il grimpa à travers les rochers éclatés par le gel, franchit la crête et commença à descendre vers la Raühnvahl. La forêt reculait de plus en plus, massacrée par les bûcherons d’Ojsternig, qui avait mis en place un énorme commerce de bois, vers le sud avec la Sérénissime et vers le nord-est avec le chapitre de Bamberg. Des dizaines d’arbres centenaires gisaient à terre, dépouillés de leur écorce. De gigantesques ramures coupées s’amassaient n’importe où, lançant leurs feuilles desséchées vers le ciel. Il ne put s’empêcher de penser au jour du massacre, à tous ces cadavres entassés dans la cour du château comme des pantins désarticulés. Il s’immobilisa, ferma à demi les paupières. Secouant la tête pour chasser cette image, il serra plus fort les pattes de Harro et reprit sa descente.
À cause de ce déboisement sauvage, les loups sortaient plus souvent à découvert. Mikael se déplaçait avec prudence, attentif au moindre bruit, surveillant les alentours. Il connaissait la montagne comme sa poche, maintenant. Du temps où ce royaume lui appartenait, il ne savait même pas à quoi il ressemblait ni jusqu’où il s’étendait. Il ignorait tout de la façon d’y survivre, d’y poser le pied pour ne pas tomber. La montagne ne lui appartenait plus par droit féodal, elle était devenue sienne parce qu’il l’avait conquise, se dit-il en souriant. Personne ne la lui enlèverait jamais.
Le vieux Raphael lui avait appris à grimper dans les rochers. D’abord de petites escalades de dix verges, attaché à une corde. Il était tombé, s’était relevé, était tombé à nouveau. Et puis un jour, à mains nues et seul, il avait atteint le sommet du Doigt de Moïse. Là-haut, sur la roche nue et gelée, il s’était assis pour manger une tranche de jambon et du pain rassis. Pour la première fois, il s’était senti libre. Il avait sorti le livre de Raphael et avait lu à voix haute. Un aigle, dans le ciel, exerçait ses petits à plonger en piqué, pour qu’ils puissent ensuite attraper les marmottes et les lapins. Pour la énième fois, Mikael avait lu dans ces mots latins l’histoire du garçon qui tuerait un jour le prince d’Ojsternig. Il était incapable d’en inventer une autre. Mais Raphael lui avait assuré qu’il trouverait d’autres histoires. Toutes celles qui font d’une vie quelconque une vie complète, disait-il.
Sur la route qui descendait à la vallée, plongé dans ses réflexions, Mikael n’eut pas conscience à temps d’un bruit suspect.
Soudain, il trouva le chemin barré par deux hommes armés de couteaux et de bâtons. Il se retourna. Deux autres bloquaient sa fuite.
« Donne-nous tout ce que t’as, comme ça on sera pas obligés de te tuer », dit l’un des hommes devant lui, le visage marqué par la faim et le désespoir, le regard mauvais.
« J’ai rien », répondit Mikael pendant qu’Harro, sur ses épaules, sentant le danger, grognait tout bas.
L’homme les regarda. Et sourit méchamment.
Les brigands, avant d’infester les forêts, qu’ils disputaient aux loups, avaient été des hommes comme les autres. Mais n’avoir plus rien à perdre avait fait resurgir chez certains leur part la plus sombre.
Mikael comprit que cet homme le tuerait, juste pour le plaisir.
« On a toujours quelque chose, dit l’homme, qui fit un pas en avant, son coutelas à la main.
— Moi, non », répéta Mikael en essayant de garder une voix assurée.
— Alors donne ton chien, dit l’homme en avançant plus près. On le mangera. »
Mikael sentit les deux autres se rapprocher derrière lui.
Harro grogna.
« Calme », lui dit Mikael. Lentement il commença à se baisser. Impossible de se défendre avec Harro sur les épaules. Sauf que quatre hommes armés de couteaux et de bâtons n’auraient aucun mal à avoir le dessus. « Laissez-moi passer, dit-il, sentant la peur le tenailler. Je vous dis que j’ai rien. »
L’homme se mit à rire. « Donne ton chien.
— Je peux pas vous le donner, dit Mikael en posant la main sur la croupe pleine de plaies de Harro, qui continuait à grogner.
— Alors on va te le prendre », dit l’homme, qui bondit vers lui.
Au même instant, il y eut un long sifflement. Mikael vit les yeux de l’homme s’écarquiller, et la pointe d’une flèche sortir par sa poitrine. La course du brigand s’arrêta. Ses genoux plièrent, il porta la main à son thorax. Deux pas encore, et il tomba, les bras tendus vers Mikael. Harro s’élança, autant que ses forces le lui permettaient, et le saisit à la gorge pour l’achever de ses dents épointées.
Les trois autres, indécis, regardaient autour d’eux.
Un cavalier jaillit de la forêt. « Bougez plus ! », ordonna-t-il.
Il n’avait pas d’arme à la main mais un long poignard à la ceinture, un arc à l’épaule et des flèches dans un carquois fixé à sa selle.
Mikael remarqua la marque d’Ojsternig sur le flanc arrière du cheval. C’était un palefroi de chasse à la robe tachetée, agile et vif, mais cet homme n’était pas un soldat d’Ojsternig. Le cheval était sans doute volé.
« Je vous avais avertis, dit l’homme aux trois brigands.
— Volod… écoute… », dit l’un d’eux.
L’homme leva la main pour le faire taire.
Mikael sut ainsi qu’il était face à Volod le Noir, le chef des rebelles, dont la tête était mise à prix et qui échappait depuis des années à la capture. Il ne ressemblait pas au héros qu’il s’était imaginé. Il était petit, avec d’épais cheveux noirs emmêlés et sales, et les yeux clairs de certains chiens de montagne croisés avec des loups. Il portait une tunique usée en peau de cerf, des bottes de fourrure d’ours brun qui montaient jusqu’à ses genoux, et une cape de feutre déchirée et rapiécée. Sa barbe cachait mal la maigreur de son visage, aux pommettes hautes et marquées.
« Cachez-le dans les fourrés, on doit pas le voir du sentier », dit Volod le Noir aux brigands, en désignant la dépouille de leur chef.
Mikael se dit qu’il avait un ton autoritaire sans être méprisant. Volod ne lui avait pas jeté un seul regard.
Puis il tourna vers lui un regard pénétrant. « C’est le chien d’Ojsternig, dit-il.
— Non. Maintenant c’est le mien. »
Volod mit pied à terre pendant que les brigands soulevaient le cadavre. Il arracha sans peine la flèche du corps de l’homme.
Volod, malgré sa petite taille, semblait avoir beaucoup de force.
Il nettoya la flèche sur la tunique du mort avant de faire signe aux autres de l’emporter dans les bois, puis la remit dans son carquois. « Je vous donne une autre chance. La dernière, dit-il aux brigands. Vous pouvez vous joindre à nous. Mais selon mes règles. Interdit de tuer les innocents, interdit de voler les pauvres. »
Les trois brigands hésitaient.
« Partez. Vous avez réfléchi trop longtemps, dit Volod. J’ai pas besoin de gens qui me poignardent dans le dos pour un morceau de pain. Mais vous avez intérêt à changer de forêt, parce que si je vous revois, il y a trois flèches marquées à votre nom. »
Les trois brigands se sauvèrent à toutes jambes.
Volod s’approcha de Mikael.
Harro grogna.
« Tiens-le en respect, sinon je le tue », dit-il d’une voix dure. Il fixa un instant Mikael en silence puis lui demanda : « Qui tu es ?
— Je m’appelle…, commença Mikael, effrayé par le regard incisif de l’homme.
— Je t’ai pas demandé comment tu t’appelles mais qui tu es.
— Je suis… Mikael Veedon…
— Es-tu donc stupide ? fit Volod en serrant le poing. Qui tu es ? Un homme d’Ojsternig ?
— Non ! Je suis… un serf de la glèbe… de la Raühnvahl… »
Volod le fixait toujours. « Tire-toi de là, dit-il enfin. Bientôt, beaucoup de sang sera versé. » Il fit un pas vers lui, sans se soucier de Harro qui avait recommencé à grogner. « Si je te vois faire demi-tour pour avertir Ojsternig, je te plante une flèche là, entre les deux yeux, dit-il d’un ton déterminé en posant le doigt entre ses sourcils. T’as compris, paysan ? »
Mikael acquiesça légèrement, sans bouger, pétrifié par cette antique peur infantile qui ne l’avait jamais quitté.
Un grand nombre d’hommes, armés de poignards et d’arcs, jaillit alors des fourrés où ils s’étaient cachés.
« Tire-toi ! », répéta Volod.
Mikael reprit Harro sur ses épaules. Après une vingtaine de pas, quand il se retourna, il n’y avait plus aucune trace de Volod ni de ses hommes. La forêt était redevenue silencieuse et semblait à nouveau déserte.
Il marcha en pensant à cet homme. Peu de gens l’avaient rencontré, mais il était entouré d’un halo de légende, et l’on en parlait dans les villages comme d’un homme extraordinaire. Raphael et Agnete disaient que les rebelles étaient des gens qui trouvaient le soleil la nuit. Mikael avait rêvé de ces hommes exceptionnels, ces chevaliers sans peur et sans reproche. Mais Volod ne ressemblait pas au héros qu’il s’était imaginé. C’était un homme trapu, petit, au regard féroce, guère différent des brigands qui l’avaient attaqué.
Il passa le pont sur l’Uque et entra dans le village, encore sous le coup de la déception.
À son arrivée, Agnete et Eloisa se lavaient les mains dans une bassine. L’eau était rouge de sang.
« Ojsternig déménage aussi ses chiens décrépits ? demanda Agnete d’un ton soupçonneux.
— Non. Lui, il est avec moi », répondit Mikael en se dirigeant vers la porte.
Agnete lui barra le chemin. « Je veux pas de chien chez moi, dit-elle.
— Alors j’entrerai pas non plus. Cette nuit, on dormira dans la grange. Et après, je me construirai une cabane », répliqua Mikael en posant Harro par terre. Il sentait la colère monter. À cause de la peur qu’il avait eue, et peut-être aussi de sa déception après la rencontre avec Volod.
Agnete rentra et claqua la porte.
Eloisa regarda le molosse. Puis Mikael.
Comme tous les jours, il répondit timidement à son regard, oubliant tout, et toujours étonné de la trouver aussi belle. Elle avait maintenant seize ans. Ses cheveux tombaient droit autour de son visage, coupés net à la hauteur de la mâchoire. Ses yeux brillaient, bleus et profonds comme les lacs des Alpes. Ses lèvres évoquaient des abricots mûrs, veloutés. Son corps était mince et souple.
Bientôt la porte se rouvrit. Agnete agitait l’index, le visage rouge. « Je ne sais pas comment tu fais pour être aussi obstiné ! », cria-t-elle. Puis elle tendit à Mikael une écuelle de bois contenant un emplâtre verdâtre et malodorant. « Mets ça sur ses plaies. Ça guérira plus vite.
— Vous êtes en train de me dire qu’il peut dormir dans la maison ? demanda Mikael avec un sourire dans les yeux.
— Espérons qu’au moins il prendra nos puces et qu’on en aura moins », bougonna Agnete, avant de tendre un doigt menaçant vers Mikael. « Et qu’est-ce qu’il va manger ? Tu y as pensé ?
— La moitié de ma part », répondit Mikael, sérieux.
Agnete le regarda. Mikael était devenu le garçon le plus grand et le plus fort de toute la vallée, après Eberwolf. Il avait de larges épaules, des cuisses et des bras robustes comme le chêne, des mains capables de serrer comme un étau et un dos suffisamment fort pour avoir porté cent cinquante livres à travers la montagne, sans même paraître fatigué. Sa peau, autrefois pâle, avait bruni, et le soleil avait encore éclairci ses cheveux. Il les portait longs à présent, attachés sur la nuque par un lacet de cuir rouge pris sur la vieille robe d’enfant d’Eloisa. Ses traits étaient réguliers, et sa beauté rendue plus virile par la cicatrice à son front, son nez cassé et toutes les blessures qui avaient marqué sa vie jusque-là, telles des entailles sur le bâton d’un berger. Chacune de ces cicatrices, Agnete pouvait les rapporter à une saison. Elle ne put s’empêcher de penser qu’il ressemblait plus à un guerrier qu’à un paysan. Il était tout le portrait de son père, le dernier prince de Saxe. Elle s’étonnait parfois de l’aveuglement et de la bêtise des gens. La ressemblance était pourtant frappante. Elle ramassa une bûche, qu’elle lui lança dessus. « Il mangera la moitié de ta part, gamin ? », cria-t-elle. Elle n’avait jamais cessé de l’appeler ainsi.
Harro grogna.
Agnete prit une autre bûche. « Il y en a aussi une pour toi, vieux couillon », menaça-t-elle.
Harro se serra contre Mikael, sur la défensive, continuant de grogner tout bas.
« Tu tiens même pas sur tes pattes », lui dit Agnete en hochant la tête. Elle jeta la bûche par terre. « Et cet âne qui veut te donner la moitié de sa part ! s’exclama-t-elle. Tu veux le faire crever ? dit-elle d’un ton agressif. Tu sais ce qu’il va en faire, de la moitié de ce que tu manges ? Il va juste nettoyer ses dents pourries avec. Une bête comme ça, ça doit manger de la viande ! » Elle tendit de nouveau le doigt vers lui. « T’as intérêt à améliorer ton tir à l’arc et à lui attraper des écureuils, des oiseaux et des rats, si tu veux pas qu’il crève. »
Mikael ouvrit la bouche pour parler.
« D’accord, pas de rats, pour l’amour de Dieu, s’exclama Agnete en levant les yeux au ciel. Au cas où ça serait des arrière-petits-enfants de…
— Hubertus », dit Eloisa en riant.
Agnete regarda Mikael et Harro. « Vous faites un beau couple, bougonna-t-elle en rentrant dans la baraque. Vraiment, un beau couple !
— Tu lui as plu, je te l’avais dit, expliqua Mikael à Harro, avec un sourire. Elle a juste mauvais caractère. » Puis il étala l’emplâtre sur ses plaies.
Eloisa se mit à rire. « J’espère que tu vas pas l’appeler Hubertus lui aussi.
— Non, lui c’est Harro. »
Eloisa tendit la main et caressa timidement l’énorme croupe du molosse.
Harro beugla.
« Quelle voix profonde, dit-elle.
— N’aie pas peur », lui répondit Mikael.
Elle s’assit sur le tronc de sapin équarri qui formait le seuil de la baraque, découvrant un peu ses belles jambes, solides et fuselées. Puis elle lança un regard à Mikael.
Mikael se sentit rougir quand il s’assit près d’elle, sans s’approcher assez pour que leurs jambes se touchent. Sa respiration s’accéléra.
Pendant ces six années où ils avaient grandi ensemble, il avait été traversé par un torrent d’émotions. Dès qu’il le pouvait, il se mettait à côté d’elle pour travailler aux champs, l’écouter souffler sous l’effort, regarder les gouttes de sueur sur son front l’été, ses joues rougies par le froid l’hiver. Le soir, à table, il imaginait que leurs pieds se cherchaient. Il l’aidait à coudre les bonnets en queue d’écureuil, repensant à ce jour de leur enfance où le bout du doigt d’Eloisa avait touché sa paume. Quand leurs doigts se frôlaient en prenant les aiguilles d’os, Mikael était le premier à s’écarter, craignant qu’elle n’ait un mouvement de recul. Elle avait dit, trois ans plus tôt, qu’il ne lui plairait jamais. Chaque nuit, recroquevillé en silence sur sa couche de paille, il se languissait, tourmenté par cette timidité invincible, et cette peur qu’Eloisa se moque encore de lui. Et plus le temps passait, plus il lui était difficile de l’approcher, comme si la somme des jours depuis ce jour avait bâti entre eux un mur impénétrable.
Assis sur le seuil à côté d’elle, trop loin pour la toucher, il se dit qu’il pourrait peut-être se rapprocher. Il posa ses mains tremblantes sur le tronc équarri pour se soulever et glisser un peu vers elle, quand Harro se faufila entre eux, se serra contre Eloisa et posa la tête sur ses genoux.
« Qu’il a la tête lourde ! », s’exclama Eloisa.
Harro poussa un long soupir et ferma les yeux, détendu.
« Tu lui plais », dit Mikael.
Eloisa sourit et caressa Harro.
Mikael se dit que s’il caressait lui aussi Harro, leurs mains se toucheraient. Mais il était paralysé par la timidité. Les joues en feu, il se tourna vers elle, ouvrit la bouche, puis finit par dire, au prix d’un grand effort : « Si tu veux, c’est… notre chien. »
Les yeux d’Eloisa se voilèrent de larmes. « J’ai toujours rêvé d’avoir un chien… », dit-elle.
Mikael rit bêtement, pour cacher son embarras.
« Crétin ! », dit Eloisa en lui envoyant une tape sur le bras.
Harro, les yeux fermés, émit un bruit profond qui ressemblait à un grognement.
Eloisa écarta sa main, effrayée. « Pourquoi il fait ça ?
— Il te dit que tu ne dois pas avoir honte », répondit Mikael avec un sourire.
Eloisa laissa les larmes couler sur ses joues et recommença à caresser Harro. « Alors, ce sera notre chien, dit-elle. Et elle ajouta : T’es quand même un grand crétin ».
Mikael se reprochait intérieurement de n’être même pas capable de prendre la main de la fille qu’il aimait pour la caresser. « Oui. Je sais. Je suis le roi des crétins. »
Ojsternig éperonnait son cheval avec fureur, tenant les brides d’une seule main. Son bras gauche pendait le long de son corps et il sentait à chaque bond de l’animal une pointe de douleur aiguë, là où la flèche s’était plantée. Derrière lui Agomar et trois cavaliers, seuls survivants du guet-apens des rebelles, protégeaient sa retraite.
Il se souvenait à peine de ce qui s’était passé. Pendant la descente du convoi vers la Raühnvahl, il avait soudain entendu claquer des dizaines d’arcs et siffler une volée de flèches. Le soldat à ses côtés avait porté la main à sa gorge et s’était écroulé sur lui, éclaboussant sa tunique de sang. D’autres étaient tombés au sol avec un gémissement. Son cheval, pris de panique, l’avait presque désarçonné. C’est à ce moment qu’une flèche l’avait atteint au bras. Sans l’écart qu’avait fait sa monture effrayée, la flèche l’aurait frappé en plein cœur. Pas le temps d’organiser une contre-attaque. Les rebelles étaient cachés dans les buissons, perchés dans les arbres. Une vraie boucherie. Agomar l’avait rejoint en lui criant de s’échapper. Ojsternig avait fait volte-face et était remonté au grand galop vers la montagne, entendant toujours à ses oreilles le sifflement des flèches et les hurlements des rebelles. Aucun des paysans qui formaient le convoi n’avait été visé. Aucune de leurs bêtes.
Ojsternig ralentit bientôt l’allure, les rebelles étaient loin. Il saisit la flèche plantée dans son bras, voulut l’arracher et sentit une grande douleur.
« Non, Seigneur ! intervint Agomar. Il vaut mieux la laisser là jusqu’à ce qu’on puisse vous soigner. »
Ojsternig le regarda, furieux. « Comment ça a pu arriver ? »
Agomar repensa au guet-apens qu’il avait lui-même tendu à ses hommes, des années plus tôt. Il n’y avait qu’une seule explication. « Un traître, dit-il.
— Un traître ? Qui ?
— On ne le saura jamais, Seigneur, dit Agomar en hochant la tête, ça peut être n’importe qui. Tout le monde savait que votre installation au nouveau château était pour aujourd’hui.
— Qui ? hurla cette fois Ojsternig.
— Un serviteur du palais, répondit Agomar en haussant les épaules. Ou un paysan de la Raühnvahl. N’importe qui aurait pu avertir les rebelles. »
Agomar avait raison, ils ne sauraient jamais qui avait fournit l’information. Ce pouvait même être un mineur de Dravocnik, qui aurait parlé avec un serf. « Nous avons trois gibets, dit-il d’une voix sourde. Dimanche prochain, je veux qu’un serviteur du palais, un paysan de la Raühnvahl et un mineur pendent au bout d’une corde. Occupe-t-en.
— Je les choisis comment ? demanda Agomar.
— Tu n’as qu’à tirer aux dés, répondit Ojsternig avec mépris.
— Ce sera fait. »
Ojsternig éperonna son cheval, et rebroussa chemin vers Dravocnik. « Combien d’hommes as-tu perdu ?
— Quatorze.
— Dis au bourreau d’aiguiser ses couteaux », dit Ojsternig. Il sentait encore vibrer en lui la peur de mourir, presque excitante. « Et je veux que dimanche on écorche vif quatorze de ces manants. Assure-toi que tous y assistent, y compris les serfs de la Raühnvahl. Et qu’on écrive sur chacune de leurs peaux le nom d’un des soldats qui sont morts aujourd’hui. Les rebelles doivent savoir que tuer l’un des nôtres, c’est comme tuer l’un de ceux qu’ils veulent protéger. Mes sujets aussi doivent le savoir. Ils haïront les rebelles autant qu’ils nous haïssent. » En traversant Dravocnik, escorté de ses soldats à l’épée dégainée, il murmura d’une voix sourde : « C’est la guerre ». Mais la peur de la mort ne le quittait pas, perchée sur son épaule tel un corbeau.
Il se rendit à l’hospice des frères, où on le fit étendre sur une couche placée près de l’autel où l’on célébrait la messe pour les malades. Il se signa, par pure superstition. Le frère médecin surgit aussitôt, et déchira la manche de la tunique. Il coupa le bout de la flèche avec une cisaille, et d’un geste sec retira la pointe.
Ojsternig hurla de douleur.
Puis le frère lava la blessure en y versant du vin tiède cuit avec des clous de girofle. Sur les trous par où la flèche était entrée et sortie, il étala un emplâtre fait de crottin de chèvre, de graisse de porc et de blanc de plomb. Il banda ensuite son bras serré. « Vous devez vous reposer maintenant, Votre Seigneurie », dit le frère.
Ojsternig se leva sans répondre et quitta le monastère pour rentrer dans son château presque vide. Il ordonna qu’on allume un grand feu dans la cheminée et qu’on dispose de la paille fraîche devant. Il s’y coucha et but l’une après l’autre deux coupes de vin de poire, dont il sentit à peine le goût. Il fit signe à Agomar. « Fais venir le gros mollasson. Tout de suite ! »
Un garçon arriva. Il se plaça à côté d’Ojsternig avec nonchalance, glissant sa longue chemise dans ses chausses bicolores, une jambe verte et une jambe noire, aux couleurs de la maison de Saxe.
Ojsternig le regarda en silence. Officiellement, il avait seize ans, mais en réalité il en avait dix-huit. Quand il l’avait acheté à l’orphelinat dans le but de le faire passer pour Marcus II de Saxe, dernier héritier de la lignée, il avait compté sur le fait qu’il grandirait. Mais en six ans le garçon n’avait pas pris plus d’un empan. Il était d’une beauté ambiguë, sensuelle. Son corps s’était arrondi, avec des hanches et un thorax moelleux. Tout en lui était mou, et Ojsternig avait remarqué les regards des soldats quand il passait en se déhanchant dans la grande salle. Il avait toujours l’air de sortir du lit d’un amant, les cheveux dépeignés, comme ébouriffés par une main qui les aurait caressés. Tout en lui évoquait l’indolence du sexe, du plaisir, de l’abandon. Les cernes qui contrastaient avec la peau glabre et lisse de son visage semblaient la marque de ses vices.
« Demain, tu seras avec moi devant le gibet, gros mollasson.
— J’aime bien les pendaisons », répondit Marcus. Sa voix était chaude, douce.
Ojsternig le fixa avec mépris. Faible, vicieux, peu fiable. « Quatorze manants seront écorchés vifs. Tu monteras sur le gibet, tu prendras le couteau du bourreau et tu inciseras le premier condamné. »
Marcus pâlit.
Ojsternig ricana. « Il faut se salir les mains pour être un bon prince. » Il but une autre coupe de vin de poire, puis s’assombrit. « Tu dors depuis deux ans dans le lit de ma fille. Mais il n’y a toujours pas d’héritier », dit-il d’une voix sourde. La princesse avait maintenant dix-neuf ans. Elle n’avait plus aucun intérêt. Petite, sa ressemblance avec sa mère l’avait attiré. Mais, en grandissant elle avait perdu ce charme sensuel et s’était fanée. Ojsternig ne la faisait plus venir dans son lit.
« Votre fille est peut-être stérile », dit le garçon avec un air de défi.
Ojsternig resta impassible. « Approche. »
Marcus fit un pas vers lui.
« Plus près. Agenouille-toi près de moi. » Le garçon s’agenouilla et se pencha vers lui avec sa nonchalance habituelle, comme pour accueillir un secret murmuré.
Ojsternig le frappa alors d’une violente gifle en pleine figure. « Ou peut-être que tu gâches ta semence avec les putains du palais, siffla-t-il. Et quand tu viens dans le lit de ma fille, tes couilles sont vides. »
Il prit sa joue entre le pouce et l’index, et la tordit.
Marcus gémit.
« Mes hommes disent que tu préfères la folle. » Il parlait d’Emöke.
« Elle est toujours libre », dit le garçon, la voix faussée par la douleur qu’Ojsternig lui infligeait. Il avait des lèvres charnues, anormalement rouges, comme mordues par un amant passionné.
Ojsternig le lâcha et le repoussa.
Marcus tomba sur les fesses. « Je n’aime pas me mettre en rang pour une putain », dit-il d’un ton venimeux. Mais sa voix était seulement capricieuse, sans force. « Les autres ont peur d’elle, ils disent qu’elle parle avec les morts et les fées…
— Non, le coupa Ojsternig. Elle te plaît parce qu’elle est folle et qu’elle ne peut pas voir qui tu es. » Il rit amèrement. « Parce que si tu fréquentes les putains, c’est uniquement pour être avec les soldats, non ? » Il vit qu’un peu de sang coulait de son nez à cause de la gifle. Il tendit le pouce, qu’il trempa dans le sang. Puis le passa sur les lèvres du garçon. « Voilà. Maintenant tu es parfait, dit-il. Va-t-en. »
Marcus ne bougea pas. Il fixa son regard vicieux sur Ojsternig.
« Va-t-en ! », hurla celui-ci.
Marcus se leva et recula, comme un chien qui craint les coups de pied. Il disparut.
Resté seul, Ojsternig contempla le feu dans la cheminée. Sigismond de Luxembourg avait ratifié la décision de Robert III et l’avait nommé régent jusqu’à la majorité de Marcus II de Saxe. Il régnerait donc encore cinq ans sans partage sur les deux royaumes réunis. Mais il n’avait aucune confiance en ce garçon. Fuyant, dépravé, capable un jour de l’empoisonner, avec l’aide de quelque ambitieux. Aussi le destin du faux prince de Saxe était-il scellé depuis longtemps. Il lui avait servi à unir les deux terres sous un même commandement. Maintenant, il devait lui assurer une descendance. Dès qu’Ojsternig aurait un héritier, Marcus serait assassiné. Après sa mort, sa fille, selon la coutume, gouvernerait le royaume de Saxe. Cela n’inquiétait pas Ojsternig : il continuerait de régner pour elle. “J’en ai le droit, se disait-il en riant tout bas. Au fond, j’ai été son premier mari.” Mais toujours pas d’héritier. Ojsternig se mit à penser que sa fille était peut-être stérile, puisqu’il ne lui avait jamais fait d’enfant.
Il continua de boire en fixant le feu et finit par s’endormir.
Plus tard, dans la nuit, sa blessure commença à battre douloureusement. Et le lendemain encore plus. Il tremblait de froid et sentait de nouveau la peur de la mort lui tenailler la gorge. On convoqua le frère médecin.
« C’est normal, dit-il. Le cataplasme fait monter le pus qui vous libérera des humeurs mauvaises. »
Deux jours plus tard, la fièvre était élevée.
« Faites venir le barbier, Votre Seigneurie », conseilla Agomar.
Le barbier du village avait fait la guerre et soigné les blessures sur le champ de bataille. C’était un homme fort, au ventre proéminent. Il défit le bandage et hocha la tête avec consternation. « Crotte de chèvre », marmonna-t-il, accablé.
« C’est la prescription du médecin, dit Ojsternig.
— Le médecin ? Vous voulez dire le frère, répliqua le barbier. Votre Seigneurie, avec tout votre respect, si ça faisait du bien, on prendrait chaque soir des bains de merde et on se réveillerait tout rajeuni.
— Parle clairement, sans faire de longs discours.
— Il faut laisser la blessure guérir seule, expliqua le barbier. Pour arrêter les saignements, on peut mettre un emplâtre d’une herbe qu’on appelle “bourse du pasteur”. Mais il est tard maintenant.
— Fais ce que tu dois », ordonna Ojsternig.
Le barbier enleva le cataplasme du frère avec un linge de lin. Il se fit apporter une cruche de vin chaud, avec lequel il rinça en surface les blessures laissées par le passage de la flèche. Puis il remplit une petite fiasque presque transparente faite d’une vessie de porc, avec un petit bec d’étain mince et allongé. « Je vais vous faire mal, Votre Seigneurie », dit-il en introduisant le bec dans la blessure et en comprimant la vessie. Un flux de vin chaud, mêlé de sang et de pus, s’écoula par le trou opposé.
Ojsternig gémit, serrant les dents.
« Voilà, la plaie est lavée », dit le barbier. Il banda de nouveau le bras en concluant : « Vous n’avez besoin de rien d’autre.
— Si je perds mon bras, dit Ojsternig, tu perdras le tien. »
Le barbier pâlit. « Vous ne perdrez pas votre bras, Votre Seigneurie.
— Ça vaut mieux pour toi », fit Ojsternig.
À l’aube du jour suivant, le pus ne battait plus dans la blessure et la fièvre avait baissé.
Trois jours plus tard, le dimanche, Ojsternig, bien que pâle et affaibli, fut en mesure de présider aux exécutions. Il regardait avec nervosité autour de lui, craignant quelque flèche. Sous sa somptueuse tunique, il avait passé une cotte de mailles.
L’esplanade de la mine grouillait de gens.
Ojsternig chercha Mikael du regard, et lui fit signe d’approcher. Un de ses soldats reçut l’ordre de descendre de cheval, et Ojsternig dit à Mikael : « Monte ».
Mikael se mit en selle.
Ojsternig lui posa la main sur l’épaule, comme pour démontrer publiquement qu’il lui appartenait. « Bien. Je te veux à côté de moi », dit-il.
La charrette transportant les trois condamnés à la pendaison s’avança. La foule retenait son souffle. Bientôt, ils se balanceraient tous les trois dans le vide, s’agiteraient en tous sens, les yeux exorbités, la bouche ouverte sur un cri muet. Et plus leurs jambes s’agiteraient, plus le nœud coulant se serrerait. Le premier à mourir fut un vieux serviteur du palais. Son cou se rompit dans un craquement qui donna la chair de poule à ceux qui étaient tout près. Le deuxième fut un mineur de cinquante ans. Il devint écarlate et sa langue, livide, se gonfla dans sa bouche. Dans le silence effaré de la foule, on entendit sa femme lancer un cri de désespoir. Près d’elle, un petit enfant aux joues trempées de larmes s’écria : « Père ! » Il s’élança vers le cadavre qui pendait, comme pour le descendre du gibet, sans même arriver à toucher les pieds raidis de son père. Un soldat frappa l’enfant au visage, et la gifle le projeta à terre. Le dernier à mourir fut Cvetko Radu, un serf de la glèbe de la Raühnvahl fort comme un ours, qui n’avait jamais fait de mal à une mouche. Mikael vit les braies du paysan se mouiller d’urine. Elle coula le long de ses jambes et goutta de ses pieds nus, secoués par un tremblement. La fille de Cvetko s’évanouit avant que le corps de son père ne devienne raide au bout de la corde.
Quand tous les trois furent morts, Ojsternig serra l’épaule de Mikael, et le regarda attentivement.
Mikael ne tourna pas la tête. Il avait les yeux pleins de larmes pour Cvetko. Pendant toutes ces années, il avait parfois pioché à côté de lui dans les champs. Mais Cvetko n’avait jamais éveillé son intérêt. Et à présent qu’il se balançait dans le vide comme un épouvantail bourré de paille, il regrettait de ne jamais lui avoir adressé la parole. De n’avoir pas d’autre souvenir, d’autre pensée qui se rattache à cet homme, un brave homme, tué par caprice.
Ojsternig fit signe à l’orphelin usurpateur de monter sur le gibet à côté du bourreau.
Marcus, pomponné comme pour un bal à la cour, portait une casaque dorée serrée à la taille qui faisait ressortir ses hanches rondes. Ses cheveux ébouriffés étaient noués d’un ruban jaune et violet descendant avec sensualité sur sa poitrine molle, comme une tresse.
« Quatorze valeureux soldats sont morts dans le lâche attentat perpétré par une bande de brigands », annonça Ojsternig à la foule, sa main serrant toujours l’épaule de Mikael comme s’il était son ordonnance.
Aucun des paysans de la Raühnvahl n’avait été blessé ce jour-là. Quand Ojsternig avait détalé avec les survivants, les rebelles étaient sortis de la forêt pour trancher la gorge des soldats blessés. Ils avaient pillé les charrettes et chargé les chevaux d’Ojsternig de victuailles, d’objets précieux d’or et d’argent, avant de disparaître dans la forêt du Mezesnig.
« Aujourd’hui, par la faute de ce lâche de Volod le Noir, quatorze d’entre vous mourront à sa place, continua Ojsternig. Et il en sera de même chaque fois. » Il regarda la foule. « Le prince Marcus de Saxe commencera symboliquement le dépeçage, pour que vous sachiez que nous ne sommes qu’un seul et même royaume, fort et uni. » Il fit signe à l’orphelin, pâle comme un linge.
Le bourreau tendit le couteau au faux prince. Devant eux se tenait le premier des condamnés, un vieil homme qui tremblait, les bras tenus par des soldats. À l’aide d’un morceau de charbon de bois, le bourreau traça une ligne de la nuque du condamné jusqu’au début de ses fesses. Puis deux autres lignes, une de chaque côté, de la nuque aux omoplates.
Marcus tenait le couteau, aussi tremblant que le vieillard.
Les treize autres condamnés étaient rangés en file derrière lui, nus, les mains et les pieds étroitement attachés. Neuf hommes et quatre femmes. Parmi les hommes, trois n’étaient guère plus que des enfants. Beaucoup des condamnés pleuraient. Une des femmes s’affaissa sur les planches.
Voyant que Marcus ne bougeait pas, le bourreau, sur un signe d’Ojsternig, posa ses deux mains sur la sienne. Il plaça la lame sur la nuque du vieillard et appuya sur la main de Marcus pour faire pénétrer le couteau et le faire descendre le long du dos, pratiquant ainsi une incision profonde dans la peau du condamné, qui hurlait et se débattait. Les deux soldats avaient du mal à le maintenir.
Le bourreau lâcha alors la main de Marcus, qui fit un bond en arrière et se courba en deux pour vomir.
Ojsternig rit, mais d’un rire de mépris. « Tu n’es pas comme lui, hein ? murmura-t-il à Mikael. Lui, ça le dégoûte. Toi, par contre… tu souffres pour eux. » Il sourit. « C’est ça, ta faiblesse. »
Mikael ne répondit pas. Il repensait à la première pendaison à laquelle Ojsternig l’avait fait assister, où il avait vomi lui aussi. Il détourna la tête.
Ojsternig rit et l’attrapa violemment aux cheveux pour lui maintenir la tête tournée vers le gibet.
Le bourreau pratiqua les incisions de la nuque aux épaules. Du bout du couteau, il souleva deux morceaux de peau à la base du cou, là où les incisions se croisaient.
Le vieil homme pleurait comme un enfant.
À l’aide de longues pinces plates en bec de canard, le bourreau saisit les deux lambeaux de peau et tira, des deux côtés en même temps. Comme pour dépecer un cerf ou un lapin.
Les hurlements du vieil homme ne purent couvrir le bruit effroyable de la peau se détachant de la chair.
Ojsternig gémit de plaisir et serra plus fort les cheveux de Mikael.
Mikael ouvrit la bouche, sans pouvoir crier. Il chercha Eloisa du regard.
Mais Eloisa ne le regardait pas. Elle fixait la scène en sanglotant, les joues trempées de larmes. La foule entière pleurait.
Alors Mikael ferma les yeux et les garda fermés pendant l’interminable série d’exécutions, les oreilles remplies des cris des condamnés et du bruit terrible que produisait l’arrachement de la peau.
Les peaux furent ensuite montrées à la foule comme des trophées, et Agomar en cloua sept à la grande poutre qui surmontait l’entrée de la mine. Sur chacune il écrivit le nom d’un soldat mort, qu’il énonçait d’une voix forte. Les sept autres seraient clouées au parapet du pont sur l’Uque, à l’entrée de la Raühnvahl.
« Dégage », ordonna Ojsternig à Mikael, quand tout fut terminé.
Mikael descendit du cheval, les jambes tremblantes, et retrouva Eloisa et Agnete. Eloisa pleurait sans discontinuer, le regard empli de terreur. Mais Mikael fut incapable de la prendre dans ses bras.
« Rentrez chez vous ! cria Ojsternig. Et rappelez-vous que votre véritable ennemi maintenant, c’est Volod le Noir ! »
Tous se dispersèrent en silence, assommés d’effroi. Les familles des victimes restèrent au pied du gibet pour y attendre dans le désespoir, et sans pouvoir les regarder, que leurs proches meurent d’avoir perdu tout leur sang.
Ojsternig, en regardant les serfs repartir, dit à Agomar : « Il faut trouver de nouveaux soldats.
— Pas parmi ces vilains, répondit Agomar. Ils n’ont pas la moindre idée du combat.
— Nous pouvons l’enseigner aux plus jeunes, rétorqua Ojsternig. Il y en a peut-être de féroces parmi eux.
— Comment les choisir ?
— J’ai une idée, dit Ojsternig, une lueur mauvaise dans les yeux. Il faut les dresser. Comme on dresse de bonnes bêtes pour la lutte à mort. »
Pendant des jours entiers, Mikael refusa de se joindre aux autres pour travailler. Il ne dormait pas, ou au prix de cauchemars dont il se réveillait en hurlant. À l’aube, il prenait son arc et ses flèches, chargeait Harro sur ses épaules et pénétrait dans la forêt. Il allait jusqu’au couloir où il avait cueilli des coulemelles avec Eloisa, le jour où elle avait effleuré sa main. Il s’asseyait sur une souche où s’accrochaient des champignons coriaces. Harro se promenait avec bonheur dans les bois, glissant sa truffe dans les terriers de mulots, d’hermines et de belettes, flairant les traces de chevreuil ou de cerf, l’échine hérissée quand il tombait sur une trace de loup. Mikael le suivait un peu des yeux, mais son esprit revenait toujours aux horreurs du dimanche précédent. Aux cris désespérés des condamnés écorchés vifs. À ceux de leurs proches. Il sentait surtout la main d’Ojsternig sur son épaule, et se répétait qu’il aurait dû la repousser, descendre de cheval, lui crier tout son mépris. Même s’il devait être pendu. Mais il n’avait rien fait, il était juste resté là. C’était ce qui le torturait. Il avait eu peur, il avait été lâche. Comme Gregor quand on lui avait pris Emöke. Comme tous les serfs qui étaient là dimanche.
Six ans s’étaient écoulés depuis qu’il s’était promis de tuer Ojsternig et d’épouser Eloisa. Et il n’avait réalisé aucun de ces deux souhaits.
« Tu n’es rien », se dit-il, avec la sensation d’un vide dans le cœur.
Tous les matins, à l’aube, il travaillait dans les champs appartenant au seigneur. Cueillait les fruits du seigneur, labourait une terre qui ne lui appartiendrait jamais et vivait jusqu’au crépuscule une vie qui ne serait jamais la sienne. Pour s’étendre après le dîner sur sa pauvre couche, sans rien dans les mains, avant de plonger dans un sommeil sombre et vide. Comme une bête de somme.
« Tu n’es rien », se répéta-t-il. Et il ajouta : « Tu n’es qu’un serf de la glèbe. Du bétail. » De nouveau il sentit ce grand vide dans son cœur.
C’était parce qu’il n’était rien qu’Ojsternig lui avait posé la main sur l’épaule. Et s‘il avait tué ces innocents, c’était parce qu’eux non plus n’étaient rien. Ni des hommes ni des femmes ni des enfants, mais des chiens, des vaches, des moutons, des ânes. Des bêtes de somme, de la viande à boucherie. Des serfs de la glèbe.
La forêt s’assombrissait. Il chargea Harro sur ses épaules et rentra.
« Je veux que tu ailles voir Raphael demain, lui dit Agnete pendant le dîner.
— Pourquoi ?
— Parce qu’à cause de toi, je commence à être gênée vis-à-vis des autres, répondit Agnete d’une voix dure. Ici, on se casse tous le dos au travail. »
Mikael était certain qu’il y avait autre chose, qu’Agnete ne dirait pas.
« Je m’occuperai de Harro, dit Eloisa.
— Non, Harro vient avec moi », répondit sèchement Mikael, avant de se lever pour aller se coucher. Il n’avait pas décroché un mot depuis dimanche, même pour s’adresser à Eloisa, et ne répondait plus quand elle lui souhaitait bonne nuit. Sûr qu’elle le méprisait, elle aussi, de ne pas s’être dégagé de la prise d’Ojsternig.
Le lendemain, il prit Harro sur ses épaules et grimpa à travers le Mezesnig sans passer par le sentier. Il n’avait plus peur des loups et connaissait la forêt comme personne.
À la “tanière du dragon”, le vieux Raphael l’accueillit avec un sourire. « Qu’est-ce que tu fais là, mon garçon ?
— Agnete m’a dit de venir vous voir, répondit Mikael.
— Et tu es un garçon obéissant », dit Raphael en riant. Il regarda Harro, qui s’était mis sur la défensive. « J’avais entendu dire que tu avais un chien. » Il s’approcha de Harro, sans crainte. À deux pas du chien, il plia les jambes et lui tourna le dos en tendant la main.
Harro vint la renifler et remua la queue.
Raphael se retourna et lui donna une tape sur la tête. Alors il se releva. « Magnifique bête », dit-il. Il s’assit à côté de Mikael. « Si tu lui tournes le dos, il comprend que tu n’as aucune intention agressive.
— Vous savez tout, hein ? », dit Mikael.
Raphael resta silencieux quelques instants, regardant les montagnes qui les entouraient. C’était une journée limpide, et la neige blanchissait les plus hauts sommets. « Tu es d’excellente humeur, je vois », lui dit-il, un sourire sur ses lèvres flétries.
Mikael haussa les épaules. « Alors, Je peux rester ?
— Oui, mais tu dois couper du bois. »
Mikael regarda la forêt. « Ojsternig est en train de la détruire.
— Il détruit tout. »
Mikael alla prendre une hache dans la remise à outils. Il eut un petit coup au cœur en voyant la pioche, le premier outil qu’il avait appris à manier. Dans les bois, il travailla jusqu’au soir. Il tira derrière lui les troncs qu’il avait abattus puis les scia en bûches et fendit les plus grosses à la hache sur la souche.
« T’es devenu fort », dit Raphael pendant qu’ils mangeaient.
Mikael ne répondit pas.
« T’as toujours le livre que je t’ai donné ? », demanda le vieil homme.
Mikael acquiesça et plongea le nez dans sa soupe, relevée avec de la viande. Ils finirent de dîner en silence. Raphael ouvrit une bouteille en terre cuite. « Bois doucement, c’est fort », dit-il, en versant deux petites rasades de boisson.
Mikael but. Sa gorge se contracta, et une chaleur intense se diffusa dans son estomac.
« C’est un alcool distillé par les frères de Dravocnik. Ça fait digérer. »
Mikael sentait l’alcool défaire des nœuds en lui. « Vous avez appris ce qui s’est passé dimanche ?
— Oui, répondit Raphael avec gravité.
— De la viande de boucherie, dit Mikael d’une voix sourde. Comment Dieu peut permettre des choses pareilles ? ajouta-t-il, contenant sa colère.
— Tu me prends pour un curé, à me demander ce que Dieu pense ? » Mikael, silencieux, gardait la tête basse.
« De toute façon, qu’est-ce qu’il pourrait faire, Dieu ? reprit Raphael. Même s’il décidait d’intervenir, comment il ferait pour mettre fin à toutes les injustices ? » Il se pencha vers lui. « Une fois qu’il aurait éliminé Ojsternig et tous les méchants de la terre, il y aura toujours un enfant qui survit à l’hiver et un autre non, une femme fertile et une autre qui est stérile. Et à la fin, quand il aurait éliminé tous les malheurs possibles et toutes les injustices, il y aura toujours un champ qui donne plus d’avoine qu’un autre. Ça ne serait pas une injustice, ça aussi ?
— Alors, à quoi il sert, Dieu ?
— Tu me prends décidément pour un curé ?
— Non. » Mikael était de plus en plus sombre.
Le silence retomba.
Raphael se leva pour aller dormir.
« La vie me dégoûte, dit Mikael.
— La vie, en elle-même, n’est ni moche ni belle.
— Arrêtez de faire des belles phrases ! dit Mikael rageusement. Vous êtes là sur votre montagne et rien ne vous touche. Vous ne connaissez rien à la vie. »
Le vieux se coucha sous sa peau de loup. « Oui, tu as peut-être raison. »
Mikael dormit peu. Il se réveilla au matin fatigué et de mauvaise humeur. « Vous vous êtes trompé, dit-il à Raphael d’un ton agressif pendant que le vieil homme faisait chauffer la soupe de la veille.
— Sur quoi ? dit-il sans se retourner.
— Quand j’étais petit, vous m’avez dit que la haine, c’est une satisfaction qui dure pas. Ça n’est pas vrai.
— Ah non ? », dit Raphael d’un ton distrait.
Mikael sentit le sang lui monter aux tempes. « Non !
— Mais la bouche amère, ça reste », répondit Raphael.
Mikael haussa les épaules. « On s’y habitue. On finit par ne plus la sentir. »
Raphael se retourna et le regarda droit dans les yeux. « Tu mens, dit-il, avec un air sérieux.
— Qu’est-ce que tu en sais, toi, le vieux ? »
Raphael continua à le fixer et ne répondit pas. Ses yeux étaient empreints d’une mélancolie profonde, comme ceux de quelqu’un qui ne veut pas regarder en arrière mais sent pourtant le souffle du passé dans son dos.
Mikael fut ému par ce regard. Il sentit quelque chose se briser en lui. Tournant le dos, il sortit de la cabane avant que Raphael ne puisse lire dans ses yeux.
« Mikael, dit Raphael en le rejoignant.
— Cet homme a tué mon père, et moi… moi… ! explosa Mikael en se retournant, le visage contracté de colère et de douleur.
— T’as pas de père…, commença à dire Raphael.
— Si ! J’ai eu un père ! C’était le prince Marcus Ier de Saxe ! hurla Mikael. C’est pas la peine que vous me répétiez toujours la même chose ! Et je l’ai vu se faire décapiter ! Et je sais qui a donné l’ordre de le tuer ! » Il chercha fougueusement dans sa poche, saisit la bague en or tordue par les flammes qu’il avait trouvée six ans plus tôt dans les cendres du château. « Regardez ! cria-t-il, les larmes aux yeux. C’est la bague de mon père ! » Il tomba à genoux sur le sol. Harro vint près de lui et lécha ses larmes. « Et je ne suis même pas capable de le venger…, murmura-t-il. C’est ça l’histoire qu’il raconte, votre livre stupide. »
Raphael amena un petit tabouret à trois pieds près de lui.
« Peut-être que mon père aussi pensait que ses serfs n’étaient rien. Qu’ils n’étaient pas des hommes mais des bêtes.
— Ton père a été un prince juste…
— Qu’est-ce que vous en savez ?
— Demande à ses sujets…
— À ses serfs ! » Mikael serra nerveusement les poings. « À son bétail !
— C’est la loi de notre monde…
— C’est une loi injuste !
— Elle est injuste quand le prince est injuste.
— Alors, qu’est-ce que je dois faire ? », demanda Mikael, exaspéré, levant vers le vieil homme ses yeux et son visage mouillé de larmes.
Raphael le fixa d’un regard soudain sévère. « Arrête de pleurer sur ton sort, par Dieu ! s’exclama-t-il d’une voix dure. T’es plus un gamin. Deviens un homme. »
Mikael fut blessé par ces paroles.
« Le but de la vie d’un homme, c’est de devenir ce qu’il devient, rien de plus, rien de moins, répondit Raphael d’un ton toujours aussi dur. Commence donc par savoir qui tu veux devenir et cesse de pleurnicher. »
Mikael resta figé à le regarder.
« Tu as un grand cœur, murmura Raphael. Écoute-le.
— Assez avec ces idioties ! C’est pas vrai ! cria Mikael en réponse. Je suis un lâche, et vous ne faites que bavarder, comme les vieux ! » Il se leva, prit Harro sur ses épaules et disparut dans la forêt.
Il arriva dans la Raühnvahl à la tombée de la nuit et se rendit dans le petit cimetière derrière Notre-Dame des Neiges. Il regarda la croix de bois qui indiquait l’endroit où il avait enseveli les cendres de son père, sa mère, sa petite sœur et Eilika. Debout, il ne trouva pas les mots pour une prière. Il éprouvait un profond mépris pour lui-même, comme si la main d’Ojsternig était encore sur son épaule.
« Je t’ai vu revenir », dit Eloisa derrière lui.
Mikael ne se retourna pas mais son cœur fit un bond, comme si Eloisa était désormais en lui. Il entendit Harro japper joyeusement, et se rendit compte alors que le dimanche précédent, Eloisa aurait pu être sur le gibet. Il aurait voulu se tourner vers elle, la prendre dans ses bras, la serrer fort. Mais il dit seulement, d’une voix distante : « Est-ce que ça finira un jour, cette horreur, si on n’y met pas fin nous-mêmes ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— On compte pour rien, répondit Mikael d’une voix sourde. Moi, je veux pas vivre comme ça.
— Comment tu voudrais vivre ?
— Et toi, comment tu voudrais vivre ? répliqua Mikael. Tu trouves ça bien, de penser qu’un jour on pourrait te pendre par caprice ?
— On n’y peut rien.
— Si, on y peut quelque chose ! s’exclama Mikael. J’ai rencontré Volod le Noir. » Il ne l’avait encore avoué à personne.
« Chut ! Faut pas qu’on t’entende ! dit Eloisa, alarmée.
— C’est ça, continuons à nous taire ! Comme des moutons qui attendent qu’on les égorge ! » La colère montait de nouveau en lui. Il se sentait impuissant. Et lâche. « Quand j’était petit, je ne voyais rien, dit-il d’une voix que la rage et le mépris faisaient trembler. Et pourtant vous étiez déjà des esclaves, toi et les autres. La seule différence, c’était que vous apparteniez à mon père. Mais peut-être que pour lui aussi vous n’étiez rien. Comme pour Ojsternig ! »
Le son d’un cor résonna dans la vallée.
« C’est quoi ? », demanda Eloisa.
Distrait par les sentiments qui l’agitaient, Mikael n’entendait pas. Il cria presque : « Mon père, il était comme Ojsternig ! » Puis il lança un coup de pied rageur dans la petite croix de bois.
Eloisa lui donna une gifle.
Mikael la regarda. Il ramassa la croix et la lui tendit. « Allez, frappe-moi avec ça ! Et si tu veux me faire mal, frappe plus fort, dit-il d’une voix amère. Je suis plus un gamin maintenant ! »
Elle redressa la croix et la remit en place. « Peut-être, mais t’es pas encore un homme », dit-elle avant de s’en aller.
Mikael rougit d’humiliation et de colère. C’était la seconde fois en un jour qu’on lui disait qu’il n’était pas un homme. Il cria : « Eloisa ! »
Elle s’arrêta à la hauteur de la grille du cimetière et le regarda. « Quoi ? », demanda-t-elle.
Mikael resta silencieux, serrant les poings.
Elle le regarda encore un instant, puis partit.
Mikael serra les poings encore plus fort. Il aurait dû lui courir après, lui dire ce qu’il ressentait pour elle. Mais il ne pouvait pas. “T’es qu’un gamin, se dit-il avec hargne. Un gamin pleurnichard et lâche !” Les yeux pleins de larmes, il se tourna vers Harro. « Rentre à la maison. »
Le grand chien regarda vers la baraque d’Agnete.
« Rentre à la maison, Harro ! », cria Mikael.
Harro se mit en route d’un pas incertain.
Mikael sortit du cimetière en courant. « Eloisa ! » Mais quand il vit une caravane de charrettes et de cavaliers arrêtée sur l’esplanade devant Notre-Dame des Neiges, sa voix se brisa. Tous les habitants de la vallée étaient accourus, entourant la caravane.
Ojsternig, à cheval, bombait le torse avec un regard de défi. Deux enfants, misérablement vêtus, étaient attachés à lui, l’un sur sa poitrine, l’autre dans son dos, et formaient comme une cuirasse de chair humaine contre les flèches des rebelles. L’enfant sur son dos pleurait.
Mikael se déplaça dans la foule, cherchant Eloisa qu’il ne voyait pas.
« À partir de ce jour, le prince s’installe dans son château, annonça Agomar d’une voix forte. Vous construirez de nouvelles habitations pour les bûcherons de Sa Seigneurie. Et des abris et des écuries. La semaine prochaine arrivera un troupeau de trois cents moutons, un autre de cinquante veaux, et deux taureaux de monte. Chaque fois qu’un animal sera tué par les rebelles, l’un de vous aura le doigt coupé. Vous êtes tous avertis. »
Mikael écartait les gens, à la recherche d’Eloisa.
« Sa Seigneurie cherche de nouveaux écuyers et des soldats ! poursuivit Agomar. Tous les jeunes du village sont tenus de se présenter au château dimanche prochain pour disputer des épreuves. Quiconque ne se présentera pas sera considéré comme un rebelle et un traître, hurla-t-il d’un ton menaçant. Des combats seront organisés. Vous lutterez pour gagner.
— Ou mourir ! », ajouta Ojsternig en riant. Sa voix couvrit les pleurs de l’enfant attaché dans son dos. Il éperonna son cheval et se dirigea vers le château.
La procession de charrettes et d’hommes d’armes s’ébranla pour le suivre.
“Comme des chiens”, pensa Mikael. Et soudain il eut un frisson de peur à la pensée qu’il pourrait mourir en combattant, pour le seul divertissement d’Ojsternig. “Des chiens de combat”, se répéta-t-il.
Ce fut alors qu’il aperçut Eloisa. Elle marchait d’un pas rapide. Il la vit aller vers le pont sur l’Uque. À l’endroit où les peaux des innocents écorchés vifs étaient clouées, elle s’arrêta et les toucha, une à une.
Mikael dut attendre que la caravane passe avant de pouvoir traverser la route. La peur grandissait en lui. Il comprit que sa vie valait bien peu, aussi peu que celle des autres.
« Eloisa ! », s’écria-t-il dès qu’il put traverser, s’élançant à corps perdu vers le pont.
Mais elle n’entendait pas. Il franchit le pont au pas de course, ses pas résonnèrent sur les planches, puis il descendit sur la grève de l’Uque. Du coin de l’œil, il regarda les peaux clouées au parapet. “On compte pour rien”, pensa-t-il encore. Il comprit tout à coup que ce qui l’habitait n’était pas la peur de mourir, mais le désir de vivre. Comme cette nuit où, caché dans la trappe d’Agnete, quand tous pensaient qu’il ne survivrait pas, il avait dit à Hubertus : « Moi, je vivrai ! ».
Il descendit sur la rive escarpée du torrent. « Eloisa ! », s’écria-t-il. Il s’arrêta, espérant entendre une réponse. Rien d’autre que le silence. Continuant de descendre, il dépassa un gros enchevêtrement de branches charriées par les eaux du torrent. Il appela encore.
Elle sortit d’un buisson. « Quoi ? », demanda-t-elle avec la même intonation provocatrice.
Mikael s’élança vers elle. Il ne réfléchissait plus, ne raisonnait plus. Il prit sa main et la serra, plantant dans ses yeux un regard plein de passion.
Eloisa voulut retirer sa main.
Mikael la retint plus fort. « Non… dit-il d’une voix rauque. Je sais que je suis un crétin pour toi et que je ne te plairai jamais, mais toi… au contraire… » Il s’emmêla dans ce qu’il voulait dire, et se tut.
Les lèvres d’Eloisa s’entrouvrirent, sans qu’elle s’en rende compte.
Celles de Mikael s’entrouvrirent à leur tour, comme par un effet de miroir.
Eloisa prit sa main et la porta à sa bouche. « Ne t’arrête pas maintenant, Mikael Veedon », dit-elle dans un murmure.
Mikael caressa ses lèvres, doucement, timidement. Il les trouva plus douces que de la mousse, mais ses jambes tremblaient et il sentait s’évanouir tout le courage qui l’avait poussé dans ses bras.
Les yeux d’Eloisa s’emplirent de larmes.
« Pourquoi tu pleures ? lui demanda Mikael, déconcerté.
— Il t’a fallu tellement de temps…
— Mais tu avais dit… balbutia Mikael.
— Je sais ce que j’ai dit, reprit Eloisa. Mais toi, pourquoi tu l’as cru ? »
Mikael rougit. « Parce que je suis un crétin… »
Eloisa embrassa le bout des doigts de Mikael, puis les lécha de la pointe de sa langue. Elle les mordit, d’abord doucement, ensuite plus fort.
Le visage de Mikael devint rouge d’embarras.
Leur respiration à tous deux se faisait fébrile.
« Qu’est-ce je dois… faire ? », demanda Mikael.
La main d’Eloisa se glissa dans les cheveux blonds de Mikael. Elle les serra dans son poing et l’attira à elle, presque avec violence.
Mikael se pencha. Il ouvrit la bouche.
Alors Eloisa mit ses doigts entre les lèvres de Mikael et commença, à son tour, à les y promener. Leurs yeux ne se quittaient pas. Elle le poussa doucement, jusqu’au moment où il se retrouva étendu dans l’herbe. Alors elle se pencha sur lui et approcha sa bouche de la sienne.
Ils ne s’embrassèrent pas tout de suite. Chacun respirait le souffle de l’autre, lèvres entrouvertes. « Tu m’as fait attendre si longtemps… murmura Eloisa. Si longtemps…
— Si longtemps… », reprit Mikael en écho.
Alors ils s’embrassèrent, avec une fougue incontrôlable et maladroite, leurs langues se mêlaient, leurs dents se heurtaient, mordillaient les lèvres de l’autre, les touchaient du bout de leurs doigts, comme pour apprendre ce premier baiser par cœur.
La main d’Eloisa glissa sur la poitrine de Mikael, qui frissonna. Elle descendit jusqu’à l’aine et toucha à travers l’étoffe son membre durci. « C’est comme ça qu’un homme doit être quand il désire une femme », dit-elle d’une voix entrecoupée, plus assurée qu’elle ne l’était vraiment. « C’est les grandes qui me l’ont dit. » Elle se hissa sur lui à califourchon et prit sa main, qu’elle glissa sous sa jupe pour lui faire découvrir son sexe humide. « Et c’est comme ça qu’une femme doit être quand elle désire un homme », gémit-elle, le dos arqué, les yeux à-demi fermés de plaisir.
Mikael explora en frémissant, avec gaucherie au début, cette viscosité excitante qui dilatait son sexe.
Eloisa ouvrit ses braies, et le regarda entre les jambes.
Il aurait voulu d’instinct cacher son membre nu mais se retint.
Eloisa le caressa. Lui aussi était mouillé. Elle fixa Mikael dans les yeux, avec une sorte de peur voilée de désir. Serrant son sexe, elle le guida en elle. « C’est ce que font un homme et une femme quand ils se désirent… dit-elle d’une voix entrecoupée. Enfin… je crois… » Puis elle se poussa sur lui avec violence.
Mikael sentit une pression, une résistance puis un déchirement, et un flux chaud l’envelopper.
Eloisa gémit de douleur. « Ne… t’arrête pas… », murmura-t-elle, tandis qu’à la douleur se substituait un plaisir intense, suivi d’un coup au cœur. Elle commença d’aller et venir avec une ardeur grandissante, l’accueillant en elle, frottant son propre sexe contre le pubis de Mikael, ses mains agrippées à ses cheveux.
Soudain, sans qu’aucun des deux n’y soit préparé, leurs corps, presque à l’unisson, se mirent à vibrer jusque dans les profondeurs. Et si le corps de l’un approchait du plaisir final, l’autre le rejoignait et le dépassait, avant d’être à son tour poursuivi et rattrapé.
Aucun des deux ne cria quand ils atteignirent le plaisir. Ils restèrent figés, tremblants, effrayés et surpris, les yeux grands ouverts, la bouche muette, devinant dans le regard de l’autre la même stupeur, la même peur, le même plaisir.
Eloisa, à mesure que les spasmes n’étaient plus qu’un écho dans son ventre, s’abandonna lentement sur le corps de Mikael. Ils restèrent là, immobiles, unis comme un seul corps, jusqu’à ce que l’obscurité descende.
« Tu savais qu’un homme et une femme pouvaient être aussi heureux ? lui demanda Eloisa.
— Alors je suis devenu un homme ? dit Mikael avec un sourire rayonnant.
— Tu le savais ou pas ? répéta Eloisa en posant la tête sur sa poitrine.
— Comment j’aurais pu le savoir ? dit Mikael qui caressait ses cheveux lisses. Je croyais que les garçons naissaient par derrière. »
Ils éclatèrent de rire.
Les jours qui suivirent, Mikael et Eloisa semblaient ne plus voir le monde qui les entourait. Ils n’avaient d’yeux que l’un pour l’autre.
Tout ce qui avait jusque là paru hors d’atteinte était maintenant pour Mikael naturel, vital. Il se répétait : “Je suis sorti de la trappe”. Avant, il était incapable d’approcher Eloisa. À présent, tous les prétextes étaient bons pour la frôler. Dès qu’il le pouvait, il touchait sa main, caressait sa poitrine, respirait ses cheveux ou sa nuque. Eloisa le cherchait avec la même ferveur. Ils se touchaient sans savoir lequel des deux avait commencé. Cette syntonie, ce désir qui palpitait à l’unisson les étourdissaient. Aussitôt Agnete endormie, Eloisa le rejoignait sur la paille près du foyer et se serrait contre lui. Ils s’exploraient, se donnaient du plaisir, se fondaient l’un dans l’autre. De moins en mois maladroitement. Dès qu’Agnete leur confiait un travail, ils se précipitaient pour le faire ensemble. Aveugles au monde, et même certains que personne ne s’en doutait.
Un soir, au dîner, Mikael allongea le pied sous la table à la recherche du pied d’Eloisa. Quand il l’eut trouvé, il commença à le toucher et remonta jusqu’à sa cheville. Soudain, il reçut un coup de pied au mollet.
« Imbécile, c’est mon pied ! », avait explosé Agnete.
Mikael avait rougi. Eloisa se retenait de rire.
« J’en peux plus de vous deux ! », s’était exclamée Agnete en tapant du poing sur la table. Puis, le regard sérieux, elle avait pris la main de Mikael et celle d’Eloisa. « Qu’est-ce que vous croyez donc ? », L’inquiétude était visible dans ses yeux. « Tu te souviens de Gregor ? dit-elle à Mikael. Puis, à Eloisa : Et toi ? Tu te souviens d’Emöke ? » Elle serrait leurs deux mains plus fort, dans un mélange de colère et de chagrin. « J’ignore ce que vous ressentez. Ça ne m’est jamais arrivé. » Il y avait dans sa voix une mélancolie profonde. « Mais vous êtes sûrs que c’est une chance ? Vous appartenez à un homme cruel qui se nourrit du malheur d’autrui. C’est lui, votre maître. Lui qui décide de vos vies. » Lâchant leurs mains, elle leur fit pour la première fois une caresse sur la joue. « Vous êtes mes enfants… et je ne veux pas qu’il vous arrive quelque chose. » Ses yeux s’étaient voilés de larmes.
Eloisa, cette nuit-là, ne rejoignit pas Mikael sur la paille. Et Mikael ne réussit pas à dormir. Il sentait encore plus violemment sa condition de serf, depuis qu’il avait quelque chose à perdre. Rien ne lui appartenait, ni sa vie ni son amour pour Eloisa. Ils n’étaient que les bestiaux d’Ojsternig.
Le lendemain matin, dès qu’ils furent seuls, Mikael dit à Eloisa : « On doit s’échapper.
— Où ? demanda-t-elle, effrayée.
— Je ne sais pas. Mais si on arrive à vivre une année dans une ville, la loi dit qu’on est libre. »
Eloisa hocha doucement la tête. « On peut pas laisser ma mère toute seule, répondit-elle d’une voix grave. Elle en mourrait…
— Et nous alors ? » Mikael la prit par les épaules. « On n’en mourra pas ? »
Le visage crispé, Eloisa secoua lentement la tête. « Moi… », dit-elle enfin. Mais elle s’arrêta.
« Toi quoi ? », demanda Mikael, d’une voix soudain dure.
« Elle t’a élevé. Elle t’a donné la vie que tu as maintenant… dit Eloisa.
— Non ! C’est toi qui me l’as donnée ! »
Eloisa tendit la main et lui caressa les lèvres. « Tu sais que j’ai raison, hein ? », lui dit-elle avec une douceur et une maturité de femme.
Mikael arrêta sa main. Il lui lança un regard plein de feu, les narines dilatées, puis serra les dents. « C’est le maître qui décide comment ses bêtes doivent s’accoupler. Et elles ne protestent pas, elles ne se rebellent pas ! Bien sûr ! C’est toi qui as raison ! », dit-il avec rage.
Eloisa devint froide comme la glace. « Tu n’es qu’un gamin capricieux, égoïste et tyrannique, lui souffla-t-elle au visage. Tu aurais été un prince parfait. » Elle lui tourna le dos et rejoignit Agnete qui partait aux champs ramasser les derniers légumes tardifs.
Toute la journée, Mikael travailla en silence, sombre, plongé dans ses pensées.
Le soir, il murmura à Eloisa : « Je dois te parler ».
Elle le rejoignit dès qu’Agnete se fut endormie et se glissa avec lui sous la couverture.
« Faire l’amour avec la plus jolie fille du monde, ça ne suffit pas pour être un homme, hein ? lui dit Mikael.
— Non.
— Moi, je veux devenir un homme. »
Il y eut un long silence.
Eloisa l’attira à elle et l’embrassa. « On y arrivera, chuchota-t-elle.
— On y arrivera, répéta Mikael.
— J’ai peur…
— De quoi ?
— Demain, c’est dimanche. Tu vas devoir combattre.
— Non. Je ne suis pas son chien. »
Eloisa resta silencieuse. Puis elle commença à le caresser, et leurs respirations entrecoupées firent bientôt taire toutes leurs pensées. Après l’amour, pourtant, elle répéta : « J’ai peur… »
Le dimanche matin, quand Mikael arriva au château avec Agnete et Eloisa, la cour était déjà pleine de gens.
Malgré le froid et la mauvaise saison qu’annonçait chaque matin un ciel gris perle, bas et oppressant, les bûcherons avaient abattu pendant toute la semaine une grande quantité d’arbres, surtout des hêtres. La population les avait transportés jusqu’au village pour construire les futurs logements des familles des bûcherons, et les abris pour les moutons et les vaches. La montagne était comme blessée. Parfois, à l’aube, on apercevait des chevreuils qui regardaient autour d’eux, désorientés.
Toute la semaine, tandis que villageois et nouveaux arrivants commençaient à échanger quelques phrases prudentes pour tester leur cohabitation future, les garçons n’avaient parlé que de la sélection du dimanche. Beaucoup étaient excités. L’espoir de devenir écuyer ou soldat emplissait leurs nuits de rêves de gloire, leur faisait imaginer une vie affranchie de la terre. Ce matin-là, Eberwolf était arrivé le premier dans la cour du château.
En entrant, Mikael vit une estrade où se tenaient Ojsternig, Agomar, la princesse Lukrécia et le prince Marcus, flanqués d’Arialdo de Tarvis et du curé du palais. Tous, serviteurs, hommes d’armes, villageois, jeunes gens attendant la sélection et putains de la soldatesque, s’étaient massés au pied de l’estrade. Emöke aussi était là.
Devant l’estrade, deux rangées de cordes solidement attachées à quatre poteaux fichés dans le sol délimitaient un rectangle de vingt verges sur dix. On aurait dit un enclos pour le bétail. Mikael leva les yeux vers le château, reconstruit presque à l’identique, et regarda la fenêtre de ce qui avait été sa chambre. Il crut sentir à nouveau l’odeur du bois qui fumait dans la cheminée, la douceur du matelas en laine de mouton sur lequel il dormait, bien au chaud sous des couvertures en peau de loup doublées de lin fin. Ses pensées allèrent à Eilika, la fidèle gouvernante qui dormait au pied de son lit sur une pauvre paillasse. À l’époque, tout cela lui semblait normal. Il ne s’était jamais demandé s’il était juste qu’Eilika, qu’il aimait pourtant, dorme comme un chien à ses pieds.
« Pour moi aussi, elle était du bétail, murmura-t-il.
— Qu’est-ce que tu dis ? », demanda Eloisa.
Mikael la regarda, se rappelant le jour où il lui avait donné sa part de tourte à la viande de cerf. Maintenant il connaissait la faim, comme tous les serfs de la glèbe, et il savait ce qu’elle avait dû éprouver en la mangeant. Mais pour lui, en ce temps-là, cette nourriture si raffinée, si spéciale, n’était rien. « Tu m’as sauvé la vie pour une tranche de tourte à la viande », lui dit-il.
Eloisa le fixa droit dans les yeux puis laissa errer son regard sur cette cour, qu’elle revoyait, comme lui, rouge de sang, dévastée par les flammes. « C’est la meilleure chose que j’aie jamais mangée », répondit-elle.
Mikael eut honte. Il lui avait donnée seulement pour se débarrasser d’elle et jouer tranquillement à cache-cache avec Eilika. Eilika, son chien fidèle, qui dormait chaque nuit au pied de son lit. « Rien n’est comme ça devrait être… », dit-il dans un murmure.
Agomar se leva. « Défilez un par un devant votre prince », annonça-t-il aux jeunes gens, dont beaucoup piaffaient comme de petits taureaux.
Eberwolf poussa de l’épaule le garçon qui était devant lui et s’avança le premier. Malgré le froid piquant, il portait une casaque sans manches qui laissait voir les muscles puissants de ses bras. Sûr d’être plus fort que les autres, il ne doutait pas d’être choisi, convaincu que sa vie allait changer.
Du haut de l’estrade, Ojsternig lui jeta un regard distrait. « Je me souviens de toi, dit-il. Tu es le lâche. »
Le thorax d’Eberwolf se dégonfla aussitôt, comme s’il avait reçu un coup de poing à l’estomac.
« Nous verrons ce que tu sais faire, dit Ojsternig en se débarrassant de lui d’un revers de la main. Va dans l’enclos et mets-toi à droite. »
Mikael remarqua que le prince Marcus, l’usurpateur, regardait Eberwolf avec intérêt. Eberwolf aussi s’aperçut du regard de Marcus, et lui fit une révérence maladroite.
Le deuxième garçon qui se présenta avait de grandes mains mais des épaules étroites, et il était un peu bossu.
Ojsternig se mit à rire. « À gauche. » Il se tourna vers Lukrécia.
Elle avait le regard absent, plein d’ennui.
Le deuxième garçon franchit les cordes et se plaça de l’autre côté de l’enclos.
« Le berger choisit les bêtes pour l’abattoir, murmura Mikael d’une voix sourde.
— Tais-toi, pour l’amour de Dieu », le supplia Agnete.
Tous les jeunes gens du village se présentèrent l’un après l’autre à l’examen. Ojsternig les répartit en deux groupes, à droite ou à gauche.
Mikael observait les autres. Ceux qui auraient aimé devenir soldats et quitter la terre se comportaient comme les chiens mâles qui en rencontrent un autre. Ils voulaient paraître à leur avantage. Ceux qui avaient peur se comportaient en revanche comme des proies, les yeux baissés, les épaules affaissées.
« Allez, ramasse-merde, c’est ton tour », ordonna Ojsternig.
Eloisa serra fort sa main. « Vas-y et ne fais pas l’idiot, s’il te plaît, lui recommanda-t-elle.
— Ramasse-merde, viens ici ! cria Ojsternig.
— Vas-y, gamin, n’aie pas peur, dit Agnete.
— C’est plus un gamin », lâcha Eloisa.
Une émotion profonde envahit Mikael, mais il n’avait pas peur. Il avança d’un pas sûr jusqu’à l’estrade.
Ojsternig, sans le regarder, fixait un point derrière lui.
Mikael se retourna, une inquiétude au cœur. Il comprit que les yeux d’Ojsternig s’étaient posés sur Eloisa, qui soutenait fièrement son regard. “S’il te plaît, ne le regarde pas”, lui dit intérieurement Mikael, alarmé.
Ojsternig s’adressa à lui. « À gauche », dit-il.
Passant par-dessus les cordes, il rejoignit les autres.
Les serfs de la glèbe retenaient leur souffle.
Agomar se leva. « Vous formez deux équipes », annonça-t-il avant de faire un signe à des serviteurs, qui apportaient sur un plateau de minces bandes de lin noires et vertes. « Que l’équipe de droite noue à son cou les bandes noires, et l’équipe de gauche les vertes. Les couleurs de la maison de vos seigneurs, le prince d’Ojsternig et le prince Marcus II de Saxe. »
Mikael serra les poings.
Les serviteurs distribuèrent les rubans de couleur, que les garçons attachèrent à leur cou.
Ceux de droite, les Noirs, étaient vingt, et ceux de gauche, les Verts, dix-neuf.
« Vous êtes ennemis, leur dit Agomar. Au signal de votre prince, vous commencerez à vous battre. Équipe contre équipe. Les Noirs contre les Verts. Pas de règles, tous les coups sont permis. » Il se rassit.
“Un combat de chiens”, pensa Mikael plein de rage. Il se tourna vers Eloisa et vit qu’elle avait l’air effrayé. Puis Agnete l’attira contre elle et passa le bras autour de ses épaules.
Ojsternig leva un mouchoir brodé. « Dès que ce mouchoir touchera le sol, la bataille commencera. »
Les proches des jeunes gens se serraient les uns les autres, angoissés, perdus.
Les pieds des combattants foulaient la terre même où son père s’était battu jusqu’à la mort contre Agomar et ses hommes. Une fureur terrible enflamma Mikael, mais ses ennemis n’étaient pas l’équipe des Noirs. “Un combat de chiens”, se répéta-t-il sourdement.
Ojsternig lâcha le mouchoir, qui plana dans l’air avant de toucher les planches de l’estrade.
« Guerre ! cria Agomar.
— Ne vous battez pas, dit alors Mikael aux garçons de son équipe. Montrez-leur qu’on n’est pas des chiens. »
Ils le regardèrent sans comprendre. Certains firent quelques pas vers leurs adversaires. D’autres avaient un petit sourire nerveux.
« Guerre, par Dieu ! », hurla Agomar.
Eberwolf, après un regard vers Ojsternig puis vers le prince Marcus, s’avança et bouscula violemment un garçon des Verts qui faisait la moitié de sa taille.
Ojsternig rit et l’encouragea : « Vas-y, le lâche ! Achève-le ! »
Eberwolf ferma son poing et frappa le menton du garçon qui s’abattit sur le sol.
Cependant, dans un camp comme dans l’autre, les autres ne bougeaient pas.
« On n’est pas ses chiens, répétait Mikael. On n’est pas ses chiens. »
Ojsternig se leva, agacé. Il s’adressa à l’un des garçons de l’équipe des Verts. « Où est ta mère ? », lui demanda-t-il.
Le garçon courba les épaules et la chercha parmi les spectateurs. À contrecœur, il la désigna.
« Coupez-lui une oreille ! », ordonna Ojsternig à un homme d’armes, qui dégaina aussitôt son poignard et se dirigea vers la femme, qui s’était réfugiée dans les bras de son mari.
« Non… murmura le garçon.
— Alors bats-toi ! », cria Agomar.
Le garçon ne bougeait toujours pas. L’homme d’armes avait pris sa mère par le bras.
« Bats-toi, mon fils ! cria son père en tentant d’arracher sa femme à la prise du soldat. Bats-toi, pour ta mère ! », répéta-t-il, les larmes aux yeux.
Le garçon serra convulsivement les poings et se jeta en hurlant sur l’un des Noirs, qu’il frappa à l’aveugle.
L’adversaire, surpris, encaissa son coup de poing dans l’estomac. Mais comme le garçon se retournait pour voir si le soldat avait lâché sa mère, l’autre s’était relevé et l’avait frappé en pleine nuque.
En un instant, ce fut la bagarre générale.
Ils s’élancèrent les uns sur les autres. Certains avaient l’habitude de se battre et d’autres moins, mais dans la confusion chacun moulinait des poings et des pieds. Les uns tombaient tout de suite, d’autres reculaient devant une attaque, d’autres encore se laissaient emporter par le combat, oubliant toute limite.
Le sang coula bientôt sur tous les visages.
Au début, Mikael était resté immobile. Mais quand il vit que les Verts avaient le dessous, il se jeta dans la mêlée, parant les coups sans les rendre, essayant de protéger les plus faibles et répétant : « On n’est pas comme ça ! On n’est pas ses chiens ! »
Ojsternig l’observait, fasciné. « Ce ramasse-merde, j’aimerais l’avoir à mes côtés dans la bataille. Pas le genre à tourner le dos pour se sauver à toutes jambes », dit-il à Agomar.
Celui-ci lui désigna Eberwolf, qui s’ouvrait sans pitié un chemin parmi les combattants. Il frappait par derrière, cognait sur les plus faibles, envoyait des coups de pied dans les testicules, mordait pendant les corps-à-corps, donnait d’épouvantables coups de tête à ceux qui s’approchaient trop.
« À la fin, c’est celui-là qui restera debout », dit Agomar.
Ojsternig regarda de nouveau sa fille, et vit Lukrécia fixer Mikael. Il avait éveillé son attention.
Bientôt, le visage de Mikael fut le plus couvert de sang. Quand il le pouvait, il ne rendait pas les coups. Il se plaça plus d’une fois devant Eberwolf qui s’acharnait sur un adversaire à terre. Il vit un garçon aux cheveux roux bourrer de coups un enfant plus petit et plus maigre, roux lui aussi. « Richard, c’est ton frère ! », lui cria-t-il, en l’obligeant à reculer.
Richard avait un regard de possédé. Le cri de Mikael sembla un instant le ramener à la réalité. Il s’arrêta et fixa son frère, qui avait le nez cassé. Mais, excité par la bagarre comme un animal, il se jeta aussitôt sur un autre, envoyant partout des coups de pied et des coups de poing.
« Reste par terre, rends-toi ! dit Mikael au gamin roux dont il avait pris la défense.
— Non ! », cria le gamin, qui se jeta à son tour sur son frère.
À la fin, dix Noirs et deux Verts restaient debout. L’un des Verts était Mikael, l’autre Fabio, le fils du paysan qui conduisait la charrue. À l’inverse de son père, il n’était ni fort ni robuste mais il était nerveux, agile, doué pour la bagarre. Parmi les Noirs, il y avait Eberwolf. Les jeunes gens se regardaient en haletant. Il était clair que les Noirs avaient gagné.
« Jusqu’au bout ! », hurla Ojsternig.
Mikael cracha par terre. Un crachat rouge de sang.
« On va les coincer », dit Eberwolf au reste de son équipe.
Les dix Noirs encerclèrent Mikael et Fabio, et s’en approchèrent en même temps. Tous les deux, dos à dos, levaient les poings.
Juste avant l’attaque finale, Mikael leur lança : « On n’est pas comme ça ! On n’est pas ce qu’il veut qu’on soit ! Montrez-leur qu’on n’est pas comme ça ! »
Mais les Noirs, comme une meute de loups, attaquèrent tous au même moment. À force de cogner sur les deux Verts, ils les eurent bientôt mis à terre.
Ojsternig riait.
Mikael était à genoux. Comme son père. À l’endroit même où Agomar l’avait tué. Et, comme son père, il leva un regard fier vers Eberwolf qui s’apprêtait à l’achever.
L’autre, joignant ses deux poings, le frappa violemment dans le dos.
La douleur fut terrible, et Mikael tomba, le nez dans la poussière.
Ojsternig proclama les Noirs vainqueurs et annonça que le dimanche suivant auraient lieu les combats singuliers.
Eberwolf, bouffi d’orgueil, s’était tourné vers lui.
Mais sans lui accorder un seul regard, Ojsternig se leva et partit.
Le prince Marcus s’avança de son allure indolente jusqu’à Eberwolf. « Tu es un champion, dit-il de sa voix mélodieuse. Si tu continues à gagner, un jour, en récompense, je te ferai baiser ma putain. »
Eberwolf s’inclina presque jusqu’à terre. « Merci, Monseigneur. »
Personne ne s’inclinait jamais devant Marcus, pas plus qu’on ne l’appelait “Monseigneur”. Il lui caressa la joue et dit : « Nous ferons de grandes choses ensemble ». Au moment de s’éloigner, il se retourna et lui fit un sourire charmeur.
Eloisa se pencha sur Mikael : « Tu peux te lever ? »
Il la regardait, sentait ses mains sur son visage mais son cœur était plein de désespoir. « On n’est pas comme ça… On n’est pas des chiens féroces… dit-il d’une voix pleine de douleur. On n’est pas comme ça… hein ? »
Eloisa ne répondit pas.
« Occupe-toi d’Harro, dit Mikael deux jours plus tard à Eloisa.
— Où tu vas ? »
Ils se regardèrent en silence. Une inquiétude se lisait dans les yeux d’Eloisa.
« Occupe-toi d’Harro », répéta-t-il. Et il partit.
Il avait des bleus sur tout le corps mais ne se souciait plus de la douleur physique. Il était devenu fort. Comme une bête de somme.
D’un pas rapide, il traversa le village où s’élevaient peu à peu les nouvelles habitations des bûcherons et de leurs familles.
Il s’arrêta devant les peaux clouées au parapet du pont sur l’Uque. Les rats avaient déjà rongé leurs pieds. Il les toucha toutes les sept. Chaque fois, il prononça à voix haute le nom la victime et se signa, même s’il ne comprenait plus grand-chose à la religion ni à Dieu. « Tu vivras dans le sang, comme moi et comme tous nos ancêtres. C’est notre destin, notre fatalité », dit-il tout bas, répétant les dernières paroles qu’il avait entendues de son père, le jour où il avait été tué. Puis il ajouta, comme pour conclure une prière : « Amen ».
Il pénétra dans la forêt d’un pas décidé, continuant à penser aux deux frères roux qui s’étaient massacrés pendant le combat d’Ojsternig, revoyant la fureur aveugle, sauvage, avec laquelle les dix Noirs les avaient agressés, lui et l’autre Vert resté debout. Il avait demandé à Eloisa : « On n’est pas comme ça, hein ? » Mais Eloisa n’avait pas répondu.
Mikael voulait une réponse. Ça ne pouvait pas venir de Raphael, ce n’était pas de son calme qu’il avait besoin. Un seul homme aurait pu lui répondre, mais il ne savait pas où le trouver. Personne ne le savait.
Il grimpa à travers la forêt du Mezesnig jusqu’au couloir des lépiotes, puis jusqu’à la roche fendue où poussait le vieux pin noir. S’aventurer au-delà de cette limite était dangereux. Autrefois, quand il était petit, la vue de cet arbre l’émerveillait. Mais ce jour-là, elle l’attrista. Eux non plus n’avaient pas le choix, ils devaient prendre racine dans des terrains arides, apprendre à survivre sans nourriture. Il regarda une dernière fois le pin noir, qui aurait pu avoir toute la forêt pour grandir. Mais ce n’était pas sa forêt, il n’était pas digne de pousser dans la terre grasse et humide. Il avait dû se contenter des rochers.
Agnete la lui avait décrite, leur vie, quand il n’était qu’un petit garçon. Il lui avait demandé pourquoi les vaches du village étaient si maigres. « Elles sont comme nous, elles mangent les restes », avait dit Agnete. Dans sa naïveté d’enfant, il avait demandé pourquoi elles ne partaient pas chercher un meilleur endroit. Et Agnete avait répondu : « Nous non plus, on ne part pas ».
Le cœur lourd, Mikael reprit sa marche à la recherche de Volod le Noir.
Lui seul pourrait répondre à ses interrogations.
Il se souvenait vaguement d’un endroit qui aurait pu faire une bonne cachette. On grimpait jusqu’à mi-hauteur avant de se glisser dans un ravin rocheux presque invisible, qui commençait par un passage étroit entre deux masses calcaires apparemment infranchissables. Il l’avait découvert en flânant dans la montagne, mais il n’était pas certain de le retrouver. Après une heure de marche, il devint plus optimiste car il lui sembla reconnaître un gros hêtre au tronc fendu par la foudre, une pierre en forme de grenouille, une racine tordue, comme un serpent prêt à attaquer. Il examina le terrain. Il y avait des traces, des ronces brisées, des fougères piétinées. C’était peut-être simplement la piste d’un cerf, mais il la suivit quand même.
Il était si attentif à étudier le terrain qu’il ne prêta pas attention au cri d’un coq de bruyère perché au sommet d’un arbre, bien trop haut pour ce genre d’oiseau. Un autre coq de bruyère, à quelque distance, lui répondit. Mikael s’aperçut qu’il avait perdu la piste. Plus aucune trace dans le sous-bois, et aucun signe du moindre passage. Étrange. L’atmosphère était trop calme.
À l’instant où il passait sous un grand mélèze, un homme dégringola sur ses épaules et l’immobilisa, lui mettant un couteau sur la gorge. Il lui demanda d’une voix agressive : « Qu’est-ce que tu cherches ? »
Mikael sentait la lame affilée contre sa peau. Sans opposer de résistance, il répondit : « Je veux voir Volod le Noir.
— Je connais pas de Volod le Noir », dit l’homme en appuyant la lame encore plus fort.
Mikael déglutit, sentant le couteau sur sa pomme d’Adam, mais ne parla pas.
« Qui tu es ?
— Je m’appelle Mikael Veedon. Je suis… je suis un paysan.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je veux parler avec Volod le Noir.
— Je t’ai dit que je connais pas de Volod le Noir.
— Alors laisse-moi partir, dit Mikael. Je ne veux pas d’ennuis. »
Le cri d’un coq de bruyère résonna à nouveau dans la forêt.
L’homme répondit à l’appel.
Deux autres cris, venus de deux endroits différents de la forêt, lui firent écho. L’instant d’après apparaissaient trois hommes armés d’arcs et de flèches.
« C’est qui ? dit l’un des trois, un grand gaillard à la tunique déchirée.
— C’est un paysan, Grippetout, répondit l’homme qui maintenait son couteau sur la gorge de Mikael.
— C’est un espion, dit un jeune boutonneux à la peau jaune, signe de malnutrition. Faut le tuer.
— Je suis un ami, dit Mikael.
— Faut le tuer, répéta le boutonneux.
— Ta gueule, Vaillant ! répondit rudement le dénommé Grippetout. Lâche-le. »
Mikael sentit la pression de la lame diminuer. L’homme le repoussa.
Grippetout encocha une flèche, tendit son arc et visa Mikael. « Si tu bouges, je te la plante dans l’œil.
— Tue-le, Grippetout, dit le petit jeune.
— Ferme ta gueule, j’ai dit ! », tonna Grippetout, la corde toujours tendue. « Tu cherches quoi ? demanda-t-il à Mikael.
— Je veux voir Volod le Noir. »
Grippetout l’observa quelques instants. Lui aussi semblait mal nourri. Le bras qui tendait l’arc vibrait déjà de fatigue.
Mikael mit la main à sa besace.
« Bouge pas ! », lui cria l’autre.
Mikael écarta les bras, en signe de reddition. « J’ai du pain, dit-il en indiquant son sac d’un signe de tête. Prenez-le. »
Les hommes hésitèrent. Puis Grippetout dit au jeune homme : « Va voir ».
Le garçon s’approcha prudemment de la besace et posa la pointe de son couteau sur le ventre de Mikael. « Si tu bouges, t’es mort. » Il prit la miche de pain de seigle et fit un bond en arrière. Il regardait le pain comme s’il n’avait pas mangé depuis une semaine, et ne put s’empêcher de mordre dedans. Dans sa hâte, il s’étrangla presque.
« Vaillant ! », s’écria Grippetout.
Le garçon courba les épaules et toussa. Il passa la miche de pain à un autre, qui la regarda avec envie mais la glissa dans sa casaque.
« Si on t’amène à lui et qu’il est pas d’accord…, dit Grippetout en baissant son arc, y aura pas de retour pour toi. On t’enterrera ici. »
Mikael sentit un frisson courir le long de son échine.
« Je prends le risque, dit-il.
— Bandez-lui les yeux. »
L’un des hommes défit le bout de tissu qu’il portait autour du cou et le noua sur les yeux de Mikael. Ils le firent tourner sur lui-même à toute vitesse jusqu’à le faire tomber. Deux hommes le prirent sous les bras. Ils puaient. Plus tard ils tournèrent à droite, puis à gauche, puis de nouveau à droite, et Mikael perdit tout sens de l’orientation.
Il sentit des branches remuer, fut poussé sur un terrain rocailleux. Au loin, un bruit d’eau jaillissante. Ils devaient être dans un couloir entre des rochers, car les deux hommes qui le tenaient se serraient contre lui.
Après un court trajet, Mikael sentit de l’herbe sous ses pieds. Ils s’arrêtèrent. Les voix d’hommes qu’on entendait se turent brusquement.
« Volod ! », cria Grippetout.
Des pas approchaient.
« Il dit qu’il veut te parler. »
Mikael sentit qu’on défaisait son bandeau. Face à lui, Volod le Noir, avec ses yeux clairs et intenses de loup.
« Ah, c’est le paysan, dit Volod, d’une voix blasée. Comment va ton chien ?
— Il est vieux, répondit Mikael. Mais il est fort. »
Volod sourit à peine, distant, sans gaieté. Lui aussi portait sur le visage les signes de la faim.
L’homme qui avait glissé la miche de pain dans sa casaque la tendit à Volod, qui la regarda en murmurant : « Du pain… Grippetout, partage-le avec les autres.
— Dieu te bénisse, Volod », dit Grippetout.
C’était une petite clairière cernée de murailles rocheuses, une forteresse naturelle cachée aux yeux du monde. Le fond en était plat, avec un mélèze énorme juste au milieu, et une petite cascade coulant d’une paroi qui s’élargissait ensuite pour former un puits d’eau limpide. Il y avait là une vingtaine d’hommes, fatigués, l’air souffreteux.
Grippetout se dirigea vers eux et partagea la miche entre ceux qui l’entouraient. À la fin, un garçon qui boitait fortement s’approcha. Grippetout avait à la main le dernier morceau restant, qu’il lui donna sans hésiter. Un autre coupa le sien en deux et le partagea avec Grippetout. Et ceux qui n’avaient pas encore mangé leur part en firent autant.
« Tu veux quoi ? demanda rudement Volod à Mikael.
— Une réponse, dit Mikael, touché par la scène qu’il venait de voir. Mais je l’ai déjà trouvée. »
Volod partit, se dirigeant vers une caverne que Mikael n’avait pas remarquée. « Alors, adieu », dit-il.
Mikael le suivit.
Dans la caverne, l’air était plus chaud. Trois feux brûlaient dans des foyers de pierres.
« De l’écureuil, dit Volod en montrant de la viande en train de griller sur une petite broche. On doit s’en contenter. Il n’y a pas beaucoup de cerfs, et les loups sont meilleurs que nous pour les chasser. » Il sourit, distant. « Au fond, les écureuils, c’est pas si mal… quand on n’a rien d’autre à se mettre sous la dent. »
Mikael s’assit à l’endroit que Volod lui indiqua. « Vous avez appris pour les exécutions, messire ? », demanda-t-il.
Le regard de Volod se teinta de colère puis de douleur. « C’est à cause de ces exécutions que nous souffrons de la faim. Nous n’attaquons plus les convois d’Ojsternig. On ne peut pas permettre à ce bâtard de vous tuer comme des rats. » Son visage s’assombrit.
« Ça n’est pas votre faute, messire, dit Mikael.
— Si, au contraire. J’ai échoué, répliqua Volod d’une voix pleine de regret. J’ai raté ma cible. J’aurais dû le tuer quand j’en avais l’occasion. Tous ces morts pèsent sur ma conscience. » Il regarda Mikael. « Et arrête de m’appeler messire et de me dire vous.
— Excusez… excuse-moi.
— Dis-moi pourquoi tu es là. Me fais pas perdre de temps en bavardages. »
Mikael lui raconta le combat du dimanche précédent. Il dit ce qu’il avait vu dans les yeux des jeunes gens qui se battaient. « On n’est pas comme ça, hein ? », demanda-t-il pour finir.
Volod le fixa de son regard de loup. « Si, on est comme ça, mon garçon », dit-il enfin, avec dureté.
« C’est pas vrai ! Je viens de voir tes hommes partager le pain…
— On est exactement comme ça », le coupa Volod d’une voix impitoyable. Il fit une longue pause. « Nous, on a tranché la gorge à des soldats qui étaient blessés, à terre, désarmés. Sans hésiter. Comme des chiens féroces.
— Et c’est pas juste ? demanda Mikael.
— J’en sais rien, paysan. Tu poses des questions trop compliquées pour un homme comme moi. » Volod montra la clairière de la main. « Je me demande combien de temps il faudra encore avant qu’on devienne de simples brigands. On a faim. On ne tient plus sur nos pattes. La faim, ça empêche de dormir, tu sais ça ?
— Non…
— Ça empêche de dormir », répéta Volod. Sa voix était fatiguée. « La vie devient trop longue. Les nuits trop noires. Et tu ne sais plus ce qui est juste ou pas. » Il soupira et hocha la tête. « Il faudrait qu’on parte.
— Où ? demanda Mikael.
— N’importe où, là où il y a quelque chose à manger, sourit Volod avec amertume.
— Vous pouvez pas nous abandonner ! », s’écria Mikael.
Volod le fixa longuement. « T’es qui pour me dire ça ?
— C’est quoi, la liberté ? », demanda alors Mikael.
Volod hocha la tête. « J’en sais rien, paysan. Pas un de nous n’est né libre, donc on n’en sait rien. C’est juste une idée qu’on se fait. Et notre idée de la liberté, pour le moment, elle est empoisonnée par la faim.
— Qu’est-ce qu’on va faire, nous, si vous partez ?
— Vous ? s’exclama Volod rageusement. Vous cherchez seulement quelqu’un qui vous torche le cul, parce que vous savez pas le faire tout seuls ! » Il saisit la main de Mikael et la serra fort. « Tu m’as demandé si on était des bêtes féroces, comme ces garçons qui se battent entre eux comme des chiens. Oui. La réponse est oui. La seule différence, c’est que nous on se bat pour quelque chose, pendant que vous, vous restez à regarder.
— Et vous irez où ?
— C’est pas ton affaire.
— Mais nous, qu’est-ce qu’on va faire ?
— Vous choisirez d’être des hommes ou du bétail, comme tu dis, fit gravement Volod. Nous, on lutte pour notre dignité. Et quand t’en auras assez de toute cette merde, si à l’intérieur de toi tu es un homme, tu découvriras que toi aussi tu es un chien féroce.
— T’en vas pas, s’il te plaît, dit Mikael. Sans toi, on n’aura plus d’espoir.
— Tant pis pour vous. Ça veut dire que votre espoir valait pas grand-chose. » Les yeux de Volod n’étaient plus qu’une fente. « Moi, je dois m’occuper de moi et de ceux qui m’entourent. Je ne laisserai jamais ces hommes courageux devenir des brigands. Ou perdre leur dignité. Parce que c’est tout ce que nous avons. C’est notre seule conquête. »
Mikael, tête baissée, restait silencieux.
« Faut t’en aller maintenant, dit brusquement Volod. Oublie comment t’es arrivé ici.
— Je veux me joindre à vous, dit Mikael dans un élan.
— Non, répondit sèchement Volod.
— Pourquoi ?
— Tu prendrais le pain de mes hommes, dit Volod. J’ai pas besoin d’un paysan qui ne sait pas combattre et qui se remplit la bouche de belles paroles. »
Mikael rougit.
« Va-t-en, maintenant », dit Volod.
Mikael se leva. « J’espère que tu trouveras le soleil la nuit. »
Volod fronça les sourcils. « Ça veut dire quoi ?
— Il y a bien longtemps, j’ai entendu deux vieux dire que vous, les rebelles, vous êtes ceux qui trouvent le soleil la nuit. »
Le visage de Volod se durcit. « Bavardages. Va-t-en. »
On lui banda à nouveau les yeux puis on lui fit faire de nombreux détours pour qu’il ne puisse pas se repérer. Enfin, on détacha son bandeau. Les hommes restèrent immobiles tant qu’il n’eut pas disparu.
Au village, Mikael vit Eberwolf au milieu d’un groupe d’amis. Tous portaient le bout de tissu des Noirs à leur cou. Il faillit faire un crochet pour rentrer chez lui mais, sans savoir pourquoi, il décida de continuer droit devant lui.
« On se retrouve dimanche au château, Crottin Sec ! », dit Eberwolf à son passage.
Par un vieux réflexe, Mikael marcha les yeux baissés et le dos courbé, sous les rires d’Eberwolf et des autres. Soudain il s’arrêta, et revint en arrière.
Eberwolf, toujours bravache, s’écarta de la barrière à laquelle il s’appuyait.
Mikael le fixa sans rien dire. Il éprouvait une sensation agréable. « Tu sais quoi ? finit-il par dire, savourant cette émotion nouvelle.
— Qu’est qu’y a, Crottin Sec ?
— Tu me fais pas peur… Elderstoff, dit Mikael d’une voix calme, avant de s’en aller.
— Je m’appelle Eberwolf ! », cria l’autre.
Mikael ne se retourna pas.
Le dimanche, les Noirs et les Verts étaient regroupés de chaque côté de l’enclos. Sur l’estrade siégeaient Ojsternig, Agomar, Arialdo de Tarvis, la princesse Lukrécia, le prince Marcus et le curé du palais. Les familles de ceux qui devaient se battre s’étaient massées avec angoisse au fond de la cour. Plus près de l’enclos, les serviteurs et les soldats, une chope de bière à la main. Les prostituées formaient un groupe à part.
La journée était froide mais le ciel limpide, de ce bleu immaculé qui ne se voit qu’en montagne. Le soleil dessinait des ombres parfaites sur le sol de la cour.
Forts de leur écrasante victoire du dimanche précédent, les Noirs piaffaient comme les chevaux dont le marchand qui veut les vendre a saupoudré le cul de poivre. Les Verts se dandinaient sur place, effrayés par ce qui les attendait.
« Aujourd’hui auront lieu les combats individuels, annonça Agomar. Chacun de vous devra faire la preuve de ses capacités. »
Eberwolf, surexcité, serra les poings. Il lança un rapide regard vers le prince, s’inclina, et Marcus répondit d’un signe de tête satisfait.
Mikael, au milieu de son groupe, semblait pensif. Sa rencontre avec Volod l’avait profondément troublé. Il ne savait plus s’il l’admirait. Son cynisme l’avait désorienté. La réponse qu’il était venu chercher avait fait naître de nouvelles questions. Eloisa et lui en avaient beaucoup parlé.
« C’est pas du tout un héros ! avait conclu Mikael avec agacement. Tu t’aveugles à cause de ce qu’on raconte de lui. Mais en fait, tu n’en sais rien.
— À ce que tu m’as raconté, en tout cas, c’est pas quelqu’un qui se remplit la bouche de belles paroles », avait répondu Eloisa, agacée.
Mikael lui en avait voulu. Il s’était renfermé sur lui-même et avait mis fin à la conversation.
Ceux de son équipe se serraient maintenant autour de lui. Il se souvint de s’être battu pour les défendre, un à un, dans la bataille du dimanche précédent. Ils avaient besoin qu’on leur torche le cul, parce qu’ils ne savaient pas le faire tout seuls. Volod avait raison.
Mikael se tourna vers les familles des paysans, à la recherche d’Eloisa, et croisa son regard. Il posa la main sur son cœur.
« Notre Seigneur bien-aimé, maître de vos vies, va maintenant choisir les deux premiers combattants », annonça Agomar.
Ojsternig se leva et regarda vers les Noirs.
Eberwolf fit un pas en avant.
Ojsternig l’ignora et tendit le doigt vers un garçon petit et trapu, au visage large et à l’expression stupide. « Toi », dit-il, avant de se tourner vers les Verts.
Tous, à l’exception de Mikael, baissèrent les yeux.
« Regardez-moi ! », cria Ojsternig d’une voix impérieuse.
Les Verts levèrent alors des regards effrayés, chacun priant pour ne pas être choisi.
Ojsternig tendit le doigt vers un gamin de treize ans à peine, long et fin, grandi trop vite sans avoir le temps de forcir, malgré les durs travaux des champs. Son thorax était caréné comme celui de certains oiseaux, et ses épaules voûtées.
« Que les deux combattants pénètrent dans l’enclos », dit Agomar.
Ojsternig remarqua que Mikael avait pris par le bras le gamin des Verts pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Puis il l’avait répété aux autres. « Qu’est-ce qu’il a dit ? », demanda Ojsternig à Agomar.
Agomar n’en savait rien.
« Dignité », dit la princesse.
Ojsternig se retourna avec étonnement vers sa fille, qui parlait rarement. « Dignité ? », demanda-t-il en fronçant les sourcils.
Lukrécia n’ajouta rien. Elle regardait Mikael.
Irrité, Ojsternig sortit un mouchoir blanc brodé de la manche de sa houppelande italienne tissée de fil d’or. Il vit sa fille continuer de regarder Mikael. « Tu n’aimes pas ce spectacle, ma fille ?
— Si, beaucoup.
— Pourtant tu n’as d’yeux que pour le ramasse-merde.
— Comme vous, père.
— Le spectacle est ailleurs, dit Ojsternig avec irritation.
— Vous croyez ?
— Tu devrais regarder ton époux.
— Je le regarde aussi souvent que vous le regardez, père. »
Ojsternig la fixa un instant avant de se tourner vers l’enclos, et leva le mouchoir qui donnerait le signal du combat.
Mais Emöke s’était détachée du groupe des prostituées et s’avançait vers Mikael. Elle lui prit le bras et dit : « Tu sais que Gregor ne vit plus chez sa mère, hein ? »
Mikael étreignit sa main, les yeux pleins de compassion. Il aurait voulu être le premier à lui annoncer la mort de Gregor, mais il n’avait pas eu ce courage. « Tu l’as appris…, dit-il.
— Bien sûr.
— Je suis désolé, je…
— Il est avec moi, maintenant, le coupa Emöke, un sourire angélique dans le regard. Il est avec moi au château. »
Mikael fut encore plus triste.
Ojsternig, le mouchoir à la main, suivait la scène.
« J’ai un message pour toi de la part de Gregor, continua Emöke du même ton absent.
— Dis-moi, répondit Mikael pour ne pas contrarier sa folie.
— Il veut que tu saches que tu n’es pas un lâche comme lui », dit Emöke.
Mikael sentit un frisson le long de son échine. Comment pouvait-elle connaître ses pensées ? Il recula d’un pas.
Mais Emöke le retint. « N’aie pas peur, le rassura-t-elle, le regard flou posé sur un monde qu’elle était seule à voir. Il m’a dit que s’il peut, il t’aidera. »
Les yeux de Mikael se mouillèrent de larmes.
« Alors, la Folle, tu prophétises ? » dit Ojsternig en riant.
Emöke se tourna vers lui. Elle pencha la tête pour le regarder, comme un animal qui entend un son inhabituel.
« Allez, partage tes prophéties avec nous, se gaussa-t-il. Fais le bouffon de cour, et parle-nous du combat.
— Qu’est-ce que tu veux savoir, Seigneur ? »
Mikael retint Emöke par le bras. « Emöke, non…
— Lâche-la », ordonna sèchement Ojsternig.
Mikael lâcha Emöke et se tourna vers Eloisa, inquiète elle aussi.
Emöke s’avança vers l’estrade. « Qu’est-ce que tu veux savoir ? »
Une crainte superstitieuse agita les soldats.
Ojsternig promena son regard sur ceux qui siégeaient sur l’estrade et désigna Arialdo de Tarvis. « Dis-moi, ce que tu vois ? M’est-il fidèle ? »
Emöke fixa le vieux comptable. « Tu es un homme bon, lui dit-elle. Mais tu es obligé d’avoir des idées méchantes. Et comme un fleuve qui court vers la vallée, tu n’arriveras jamais, pas un seul instant de ta vie, à changer de route. »
Ojsternig sourit. « L’oracle dit que tu me seras fidèle, Arialdo. Grand bien te fasse. »
Sur le visage du vieil homme, la tristesse était apparue, et ses épaules s’étaient abaissées imperceptiblement.
« Qu’est-ce que tu as dit au garçon ? demanda Ojsternig à Emöke.
— Je lui ai transmis un message de la part de mon mari, Seigneur.
— Ton mari est mort, folle. Il s’est pendu », dit Ojsternig avec cruauté.
Emöke fit mine de ne pas avoir entendu et continua, imperturbable, à le regarder.
« Et tu saurais prédire l’avenir de ce garçon ? demanda Ojsternig.
— Bien sûr, Seigneur. » Emöke se tourna vers Mikael. « Il réalisera son destin par l’épée, qui transformera tous en un seul. Mais avant, il devra commettre un crime qui n’est pas un crime.
— Que veux-tu dire ?
— Toute chose dit ce qu’elle veut dire, Seigneur. »
Ojsternig tendit le doigt vers Agomar.
Emöke le regarda. Puis elle franchit la clôture de l’enclos dans lequel devaient combattre les jeunes gens et regarda par terre, comme si elle cherchait quelque chose. Pendant qu’elle tournaillait en silence, les serfs, qui n’avaient pas peur d’elle, ricanaient. À un moment, semblant avoir trouvé ce qu’elle cherchait, elle s’arrêta. Elle posa la main sur le sol et se tourna vers Agomar. « Ici, dit-elle en le regardant.
— Quoi, ici ? demanda Agomar d’une voix arrogante qui cachait mal sa tension.
— Ici, répéta Emöke. Ça se passera ici. De la même façon dont ça s’est déjà passé.
— Quoi ? ricana nerveusement Agomar.
— Et c’est lui qui décidera de te rendre la pareille ou pas. »
Mikael eut un nœud à l’estomac. L’endroit où son père avait été tué. Tué par Agomar.
Eloisa ouvrait de grands yeux.
Agomar cracha en direction d’Emöke. « T’es qu’une pauvre folle. »
Ojsternig remarqua sa nervosité. Amusé, il se tourna cette fois vers le prince. « Et que peux-tu me dire de cette chiffe molle ? »
Emöke revint devant l’estrade et regarda brièvement l’usurpateur. « Tu n’auras rien, sinon le costume d’un autre, lui dit-elle simplement.
— Mais je t’aurai chaque fois que je voudrai, putain », répliqua Marcus avec rancœur.
La plupart des soldats se mit à rire.
« Et ma fille ? demanda Ojsternig.
— Chère dame, dit Emöke à la princesse avec une note de tristesse dans la voix, je suis désolée. Tu auras un homme petit, mais il ne sera pas à toi.
— Pas mal, brave femme, répondit Lukrécia d’une voix lointaine. J’en connais déjà beaucoup, des hommes qui sont petits.
— Pour finir, dit Ojsternig, de plus en plus amusé par ce changement de programme, parle-moi de ces jeunes gens. Choisis celui qui sera le vainqueur du tournoi. »
Emöke se tourna vers l’équipe des Noirs, sans hésiter. Mais tandis qu’elle s’en approchait, son pas devint hésitant. Arrivée devant Eberwolf, elle le regarda longuement puis se cacha les yeux de ses mains. Quand elle les enleva, son visage était sillonné de larmes. Elle fixa Eberwolf en hochant la tête, incapable de parler. « Tu feras pleurer les anges, lui dit-elle enfin, avec une voix pleine de douleur. Et tu finiras dans ta propre fange. » Le visage mouillé de larmes, elle revint face à Ojsternig.
« Bien, c’était très amusant, dit Ojsternig avec un rire forcé, partageant le léger malaise de l’assistance. Je t’élèverai peut-être au rang de bouffon. Mais tu me parais mélancolique tout à coup. »
Emöke essuya ses larmes. « Et toi, Seigneur, tu ne veux pas savoir ce que le destin te réserve ? »
Ojsternig la fixa.
Emöke tendit le doigt vers lui en serrant les lèvres. Son doigt vibrait comme pour le maudire. « Toi… tu aimeras », dit-elle.
Ojsternig éclata de rire. « Ça ne risque pas d’arriver ! dit-il en riant. Tu ne vaux pas grand-chose comme devineresse. Mais tu m’as bien amusé, la Folle ». Puis, à ses soldats : « Emmenez-la ».
Ils la prirent sous les aisselles et l’entraînèrent à l’intérieur.
Ojsternig restait silencieux, tous les regards tournés vers lui. Il se leva. « Assez. Partez. Cela commence à m’ennuyer. » Il descendit de l’estrade et remonta dans sa chambre.
Il ne savait pas pourquoi, mais la Folle l’avait troublé. Ça n’avait aucun sens. Par nature, il était froid comme de la glace. Comment aurait-il pu ressentir de l’amour ? C’était ridicule. Pourtant, avec une insistance absurde, il voyait apparaître une fêlure en lui.
« Non ! », cria-t-il avec rage.
Il ne trouva pas Emöke dans la pièce où logeaient les prostituées. Elle était avec le prince, lui dit-on. Dans la chambre du prince, la porte était entrouverte. Il vit Emöke de dos, la jupe relevée. Eberwolf la prenait fougueusement par derrière. Et Marcus l’encourageait, les yeux brillants de désir, serrant les mains autour de ses fesses et les poussant au rythme de ses reins.
Ojsternig resta là, à regarder.
À ce moment-là, Emöke se tourna vers lui. Ses lèvres remuèrent doucement, murmurant quelque chose.
Ils étaient face à face, la Folle et lui. Elle le regardait avec une expression sérieuse, pénétrante. Quand la respiration de la Folle s’arrêtait, la sienne s’arrêtait aussi. Il avait l’impression de se noyer. Et un instant avant la mort, la Folle souriait et recommençait à respirer. Il recommençait à respirer aussi, comme au sortir d’une longue apnée.
Ojsternig se réveilla dans un cri, trempé de sueur.
Son serviteur, inquiet, apparut aussitôt.
« Va-t-en, imbécile ! », cria Ojsternig, hors d’haleine.
Le serviteur s’inclina et referma la porte.
Sous sa couverture de loup, il était hors d’haleine. En nage, tout en ayant froid. Un froid qui ne venait pas de la pierre grise des murs, du foyer à demi éteint, de l’automne qui dessinait sur les vitres épaisses un étincelant réseau de givre. Ce froid, c’était son cœur de glace qui attendait d’être réchauffé.
« Qu’est-ce qu’il m’arrive ? », se demanda Ojsternig avec angoisse.
Il passa sa main dans ses cheveux, mouillés et collés à ses tempes. Elle tremblait.
« Toi… tu aimeras », avait dit la folle. Sa voix était entrée en lui comme la malédiction d’une sorcière. Il savait que les plus puissantes sont les malédictions de ceux qui ont subi une injustice. La Folle lui avait jeté un sort. Le Démon lui avait donné la clé pour entrer dans son corps, et elle y avait brisé quelque chose, ouvert une crevasse. Par cette crevasse, une chaleur le pénétrait. La chaleur des sentiments ? Était-ce pour cette raison qu’il avait froid ? Cette maudite sorcière lui avait-elle inoculé la maladie des sentiments ?
« Non ! », s’écria-t-il.
Jamais il ne deviendrait faible.
Mais il resta au lit jusqu’au soir, recroquevillé sous la peau de loup.
« Tu aimeras. » Ojsternig avait maintenant l’impression de prononcer lui-même cette malédiction. C’était sa propre voix. Comme s’il admettait la possibilité d’aimer.
« Père… », dit-il tout bas, cherchant à écouter son cœur. « Père », répéta-t-il, d’une voix presque enfantine. Puis : « Mère… ». Il resta immobile, à attendre. Il lui sembla ressentir une sorte de petit chatouillis dans la poitrine, à la hauteur du cœur.
« Non ! », cria-t-il encore. Et il se leva d’un bond.
Il s’habilla et descendit à l’écurie, où il s’empara d’une torche.
Averti par les écuyers, Agomar vint se placer devant lui et demanda, d’une voix altérée : « Où allez-vous, Seigneur ?
— Ôte-toi de là. »
Agomar s’écarta.
Ojsternig éperonna son cheval. Il traversa le village au galop, fit résonner les planches du pont sur l’Uque et remonta à travers bois la route vers le col. Dès que la bête ralentissait, il l’éperonnait sauvagement. Au col, l’animal écumait, les flancs blessés. Il le lança dans la descente, traversa Dravocnik sans même s’en apercevoir et pénétra dans le château, à présent désert, où il avait grandi. Il laissa son cheval dans la cour, sans même l’attacher. Une autre torche à la main, il monta au premier étage.
Il s’arrêta devant une porte en chêne. Le sang battait dans sa gorge.
Il entra avec prudence, sachant pourtant qu’il n’y avait personne.
La torche éclairait une chambre aux murs de pierre froide dépouillée de tout ornement.
Là où s’était trouvé son lit, il ferma les yeux et se tint à l’écoute. Ce chatouillis dans son cœur semblait avoir cessé. Un miroir de cuivre brillant était resté posé sur le sol. Il le prit, anxieux de ce qu’il allait y voir, et l’éleva à hauteur de son visage. Il examina l’expression de ses yeux, cherchant la trace d’un sentiment.
« Père, pourquoi vous ne m’aimez pas ? », dit-il.
Il se regarda. Rien. Aucun sentiment dans son cœur.
Alors il éclata de rire. « Tu n’aimeras pas ! » Et il brisa le miroir.
Sans plus forcer sa bête, il repartit vers son château de la Raühnvahl. À chaque pas du cheval, il sentait sa férocité revenir. Les fissures se refermaient. La peur avait été chassée, séparée de lui, comme si elle ne l’avait jamais touché. Il fut de nouveau enveloppé par sa misère morale comme par un manteau noir et fangeux. Il pensa aux morts qui parsemaient sa route, aux écorchés vifs et aux pendus, aux soldats d’Agomar assassinés, à son vieux capitaine qu’il avait trahi sans un regret, à l’ordre qu’il avait donné d’exterminer la maison de Saxe. Il pensa au sang, qui apaisait sa soif. À l’injustice qui gouvernait son royaume. À l’excitation de la violence. À sa femme Lukrécia, frappée et prise de force. À sa fille, dont il avait volé la virginité et la joie. À tous ces hurlements terribles dont il s’était empli les oreilles.
« Tu n’aimeras pas ! », s’écria-t-il encore, heureux.
Pourtant, quand il arriva au château de la Raühnvahl, la malédiction de la Folle résonna de nouveau dans sa tête.
Ojsternig ne connaissait qu’une seule façon de la faire taire.
Au matin, un héraut précédé de roulements de tambour, accompagné du curé du palais qui avait rédigé l’acte d’accusation et prononcé la sentence, annonça dans toute la vallée : « Au nom de Dieu tout-puissant et de Sa justice terrestre, Emöke Albath, plus connue sous le nom de la Folle, a été accusée de sorcellerie ! »
Les paysans lâchèrent leurs outils, les mères reposèrent leur nouveau-né qui tétait, les bûcherons ôtèrent leur chapeau de marmotte. Tous, abasourdis, se rangèrent en procession derrière le messager, le tambour et le curé du palais. Le héraut répétait partout, criant de toutes ses forces : « Au nom de Dieu tout-puissant et de Sa justice terrestre, Emöke Albath, plus connue sous le nom de la Folle, a été accusée de sorcellerie ! Elle est reconnue coupable d’avoir signé un pacte immonde avec Satan en personne. Après examen du père Nicolas de Worms, serviteur de Dieu sur cette terre, et au nom de Son régent le prince d’Ojsternig, elle est condamnée à être brûlée vive dans la cour du château, dans trois jours, vendredi de Pénitence, pour que son âme maudite soit purifiée ! »
Mikael serra la main d’Eloisa dans la sienne.
« On ne peut pas laisser faire ça », dit-il seulement. D’une voix si dure et si résolue qu’Eloisa sentit un frisson le long de son dos.
« On n’est rien, tu comprends ? Par caprice, il a le droit de la brûler vive ! » Dans la grange où ils s’étaient réfugiés, Mikael, la voix rauque, fixait Eloisa avec colère. « Il décide de nos vies, comme nous on tordrait le cou à un poulet ! Voilà ce qu’on est ! Des poulets, des chiens, des vaches ! »
Eloisa hochait doucement la tête. Une inquiétude immense se lisait dans ses yeux. « Tu ne peux pas faire ça, Mikael, murmura-t-elle.
— Si, je peux ! Et je vais le faire ! cria-t-il presque. Je vais le faire parce que je ne veux pas être un des chiens d’Ojsternig.
— Mais tu mourras !
— Non. » Puis il la regarda. « Au moins je ne mourrai pas comme le bétail d’Ojsternig. »
Le regard d’Eloisa se durcit. Envahie d’une colère aveugle, elle frappa de ses deux poings la poitrine de Mikael en criant : « Mais tu te prends pour qui ? »
Mikael la serra fort dans ses bras. Il la sentait trembler de tout son corps, comme prise de fièvre. « Je ne mourrai pas », répéta-t-il.
Eloisa, les yeux pleins de larmes, le gifla. « Si tu meurs, j’irai cracher sur ta tombe tous les dimanches !
— Je ne mourrai pas, dit encore Mikael en la reprenant dans ses bras jusqu’à ce qu’elle se calme. Mais je vais devoir partir. »
Eloisa secoua la tête, passa les bras autour de sa taille. « Non…, murmura-t-elle faiblement.
— Je ne peux pas rester…
— Non. » Elle s’écarta et le fixa. Elle caressa son visage, passa le doigt sur la cicatrice de son front. Toucha ses sourcils. Puis ferma les yeux. « Ne bouge pas », chuchota-t-elle. Elle toucha de nouveau la cicatrice. Les sourcils, les paupières, le profil du nez, les lèvres, la ligne de la mâchoire, les oreilles. « Je dois apprendre par cœur chaque partie de toi, dit-elle, les yeux toujours fermés, pour pouvoir te caresser même quand tu ne seras pas là. » Elle soupira, saisie d’un chagrin qui l’empêchait de trouver les mots. « Dieu seul sait combien je vais prier pour que tu sois déjà parti demain. » Elle ouvrit les yeux et le fixa intensément. « Parce que si tu es encore ici… ce sera parce que tu es mort. »
L’air était froid, le ciel sombre parcouru de nuages noirs. Dans la grange flottait la bonne odeur du foin.
Mikael étendit son vieux manteau sur le sol. Puis se coucha sur Eloisa. Ils se regardèrent longtemps, sans un mot.
« Alors, gros bêta, dit-elle en essayant de sourire, tu te décides à m’embrasser ou pas ? »
Mikael approcha ses lèvres des siennes. Eloisa les ouvrit sous sa langue. Ce fut un baiser interminable, le seul baiser mélancolique qu’ils se soient jamais donné. Elle glissa les mains sous sa tunique et planta ses ongles dans son dos jusqu’à le griffer. Il gémit et ses yeux s’emplirent de larmes. C’était peut-être leur dernière fois. Il la saisit par les cheveux. Eloisa le mordit à la lèvre, et sentit le sang couler.
« Toi aussi, mords-moi », dit-elle.
Mikael lui mordit la lèvre.
« Plus fort… »
Il serra les dents jusqu’à sentir le sang sur sa lèvre se mêler au sien.
« Maintenant je suis à toi, chuchota Eloisa. Et tu es à moi. »
Alors Mikael entra en elle. Elle l’accueillit dans un gémissement. Ils firent l’amour avec rage, se griffèrent, se mordirent, se serrèrent jusqu’à étouffer. Et quand ils atteignirent le plaisir, ce fut comme une douleur.
Ils n’échangèrent pas un seul mot avant d’être en vue de la baraque.
« Il faut le dire à ma mère, dit Eloisa.
— Non. Elle serait bien capable de me couper la jambe pour me faire passer l’envie de partir.
— Et moi, je l’aiderai, répondit Eloisa d’une voix sourde.
— C’est pas vrai. Tu sais bien que c’est juste et que je dois le faire.
— Non, je ne sais pas si c’est juste. Ma tête et mon cœur me disent des choses complètement contradictoires.
— Tu prendras soin d’Harro ? demanda Mikael.
— Je le ferais même si je le détestais. Il est tout ce qui va me rester de toi. »
Quand ils arrivèrent à la baraque, Mikael se pencha pour embrasser le vieux molosse et le serra avec une telle fougue qu’il lui fit perdre l’équilibre. Dans la réserve d’hiver, il vola un gros bout de poisson séché qu’il lui donna par petits bouts, pour qu’il le mâche avec les quelques dents qui lui restaient. Il se demandait s’il le reverrait.
Le soir, à la fin du dîner, avant de quitter la table, Mikael prit la main d’Agnete dans la sienne.
« Qu’est-ce que tu fais, gamin ? », dit-elle en cherchant à la retirer, surprise et embarrassée.
Mais Mikael ne lâchait pas sa main. Il aurait voulu lui dire quelque chose de spécial. Au lieu de cela, il ne dit rien et resta à la regarder en étreignant sa main.
« Tu deviens gâteux, gamin ? marmonna Agnete d’un ton revêche. Si tu me rends pas tout de suite ma main, je vais te filer des coups de trique. »
Mikael rit et lâcha sa main. Mais c’était un rire sans gaîté.
Agnete le fixa un moment puis hocha la tête. « Il est temps d’aller dormir, demain il va falloir se casser le dos dans le champ des choux. » Elle s’étendit sur la paillasse.
Deux heures avant l’aube, Mikael se leva. Il fit une dernière caresse à Harro, qui gémit tout bas, encore endormi.
Eloisa l’attendait sur le pas de la porte avec un sac de lin où elle avait fourré quatre miches de pain, trois grosses tranches de jambon, un paquet de cinq poissons séchés au sel, une bouteille de bière forte et deux couvertures. Elle le suivit dehors et tira la porte derrière eux.
« Tiens, dit-elle en lui tendant un long coutelas. J’espère que tu n’auras pas besoin de t’en servir. »
Mikael mit le coutelas à sa ceinture. Puis son arc et ses flèches dans le sac.
« T’as compris où est le passage secret ? lui demanda Eloisa.
— Oui, tu me l’as répété cent fois, répondit-il en souriant.
— Le pin a dû pousser, et tu dois…
— Ça aussi tu me l’as dit.
— Je sais. »
Il n’y avait pas de lune ni d’étoiles. La nuit était si sombre qu’ils distinguaient à peine le visage l’un de l’autre.
« Tu as les chandelles et le briquet ?
— Oui. »
Ils restèrent en silence. Immobiles, face à face.
« C’est la meilleure chose à faire. Tu le sais, dit Mikael tout bas en lui prenant la main. Parce que si personne n’agit, tout restera toujours pareil. Et il faut que ça change.
— Mais pourquoi toi ? dit Eloisa d’une voix cassée.
— Parce que je ne veux pas finir pendu comme Gregor. »
Eloisa ne dit rien.
« Tu m’attendras ? », lui demanda Mikael.
Eloisa caressa son visage, sentant son cœur se briser. « Je t’attendrai jusqu’à la fin du monde. »
Mikael la serra contre lui. « Notre monde ne finira jamais », murmura-t-il à son oreille.
Eloisa sentit qu’elle ne pourrait pas retenir ses larmes plus longtemps. Elle l’éloigna de lui, presque avec brusquerie. « T’es un imbécile de gros bêta, tu le sais, hein ?
— Oui… je le sais…
— Alors vas-y, qu’est-ce que t’attends ? »
Mikael se tourna vers la nuit. Et lentement il fit le premier pas qui allait le séparer d’Eloisa. Puis le second, difficilement, comme si ses pieds s’enfonçaient dans les sables mouvants. Loin d’Eloisa, loin d’Agnete, loin de toute sa vie.
« Que Dieu te bénisse, Mikael Veedon, dit Eloisa dans son dos. Je t’attendrai… » Quand elle n’entendit plus les pas de Mikael dans la nuit, elle rentra, les yeux gonflés de larmes, contemplant avec horreur l’avenir qui l’attendait, semblable à un terrible gouffre qui s’ouvrait devant elle et qui allait l’engloutir.
Mikael franchit le pont sur l’Uque et cacha son gros sac dans les buissons. Il glissa une miche et une tranche de jambon dans sa besace.
Puis il monta vers le château.
Son plan était simple. Mais il se demandait s’il marcherait.
En marchant sur le chemin gelé qui menait au château, il s’aperçut qu’il avait peur. Plus d’une fois il dut s’arrêter pour reprendre son souffle. Plus d’une fois il se demanda s’il ne valait pas mieux faire demi-tour. Mais il finit par se retrouver au pied des murailles. À les voir se dresser là, sa peur se transforma en panique. Il n’arrivait plus à respirer, ses jambes se dérobaient sous lui. Il crut devenir fou mais cette panique, aussi vite qu’elle était venue, s’évanouit. Les battements de son cœur ralentirent, l’air emplit à nouveau ses poumons. Il écouta le silence de la nuit qui cédait le pas à l’aube. Il sut qu’il aurait la force de ne pas renoncer. Qu’il irait jusqu’au bout.
Attentif à ne pas être vu, il contourna par l’est la colline sur laquelle se dressait le château, grimpa doucement la pente et se posta à l’angle nord des remparts. À partir de là, il compta cinquante pas.
« Cinquante petits pas », avait précisé Eloisa, qui les avait mesurés petite fille.
Il regarda alors à la base de la muraille et vit l’amas rocheux où s’agrippait le vieux pin des montagnes tout tordu qu’elle lui avait décrit. Il écarta les branches, se piqua aux aiguilles épaisses qui sentaient la résine, et trouva sans peine l’entrée du passage secret.
Il y avait plus de sept ans, une petite fille au visage sale et aux cheveux clairs coupés court l’avait tiré par les pieds de ce trou noir étroit, pendant que le château brûlait, et l’avait sauvé.
« Pour une tranche de tourte à la viande de cerf », murmura-t-il.
Il était ému. C’était par-là qu’il était né à sa nouvelle vie. Là où tout avait commencé. Il allait faire le chemin dans l’autre sens et, si la chance était avec lui, offrir une nouvelle vie à quelqu’un, à Emöke.
Il se glissa dans le passage. Aussitôt l’obscurité l’enveloppa. Il battit le briquet et alluma une chandelle. La lumière révéla un boyau étroit creusé dans la roche qui constituait les fondations du château. Il parcourut une dizaine de verges à quatre pattes, et le tunnel s’élargit. Les parois devenaient assez hautes pour qu’on puisse y marcher courbé. La chandelle montrait dans la roche les traces des pics et des ciseaux des tailleurs de pierre. Le fond, humide, était plat. Cinquante verges encore, et il arriva dans un espace plus vaste, où des porte-torches mangés de rouille étaient fixés aux parois. Elles avaient pourri et s’étaient désagrégées. La poix avait coulé sur le sol, où elle formait des taches de sang noir.
Mikael vit l’escalier qu’Eloisa lui avait décrit, étroit et raide, lui aussi creusé dans la roche.
« Comment tu as fait pour découvrir ce passage ? avait demandé Mikael à Eloisa la veille, pendant qu’ils échafaudaient à leur plan.
— Parce que je suis une fouineuse, avait-elle répondu en riant. C’est bien ce que tu m’avais dit, après m’avoir traitée de sotte et de mal élevée ? »
Il se souvenait de ce jour où il lui avait donné sa part de tourte. Il lui avait fait jurer de ne pas révéler sa cachette à Eilika. « Je le jure… Pour ce que j’en ai à faire », avait-elle lancé, les yeux fixés sur la tourte. Et il lui avait dit : « Justement, tu m’as tout l’air d’une fouineuse ».
Mikael sourit et se demanda avec admiration comment une petite fille d’à peine neuf ans avait réussi à le sortir de ce passage.
Tandis qu’il entamait la montée, le sang battait à ses oreilles, ses jambes étaient moins assurées. Il s’accrocha à la paroi. Le sommet semblait muré. Mais il savait la pierre du milieu amovible. Il poussa un peu, faisant tomber sur lui du terreau accumulé. Elle était légère, en bois peint pour imiter la pierre. N’importe qui pouvait la soulever, même une petite fille.
Il préféra éteindre la chandelle. Eloisa lui avait dit qu’il déboucherait sous la cuisine, dans une cave où personne n’allait jamais. Mais les habitudes du château n’étaient peut-être plus les mêmes. Il écouta, n’entendit rien et monta les dernières marches, pour se retrouver dans une pièce aux murs bas, froide et humide, creusée à même la roche. L’incendie n’avait pas pu arriver jusque-là. C’est pourquoi Eloisa était si sûre que le passage était resté praticable. Dans la pièce, tout un bric-à-brac : une table boiteuse, deux tonneaux crevés, des chaises sans rembourrage, des caisses rongées par les rats.
Dans la paroi de droite, il vit une petite porte, neuve. L’ancienne avait dû brûler dans l’incendie. Il espéra qu’elle n’était pas fermée mais elle s’ouvrit sans effort, dans un grincement à peine audible.
Les premières lueurs du matin lui montrèrent un espace sous la cuisine, laquelle était au niveau de la cour. Il prit une profonde inspiration, serra fort les poings pour décharger la tension, rabattit sa capuche et monta les sept marches menant à l’arrière-cuisine.
Chefs, sauciers et marmitons s’affairaient. On enfournait le pain, les jambons grésillaient déjà sur les broches. Il baissa la tête pour passer devant la porte, restée ouverte, et arriva dans la cour. Personne. On y avait construit la baraque où logeaient les prostituées. Il espérait qu’Emöke serait là, et non en prison, d’où il n’aurait jamais pu la faire sortir. Mais Emöke n’avait sans doute pas été jugée capable de s’enfuir. Sans compter qu’elle n’aurait pas pu échapper aux cinq sentinelles qui montaient la garde devant la grande porte.
Les épaules voûtées, Mikael inspecta l’intérieur du bâtiment des prostituées.
Elle était bien là, assise, tranquille, occupée à converser avec quelqu’un qu’elle était seule à voir. Mais il y avait les autres. L’une des prostituées, prise de peur, pourrait donner l’alarme. Comment attirer l’attention d’Emöke ?
Soudain, elle fronça les sourcils, comme si quelqu’un lui disait une chose bizarre. Elle regarda vers l’ouverture au-dessus de la porte et croisa le regard de Mikael. Alors, sans qu’aucune des filles n’y prête attention, elle se dirigea vers lui.
Une fois dehors, sans avoir l’air étonnée, elle le regarda, silencieuse.
« Allons-y », dit Mikael, la voix étranglée de peur. Elle ne bougeait pas. Il la prit par la main et se souvint du jour où Ojsternig l’avait envoyé la chercher, quand elle errait dans ce champ, en proie à une douleur qui l’avait rendue folle. Il lui avait dit : « Viens, s’il te plaît ». Et il l’avait amenée à Ojsternig. C’était peut-être ce qui lui dictait ce devoir de la libérer. Il se sentait responsable.
Emöke sourit et se laissa guider dans la cour. Ils passèrent par les arrière-cuisines, descendirent les sept marches vers la cave et se glissèrent dans la trappe du passage secret. Mikael replaça la fausse pierre. Une fois arrivé au bas des escaliers, il s’aperçut qu’il avait retenu sa respiration jusque-là. Il souffla comme s’il remontait du fond des eaux, le temps de se calmer.
Emöke était sereine. Elle ne posait pas de questions.
« Viens, lui dit Mikael en lâchant sa main et en s’acheminant dans le boyau.
— Viens, Gregor », dit Emöke derrière elle.
Là où le boyau se resserrait avant de sortir à l’air libre, Mikael s’arrêta. « Il faut attendre la nuit », dit-il. Il étendit son manteau. « Assieds-toi, Emöke ».
Elle s’assit, regardant devant elle en silence.
Une heure plus tard, Mikael s’approcha de l’entrée, que masquaient les branches de pin. Des cavaliers s’étaient lancés à bride abattue dans les champs, d’autres exploraient les fourrés. Impossible de tenter une sortie. Ils devaient rester cachés là, dans la gueule du loup, malgré la peur. Les recherches cesseraient avec l’obscurité, puis reprendraient le lendemain à l’aube. S’ils s’éloignaient suffisamment du château cette nuit, leurs chances augmenteraient.
À la mi-journée, ils se partagèrent la tranche de jambon. Mais aucun des deux ne toucha au pain.
Mikael pensait sans cesse à Eloisa.
« Tu comprends, Emöke, que tu ne reviendras plus jamais ici ? lui dit-il, le cœur lourd.
— Moi, non. Mais toi, oui. » Emöke le fixa de son regard vide.
« Et c’est ici, ajouta-t-elle, que ton destin s’accomplira. »
Mikael baissa les yeux, et resta immobile jusqu’à la tombée du soir. Il était temps de partir. Si on les découvrait, on les tuerait. Et Mikael n’était pas aussi sûr d’être prêt à mourir qu’il l’avait dit à Eloisa. La peur le retenait, assis là dans ce boyau comme dans la trappe d’Agnete quand il était enfant. Il allait se lever, quand il entendit un froissement de branches près de l’entrée : « On est découverts ! »
Une voix murmura : « Sortez ! »
Mikael, bouche bée, entendit la voix dire encore, avec une pointe d’angoisse : « Mikael, t’es là ? Dis-moi que tu es là ! »
Une joie immense l’envahit et il se précipita vers l’entrée. Ses mains, ses genoux s’écorchaient sur la pierre dure et froide. Dès qu’il fut sorti, il s’agrippa aux épaules d’Eloisa. « Pourquoi ? Pourquoi ? C’est de la folie ! », dit-il d’une voix rauque. Puis il la prit dans ses bras, traversé par une émotion irrésistible.
Eloisa se serrait désespérément contre lui. « Je voulais tellement te voir, même si c’était la dernière fois, lâcha-t-elle entre deux sanglots. Il fallait que je sache si tu étais vivant…
— C’est de la folie…
— Et puis je voulais te dire… » Elle fit une pause, comme si parler lui coûtait un effort immense. « Te dire… que ce que tu fais… c’est juste. Et que je suis fière de toi. »
Les larmes aux yeux, Mikael la serra encore plus fort.
« Emöke… ? demanda Eloisa.
— Elle est là. » Mikael se tourna vers l’entrée du boyau. « Viens, Emöke. »
Emöke apparut. Eloisa la prit dans ses bras, mais Emöke resta inerte, comme si elle n’avait conscience de rien. Inquiète, Eloisa leva les yeux vers Mikael.
« On y arrivera », lui dit celui-ci. Il caressa son visage, passa les doigts sur ses lèvres. « Mais je veux que tu t’en ailles, maintenant, Eloisa.
— Non ! »
Mikael posa les mains sur ses épaules. « Le jour où je t’ai dit que nous devions partir, tu m’as répondu que tu ne pourrais jamais laisser ta mère seule.
— Je vous accompagne jusqu’au pont.
— Non. S’ils nous trouvent, ils… »
Eloisa lui posa le doigt sur la bouche. « Ne le dis pas ! N’essaie même pas à le dire !
— Alors va-t-en », dit Mikael.
Eloisa se serra de nouveau contre sa poitrine, comme pour le retenir.
Mikael l’écarta, le regard résolu. « Va-t-en, répéta-t-il.
— Ne t’inquiète pas, Eloisa », dit Emöke.
Eloisa la regarda. Et soudain elle se sentit étrangement rassurée, à voir son reflet dans ces yeux fous.
« Je reviendrai, je te le jure, lui dit Mikael d’une voix cassée.
— Oui, tu reviendras », acquiesça Eloisa. Elle se redressa et disparut dans la nuit, tel un chat.
Mikael dit alors à Emöke : « Allons-y ».
Ojsternig avait placé deux soldats devant le pont sur l’Uque. Ils étaient assis par terre autour d’un feu, une bonne dizaine de verges avant le pont, auquel ils tournaient le dos. Bavardant et riant, ils se passaient une fiasque de vin. Leurs épées plantées dans le sol ressemblaient à des croix dans la lumière tremblotante des flammes.
“Une pour moi, une pour Emöke”, se dit Mikael, qui frissonna.
À cette époque de l’année, le seul moyen d’accéder à la forêt était le pont. Les eaux de l’Uque étaient si hautes et si froides que même s’ils parvenaient à les traverser, ni l’un ni l’autre ne survivrait à la nuit. Mikael sentait l’espoir l’abandonner.
“J’ai été stupide”, se dit-il.
Pourtant, rester là diminuerait encore leurs chances.
Il observa les deux soldats. S’ils tournaient le dos au pont, c’était parce qu’ils étaient chargés d’arrêter toute personne cherchant à sortir de la Raühnvahl, pas d’y entrer. Ils continuaient à boire et à rire.
« Viens », chuchota Mikael à Emöke. Il la prit par la main et ils firent un long détour pour atteindre la rive rocheuse de l’Uque et passer derrière les deux hommes. Mikael avançait prudemment, en longeant le cours du torrent. Une vingtaine de verges avant le pont, il dit à Emöke : « Enlève tes chaussures et ne fais pas de bruit ». Il espérait qu’aucun des soldats ne les entendrait.
“On n’y arrivera jamais.” Son cœur battait la chamade.
Serrant la main d’Emöke dans la sienne, il murmura : « Allons-y. »
Ils avancèrent doucement. Mikael n’aurait pu dire combien de temps il leur fallut pour atteindre le pont. Si l’un des soldats se retournait, c’était la fin. Il prit le coutelas pour se donner du courage, sachant qu’il ne ferait guère le poids contre les épées des soldats, qui étaient habitués à tuer.
Il posa le pied sur la première planche du pont. Emöke le suivait docilement, sans inquiétude. Il avança, tenté de courir mais progressant avec une lenteur extrême, pas après pas. L’extrémité du pont semblait loin.
“On n’y arrivera jamais”, se dit-il encore une fois.
À mi-chemin, une planche pourrie s’inclina un peu sous son poids et produisit un craquement effroyable. Sa respiration se bloqua, ses muscles se paralysèrent. Il se tourna vers les soldats, les yeux agrandis par la terreur. Impossible qu’ils n’aient pas entendu ce bruit, dans le silence de la nuit.
« N’aie pas peur, dit Emöke, avec son regard fou et un sourire tranquille sur les lèvres.
— Tais-toi, par la grâce de Dieu, chuchota Mikael.
— Ils ne peuvent pas nous entendre », dit Emöke. Elle montra les gardes, qui continuaient à rire et à boire. « Gregor leur bouche les oreilles, tu vois bien ? » Puis elle avança d’un pas décidé sans la moindre prudence, menant Mikael en sécurité de l’autre côté du pont.
Ils marchaient depuis deux heures.
Mikael avait récupéré le gros sac de provisions, les couvertures et son arc, et ils étaient entrés dans la forêt. La progression était difficile, l’obscurité impénétrable. Même si Mikael avait un grand sens de l’orientation, ils ne cessaient de trébucher, ne voyant pas où ils posaient les pieds. Le froid était de plus en plus mordant. Il avait sorti les couvertures pour en envelopper Emöke, dont les mains ne cessaient de trembler. Lui-même avait les jambes raides, les muscles contractés. Ils devaient absolument trouver un abri. S’ils s’arrêtaient, ils risquaient de mourir de froid.
« Emöke, ça va ?
— Oui », répondit-elle.
Mais ses dents claquaient.
« On arrive bientôt », mentit Mikael. Le seul endroit où ils pourraient s’abriter était encore à une heure de marche. Il noua son manteau sur les épaules d’Emöke par-dessus les couvertures. Ils reprirent leur ascension.
Quand ils sortirent de la forêt, à découvert, l’air était encore plus froid. Emöke, épuisée, traînait des pieds.
Mais au moins ils étaient arrivés. La “tanière du dragon” n’était plus très loin.
Mikael, en frappant à la porte, s’aperçut qu’il ne sentait plus ses mains.
Il y eut du remue-ménage à l’intérieur, et une lanterne s’alluma. Raphael ouvrit enfin, un long couteau à la main.
« Mon garçon », dit-il. Comme s’il l’attendait. Après un coup d’œil à Emöke, il s’écarta pour les laisser passer. « Entrez.
— Je ne veux pas vous causer d’ennuis, dit Mikael une fois à l’intérieur. Nous partirons à l’aube. »
Raphael ne répondit pas et attisa le feu dans la cheminée, en ajoutant une grande quantité de bois. Il déboucha sa bouteille d’eau de vie des moines de Dravocnik, dont il leur versa deux doses généreuses. Il débarrassa Emöke des couvertures et du manteau trempés d’humidité, avant de la faire s’étendre près du feu. Il la recouvrit de deux peaux de loup, lui enleva ses chaussures légères puis s’agenouilla pour masser avec vigueur ses pieds gelés.
Mikael regardait, immobile, frissonnant.
« Bois, mon garçon, dit Raphael. Tu es plus fort qu’elle mais tu n’es pas immortel, il serait temps que tu t’en rendes compte. Chauffe-toi les pieds. Si tu perdais même un seul doigt, tu ne pourrais plus marcher pendant des jours. Et je sens qu’une longue route vous attend. »
Mikael s’assit à côté d’Emöke, ôta ses bottes de feutre, trempées elles aussi, et se massa les pieds.
« Bois, nom de Dieu ! », répéta Raphael en haussant le ton. Il porta le verre aux lèvres d’Emöke. « Toi aussi, femme.
— Elle s’appelle Emöke, dit Mikael.
— Je sais, répondit Raphael d’une voix sourde en continuant de frotter les pieds d’Emöke. Ils vous ont cherchés toute la journée, tu te doutes bien qu’ils sont montés jusqu’ici. »
Emöke s’était recroquevillée sous les peaux de loup comme une petite fille. Elle s’endormit en un instant. Raphael mesura ses pieds, avant de les envelopper d’une couverture de laine. Il se releva et alla ouvrir une caisse. À la lueur tremblante de sa lanterne, il prit un épais morceau de feutre, deux peaux de loup, une peau de lapin, une de cerf, un grand morceau de cuir brut, un couteau court, une aiguille de métal, du fil de lin ciré et une petite pince. Il s’assit devant la table et commença en silence à découper le cuir, puis le feutre. Il enfila le bout du fil dans le chas de l’aiguille et se mit à coudre le cuir sur le feutre, en s’aidant de la pince.
Mikael s’assit près de lui.
Raphael interrompit son travail pour lui servir un autre verre.
Il but. Sa tête commençait à bourdonner. Mais ses frissons cessaient peu à peu.
Raphael reprit son travail de couture. Soudain il s’arrêta et regarda Mikael. « C’est quoi cette folie ? », lui demanda-t-il.
Mikael ne répondit pas.
Raphael hocha la tête et continua de coudre.
Mikael sentait la fatigue prendre le dessus. Il posa la tête sur la table. Ferma les yeux. « J’ai oublié de… prendre… votre… livre… », marmonna-t-il avant de céder enfin au sommeil.
« Tu n’en as plus besoin », murmura Raphael, et ses lèvres ridées esquissèrent un sourire.
Quand Mikael se réveilla, le vieil homme n’était plus dans la cabane. L’aube s’apprêtait à poindre. Sur la table, il y avait deux paires de bottes de feutre, fourrées de peau de lapin et recouvertes de peau de loup, avec une épaisse semelle de cuir, une tunique en peau de cerf à col en lapin et une en peau de loup, deux paires de braies en laine bouillie. Raphael avait travaillé toute la nuit.
Mikael se leva et sortit.
« Reste à l’intérieur ! T’es idiot ou quoi ? », dit la voix de Raphael derrière lui.
Mikael se retourna. Raphael remplissait une grosse besace en cuir, mais il ne voyait pas de quoi. Un fourreau en feutre, étroit et long, était attaché sur le côté de la besace. « C’est quoi ? demanda-t-il.
— Rentre, misère de misère », dit Raphael.
Mikael obéit. Emöke s’était réveillée et le regardait en souriant.
« Comment tu te sens ? », lui demanda Mikael.
Elle continua de sourire, sans répondre.
Raphael rentra et désigna les vêtements sur la table. « Déshabillez-vous et enfilez ça. »
Emöke se leva et laissa tomber au sol la tunique légère de prostituée qu’elle portait au château. Mikael se retourna brusquement, rougissant de la voir nue.
Raphael se mit à rire. Il tendit à Emöke des braies de laine et une cotte de tissu épais. Quand elle l’eut enfilée, il raccourcit les manches au couteau. Il l’aida à passer la tunique de cerf à col en peau de lapin. « Tu auras bien chaud », dit-il en lui caressant la tête comme si elle était sa fille. Tourné vers Mikael, il dit : « Alors, il faut que je t’aide ? »
Mikael, gêné, s’habilla le dos tourné. Les bottes étaient chaudes et confortables, comme les braies de laine et la tunique de loup.
« Nous attendrons le coucher du soleil », dit Raphael. Il prépara une collation substantielle à base de viande de lapin, d’avoine trop cuite, de miel et de bière forte.
« Et s’ils viennent ? demanda Mikael en engloutissant la nourriture.
— Nous vendrons cher notre peau », rétorqua Raphael avec gravité. Voyant Mikael pâlir, il éclata d’un grand rire et hocha la tête, amusé. « Vous irez vous cacher là. » Il indiqua une trappe à Mikael puis lui fit un clin d’œil. « Tu as l’habitude, non ? »
Mikael eut honte d’avoir montré sa frayeur à Raphael.
« C’est bien de sentir la peur. Et tu as déjà suffisamment fait preuve de courage et d’inconscience comme ça, ajouta le vieil homme avec une pointe de fierté. Reposez-vous maintenant. Vous aurez besoin de toutes vos forces dans les jours à venir. »
Emöke s’étendit sur la paillasse.
Raphael la regarda.
Emöke parut sentir son regard et le fixa. Ils restèrent longtemps à se regarder. Puis Emöke sourit et ferma les yeux.
« Qu’est-ce qu’on fera au coucher du soleil ? demanda Mikael.
— C’était quoi ton plan ? »
Mikael rougit de nouveau. « Je n’avais pas de plan…
— Bon, dit Raphael en haussant les épaules. Au moins tu avais un bon plan pour la sauver. Et tu savais que tu devais venir ici. C’est déjà beaucoup pour un gamin.
— Je suis pas un… », commença à protester Mikael, mais en voyant le beau visage ridé de Raphael qui lui souriait, il éclata de rire. « Qu’est-ce qu’on fera au coucher du soleil ? répéta-t-il.
— On attendra la visite d’un ami.
— Qui ?
— Quelqu’un que tu connais.
— Eloisa ? », s’exclama Mikael, le visage illuminé de joie.
Raphael eut une expression mélancolique. Il fronça les sourcils. « Non, mon garçon… je suis désolé…
— Vous veillerez sur elle ? », demanda Mikael, inquiet.
Raphael acquiesça gravement. Il se leva. « Si vous entendez quelqu’un approcher, cachez vous dans la trappe. Moi j’ai des choses à faire, dit-il en sortant.
— Vous allez où ? », demanda Mikael.
La porte se referma sans que Raphael ne réponde.
Dans la cabane, le temps passait lentement. Mikael ne pensait qu’à Eloisa. Son cœur brûlait comme s’il avait une infection, son corps frémissait au souvenir du plaisir auquel il faudrait renoncer. Sa tête produisait des images, tantôt langoureuses, tantôt effrayantes.
Raphael revint une heure avant le coucher du soleil, suivi par quatre moutons qu’il laissa brouter dans le pré. Aussitôt à l’intérieur, il prit un petit baril de viande de chevreuil séchée, qu’il emporta dehors. À son retour, il portait la besace de cuir que Mikael l’avait vu remplir le matin.
« Assieds-toi », dit Raphael.
Mikael s’assit face à lui.
Raphael ouvrit le fourreau de feutre. Il en sortit une épée à la poignée historiée et à la garde sertie de trois grosses émeraudes, qu’il posa entre eux, sur la table.
Mikael, fasciné, regardait l’arme. Elle était magnifique. Sa lame d’acier trempé brillait. Elle ressemblait à celle de son père. L’épée d’un prince.
« L’épée, pour un guerrier, est bien plus qu’une arme », dit Raphael de sa voix profonde. Il ne regardait pas Mikael. Il regardait l’épée. « Elle est son âme. Elle est lui-même. Elle est son destin. »
Mikael n’avait jamais vu le vieil homme ainsi. Dans ses yeux, il y avait de la fierté, mais aussi une profonde douleur. Et peut-être aussi de la honte, se dit Mikael.
« L’homme qui possédait cette épée, reprit Raphael, n’a pas su lui faire honneur. » Il fit une longue pause, plongé dans ses pensées. « Tu as maintenant l’occasion de réhabiliter cette arme noble. De la laver du déshonneur dont son propriétaire précédent l’a souillée. » Il poussa l’épée vers Mikael.
Celui-ci recula, presque effrayé.
« Touche-la », dit Raphael.
Mikael tendit timidement une main vers la lame.
« Non. Empoigne-la. » La voix de Raphael avait la force d’un ordre.
Mikael prit une profonde inspiration. Puis il referma sa main autour de la poignée.
« Plus fort ! Comme un homme ! »
Mikael serra plus fort.
« Maintenant lève-la. »
Mikael la brandit.
« Voilà. Elle est à toi, désormais. Et tu es à elle. »
Mikael restait l’épée en l’air, ne sachant que faire. « Vous étiez un chevalier ? », finit-il par demander.
Raphael ne répondit pas.
« Cette épée, c’était la vôtre ?
— L’homme auquel elle appartenait est mort il y a bien longtemps. Il ne valait pas grand-chose, inutile d’en parler.
— Je ne vous crois pas. »
Raphael le regarda en silence. « Crois ce que tu veux… Mikael. »
À ce moment-là, ils s’aperçurent qu’Emöke n’était plus dans la cabane.
Ils se levèrent, alarmés. Raphael sortit. Mikael reposa l’épée et le suivit.
Dehors, il vit Raphael pointer le bras vers le pré.
Emöke était assise dans l’herbe. Mais une sorte de brouillard qui semblait tourner autour d’elle cachait ses traits.
« Ramène-la à l’intérieur, mon garçon », dit Raphael en se signant.
Mikael s’approcha d’Emöke et, à quelques pas d’elle, comprit ce qu’était ce brouillard.
Emöke était assise les jambes croisées, les mains posées sur les genoux et le dos droit. Autour d’elle voletaient des centaines de papillons de toutes les couleurs. Blancs, jaunes, bleus, tachetés.
Il s’arrêta, effrayé. « Emöke… dit-il d’une voix tremblante. Rentre dans la cabane… »
Elle se leva et les papillons se dispersèrent à l’instant.
« Comment tu as fait ? lui demanda-t-il, encore secoué par ce qu’il avait vu.
— Pour faire quoi ? », dit Emöke.
Mikael n’ajouta rien. À leur retour dans la cabane, il vit que Raphael était tout pâle.
On entendit alors le hennissement d’un cheval.
Raphael fit signe à Mikael de ne pas s’inquiéter. « Venez, leur dit-il. C’est le moment de partir. »
Dehors, sur le palefroi volé à Ojsternig, Volod le Noir les attendait. Il regarda Emöke, puis Mikael. Enfin, il inclina respectueusement la tête en direction de Raphael.
« Ils t’accompagneront, dit le vieil homme.
— Je lui ai déjà dit. J’ai pas besoin d’un paysan qui vole la nourriture de mes hommes.
— Il ne volera rien », répondit Raphael. Il désigna les quatre moutons et le baril de viande séchée. « Sa dot est suffisante pour vous nourrir aussi, pendant que vous serez en chemin.
— Alors Volod, tu t’en vas ? intervint Mikael, déçu. Tu les abandonnes à leur destin ?
— Ton exploit a fait un sacré branle-bas, paysan, répondit celui-ci. La forêt est pleine de soldats. Même si je voulais rester, ce serait impossible. Tôt ou tard, ils nous trouveraient.
— Je suis désolé… dit Mikael.
— Et moi désolé de devoir emmener avec moi une femme et un paysan incapable de combattre », répliqua Volod à l’adresse de Raphael.
Raphael soutint son regard en silence. « Rassemble tes affaires, Mikael », dit-il enfin.
Mikael prit la besace de cuir avec son fourreau de feutre et l’épée.
Volod posa les yeux sur cette arme magnifique. « Il sait s’en servir ?
— Il apprend vite.
— Donc il va falloir que je lui serve de nourrice ?
— Non, dit Raphael. De maître.
— Pourquoi tu ne lui as pas appris ?
— Parce que j’espérais qu’il n’aurait pas à s’en servir, répondit Raphael. Mais il est clair que c’est son destin. » Il posa la main sur l’épaule de Mikael, avec la solennité d’une investiture. « J’ai toujours su qu’il ne ferait jamais un bon paysan. »
Les regards des deux hommes se croisèrent, en silence.
Puis Volod céda et baissa les yeux. « Comme vous voulez, baron », dit-il avec un profond respect.
Mikael, ébahi, se tourna vers Raphael.
« Je te remercie, Volod », dit Raphael sans regarder Mikael. Mais il serra son épaule de la main, avec force, comme pour un adieu.
« Il faut partir. Mes hommes attendent », dit Volod. Il chargea sur sa selle le baril de viande séchée, fit virer son cheval et le poussa au pas vers la forêt. « Tu sais au moins mener un troupeau, paysan ? dit-il en riant tandis qu’il s’éloignait.
— Mets ton épée au fourreau », dit Raphael à Mikael. Il rassembla les moutons, les attacha entre eux par une corde, dont il tendit le bout à Mikael. « Ne les détache pas la nuit. Le jour, ils te suivront tout seuls. » Il lui donna une longue accolade, et quand il s’écarta de lui, Mikael vit ses yeux briller. « Dieu te bénisse…
— Allons-y, Emöke », dit Mikael en se dirigeant vers la forêt, à la lisère de laquelle Volod les attendait, son cheval piaffant avec nervosité.
« Pourquoi tu l’as appelé baron ? demanda Mikael dès qu’ils l’eurent rejoint.
— Il ne t’a pas raconté son histoire ?
— Non…
— Alors c’est qu’il ne voulait pas que tu la connaisses, dit Volod. Marchez, maintenant. On ne vous attendra pas, que ce soit clair. On ne peut pas se permettre de ralentir notre marche. »
Mikael tenait la main d’Emöke. De l’autre main, il tenait la corde attachant les moutons, qui suivaient docilement.
« Le vieux ne le sait pas, mais tout le monde lui a pardonné. Il a payé sa dette, dit Emöke après quelques pas. Un jour, tu devras lui dire.
— Pardonné quoi ? »
Emöke ne répondit pas.
L’instant d’après, c’était la nuit.
Ils avançaient tous trois dans une obscurité profonde, et pourtant Volod n’hésitait jamais. Mikael et Emöke suivaient en silence. Ils descendirent par un couloir que Mikael ne connaissait pas, menant dans une vallée qui n’était ni la Raühnvahl ni celle de Dravocnik.
Quand la forêt commença à s’éclaircir, ils retrouvèrent les rebelles, qui avaient installé un bivouac et allumé un grand feu.
Mikael se rendit compte que tous le regardaient avec respect.
« On attendra l’aube ici », dit Volod à Mikael. Il montra une direction dans le noir. « La dernière partie de la descente vers la Val Canal est presque entièrement rocheuse. La nuit, on risquerait de se tuer. Attache tes trois moutons.
— Il y en a quatre.
— Non, il y en a trois, dit Volod. Ce soir, mes hommes vont manger. »
Enveloppés dans des couvertures autour du grand feu, les hommes dormirent peu. Ils chuchotaient entre eux et rongeaient les os de mouton comme des chiens affamés.
Mikael resta toute la nuit enfermé en lui-même, comme s’il comprenait ses actes seulement maintenant. “Tu as quitté Eloisa”, se répétait-il, et sa vie lui semblait encore plus noire que l’obscurité autour d’eux. Il frissonnait malgré le feu, comme saisi d’un froid intérieur. La peur de l’inconnu qui l’attendait.
Levé avant l’aube, il s’éloigna du bivouac comme si l’air lui manquait. Il arriva près d’un grand hêtre et passa les bras autour de son tronc lisse.
« Je ne sais pas comment tu t’es débrouillé, mon garçon, dit la voix de Volod derrière lui. Mais tu as fait preuve de courage. »
Mikael se retourna.
Volod le fixait. « La peur vient toujours après. C’est normal. »
Mikael ne répondit pas.
« Tu ne te rendras pas compte tout de suite de ce que tu as fait. Mais dans le cœur des gens, ton geste vaudra bien plus que cent de nos attaques de convoi. » Il le regarda, sérieux. « À partir de maintenant, tu n’es plus un paysan.
— Et je suis quoi ?
— Je peux t’apprendre à te servir d’une épée, mais pas à comprendre qui tu es, répondit sèchement Volod. Je l’ai dit à Raphael et je te le redis : pas question que je te serve de nourrice. » Il lui tapa sur l’épaule. « Maintenant, viens nous aider. On va partir. »
Mikael le suivit.
Les hommes éteignaient le feu et roulaient leurs couvertures.
Emöke les regardait sans les voir.
« Comment ça va ? », lui demanda Mikael.
Emöke lui sourit, sans parler. Puis elle recommença à regarder dans le vide.
Mikael se demandait ce qu’il ressentait pour d’Emöke. C’était à cause d’elle qu’il avait décidé de changer de vie, de quitter Eloisa. Il sentit une vague de colère monter en lui, avant de se souvenir qu’Emöke ne lui avait rien demandé. Ce qu’il avait fait, il l’avait décidé seul. Sans vraiment réfléchir, peut-être. Et il ne le referait peut-être pas. Mais il l’avait décidé seul. Il se souvint d’une des premières choses qu’Agnete lui avait dites : « Dans la vie, il faut choisir. » Il avait choisi. Parce qu’une voix intérieure lui disait que le monde devait changer.
Un des hommes de Volod s’était approché d’Emöke et la fixait avec un regard de convoitise. « T’es une putain du château, pas vrai ? », dit-il en portant la main à son entrejambe.
Mikael s’interposa, planta ses yeux dans les yeux noirs de l’homme. « Laisse-la tranquille », dit-il d’une voix forte qui l’étonna lui-même.
« On n’a qu’à l’emmener comme putain, dit l’homme, en déplaçant sa main de son entrejambe à son couteau.
— Laisse-la tranquille », répéta Mikael, à nouveau surpris de la fermeté de sa propre voix.
Volod avait observé la scène de loin. « Personne ne touchera à cette femme ! s’écria-t-il. Ou il aura affaire à moi ! »
L’homme en face de Mikael baissa la main qu’il avait posée sur le manche de son couteau.
« Pourquoi on l’emmène avec nous alors ? demanda-t-il à Volod avec colère. Elle va nous ralentir, c’est tout. Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir faire d’une femme ?
— Paolo, cette nuit, tu as mangé. Et si t’as le ventre plein, c’est grâce à elle. Ça me semble une bonne raison, lui répondit Volod. Si jamais elle n’arrive pas à suivre, on la laissera derrière nous. J’ai averti le garçon. »
Paolo haussa les épaules. Après un dernier coup d’œil lascif à Emöke, il alla aider ses compagnons.
Mikael se tourna vers Emöke. Elle semblait ne s’être aperçue de rien. Il s’accroupit près d’elle. « On doit se préparer, Emöke », lui dit-il avec tendresse. Puis, en regardant ces yeux limpides et vides, sans défense, il comprit que si c’était à refaire, il le referait. Il n’accepterait jamais qu’on la fasse griller comme un mouton. Si cela ne tenait qu’à lui, l’odeur de la chair humaine brûlée ne se répandrait plus jamais. Il n’était plus un enfant, comme le jour du massacre au château. “Aujourd’hui, je mourrais aux côtés de mon père”, pensa-t-il.
Ses réflexions furent soudain interrompues par un cri. Il se retourna et vit un des hommes dont les mains s’accrochaient à une flèche, une flèche qui lui transperçait la gorge.
À l’instant même, une patrouille de soldats fondit sur eux.
Ils étaient une dizaine, trois fois moins nombreux que les hommes de Volod. Mais ils étaient à cheval et avaient l’avantage de la surprise.
Volod fut le premier à réagir. Il bondit sur son palefroi, qu’il éperonna comme s’il voulait s’échapper. Mais s’écarta seulement de quelques verges, le temps de tirer son épée, puis revint au grand galop et se lança sur les soldats dans un puissant hurlement.
Ses hommes furent plus lents. Deux d’entre eux moururent, encore désarmés, sous les coups des agresseurs.
« La Folle ! », s’écria l’un des soldats en voyant Emöke, restée assise, imperturbable, au milieu de toute cette confusion.
Mikael s’élança vers sa besace et tenta de dénouer le lacet du fourreau. Mais ses mains tremblaient, et le soldat approchait d’Emöke, en faisant tournoyer son épée.
Volod lui coupa la route et le frappa sous l’aisselle, d’une fente précise, à l’endroit où s’arrêtait sa cotte de maille. La lame pénétra entre les côtes jusqu’au cœur du soldat, le tuant sur le coup.
Le combat faisait rage. Les hommes de Volod s’étaient repris et dispersés en toute hâte dans la forêt, selon une tactique qui paraissait éprouvée, obligeant les assaillants à se désunir. À l’abri des arbres, les arcs firent pleuvoir sur eux une terrible volée de flèches.
Un autre soldat se précipita sur Emöke et l’attrapa par les cheveux, la soulevant presque de terre.
« Non ! », s’écria Mikael, resté jusque là pétrifié. Il s’élança sur le cavalier, qu’il fit tomber de sa selle. Le soldat en perdit son casque.
Ils se retrouvèrent emmêlés, luttant au corps à corps. Le soldat se battait avec furie, pour survivre, pour tuer. Mikael, qui se contentait de se défendre, eut rapidement le dessous. Le soldat voulut lui enfoncer dans la gorge un poignard long et affilé. Mikael retenait sa main, mais le soldat était plus déterminé, et en position de force.
Mikael ferma les yeux, résolu à la défaite. Puis il y eut un choc sourd, et le corps du soldat s’écroula sur lui. Rouvrant les yeux, il vit Emöke, une grosse pierre entre les mains.
Il se dégagea du corps inerte du soldat et se releva.
Emöke tenait encore la pierre, et déjà son regard redevenait flou.
Mikael la lui prit délicatement et la jeta par terre.
« Le laissez pas s’échapper ! hurla alors Volod. Malédiction ! »
Mikael vit en se retournant un cavalier qui prenait la fuite, une flèche plantée dans le flanc.
« Allons-nous-en, vite ! ordonna Volod. Prenez leurs chevaux ! »
Mikael compta neuf soldats à terre. Et cinq rebelles. L’un d’eux était Grippetout, l’homme qui avait partagé son morceau de pain avec ses compagnons, dans la cachette des rebelles. Il avait une entaille profonde de la poitrine à l’abdomen, qui laissait voir ses côtes et ses boyaux.
Les hommes de Volod attrapèrent les chevaux. Il y en avait sept. L’un avait disparu avec le cavalier en fuite, l’autre avait été tué par une flèche et le dernier était parti dans la forêt.
Le soldat qui s’était battu avec Mikael gémit. La pierre d’Emöke l’avait seulement assommé.
Volod ramassa le poignard du soldat. Il le tendit à Mikael. « Achève-le », dit-il.
Mikael, effrayé, fit un pas en arrière.
« Prends le poignard ! », s’écria Volod.
Il le prit. Sa main tremblait. Il regardait le soldat, qui reprenait connaissance.
Volod posa fermement le pied sur le dos de l’homme, l’immobilisant au sol. « Achève-le », répéta-t-il en fixant Mikael de ses yeux glacés.
Mikael secoua la tête.
Alors Volod prit la tête du soldat par les cheveux et la souleva. Puis il tint la main de Mikael et la guida vers la gorge découverte de l’homme. D’un geste sec, il la trancha.
Mikael lâcha le poignard et fit deux pas en arrière, incapable de détacher son regard de l’homme à l’agonie, dont le corps se contractait pendant que la vie le quittait.
« C’est ça, la vie que tu as choisie, mon garçon », dit Volod. Il prit les brides du cheval du soldat et les tendit à Mikael. « Il est à toi, maintenant. Tu l’as gagné. »
Mikael avait du mal à respirer.
Ils reprirent leur marche.
Personne ne parlait.
Mikael avait fait monter Emöke sur le cheval. Il marchait en tenant les brides dans une main, et dans l’autre la corde avec les moutons.
En moins d’une heure, ils atteignirent la Val Canale, une vallée rude enserrée de hautes montagnes. Un torrent, le Fella, coulait au milieu. Le soleil commençait à se cacher derrière le Joff de Montasio. Ils suivirent le cours du torrent et pénétrèrent deux lieues plus loin dans le Couloir de Fer.
« Ici, on est sur les terres de la Sérénissime », dit Volod à Mikael.
Mikael n’entendit pas. Pendant toutes ces années, il avait vu des dizaines d’hommes mourir, souvent de manière atroce, terrifiante. Mais jamais personne n’était mort de sa main. Il comprenait maintenant que la mort, en un certain sens, lui était restée jusque-là extérieure.
En longeant les rives caillouteuses du Fella, il s’aperçut qu’il n’avait pas pleuré. Le monde de l’enfance avait pris fin, ce monde où les douleurs et les fautes se lavent par les larmes. Non, il ne pleurerait pas.
Ils parcoururent moins de quinze lieues avant d’arriver, presque au coucher de soleil, à la petite ville de Pontêbe, comme on l’appelait dans la langue locale.
« On va dormir ici, dit Volod en montrant une grange. On demandera l’hospitalité. » Il détacha un des moutons et le traîna derrière lui jusqu’à la ferme des paysans.
Ce soir-là, dans la grange, ils mangèrent un mouton mais aussi du pain à peine sorti du four, et ils burent du vin rouge.
Au moment de dormir, Mikael vit que Paolo regardait encore Emöke.
« Reste près de moi », lui chuchota-t-il.
Puis il s’endormit, serrant le poignard du soldat tué. Ça aussi, c’était à lui.
Le matin, dès son réveil, la pensée lui vint que si Eloisa savait qu’il était devenu un assassin, elle aurait honte de lui.
Il sortit et vit Volod discuter avec un vieux paysan aux longues moustaches incrustées de miettes. Tous deux regardaient vers le nord.
Le vieux désignait la montagne. « Vous devez monter en suivant le grand couloir entre les roches. D’abord au nord, ensuite vous obliquez légèrement vers l’ouest, puis de nouveau vers le nord. Faut compter six ou sept lieues avant d’arriver à la crête, et là vous serez à quatre mille pieds. À ce moment-là, vous descendez vers la vallée, vous pouvez pas vous tromper. Dans la plaine, vous suivrez un torrent… je sais plus comment il s’appelle… vers l’ouest. Il vous mènera à Kirchbach. Mais impossible d’y arriver en une seule journée, c’est au moins à vingt lieues, dont dix de montagne.
— On y arrivera, dit Volod.
— Non, impossible, dit le vieux en hochant la tête.
— On y arrivera, je te dis.
— T’es têtu comme une mule. Le vieux cracha par terre.
— Aussi têtu que toi, vieil homme. »
Le vieux rit. « Vous y arriverez pas, répéta-t-il en s’en allant. Vous dormirez sous la pluie, à l’embouchure de la vallée qui vous mènera demain à Kirchbach. Aussi vrai que Dieu existe ! »
Volod aussi se mit à rire. Mais il reprit rapidement son sérieux. Il vit Mikael et s’approcha. « Reste pas accroché à ce poignard, mon garçon. »
Mikael s’aperçut qu’il avait toujours la main serrée sur le poignard du soldat.
« Range-le. Aujourd’hui est un autre jour. Reste pas accroché au passé. »
À leur retour dans la grange, Paolo était couché sur Emöke et s’apprêtait à la violer.
Avant même que Volod puisse intervenir, Mikael était sur lui. Il lui mit la lame du poignard sur la gorge.
« Arrête, mon gars », ordonna Volod en retenant son bras.
Mikael frémissait en voyant l’innocence des yeux d’Emöke.
« Laisse-le-moi », dit Volod en l’écartant. Il saisit Paolo à l’entrejambe, par derrière, et lui empoigna les testicules.
Paolo hurla de douleur.
« Je te castre comme un chapon, grogna Volod sans lâcher prise. Y aura pas d’autre avertissement. Où qu’on soit, je te laisserai là, à perdre ton sang. T’as compris ? »
Paolo acquiesça en gémissant.
Volod le tira en arrière, toujours par les couilles, et le souleva de force tandis que l’autre hurlait de douleur.
« Ça va ? », demanda Mikael à Emöke.
Elle regarda son agresseur. Sans haine. Et comme toujours ne répondit pas.
« Préparez-vous ! ordonna Volod à ses hommes. On a une sacrée journée devant nous ! »
Au coucher du soleil, les hommes comme les chevaux étaient épuisés. Ils s’arrêtèrent sur la rive d’un torrent, à l’embouchure de la vallée qui les mènerait à Kirchbach le lendemain, comme l’avait prédit le vieux. Et comme il l’avait également annoncé, ils dormirent sous une pluie glacée.
La nuit, Mikael rêva d’Eloisa. Elle était seule dans le village de la Raühnvahl. Il faisait sombre. Le village était désert. Eloisa étendait le manteau de Mikael dans la boue et se couchait dessus. Elle pleurait. Puis un homme, que Mikael voyait de dos, la maintenait à terre avec son pied. L’homme dénouait ses braies. Il se retournait, et c’était le visage de Paolo. Arrachant sa jupe avec violence, il lui écartait les cuisses, découvrant la fourrure blonde de son entrejambe. Il se jetait sur elle en bavant, la frappait d’un coup de poignard puis la violait avec férocité, comme pour l’anéantir. Dans le rêve, Mikael se précipitait sur lui, l’attrapait par les cheveux, lui soulevait la tête et l’égorgeait. Le sang coulait sur le visage d’Eloisa. Alors Mikael se penchait sur elle et l’embrassait, trempant ses lèvres dans le sang de l’autre.
Au réveil, Mikael découvrit qu’il s’était blessé avec le poignard. Une blessure profonde, au creux de la main, qui allait presque jusqu’aux tendons.
Les autres le regardaient en silence.
« Va te laver, mon gars », lui dit Volod.
Mikael s’agenouilla sur la rive caillouteuse du torrent.
Le soleil naissant éclairait comme un miroir la surface de l’eau, et Mikael y vit son visage rouge de sang. Comme le masque de la mort.
« Tu vivras dans le sang, comme moi et tous nos ancêtres, lui avait dit son père le jour du massacre. C’est notre destin, notre fatalité. »
Tous les matins, Eloisa regardait avec appréhension passer les patrouilles qui battaient la forêt pour retrouver Emöke. Chaque soir quand, à leur retour, les sabots faisaient résonner les planches du pont sur l’Uque, elle retenait son souffle. Le matin, elle allait prier dans la petite église de Notre-Dame des Neiges. À genoux, elle suppliait la Mère de Dieu, l’Enfant Jésus et les Saints protecteurs peints grossièrement au-dessus de l’autel de pierre et à-demi effacés, pour qu’on ne retrouve pas Mikael. Elle y retournait le soir pour les remercier, quand elle voyait les soldats rentrer bredouilles. Le reste du temps, elle respirait à peine. Son sommeil, agité, était peuplé des mêmes peurs. Son oreiller trempé de larmes.
Elle avait dit à sa mère pourquoi Mikael avait disparu. Agnete l’avait rudement sermonnée : « Comment tu as pu le laisser faire une chose pareille ? » Les gifles étaient tombées, avec fureur. Puis la colère d’Agnete avait cédé à la douleur et à l’inquiétude. Elle avait éclaté en sanglots, attirant sa fille contre elle. Assommée de chagrin, elle murmurait : « Non, non… mon pauvre garçon… non… » Elle aussi s’était mise à guetter le départ et le retour des patrouilles.
Un jour, en milieu de matinée, un soldat était arrivé blessé dans la Raühnvahl et s’était écroulé dans la rue principale du village, une flèche plantée dans le flanc. Il avait perdu beaucoup de sang. Aucun des paysans n’alla le secourir, espérant sans doute qu’il mourrait là, sous leurs yeux.
Agnete le fit emmener dans la maison la plus proche. Elle le coucha sur une table, retira la flèche de son corps et le soigna.
« Pourquoi tu fais ça ? lui demanda Eloisa à mi-voix.
— Parce que cet homme a peut-être rencontré Mikael, répondit Agnete tout bas. Et s’il ne meurt pas, on saura s’il est vivant ou pas. »
Les yeux d’Eloisa se remplirent de larmes. « S’il l’a tué, dit-elle d’une voix dure et résolue, je le tuerai moi-même, quand tu l’auras sauvé.
— Non, c’est moi qui le tuerai », dit Agnete.
La nouvelle du retour du cavalier blessé se répandit rapidement jusqu’au château. Dès le début de l’après-midi, Ojsternig, suivi d’Agomar et escorté par dix cavaliers armés, ouvrit la porte d’un coup de pied et pénétra dans la baraque du bûcheron.
Le soldat reprenait connaissance.
Ojsternig le secoua et lui ordonna de parler.
« J’ai vu… la Folle… Votre Seigneurie…, balbutia le soldat. Elle est avec… les rebelles…
— Vous l’avez tuée ? », demanda Ojsternig. Depuis qu’Emöke s’était enfuie, il n’avait pas eu de répit. Une des prostituées était morte des tortures qu’il lui avait infligées. Les autres en gardaient les marques sur le corps. Mais aucune ne savait comment Emöke s’était échappée. Ojsternig avait fait fouetter aussi les sentinelles de la grande porte du château, et les gardes avaient juré qu’elle ne pouvait pas être sortie sans qu’ils la voient. Sa fuite demeurait une énigme. La garnison était terrorisée : ce mystère ne faisait que confirmer leurs croyances superstitieuses.
« Non… Votre Seigneurie… on a pas réussi à la tuer…, répondit le soldat.
— Maudits incapables ! », s’écria Ojsternig en le giflant. Il se tourna vers Agomar et les autres cavaliers. « Vous avez entendu ? dit-il en levant le poing. Ce sont les rebelles qui l’ont libérée ! Aucune magie là-dedans ! »
Les cavaliers baissèrent les yeux. Personne n’osait parler mais tous pensaient : “Si c’est pas de la magie, c’est quoi ? Comment une femme peut disparaître dans le néant si le démon l’a pas aidée ?”
« Où sont-ils, les rebelles et cette maudite putain ? demanda Ojsternig au soldat blessé. Ils sont combien ?
— Ils étaient une trentaine… Votre Seigneurie…, souffla le soldat. On en a tué… beaucoup… avant qu’ils nous… » Il ferma les yeux, s’abandonna à la douleur. « Ils sont en fuite… reprit-il. Ils étaient… Ils se préparaient à descendre dans la Val Canale… Je crois qu’ils veulent se… réfugier en terre… vénitienne…
— Agomar, organise une patrouille de cinquante hommes ! ordonna Ojsternig. Tout de suite ! Il faut leur donner la chasse ! Je veux retrouver cette putain, morte ou vive !
— Ils sont sûrement loin maintenant, dit Agomar. Et on ne peut pas pénétrer sur les terres de la Sérénissime.
— Maintenant ! Tout de suite ! », hurla Ojsternig. Il saisit à la gorge le soldat blessé, pendant qu’Agomar sortait de la baraque. « Où vous les avez rencontrés ?
— Sur le flanc… sud du Mezesnig… Là où la forêt s’arrête… où commencent les rochers et les cailloux… »
Ojsternig se tourna vers les cavaliers de son escorte. « Vous savez où c’est ? »
Les cavaliers firent signe que non.
« Moi je sais ! », dit alors Eberwolf, qui écoutait à l’entrée.
Un sourd murmure se répandit parmi les paysans. Ahlwin, le père d’Eberwolf, rougit de honte et s’éloigna, tête basse.
« Toi, ordonna Ojsternig à l’un des cavaliers, tu resteras ici pour attendre Agomar. Dis-lui qu’on laissera des signes pour lui indiquer le chemin. Ton cheval, c’est lui qui va le monter », ajouta-t-il en désignant Eberwolf. Aussitôt sorti, il sauta en selle et partit au galop vers la forêt de Mezesnig, suivi par ses hommes et par Eberwolf.
Agnete s’aperçut qu’Eloisa aussi avait disparu, et comprit aussitôt, avec un coup au cœur, où elle était partie.
Eloisa connaissait la montagne aussi bien que Mikael. Malgré les interdictions, ils l’avaient parcourue de long en large, des années durant. Elle savait qu’Eberwolf suivrait la route presque jusqu’au sommet, pour redescendre ensuite par le versant sud. Mais elle prendrait un autre chemin, plus court, impraticable pour les chevaux.
Elles étaient les seules à savoir, sa mère et elle, que si Emöke était avec les rebelles, Mikael s’y trouvait aussi.
Les branches basses lui griffaient le visage, les ronces déchiraient sa robe, elle trébuchait sur les pierres et les racines, s’égratignait mains et genoux. Son cœur battait la chamade, les larmes lui montaient aux yeux. Elle courut, insensible à la fatigue, poussée par la frayeur. « On en a tué beaucoup », avait dit le soldat blessé. Est-ce que Mikael était parmi eux ? Est-ce qu’il était mort ? Allait-elle le retrouver là-bas, tombé à terre, livré aux bêtes sauvages ?
En proie à une irrépressible angoisse, elle longea la lisière de la forêt, là où elle laissait place à une pente rocheuse dénudée qui descendait vers la Val Canale. Elle commençait à craindre de ne pas trouver le lieu de l’affrontement, quand elle sentit une odeur âcre. Une odeur qui n’appartenait pas à la forêt. Elle s’arrêta, incapable de poursuivre. Au-delà de l’épaisse végétation, elle savait que la mort l’attendait. Elle se fraya rapidement un chemin entre les repousses de pin des montagnes et les rhododendrons, retenant son souffle.
Elle finit par déboucher dans une clairière où l’odeur était plus intense. Au sol, une quinzaine d’hommes morts. Elle ferma les yeux, porta les mains à sa bouche, incapable de bouger, envahie par cette violente odeur.
Ce fut alors qu’elle entendit le vacarme des chevaux.
Ojsternig arrivait.
Sans plus réfléchir elle se jeta sur les cadavres et les retourna, résistant à l’envie de vomir et murmurant, comme une prière : « C’est pas lui ». Et chaque fois, malgré l’horreur de la mort, elle remerciait Dieu.
Avant l’arrivée des cavaliers guidés par Eberwolf, elle s’était assurée que Mikael avait échappé à la mort. Cachée dans les broussailles, elle regarda vers la vallée où le royaume finissait, et où commençait peut-être le salut de Mikael.
Elle redescendit dans la Raühnvahl sans se faire repérer.
Elle annonça à Agnete : « Il est vivant ».
Sa mère la serra fort contre elle, puis elles se rendirent main dans la main à Notre-Dame des Neiges. Agenouillées côte à côte sur un prie-Dieu grinçant, elles qui n’étaient pourtant pas habituées à prier remercièrent la Mère de Dieu et lui demandèrent de continuer à veiller sur Mikael.
Deux jours plus tard, Ojsternig renonça à poursuivre les rebelles, pour éviter de pénétrer sur les terres de la Sérénissime. Il revint par les champs glacés et désigna Agnete aux soldats, qui s’emparèrent d’elle.
Effrayée, Eloisa accourut, suivie de tous les paysans.
« On me dit que ton fils a disparu ! », s’exclama Ojsternig avec colère, en fixant Agnete.
Eberwolf, à côté de lui, arborait un air satisfait.
« C’est pas mon fils ! explosa Agnete de manière inattendue, plus furieuse encore qu’Ojsternig. C’est juste un bâtard ingrat que j’ai acheté au marché de Dravocnik, le diable l’emporte ! »
Eloisa fut surprise.
Ojsternig aussi, qui s’attendait à des pleurnicheries effrayées et à des supplications.
« Si Votre Seigneurie me le retrouvait et me le ramenait, et si vous étiez assez généreux pour le laisser entre mes mains avant votre juste punition… » Agnete tendit le poing. « Ah, pardonnez-moi, mais je suis pas sûre que je vous le laisserais vivant, aussi vrai que Dieu existe ! Qu’il soit maudit ! »
Ojsternig, perplexe, fronça les sourcils.
Eloisa vit sa mère mettre la main dans son dos et croiser les doigts pour enrayer la malédiction.
« Il s’est enfui, Votre Seigneurie ! continua Agnete avec emphase. Deux jours avant que cette fichue Emöke disparaisse ! »
La déception se lisait sur le visage d’Eberwolf.
Ojsternig se tourna vers lui et dit : « Imbécile ! » avant de le fouetter au visage. Il regarda Agnete. « Cet imbécile raconte que c’est le garçon qui a libéré la sorcière. »
Agnete eut un regard de dégoût pour Eberwolf et secoua la tête. « Votre Seigneurie, vous l’avez dit vous-même, c’est un imbécile. Avec tout votre respect, comment croire à ce que racontent les imbéciles ? Ce maudit gamin a pris la poudre d’escampette deux jours avant. » Elle cracha par terre. « Dieu le sait, et tout le monde ici m’en est témoin, je l’aimais bien. Mais il a trahi ma confiance… Je lui souhaite seulement de s’être fait dévorer par les loups. » Elle croisa de nouveau les doigts dans le dos.
Eloisa était admirative. Sa mère semblait peu à peu convaincre Ojsternig.
Il continuait de dévisager Agnete. « Tu as fait un bon travail avec le soldat blessé, dit-il enfin. Quand la fièvre sera tombée, il nous dira peut-être si ton fils est avec les rebelles.
— Je vous le souhaite, Votre Seigneurie, répondit Agnete. Mais je vous le répète : je ne le considère plus comme mon fils. »
Ojsternig fit virer son cheval et s’en alla.
La vieille Astrid s’approcha d’Agnete. « Il est pas parti deux jours avant la fuite d’Emöke », lui dit-elle.
Agnete eut un coup au cœur.
« C’est lui qui l’a fait évader, continua Astrid.
— Dis pas de bêtises, vieille idiote ! », lâcha Agnete avec dureté. Mais avec un regard effrayé.
« On le sait tous ! », dit Astrid.
Agnete se tourna vers les gens du village.
Tous la regardaient avec respect.
« Le garçon, il est spécial », ajouta la vieille.
Agnete la fixa, une prière muette dans le regard.
« T’en fais pas, dit Astrid. Personne dira rien. Par contre, le soldat blessé… »
Ce soir-là, Eloisa vit sa mère préparer un emplâtre pour la blessure du soldat. Puis elle la vit prendre une petite bouteille de terre cuite scellée de cire laquée.
Comme les autres soirs, Agnete sortit pour le soigner.
En rentrant, elle dit à Eloisa : « Faut que j’aille à l’église ».
Eloisa l’accompagna et s’agenouilla près d’elle.
Agnete priait à voix basse, mais Eloisa l’entendit demander pardon à la Mère de Dieu.
Le soldat mourut dans la nuit.
Quand ils entrèrent à Kirchbach, dans le territoire d’Hermagor, Volod et les siens étaient trempés jusqu’aux os. Pendant les dix lieues entre l’embouchure de la vallée où ils avaient bivouaqué et la petite ville, la pluie n’avait pas cessé de tomber.
En voyant arriver des cavaliers habillés comme des gueux mais armés d’arcs et d’épées, les gens de Kirchbach se mirent à leurs fenêtres et sortirent sur le seuil des boutiques.
Volod s’arrêta sur la place principale et attendit, sous la pluie.
Une escouade de soldats, menée par un vieux capitaine en casaque bleu clair, vint bientôt se poster devant lui.
Le vieux capitaine arrêta son cheval à une distance de quatre verges. « Qui êtes-vous ? », demanda-t-il d’une voix ferme.
Volod s’avança et répondit : « Personne ».
Le vieil homme, silencieux, le regardait avec l’assurance d’un homme fort. À son attitude fière, on devinait qu’il avait livré de nombreuses batailles.
« Nous sommes de passage, ajouta Volod. Nous cherchons seulement un endroit où dormir et sécher nos vêtements.
— Vous êtes en fuite ?
— Nous cherchons un endroit où dormir et sécher nos vêtements, répéta Volod. Demain, nous partirons.
— On vous poursuit ? », insista le vieil homme.
Volod le regarda en silence, puis secoua la tête. « Non, dit-il.
— Vous êtes des brigands ?
— Non », répondit Volod en se redressant.
Le vieil homme parut satisfait. Il acquiesça, puis fit avancer son cheval, aussi vieux que lui, près de celui de Volod. Il posa la main sur la marque d’Ojsternig. « Ce cheval n’est pas à toi.
— Non », dit Volod.
Le vieil homme le regarda. L’âge n’avait pas éteint ses yeux, noirs comme la nuit, chose rare dans ces régions. Ils brillaient comme des charbons ardents. « Il n’y a que deux endroits où vous pouvez dormir, dit-il enfin. La prison, ou le couvent. » Il sourit. « Chez les frères, on mange mieux. »
Volod sourit aussi. « Alors nous dormirons chez les frères, si vous voulez bien nous introduire auprès d’eux.
— Vous partez demain matin ?
— Nous partons demain matin.
— Venez », dit le vieux en faisant virer son cheval. Il traversa la place, contourna l’église et s’arrêta devant une imposante construction de pierre et de bois. Il n’eut pas besoin de frapper à l’entrée car le frère portier était déjà là. « Appelle le prieur », lui dit-il d’un ton péremptoire.
Le frère portier repartit à l’intérieur. Bientôt le prieur du couvent apparut, escorté de trois moines. C’était un bonhomme grassouillet au visage sympathique et aux joues rubicondes.
« Frère Stanislao, auriez-vous de la place pour une nuit dans votre hospice ? », demanda le vieux capitaine.
Le frère Stanislao regarda les hommes trempés. Il fit la moue. « La femme aussi ? dit-il en pointant son menton rond en direction d’Emöke.
— Vous voulez la faire dormir sous la pluie simplement parce que c’est une femme ? dit le vieil homme.
— Elle vit dans la crainte de Dieu, ou c’est… ? Le prieur laissa sa question en suspens.
— C’est ma sœur », intervint Mikael, qui avait fait toute la route à pied en tenant par la bride le cheval sur lequel il avait installé Emöke.
Volod se tourna vers Mikael. Le capitaine vit ce regard mais ne dit rien.
Emöke avait un regard flou, absent.
« Qu’est-ce qu’elle a ? demanda le frère Stanislao à Mikael d’un ton suspicieux.
— Elle n’aime pas parler, frère, dit Volod. Elle se mettra dans un coin et vous ne vous apercevrez même pas qu’elle est là. Et le garçon… son frère… restera pour veiller sur elle. »
Le prieur, immobile, réfléchissait.
« Frère Stanislao, dit le capitaine, nous sommes en train de nous mouiller.
— Entrez, soupira le prieur. Mais je ne veux aucune arme dans mon couvent.
— Bien sûr, prieur, dit le vieil homme. S’ils veulent rester, ils me remettront leurs armes et je les leur rendrai demain matin, à la sortie de la ville. » Il se tourna vers Volod. « Nous sommes d’accord ? »
Volod échangea un regard avec lui puis enleva son arc et son épée. « Je me fie à vous.
— Comme moi-même je me fie à vous », répondit le vieux capitaine avec un sourire malin.
Les hommes remirent leurs armes. Quand ce fut son tour, Mikael délaça le fourreau de sa besace et découvrit la garde de l’épée de Raphael.
Le capitaine la vit, et se figea un court instant sur son canasson, les yeux écarquillés. Il saisit rapidement l’épée, sans faire de commentaire.
L’hospice était une salle de soixante pieds sur trente chauffée par deux cheminées, une à chaque bout. Les moines y avaient disposé de la paille. Mikael venait de s’y installer quand un soldat du vieil homme s’approcha de lui. « Le capitaine veut te parler en privé. Suis-moi. »
Mikael se tourna vers Emöke. Il croisa le regard de Volod.
« Vas-y », dit Volod, qui alla s’asseoir à côté d’Emöke. « Je veillerai moi-même sur… ta sœur », ajouta-t-il avec un sourire.
Mikael suivit le soldat. Ils sortirent du couvent. La pluie avait cessé, mais Mikael était encore trempé. L’homme le conduisit jusqu’à une construction basse et trapue, pourvue de deux grandes portes. Celle de gauche menait aux prisons, celle de droite aux quartiers du capitaine.
Celui-ci l’accueillit d’un air soucieux. Il fit signe qu’on les laisse seuls. Il tenait l’épée de Raphael sur ses paumes.
« Tu es un voleur, mon garçon ?
— Non, messire », répondit Mikael, offensé.
Le vieil homme désigna l’épée du menton. « Où l’as-tu prise ?
— Je ne l’ai pas… prise. Elle m’a été offerte.
— Par qui ? »
Mikael eut l’impression que sa voix tremblait. « Par son propriétaire légitime », répondit-il alors.
Le capitaine le regardait en silence. Son regard exprimait une profonde émotion.
« Dis-moi son nom.
— Le vieux Raphael.
— Le vieux Raphael, répéta le capitaine. C’est comme ça que tu l’appelles ?
— Oui, messire.
— Il est donc encore en vie », murmura le capitaine comme pour lui-même. Il contemplait l’épée, plongé dans ses pensées. Puis il la prit des deux mains par la lame et la mit sous le nez de Mikael. « Pourquoi te l’aurait-il donnée ?
— Il m’a dit… » Mikael, gêné, s’interrompit.
« Il t’a dit quoi, mon garçon ? demanda le vieux capitaine, dont la voix redevenait autoritaire.
— Il m’a dit… » Mikael se rappelait parfaitement les mots de Raphael. Mais il avait du mal à les prononcer. « Il m’a dit… : “L’homme qui possédait cette épée n’a pas su lui faire honneur. Tu as maintenant l’occasion de réhabiliter cette arme noble. De la laver du déshonneur dont son précédent propriétaire l’a souillée.” »
Les yeux du vieux capitaine s’emplirent de larmes. Un sourire mélancolique se dessina sur son visage ridé. « Oui, c’est lui, murmura-t-il. C’est bien lui. » Immobile, il tenait toujours l’épée par la lame, perdu dans ses pensées. Tout à coup, il se secoua. « Annabel ! cria-t-il. Annabel, misère de misère ! Où êtes-vous donc tous passés ? »
Une femme ronde, plus jeune que lui d’au moins vingt ans, apparut.
Le capitaine désigna Mikael. « Trouve-lui des vêtements ! ordonna-t-il. Ce garçon va prendre le mal du poumon si on le laisse trempé comme une soupe. Et fais sécher les siens. Il restera dîner avec nous. Nous ne pourrions pas avoir de meilleur hôte, alors tords le cou à une oie bien grasse ! »
La femme s’apprêta à repartir.
« Ah, Annabel… fais vite ! »
La femme sourit et disparut dans la maison.
Le vieil homme s’assit près de la cheminée, l’épée posée sur les genoux. « Il est encore en vie… » répétait-il, heureux.
Une servante conduisit Mikael dans la chambre du capitaine, où il trouva des vêtements secs. La servante prit les siens en échange, et les étendit sur une corde au-dessus de la cheminée de la cuisine.
Au coucher du soleil, tout était prêt et la table dressée.
En s’asseyant, le vieil homme regarda Annabel, sa femme, et lui dit : « Tu sais comment il l’appelle ? » Il tapa la main sur la table et se mit à rire. « Le vieux Raphael ! » Riant encore plus fort, il répétait : « Le vieux Raphael ! » Et il hochait la tête, réjoui. Pourtant, il ne répondit à aucune des questions de Mikael. À la fin de la soirée, au moment de prendre congé, il lui dit : « D’ici jusqu’à Lienz, si tu montres cette épée, tu peux être certain qu’elle t’ouvrira toutes les portes, des plus humbles aux plus prestigieuses. Tu seras accueilli comme un seigneur ». Puis il le regarda avec sérieux. « Mais ne pose aucune question sur… le vieux Raphael.
— Pourquoi ?
— Il a voulu cacher son histoire, et nous avons le devoir de respecter cela, dit gravement le capitaine. Si tu poses des questions, tôt ou tard il y aura un imbécile pour te raconter qui il était. Et puisqu’il t’a accordé l’immense privilège de porter ce à quoi il tenait le plus au monde dans sa vie passée, honore-le en respectant sa volonté. » Il regarda Mikael. « Jure-le, mon garçon.
— Je le jure », dit Mikael avec émotion.
Le vieil homme le fixait toujours. « Il doit y avoir quelque chose d’extraordinaire en toi pour qu’il t’ait donné son épée, dit-il enfin. Si tu le revois, je te demande de le saluer pour moi.
— Je ne sais même pas votre nom, messire… »
Le capitaine sourit. « Laisse tomber les noms. Ils ne veulent rien dire. » Il ouvrit sa casaque au niveau de la poitrine et découvrit deux effroyables cicatrices — l’une du nombril au sternum, l’autre traversant le thorax — qui dessinaient une croix charnue et violacée. « Parle-lui de ça. Il saura qui je suis. »
À son retour à l’hospice, tous les hommes dormaient, sauf Volod.
« Qu’est-ce qu’il voulait ?
— C’est un ami de… du baron.
— Et il t’a raconté son histoire ?
— Non. »
Volod sourit et acquiesça. « Ça devait être un brave. Dors, maintenant. Demain on se lève tôt. »
Mikael se coucha près d’Emöke. Mais il n’arrivait pas à fermer l’œil. Plus tard dans la nuit, il lui caressa les cheveux, en prenant garde de ne pas la réveiller. Il pensait à Eloisa, et sentit son cœur défaillir.
Le lendemain, pendant que tous se préparaient, cinq des hommes de la bande, la tête basse et l’air coupable, vinrent trouver Volod.
L’un d’eux, embarrassé, commença : « Volod, les frères nous ont dit qu’il y a des mines de cuivre et de zinc par ici. »
Volod le regarda. Cet homme avait été mineur, à Dravocnik, comme son père et son grand-père. « On part dans une heure, leur répondit-il. Si je ne vous vois pas revenir, je saurai que vous avez trouvé du travail.
— Volod, nous on… », intervint l’un des autres.
Volod le coupa d’un geste de la main. « Vos chevaux, on les garde. Vos épées aussi. Un mineur n’a pas besoin d’épée. Mais vous pouvez garder vos arcs. »
Les cinq hommes avaient honte, comme s’ils étaient des traîtres.
Volod leur donna l’accolade, chaleureusement. « Vous avez été de très bons compagnons, dit-il. Dieu vous bénisse. J’espère que dans une heure, je reverrai pas vos sales gueules. »
Incapables de vaincre leur embarras, mais visiblement heureux, les cinq hommes quittèrent l’hospice.
« Tu les laisses partir ? dit Mikael, étonné.
— Bien sûr, répondit d’emblée Volod. Et avec joie.
— Pourquoi ?
— Tu as vu leurs yeux ? Je ne sais pas s’ils ont trouvé la liberté. Mais un homme doit pouvoir chercher du travail. Il doit pouvoir nourrir ses enfants et sa femme. Sans être enchaîné à un seigneur qui l’entraîne à la ruine juste par orgueil, et qui ne s’aperçoit même pas de sa misérable et insignifiante existence. » Il lui posa la main sur l’épaule. « Impossible de dire si ces hommes, mes hommes, ont trouvé la liberté. Mais regarde leurs yeux. Ils ont trouvé une raison de vivre. Peut-être qu’au fond, c’est ça la liberté. Avoir une raison de vivre. Qui je suis pour leur refuser ça ? Tu comprends ?
— Mais notre bataille ? », s’exclama Mikael.
Volod hocha la tête. « Tu te remplis toujours la bouche de grands mots, paysan. »
Mikael rougit.
« Ces hommes ne sont pas à moi. Si je pensais ça, même un seul instant, c’est moi qui ne serais plus libre. »
Une heure passa. Les hommes ne revinrent pas.
C’était une journée de soleil. Le ciel semblait lavé par la pluie des jours précédents. Les pierres des maisons brillaient.
Le vieux capitaine vint leur rendre leurs armes. Il rendit son épée à Mikael en dernier, la tenant sur ses paumes avec respect.
« Où allez-vous ? demanda-t-il à Volod.
— À Constance », répondit celui-ci.
Mikael se retourna, ébahi, se rendant compte qu’il n’avait jamais demandé où ils allaient.
Le visage du vieil homme devint grave. « C’est presque à trois cents lieues ! s’exclama-t-il. Un voyage long et pénible. »
Volod acquiesça.
Le vieil homme aussi, hochant la tête. « Allez jusqu’au fond de la vallée, dit-il, la main tendue vers l’ouest. Puis vous montez au nord par les montagnes. La crête est à trois mille pieds à peine. Vous descendez dans l’autre vallée et vous remontez le cours de la Drava jusqu’à Lienz. Là, il faudra vous arrêter jusqu’au printemps. Les montagnes seront déjà couvertes de neige.
— Nous irons aussi loin que nous pourrons », répondit Volod.
Une fois encore, le capitaine acquiesça. « Je sais », dit-il en souriant. Il lui tendit un rouleau de parchemin. « Jusqu’à Lienz, ce sauf-conduit vous évitera des ennuis et vous assurera l’hospitalité. Après, il faudra vous débrouiller par vous-même.
— Merci, dit Volod.
— Une dernière chose. Il vaudrait mieux que tu dises que tu voyages avec ta femme. » Il fit un clin d’œil. « On respecte plus la femme d’un guerrier que la sœur d’un jeune homme. »
Volod sourit. « Vous êtes sage.
— C’est le seul privilège de l’âge. »
La bande se remit en route. Mikael avait maintenant un cheval. Les frères avaient chargé les quatre autres de miches de pain, fromage et bouteilles de vin.
« Cadeau de la ville », dit le prieur avec un regard vers le vieux capitaine, qui lui avait manifestement parlé de l’épée de Mikael.
Au bout d’une dizaine de lieues, ils s’arrêtèrent à Köttschach pour la nuit. Comme l’avait dit le vieil homme, le sauf-conduit leur assura l’hospitalité. Et dès que Mikael eut sorti son épée, on fit rôtir un cochon de lait en leur honneur.
Le matin, sept hommes de Volod avaient trouvé du travail dans les mines d’or, d’argent, de fer et de plomb des alentours.
Ce furent donc quinze hommes et une femme qui s’aventurèrent dans les montagnes, et remontèrent ensuite le cours de la Drava.
En deux jours, ils étaient à Lienz. Le sauf-conduit leur permit là encore de recevoir l’hospitalité, et là aussi Mikael montra son épée.
Bien qu’on leur ait vivement déconseillé de reprendre la route, ils repartirent le lendemain. Après une vallée étroite, ils remontèrent le cours de l’Isel vers le nord-est, avant d’obliquer au sud-ouest le long d’un torrent rocheux que les gens du coin appelaient Schwarzach.
Mais la marche devenait de plus en plus difficile. Ils enfonçaient dans la neige jusqu’aux mollets. Après quelques lieues, ils étaient déjà à quatre mille pieds. La première nuit les surprit en chemin. Ils allumèrent un feu et se réchauffèrent avec du vin. L’un des chevaux mourut. Au matin, les hommes avaient des engelures aux pieds et aux mains.
Ils continuèrent, malgré la neige de plus en plus profonde, commençant pourtant à se demander s’il ne valait pas mieux revenir en arrière. Peu avant le coucher du soleil, ils aperçurent soudain un hameau, constitué de quelques maisons.
« Vous êtes à Sankt Jakob in Defereggen, dit le chef du village en les examinant d’un regard effrayé, craignant des brigands. Nous sommes de pauvres gens. Ne nous volez pas.
— Nous te demandons seulement l’hospitalité, brave homme, répondit Volod. Nous sommes en route pour Constance. »
Le chef du village fronça les sourcils. Ni lui ni les autres habitants ne s’étaient jamais aventurés hors de leur village. Quant à savoir où était Constance, ils n’en avaient aucune idée.
« On nous a dit d’aller jusqu’au lac d’Anterselva puis de longer les montagnes jusqu’à Brunico, précisa Volod.
— Personne ne peut monter jusqu’au lac en cette saison, dit le chef de village en hochant la tête. Il y a bien sept pieds de neige là-haut. Il faut attendre le printemps. Vous avez déjà de la chance d’être arrivés vivants jusqu’ici.
— Vous pouvez nous offrir l’hospitalité ? »
Le chef du village baissa la tête. « On est des pauvres gens, Seigneur…
— Nous pouvons vous donner trois chevaux », dit Volod.
Les yeux du chef de village s’écarquillèrent de surprise. « Trois chevaux ? », s’exclama-t-il. Il se tourna vers les autres habitants du village, qui écoutaient la conversation tout en restant à l’écart. « Trois chevaux, c’est trop… dit-il ingénument à Volod.
— Non, intervint une femme. Trois chevaux c’est un bon prix. Mais il va falloir cuisiner pour eux et partager notre nourriture. Et où ils dormiront ? Dans la grange ? Ils mourraient gelés. Il faudra leur construire une cheminée là-bas et leur donner de notre bois. Trois chevaux, c’est même pas beaucoup. »
Volod regarda la femme, campée face à lui les mains sur les hanches. « D’accord, madame. On vous donnera aussi trois selles. Mais c’est impossible de vous payer plus.
— Trois chevaux et trois selles. D’accord, alors », dit la femme. Ses yeux brillaient de joie. « Mais vous fendrez le bois et vous donnerez un coup de main au besoin.
— Pardonnez à ma femme, Seigneur…, dit le chef du village.
— Ta femme n’a rien fait qu’il faille lui pardonner », répondit Volod. Il la regarda. « Mais tu nous donneras à manger en abondance, et vous vous mettrez au travail dès demain pour construire une cheminée. Tu nous donneras aussi des couvertures chaudes. »
La femme, plus que satisfaite de ce marché, fit un signe d’acquiescement. Personne dans les villages alentour ne possédait trois chevaux. « On vous mettra aussi des vaches dans la grange. Leurs pets vous tiendront chaud ! », s’exclama-t-elle en riant.
Les hommes de Volod se mirent à rire, et les paysans avec eux.
La femme du chef de village le menaça du doigt : « Et vous respecterez les femmes ?
— Si elles nous respectent, rétorqua Volod, ironique.
— Celles qui sont mariées vous respecteront, comme tu dis », répondit-elle. Mais elle n’en semblait pas si sûre, car une moue malicieuse se dessina sur son visage.
Dans la grange, les paysans avaient déjà entassé des ballots de paille d’un côté, et installé cinq vaches de l’autre. Les hommes étendirent la paille sur le sol.
« Demain matin tu sortiras ton épée du fourreau, dit Volod à Mikael, après le dîner. Il est temps de faire de toi un guerrier. »
Mikael eut un frisson d’excitation.
« Dors, maintenant », dit Volod.
Cette nuit-là, Emöke chanta.
Personne ne l’avait jamais entendue chanter.
Sa voix était si pleine de douleur et de passion, et la berceuse qu’elle chantait si déchirante, qu’elle fit fondre le cœur des hommes.
Et chacun pensa à sa femme, qui était au loin.
« Pourquoi tu m’as obligé à tuer ce soldat ? », demanda Mikael à Volod.
Debout dans la neige, ils se faisaient face, l’épée à la main, dans une clairière à moins d’une demi-lieue de Sankt Jakob. Le ciel était limpide. La croûte de neige qui avait gelé pendant la nuit étincelait sous le soleil.
« C’est moi qui l’ai tué, répondit Volod.
— C’était ma main qui tenait le poignard.
— Non, c’était ma main qui tenait la tienne. Toi, tout seul, tu l’aurais lâché, le poignard. C’est mon bras qui a guidé le tien.
— Pourquoi il devait mourir ? », demanda Mikael, les yeux voilés de larmes. La nuit, il entendait encore le bruit de la lame sur la trachée. Il sentait la chaleur du sang sur ses mains.
« Si tu as peur que le péché retombe sur ton âme, sois tranquille. C’est uniquement le mien. Je le prends volontiers sur moi.
— Pourquoi cet homme devait mourir ? », répéta Mikael.
Volod leva son épée et l’attaqua.
Mikael lui opposa la sienne, instinctivement, par le travers. Mais sa prise était molle et l’arme lui tomba des mains.
Volod frappa un coup de fendant latéral et le tranchant siffla dans l’air. Il arrêta sa lame à deux doigts du cou de Mikael. « T’es mort », dit-il. Puis il fit un pas en arrière, baissa son épée et l’enfonça dans la neige pour la planter dans le sol. Il fit deux pas de côté. Désignant l’épée de Mikael sur le sol, il ordonna d’une voix dure : « Ramasse-la et attaque-moi. »
Mikael regardait son épée, sans bouger.
Volod prit une poignée de neige qu’il lui jeta en pleine figure et cria : « Ramasse-la, paysan ! »
Humilié, Mikael reprit son épée, la leva au-dessus de sa tête et l’abattit sur Volod, qui évita aisément le coup. Il se moqua : « C’est pas une pioche, paysan ! » Sans arme, il se lança alors contre Mikael, qui chargeait son bras pour un second coup de fendant, et lui envoya un grand coup de tête à l’estomac.
Mikael lâcha une nouvelle fois son épée et roula dans la neige, le souffle coupé.
Volod s’empara de l’épée, posa le pied sur la poitrine de Mikael et l’immobilisa. Il empoigna l’arme à deux mains, l’abaissa violemment et l’arrêta net à deux doigts de la gorge de Mikael. « T’es mort », dit-il encore. Il le fixait de ses yeux de loup, sans émotion apparente. Ni haine, ni colère, ni pitié, ni mépris. Il le regardait, rien d’autre. Puis il le libéra et s’éloigna de deux pas, lui tournant le dos. « Prends ton épée. »
Mikael empoigna son arme et voulut se relever.
Mais Volod bondit et lui envoya un coup de pied dans la main. L’épée vola dans les airs. Volod sortit alors un poignard de sa manche, se jeta sur Mikael tombé à genoux et frappa un coup rapide et précis, qu’il arrêta à un pouce de son œil droit.
Mikael, enseveli sous la neige, tentait de retrouver son souffle.
« T’es mort », dit Volod pour la troisième fois. Il se leva et récupéra son épée. « Fin de la première leçon ! », cria-t-il, quand il fut au milieu de la clairière. Il rentra à Sankt Jakob, sans l’attendre.
Mikael resta couché par terre, dans la neige qui mouillait ses joues. Quand il eut trop froid, il rentra à son tour.
Jusqu’au soir, Volod l’évita.
Après le dîner, il vint s’asseoir près de Mikael avec deux chopes de bière. Il lui en tendit une.
Ils burent en silence.
« T’as appris quoi aujourd’hui ? demanda Volod en reposant sa chope.
— Que tu es meilleur que moi à l’épée ? », répondit Mikael. Il n’alla pas plus loin.
Volod lui envoya une gifle en pleine bouche, du dos de la main, sans même le regarder.
Les hommes, soudain muets, se tournèrent vers eux.
« Ne t’y risque plus jamais, paysan, siffla Volod. Me fais pas perdre mon temps, sinon je me sentirai libre de ne pas tenir la promesse que j’ai faite à Raphael. »
Mikael baissa les yeux. Sa lèvre brûlait. Il se sentait bête.
Volod lui saisit le poignet droit, avec force. « L’épée fait partie de toi, dit-il. Elle n’est pas un objet étranger à ton corps. Elle est ton bras même. » Il serra encore plus fort. « Est-ce que tu perds ton bras facilement ? Est-ce que c’est facile de le détacher de ton épaule ? » Il s’écarta de lui, pesa de tout son poids sur le poignet de Mikael et tira dessus avec une force incroyable.
Mikael tomba de son tabouret.
« Ton bras est encore attaché à ton poignet, tu vois ? dit Volod en l’aidant à se relever. Si tu perds ton épée, c’est comme si tu perdais ton bras. » Il se leva, prit l’épée de Mikael et la lança d’un coup terriblement puissant contre les planches de la grange. La lame trempée se planta profondément dans le bois. « Viens ici », dit-il à Mikael.
Mikael s’approcha. Il sentait tous les yeux des hommes sur lui.
« Empoigne-la », ordonna Volod.
Mikael l’empoigna et serra fort.
« Ton épée est ton bras, dit Volod en lui prenant le poignet. Tes doigts, ta main, la poignée… c’est une seule et même chose. On ne peut pas les séparer, exactement comme la main est attachée à l’avant-bras par le poignet, l’avant-bras au bras par le coude et le bras au reste du corps par l’épaule. » Sa main libre vint toucher sa poitrine. « Et au centre de ton corps, il y a ton cœur. Écoute-le. Qu’est-ce qu’il dit ? »
Mikael ne savait que répondre.
« Écoute-le, tu l’entends ? »
Mikael, gêné, acquiesça.
« Mets la main gauche sur ton cœur, dit Volod. Et dis-moi ce que tu entends. »
Mikael posa la main sur son cœur. « Poum… poum… poum…
— Ça, c’est le cœur d’un paysan, dit Volod avec une pointe de mépris. Le cœur d’un guerrier dit : “Serré… vivant… serré… vivant… serré…” T’as compris ?
— Oui », répondit Mikael.
Volod tira sur son poignet droit, à l’improviste.
La main de Mikael lâcha la poignée de l’épée.
« T’es mort », lui souffla Volod au visage. Il se tourna vers ses hommes. « Venez, ordonna-t-il. Tirez une fois seulement et d’une seule main, en le tenant par le poignet, dit-il en montrant la main de Mikael qui avait à nouveau empoigné l’épée. Celui qui lui fait lâcher prise aura la moitié de son dîner, demain. »
Mikael résista aux quatre premiers. Au cinquième, il céda.
Le lendemain, il n’y eut pas de leçon dans la clairière. L’épée de Mikael resta enfoncée toute la journée dans les planches de la grange. Le soir, Mikael dut laisser la moitié de son dîner et la moitié de sa bière à l’homme qui l’avait battu.
« On recommence », dit Volod quand ils eurent mangé.
Pendant que Mikael serrait la main sur la poignée de l’épée, Volod tapota sur sa poitrine du bout du doigt. « Serré… vivant… serré… vivant… serré… », dit-il en rythme, pour imiter les battements du cœur.
Ce soir-là, Mikael résista à neuf hommes. Mais le dixième lui fit lâcher prise.
Le troisième soir il résista à sept tentatives.
Volod lui tâta le bras. « Ici, tu es fort, paysan », dit-il. Puis il lui toucha la poitrine à la hauteur du cœur. « Mais là, tu es faible. »
Mikael se coucha sur la paille à l’écart, enveloppé dans sa couverture. Humilié, il se sentait seul. Il aurait voulu revenir en arrière, à sa vie d’avant. Se recroqueviller dans les bras d’Eloisa. Que faisait-il là, au milieu de rien ?
Il entendit un froissement près de lui. Puis un corps se colla à son dos et l’enlaça. C’était Emöke, venue se coucher contre lui. Il resta immobile, figé.
Emöke resta silencieuse quelques instants. Puis elle commença à chanter.
Elle n’avait plus chanté depuis le premier soir.
Mais cette fois, ce n’était qu’une mélodie, sans paroles. Déchirante puis gaie, et à nouveau déchirante.
Emöke s’interrompit. « Mets toi-même les paroles, chuchota-t-elle à son oreille. Dis-lui tout ce que tu veux.
— À qui ? », demanda Mikael.
Emöke ne répondit pas.
« À Eloisa ? », demanda encore Mikael.
Emöke lui mit la main sur le cœur.
“Oui, pensa Mikael. À Eloisa.”
« Elle te donnera de la force », murmura Emöke. Sa mélodie reprit. C’était un chant d’amour. Joyeux, triste, passionné, mélancolique, sensuel, désespéré.
Il s’abandonna. À certains moments, il lui semblait qu’Eloisa était là. Il sentit son odeur, sa respiration. Il pouvait caresser ses cheveux, ses lèvres, ses seins. Embrasser son cou, ses mains. Fouiller entre ses jambes, où la chair était mouillée. Sentir sa peau sous ses dents tandis qu’il la mordait. Parfois, il croyait mourir de douleur. Parfois, il se surprenait à rire.
De toute la nuit il ne souffrit pas du froid.
Le soir suivant, quand Mikael empoigna l’épée plantée dans le bois, Emöke, assise au fond de la grange, recommença à chanter sa mélodie.
La main de Mikael se serra sur l’épée.
Aucun des hommes ne put lui faire lâcher prise.
« T’as trouvé ton cœur, paysan ? », finit par dire Volod, amusé, fermant à demi ses yeux de loup.
Mikael lui sourit, pendant que le chant d’Emöke s’éteignait.
Alors, brusquement, Volod attrapa son poignet et tira.
Mikael, pris à l’improviste, perdit la prise. « Tu as triché ! protesta-t-il, offensé.
— C’est vrai », admit Volod. Il lui prit la tête entre les mains, l’obligeant à le regarder dans les yeux. « C’est pour ça que j’ai tué ce soldat, dit-il avec sérieux. Lui aussi, il aurait pu… tricher. Il aurait pu ramasser son poignard et le planter dans le dos d’un de mes hommes. »
Mikael serra la main sur son épée et fixa Volod d’un regard de défi. « Essaie encore, dit-il.
— Non, répliqua Volod en souriant. Je n’arriverais pas à te faire lâcher prise. Je le sais. » Il lui tapa sur l’épaule en hochant la tête. Puis il se tourna vers ses hommes. « Demain, chacun de vous donnera une cuillerée de sa soupe au garçon. Il vous a battus. » Il sourit de nouveau à Mikael. « Sors ton épée du mur. Demain on verra la deuxième leçon. »
Mikael regarda Emöke. « Merci », souffla-il, ne sachant même pas si elle l’entendrait. Puis il essaya de retirer l’épée. Il s’escrima pendant une demi-heure, sans y parvenir.
Et pendant une demi-heure, Volod et ses hommes rirent de bon cœur.
Mais quand Mikael se coucha pour dormir, peu lui importait. Il avait dans les oreilles la mélodie d’Emöke, qui l’emmenait auprès d’Eloisa.
« La deuxième leçon est aussi la dernière », dit Volod.
Mikael le regardait en serrant la main autour de son épée, au milieu de la clairière enneigée.
« C’est la dernière, mais elle n’a pas de fin, ajouta Volod. Elle dure toute la vie.
— Qu’est-ce que je dois faire ? demanda Mikael.
— Survivre à mes attaques, répondit Volod en plissant ses yeux de loup. Jusqu’au jour où tu seras capable de m’attaquer et de m’obliger à survivre aux tiennes. » Il posa la lame de son épée sur l’épaule droite de Mikael. « Mais rappelle-toi, tu rencontreras toujours quelqu’un de plus fort que toi. Apprends de ton ennemi, et si tu échappes à la mort tu t’empareras de sa force. » Puis Volod posa sa lame sur l’épaule gauche de Mikael. C’était comme un adoubement. « Un guerrier est fait de tous les guerriers qu’il a battus. »
Mikael sentait son cœur cogner dans sa poitrine.
« Déshabille-toi », dit Volod.
Mikael le regarda avec perplexité.
« Enlève tes vêtements, paysan. »
Mikael, lentement, ôta sa casaque de loup et sa lourde cotte.
« Tout », dit Volod.
Il enleva ses braies de peau et resta en caleçon avec les bottes que Raphael lui avait cousues.
« Tout ! ordonna Volod. Tu dois être nu ! »
Mikael se débarrassa aussi des bottes et du caleçon. Il frissonna quand ses pieds entrèrent en contact avec la neige, et il eut honte. Il se sentait ridicule.
Volod planta alors son épée dans la neige et commença de se déshabiller.
Quand il fut nu à son tour, Mikael vit des cicatrices monstrueuses sur chaque partie de son corps. Le thorax, les bras, les jambes. Volod se retourna. Son dos aussi était sillonné d’épaisses cicatrices.
« Chacune de ces cicatrices, dit Volod en les suivant des doigts, est la meilleure leçon que j’aie jamais reçue. Chaque blessure est un coup que j’ai fait mien, une parade que j’ai apprise. Et toutes ces cicatrices, ensemble, racontent mon histoire et font de moi ce que je suis aujourd’hui. »
Mikael commençait à claquer des dents de froid.
« Arrête de trembler ! », ordonna Volod.
Mikael tenta de maîtriser ses frissons. Ses pieds étaient gelés, il ne les sentait plus.
« Je ne suis pas un maître d’armes », dit Volod. Il prit deux bâtons écorcés de la veille, longs comme leurs épées, qu’il avait apportés avec lui. Il en lança un à Mikael.
Mikael l’attrapa à la volée, les mains engourdies par le froid.
« Raphael aurait pu t’apprendre l’art de l’épée, continua Volod. Je ne suis pas aussi raffiné que lui. » Il bondit sur Mikael, feignit de l’attaquer de front, puis le frappa aux côtes. « T’es mort », dit-il.
Mikael accusa le coup avec une grimace de douleur.
Volod recula et revint à sa position initiale. « J’ai grandi dans les rues. Mes maîtres d’armes sont ceux qui m’ont défié. » Il bondit de nouveau, répétant la première attaque et la même feinte.
Mikael para le coup violent.
Volod acquiesça. Puis il répéta son attaque mais varia la feinte, et Mikael, qui s’était préparé au prochain coup latéral, fut atteint en plein front par le coup de bâton.
« T’es mort », dit Volod.
Mikael sentit le sang couler sur son front. Il baissa son bâton.
À ce moment-là, Volod plongea et l’atteignit en plein estomac, le projetant sur le dos dans la neige.
« Je suis mort ! », cria Mikael, maussade.
Volod le fixa. « C’est pas un jeu, gamin, dit-il sévèrement. Debout. »
Mikael se releva. Il tremblait.
« La seule chose qui compte, c’est de survivre, rappelle-toi ça, dit Volod. Tu n’as pas froid. Tu ne ressens pas la faim, la douleur, la colère, la nostalgie. Tu n’es ni triste ni gai. Tu n’es pas amoureux. Tu n’as pas sommeil. Tu n’es pas saoul. Tu n’es pas blessé. » Il l’attaqua d’un puissant coup de fendant transversal.
Mikael para. Il sentit le bois vibrer contre le bois mais ne lâcha pas prise et porta un coup.
Volod esquiva. « Demain n’existe pas. Il n’y a qu’aujourd’hui. Maintenant. Ici. »
Mikael se lança dans une attaque frontale puis dévia son coup et le transforma en fendant latéral, comme celui qu’il avait subi.
Volod para sans difficulté mais acquiesça, satisfait. « Voilà, un peu de moi est entré en toi. » Il engagea Mikael dans une succession de coups légers, pour ouvrir sa garde. « Pour quoi tu te bats, mon gars ? demanda-t-il.
— Pour la liberté », répondit Mikael avec enthousiasme.
Volod l’atteignit à la jambe. « Dis pas de bêtises ! », cria-t-il. Et il le frappa encore, sur le flanc et à l’aine.
Mikael se recroquevilla sur lui-même, le souffle coupé.
Volod lui planta le bâton entre les omoplates. « Tu te bats pour ta vie. » Il poussa violemment et Mikael tomba face la première dans la neige. Volod posa fermement le pied sur sa tête et l’immobilisa.
Mikael se débattait. Il suffoquait.
« Tu peux vivre pour la liberté, dit Volod sans le lâcher. Mais tu dois combattre pour ta vie. »
Quand Volod le libéra, Mikael ouvrit la bouche, presque asphyxié, pour reprendre son souffle.
« Rhabille-toi », dit alors Volod. Il se rhabilla aussi.
En revenant vers la grange, Mikael lui demanda : « Pourquoi tu es devenu un rebelle ?
— Parce que je ne pouvais pas faire autrement.
— C’est quoi, la liberté ?
— Je te l’ai déjà dit. La liberté, c’est juste un mot. Ça ne veut rien dire pour quelqu’un comme moi, répondit Volod.
— Mais alors, pourquoi tu te bats ? », insista Mikael.
Ils étaient en vue de la grange, maintenant. Volod l’entraîna dans une porcherie. « Les porcs mangent des déchets dans leur auge, et ils se roulent dans la merde. Mais les sangliers, qui sont des porcs, mangent dans les forêts. Et ils ne se roulent pas dans leur propre merde. » Il l’attrapa au collet et l’emmena dans la grange, où les vaches, attachées à une corde et résignées, mâchaient du foin sec. « Regarde-les. Les grands cerfs, eux, qui sont des vaches, creusent la neige avec leurs sabots pour trouver l’herbe verte et parfumée qui a survécu au gel. » Il prit deux chopes de bière et s’assit près de la cheminée que les habitants de Sankt Jakob avaient terminée. Il but silencieusement, pensif.
Mikael s’assit à côté de lui.
Volod lui demanda : « Pourquoi t’as sauvé la Folle ?
— L’appelle pas comme ça.
— Elle a une voix d’ange mais elle est folle, insista Volod. Qu’est-ce que t’as à faire d’une pauvre folle ? Pourquoi tu l’as sauvée, au risque de ta propre vie ? »
Mikael gardait les yeux baissés. « Parce que… c’était juste. »
Volod le regarda avec respect. « Oui, dit-il gravement. C’est ça la seule raison. Parce que c’est juste. » Tout à coup, ses yeux se voilèrent. Il resta longtemps silencieux. Puis il regarda de nouveau Mikael. « T’as quelqu’un à qui tu tiens ? Une femme ?
— Oui, dit Mikael, qui sentit une flamme dans son cœur.
— Et tu l’as quittée pour la Folle ? », demanda Volod.
Mikael rougit. « Oui », murmura-t-il. Il se sentit coupable.
Volod eut un sourire distant. Une douleur profonde semblait emplir ses yeux. « J’avais une femme et trois fils, dit-il enfin, d’une voix rauque. Ils sont morts un hiver il y a bien longtemps. » Volod lança un bout de bois dans le feu, avec un peu de colère, comme s’il était soudain fatigué et faible. « Ils sont morts par ma faute. Parce que j’ai été incapable de leur donner à manger par mon travail… » Sa voix devint un murmure triste. « Le premier à mourir fut le plus jeune. Il avait moins d’un an. On savait qu’il ne tiendrait pas. Même si on lui avait donné le peu à manger qu’on ramassait dans les ordures. Alors, j’ai décidé de ne plus rien lui donner. Les deux autres avaient plus de chances de survivre… j’ai cessé de partager les déchets entre les trois. Je les ai donnés seulement aux deux autres. Il est mort en quelques jours. J’ai encore ses cris dans les oreilles. Après, c’est le grand qui est tombé malade. Il a mis trois longues semaines à partir. Et puis ce fut le tour de ma femme. Elle se privait de nourriture pour faire manger le dernier de ses fils… mais moi, je crois qu’elle est morte de douleur, pas de faim. Le troisième est mort au printemps, alors que je croyais qu’il allait s’en sortir. » Volod hocha la tête. « Tu sais comment il est mort ? » Des larmes à présent sillonnaient ses joues. « Je lui avais trouvé une croûte de tourte à la viande… pas plus large qu’un doigt. Il ne l’a pas mangée tout de suite, il voulait la faire durer. C’était l’enfant le plus heureux du monde à ce moment-là. Il avait perdu sa mère et ses deux frères, il était si maigre qu’il tenait à peine debout, et pourtant, avec un morceau de croûte plein de terre, il était l’enfant le plus heureux du monde… » Il sourit un court moment à ce souvenir. Puis son visage se durcit. « Là, un vieux l’a vu… et l’a poignardé pour le lui prendre. » Il se tut, perdu dans sa douleur. Les yeux tournés vers Mikael, il dit d’une voix rageuse : « Aujourd’hui encore je regrette d’avoir tué ce vieux ».
Mikael ne supporta pas son regard. « Pourquoi… ?
— Parce que ça n’était pas ce vieux qui avait tué mon fils, dit Volod avec gravité. C’était moi. Lui, ma femme et mes autres enfants.
— Non, chuchota Mikael.
— Si, mon gars, dit Volod avec fermeté. Tu me demandes ce que c’est, la liberté, et tu te remplis la bouche avec ce mot, un mot creux, poursuivit-il. Comment un homme comme moi peut te répondre ? J’étais comme un de ces porcs qui se roulent dans leur merde en attendant que le maître remplisse leur auge. J’étais comme une de ces vaches résignées, la corde au cou, qui meurent si le paysan qui leur donne du foin meurt. Ces porcs et ces vaches, comment pourraient-ils savoir ce que c’est, la liberté ? » Il se prit la tête dans les mains. « J’étais mineur. La mine ne donnait plus rien et le maître ne payait plus. Il ne me laissait pas aller ailleurs chercher une autre mine. Parce que j’étais son porc, sa vache. » Il s’empara d’une bûche, remplit de nouveau sa chope et la tint devant ses yeux. « C’est ça, la liberté, pour quelqu’un comme moi, répéta-t-il en buvant. Être ici. Volontairement. » Il posa la main sur l’épaule de Mikael. « Donc, tu vois, la liberté, pour un serf comme moi, ça se résume à ça : survivre, sauver sa femme et ses enfants de la mort. C’est seulement pour ça que je me bats. Pour avoir ce simple, ce misérable droit. Quand les hommes l’auront conquis, peut-être qu’on pourra se permettre le luxe de se demander ce que ça veut dire, la liberté. Mais pas moi…, dit-il. Moi, je vis de haine, de regrets… de honte. »
Mikael ne dit rien. « Mon garçon, tu as fait quelque chose que je ne suis jamais arrivé à faire. Tu as risqué ta vie et sauvé la Folle… simplement parce que c’était juste. » Il lui sourit, l’air ailleurs. « Un jour, c’est peut-être toi qui m’apprendras ce que c’est, la liberté.
— Non… Moi…
— Ta femme est fière de toi, mon garçon, le coupa Volod. Ma femme n’a pas pu l’être. Ni mes fils. » Il resta silencieux quelques instants, puis se leva d’un bond. Son visage était redevenu celui de toujours. Dur, impénétrable. « Ce soir, je vais me baiser une femme du village, qui n’attend que ça, se rouler avec un homme qu’elle prend pour un héros, mais qui n’est en fait qu’un pauvre type qui murmurera le nom de son épouse au moment du plaisir. » Il éclata d’un rire amer et sortit.
Mikael resta immobile. Les paroles de Volod pesaient comme des blocs de pierre sur ses épaules.
Ce soir-là, il dîna à part, loin du feu, dans un coin sombre de la grange. Il repensait à la vie qu’il aurait eue si son père et sa famille n’avaient pas été exterminés, s’il était devenu le prince Marcus II de Saxe. Il ressentait de la honte, parce qu’il était incapable de dire s’il aurait su être un prince juste. En massant les bleus douloureux infligés le matin-même, dans la clairière, par le bâton de Volod, il comprit que cette nouvelle vie était un cadeau. Une occasion offerte par le destin. Après tant d’années, il comprit ce que Raphael lui avait dit, la première fois qu’il l’avait rencontré, dans la baraque d’Agnete. « À partir de ce moment tu as deux routes devant toi. Tu peux maudire le mauvais sort qui t’a enlevé tes parents, ton royaume, ta richesse, tout ce que tu avais… ou tu peux remercier la chance parce que tu es vivant. Et selon le point de vue que tu adopteras, tu deviendras un homme ou un autre, complètement différents, avec deux vies différentes. »
Au moment de dormir, il rejoignit Emöke et posa la tête dans son giron.
« Chante, Emöke. »
Et la voix de la Folle l’emporta près d’Eloisa.
Quand Eloisa rejoignit les habitants de la vallée près du pont sur l’Uque, même le soleil semblait avoir honte. Il se cachait derrière les nuages noirs, poussés par un vent frais et vif.
Le silence était total. On n’entendait que le bruit des bêches dans la terre gelée.
« Comment ils ont fait pour savoir ? », demanda tout bas Eloisa à la vieille Astrid, à côté d’elle.
Astrid ne répondit pas. Mais son regard, comme celui des autres, allait d’Eberwolf au trou que les soldats creusaient.
Ojsternig, Agomar et le prince Marcus étaient plantés droits sur leur selle. Autour d’eux, dix hommes d’armes, l’épée dégainée, formaient un cercle de protection. Eberwolf se tenait à côté du prince.
Eloisa se tourna vers le forgeron Ahlwin, qui avait le visage baissé, rouge de honte. Il serrait contre lui sa femme, qui sanglotait bruyamment.
Une bêche heurta quelque chose de dur.
« Une caisse ! », s’exclama l’un des soldats.
Le prince Marcus sourit à Eberwolf.
« Sortez-la ! », ordonna Ojsternig.
Tous les villageois frémirent.
Eloisa se rapprocha d’Agnete. « Mère…
— Espèce de porc », siffla tout bas Agnete en fixant Eberwolf.
La caisse fut tirée hors du trou.
« Ouvrez-la », dit Ojsternig.
Un soldat souleva le couvercle. Tous les biens que les habitants de la Raühnvahl avaient réussi à soustraire à Ojsternig se trouvaient à l’intérieur.
« Je devrais tous vous faire pendre ! », cria Ojsternig, à la fois satisfait et furieux. Il descendit de cheval pour inspecter le contenu, et promena sur les serfs un regard de défi.
La peur se lisait dans les yeux de tous, hommes et femmes. Peur de la punition d’Ojsternig. Peur de la pauvreté.
« Ces biens sont confisqués ! annonça Ojsternig en remontant en selle.
— Votre Seigneurie… », dit timidement le frère Timotej, en s’avançant d’un pas. Ojsternig le regarda avec mépris. « Qu’y a-t-il, curé ? »
Le prêtre de Notre-Dame des Neiges courba la tête. « Votre seigneurie… c’est tout ce que ces gens possèdent…
— Et alors ? sourit méchamment Ojsternig.
— Votre Seigneurie… ce sont de pauvres choses… quelques pièces que chacun… »
Ojsternig le coupa d’un geste impérieux de la main.
« Ces pauvres choses et ces quelques pièces, mises ensemble, font un trésor, curé.
— Votre Seigneurie… essayez de comprendre… c’est bien plus que ce que vos serfs vous doivent… Si vous vouliez être assez miséricordieux pour…
— Je suis plus que miséricordieux ! s’exclama Ojsternig, furieux. Je devrais les faire fouetter jusqu’au sang et les pendre ! Ils ont escroqué leur maître ! » Il toisa le groupe. « C’est plus que ce qu’ils me devaient ? Eh bien, comme prix de ma juste et légitime punition, je prendrai tout, et je leur laisserai la vie. Alors, ne suis-je pas miséricordieux ? »
Frère Timotej baissa les yeux et recula pour revenir parmi ses ouailles.
« Cette modeste obole financera mon séjour à Constance, annonça Ojsternig. Notre empereur bien-aimé a convoqué toute la noblesse pour le Concile des Trois Papes. Je partirai à la fonte des neiges. Et vous serez heureux d’apprendre que ces avoirs rendront mon séjour dans la ville de Constance plus agréable. » Il regarda le frère Timotej. « N’est-ce pas, vous serez contents ? Réponds !
— Oui… Votre Seigneurie… répondit le prêtre d’une petite voix.
— Bien », dit Ojsternig en riant. Il s’apprêta à faire virer son cheval.
« Seigneur, intervint soudain le prince Marcus en dégainant son épée qu’il posa sur l’épaule d’Eberwolf. C’est grâce au mérite de notre fidèle serf que nous avons découvert la tromperie de cette populace. »
Ojsternig le fixa, un sourcil levé.
« C’est moi qui lui ai conseillé de vous prouver sa totale loyauté, continua le prince Marcus en plissant ses yeux vicieux. Comme récompense, je crois qu’il mérite de devenir un soldat de votre armée. Et j’en ferai mon écuyer, avec votre bénédiction. Il deviendra peut-être un jour un des chevaliers de votre suite. »
Ojsternig arrêta son cheval devant Eberwolf. « Tu voudrais devenir un de mes soldats ? lui demanda-t-il.
— Oui, Votre Seigneurie ! », s’exclama Eberwolf en se jetant à genoux.
« Espèce de porc », répéta Agnete.
Ojsternig le toisa. « Je t’ai dit un jour que ton âme ne valait rien, dit-il à voix basse. Que tu étais visqueux et vil, et que tu ne serais jamais dans ta vie qu’un serf ou un traître. »
Eberwolf, déçu, se tourna vers le prince Marcus.
« Regarde-moi ! », ordonna Ojsternig.
Eberwolf courba les épaules.
« Je me trompais », dit alors Ojsternig.
Eberwolf esquissa un sourire.
« Je me trompais, répéta Ojsternig. Tu es les deux. Un serf, et un traître. »
Eberwolf fut tenté de se tourner vers le prince Marcus mais se retint. Son sourire avait disparu.
« Tu ne seras jamais un de mes soldats.
— Seigneur, protesta Marcus, il vous a servi… il mérite…
— Je sais très bien ce qu’il mérite, le coupa rudement Ojsternig. Un serf et un traître. Serf pour moi, et traître pour sa race. » Il approcha son cheval et tira son épée. D’un coup dédaigneux, il ôta l’épée de Marcus de l’épaule d’Eberwolf pour y poser la sienne. « À partir de ce moment, tu es mon vigile dans la vallée. Tu auras le devoir de veiller à ce que mes gens respectent ma loi. Et tu auras la faculté de dénoncer ceux qui la transgressent et de les faire arrêter. » Il se tourna vers les habitants de la vallée. « Quiconque le touchera me touchera moi. Et sera puni de mort. » Puis il tendit le doigt vers Eberwolf. « Et toi, tu feras bien ton métier de serf et de traître. Parce que si je découvrais que tu as favorisé quelqu’un ou fait semblant de ne rien voir, je te ferais lapider par ces gens. » Un sourire railleur étira sa bouche de serpent, et il rengaina son épée. « Pour ta tâche de vigile, tu seras payé un sol de moins qu’un soldat, parce que tu vaux moins qu’eux. Mais tu pourras avoir une épée et foutre les putains du château. Ainsi en ai-je décidé », conclut-il. Il porta son regard méprisant sur Marcus. « Et toi… la chiffe molle… à l’avenir, ne promets pas ce que tu n’es pas en mesure de tenir. » Il ordonna à ses soldats : « Chargez la caisse ». Puis il éperonna son cheval.
Eberwolf s’apprêtait à le suivre mais Ojsternig s’en aperçut et s’arrêta. « Non. Toi, le vigile, tu restes ici. Surveille-les, qu’ils ne prononcent aucune offense envers ton seigneur et maître. » Il éclata de rire. « Et fête bien ta promotion avec eux ! »
Dès qu’Ojsternig et ses hommes furent loin, Ahlwin s’avança vers Eberwolf, tenant sa femme par la main. « Tu as jeté le déshonneur sur notre famille, dit-il d’une voix forte, pour que tous l’entendent. À partir de ce jour, tu n’es plus notre fils ! » Il lui cracha à la figure, et sa femme éclata en sanglots.
Eberwolf se nettoya le visage avant de poser sur son père des yeux injectés de haine. « Je ne suis plus ton fils, ni l’un d’entre vous », dit-il, voyant les paysans le regarder en silence. Il fixa de nouveau son père et le repoussa. « Si tu me manques encore une fois de respect… je te ferai pendre. »
Frère Timotej se plaça entre Ahlwin et Eberwolf. « Mon garçon, pour l’amour de Dieu…
— À partir d’aujourd’hui mon seul Dieu est le seigneur d’Ojsternig, curé, le coupa Eberwolf.
— Dieu ait pitié de ton âme, mon garçon, dit le frère Timotej.
— Dieu ait pitié de la tienne, curé, rétorqua Eberwolf avec hargne. Parce que si je m’aperçois que tu enfreins les lois de ton seigneur sur cette terre, tu seras traité comme n’importe lequel d’entre eux, malgré l’habit que tu portes. » Et comme personne ne bougeait et que tous continuaient à le fixer d’un regard plein de mépris, il cria : « Au travail, serfs ! »
Lentement, dans un profond silence, les habitants de la vallée se dispersèrent. Tous pensaient : “C’est fini, on n’a plus rien.”
« Espèce de porc, murmura Agnete entre ses dents, en marchant vers sa baraque. Cet hiver, beaucoup mourront de faim à cause de ce sale porc. Et si c’est pas cet hiver, ça sera à la première disette. »
Eloisa la suivait sans rien dire, et ne dit rien non plus quand elles furent de retour à la baraque. Assise sur le seuil, elle câlinait et caressait Harro comme si elle caressait Mikael. Elle resta là jusqu’à ce qu’il fasse noir. Avec une seule pensée en tête.
Ce soir-là, elle mangea peu, et n’adressa pas la parole à sa mère, sinon par monosyllabes.
« Qu’est-ce que t’as ? », lui demanda Agnete en se couchant.
Eloisa ne répondit pas et s’étendit à côté d’Harro, près de la cheminée.
Au réveil, à l’aube, elle était tout engourdie, ses os lui faisaient mal. Et dès qu’elle ouvrit les yeux, la même pensée revint la tourmenter.
« C’est à cause de Mikael que t’es comme ça ? demanda Agnete en réchauffant la soupe. Personne n’a dit à ce gros porc d’Eberwolf que c’est Mikael qui a sauvé Emöke. Tout le monde sait qu’on ne peut pas lui faire confiance. Ils évitent même d’en parler entre eux, par prudence. » Ses yeux s’emplirent de fierté. « Mais chacun pense, dans son cœur, à ce que le gamin a fait. » Elle regarda sa fille. « C’est pour ça que tu t’inquiètes ? »
Eloisa fit signe que non.
« On s’en sortira, t’en fais pas, marmonna Agnete. On est des gens durs à mourir. »
Eloisa acquiesça à peine.
« Mais enfin, qu’est-ce que t’as ? », lâcha Agnete.
Eloisa haussa les épaules. « Rien…
— Rien, répéta Agnete. T’as rien. Qu’est-ce que ça serait si t’avais quelque chose. » Elle versa la soupe dans les écuelles. « Viens manger », lui dit-elle.
Eloisa, sans bouger, se serra contre Harro.
« Laisse ce chien pouilleux et viens manger », reprit Agnete d’un ton sec.
Eloisa se leva et s’assit à table.
« Mange, ou ça va refroidir ! », s’impatienta Agnete, voyant sa fille fixer son écuelle d’un air ahuri.
Eloisa prit sa cuillère, la plongea dans la soupe et la porta à sa bouche. À peine avait-elle avalé qu’elle se leva d’un bond et se précipita dehors.
« Eloisa ! », appela Agnete. Elle se leva à son tour et la rejoignit.
Sa fille était pliée en deux. Elle se retenait à la pile de bois et vomissait.
« Tu te sens mal ? demanda Agnete, inquiète, en posant la main sur son front. Qu’est-ce que t’as, mon petit ? »
Les yeux d’Eloisa se voilèrent de larmes. Elle se tourna vers sa mère avec une expression effrayée.
« Quoi… ? », la pressa Agnete.
Eloisa ferma les yeux. « Je crois que je suis enceinte… »
Agnete pâlit. Tout ce qu’elle réussit à dire fut : « Tu crois ? »
Eloisa se mit à pleurer et se jeta dans ses bras, comme quand elle était petite fille. « Je vais avoir… un… enfant… mère… », balbutia-t-elle entre deux sanglots.
Agnete garda le silence, le corps raidi. Puis, lentement, elle répondit à l’étreinte de sa fille et la serra contre elle en lui caressant le dos. « Et tu es heureuse ou tu es triste ? demanda-t-elle d’une petite voix.
— Je sais pas… » répondit Eloisa, plus bas encore.
Au bout de vingt jours, la neige montait jusqu’aux fenêtres des maisons de bois dans le village de Sankt Jakob. Aidés par les hommes de Volod, les habitants avaient ouvert à la pelle des passages dans la rue principale et entre les maisons. Accumulée sur les bas-côtés, la neige atteignait la hauteur d’un homme.
Malgré cela, Mikael avait continué son entraînement.
De la neige presque jusqu’à la taille, Volod et lui étaient allés jusqu’à la clairière. Les deux premiers jours, Volod lui tendit une pelle et lui fit dégager un grand carré de trente pas sur trente. Les deux jours suivants, il lui ordonna de marcher de long en large, deux solides bandes d’écorce liées à la semelle de ses bottes, pour aplanir le terrain d’entraînement et tasser la neige qui restait. Il versa alors de l’eau ici et là. Le lendemain, le carré présentait des zones de neige compacte sur lesquelles on se déplaçait facilement et d’autres, durcies par le gel de la nuit, qui formaient des plaques glissantes où se reflétait la lumière du soleil, quand il y en avait.
Chaque jour, entièrement nus, insensibles au froid, ils se livraient bataille, armés de bâtons. De semaine en semaine, Volod utilisait des bâtons plus gros et plus lourds. Au bout d’un mois et demi, ils s’affrontèrent avec de petits troncs, difficiles à manier et à soulever. Ils devaient les tenir à deux mains en veillant à ne pas poser le pied sur les plaques de glace, où l’on perdait l’équilibre.
Une des rares choses que Volod dit à Mikael fut : « Plus tard, ton épée sera un roseau. » Et l’autre : « Pisse-toi sur les pieds quand on a fini. Ça protège des engelures. »
Pour le reste, il se contentait de l’attaquer, déployant tout son répertoire d’estoc, de taille et de feintes.
Ils se battirent une semaine avec les troncs, puis revinrent aux bâtons du début. Mais cette fois Volod planta dans le sol deux pieux solides. Il y attacha deux cordes dont il noua les extrémités aux chevilles de Mikael, pour limiter ses déplacements à trois pas en avant, en arrière et sur le côté. Volod l’attaquait ensuite furieusement jusqu’au moment où les cordes, tendues au maximum, empêchaient Mikael de reculer. Il tomba souvent. Mais il n’était plus distrait par le froid, et avait appris à parer les coups et à les esquiver.
Deux semaines plus tard, Volod amena un âne dans la clairière. Il attacha Mikael à l’animal par une corde à la taille. Pendant le combat, il poussait de grands cris pour effrayer l’âne qui, en se déplaçant brusquement, faisait perdre l’équilibre à Mikael et rendait ses coups moins précis, en attaque comme en défense.
Enfin, vers la fin janvier, Volod dit à Mikael que le temps était venu de combattre à l’épée.
Ce matin-là, l’épée de Raphael à la main, Mikael fut envahi d’une émotion violente qui fit s’emballer son cœur. Sa respiration se condensait dans l’air.
Son corps était devenu plus fort. Ses bras robustes et rapides. Les doigts de ses mains étaient comme soudés à la poignée de l’arme. Ses jambes solides et agiles. Sa tête capable à présent de se concentrer sur ce qu’il faisait sans se laisser distraire, uniquement absorbée par le combat. Il devinait les coups de son adversaire, les anticipait par des parades suivies d’attaques soudaines.
« Je ne vais pas retenir mes coups, dit Volod. Si je trompe ta garde, ma lame te coupera la peau, les muscles, la chair. »
Mikael le regarda sans bouger.
« Je ne vais pas te traiter comme un paysan ou comme un gamin. » La fierté dilata les poumons de Mikael, qui plia les jambes, prêt à bondir.
Pendant tout le mois de février, ils combattirent. La lame de Volod le blessa à l’épaule gauche, à la cuisse droite, sur le flanc, à côté du foie, à la tempe, à la main gauche, aux deux genoux et sur les jarrets. Chacune de ces blessures devint une cicatrice.
« Je n’arriverai jamais à te battre, dit Mikael un après-midi de la fin février, épuisé et démoralisé.
— Habille-toi », ordonna Volod. Puis il s’assit par terre.
Mikael s’habilla et s’assit près de lui.
Ils restèrent silencieux à regarder le soleil qui s’apprêtait à disparaître derrière la cime des montagnes.
« C’est parce que tu ne sais pas encore quel animal tu es », dit alors Volod sans détacher ses yeux du ciel qui s’enflammait peu à peu.
Mikael regardait dans la même direction. Ce ciel lui faisait penser à du sang.
« Quel animal tu es ? », demanda Volod.
Mikael repensa aux paroles de son père à propos de la dynastie des princes de Saxe. Il répondit : « Un loup ».
Volod éclata de rire. « Un loup ? Toi ? » Et il rit de nouveau.
Mikael, vexé, se mura dans le silence.
« N’essaie pas d’être ce que tu attends, fit encore Volod, redevenu sérieux.
— Je suis un loup, répéta Mikael avec obstination.
— Non, dit Volod en contemplant le coucher du soleil. Il te manque la férocité du loup. Et tu ne combats pas comme un loup. Tes attaques en fente sont presque toujours frontales. Le loup attaque de côté ou par derrière. Il cherche le point faible. Il est déloyal, sans pitié. »
Le soleil disparut et le gel descendit, tandis que le ciel couleur de perle glissait vers la frontière de la nuit.
Volod se leva et prit le chemin du retour.
« Comment je fais pour savoir quel animal je suis ? », lui demanda Mikael, qui marchait à ses côtés.
Volod haussa les épaules. « Un jour, tu le sais, c’est tout. Mais pour que ça arrive, tu dois te le demander. Et ouvrir ton cœur à la réponse. Tu dois rester à l’écoute.
— Je voudrais être un ours.
— Moi aussi je voudrais être grand et fort, comme toi, dit Volod en souriant. Mais c’est pas le cas. » Ils marchèrent encore, silencieux, peinant dans la neige. « Et pourquoi tu voudrais être un ours ?
— Parce que c’est la créature la plus forte des forêts. Personne n’est plus fort qu’un ours, à part un autre ours.
— Quelle idiotie ! s’exclama Volod. L’ours le plus fort du monde peut être tué par le venin d’une minuscule vipère, si elle le mord près du cœur. Ou par une flèche, si fragile que même un enfant pourrait la casser. »
Quand ils furent en vue de la grange, Volod s’arrêta et regarda Mikael dans les yeux. « Tu es ce que tu es, et tu ne seras jamais ce que tu n’es pas, ni ce que tu voudrais être. » Avant d’entrer dans la grange, il ajouta : « Plus de combat tant que tu n’auras pas compris quel animal tu es ».
Pendant des jours et des jours Mikael s’imagina en loup, en ours, en aigle royal, en renard, en faucon. Il passa en revue tous les prédateurs. Il se voyait enfonçant ses dents aiguës ou son bec effilé dans la chair de ses proies. Mais chaque fois qu’il voulait aller trouver Volod pour lui dire quel animal il était, quelque chose le retenait.
Un matin, il vit Emöke assise devant la grange avec un groupe d’hommes et de femmes.
L’air de mars s’annonçait par une tiédeur qui amollissait la neige et faisait goutter les longs glaçons restés accrochés tout l’hiver aux toits des maisons.
Mikael s’approcha. « Emöke, lui dit-il, tu saurais me dire quel animal je suis ? »
Volod l’entendit. « Ce n’est pas à elle qu’il faut le demander. C’est toi qui dois le trouver, dans ton cœur. Sinon tu ne seras jamais cet animal, même si elle te disait qui tu es. »
Emöke se leva et partit.
Mikael erra dans les bois toute la journée. Quand il rentra, le soir, il dîna sans envie. Il s’étendit sur la paille, dans un coin.
Alors Emöke vint s’asseoir près de lui, et posa la tête de Mikael contre elle. « Dors, murmura-t-elle en caressant ses longs cheveux.
— J’ai pas sommeil », répondit Mikael en voulant s’écarter.
Emöke le retint. « Dors, répéta-t-elle. Gregor t’aidera. » Puis elle se mit à chanter. Une complainte monotone, répétitive.
Mikael se sentait bizarre. Comme s’il avait trop bu. Il sombra lentement dans un sommeil lourd, écoutant les notes blanches d’Emöke et les battements de son cœur. Puis la voix d’Emöke disparut et il ne resta plus que son cœur, qui battait en rythme. Tout à coup, il se retrouva dans une clairière. Il la reconnut. C’était celle où Eloisa et lui, enfants, avaient cueilli des champignons. La clairière était déserte, mais les battements de son cœur plus présents encore, plus rapides. Ils semblaient faire vibrer la terre. « Regarde », dit une voix d’homme. Et Mikael, dans son rêve, savait que c’était la voix de Gregor. Alors il leva les yeux et vit un grand cerf aux bois majestueux le fixer, tête haute, de l’autre côté de la clairière. Son souffle sortait puissamment de ses narines et se condensait dans l’air comme des bouffées de fumée. Il lança un brame menaçant qui mit en valeur son cou musculeux, frappa le sol de ses sabots antérieurs et s’élança tête baissée, chargeant Mikael. La terre résonnait sous le poids de l’énorme animal. Mikael avait peur. « Ne bouge pas », dit derrière lui la voix de Gregor. La course du cerf était impressionnante, puissante et rapide. À moins d’un pas de lui, l’animal s’arrêta et laboura la neige avec ses sabots. Il lui souffla au visage. « Respire avec lui », dit la voix de Gregor. Mikael sentit l’haleine chaude de l’animal entrer dans ses poumons. Tout à coup, le cerf disparut. Mais Mikael voyait son propre souffle lui sortir par les narines, puissant. « Cours », dit alors la voix de Gregor. Mikael courut, rapide comme jamais, sautant d’un seul bond par-dessus le lit d’un torrent, jusqu’au moment où il rencontra une biche. Elle n’eut pas peur de lui, l’accueillit même le cou baissé, les oreilles couchées en arrière, frottant la tête contre son thorax. Puis il entendit une sorte de plainte dans l’épaisseur de la forêt. Il sut alors qu’il y avait un petit, qui bramait doucement, quelque part.
Le lendemain, il se réveilla trempé de sueur.
Emöke dormait, le dos encore appuyé contre le mur de la grange, la main dans ses cheveux. Elle était pâle, le visage marqué de fatigue. Quand Mikael bougea, elle ouvrit les yeux. « Il t’a aidé ? », demanda-t-elle d’une voix faible.
Mikael, effrayé, fit signe que oui.
Emöke sourit. « Je le savais », dit-elle avant de sombrer dans un sommeil profond.
Le soir, au repas, Mikael s’approcha de Volod. « Maintenant je sais qui je suis.
— Qui tu es ?
— Un cerf », répondit Mikael.
Volod le regarda en plissant les yeux. Enfin, il acquiesça. « Demain on reprend l’entraînement à l’épée », dit-il.
Cinq jours plus tard, Mikael, d’une attaque frontale, tête baissée, après une série de coups d’une incroyable violence, fit plier les bras de Volod et le désarma. Il pointa la lame de son épée sur sa gorge.
« T’es mort », dit-il.
Ce soir-là, Mikael se coucha, la tête sur les genoux d’Emöke, en pensant au grand cerf qui était entré en lui. Il comprit que la biche était Eloisa. Puis il pensa au petit, caché on ne savait où dans la forêt.
« Mais Eloisa n’a pas d’enfant », dit-il tout haut.
Emöke ne répondit pas. Elle commença à chanter une berceuse.
Le lendemain, Volod annonça qu’ils reprendraient bientôt le voyage vers Constance.
Une semaine plus tard, quand ils se mirent en route, quatre hommes de la bande manquaient à l’appel.
Trois avaient décidé de rester avec leur nouvelle femme, et les habitants de Sankt Jakob avaient fait une grande fête pour célébrer les mariages.
Le quatrième, Lucio, un ancien mineur, n’avait jamais cessé un instant, durant ce long hiver dans la grange de Sankt Jakob, de souffrir de l’absence de sa femme et de ses deux enfants, qu’il avait laissés à Dravocnik quand il s’était joint aux rebelles. Tant qu’ils étaient cachés dans la forêt du Mezesnig, il s’arrangeait pour descendre dans la vallée avec de la nourriture pour sa famille, même si sa femme, servante au château, arrivait à élever seule les enfants. Mais Lucio avait compris, dans les nuits solitaires de la grange, que s’il reprenait la route, il ne les reverrait peut-être plus. Le jour du mariage de ses compagnons, il avait décidé de faire demi-tour. Il ne pouvait pas vivre sans sa famille.
« S’ils t’attrapent, tu seras pendu, lui avait dit Volod.
— Si je ne les revois plus, je mourrai aussi. »
Il était si pâle, comme consumé par une maladie, que Volod avait compris qu’il se mourait de mélancolie. Il avait posé la main sur son épaule : « Sois prudent, et que Dieu te bénisse ».
Apprenant que Lucio allait rentrer, Mikael l’avait pris à part et lui avait demandé, avec un espoir qui lui coupait la respiration : « Tu peux faire parvenir un message à Eloisa Veedon, la fille de la sage-femme de la Raühnvahl ? »
Lucio avait assuré qu’il ferait tout son possible. « Qu’est-ce que je dois lui dire ?
— Que je suis vivant », avait répondu Mikael. Puis il avait rougi violemment, incapable d’ajouter autre chose.
« Mon garçon, je pars mourir par amour, avait dit Lucio en souriant. T’as pas de honte à avoir avec moi. »
Les yeux de Mikael s’étaient voilés de larmes. Il avait fini par dire : « Dis-lui… que je suis à elle ».
Lucio avait acquiescé, sérieux. La maladie qui l’avait consumé jusqu’à ce jour semblait avoir disparu. « Et je lui dirai que tu reviendras », avait-il ajouté. Puis, faisant virer son cheval pie blanc et rouge, reconnaissable entre tous, il avait commencé son voyage vers la Raühnvahl sans plus se retourner, sans regrets, sans peur.
Le lendemain matin, bénis par un soleil tiède, Mikael, Emöke, Volod et les neuf hommes restants se mirent en route. La femme du chef du village leur avait donné de la viande et du poisson séchés et cinq grosses outres pleines de vin. La caravane suivit le cours du Schwarzbach, un torrent qui les mena jusqu’à la limite des champs cultivés, encore couverts d’une mince couche de neige boueuse. Ils obliquèrent ensuite au sud-ouest, comme l’avaient recommandé les anciens de Sankt Jakob. Ils pénétrèrent dans une épaisse forêt de sapins et commencèrent à grimper.
Près d’un petit lac appelé Obersee où ils firent boire les chevaux, Mikael demanda à Volod : « Pourquoi on va à Constance ?
— Parce qu’à Constance, il y aura le monde entier », répondit Volod.
À plus de cinq mille pieds, ils retrouvèrent la neige haute, et ils descendirent de cheval pour attacher sous la semelle de leurs bottes des objets bizarres que les habitants de Sankt Jakob leur avaient donnés. C’étaient des cercles de vieux bois au centre desquels étaient tressées des lanières de cuir tanné, qui formaient une sorte de filet. « Avec ça, vous enfoncerez moins », avait dit le chef du village, fier de ce don. Ils enveloppèrent aussi les sabots des chevaux avec des peaux d’écureuil pour qu’ils n’aient pas trop froid, car ils allaient monter jusqu’à six mille pieds. Quand tout fut prêt, ils reprirent leur marche.
Ils avançaient lentement, avec peine, menant les chevaux par la bride.
La nuit, ils dormirent sous les arbres, autour d’un feu de camp. Ils plantèrent un cercle de torches autour d’eux et organisèrent des tours de garde. La forêt retentissait des hurlements des loups affamés par l’hiver.
Le lendemain, la descente commença. Dans la soirée, ils atteignirent le lac d’Anterselva, dont la surface était encore gelée par endroits. Ils installèrent leur bivouac sur le rivage caillouteux et mangèrent de la viande salée en buvant du vin.
« Chante, Emöke », dit l’un des hommes assis autour du feu.
Emöke entonna un chant triste et tous levèrent les yeux vers le ciel étoilé, où la lune ronde jetait une lumière spectrale sur les eaux plates du lac.
Mikael pensait à Lucio. Il était peut-être à mi-chemin sur la voie du retour, maintenant. Il envia son courage et son amour, si forts et si profonds qu’ils lui faisaient défier une mort quasi certaine pour revoir sa femme. Son amour pour Eloisa était-il aussi fort ? Il espérait que Lucio réussirait à lui apporter son message, priant pour qu’il ne soit pas capturé par Ojsternig et ses hommes. Ce n’était qu’un fil, fin et fragile comme un fil d’araignée, mais il les réunirait tous les deux un instant. Et quand la tristesse serra son cœur dans un étau, Emöke, sans cesser de chanter, lui prit la main, qu’elle étreignit avec force.
Le lendemain matin, Mikael, en selle, car la couche de neige avait diminué, vint se placer aux côtés de Volod, qui chevauchait comme toujours en tête du groupe.
« Alors ? lui demanda-t-il.
— Alors quoi ? dit Volod.
— Tu disais qu’à Constance, il y aurait le monde entier. Et alors ? »
Volod se tourna vers lui. Son expression était sérieuse et solennelle. « Alors, mon garçon, on y sera nous aussi. »
Deux jours plus tard, ils atteignaient Brunico, dominé par son antique château. La ville grouillait de gens, de marchands, de voituriers. C’était un important carrefour commercial entre Augsbourg et Venise.
Volod emmena ses hommes dans une auberge, où il négocia un prix pour la nuit et un bon dîner.
« Comment on va payer ? », demanda Mikael.
Volod ne répondit pas. Mais quand il revint, tard dans la nuit, il avait une bourse de cuir pleine de pièces de monnaie.
Mikael les entendit tinter et demanda : « Comment tu t’es procuré ça ?
— Dors », répondit Volod en s’enveloppant dans sa couverture.
Cette nuit-là, Mikael pensa à Ojsternig. Il se rappela la promesse qu’il s’était faite de venger sa famille. Pourtant, après tous ces mois passés avec les rebelles, après avoir abandonné Eloisa pour sauver Emöke parce que c’était juste, il se rendait compte que la vengeance était peu de chose. Un sentiment plus vaste avait grandi dans son cœur. Il pensa à Eloisa, à Agnete, aux habitants de la Raühnvahl avec qui il avait grandi. Il se mit à genoux et posa la main sur son cœur. « Je jure de ramener la justice dans ces vallées et ces montagnes, murmura-t-il avec solennité. Et de ne pas trouver la paix tant que je n’aurai pas accompli ce serment, parce que mes paroles sont faites de la fibre même de mon cœur et qu’entre chacune des lettres qui les composent court mon propre sang. »
Ils repartirent le lendemain. Aux portes de la ville, ils furent arrêtés par une escouade de gardes. Volod montra le sauf-conduit du capitaine de Kirchbach.
« C’est pas valable ici, répondit le chef des gardes.
— Vous cherchez quoi ? Un criminel ? fit Volod.
— Comment tu saurais ça, toi ?
— Me racontez pas que vous êtes là tous les jours pour arrêter les gens qui sortent par cette porte, répondit Volod en haussant les épaules. Je vous croirais pas. C’est donc qu’il y a eu un crime.
— Et alors ? Quel rapport avec ton sauf-conduit ? Je t’ai dit qu’ici il était pas valable.
— En tout cas, il prouve qu’on est pas des brigands », dit Volod sans hésiter, le fixant droit dans les yeux.
Le chef des gardes soupira, puis fit signe à ses hommes de s’écarter.
Volod s’attarda et demanda : « Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Un marchand a été dévalisé dans un bordel, répondit le chef des gardes.
—Ça lui aura coûté cher de tirer sa crampe ! », commenta Volod en riant.
Le chef des gardes rit à son tour. « Partez, vous me faites perdre mon temps », lui dit-il, en riant encore. Puis il fit signe à d’autres voyageurs de s’arrêter.
Une lieue plus loin, Mikael vint à côté de Volod. « C’est pas juste, dit-il. On ne devrait pas voler.
— Me casse pas les pieds avec tes bavardages de gamin », rétorqua Volod en éperonnant son cheval pour se mettre à distance. Ils longèrent les rives du Rienza jusqu’à la nuit, où ils atteignirent une large vallée entourée de quatre montagnes. Ils y installèrent leur camp.
« On est ce qu’on peut être. Rappelle-toi ça », dit Volod à Mikael avant de dormir.
Le lendemain, ils suivirent l’Isarco puis remontèrent vers le nord-ouest par une vallée étroite et froide. Deux jours après, ils étaient à Vitipeno.
Volod négocia encore une fois la chambre et le dîner avec un aubergiste. Ils dormiraient dans la même pièce, pour se tenir chaud.
La nuit, Mikael l’entendit sortir.
Volod ne revint qu’à l’aube. Il dit à l’aubergiste qu’ils allaient rester une nuit de plus et paya d’avance. Mikael vit que le contenu de la bourse avait diminué de moitié.
La nuit suivante, Volod vint près de Mikael et chuchota à son oreille : « J’ai besoin d’aide. T’es avec moi ? »
Mikael acquiesça et le suivit à l’extérieur.
Sans un mot, Volod l’entraîna jusqu’à une maison de pierre qui semblait fortifiée. Les fenêtres basses étaient protégées par de solides barreaux. Il montra à Mikael une fenêtre au premier étage. « Je dois monter là-haut, dit-il. Pour ça, j’ai besoin de grimper sur les épaules de quelqu’un de plus grand que moi.
— Il y a quoi, là-dedans ?
— De l’argent, répondit Volod. C’est le centre de triage des mines de la Val Ridanna et du Val de Fleres.
— Comment tu le sais ?
— Suffit d’ouvrir ses oreilles.
— Tu veux faire quoi ?
— T’es un couillon, gamin ?
— Je suis pas un gamin ! s’enflamma Mikael en se rappelant combien de fois on l’avait traité ainsi.
— Baisse le ton, chuchota Volod. Si t’es pas un couillon, pose pas des questions de couillon. » Il le regarda. « T’es avec moi ? » Puis il ajouta : « C’est dangereux. Si on nous attrape, on sera pendus ».
Mikael sentit la peur lui tenailler l’estomac.
« Si tu t’en sens pas le courage, retourne te coucher, dit Volod.
— Monte », répondit Mikael. Il s’adossa au mur de la maison, joignit les paumes et plia les genoux. Son cœur battait la chamade.
Volod grimpa sur ses épaules.
Mikael se plaqua contre le mur.
« Malédiction, je suis encore trop bas », maugréa Volod.
Alors Mikael lui prit les pieds et le souleva, sans trop d’effort. Pendant qu’il serrait les dents pour tenir, il entendit le couteau de Volod forcer la fenêtre. L’instant d’après, Volod était à l’intérieur.
Effrayé, Mikael ne bougeait plus.
« Qu’est-ce que tu fais là ? », demanda une voix derrière lui.
Il se retourna, terrorisé. Un veilleur de nuit approchait, prêt à donner l’alarme. Il se jeta sur lui, moins par courage que par peur, et le saisit à la gorge pour l’empêcher de crier.
Le veilleur de nuit se débattit et lui donna un coup de poing dans le nez.
Mikael serra plus fort, les yeux exorbités.
L’autre cherchait à se libérer de la prise. La bouche ouverte, il suffoquait, cherchant désespérément de l’air.
Mikael entendit un bruit sourd derrière lui, et le veilleur de nuit s’évanouit, frappé à la tête.
« Lâche-le, mon gars, dit la voix de Volod. Lâche-le ! » Il tira sur le bras de Mikael, qui ne lâchait pas prise. Alors il le gifla.
Ramené à la réalité, Mikael ouvrit ses mains, qui continuaient de serrer le cou de l’homme.
Volod traîna le corps et le cacha dans une ruelle sombre, sous un tas d’ordures. « Partons, vite », dit-il.
De retour à l’auberge, ils réveillèrent les hommes et avant l’aube quittèrent Vitipeno, en grand secret.
« Tu voulais quoi ? Le tuer ? », lui dit Volod, furieux, alors qu’ils grimpaient la pente raide d’un couloir étroit qui montait vers le Brenner.
« Je… balbutia Mikael.
— Tu m’as toisé de haut en bas en m’accusant d’être un voleur, continua Volod. Et tu veux tuer un innocent ?
— J’ai eu peur…
—À quoi ça sert de t’avoir fait combattre nu dans la neige pendant tous ces mois, pour t’apprendre à garder de la distance face à tes émotions, si tu perds la tête à la première occasion ? dit Volod avec dureté. Je dois pouvoir avoir confiance en toi, mon gars.
— Je suis désolé…
— Je m’en fiche que tu sois désolé ! », cria Volod, et sa voix retentit dans la forêt déserte.
Pendant trois jours, il ne lui adressa plus la parole, jusqu’au moment où ils arrivèrent en vue d’Innsbruck, de l’autre côté des hautes et impraticables montagnes qu’ils avaient franchies malgré tout.
« Viens avec moi. Prends ton épée », dit-il à Mikael après avoir discuté avec le patron de l’auberge de l’Ours Brun.
Mikael le suivit sur le pont qui traversait l’Inn. Volod lui avait donné une lourde besace en cuir. Dans les faubourgs, Volod entra dans la boutique d’un forgeron.
« On vient de la part du patron de l’Ours Brun, dit Volod au forgeron. On a quelque chose pour un certain orfèvre que tu connais. »
Le forgeron les emmena dans une petite pièce au fond de la forge. « Faites voir », dit-il.
Volod fit signe à Mikael de donner la besace au forgeron.
« Quatre livres », dit Volod.
Le forgeron sortit de la besace huit lingots d’argent grossièrement fondus. Il les pesa et confirma : « Quatre livres. Laissez ça ici et revenez ce soir. Vous aurez votre dû.
— Tu me prends pour un idiot ? », dit Volod. Il ajouta, en désignant Mikael : « Il restera ici pour surveiller les lingots, jusqu’à ce que tu reviennes avec ton gredin d’ami, à qui tu auras bien expliqué que je connais le prix de l’argent de contrebande. » Il posa le bout du doigt sur la poitrine du forgeron, marquée de minuscules cicatrices causées par les étincelles du métal en fusion. « Et méfie-toi. Il est jeune, mais il manie l’épée mieux que moi. Si tu essaies de l’embrouiller, il te coupera la tête en un clin d’œil, sans hésiter. Si tu veux le dénoncer aux gardes ou à une bande de gredins, il vendra sa peau très cher. Et si jamais tu survivais, je viendrais te chercher et je rendrais justice à l’âme de ce garçon. Compris ? »
Le forgeron avala sa salive. Il fit oui de la tête.
Mikael sentit ses jambes trembler.
« T’es nu au milieu de la neige mais tu sens pas le froid », lui glissa Volod à l’oreille avant de s’en aller.
Une fois seul, Mikael s’assit dans un coin à côté des lingots d’argent. Il resta là jusqu’au soir, sans manger ni boire, la main serrée sur la poignée de son épée.
Le forgeron réapparut à la nuit tombée, accompagné de l’orfèvre, un homme chenu et maigre, avec de petits yeux vifs malgré son âge. Il pesa les lingots puis, sans adresser la parole à Mikael, lui remit une bourse de pièces sonnantes et trébuchantes.
Mikael l’empocha nerveusement.
« Tu ne les comptes pas ? », demanda l’orfèvre.
Mikael sentit sa gorge se serrer de panique. Il avait commis une erreur. Il se revit nu dans la neige, insensible au froid. Seul comptait le combat. « Si le compte n’y est pas… dit-il en s’efforçant de parler d’une voix ferme, je reviendrai te chercher.
— Le compte y est, dit aussitôt l’orfèvre, transi de peur.
— Alors pas besoin que je vérifie », dit Mikael.
L’orfèvre courba les épaules. D’une voix tremblante, il dit à l’adresse du forgeron : « Tu l’as vu toi aussi, que le compte y est ?
— Oui, je l’ai vu, confirma celui-ci, également impressionné par l’épée sertie de trois grosses émeraudes.
— Vous me faites perdre mon temps », dit Mikael, pressé de rentrer à l’auberge.
Les deux hommes s’écartèrent pour lui céder le passage.
Mikael sortit le plus lentement possible. Mais dès qu’il eut passé le coin, il se lança dans une course effrénée.
Aussitôt à l’auberge, il alla trouver Volod et lui remit la bourse.
Celui-ci l’ouvrit et compta dix grosses pièces d’or. Il leva les yeux vers Mikael.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda rudement Volod. Tu attends que je te dise “c’est bien”, comme les enfants ? »
Pendant que Mikael rejoignait sa couche le rouge aux joues, Volod, discrètement, lui murmura : « C’est bien, mon gars ».
Mikael s’étendit près d’Emöke, dont le visage ne montrait aucun signe de fatigue. Il admirait sa résistance. Si son esprit semblait ne pas être là, c’était aussi le cas de son corps, qui ne souffrait ni du froid ni de la faim ni de la fatigue. Le seul moment où elle avait paru fatiguée, c’était après la nuit où il avait rêvé du grand cerf.
« Emöke, tu n’as jamais peur ? », lui demanda-t-il. Mikael l’avait sauvée au nom d’une idée. Mais après tous ces mois passés ensemble, il l’aimait comme une sœur. Il la prit dans ses bras.
« Non, répondit Emöke.
— Comment tu fais ? »
Emöke lui caressa la joue. « Parce que je sais que tu es là pour me protéger. »
Cette nuit-là, avant de s’endormir, Mikael repensa au jour où Raphael lui avait appris à piocher. Il lui avait dit : « Tu as pioché un champ entier, tout seul. Et tu dois en être fier. » Même si la pioche qu’il avait tenue était une pioche imaginaire, tout comme les mottes de terre qu’il avait soulevées. Il se souvenait combien il s’était senti fier.
« Dis-moi encore pourquoi tu n’as pas peur, Emöke, lui demanda-t-il tandis qu’il sentait ses yeux se fermer.
— Parce que tu es là pour me protéger », répéta Emöke, avec douceur.
Et Mikael s’endormit, tout fier.
Eloisa savait bien que c’était un péché de souhaiter la mort de quelqu’un. Pourtant, certains jours, elle espérait celle de l’enfant qui grandissait dans son ventre, depuis près de cinq mois. Elle se précipitait à l’église et s’agenouillait devant la statue de Notre-Dame des Neiges. La Madone portait sur sa robe rouge un manteau bleu doublé de vert, qui couvrait aussi sa tête. Elle tenait l’Enfant Jésus dans ses bras. Eloisa la regardait longuement, en silence, jusqu’à ce que cette pensée horrible disparaisse de son esprit. Alors, elle lui parlait. Elle ne priait pas, mais lui demandait de lui faire accepter comme une bénédiction ce poids qu’elle portait en elle, et de lui apprendre à être une bonne mère. À elle, qui était Mère avant tout. Pour que personne n’entende, elle murmurait.
Eloisa avait demandé à Agnete de respecter sa décision de garder sa grossesse secrète.
En n’en parlant pas, elle avait l’impression de ne pas être vraiment enceinte, malgré les coups d’œil insistants que sa mère lançait le soir vers son ventre. Elle essayait de maîtriser sa peur.
Elle en venait parfois, dans cette lutte acharnée, à détester Mikael. Il était parti, il avait fait passer son idéal avant leur avenir. Il l’avait laissée seule.
Mais le doute ne durait pas. Elle sentait toujours ses mains sur son corps, ses caresses, ses baisers. Il était en elle, sa respiration haletante accordée à la sienne. Des sensations si intenses, si réelles, que la tête quelquefois lui tournait. Elle se retenait à une barrière, un mur, un arbre pour ne pas tomber.
« Je suis à lui », avait dit un jour Eloisa à sa mère.
Les yeux d’Agnete s’étaient voilés de larmes.
Un matin particulièrement tiède, vers les premiers jours de mars, Eloisa demanda à sa mère la permission de ne pas aller aux champs. Elle passa le pont sur l’Uque et descendit jusqu’à la grève du torrent, où ils avaient fait l’amour pour la première fois. Elle s’étendit dans l’herbe où ils s’étaient couchés, ôta ses bottes et s’abandonna au soleil les yeux clos, comme elle s’était abandonnée à Mikael.
Tandis qu’elle revenait en pensée à ces moments heureux, elle sentit quelque chose dans son ventre. Pas un mouvement proprement dit mais comme un papillonnement, le froissement d’ailes d’un oiseau emprisonné dans son corps.
« Non ! », s’écria-t-elle, effrayée, en écarquillant les yeux.
Elle écarta les bras. Elle avait peur de poser les mains sur son ventre. Sur l’enfant.
« Non… », redit-elle tout bas.
Elle était en nage. Regardant ses pieds nus, elle vit ses chevilles gonflées. Elle releva ses jupes pour aller les plonger dans l’eau du torrent. Le soulagement fut immédiat. Puis, de nouveau, ce papillonnement dans son ventre.
« Non… non… »
Elle avança jusqu’aux genoux. L’eau froide lui faisait du bien.
Le papillonnement revint encore.
Elle sortit de l’eau et se déshabilla furieusement, comme si ses vêtements la brûlaient. Une fois nue, elle retourna dans le torrent, mouilla ses jambes, ses bras, son ventre, pour qu’il devienne insensible. Au contact de l’eau glacée qui coupait la respiration, elle le sentait se durcir, la peau tendue comme celle d’un tambour. Mais elle resta dans l’eau, secouant la tête dans un “non” muet.
« Chut… tais-toi… Ne bouge pas… », murmurait-elle, effrayée.
« À qui tu parles ? », dit une voix en face.
Levant les yeux, elle vit Eberwolf la fixer d’un air amusé sur l’autre rive. Elle porta aussitôt la main à son pubis et cacha sa poitrine avec son bras. Mais elle était incapable de s’enfuir.
Il pointa le doigt sur son ventre. « Je parie que c’est le bâtard de Crottin Sec ! », s’exclama-t-il, avant d’éclater en un rire sonore.
Eloisa rougit de honte, et sentit cette fois un coup douloureux dans son ventre. Pour la première fois, elle y porta la main, comme pour le protéger. Une haine profonde la secoua jusque dans ses entrailles. Deux personnes étaient mortes de privations l’hiver précédent, parce qu’on leur avait enlevé le peu qu’ils possédaient. Par la faute d’Eberwolf, le traître, qui les avait vendus à Ojsternig.
« Le bâtard de Crottin Sec ! », répéta stupidement Eberwolf, comme si c’était une remarque très spirituelle. Il remua le bassin d’avant en arrière, mimant le coït avec obscénité.
Eloisa le fixait en plissant les yeux. Sa haine grandissait de plus en plus. « C’est sûr que toi, tu auras du mal à faire un bâtard au prince Marcus », lança-t-elle avec mépris.
Eberwolf ouvrit de grands yeux et serra les poings.
Il devint rouge de honte. Elle avait frappé juste. « Tout le monde le sait maintenant, que t’aimes pas les femmes », ne put-elle s’empêcher d’ajouter d’un ton moqueur.
Un enfant du village, quelques jours plus tôt, avait vu Eberwolf penché au-dessus de Marcus, dans une clairière. Ils avaient les chausses baissées et Eberwolf était en train de sodomiser le prince.
« Je vais te faire payer ça, putain ! », hurla Eberwolf en entrant dans l’eau.
Eloisa comprit qu’elle avait été stupide. Elle était nue, seule avec Eberwolf. Elle avait eu tort de le provoquer. Elle bondit vers ses vêtements, mais elle n’avait plus le temps de les mettre. Alors elle les ramassa et courut vers les bois, malgré le sol qui lui écorchait les pieds.
« Où tu crois aller, putain ? », hurlait Eberwolf derrière elle, comme devenu fou.
Eloisa comprit que si elle s’enfonçait dans la forêt, il la rattraperait tôt ou tard. Elle obliqua et redescendit vers le torrent. Dans sa course, elle perdit sa jupe, restée prise dans les ronces. Arrivée sur la grève, elle monta vers le pont.
Les pas d’Eberwolf résonnaient déjà sur les planches.
« Au secours ! », cria Eloisa avec angoisse. Elle tomba dans une flaque de boue, se releva et continua à courir, nue, désespérée, vers les champs où travaillaient les villageois. « Au secours ! Aidez-moi ! »
Les hommes lâchèrent immédiatement leurs outils et se précipitèrent vers elle, au moment où Eberwolf l’attrapait par les cheveux et la jetait à terre.
« Arrête ! lui ordonna Ahlwin, son père, en s’interposant entre Eloisa et lui.
— Tire-toi ! », cria Eberwolf, le visage déformé par la rage.
Ahlwin ne bougea pas. Deux autres paysans se placèrent à ses côtés.
Eloisa, au sol, recroquevillée sur elle-même, tentait de cacher sa nudité.
D’autres paysans s’avancèrent, fermant presque le cercle.
« Si vous me touchez, le prince vous pendra ! », cria Eberwolf, une pointe d’inquiétude dans la voix.
Les hommes, sans répondre, firent un pas de plus.
Eberwolf recula.
« Touche pas à nos femmes, dit Ahlwin. Sinon, je me laisserai pendre volontiers, aussi vrai que Dieu existe. »
Eberwolf fit un autre pas en arrière.
Alertée par les cris, Agnete arriva. Elle aida Eloisa à se relever et la recouvrit de son manteau. Serrant sa fille contre elle, elle fixa Eberwolf et lui dit : « Dieu te maudisse !
— Je te ferai fouetter, t’es qu’une putain, comme ta fille, menaça Eberwolf en faisant encore un pas en arrière, pendant que tous le dévisageaient avec mépris.
— Dieu te maudisse, répéta Agnete.
— Dieu te maudisse, dit une autre femme.
— Je vous ferai tous pendre ! menaça Eberwolf d’une voix hystérique, sans force.
—Ça sera moins douloureux que de vivre avec la honte de t’avoir mis au monde… dit la mère d’Eberwolf, qui avait pleuré ces derniers mois toutes les larmes de son corps. Elle se serra contre son mari. « Dieu te maudisse…
— Dieu te maudisse », murmurèrent tout à tour les autres femmes.
Eberwolf se sentit en danger. Depuis qu’il avait été nommé vigile, il avait supporté aisément la haine de ces gens dont il avait fait partie. Il sentait leur peur. Mais on aurait dit que cette peur avait disparu. Ils le méprisaient d’être devenu l’amant de ce perverti de Marcus. À nouveau rouge de honte, il fixa Eloisa et sa poitrine se gonfla de fureur. Il la haïssait. Elle le ridiculisait aux yeux de tous depuis qu’ils étaient petits, et aujourd’hui encore. Il pointa le doigt vers elle, ivre de colère. « Cette putain n’est plus vierge. Elle porte le bâtard de Mikael Veedon, déclaré rebelle par le seigneur d’Ojsternig ! » Ses yeux injectés de sang se plantèrent dans ceux d’Eloisa. « Le prince te traitera comme Emöke. Tu seras la nouvelle putain des soldats ! » Il eut un rire forcé avant de se retourner et de partir, les muscles contractés, tremblant à l’idée de recevoir un coup de couteau dans le dos.
Quand il fut suffisamment loin, Agnete regarda sa fille. « Qu’est-ce qu’il t’a fait ? », demanda-t-elle d’une voix pleine d’angoisse. Elle posa instinctivement la main sur le ventre d’Eloisa.
Eloisa s’écarta agacée. « Rien, dit-elle.
— Pourquoi t’es toute nue ? », insista Agnete.
Eloisa regarda les hommes et les femmes du village. Tous la regardaient. Et tous savaient qu’elle était enceinte. « Laissez-moi tranquille, mère ! », cria-t-elle, en s’échappant pour rentrer.
Quand elle arriva à la baraque, elle ne prêta pas attention à la fête qu’Harro lui fit en remuant vivement la queue. En larmes, elle chercha où se réfugier et vit la trappe où Mikael s’était caché enfant. Elle s’y recroquevilla sur la paille pourrie, dans l’odeur d’excréments de rats.
« Sors de là, mon petit, lui dit Agnete à son retour.
— Non ! répondit Eloisa, qui pleurait à chaudes larmes. Non !
— Je t’en supplie, ma petite fille…
— Je veux pas ! J’ai peur ! Laissez-moi tranquille ! », cria Eloisa. Elle eut un premier sanglot puis un second, sans pouvoir les retenir. Toute l’émotion et la peur accumulées en elle explosèrent avec violence. Elle hurla de toutes ses forces : « J’en veux pas, de ce bébé ! »
Un long silence suivit, avant qu’Agnete ne dise : « C’est l’enfant de Mikael…
— Lui aussi je le déteste, cria Eloisa, la voix cassée. Il m’a laissé toute seule… je… je…
— Sors de là, mon ange…
— Non…
— Viens… »
De nouveau, un silence.
Eloisa cessa peu à peu de sangloter. Puis elle dit, d’une voix larmoyante de petite fille : « Maintenant tout le monde le sait, mère…
— Viens… », dit Agnete.
Lentement, Eloisa remonta l’échelle. En voyant l’inquiétude sur le visage de sa mère, elle fondit une nouvelle fois en larmes, en s’accrochant à ses épaules.
Agnete lui caressa les cheveux.
« J’étais… jamais allée… en bas… », balbutia-t-elle entre deux sanglots. Elle se serra encore plus fort contre sa mère. « Il me manque… »
Agnete ne savait que répondre. Elle n’avait aucune idée de ce qu’était l’amour, elle ne l’avait jamais connu. Elle continua de lui caresser les cheveux sans rien dire.
« J’ai peur… dit Eloisa.
— Viens, on va se mettre au lit », dit Agnete en l’accompagnant jusqu’à la paillasse.
Eloisa la suivit docilement, à bout de forces. Elle se coucha et se laissa envelopper dans une couverture.
Agnete s’étendit près d’elle et la berça tendrement.
« Mère, vous vous souvenez quand je me suis lavée parce que Mikael avait dit… que j’étais sale… ?
— Oui, mon ange. »
Eloisa sentit une douleur soudaine dans son ventre. Elle gémit.
« Qu’est-ce que tu as, mon petit ? s’alarma Agnete.
— J’allais mourir, vous vous souvenez ? » La voix d’Eloisa n’était plus qu’un souffle.
« Qu’est-ce que tu as, ma petite fille ?
— Et Mikael m’avait rendu mes gants… hein ?
— Oui, ma chérie. » Agnete l’écarta d’elle, pour regarder son visage. « Tu te sens mal ?
— Et vous… vous aviez peur…, dit Eloisa avec une grimace de souffrance, peur que je meure…
— Oui, mon ange… tellement peur… » Agnete se leva pour aller jusqu’à ses flacons de remèdes. « Continue de parler », lui dit-elle d’une voix altérée d’angoisse, en mélangeant nerveusement quelques ingrédients qu’elle versait dans une chope avec un peu de bière légère.
« Et vous étiez inquiète… parce que les mères… », dit doucement Eloisa.
Agnete revint près d’elle. « Bois, tu te sentiras mieux.
— Parce que les mères… » Les yeux d’Eloisa étaient pleins de larmes. « Une bonne mère, elle ne veut pas que son enfant meure, hein ?
— Bien sûr que non… Bois, mon amour…
— Alors pourquoi, moi, j’en veux pas de cet enfant ? » La voix d’Eloisa n’était plus qu’un souffle. « Je suis pas… je suis pas une bonne mère…
— Bois, je t’en supplie… »
Eloisa la fixait sans la voir. Puis elle ferma les yeux, tandis qu’une vive douleur la faisait à nouveau gémir.
Agnete la veilla toute la nuit, essuyant la sueur sur son visage avec un linge froid.
Dans le sommeil tourmenté où elle avait sombré, Eloisa répétait : « Mikael… pourquoi tu m’as laissée toute seule… ? »
À l’aube, on entendit frapper doucement à la porte.
Agnete alla ouvrir.
Face à elle se trouvait un homme décharné au visage émacié. « C’est toi la sage-femme ? demanda-t-il.
— J’ai pas le temps pour le moment. Je suis vraiment désolée pour ta femme, mon brave homme, mais ma fille… » Agnete s’apprêta à lui refermer la porte au nez.
L’homme appuya la main sur la porte. « C’est pas pour ma femme, dit-il. C’est pour ta fille.
— Qu’est-ce qu’elle vient faire là, ma fille ?
— C’est qui, mère ? demanda Eloisa d’une toute petite voix.
— Personne, répondit Agnete.
— Tu t’appelles Eloisa Veedon ? », dit l’homme en passant la tête derrière Agnete.
Eloisa, encore faible, tourna la tête vers cette voix.
« J’ai un message pour toi, dit l’homme.
— Va-t-en, fit Agnete en le repoussant.
— De la part de Mikael », dit l’homme.
Agnete s’immobilisa.
« Mikael… ? demanda Eloisa.
— Oui », répondit l’homme.
Agnete s’écarta. « Entre », dit-elle, fermant aussitôt la porte derrière lui.
Eloisa, toute pâle, parvint à s’asseoir. Une lueur se mit soudain à briller dans ses yeux. « Mikael ? », répéta-t-elle, comme pour se convaincre.
L’homme s’approcha. « Il m’envoie te dire qu’il est vivant et qu’il va bien », chuchota-t-il.
Les yeux d’Eloisa s’emplirent de larmes, elle ouvrit et referma les lèvres, comme pour parler. De sa bouche ne sortirent que des sons inarticulés. Mais elle souriait.
L’homme lui prit la main. « Il dit que tu dois pas désespérer, continua-t-il du ton chaud de celui qui connaît l’amour et ses chagrins. Il dit qu’il reviendra dès qu’il pourra. »
Eloisa commença à pleurer silencieusement, sans cesser de sourire.
Agnete se balançait d’un pied sur l’autre pour lutter contre son émotion.
« Et il dit… ajouta l’homme en serrant plus fort sa main, il dit…
— Allons, brave homme, il dit quoi ? lâcha Agnete, la voix brisée par l’émotion.
— Il dit… qu’il… qu’il est à toi. »
Eloisa éclata d’un sanglot terrible qui sonna bizarrement, parce que c’était un rire de joie.
« Qu’il est à toi… entièrement », conclut l’homme.
Eloisa, dans un élan, le prit dans ses bras.
L’homme était embarrassé. Il se dégagea de son étreinte. « Je dois y aller, dit-il, gêné. Si on m’attrape, je suis fichu…
— Non, attends ! s’écria Eloisa en le saisissant par la manche. Dis-lui que je…
— Non, ma petite, l’interrompit l’homme. Je ne crois pas que je le reverrai. » Il se leva et alla vers la porte.
« Comment tu t’appelles ? lui demanda Agnete.
— Lucio.
— Tu as ramené la joie dans cette maison, Lucio, dit Agnete en ouvrant la porte. Que Dieu te bénisse. »
Lucio hocha la tête et sortit. « Dis à Dieu de me donner encore un jour. Ça devrait suffire. Ma vie est redevenue belle comme autrefois », murmura-t-il en s’en allant, les yeux pleins d’émotion.
Agnete se retourna, et vit qu’Eloisa s’était levée. « Qu’est-ce que tu fais debout, malheureuse ?
— Où est cette mixture que vous vouliez me donner hier soir, mère ? dit Eloisa avec un sourire radieux. Nous devons garder votre petit-fils en bonne santé. » Elle prit les mains d’Agnete et esquissa une danse vacillante, pendant qu’Harro aboyait de joie et d’excitation sans comprendre pourquoi.
Épuisée, le souffle court, elle s’assit sur la paillasse. Et pour la première fois depuis qu’elle était enceinte, elle caressa tendrement son ventre gonflé. « Mikael reviendra, dit-elle, le regard rêveur. Il reviendra et je lui montrerai son fils. » Elle se tourna vers sa mère, heureuse.
À ce moment-là, la porte fut ouverte d’un violent coup de pied.
Eberwolf apparut sur le seuil. Une expression mauvaise se lisait sur son visage.
« Suis-moi au château, putain, dit-il. Le prince veut te voir. »
Si Ojsternig avait été furieux de la fuite d’Emöke, la disparition de Mikael l’avait rendu fou. Une folie sourde, qui battait sous son crâne comme une infection.
Il s’était senti trahi. Il se répétait que cela n’avait aucun sens. Pourtant, le ramasse-merde lui manquait, et ce manque le mettait mal à l’aise.
Il l’avait déclaré rebelle et avait mis sa tête à prix, donnant l’ordre de le ramener vivant. Tous pensaient que c’était pour le tuer de ses propres mains.
Lui aussi l’avait cru.
Mais une nuit, il avait compris qu’il ne lui en voulait pas.
Ce lien qui le reliait avec ce garçon, il ne se l’expliquait pas. De sombres pressentiments l’assaillaient, pesant sur lui comme une seconde malédiction. Il avait presque le sentiment qu’elle était semblable à celle de la Folle. À présent, la tête basse et plongé dans ses pensées, il serrait nerveusement les accoudoirs de son haut trône de chêne que surmontaient des figures de monstres ailés. Une émotion nouvelle l’agitait. Quelque chose avait changé depuis la veille, depuis qu’il attendait cette fille qu’on allait lui amener.
La veille, la chiffe molle était venue pérorer en faveur de l’ignoble vigile de la Raühnvahl, racontant qu’une fille du village attendait un enfant conçu hors mariage, sans la permission de son seigneur. La fille avait offensé le vigile et poussé les serfs à la révolte, disait Marcus. Elle méritait une punition exemplaire. Le vigile suggérait qu’elle devienne la putain des soldats, comme le méritaient les fornicatrices dévergondées.
Ojsternig avait écouté distraitement, décidé de toute façon à ne rien lui accorder, ne serait-ce que pour le contrarier, jusqu’au moment où le mollasson avait ajouté un détail surprenant.
La dévergondée en question était la fille de la sage-femme.
Ojsternig se souvenait très bien d’elle. Elle tenait la main de Mikael le jour des combats qu’il avait organisés entre les jeunes du village. La femme de Mikael.
« Et de qui serait ce fils ? » Marcus avait haussé les épaules. Il l’ignorait.
Le vigile, aussitôt convoqué, confirma son soupçon.
« C’est sûrement le bâtard du ramasse-merde », avait dit Eberwolf.
Ojsternig savait parfaitement la haine qui opposait cet Eberwolf et Marcus, et cela lui était complètement indifférent. Les yeux sur le vigile puis sur Marcus, il avait ordonné : « Qu’on m’amène cette fille ».
Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit.
“Le fils de Mikael !”
Il attendait impatiemment l’arrivée de la fille. Il savait déjà ce qu’il ferait d’elle.
Un serviteur toussota discrètement.
Ojsternig leva la tête. « La fille est là. »
Ojsternig le fixa en silence. Son sang courut plus vite dans ses veines. « Fais-la venir », dit-il enfin.
La double porte de la grande salle s’ouvrit pour la faire entrer. Elle avançait d’un pas mal assuré, aidée par la sage-femme, dont le regard disait toute l’angoisse. Derrière elles, le vigile et le prince Marcus, toujours aussi onctueux et affecté.
Ojsternig n’avait d’yeux que pour la fille.
Pâle et fatiguée, elle soutint son regard.
Il se souvenait qu’elle avait été la seule pendant les combats à le fixer sans peur.
« Débarrassez-moi de votre présence, tous les deux, dit-il à l’adresse de Marcus et d’Eberwolf.
— Vous ne voulez pas que le vigile reçoive sa juste récompense devant cette putain dévergondée ? s’étonna Marcus.
— Va-t-en », dit froidement Ojsternig.
Muet, Marcus s’inclina et quitta la grande salle de son pas indolent, suivi par Eberwolf.
Ojsternig ordonna qu’on ferme la porte. « Laissez-nous seuls. »
Un des serviteurs saisit Agnete par le bras.
Elle se rebella.
« La sage-femme peut rester », dit Ojsternig.
Dès que les battants de la porte furent refermés, il pointa du doigt le ventre d’Eloisa.
« Tu sais que l’enfant que tu portes m’appartient, n’est-ce pas ? »
Eloisa posa la main sur son ventre, sans répondre.
Ojsternig la fixait en silence.
« Votre Seigneurie… intervint Agnete.
— Tais-toi ! » Il reporta son regard sur Eloisa. « En vertu du droit féodal, ton enfant, comme tous les enfants de mes serfs, est ma propriété. De même que toi. Et que ta mère. »
Eloisa ne disait rien. Mais elle ne baissait pas les yeux, bien qu’elle se sente encore faible.
« Sais-tu ce que m’a rapporté mon vigile ? continua Ojsternig. Il m’a dit que tu as incité mes serfs à la révolte.
— Votre Seigneurie ! C’est pas vrai ! intervint Agnete. Il avait arraché ses vêtements et il voulait la…
— Je t’ai dit de te taire ! », siffla Ojsternig.
Agnete baissa la tête.
Eloisa continuait de planter son regard fier dans celui d’Ojsternig. « Qui est le père ? demanda Ojsternig, attendant une confirmation.
— Je ne sais pas », répondit Eloisa d’une voix lasse.
Ojsternig sourit.
« Tu le sais très bien, au contraire. »
Eloisa ne dit rien.
« Si tu ne parles pas immédiatement, je te ferai ouvrir le ventre et je lui couperai moi-même la gorge. »
Eloisa continuait de le regarder et de se taire.
« Par la grâce de Dieu, ma petite, dis-lui ! supplia Agnete.
—Écoute ta mère, avant que je perde patience.
— Le père de mon enfant est Mikael Veedon, finit par dire Eloisa d’un air de défi, en s’efforçant de se tenir droite.
— Le fils du rebelle ! » Le visage d’Ojsternig s’illumina. C’était le moment de dire à cette fille quel destin l’attendait. « Je devrais te faire pendre, dit-il, envahi d’une sensation qu’il ne croyait pas pouvoir éprouver. Au lieu de cela, je me contenterai de prendre l’enfant qui va naître. »
La surprise se peignit d’abord sur le visage d’Eloisa, aussitôt suivie par la peur puis par la fierté. Elle recula d’un pas. « Je ne vous permettrai pas de lui faire du mal ! », dit-elle, les mains sur son ventre.
Ojsternig éclata d’un grand rire. « Lui faire du mal ? Je ferai beaucoup plus de bien à cet enfant que tu ne pourras jamais lui en faire. » Il la fixa en silence, un sourire sur sa bouche de serpent, amusé de son effarement. L’idée avait surgi dans son esprit à l’aube, après cette nuit d’insomnie. « Tous les enfants qui naissent dans mon royaume m’appartiennent, dit-il d’un ton suave, savourant ses propres mots. Mais cet enfant m’appartiendra plus que n’importe quel autre… » Il laissa sa phrase en suspens.
Eloisa s’agita, prise d’anxiété. Elle ne comprenait pas. Son cœur pressentait pourtant que le prince allait lui dire quelque chose de monstrueux.
Ojsternig se leva de son trône et s’approcha. Il posa la main sur son ventre. Eloisa voulut reculer, mais il la saisit par le cou. Sa prise était forte et décidée. Ojsternig souriait. Il lui caressa le ventre.
« Ma fille ne veut toujours pas me donner d’héritier… », susurra Ojsternig.
Eloisa écarquilla les yeux et commença à secouer la tête en signe de refus silencieux.
« … et cette chiffe molle qu’est son mari n’est qu’un dégoûtant sodomite. C’est pourquoi j’ai décidé…
— Non… non… murmura Eloisa.
— … de prendre cet enfant… »
Les yeux d’Eloisa s’emplirent de larmes.
« … et de feindre qu’il a été mis au monde par la princesse Lukrécia…
— Non ! », s’écria Eloisa en tentant de se libérer.
Ojsternig la lâcha en riant. « Si ! », lui cria-t-il au visage.
Eloisa fit un bond en arrière et courut tant bien que mal vers la grande porte, essayant en vain de l’ouvrir. Elle s’effondra sur le sol, le souffle coupé.
« Votre Seigneurie… », dit Agnete.
Ojsternig la gifla violemment. « Je dois te le dire comment, de te taire ? » Il se rassit tranquillement sur son trône. Quand il parla, ce fut d’une voix ferme et décidée. « À partir de maintenant, tu vivras au château. Tu auras une chambre chauffée, tu dormiras sous des couvertures de loup et tu mangeras la meilleure nourriture de ma table… parce que je veux que mon petit-fils soit fort et en bonne santé. » Il eut un sourire satisfait. « J’annoncerai aujourd’hui même que ma fille Lukrécia est enceinte. » Il fit une autre pause. « De mon héritier », dit-il solennellement.
« Vous ne pouvez pas ! Tout le monde sait que j’attends un enfant ! », cria faiblement Eloisa, toujours prostrée près de la porte. Elle sentit alors une troisième douleur à l’abdomen, plus forte encore.
« Ton fils sera mort à la naissance, dit Ojsternig avec un sourire. C’est ce que nous raconterons. Et si vous ne gardez pas le secret, ta mère et toi, je dirai que vous êtes des menteuses et je vous ferai couper les pieds avant de vous suspendre au plafond de ma chambre, pour voir votre sang couler goutte à goutte jusqu’à votre mort.
— Non… », s’écria Eloisa, qui se tordit de douleur. Elle se recroquevilla sur elle-même en gémissant. La douleur revint, plus forte encore.
« Ma fille ! s’écria Agnete en s’agenouillant près d’elle.
— Que se passe-t-il ? demanda Ojsternig, qui bondit sur ses pieds, soudain alarmé.
— Votre maudit vigile ! cria Agnete, emportée par la rage. Il l’a poursuivie, nue, dans les bois, et il l’a jetée à terre ! Il voulait la tuer ! Voilà le résultat ! » Elle montra sa fille, qui se tordait de douleur. « Ce qui se passe, c’est que vous ne l’aurez pas, votre héritier ! »
Ojsternig se précipita sur Agnete et la saisit à la gorge, les yeux exorbités. « Sauve l’enfant, lui souffla-t-il. Ou tu t’en repentiras. » Il prit Eloisa dans ses bras et ouvrit la porte d’un coup de pied.
Il ordonna qu’on chauffe la chambre à côté de la sienne, et qu’on emmène de toute urgence la sage-femme chez elle en charrette prendre tous les remèdes dont elle aurait besoin. « Vous lui donnerez tout ce qu’elle demande ! Et s’il lui manque quelque chose, vous irez au couvent et vous obligerez le frère herboriste à vous fournir ce qu’il lui faut ! », hurla-t-il. Puis il monta les escaliers du château, portant toujours Eloisa, et la déposa avec délicatesse sur le lit de la chambre. « Me fais pas ça, ma fille », murmura-t-il.
Le lendemain, face à tout le village, en proie à une fureur aveugle, Ojsternig dessaisit Eberwolf de son épée. Il annonça qu’il n’était plus son vigile et ne jouissait donc plus de sa protection. De retour au château, il prit Marcus à part et lui dit : « Si je découvre d’une façon ou d’une autre que tu as aidé ton amant, je te castrerai de mes propres mains ».
Le prince Marcus ne cilla pas. « Vous aurez donc besoin d’un autre vigile », répliqua-t-il froidement. Et il ajouta, un sourire mielleux aux lèvres : « Puis-je avoir l’honneur de le choisir moi-même ? »
L’après-midi, Ojsternig s’informa de l’état d’Eloisa. « Comment va-t-elle ? demanda-t-il à Agnete, pour qui une couche avait été préparée au chevet de sa fille.
— C’est trop tôt pour le dire, répondit Agnete, qui avait passé toute la journée à faire prendre des remèdes à Eloisa. Mais je crois que la crise est conjurée. »
Ojsternig la regarda avec une sorte de reconnaissance dans les yeux.
« C’est pas pour vous que je le fais.
— Peu importe pour qui tu le fais, la vieille. »
Il fit appeler sa fille Lukrécia dans la chambre d’Eloisa. « Cette femme porte ton fils, lui dit-il. Traite-la comme tu voudrais être traitée.
— Je n’ai jamais été traitée comme je l’aurais voulu, père, lui répondit Lukrécia en le défiant du regard. J’espère que cette inconnue aura plus de chance que moi.
— Le père de cet enfant est le ramasse-merde, ajouta Ojsternig. Si je me souviens bien, tu avais une certaine préférence pour lui. » Voyant alors sa fille regarder avec plus d’intérêt Eloisa étendue sur le lit, pâle et défaite, il eut un sourire satisfait. « Bien, ma chère. Fais ce que tu dois », dit-il en s’en allant. Et il rejoignit Agomar au sommet de l’une des tours qui dominaient la vallée.
À son arrivée, le capitaine s’inclina.
« Je vais partir pour Constance, dit Ojsternig. Je dois obéir à l’empereur. Il m’est impossible de tarder plus longtemps.
— Vous devez être fier que l’empereur vous veuille à ses côtés, Votre Seigneurie, dit Agomar. C’est un grand honneur. »
Ojsternig sourit, méprisant.
« Sigismond de Luxembourg a été élu Rex Romanorum mais il n’a pas encore été couronné empereur, dit-il. Il veut seulement montrer sa force au monde. Il a convoqué tous les nobles, sans distinction. Pas de quoi être fier. La différence, c’est que les princes importants et puissants pourront trouver une excuse et éviter cette mascarade. Moi, je n’ai pas ce privilège.
— Je suis prêt à partir quand vous voulez.
— Non. Tu ne viendras pas. Je prendrai cinquante hommes pour le voyage. Les autres resteront ici sous ton commandement. Et tu exerceras mon pouvoir. Punis, tue, viole, je m’en moque. Mais je veux que la fille soit toujours protégée. S’il lui arrive quelque chose, je t’en tiendrai pour responsable.
— Il ne lui arrivera rien. »
Ils se tournèrent vers la Raühnvahl. Le soir tombait.
Agomar montra Eberwolf qui courait, poursuivi par une dizaine d’hommes. Ils le virent frapper à la porte d’une baraque, terrorisé.
« C’est chez ses parents », dit Agomar.
Ils restèrent en silence à regarder la porte qui ne s’ouvrait pas. À cette distance, on n’entendait pas le bruit que faisait Eberwolf, désespéré et frappant jusqu’au sang contre le battant.
Les paysans rattrapèrent Eberwolf et se jetèrent sur lui, armés de leurs serpes à élaguer les arbres fruitiers.
Ojsternig et Agomar n’entendirent pas non plus les gémissements d’Eberwolf, mourant de la main même de ceux avec qui il avait grandi.
La porte ne s’ouvrit que lorsqu’il fut mort, quand les hommes du village furent repartis. Le père d’Eberwolf resta sur le seuil, les mains dans les cheveux. Sa mère s’effondra sur le corps de son fils massacré, étendu dans une mare de boue et de sang.
Ojsternig et Agomar crurent un instant entendre les gémissements de la femme, portés jusqu’à eux par un souffle de vent. L’unique son de cette tragédie muette.
Ojsternig haussa les épaules, comme si tout cela était sans importance. Puis il alla donner ses instructions pour la préparation de son voyage à Constance.
« Il nous reste cent cinquante lieues », avait annoncé Volod à ses hommes deux semaines plus tôt, quand ils avaient repris la route. « Mais grâce au garçon, nous avons assez d’argent pour manger, dormir et trouver un hébergement décent à Constance. »
Depuis, les hommes avaient regardé Mikael d’un autre œil. Chaque fois qu’ils portaient la nourriture à leur bouche, ils lui lançaient un coup d’œil reconnaissant. Chaque fois qu’ils dormaient sous un toit, ils lui adressaient un signe de gratitude.
Quelques jours plus tard, Mikael était venu trouver Volod : « C’est faux, ce que tu dis.
— T’es plus agaçant qu’une mouche, mon gars. Quand est-ce que tu apprendras à ne plus te remplir la bouche de grandes phrases ?
— Dis-moi au moins pourquoi.
— La Folle m’a dit qu’un destin incroyable t’attendait. Et je veux que mes hommes sachent que si tu as besoin d’eux, ils peuvent aussi compter sur toi.
— Les hommes, c’est sur toi qu’ils comptent. »
Volod, pensif, était resté silencieux. La Folle lui avait aussi prédit que Constance serait sa tombe. Il en avait été profondément troublé.
Au bout de deux semaines et trois jours de marche forcée, l’immense lac de Constance, avec ses profondes eaux bleues, était apparu au fond de la plaine.
Un des hommes était mort pendant le trajet. On ne savait pas de quoi. Un matin qu’ils étaient sur le flanc enneigé des dernières montagnes escarpées à franchir, il ne s’était pas réveillé. Ils avaient creusé à l’épée un trou dans la terre dure et gelée. Volod avait récité une prière. Mais ils ne s’étaient pas arrêtés pour le pleurer, aucun d’eux n’avait le cœur faible. Ils étaient repartis.
Et le lac se profilait enfin à l’horizon.
« Tu vois, mon gars, le monde entier est réuni dans cette ville, dit Volod. Et on y sera, nous aussi. »
Il leur fallut toute la journée pour atteindre la rive sud-est. Dans un petit village de pêcheurs, ils apprirent que Constance était encore à vingt lieues. Ils dormirent dans une énorme remise à bateaux, avec d’autres voyageurs qui s’y rendaient aussi. Il y avait trois marchands avec une dizaine de commis, deux comédiens, un groupe de sept femmes se prétendant servantes, brodeuses et lavandières mais qui avaient plutôt l’air de prostituées, ainsi que deux prêtres, l’un italien, l’autre français, chacun accompagné de jeunes novices qui se regardaient en chiens de faïence.
Le lendemain, ils voyagèrent ensemble.
Les marchands sur des charrettes attelées à quatre chevaux, bâchées de lourdes toiles cirées et chargées à ras bord de marchandises. Des commis armés de poignards les surveillaient. Les femmes étaient dans une charrette à deux roues, tirée par deux maigres canassons. Les comédiens, à pied, avaient les chaussures trouées. Ils se relayaient pour traîner une sorte de carriole transportant leurs costumes de scène, leurs instruments de musique et les décors des histoires qu’ils chanteraient sur les places. Les deux ecclésiastiques montaient des chevaux richement parés. L’Italien, que ses novices appelaient Monsignore, venu de la cour de Rome, était un chanoine régulier de la congrégation de Saint-Sauveur du Latran. Le Français, l’abbé d’un couvent bénédictin d’Avignon. Tous les novices les suivaient à pied, tirant des mulets chargés des ornements de cérémonie de leur supérieur et de denrées de première nécessité.
Sur la route qui longeait le lac, leur groupe rencontra d’autres voyageurs, et grossit démesurément. Ils allaient tous à Constance. Au bout d’une dizaine de lieues, ils étaient plus d’une centaine. Aussi loin que le regard portait, on voyait encore des gens à perte de vue.
Les voyageurs qui se joignaient à eux s’approchaient des religieux et les interrogeaient sur leur position quant à la question du Schisme, et au Concile qu’avait convoqué l’empereur Sigismond de Luxembourg.
Mikael apprit ainsi que le prêtre italien était partisan de son pape Grégoire XII, et le Français du sien, Benoît XIII.
« Deux papes ? demanda-t-il étonné à l’un des novices qui suivait le Monsignore italien.
— Deux ? répondit l’autre. Trois !
— Mais un seul est le vrai pape ! précisa l’un des novices français. Vive Benoît XIII, Oint du Seigneur ! »
Le novice italien cracha par terre. « Comment le successeur de Clément VII pourrait-il être l’Oint du Seigneur ? »
Les autres novices italiens crachèrent vers les Français.
Ces derniers ramassèrent des pierres, et en un instant ce fut la bagarre générale.
Certains cherchaient à les séparer, mais ils avaient du mal à les contenir.
Le chanoine italien et l’abbé français se lancèrent un regard de défi.
« Schismatique ! dit l’Italien.
— Usurpateur ! répondit le Français. Même le peuple romain n’accepte pas son faux pape ! »
L’Italien haussa les épaules. « Le peuple n’est pas Dieu ! s’exclama-t-il avec une moue méprisante. Le peuple est de Dieu ! Il doit se plier à la volonté de Dieu ! Et Dieu veut que son Royaume soit gouverné par Grégoire XII ! »
Un frère prêcheur qui voyageait à pied, sa robe de bure usée couverte de poussière, leva alors une simple croix de bois vers le ciel et cria d’une voix de stentor : « Repentez-vous, antéchrists ! » Il se tourna vers la foule, qui le regardait avec curiosité. « Que peuvent-ils savoir de Dieu, ces hommes de Satan qui se goinfrent de viande à la cour sans respecter le jeûne, qui boivent jusqu’à s’enivrer, qui portent des bijoux comme des princes, qui fréquentent des femmes lascives, et peuplent Avignon et Rome de leurs bâtards ? » Il regardait à l’entour, hochant gravement la tête, conscient d’avoir capté l’attention des plus humbles. « Le Concile de Pise, au nom de Dieu et du Christ, son très-saint Fils, a reconnu et élu un seul pape ! Jean XXIII ! Gloire à Dieu au plus haut des Cieux !
— Antipape ! cria le chanoine romain.
— Antipape ! dit en écho l’abbé français.
— Hérétiques ! répliqua le frère prêcheur avec plus de fougue encore. Vous êtes les héritiers de Sodome et Gomorrhe ! De Babel et de sa tour emplie des péchés capitaux ! » Il s’adressa aux autres. « Regardez leurs chevaux ! Leurs habits ! Regardez leurs mulets, chargés de biens terrestres ! »
La foule commença à gronder.
« Antéchrists ! hurla le frère, les veines du cou gonflées. Regardez-les, et dites-moi si vous voyez dans leurs yeux la moindre lueur de Dieu ! »
Un petit garçon ramassa une poignée de boue qu’il lança en direction de l’abbé français, crottant sa soutane. Ce fut comme un signal. Tous ramassèrent de la boue et des pierres, visant les deux religieux qui, à la vue du danger, éperonnèrent leurs chevaux et s’enfuirent.
La voix tonnante du frère les poursuivit : « Vous n’échapperez pas à la colère et à la justice de l’empereur ! Il vous mettra sur le billot et vous punira pour vos offenses à l’égard de Dieu ! »
Les gens acclamèrent le frère comme un héros. Et, sans rien savoir du schisme ni des trois papes ni des motifs du concile, décidèrent que le vrai pape était celui du frère.
« Ça va être comme ça jusqu’au moment où un nouveau prédicateur aura le dessus et leur dira ce qu’au contraire il faut penser », murmura Volod avec consternation, en regardant la foule. Il hocha la tête puis descendit de cheval et s’approcha du frère.
« Qu’est-ce que vous savez d’un religieux nommé Jan Hus ? lui demanda-t-il. Mikael s’était placé à ses côtés. On raconte que c’est un saint homme, qu’il se bat pour la justice et la liberté… »
Le frère le foudroya du regard. « Un saint homme ? », s’exclama-t-il. Il pointa vers Volod un doigt jaunâtre aux ongles longs et noircis. « Il a été excommunié ! Comment pourrait-il être saint ?
— Qui l’a excommunié ? demanda Volod, surpris.
— L’Église !
— Quelle Église ? demanda Mikael.
— Comment ça “quelle Église”, jeune homme ? dit le frère, les yeux roulant dans leurs orbites. Il n’y a qu’une seule Église !
— Mais trois papes, répondit Mikael. Lequel des trois l’a excommunié ? »
Le frère devint écarlate. « Dieu lui-même l’a excommunié ! répondit-il.
— Personnellement ? insista Mikael.
— Ne blasphème pas.
— Je ne veux pas blasphémer, lui répliqua Mikael. Mais de la façon dont vous le dites, il semblerait que Dieu en personne a parlé pour excommunier Jan Hus.
— Fais attention, le chemin de l’hérésie est au bout de ta langue. » Le frère n’était pas à l’aise dans cette conversation.
Les gens commençaient à ricaner en le voyant en difficulté face à ce jeune garçon.
« Je ne veux rien dire de mal, mon père, continua Mikael. Je veux seulement comprendre. Et je vous le demande à vous, qui en savez certainement plus long que moi. »
Le frère devint encore plus rouge. « Dieu a parlé par l’intermédiaire de ses ministres, paysan ignorant que tu es ! s’exclama-t-il, considérant l’affaire close.
— Le pape ? insista Mikael. Dieu parle à travers le pape, c’est ce qu’on nous a enseigné.
—Évidemment que Dieu parle à travers le pape, imbécile !
— Mais lequel des trois ? », demanda Mikael, un sourire aux lèvres.
Les gens ricanèrent.
Le frère, frémissant de rage, leva son crucifix devant le visage de Mikael.
« Frère, demanda une femme, vous voulez dire que les trois papes sont d’accord pour excommunier cet homme-là ?
— Qu’est-ce qu’il a fait, ce Jan Hus ? demanda quelqu’un d’autre.
— Moi, je viens d’Allemagne, dit un troisième. Jan Hus prêchait la pauvreté de l’Église, il est contre le commerce des indulgences, la simonie, la corruption…
— Tais-toi, hérétique ! cria le frère.
— Vous allez voir, si on essaie de leur enlever la moindre pièce de monnaie de la poche, les trois papes seront tout de suite d’accord ! », dit encore un autre, en riant.
La foule commençait à grommeler.
« Que Dieu ait pitié de vos âmes ! hurla le frère.
— Et que les papes aient pitié de nos poches ! », répondit une femme en écho.
Il y eut un éclat de rire général, suivi d’autres plaisanteries contre les prêtres. Le frère marchait plus vite et leur tournait maintenant le dos. Le petit garçon qui avait lancé une poignée de boue à l’abbé français ramassa du crottin de cheval et atteignit le religieux en pleine tête, exactement sur sa tonsure.
« Voilà un chapeau digne de toi, frère ! », s’écria quelqu’un, et la foule éclata de rire à nouveau.
Le frère pressa le pas, courant presque, la croix levée au-dessus de sa tête.
« Rejoins tes compères, lui cria-t-on. Vous êtes tous de la même race ! »
Volod, un sourire amusé sur les lèvres, regarda Mikael.
« Tu vois combien de temps il a duré, ce Jean XXIII, comme seul vrai pape ? Il a suffi d’un simple paysan comme toi pour le renverser de son trône », ajouta-t-il avec une note de mélancolie dans la voix.
Beaucoup de ceux qui avaient suivi la discussion s’approchèrent de Mikael et lui tapèrent sur l’épaule en lui faisant des compliments.
« Ils te feraient pape à l’instant, s’ils pouvaient », dit Volod avec un rire, en remontant en selle. Quand Mikael fut lui aussi à cheval, il lui dit : « Un jour, tu m’as demandé comment feraient les gens de la Raühnvahl si je m’en allais. Et je t’ai répondu qu’ils chercheraient seulement un autre prince qui déciderait à leur place. Tu te souviens ?
— Non. Tu m’as dit : “Quelqu’un qui leur torcherait le cul parce qu’ils ne savent pas le faire tout seuls”, répondit Mikael, riant à son tour.
— Tu comprends maintenant ? Ce sont des moutons qui suivent le troupeau.
— Peut-être parce que ceux qui les manœuvrent sont malhonnêtes et qu’ils sentent bien qu’ils ne peuvent pas leur faire confiance, répliqua Mikael. S’ils trouvaient un chef sincère, ils le suivraient sans avoir de doutes. »
Volod le regarda, sérieux. « Tu deviendras un chef honnête. Et peut-être qu’ils te suivront. Mais pour le moment tu es juste un paysan qui fait des beaux discours. »
Mikael garda le silence. Tout lui paraissait soudain compliqué. « Mais alors, demanda-t-il une demi-lieue plus loin, c’est quoi le chemin qui mène vers la liberté ? »
Volod lui montra la ville de Constance, toute proche à présent. « Ce chemin-là est le seul que j’arrive à imaginer, avec mon esprit limité. S’il y a une réponse à nos questions, j’espère qu’on la trouvera ici. »
Mikael sentit un frisson lui parcourir l’échine. Il ne savait pas si c’était de l’excitation ou de la peur.
Volod se tourna vers Emöke. « Chante pour ces pauvres imbéciles, Folle », lui dit-il avec gentillesse.
À leur entrée dans Constance, Emöke chantait encore, le regard perdu, et la foule se pressait derrière elle, comme une procession suivant la Madone.