II LES VEILLEURS

19

Lundi 11 octobre.

Diane arpentait les contreforts du mont Valérien, à Suresnes.

Elle avait traversé le cimetière américain, strié de croix blanches, puis sillonné les coteaux verdoyants qui surplombent le bois de Boulogne. Ce n’était pas sa route, mais elle avait dû se tromper quelque part, aux alentours du pont de Saint-Cloud. A bord de sa voiture de location, elle descendait maintenant la rue des Bas-Rogers et renouait avec la grisaille de la ville. Sous la pluie, elle retrouvait l’ennui monocorde de la banlieue, ses avenues mornes, ses petites rues frileuses. Un ennui à porter à dos d’homme.

Diane s’était lancée à fond dans son enquête. Elle avait mis à profit le week-end pour mener quelques recherches, mais c’était maintenant qu’elle allait pénétrer au cœur de ses interrogations. Elle passa sous un aqueduc de granit, contourna un rond-point qui annonçait fièrement l’entrée du quartier du Belvédère puis repéra, sur sa droite, la rue Gambetta. Surplombée par la voie ferrée, l’artère déployait une rangée de pavillons serrés, qui paraissaient devoir perdurer ainsi à travers les âges.

Le 58 était un immeuble de deux étages, sale et délabré, tapissé de briques et flanqué de balcons de fer noir. Diane se gara sans difficulté et pénétra à l’intérieur. Elle découvrit une entrée vétuste, des boîtes-aux-lettres crasseuses, un escalier badigeonné d’ombre. Même les remugles des poubelles s’accordaient avec le tableau — c’était une espèce d’amertume, bougonne et violente, tapie sous la cage de l’escalier, qui semblait résumer toute l’histoire de l’immeuble.

Elle manipula le commutateur et constata que la lumière ne venait pas — ne viendrait jamais. Elle s’approcha d’un panneau de carton moisi, portant la liste des locataires, et trouva, à la lueur du dehors, le nom qu’elle cherchait — le nom qu’elle était parvenue à extorquer à Patrick Langlois, en l’appelant chez lui la veille au soir.

Marches craquantes, rampe poisseuse : les sensations attendues se poursuivaient. Diane portait un long ciré de pluie, bleu pétrole, qui couinait à chacun de ses pas. Sur ses épaules perlaient des petites gouttes de pluie et la présence de ces éclats liquides la rassurait. Elle atteignit le deuxième étage et sonna à la porte de gauche.

Pas de réponse.

Elle sonna encore.

Une nouvelle minute passa. Diane s’apprêtait à rebrousser chemin quand un bruit de chasse d’eau retentit.

Enfin la porte s’ouvrit.

Un jeune homme se tenait sur le seuil. Il portait une veste de jogging à capuche, sans forme ni couleur. Dans l’ombre, Diane ne distinguait pas son visage. Tout juste pouvait-elle remarquer que le personnage était plus jeune que dans son souvenir. La trentaine, au plus. Plus maigre aussi. Son attention fut surtout captée par l’odeur de chanvre qui planait dans le sillage de la porte entrebâillée. Le gars était en pleine séance de défonce légère. D’où le bruit des toilettes. Elle demanda :

— Vous êtes bien Marc Vulovic ?

La gueule d’ombre ne bougea pas. Puis une voix nasale s’éleva :

— Qu’est-ce qu’y a ?

Diane tripota ses lunettes. Ce timbre d’enrhumé confirmait le pire — l’homme ne devait pas se défoncer qu’au cannabis.

— Je m’appelle Diane Thiberge.

Silence de l’homme. Elle ajouta :

— Vous voyez qui je suis, non ?

— Non.

— Je suis celle qui conduisait le 4 x 4, la nuit de l’accident.

Vulovic ne dit rien. Une minute passa. Ou seulement quelques secondes. Dans son état de nervosité, Diane n’était sûre de rien. Il ordonna :

— Entrez.

Diane traversa un vestibule étroit, tapissé de CD et de cassettes vidéo, puis découvrit une cuisine, sur la droite, revêtue de lino et de formica. D’un geste, l’homme l’incita à entrer.

Le jour terne s’épanchait à travers des voilages grisâtres. Un évier, un chauffe-eau : deux taches livides englouties sous de la vaisselle sale. Et l’odeur de drogue qui pétrissait l’atmosphère. Diane repéra une chaise dans l’axe de la fenêtre entrouverte. Elle s’assit rapidement, déclenchant un nouveau frétillement de reflets sur son ciré.

L’homme l’imita, choisissant un tabouret, de l’autre côté de la table. Il avait une gueule longue et sèche, qui jaillissait de sa capuche baissée comme un tubercule jaunâtre. Des cheveux blonds, coupés en queue de canard, et un bouc frisottant, qui ressemblait à des fibres de maïs. Il ne portait déjà plus de pansements. Seulement quelques croûtes brunes, sur le front et les arcades. Il marmonna, tête baissée :

— Je voulais venir à l’hôpital mais…

Il s’arrêta et releva le visage. Ses yeux verts ressemblaient à des petits hublots ouverts sur une mer glacée. Il demanda :

— Il est… Enfin, l’enfant… il est…

Diane comprit que personne ne lui avait donné de nouvelles. Elle souffla :

— Il va mieux. C’est inespéré mais il est en voie de rémission. Alors on le laisse de côté, okay ?

Vulovic hocha vaguement la tête, observant son interlocutrice avec indécision. Il avait le corps tordu, les épaules retroussées. Un drogué prisonnier de son mal intime. Il demanda :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Revenir avec vous sur les circonstances de l’accident. Savoir ce qui vous est arrivé au volant.

Le chauffeur tiqua. Un éclair de méfiance traversa ses pupilles. Diane ne lui laissa pas le temps de parler :

— Vous avez dit que, ce soir-là, vous veniez du parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil. Qu’est-ce que vous faisiez là ? Vous vous reposiez ?

L’homme sourit malgré lui. Un éclat salace se découpa dans ses iris.

— Vous n’êtes jamais passée par là ? Je veux dire : le soir ?

Diane imagina une avenue anonyme, coincée entre le boulevard périphérique et le stade Roland-Garros, qui menait directement au bois de Boulogne. Soudain elle visualisa ce même tableau, de nuit, et comprit ce que ses propres hantises lui avaient caché jusqu’ici : les putes. Cet homme était simplement allé aux putes.

Il hocha la tête comme s’il avait deviné les déductions de Diane.

— C’est un truc classique avant un départ. Je devais aller en Hollande. Hilversum. Aller et retour. Vingt-quatre heures de route.

Diane enchaîna :

— D’accord. Mais j’ai lu des statistiques sur l’hypovigilance. Quatre-vingt pour cent des accidents de poids lourd liés à l’endormissement surviennent entre vingt-trois heures et une heure du matin. D’après ces mêmes chiffres, ce type d’accidents ne se produit jamais sur le boulevard périphérique. Par nature, la proximité de la capitale « réveille » les chauffeurs. Si vous sortiez de…

— Vous menez une enquête ? trancha soudain le mec, d’un ton agressif.

— Je veux simplement comprendre. Comprendre comment vous avez pu vous endormir, à minuit, alors que vous veniez de visiter une prostituée et que vous vous apprêtiez à attaquer vingt-quatre heures de route.

Vulovic se tortilla. Ses mains vibraient au-dessus de la table. Diane réfréna sa propre nervosité et changea brutalement de direction.

— Pour rester éveillé, qu’est-ce que vous prenez ?

— Du café. On a des thermos.

Diane eut un frémissement de narine — allusion muette à l’odeur qui régnait dans cette cuisine pourrie.

— Vous fumez, aussi, non ?

— Comme tout le monde.

— Je veux dire : du shit.

L’homme ne répondit pas. Elle poursuivit :

— Vous n’avez jamais pensé que ça pouvait vous casser complètement ? Vous endormir ?

Vulovic tendit son cou. Un réseau de veines battait sous sa peau.

— Tous les chauffeurs se défoncent pour tenir. Chacun a ses plans. Pigé ?

Diane se pencha au-dessus de la table. Ces airs à la redresse ne l’impressionnaient pas. Elle passa au tutoiement :

— Tu ne prends rien d’autre ?

Le routier se renfrogna dans son silence. Diane insista :

— Amphètes, coke, héroïne ?

Il braqua son regard, de biais, dans sa direction. Deux globes de fer, luisants comme des balles, sous des paupières voilées. Un lent sourire s’insinua sur ses lèvres.

— J’ai compris. Vous voulez me causer des emmerdes. On m’a viré. On m’a retiré mon permis. Je risque la taule mais ça vous suffit pas. Vous voulez qu’j’aille en cabane, tout d’suite. Pour des années.

Diane le stoppa d’un geste.

— Je cherche la vérité, c’est tout.

Vulovic hurla :

— La vérité, elle est écrite noir sur blanc dans le rapport des flics ! J’ai subi l’alcootest. J’ai fait des examens à l’hosto. Ils ont rien trouvé. Putain, j’étais clean. Je jure que j’étais clean au moment de l’accident !

Il disait la vérité. On avait évoqué ces analyses devant elle.

— Okay, reprit-elle un ton moins haut. Alors pourquoi t’es-tu endormi cette nuit-là ?

— Je sais pas. Je me souviens de rien.

Diane se redressa.

— Comment ça ?

L’homme hésita. Il suait à grosses gouttes. Il murmura :

— J’vous jure. J’ai beau me casser la tête, à partir de la porte d’Auteuil je me souviens plus de rien… Je sais même pas si j’ai tiré un coup. J’devais être hypercrevé. Je sais pas. J’ai aucun souvenir jusqu’à la collision…

Diane voyait monter une vérité souterraine. Une réalité effrayante qu’elle avait soupçonnée et qui prenait forme sous ses yeux. Elle demanda :

— Personne a touché à ton café ?

— Vous délirez ou quoi ! Pourquoi ça ?

— Sur le parking, tu as parlé à quelqu’un ?

Il nia de la tête. Sa capuche était trempée de transpiration.

— On tourne en rond, là. Je me souviens de rien. Merde. C’est un accident. Y a plus à creuser, même si moi je trouve ça bizarre.

Diane tira sa chaise et se rapprocha. Malgré ses cheveux humides, malgré la pluie sur sa nuque, la peau lui brûlait.

— Tu ne comprends donc pas à quel point c’est grave pour moi ? Essaie de te souvenir.

Vulovic ouvrit le tiroir de la table de cuisine. Il en extirpa un nécessaire à rouler des joints : cigarette, papier OCB, barre de shit enveloppée dans du papier d’aluminium. Il déclara, en commençant à saisir deux feuilles à rouler :

— La porte, c’est derrière vous.

D’un revers de la main, Diane balaya les objets à terre. L’homme se leva d’un bond, le poing dressé.

— Fais gaffe à toi, la meuf !

Diane le plaqua au mur. Elle était plus grande que lui. Et mille fois plus dangereuse. Elle eut une sorte de sourire intérieur. Au fond, elle préférait ça. Elle préférait que ce mec soit capable de la gifler, de la cogner. Elle préférait que ce fût un salopard qui ait été utilisé pour tuer son enfant. Elle articula :

— Ecoute-moi bien, connard. Pendant neuf jours, le cerveau de mon fils n’a cessé de se dilater, de s’asphyxier dans son propre sang. Pendant neuf jours, j’ai suivi ces palpitations de mort. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas dans quel état il va revenir à la conscience. Il sera peut-être normal. Ou peut-être plus lent qu’un autre. Ou peut-être, simplement, un légume. Imagine un peu la vie qu’on va avoir, lui et moi.

Le chauffeur baissa la tête. Il se liquéfiait entre ses mains. Elle le laissa s’effondrer sur le tabouret. Elle se baissa, parlant toujours d’un ton calme :

— Alors si tu penses qu’il y a eu quoi que ce soit de suspect avant l’accident, si tu as, au fond de toi, le moindre soupçon, putain, c’est le moment de parler.

Visage incliné, ruisselant de sueur et de larmes, l’homme chuchota :

— Je sais pas… Je sais pas… J’ai l’impression qu’on m’a fait un truc…

— Quel truc ?

— Je sais pas. Je me suis endormi d’un coup… Comme…

— Comme si quoi ?

— Comme si c’était sur commande… C’est la sensation que j’ai eue…

Diane retint sa respiration. C’était un gouffre d’ombre, et en même temps une lumière. L’idée jaillit en elle, claire et diffuse : d’une manière ou d’une autre, ce type avait été influencé. Elle songea à l’hypnose. Elle ne savait pas si une manipulation de cette envergure était possible mais, si c’était le cas, il fallait qu’un signal ait déclenché l’attitude programmée.

— Tu écoutais la radio ?

— Non.

— T’as un walkman ?

— Non !

— Tu as vu quelque chose au bord de la route ?

— Mais non !

Diane recula d’un cran. Rétrograder pour mieux reprendre en puissance.

— Tu en as parlé aux flics ?

— Non. Je suis sûr de rien. Pourquoi on m’aurait fait ça ? Pourquoi on aurait organisé un truc pareil ?

Vulovic ne disait pas tout. Un noyau d’effroi, quelque part en lui, palpitait. Enfin il marmonna :

— Quand je repense à tout ça, je ne vois qu’une seule chose.

— Quoi ?

— Du vert.

— La couleur ?

— Du vert kaki. Comme… comme de la toile militaire.

Diane réfléchit. Elle ne savait comment utiliser cet indice, mais elle sentait qu’il constituait l’amorce d’une vérité. L’homme sanglotait, les mains serrées sur les tempes.

— Bon Dieu… Votre p’tit bonhomme, j’y pense chaque nuit… J’vous demande pardon. Putain, j’vous demande pardon !

Immobile, Diane dit simplement :

— Je n’ai rien à te pardonner.

— Je suis orthodoxe, continuait le mec. Je prie san Sava pour lui, je…

— Je te répète que je n’ai rien à te pardonner. Tu n’y es sans doute pour rien.

Le routier releva les yeux. Les larmes brouillaient son regard.

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous dites ?

Diane murmura :

— Je ne sais pas ce que je dis. Pas encore.

20

En pleine matinée, le parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil n’offrait rien de particulier. Les bâtiments du stade Roland-Garros ressemblaient à l’enceinte d’une cité interdite. Quant au boulevard périphérique, il bourdonnait en contrebas sans qu’on puisse l’apercevoir du parapet. Pourtant, lorsque Diane se gara sur l’aire en fin de matinée, elle imagina aussitôt l’atmosphère trouble que revêtait le lieu quand la nuit tombait. Les chairs éclairées par les phares, les voitures en maraude, les habitacles des véhicules stationnés, en retrait, sombres et fermés sur les instincts libérés. Elle frissonna. Il lui semblait sentir ces désirs nocturnes, les voir planer, s’entrelacer le long de l’asphalte, telles des bêtes voûtées et menaçantes…

Elle ôta sa montre, la fixa à son volant, déclencha la fonction « chronomètre », puis redémarra. Elle remonta l’avenue et bifurqua à droite. Elle longea le square des Poètes puis les jardins des serres d’Auteuil avant d’atteindre la porte Molitor. Elle roulait à une vitesse raisonnable : la cadence d’un poids lourd en pleine nuit. Enfin elle accéda au boulevard périphérique et prit la direction Porte Maillot/Autoroute Rouen.

Deux minutes vingt s’étaient écoulées.

Diane accéléra, restant sur la file de droite. Par chance, le boulevard était fluide — aussi fluide que ce soir-là. Quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure. C’était la première fois qu’elle roulait de nouveau sur le périphérique. Ses mains se vissèrent au volant : elle ne voulait pas céder au trouble.

Porte de Passy. Trois minutes dix. Elle accéléra encore. Cent kilomètres à l’heure. Le camion de Marc Vulovic ne pouvait excéder cette vitesse. Quatre minutes vingt. Elle s’engagea sous le tunnel de la porte de la Muette.

Elle se souvenait des cataractes de lumières, de ses pensées embrumées par le champagne.

De nouveau elle rejoignit l’air libre.

Sept cents mètres plus tard, elle franchit un nouveau tunnel.

Cinq minutes dix.

Lorsque Diane vit apparaître le dernier tunnel avant la porte Dauphine, elle sut qu’elle était en train de franchir une autre réalité. Et que sa propre culpabilité avait peut-être un secret à lui murmurer…

A cent mètres de l’antre de béton, elle ferma les yeux et braqua violemment vers l’extrême gauche. Elle entendit des crissements de pneus, des coups de klaxon. Elle rouvrit les yeux in extremis, pour freiner le long des glissières de métal qui séparaient les deux axes du périphérique.

D’un geste, elle stoppa son chronomètre.

Cinq minutes trente-sept secondes.

Elle se trouvait exactement sur les lieux de l’accident. Les rails de sécurité venaient d’être changés et les fissures dans la pierre, à l’entrée du tunnel, provoquées par la remorque du camion, étaient encore visibles.

Cinq minutes trente-sept secondes.

Telle était la première partie de la vérité.

Elle se glissa de nouveau dans la circulation et attendit la porte Maillot pour sortir du périphérique nord, traverser rapidement la place et réintégrer le trafic dans la direction opposée. Elle remonta ainsi jusqu’à la porte Molitor. Elle quitta une nouvelle fois l’artère et emprunta le boulevard Suchet. Elle ralentit aux abords du 72 — l’adresse de sa mère. Elle s’attendait à un nouveau malaise, un nouveau flux de souvenirs. Rien ne vint. Elle chercha à se rappeler où elle s’était garée ce soir-là. Le détail se précisa dans sa mémoire : avenue du Maréchal-Franchet-d’Espérey, le long de l’hippodrome d’Auteuil.

Elle s’achemina vers l’avenue, s’arrêta aux alentours de la zone dont elle se souvenait puis mit en marche le chronomètre. Elle emprunta aussitôt l’artère boisée jusqu’à tourner, un kilomètre plus loin, à droite, sur la place de la Porte-de-Passy. Exactement comme elle l’avait fait le soir fatidique. Elle s’engagea alors sur le boulevard périphérique.

Coup d’œil à sa montre : deux minutes trente-trois.

Diane adopta volontairement la vitesse moyenne de la Toyota Landcruiser. Cent vingt kilomètres à l’heure. Porte de la Muette. Quatre minutes.

Elle vit, au-dessus des contreforts du périphérique, les bâtiments longilignes de l’ambassade de la Fédération de Russie.

Quatre minutes cinquante.

Les édifices de la faculté de l’université Paris IX.

Cinq minutes dix…

Enfin l’entrée du tunnel fatal. Diane s’arrêta cette fois sur la droite, sur la bande d’arrêt d’urgence, après avoir déclenché ses feux de détresse. Sans fracas ni coups de frein. Pourtant, quand elle saisit le cadran de sa montre, sa main tremblait : cinq minutes trente-cinq.

Elle n’aurait pu imaginer synchronie plus pure. Que ce fût du parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil ou de l’avenue du Maréchal-Franchet-d’Espérey, il fallait cinq minutes trente-cinq pour se retrouver à l’exact point de l’accident. Il suffisait donc que Marc Vulovic, « programmé » d’une manière quelconque, démarrât au moment où Diane et son fils montaient dans leur propre voiture, pour que les deux véhicules se rencontrent à l’entrée du dernier tunnel avant la porte Dauphine.

Diane envisagea sérieusement l’hypothèse d’un piège. Un piège à base de sommeil, de pluie et de bahut lancé à pleine vitesse. Un tel guet-apens supposait une sentinelle au pied de l’immeuble du boulevard Suchet, guettant son départ, tandis qu’un autre homme, par l’hypnose ou une autre technique à définir, au même instant « déclenchait » Marc Vulovic. Il suffisait que les deux hommes soient reliés par liaison VHF — ou simplement par téléphone portable. Jusque-là, rien d’impossible.

Il y avait ensuite le problème de l’endormissement, qui devait survenir au moment précis où le 4 x 4 croisait la route du camion. Et c’était là, justement, que le traquenard paraissait concevable : si elle avait raison, les tueurs avaient pu calculer le point de croisement et préparer, dans cette zone, un signal qui provoquerait le sommeil du chauffeur…

Diane ferma les yeux. Elle entendait les sillons de fureur des voitures qui filaient sur le périphérique. Peut-être était-elle en plein délire, peut-être perdait-elle totalement son temps, mais elle savait maintenant qu’aux confins extrêmes de la raison une telle embuscade était envisageable.

Restait un détail sans lequel rien n’aurait été possible. Un détail qui, depuis le départ, ne collait pas. Diane déclencha son clignotant et s’insinua de nouveau dans la circulation.

Elle passa rapidement ses vitesses et prit la direction de la porte de Champerret.

21

— Si vous voulez emmerder quelqu’un, ma p’tite dame, va falloir attendre le chef.

Par-delà la vitre du bureau, Diane pouvait observer l’atelier de mécanique. Les murs étaient si noirs qu’ils semblaient absorber les lumières des plafonniers. Des instruments de fer claquaient au loin. Des vérins graisseux couinaient quelque part, comme des poumons torturés. Elle avait toujours éprouvé une obscure aversion pour les garages. Pour ces courants d’air qui glaçaient les os. Ces relents de graisse qui hantaient les narines. Ces mains maculées qui manipulaient des objets coupants et froids. Des lieux si durs, si sombres, qu’on ne s’y lavait plus les mains à l’eau, mais au sable.

Derrière son comptoir, le gros type en bleu de chauffe répéta son leitmotiv :

— Les autorisations, c’est pas mon rayon. Faut voir le chef.

— Quand revient-il ?

— Parti déjeuner. Y s’ra là dans une heure.

Diane simula une intense contrariété. En fait, elle avait soigneusement attendu midi pour venir ici, dans l’espoir de tomber sur un sous-fifre dans le genre de celui auquel elle s’adressait. C’était sa seule chance d’approcher sa propre voiture, dont la contre-expertise n’avait pas encore été effectuée. Elle soupira :

— Ecoutez. Mon fils est à l’hôpital. Gravement blessé. Je dois absolument retourner le voir mais, avant ça, je dois récupérer un certificat technique dans ma voiture !

Le mécanicien battait des pieds. Il paraissait ne pas savoir comment se dépêtrer de la situation.

— Désolé. Tant que l’expert est pas venu, personne ne peut entrer dans la bagnole. C’est un problème d’assurances.

— C’est justement ma compagnie qui me demande ce document !

L’homme hésita encore. Un camion, qui treuillait une voiture accidentée, dévala la pente, dans un grondement de gaz, à quelques mètres du bureau. Diane sentait son malaise s’amplifier. Le gars finit par souffler :

— Z’avez les clés ?

Elle les fit tinter dans sa poche. Il marmonna :

— Numéro 58. Deuxième sous-sol. Le parking du fond. Magnez-vous. Si mon patron arrive pendant que vous êtes là, ça s’ra…

Elle se glissa entre les voitures puis traversa l’atelier. Elle longea les murs de béton sombre, évita les flaques d’huile, croisa des ponts élévateurs. Dans cette pénombre, la lumière des néons paraissait recéler une signification secrète, ésotérique — aux antipodes de la clarté du jour.

Elle descendit une pente douce et rejoignit un nouveau parking. Les voitures ressemblaient à des monstres froids, dormant d’un sommeil de métal. Diane se sentait de plus en plus mal à l’aise. De la graisse poissait ses semelles. Une odeur de carburant grillé s’insinuait dans sa gorge. Elle voyait défiler les numéros à demi effacés sur le sol. La seule idée d’affronter sa Toyota fracassée lui serrait l’estomac. Mais elle devait vérifier un détail.

Le détail de la ceinture de sécurité.

L’enfant avait été expulsé de son siège parce que cette ceinture n’était pas bouclée. Les tueurs, s’ils existaient, comptaient donc sur une efficacité maximale de ce côté-là. Comment pouvaient-ils être sûrs que Diane n’attacherait pas l’enfant, n’effectuerait pas ce geste de protection ?

La Toyota Landcruiser apparut, à quelques mètres. Diane discernait le capot enfoncé, le pare-brise compressé, l’aile gauche renflée en plis violents. Elle dut s’appuyer contre une colonne. Elle se plia en deux et crut vomir mais, progressivement, le sang se concentra sous son front penché et lui conféra une sorte d’équilibre, de stabilité inattendue. Rassemblant ses forces, elle s’approcha de la voiture et atteignit la portière arrière droite.

Elle puisa dans son sac une torche halogène, l’alluma, puis ouvrit la paroi. De nouveau, le choc. Le sang noir et sec, sur les rebords du siège enfant. Les petites perles de verre répandues sur la banquette.

Deux images contradictoires se superposèrent dans son esprit.

Elle voyait la lanière tissée et la boucle de métal reposant à côté du siège de Lucien. Une ceinture qui, à l’évidence, n’avait pas été fermée. Mais elle se voyait aussi, mentalement, en train de verrouiller ce système après avoir installé l’enfant dans son fauteuil. Ce n’était pas une nouveauté. Au fil des jours, sa conviction avait gagné en force, en netteté, malgré les preuves du contraire : elle était certaine d’avoir fermé cette ceinture. Maintenant, face à l’habitacle, il n’y avait plus aucun doute.

Comment ces deux vérités pouvaient-elles cohabiter ? Elle planta la torche électrique entre ses dents et pénétra dans la voiture. Elle observa avec attention le système d’arrimage. Elle songeait maintenant à un sabotage : une lanière cisaillée, un rivet scié… Mais non : tout était intact. Elle se glissa le long du siège arrière. Sur la banquette s’entassaient des cartons contenant des études photocopiées, des boîtes de plastique abritant des clips de marquage, un duvet kaki déployé jusqu’au sol. Tous ces objets s’étaient écrasés contre le dossier au moment de la collision. Elle les observa, les souleva, les écarta. Elle ne trouva rien.

Elle continua à fouiller. Un genou sur le rembourrage, elle passa son torse au-dessus du dossier en direction du coffre. La puissance de la collision avait arraché le hayon arrière. Diane se souvenait d’avoir reçu ce panneau de composite sur la nuque. Penchée au-dessus de l’espace, elle promena son pinceau de lumière : des cartons encore, un vieux sac de toile, des chaussures de marche, une parka imbibée d’essence. Rien d’étrange, ni de suspect.

Pourtant, lentement, une pensée se formait dans sa conscience. Une hypothèse impossible, mais qu’elle ne parvenait pas à écarter. Elle éteignit sa lampe et s’adossa au dossier avant. Pour vérifier cette supposition, il fallait interroger l’unique témoin de la scène.

Elle-même.

Elle devait raviver ses propres souvenirs afin de décider si, oui ou non, elle perdait la raison ou si cette affaire dépassait les limites du possible.

Or il n’existait qu’une seule technique pour entreprendre une telle plongée en elle-même.

Et un seul homme pour l’aider.

22

Après un vestibule de marbre, le restaurant ouvrait sur une grande salle décorée de colonnes blanches, tendue de velours sombre. Quelques tables se nichaient dans des alcôves en arc de cercle. La laque d’un piano brillait dans la pénombre, des tableaux crépusculaires lançaient leurs reflets mordorés et, à travers les longues baies vitrées, les jardins des Champs-Elysées répondaient au luxe du lieu par un contrepoint délicat de feuillages et de façades claires. Aujourd’hui, le ciel d’orage diffusait une lumière lisse, nacrée, qui s’harmonisait à merveille avec la douceur de la salle, traversée d’éclats atténués. A cette parcimonie de tons et de lumières s’ajoutait une qualité de silence spécifique : un murmure ponctué de tintements de cristal, de cliquetis d’argent, de rires compassés.

Diane suivit le maître d’hôtel. Elle sentit quelques brefs regards sur son passage. La plupart des convives étaient des hommes, arborant des costumes foncés et des sourires ternes. Elle n’était pas dupe : derrière cette douce atmosphère et ces visages paisibles battait le cœur secret du pouvoir. Ce restaurant était l’un des lieux de prestige où se jouait, chaque midi, le destin politique et économique du pays.

Le maître d’hôtel s’effaça et l’abandonna devant la dernière alcôve, au plus près des larges fenêtres. Charles Helikian était là. Il ne lisait pas le journal. Il ne s’entretenait pas avec un autre homme d’affaires, assis à une table voisine. Il l’attendait. Cela semblait lui suffire amplement. Diane lui sut gré de cette marque de respect implicite.

En sortant de la fourrière, elle avait appelé son beau-père sur son téléphone cellulaire — une dizaine de personnes, tout au plus, devaient posséder ce numéro à Paris. Elle l’avait pressé de la rencontrer aussi vite que possible. Charles avait répondu d’un rire, comme on cède au caprice d’une enfant, et proposé ce rendez-vous, où il devait déjeuner avec un de ses clients. Diane n’avait eu que le temps de rentrer chez elle, d’effacer les odeurs de haschich et de cambouis dans ses cheveux et de surgir ici, enveloppée, comme il se devait, d’indolence et de décontraction.

Charles se leva et l’installa sur la banquette arrondie. Diane ôta son ciré. Elle portait maintenant une robe en stretch noir, bras nus, si simple qu’elle semblait ne posséder aucune couture. Seul un collier de perles rutilantes s’étoilait sur ses clavicules, répondant comme des gouttes d’eau à des boucles d’oreilles de même nature. Le grand jeu, à la mode de Diane.

— Tu es…

— Superbe ?

Charles sourit. Diane proposa :

— Magnifique ?

Le sourire s’élargit. Ses dents parfaites tranchèrent son visage sombre. Elle suggéra encore :

— Envoûtante ? Sexy ? Enchanteresse ?

— Tout cela à la fois.

Elle soupira et noua ses longs doigts sous son menton.

— Alors pourquoi faut-il que je sois la seule à me considérer comme une grande bringue mal foutue ?

Charles Helikian extirpa un cigare d’une poche intérieure.

— En tout cas, ce n’est pas la faute de ta mère.

— J’ai dit ça ?

Il fit craquer les feuilles brunes entre ses doigts.

— Elle m’a parlé de votre petite… conversation.

— Elle a eu tort.

— Nous n’avons pas de secret l’un pour l’autre. Depuis l’accident, elle t’appelle, elle te laisse des messages et…

— Je ne veux pas lui parler.

Il lui lança un regard grave.

— Ton attitude est absurde. Tu as d’abord refusé toute compassion de sa part. Maintenant que Lucien va mieux, tu t’enfonces encore dans ton mutisme et…

— Lâche-moi avec ça, tu veux ? Je ne suis pas venue pour parler d’elle.

Charles leva sa paume ouverte, comme un drapeau blanc. Puis il appela un serveur et commanda. Café pour lui. Thé pour elle. Il reprit de sa voix âpre :

— Tu voulais me voir — et cela avait l’air pressé. Que veux-tu ?

Diane le regarda en oblique. Le souvenir du baiser lui revint au cœur. Elle sentit un trouble affluer en elle, une incandescence enflammer ses joues. Elle se concentra sur son discours pour refouler son malaise :

— Un jour, en ma présence, tu as parlé d’hypnose. Tu as raconté que tu avais parfois recours à cette technique pour soigner tes clients.

— C’est vrai. Pour des problèmes de trac, d’élocution. Et alors ?

— Tu as dit que l’hypnose possédait des pouvoirs presque illimités pour fouiller la mémoire.

Charles prit un ton ironique :

— Je joue parfois au spécialiste.

— Je m’en souviens parfaitement. Tu as expliqué que, grâce à l’hypnose, on pouvait utiliser sa propre mémoire comme une caméra, orientée vers ses souvenirs. Tu as ajouté que, sans le savoir, nous conservions dans notre inconscient les moindres détails des scènes que nous vivions. Des détails qui n’affleuraient jamais à notre conscience mais qui restaient là (elle tendit un index vers sa tempe), inscrits dans notre tête.

— J’étais en forme.

— Je ne plaisante pas. Selon toi, l’hypnose peut permettre de revivre des scènes passées et de s’arrêter sur tel ou tel instant, de focaliser tel ou tel détail. D’utiliser son propre esprit à la manière d’un magnétoscope. De pratiquer des arrêts, de zoomer sur tel ou tel coin de l’image…

Charles cessa de sourire et demanda :

— Où veux-tu en venir ?

Diane ignora la question.

— Tu as également parlé d’un psychiatre, dit-elle. Le meilleur hypnologue de Paris, selon toi. Un spécialiste de ce type de séances.

Il répéta, d’une voix plus forte :

— Où veux-tu en venir ?

— Je voudrais ses coordonnées.

Le serveur déposa un lourd plateau d’argent sur la table. Eclat noir du café. Douceur rousse du Earl Grey. Les couleurs s’harmonisaient avec finesse alors que les parfums enveloppaient le délicat rituel du service. L’homme en blanc s’éclipsa. Charles demanda aussitôt :

— Pourquoi ?

Diane asséna d’une voix calme :

— Je veux revivre la scène de l’accident sous hypnose.

— Tu es folle.

— Ma mère déteint sur toi. C’est sa formule préférée à mon sujet.

— Que cherches-tu ?

Elle songea au regard perdu de Marc Vulovic et à son opération de chronométrage. Elle envisagea de nouveau son hypothèse : une tentative de meurtre déguisée en accident, organisée par plusieurs hommes. Elle dit simplement :

— Des faits ne collent pas, dans cet accident.

— Quels faits ?

Elle articula :

— La ceinture de sécurité. Je suis sûre de l’avoir bouclée.

Charles parut presque soulagé. Il répondit d’une voix rassurante :

— Ecoute. Je comprends que cette histoire te travaille mais…

— Non. C’est toi qui écoutes.

Diane planta ses deux coudes sur la table et se pencha.

— Sérieusement, est-ce que tu penses que je suis cinglée ?

— Jamais de la vie.

— Tu sais que j’ai été soignée plusieurs fois pour ce genre de problèmes. C’est toi-même qui m’as aidée à camoufler ces séjours en clinique dans mon dossier de demande d’adoption. Alors, je veux savoir comment, aujourd’hui, tu me trouves. Est-ce que, à ton avis, je suis totalement guérie ?

— Oui.

Le ton de la réponse trahissait une réticence.

— Mais ?

— Tu es restée… originale.

— J’attends de toi une réponse claire. Penses-tu que j’ai conservé des séquelles de mes troubles ? Ou, au contraire, que j’ai véritablement retrouvé mon équilibre ?

Charles prit le temps de souffler la fumée de son cigare.

— Oui, reprit-il enfin, tu es parfaitement guérie. Parfaitement équilibrée. Tu es le contraire d’une excentrique, d’une lunatique. Tu es une terre à terre. Pragmatique. Maniaque même, dans ton goût des choses qui doivent filer droit. Une vraie scientifique.

Pour la première fois, Diane sourit. Elle savait qu’il parlait en toute sincérité. Elle enchaîna :

— Alors comment expliques-tu que j’aie oublié de fermer la ceinture du petit ?

— Nous avions beaucoup bu, il était tard, nous…

Diane frappa la table. Les tasses tintèrent. Les derniers convives regardèrent dans leur direction.

— Lucien est la résolution de toute ma vie, cria-t-elle. Ce que j’ai fait de mieux depuis que je suis en âge de prendre des décisions. Et avec quelques coupes de champagne, j’aurais oublié le geste de prudence le plus élémentaire ? Je l’aurais posé à l’arrière de ma voiture comme un vulgaire sac à dos ?

Charles serra ses doigts sur son cigare.

— Tu as tort de ressasser tout ça. Tu dois tourner la page. Tu…

Diane attrapa son ciré.

— Okay. Je croyais pouvoir compter sur toi, je me trompais. Je trouverai bien dans l’annuaire un…

— Il s’appelle Paul Sacher.

Charles sortit un gros stylo coiffé d’ivoire et nota les coordonnées au dos d’une de ses cartes de visite.

— Il est très pris mais si tu l’appelles de ma part, il te recevra tout de suite. Méfie-toi : c’est un dragueur. Quand il enseignait, il s’appropriait toujours la plus jolie fille de sa classe. Les autres élèves n’avaient le droit que de fermer leur gueule. Un vrai chef de meute.

Diane glissa la carte dans sa poche. Elle ne remercia pas. Elle ne lâcha pas le moindre sourire. Au lieu de cela, elle déclara :

— Il y a un autre truc qui aurait pu me troubler ce soir-là.

— Quoi ?

— Le fait que tu m’aies embrassée, dans l’escalier.

Les sourcils s’arrondirent en signe d’indécision. Charles Helikian caressa son collier de barbe.

— Oh, ça…, murmura-t-il.

Diane ne lâchait pas son regard.

— Pourquoi m’as-tu embrassée ?

L’homme d’affaires s’agita dans son luxueux costume.

— Je ne sais pas. C’était… spontané.

— Charles Helikian, le grand conseiller en psychologie. Essaie de trouver mieux.

Il paraissait de plus en plus gêné.

— Non, vraiment, le geste appartenait à l’instant. Il y avait cet enfant endormi. Toi, toute droite dans la pénombre, toujours stoïque. Et cette soirée où tu avais été si différente. Si… libre. Je voulais te souhaiter bonne chance, c’est tout.

Diane saisit son sac et se leva.

— Alors tu as bien fait, conclut-elle. Parce que je sens que je vais en avoir besoin.

Elle tourna les talons et abandonna le roi perse dans son alcôve. Elle traversa la salle en quelques pas. Le restaurant était maintenant désert. Seuls les tableaux dorés et les vitres cinglées de pluie brillaient dans le clair-obscur.

— Diane !

Elle avait déjà atteint le hall de marbre. Elle fit demi-tour. Charles accourait.

— Bon sang, qu’est-ce que tu cherches ? Tu ne m’as pas tout dit.

Elle attendit qu’il soit près d’elle pour répéter :

— Je cherche simplement à savoir. A régler ce problème de ceinture.

— Non, rétorqua-t-il. Tu cherches à revivre cet accident parce que tu penses que ce n’est pas un accident.

Diane éprouva une soudaine admiration pour le psychologue. Il avait lu à travers elle comme si elle avait porté une robe de papier calque. Même au-delà du rationnel, il avait su suivre ses pensées. Elle confirma :

— C’est exact. Je pense que cette collision entretient une relation avec le meurtre de van Kaen. Comment ne pas le penser ? Ça ne peut être un hasard. Je suis convaincue que Lucien est au cœur d’une affaire encore incompréhensible.

Charles souffla :

— Seigneur…

— Et ne me dis pas que je suis folle.

L’homme aux cheveux crépus avait perdu son teint hâlé.

— Cet accident serait… une tentative de meurtre ?

— Je n’ai pas réuni tous les indices.

— Quels indices ?

— Sois patient.

Diane tourna les talons. Il la rattrapa par le bras. Ses paupières cillaient comme des ailes de papillon.

— Ecoute-moi. On se connaît depuis seize ans, toi et moi. Jamais je me suis mêlé de ton éducation. Jamais je ne suis intervenu dans tes relations avec ta mère. Mais cette fois, je ne te laisserai pas déconner. Pas à ce point.

Elle eut un sourire insolent, un sourire de sale gamine.

— Si tout ça c’est dans ma tête, tu n’as rien à craindre.

— Petite conne ! Tu joues peut-être avec le feu et tu ne t’en rends même pas compte !

Il avait hurlé. Sur sa gauche, Diane sentit le regard des serveurs immobiles : c’était sans doute la première fois qu’ils voyaient Charles Helikian dans cet état.

— Tu es inconsciente, reprit-il un ton plus bas. En admettant… je dis bien : en admettant que tu aies raison, tu ne peux pas t’impliquer là-dedans. C’est l’affaire de la police.

Il demanda, sans lui laisser le temps de répliquer :

— Et cette ceinture ? En quoi pourrait-elle être un indice d’autre chose ? Elle n’était pas fermée : le rapport de l’expert est catégorique là-dessus. Alors qu’est-ce que…

— Je suis sûre de l’avoir fermée.

Une vague sombre rembrunit le visage de Charles.

— Alors quoi ? C’est Lucien qui…?

— Lucien dormait à poings fermés. Je l’observais dans le rétroviseur.

— Qu’imagines-tu ? Elle se serait ouverte toute seule ?

Diane s’approcha. Charles ne lui arrivait qu’aux épaules. Elle chuchota, sur le ton d’une confidence :

— Tu connais la formule : quand on a épuisé tous les possibles, que reste-t-il ? L’impossible.

Charles la fixait, front brillant, regard noir.

— Quel impossible ?

Diane se pencha encore. Elle revit l’intérieur de la voiture : le sang, le verre, les zones d’ombre, le duvet froissé. Sa voix était suave, langoureuse, et en même temps voilée de frayeur :

— L’impossible, c’est que je n’étais pas seule avec l’enfant dans la voiture.

23

Dehors, les jardins des Champs-Elysées tissaient une ronde de pluie et de lumière. L’averse accentuait les éclats du soleil qui perçait çà et là. Les feuillages cliquetaient dans le vent, répondant aux raies de la pluie par de fines arabesques verdoyantes. Diane chaussa ses lunettes noires et hésita sur le perron.

Elle était bouleversée d’avoir révélé son hypothèse à haute voix. Celle d’un homme qui se serait caché dans sa voiture, sans doute sous le duvet ou dans le coffre, et qui aurait détaché la ceinture de Lucien durant le trajet sur le périphérique. Une espèce d’homme-suicide, prêt à mourir dans l’étau de métal pour simplement s’assurer que le petit garçon ne bénéficierait d’aucune protection.

Bien sûr, cela ne tenait pas debout. Qui se serait exposé à un tel risque ? Pourquoi se sacrifier en s’enfermant au cœur d’un piège ? D’ailleurs, après l’accident, on n’avait pas retrouvé la moindre trace d’un autre passager. Pourtant, Diane ne parvenait pas à se départir de cette conviction. Le voiturier apparut. Il dit avec précipitation :

— Votre véhicule va arriver tout de suite, madame.

Le ton de la voix, les traits du visage exprimaient précisément le contraire. Diane demanda :

— Que se passe-t-il ?

L’homme en uniforme lança un regard désespéré vers le parking.

— C’est votre ami. Il a dit qu’il se chargeait de tout…

— Quel ami ?

— Le grand monsieur qui vous attendait. Il a dit qu’il allait manœuvrer jusqu’ici mais… (il jetait des coups d’œil effarés de tous côtés) je… je ne vois pas le…

Diane repéra sa voiture, à trente mètres, sous la frondaison d’un tilleul. Elle traversa la terrasse de gravier à grandes enjambées. Dans les reflets ondulés du pare-brise, elle distingua la silhouette de Patrick Langlois qui s’acharnait sur la clé de contact. Elle frappa à la vitre. Le flic sursauta puis sourit avec confusion. Il ouvrit la portière.

— J’avais oublié que ces bagnoles de location ont un code. Désolé. Je voulais vous faire une surprise…

Diane n’était pas sûre d’être en colère.

— Poussez-vous, dit-elle.

Le géant passa avec difficulté sur le siège passager. Elle se glissa à l’intérieur et demanda :

— Qu’est-ce que vous foutez là ? Vous me faites suivre ?

Le policier prit une expression offusquée.

— J’avais envoyé un de mes gars vous chercher pour le déjeuner. Quand il est arrivé chez vous, vous étiez en train de partir. Il n’a pas résisté. Il vous a filée jusqu’ici et m’a appelé.

— Pourquoi n’êtes-vous pas entré dans le restaurant ?

Il désigna son col ras du cou.

— La cravate. Je n’avais pas prévu.

Diane sourit ; elle n’était décidément pas en colère. Le policier ajouta aussitôt :

— Je sais : j’aurais dû sortir ma carte. Tenter le passage en force.

Elle éclata de rire. Au contact de cet homme et de son apparente insouciance, elle se sentait plus légère, plus claire, comme lavée de ses angoisses. Pourtant Langlois demanda, en désignant le restaurant :

— Vous vous entendez bien avec votre beau-père ?

Le ton de la question déplut à Diane.

— Qu’est-ce que vous imaginez ?

L’homme tapota sa vitre du bout des ongles, en jetant un coup d’œil distrait vers les jardins.

— Je n’imagine rien. Je vois beaucoup de trucs, c’est tout. (Ses yeux rirent.) Dans mon boulot, je veux dire.

Diane à son tour orienta son regard vers les jardins. L’averse avait chassé les passants, les mères avec leurs enfants, les marchands de timbres. Il ne restait plus qu’un paysage scintillant, animé de reflets. Des flaques immobiles. Des houles de vert. Des façades de pierre, vernies de pluie. Elle songea à une plage à marée basse. Elle éprouva soudain des envies de douceur, de convalescence, de sucreries et de bonbons à la menthe. Elle interrogea :

— Pourquoi vouliez-vous me voir ?

Le dossier du flic se matérialisa entre ses mains.

— Je voulais vous donner des nouvelles. Vous faire part de mes hypothèses.

Il farfouilla parmi ses fiches. Langlois semblait appartenir à cette nouvelle école, snob et décalée, qui refusait l’emprise de la technologie sur la vie quotidienne. Le genre de type qui pouvait se lancer dans l’apologie du cahier à spirale ou refuser de posséder un téléphone portable. Il commença :

— Dans cette affaire, on collectionne les aberrations. Il y a la sauvagerie du meurtre. La force apparente du tueur. En même temps, sa taille supposée : pas plus d’un mètre soixante. Mais il reste encore un autre mystère. Purement anatomique.

Langlois s’arrêta. La pluie martelait sur le toit une sarabande légère. D’un signe de tête, Diane l’encouragea à poursuivre.

— On ignore comment le tueur a pu trouver l’aorte, à tâtons, au sein des viscères. Selon nos légistes, même un chirurgien expérimenté ne s’y retrouverait pas… (Il prit une nouvelle inspiration, puis :) Cela fait beaucoup d’impossibilités. J’ai donc changé mon fusil d’épaule. Je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’un rite, d’une technique de sacrifice pratiquée, par exemple, au Viêt-Nam.

— Qu’avez-vous découvert ?

— D’abord, rien de tangible. En tout cas en Asie du Sud-Est. Mais un ethnologue du musée de l’Homme m’a orienté sur l’Asie centrale — Sibérie, Mongolie, Tibet, nord-ouest de la Chine… J’ai rencontré d’autres spécialistes. Selon l’un d’eux, une technique de ces pays pourrait coïncider avec la méthode du meurtre.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? Un mode de sacrifice ?

— Non. Une pratique beaucoup plus prosaïque. C’est comme ça qu’on tue le bétail. On effectue une incision sous la cage thoracique, on glisse son bras à l’intérieur de la bête et on lui tord l’aorte, à mains nues.

Un déclic s’opéra dans l’esprit de Diane. Cela lui évoquait tout à coup de vagues souvenirs. Langlois continuait :

— Selon l’ethnologue, cette technique est très usitée en Mongolie. C’est la meilleure manière de tuer un mouton ou un renne sans répandre une goutte de sang. Dans ces pays froids, on économise la moindre parcelle d’énergie de la bête. Il semble qu’il y ait aussi là-dessous une crainte du sang. Un tabou.

Diane demanda d’un ton sceptique :

— Le tueur viendrait d’Asie centrale ?

— Peut-être. Ou il pourrait y avoir séjourné et connaître ces coutumes. Selon mon médecin légiste, notre anatomie n’est pas si différente de celle d’un mouton.

— Ça me paraît bien vague, souffla-t-elle.

— A moi aussi. A un détail près.

Elle se tourna vers le flic. Il lui tendit la photocopie d’un formulaire, rédigé en allemand, portant l’en-tête d’une agence de voyages.

— Rolf van Kaen s’apprêtait à partir pour la Mongolie.

— Que dites-vous ?

— Le BBK poursuit son enquête, en Allemagne. Ils ont vérifié tous les appels du toubib. Van Kaen s’était renseigné sur les vols pour Ulan Bator, la capitale de…

— … la République populaire de Mongolie.

Le policier lança un regard surpris à Diane.

— Vous connaissez ?

— De nom, seulement.

— L’acupuncteur s’était également informé sur les vols intérieurs, en direction d’une petite ville de l’extrême nord… (il lut dans ses notes) Tsagaan-Nuur. Visiblement, la seule chose sur laquelle il n’était pas fixé, c’était la date de son départ. Bref, si on pense à la technique utilisée, cela peut constituer un lien. Faible, mais un lien tout de même…

Langlois s’arrêta puis demanda en douceur :

— Et vous ? Vous avez des nouvelles pour moi ?

Elle haussa les épaules, en se plaçant de nouveau face aux jardins. La pluie s’abattait sur le pare-brise en vagues pailletées.

— Non. J’ai téléphoné à l’orphelinat. Ils ne savent rien.

— C’est tout ?

— J’ai donné à des spécialistes une cassette sur laquelle Lucien chante dans sa langue d’origine. Il y a une chance pour qu’ils reconnaissent le dialecte.

— Bien joué. Rien d’autre ?

Diane songea à son hypothèse d’accident criminel, à son idée d’assassin kamikaze qui se serait glissé dans sa propre voiture.

— Rien d’autre, non, répondit-elle.

Langlois questionna :

— Pourquoi m’avez-vous demandé les coordonnées du routier ?

Elle tressaillit, mais s’efforça de n’en rien montrer.

— Je voulais lui parler, c’est tout. Lui donner des nouvelles de Lucien.

L’homme soupira. La pluie ponctuait le silence de longs frémissements métalliques.

— Les gens négligent toujours notre expérience.

Elle se tourna, interloquée.

— Pourquoi vous dites ça ?

— Je vais vous dire ce que je crois : vous menez votre enquête personnelle.

— C’est bien ce que vous m’avez demandé, non ?

— Ne faites pas l’idiote. Je vous parle d’une enquête sur le meurtre de van Kaen.

— Pourquoi je ferais ça ?

— Je commence un peu à vous connaître, Diane, et, franchement, je me demande surtout pourquoi vous ne le feriez pas…

Elle garda le silence. Le ton du flic se teinta de gravité :

— Faites attention. On ne connaît pas dix pour cent de cette affaire. Ça peut nous péter à la gueule d’un moment à l’autre. Et de n’importe quelle façon. Alors ne jouez pas aux Alice détective.

Elle acquiesça à la manière d’une enfant résignée. Langlois ouvrit sa portière. Une rafale de pluie s’engouffra dans l’habitacle. Il conclut :

— La prochaine fois, c’est moi qui vous offre à déjeuner.

Il sortit de la voiture et ajouta :

— Les flics connaissent les meilleurs fast-foods de Paris. Tous les milk-shakes n’ont pas le même goût, vous savez ? Une véritable école de la nuance.

Diane se construisit une expression de gaieté :

— J’essaierai d’être à la hauteur.

Langlois se pencha encore, alors que les gouttes claquaient sur son dos.

— Et souvenez-vous : pas d’imprudence, pas d’héroïsme de petite fille. Au moindre truc qui déconne, vous m’appelez. Compris ?

Diane acquiesça d’un dernier sourire mais, quand la portière se referma, elle lui parut résonner comme le couvercle d’un cercueil.

24

Elle le regardait comme une source de lumière, mais à travers ses propres ténèbres.

Son pansement avait été modifié. Plus serré, moins épais : il entourait son crâne comme une simple pellicule de gaze. Les drains avaient été ôtés, sans doute le matin même. C’était un pas décisif : Lucien n’était plus menacé par une hémorragie.

Elle approcha son fauteuil et, de l’extrémité de l’index, caressa le front de l’enfant, les ailes de son nez, le berceau de ses lèvres. Elle se souvenait de leurs premières soirées, lorsqu’elle lui racontait des histoires à voix basse et que sa main effleurait dans l’obscurité les traits qui se détendaient, les reliefs de ce corps alangui, doucement soulevé par les vagues de la respiration. Elle se sentait de nouveau prête à ce voyage le long de ces cimes minuscules, de ces vallons mystérieux… Elle devinait avec délice la vie palpiter, se préciser, s’affirmer à travers ce corps pansé.

Mais une douleur pouvait en cacher une autre. Maintenant que le péril mortel était écarté, Diane voyait poindre en elle de nouveaux tourments. De la même façon que les souffrances se réveillent dans un corps lorsque s’estompe la contusion principale, elle découvrait des degrés supplémentaires dans son chagrin. Elle ressentait chaque blessure, chaque hématome de son enfant dans sa propre chair, avec rage et impuissance. Diane étrennait un nouveau désespoir — celui de la douleur par procuration.

Surtout, elle ne pouvait s’ôter cette certitude de l’esprit : quelque part autour d’eux, une menace pesait. Cette conviction devenait son obsession. Jamais elle ne pourrait envisager l’avenir si elle ne contribuait pas à lever ces énigmes. Voilà pourquoi sa détermination s’était encore renforcée. Voilà pourquoi elle venait de prendre rendez-vous avec l’hypnologue Paul Sacher le soir même, à dix-huit heures.

Soudain elle remarqua le panneau frontal, suspendu à l’armature du lit, qui indiquait les doses de médicaments administrées chaque jour et la courbe de température de Lucien. Elle arracha la feuille millimétrée. La ligne crayonnée indiquait trois pics de fièvre entre la veille, vingt-trois heures, et ce matin dix heures. Pas n’importe quels pics : tous trois dépassaient quarante degrés.

Diane décrocha le téléphone mural et composa le numéro d’Eric Daguerre. Le chirurgien était au bloc. Elle appela Mme Ferrer. Une minute plus tard, les cheveux gris parurent derrière les vitres du couloir. Avant même qu’elle n’ait pu ouvrir les lèvres, l’infirmière l’avertit :

— Le docteur Daguerre m’a demandé de ne pas vous en parler. Il pensait qu’il était inutile de vous inquiéter.

Diane fulminait :

— Vraiment ?

— Ces hausses n’ont duré que quelques minutes. C’est une réaction bénigne.

Elle brandit le diagramme.

— Bénigne ? Quarante et un degrés ?

— Le docteur Daguerre estime que ces montées de fièvre ne sont que des contrecoups des chocs de l’enfant. Le signe indirect que son métabolisme reprend un fonctionnement normal.

Dans un geste de pure nervosité, Diane se pencha et borda les couvertures du lit.

— Vous avez intérêt à me prévenir s’il se passe le moindre truc. Pigé ?

— Bien sûr. Mais, encore une fois, c’est sans gravité.

Diane lissait les draps, ajustait la blouse de papier. Tout à coup elle éclata d’un rire agressif, au bord des larmes :

— Sans gravité, hein ? Mais je suppose que le docteur Daguerre veut tout de même me voir ?

— Dès qu’il sortira de la salle d’opération.

25

— Tout va bien, Diane. Je m’empresse de vous le dire.

— C’était la pire entrée en matière qu’elle ait jamais entendue.

— Et les accès de fièvre ? répliqua-t-elle.

Eric Daguerre balaya l’allusion d’un geste insouciant. Il se tenait debout, en blouse blanche, derrière son bureau.

— Rien du tout. L’état de Lucien ne cesse de s’améliorer. Il n’y a pas un signe qui ne nous confirme sa guérison. Nous avons ôté les drains ce matin. Nous allons bientôt le changer de service.

Quelque chose sonnait faux dans cette allégresse. Diane fixa les pupilles qui brillaient au fond des orbites. Les anarchistes dans Anna Karénine, ceux qui lançaient des bombes sur le passage des princes, devaient avoir ces yeux-là. Elle interrogea, au hasard :

— Qu’avez-vous d’autre à me dire ?

Le médecin glissa ses mains dans ses poches et fit quelques pas. De jour comme de nuit, son bureau était éclairé avec la même intensité.

— Je voulais vous présenter Didier Romans, dit-il enfin. Il est anthropologue.

Diane daigna tourner la tête vers la troisième personne présente dans la pièce, qu’elle avait ignorée jusqu’ici. C’était un homme plus jeune que Daguerre. Brun, mince, raide comme un double décimètre, il portait des lunettes laquées noir sur un visage parfaitement fermé. A le contempler, on pensait à une équation ou à une formule abstraite.

Le docteur poursuivit :

— Didier est anthropologue au sens moderne du terme. Un spécialiste de la biométrie et de la génétique des populations.

L’homme aux traits hermétiques hocha la tête. Un sourire timide tenta de s’insinuer sur son visage, mais recula presque aussitôt. Daguerre demanda à Diane :

— Vous savez ce que c’est ?

— A peu près, oui.

Daguerre lança un sourire au scientifique.

— Je te l’avais dit : elle est formidable !

Le ton enjoué sonnait de plus en plus creux. Il reprit :

— J’ai parlé de Lucien à Didier. Je lui ai demandé d’effectuer quelques analyses.

Diane s’électrisa.

— Des analyses ? J’espère que…

— Pas d’examens cliniques bien sûr. Nous avons simplement comparé certains traits physiologiques de votre enfant à d’autres critères, disons, plus généraux.

— Je ne comprends pas.

L’anthropologue intervint :

— Ma spécialité est le polymorphisme, madame. Je travaille sur la caractérisation des différentes populations mondiales. Dans chaque peuple, chaque ethnie, certains traits reviennent plus souvent que d’autres. Même si tous les membres de la communauté n’y répondent pas, il existe toujours des moyennes, qui nous permettent de dresser un portrait général de la famille ethnique.

Le médecin s’assit et prit le relais :

— Il nous a semblé intéressant de comparer les caractères physiologiques de Lucien aux moyennes des populations qui habitent les régions d’où il vient. Peut-être cette méthode pourrait-elle nous renseigner sur son origine… précise.

La colère de Diane monta de quelques degrés, mais c’était une colère tournée contre elle-même. Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ? Elle avait contacté l’orphelinat. Elle avait soumis à une spécialiste les mots qu’il prononçait. Elle avait tenté de mieux comprendre la technique qui l’avait sauvé. Mais elle n’avait pas songé à étudier un autre signe évident : son corps. Ce corps qui comportait peut-être des traits physiologiques, même infimes, pouvant caractériser l’ethnie dont il était originaire.

Elle se tourna vers Romans et demanda plus calmement :

— Qu’avez-vous trouvé ?

L’anthropologue sortit une liasse de feuillets de son cartable.

— Commençons par la taille, si vous voulez bien. Lors de son hospitalisation, vous avez précisé que Lucien était âgé d’environ six ou sept ans. Or, si on observe sa dentition, on s’aperçoit qu’il possède encore toutes ses dents de lait. Ce qui signifie qu’il doit avoir plutôt cinq ans.

Il passa à un autre document. Diane reconnut la feuille d’admission qu’elle avait remplie la nuit de l’accident.

— Vous avez noté ici que Lucien appartenait aux ethnies du littoral de la mer d’Andaman.

Elle ouvrit les mains en un geste vague.

— Je n’en sais rien. Selon la directrice de l’orphelinat, les quelques mots qu’il prononçait n’étaient ni du thaï, ni du birman, ni un dialecte connu dans cette région.

Romans lança un bref coup d’œil au-dessus de ses lunettes puis souffla :

— Mais vous pensez qu’il est originaire de cette partie du monde comprise, disons, entre la Birmanie, la Thaïlande, le Laos, le Viêt-Nam et la Malaisie ?

Diane hésita :

— Je… bien sûr, oui. Je n’ai pas de raison de penser autrement.

Les yeux de l’anthropologue s’abaissèrent comme un couperet.

— Si nous nous focalisons sur les régions qui longent la mer d’Andaman, dit-il, et même si nous étendons notre zone de recherche au golfe de Thaïlande et à la mer de Chine, nous ne trouvons ici que des ethnies tropicales et forestières.

Nouveau regard-déclic vers Diane.

— Eric m’a dit que vous étiez éthologue. Vous savez donc que le milieu naturel a une forte influence sur la taille de ses habitants. Dans la forêt, hommes et animaux sont beaucoup plus petits que dans un autre environnement, par exemple dans les plaines.

Elle lui rendit son regard. Lunettes contre lunettes. Romans se concentra sur ses notes.

— La taille des habitants des forêts intertropicales d’Asie du Sud-Est tient actuellement dans une fourchette entre cent quarante-deux et cent soixante-cinq centimètres. Nous pouvons en déduire qu’à l’âge de cinq ans, les enfants de ces familles mesurent environ soixante-dix centimètres.

Nouveau coup d’œil au-dessus des carreaux.

— Savez-vous combien mesure votre fils, madame ?

— Plus d’un mètre, je crois.

— Un mètre douze exactement. Soit quarante-deux centimètres au-dessus de la moyenne.

— Continuez.

Romans fit claquer une nouvelle feuille.

— Passons à la pigmentation cutanée. De nombreuses études ont été pratiquées sur la couleur de peau des populations, même si ce critère est malaisé à définir — et dangereux à utiliser, je ne vous fais pas un dessin. En général, nous mesurons cette luminosité grâce à une technique spécifique : la réflectométrie. Nous projetons un rayon lumineux sur l’épiderme du sujet et mesurons les photons réfléchis par cette surface. Plus la peau est claire, plus la quantité de lumière renvoyée est élevée.

Diane rongeait son frein. Elle commençait à voir où Romans voulait en venir.

— Nous avons pratiqué ce test sur Lucien, poursuivit-il. Nous obtenons un résultat oscillant entre soixante-dix et soixante-quinze pour cent de lumière réfléchie. L’épiderme de votre enfant renvoie presque complètement le rayon. Sa peau est d’une blancheur éclatante. Très éloignée des teintes sombres intertropicales. A titre d’idée, la moyenne de la zone des Andamans est de cinquante-cinq pour cent.

Diane revit la pâleur extrême du petit garçon — ce corps diaphane sous lequel serpentaient de fines veinules, lorsqu’elle lui donnait le bain. Comment ces sujets d’émerveillement pouvaient-ils devenir maintenant des sources d’angoisse ? L’homme continuait, tournant ses pages :

— Voici une autre étude. Sur les mécanismes physiologiques de Lucien. Tension artérielle. Rythme cardiaque. Taux de glycémie. Capacité respiratoire…

Diane l’interrompit :

— Vous possédez des statistiques pour chacun de ces critères ?

L’anthropologue laissa échapper un sourire d’orgueil.

— Et pour bien d’autres encore.

— Vous les avez comparées avec celles de mon fils ?

Il acquiesça.

— Lucien affiche dans l’un de ces domaines un résultat surprenant. Malgré son état de convalescence, on a pu mesurer sa capacité respiratoire. Et on peut dire qu’il a un sacré coffre. Or, vous le savez sans doute : l’amplitude pulmonaire d’un homme est directement liée à l’altitude de son lieu de vie. Les populations des montagnes ont un volume respiratoire supérieur, ainsi qu’une concentration d’hémoglobine plus forte que les populations des vallées par exemple. Ces traits constituent une adaptation à leur milieu d’origine.

— Bon sang, venez-en au fait.

Le scientifique hocha la tête.

— Dans tous ces domaines, Lucien atteint des taux qui rappellent la vie à haute altitude. Rien à voir avec les chiffres des populations du littoral et de la forêt.

Le silence battait sous les tempes de Diane. Un silence fermé, qui ne pouvait se résoudre ni en mots ni en suppositions. Didier Romans continuait de sa voix monocorde :

— Si nous additionnons les trois résultats concernant sa taille, sa pigmentation et ses capacités physiologiques, nous obtenons une équation qui associerait les plaines, le froid et l’altitude…

Diane murmura d’une voix sourde :

— C’est tout ?

L’homme souleva l’ensemble des feuillets.

— Cela continue ainsi sur plus de cinquante pages. Nous avons tout étudié : groupe sanguin, groupes tissulaires, chromosomes. Pas un résultat — je dis bien : pas un seul — ne correspond aux moyennes des régions de la mer d’Andaman.

Diane souffla :

— Et je suppose que vos résultats dessinent une autre origine…

— Turco-mongole, madame. L’enfant possède tous les traits dominants des populations sibériennes extrême-orientales. Lucien n’est pas un enfant des tropiques : c’est un petit garçon de la taïga. Il est sans doute né à plusieurs milliers de kilomètres du lieu où vous l’avez adopté.

26

Diane mit plus de vingt minutes à retrouver sa voiture.

Elle traversa la rue de Sèvres et gagna la rue du Général-Bertrand. Elle emprunta la rue Duroc, s’aventura dans la rue Masseran puis dans l’avenue Duquesne. Elle avait le souffle court, le cœur qui battait en saccades. Elle tentait de réfléchir. En vain. Trop de questions — et aucune réponse. Comment un enfant turco-mongol avait-il pu se retrouver dans la poussière embrasée de Ra-Nong, à la frontière birmane ? Comment un homme comme Rolf van Kaen avait-il pu être informé de l’agonie de cet enfant — alors que lui-même, à l’évidence, s’apprêtait à partir vers cette région du monde ? Et comment un petit garçon âgé de cinq ans, d’où qu’il vienne, pouvait-il susciter de tels enjeux, les machinations maléfiques que Diane soupçonnait ?

Enfin elle repéra sa voiture près de la place de Breteuil. Elle s’y glissa comme dans un refuge. Les pensées caracolaient dans sa tête. Des coups sourds qui n’aboutissaient à rien.

Pourtant, sous ces palpitations, elle distinguait une lueur.

Elle voyait tout à coup le moyen d’avancer vers la vérité. Le souvenir du monastère espagnol lui revint à l’esprit — le faisceau d’ultraviolets qui dévoilait par à-coups l’écriture secrète du palimpseste. Elle aussi possédait son propre faisceau pour discerner la face cachée de Lucien. Elle saisit son téléphone cellulaire et composa le numéro d’Isabelle Condroyer, l’ethnologue à qui elle avait demandé d’identifier le dialecte de son fils.

La scientifique la reconnut aussitôt :

— Diane ? Il est beaucoup trop tôt pour avoir des nouvelles. J’ai contacté plusieurs chercheurs du Sud-Est asiatique. Nous allons organiser une réunion autour de la cassette et…

— J’ai du nouveau.

— Du nouveau ?

— Ce serait trop long à vous expliquer, mais il y a de fortes probabilités pour que Lucien ne soit pas originaire de la zone tropicale où je l’ai adopté.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— L’enfant provient sans doute d’Asie centrale. Quelque part en Sibérie ou en Mongolie.

L’ethnologue grommela :

— Cela change tout… Ce n’est pas du tout ma spécialité ni celle de mes collaborateurs…

— Vous devez bien connaître les linguistes qui travaillent sur ces régions ?

— Leur laboratoire est situé à la faculté de Nanterre et…

— Pouvez-vous les contacter ?

— Oui. J’en connais un, notamment.

— Faites-le. Je compte absolument sur vous.

Diane raccrocha. Le rythme de ses pensées se tempérait légèrement. Elle consulta sa montre. Dix-sept heures trente. L’heure était venue.

L’heure de plonger à l’intérieur d’elle-même.

De revivre, pleinement et en détail, l’accident du périphérique.

27

Paul Sacher devait être âgé d’une soixantaine d’années. Il était long, décharné, et vêtu avec une élégance recherchée, presque tapageuse. Il portait un costume gris moiré, luisant comme le tranchant d’une hache. Dessous, on apercevait l’éclat à rebours d’une chemise noire et les lignes chatoyantes d’une cravate en soie. Le visage était à l’avenant : des traits verticaux, accentués par des rides, mais portant toute l’indolence, toute la prétention d’un sang rare. Sous les sourcils en broussaille, les yeux étaient vifs, verts, ourlés de noir et comme frappés de transparence. Le plus étonnant était les pattes de barbe : l’homme portait le long des joues des avancées frisottantes, directement issues du XIXe siècle, rehaussées sur les tempes par des accroche-cœurs. Ce détail lui conférait quelque chose d’animal, de forestier, qui aggravait le trouble et l’étonnement provoqués par sa présence.

Diane sentait monter en elle un fou rire. L’homme qui se tenait sur le seuil de la porte ressemblait à l’hypnotiseur tel qu’on l’imagine dans les films d’épouvante. Il ne lui manquait que la cape et la canne à pommeau d’argent. Il était impossible qu’un tel bonhomme fût un praticien sérieux, un psychiatre à qui Charles envoyait ses clients les plus importants. Elle était tellement surprise qu’elle n’entendit pas sa première réflexion.

— Pardon ? bégaya-t-elle.

L’homme sourit. Les hampes de barbe se soulevèrent.

— Je vous proposais simplement d’entrer…

Pour couronner le tout, Sacher était affecté d’un accent slave. Il roulait les r à la manière d’un vieux fiacre, dans les brumes de la nuit de Walpurgis. Cette fois, elle recula d’un pas.

— Non, dit-elle. Merci. Je ne me sens finalement pas dans la forme qui…

Paul Sacher lui saisit le bras. La douceur de la voix atténua légèrement la brutalité du geste.

— Venez. Je vous en prie. Que vous n’ayez pas fait le voyage pour rien…

Le voyage : Diane n’aurait pas employé ce terme pour désigner les quatre cents mètres qu’elle avait parcourus de chez elle pour atteindre le cabinet situé rue de Pontoise, près du boulevard Saint-Germain. Elle fit un effort pour retrouver son sérieux : elle craignait tout à coup de vexer cet homme qui avait accepté de la recevoir le jour même de son appel.

Elle pénétra dans l’appartement et éprouva un léger soulagement. Pas de rideaux noirs. Pas d’objets exotiques ni de statuettes lugubres. Pas d’odeurs d’encens ou de poussière. Des murs stricts, couleur de tabac blond, des lambris blancs, un mobilier strict et moderne. Elle suivit le personnage dans un couloir, traversa une salle d’attente puis entra dans le cabinet.

La pièce était baignée par la lumière de la fin d’après-midi. Un bureau de verre et une bibliothèque parfaitement ordonnée y trônaient. Cette fois, Diane pouvait imaginer des hommes politiques ou des capitaines d’entreprise installés ici, impatients de régler leurs problèmes de stress.

L’hypnologue s’assit et décocha un second sourire. Diane commençait à s’habituer à cet habillement argenté et à ces yeux de gourou. Elle n’avait plus envie de rire. Elle éprouvait même maintenant une pointe d’angoisse à l’idée des pouvoirs de Paul Sacher. Pouvait-il réellement l’aider à fouiller sa mémoire ? Allait-elle vraiment lui abandonner son esprit ? Le docteur roula quelques syllabes :

— Il semblerait que je vous amuse, madame.

Diane avala sa salive.

— C’est-à-dire… Je ne m’attendais pas à…

— A quelqu’un d’aussi pittoresque ?

— Eh bien… (Elle finit par sourire, confuse.) Je suis désolée. J’ai eu mon compte aujourd’hui et…

Sa voix s’éteignit d’elle-même. Le médecin attrapa un presse-papiers de résine noire et se mit à le manipuler.

— Mes allures de vieux magicien jouent contre moi. Pourtant, je suis un rationaliste. Et rien n’est plus rationnel que la technique de l’hypnose.

Il parut à Diane que l’accent guttural reculait quelque peu — ou alors elle s’y habituait. Le charme du personnage agissait comme des cercles dans l’eau, en ondes concentriques. Elle remarquait maintenant les cadres alignés sur les murs : des photos de groupe, où Sacher trônait dans le rôle de l’enseignant souverain. A chaque fois, la plus ravissante des élèves se tenait à ses côtés, l’enveloppant d’un regard d’adoration. Charles avait dit : « Un vrai chef de meute. »

— Que puis-je pour vous ? demanda-t-il en posant le presse-papiers en douceur. Charles m’a prévenu de votre appel.

Elle se raidit.

— Que vous a-t-il dit ?

— Rien. Sinon que vous étiez une personne qui lui était très chère. Une personne à… ménager. Je répète ma question : que puis-je pour vous ?

— Je voudrais d’abord vous poser une question précise sur l’hypnose.

— Je vous écoute.

— Est-il possible de conditionner quelqu’un afin qu’il effectue un acte contre son gré ?

Le psychiatre posa ses avant-bras sur les accoudoirs chromés du fauteuil. Ses doigts portaient plusieurs bagues : turquoise, améthyste, rubis.

— Non, répliqua-t-il. L’hypnose n’est jamais un viol de la conscience. Toutes ces histoires de tueurs conditionnés, de femmes abusées, ce sont des fables. Le patient peut toujours résister. Sa volonté est intacte.

— Mais… endormir quelqu’un ? Vous pouvez endormir une personne grâce à cette technique ?

Sacher ourla ses lèvres — ses rouflaquettes suivirent le mouvement.

— L’endormissement est un problème différent. Il s’agit d’un état d’abandon, très proche de la transe hypnotique. Cela, oui : nous pouvons le provoquer.

— Et à distance ? Vous pourriez endormir quelqu’un à distance ?

— Comment ça « à distance » ?

— Pourriez-vous programmer un sujet pour qu’il s’endorme quelque temps après la séance de suggestion, alors même que vous n’êtes plus présent ?

L’homme admit :

— Oui. C’est possible. Il suffirait de répéter le signal convenu lors de la séance.

Diane interrogea :

— Quel genre de signal ?

— Madame, je ne comprends pas très bien vos questions.

— Quel genre de signal ?

— Eh bien, ce peut être un mot-clé, par exemple. Lors d’une séance, nous déposons ce mot au fond de l’inconscient du sujet et nous l’associons à l’état d’endormissement. Plus tard, il suffit de prononcer ce mot pour réactiver le conditionnement.

Elle se souvenait des paroles de Vulovic : « Quand je repense à tout ça, je ne vois qu’une seule chose… Du vert… Comme de la toile militaire… » Elle demanda :

— Le signal pourrait-il être visuel ?

— Tout à fait.

— Une couleur ?

— Absolument. Une couleur, un objet, un geste, n’importe quoi.

— Et ensuite, de quoi se souviendrait le sujet ?

— Cela dépend du degré de profondeur du travail hypnotique, lors de la séance.

— Il pourrait avoir tout oublié ?

— En cas d’hypnose très profonde, oui. Mais vous m’emmenez là à l’extrême limite de notre activité. Notre déontologie est stricte et…

Diane n’écoutait plus. Elle sentait, dans les fibres de sa chair, qu’elle approchait de la vérité. Il était possible qu’un homme ait hypnotisé Marc Vulovic sur le parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil et qu’un signe ait provoqué, plus tard, l’endormissement. Elle songea aussi à Rolf van Kaen, colosse dans la force de l’âge, qui s’était laissé ouvrir le ventre sans opposer de résistance. Pourquoi pas sous hypnose ? L’homme reprit :

— Charles m’avait dit que vous vouliez plutôt subir une séance de…

— C’est exact. Je veux entrer en état de suggestion.

— Dans quel contexte ? Vos questions sont plutôt étranges. D’ordinaire, mes patients ont un problème avec la cigarette ou une allergie et…

— Je veux revivre un épisode de ma vie.

Sacher sourit. Il reprenait pied sur un terrain de sa connaissance. Il se cala dans son siège, pencha la tête de côté — un peintre qui scrute son modèle — et demanda :

— De quoi s’agit-il ? Un souvenir très ancien ?

— Non. L’événement date d’un peu plus de deux semaines. Mais je pense que mon inconscient occulte certains détails. Charles m’a expliqué que vous pouviez m’aider à me rappeler ces faits.

— Il n’y a aucun problème. Présentez-moi d’abord l’environnement général et…

— Attendez.

Diane comprit qu’elle était terrifiée à l’idée d’ouvrir son esprit à cet homme. Elle dit, afin de retarder l’échéance :

— Expliquez-moi d’abord… Comment allez-vous remonter dans ma mémoire ?

— N’ayez aucune crainte, ce sera un travail d’équipe.

— Un travail d’équipe doit reposer sur la confiance. Dites-moi précisément comment vous allez entrer dans ma tête.

Sacher renâcla :

— Je crains de ne pouvoir vous expliquer.

— Pourquoi ?

— Plus vous en saurez sur la méthode utilisée, plus vous manifesterez de résistance.

— Je suis venue ici de mon plein gré.

— Je parle de votre inconscient. De cet inconscient qui refuse de vous livrer certaines informations. Si vous lui donnez des armes pour se défendre, croyez-moi : il s’en servira.

— Je ne peux pas… vous offrir comme ça mon cerveau !

Le psychiatre conserva le silence. Il paraissait mesurer l’ampleur de l’enjeu pour Diane. Il saisit à nouveau le presse-papiers, le reposa puis murmura :

— L’hypnose n’est qu’une forme de concentration très intense. Nous allons évoquer ensemble des sensations physiques — votre circulation sanguine, par exemple — qui vont progressivement capter vos facultés d’attention. Vous allez tout oublier, à l’exception de ces sensations. Vous n’aurez plus qu’une perception très lointaine de votre environnement. Ce type de « déconnexion » survient parfois dans la vie quotidienne. Par exemple, vous étudiez intensément un dossier, tout votre esprit est capté par ce travail. Un insecte vous pique : vous ne le sentez même pas. Vous êtes en état d’hypnose, de transe. C’est ce qui se passe lors des cérémonies religieuses où des épreuves physiques sont traversées. Le cerveau ne « reçoit » plus le message de la souffrance.

— C’est grâce à cet état que vous pouvez lever les barrières de l’inconscient ?

— Oui : parce que ce n’est pas lui qui dresse des défenses, mais la conscience elle-même. Or, parvenus à un certain stade de concentration, nous ne passons plus par la case de la raison. C’est une affaire privée entre l’hypnologue et l’inconscient du sujet.

Diane songea à l’accident de son adolescence. Elle avait consacré une partie de son existence à effacer ce souvenir, à transformer, justement, sa mémoire en chambre forte. Elle questionna :

— Jusqu’où peut-on remonter ainsi ?

— Il n’y a pas de limite. Vous seriez étonnée du nombre de patients qui réinvestissent, sur ce fauteuil, leur identité de bébé. Ils se mettent à babiller. Leur regard est désynchronisé, comme celui du nourrisson quelques jours après sa naissance. On peut même remonter au-delà.

— Au-delà ?

— Jusqu’à la mémoire que nous conservons en nous. La mémoire de nos vies antérieures.

Diane tenta de rire :

— Désolée. Je ne crois pas à la réincarnation.

— Je ne vous parle pas de souvenirs d’existences précises. Je vous parle de cette mémoire naturelle dont nous sommes les réceptacles. D’une certaine façon, la génétique n’est qu’une mémoire. Celle de notre évolution, incrustée dans notre chair.

— Ce n’est qu’une façon de parler. Nous parlions de souvenirs concrets…

— Il peut s’agir de souvenirs très concrets ! Prenez l’exemple des bébés-nageurs. Les nourrissons, quand ils sont plongés dans l’eau, ont le réflexe immédiat de fermer leurs cordes vocales. D’où leur vient ce réflexe ?

— De leur instinct de survie.

— A quelques jours ?

Diane cilla des paupières. L’hypnologue poursuivit :

— Ce réflexe leur vient des temps immémoriaux où l’homme n’était pas encore homme, mais une créature amphibie. Au contact de l’eau, l’enfant se souvient de cette époque. Plus exactement : son corps s’en souvient, en deçà de sa conscience. Qui sait si l’hypnose ne pourrait pas ramener ce type de souvenirs, plus précisément encore, jusqu’à notre conscience ?

Diane sentait un trouble l’envahir. Elle n’était plus du tout certaine de vouloir rester, d’effectuer ici le grand saut. Un détail achevait de la perturber : le jour était tombé et le bureau s’était empli d’ombre. Or, les yeux de l’hypnologue n’avaient jamais brillé aussi intensément. Il lui semblait même que ses pupilles déclenchaient ce reflet spécifique à certains animaux nocturnes, comme les loups, qui possèdent des plaquettes argentées, situées entre la rétine et la sclérotique, leur permettant d’accentuer la lumière. Sacher avait ce même regard d’argent… Elle se décidait à partir quand il proposa :

— Et maintenant, si vous me parliez de la scène que vous voulez revivre ?

Diane se raisonna. Elle se revit dans la chambre d’hôpital, quelques heures auparavant, prendre sa résolution. Elle se blottit dans son fauteuil et prononça d’une voix calme :

— Le mercredi 22 septembre, aux environs de minuit, j’ai eu un accident de voiture avec mon fils adoptif sur le boulevard périphérique, vers la porte Dauphine. Je m’en suis sortie indemne mais mon enfant est resté entre la vie et la mort durant quinze jours. Je pense qu’aujourd’hui il est sorti d’affaire mais…

Diane hésita.

— Je voudrais me remémorer les minutes qui ont précédé l’accident, continua-t-elle enfin. Je voudrais revivre chaque geste, chaque détail. Je veux être certaine que je n’ai commis aucune faute.

— Une faute de conduite ?

— Non. L’accident a été provoqué par un camion qui a traversé les voies. Je n’y suis pour rien. Mais… J’avais un peu bu. Et je voudrais être sure que j’avais bien fermé la ceinture de sécurité de l’enfant.

Nouvelle hésitation puis :

— Je dois préciser qu’au moment de la collision, la ceinture n’était plus attachée.

Sacher croisa ses mains sur la surface miroitante du bureau et se pencha vers Diane. Ses iris brillaient en reflets symétriques.

— Si elle n’était pas verrouillée, c’est que vous ne l’avez pas fermée, non ?

Je sais que j’ai bouclé cette ceinture. Et je veux le vérifier ici, sous hypnose.

Le médecin paraissait réfléchir. Il éprouvait sans aucun doute le même étonnement que Charles Helikian.

— Admettons que vous ayez pris cette précaution, dit-il. Comment expliquer que la ceinture se soit retrouvée ouverte lors de l’accident ?

— Je pense qu’on l’a détachée durant le voyage.

— Votre petit garçon ?

Elle devait le dire. Elle devait révéler son hypothèse. Elle articula à voix basse :

— Je pense à un homme. Un passager clandestin, dans ma voiture. Je pense que l’accident a été préparé, organisé, réalisé dans ses moindres détails.

— Vous plaisantez ?

— Faites comme si je plaisantais et hypnotisez-moi.

— C’est absurde. Pourquoi aurait-on manigancé tout cela ?

— Hypnotisez-moi.

— Un homme aurait pris le risque d’être avec vous, dans la voiture, au moment de l’accident ?

Diane comprit qu’elle n’obtiendrait rien du psychiatre. Elle prit ses affaires et se leva.

— Attendez, ordonna-t-il.

Paul Sacher esquissa un geste courtois en direction du fauteuil. Il souriait avec affabilité mais Diane se rendit compte qu’il tremblait.

— Asseyez-vous, dit-il. Nous allons commencer.

28

La première sensation fut celle de l’eau.

Son esprit flottait dans un environnement liquide. Elle songea à un ballot oublié dans la cale détrempée d’un cargo. Au noyau d’un fruit dans une pulpe trop fluide. Elle tanguait désormais à l’intérieur de son propre crâne.

La seconde sensation fut qu’elle était deux.

Ou double.

Comme si sa conscience s’était séparée en deux entités distinctes, dont l’une pouvait observer l’autre. Elle rêvait — et elle pouvait se contempler en train de rêver. Elle se concentrait — et elle pouvait s’observer, à distance, en train de se concentrer.

— Diane, vous m’entendez ?

— Je vous entends.

La plongée dans l’état hypnotique avait été immédiate. Paul Sacher lui avait d’abord demandé de se concentrer sur une ligne rouge, peinte sur le mur, puis d’éprouver la lourdeur de ses membres. Diane avait basculé dans un état de conscience intense. Elle avait éprouvé l’inertie de ses mains, de ses pieds. La masse de ses membres qui paraissait s’appesantir à chaque seconde, alors que son esprit au contraire s’envolait, se libérait.

— Nous allons évoquer le souvenir de l’accident.

Le dos bien droit, les mains posées sur les accoudoirs du fauteuil, Diane acquiesça en inclinant la tête.

— Vous sortez de l’immeuble de votre mère. Quelle heure est-il ?

— Environ minuit.

— Où êtes-vous exactement, Diane ?

— Je me tiens sous le porche du 72, boulevard Suchet.


Crépitements d’averse. Lignes translucides. Des milliers d’encoches sur la surface noire de la chaussée. De hautes façades de pierre scintillantes. Des réverbères bleutés, haletant de brumes comme des bouches impatientes.


— Comment vous sentez-vous ?

Les yeux fermés, elle sourit sans répondre.


Du champagne dans ses veines, comme des rivières souterraines qui se rient de l’averse dehors. Diane entend les gouttes, légères et drues, clapoter sur sa nuque. Elle se sent bien. Elle se sent floue. Elle a oublié la colère du dîner. Le baiser de Charles. Elle est seulement blottie dans l’instant.


— Diane, comment vous sentez-vous à cette minute ?

— Parfaitement bien.

— Etes-vous seule ?


Entre ses bras, la chaleur de l’enfant se cristallise. Sa nuque tiède, la fluidité de son corps. La quiétude de son sommeil que la pluie ne parvient pas à troubler.


— Je suis avec Lucien, mon fils adoptif.

— Que faites-vous maintenant ?

— Je traverse le boulevard.

— Comment est la circulation ?

— Le boulevard est désert.

— Votre véhicule : où est-il stationné ?

— Le long de l’hippodrome d’Auteuil.

— Vous souvenez-vous de l’adresse précise ?

Avenue du Maréchal-Franchet-d’Espérey.

— Donnez-moi d’autres détails. Quelle est la marque de votre voiture ?

— C’est un véhicule tout-terrain. Un ancien modèle. Une Toyota Landcruiser datant des années quatre-vingt.

— L’apercevez-vous maintenant ?

— Oui.


A quelques mètres de là, la voiture se dessine sous l’averse. Diane est maintenant agitée par un pressentiment. Elle éprouve un remords, une peine. Elle regrette d’avoir bu. D’avoir sacrifié à ce rituel qu’elle exècre. Elle voudrait revenir, immédiatement, à une parfaite lucidité, assumer pleinement chaque seconde.


La voix de Sacher retentit dans la pièce, à la fois lointaine et proche :

— Que faites-vous maintenant ?

— J’ouvre la portière.

— Quelle portière ?

— La portière arrière droite.

— Celle de Lucien.

— Ensuite ?

Avant même qu’elle ne précisât sa pensée, son corps lui procura les réponses — des sensations très nettes, presque trop aiguës.


La pluie chassant sur son dos. La chaleur s’exhalant de l’échancrure de son blouson. Son corps ployant avec Lucien vers l’intérieur de la voiture.


La voix de l’hypnologue se fit plus forte :

— Qu’êtes-vous en train de faire, Diane ?

— J’installe Lucien sur le siège enfant…

— Cet instant est très important, Diane. Décrivez précisément chacun de vos gestes.


Entre ses doigts, un bruit bref retentit. Le « clic » de la ceinture. Aussitôt elle éprouve cette jouissance ténue, secrète, égoïste, qui clôt chacun de ses actes, même le plus infime, lorsqu’il vise à protéger son enfant.


Quelques secondes encore. La voix de Diane s’éleva enfin :

— Je… j’ai fixé la ceinture de sécurité.

— Vous êtes sûre ?

— Absolument sûre.

Le timbre grave de Sacher s’insinua en elle :

— Arrêtez-vous maintenant sur ce souvenir. Observez l’intérieur de votre voiture avec attention.

La part consciente de Diane comprit que sa caméra mentale était en train de se déclencher. Elle promenait maintenant son regard au cœur de l’image mémorisée.


L’espace sombre de l’habitacle. Les sièges râpés, jonchés d’objets divers. Le duvet kaki froissé et déployé à terre. Le hayon supportant des vieux magazines. Les portières de tôle, sans revêtement ni tissu…


Elle pouvait, littéralement, quadriller son souvenir, l’arpenter, le sillonner. Elle pouvait scruter ces détails qu’elle n’avait pas, sur le moment, observés mais que sa mémoire avait retenus à son insu.

— Que voyez-vous, Diane ?

— Rien. Rien de particulier.

Le silence de Paul Sacher était tendu. Confusément, Diane sentait que le psychiatre était aux aguets. Il demanda :

— Nous continuons ?

— Nous continuons.

Le ton reprit sa neutralité :

— Vous roulez maintenant sur le boulevard périphérique ?

Elle acquiesça d’un signe de tête.

— Répondez à voix haute, je vous prie.

— Je roule sur le boulevard périphérique.

— Que voyez-vous ?

— Des lumières. Des séries de lumières.

— Soyez plus explicite. Que voyez-vous précisément ?


De part et d’autre de ses tempes, les luminaires défilent sous leur bouclier de verre. Diane peut presque percevoir le grain des vitrages feuilletés, embrasés par l’incandescence orange du sodium.


— Les rampes des néons, murmura-t-elle. Elles m’éblouissent.

— Où êtes-vous maintenant ?

— Je dépasse la porte de la Muette.

— Y a-t-il d’autres voitures sur le boulevard ?

— Très peu.

— Sur quelle file roulez-vous ?

— La quatrième, à l’extrême gauche.

— A quelle vitesse roulez-vous ?

— Je ne sais pas.

L’étau de la voix se resserra.

— Regardez votre tableau de bord.

Diane observa le compteur de vitesse à l’intérieur de son souvenir.

— Je roule à cent vingt kilomètres à l’heure.

— Très bien. Sur la route, autour de vous : remarquez-vous quelque chose de singulier ?

— Non.

— Vous ne regardez jamais à l’arrière, en direction de votre fils ?

— Si. J’ai même réglé mon rétroviseur intérieur dans son axe.

— Lucien est-il en train de dormir ?


Silhouette opaque et légère dans le siège enfant. Intensité et profondeur du sommeil. Cheveux noirs mêlés aux ténèbres. Des broussailles formant un berceau de quiétude.


— Il dort profondément.

— Il ne bouge pas ?

— Non.

— Il n’y a aucun mouvement à l’arrière ?

Diane balaya le champ de vision de son rétroviseur.

— Aucun, non.

— Revenez vers la route. Où êtes-vous ?

— Je parviens à la porte Dauphine.

— Voyez-vous déjà le camion ?

Pointe d’effroi sous sa peau.

— Oui. Je…

— Que se passe-t-il ?


Dans la tourmente de l’averse, les parallèles du boulevard se désaxent. Non : ce ne sont pas les parallèles. C’est le camion. Le camion vient de quitter sa voie — il semble emporter dans son sillage la route tout entière. Pas de clignotant. Aucun signal. Il traverse à l’oblique les lignes de pluie et de lumière…


Diane se dressa sur le fauteuil. La voix de Sacher monta d’un cran :

— Que se passe-t-il ?

— Le camion… il… il… il se déporte sur la gauche.

— Ensuite ? demanda l’hypnologue.

— Il gagne la quatrième file…

— Que faites-vous ?

— Je freine !

— Que se passe-t-il alors ?

— Mes roues se bloquent au-dessus des flaques. Je glisse, je…

Diane hurla. La puissance du souvenir était en train de la déchirer.


Le camion frappe la glissière. Pivote dans un craquement de fer. La cabine tourne, éclaboussant de ses phares le pare-brise de Diane.


— Que voyez-vous ?

— Rien, je ne vois plus rien ! Les brumes d’eau m’entourent. Je… je freine. Je freine !


Le poids lourd vacille sur ses structures. Soupirs acharnés de vapeur. Stridulation des freins. Lambeaux de fer jaillissant du chaos…


Diane sentit une main se serrer sur son épaule. La voix de Sacher, toute proche :

— Et Lucien, Diane ? Vous n’avez pas un regard pour Lucien ?

— Mais si !

Son souvenir revint avec une pureté de cristal. Juste avant le choc, juste avant de frapper à toutes forces le rail, Diane s’était retournée en direction de son enfant.


Le frêle visage endormi. Et soudain les paupières qui s’ouvrent. Mon Dieu. Il se réveille. Il va voir ce qui se passe…


— Dites-moi ce que vous voyez !

— Il… il… il se réveille. Il est réveillé !

Sacher hurlait maintenant :

— Voyez-vous la ceinture ? Est-elle encore attachée ?


Le visage de l’enfant apeuré… ses paupières écarquillées… ses pupilles dilatées par la terreur…


— Diane, regardez la ceinture ! Lucien est-il en train de l’ouvrir ?

— JE NE PEUX PAS !

Diane ne pouvait plus quitter les yeux de Lucien. La voix de Sacher, en ressac de terreur :

— Regardez la route, Diane ! Revenez sur la route !

En un geste réflexe, elle pivota sur elle-même. Un hurlement jaillit dans sa gorge. Un cri dont la puissance la propulsa du fauteuil :

— NON !

Elle se cogna contre les stores de la fenêtre. Sacher se précipita sur elle.

— Que voyez-vous, Diane ?

Elle cria encore :

— NON !

— QUE VOYEZ-VOUS ?

Diane ne pouvait répondre. La voix du psychiatre changea de registre. Plus calme, mais totalement verrouillée, elle ordonna :

— Réveillez-vous.

Elle tressautait, agitée de spasmes, recroquevillée au pied des stores.

— RÉVEILLEZ-VOUS ! JE VOUS L’ORDONNE !

Diane bascula dans la pleine conscience. Ses yeux papillotèrent. Une lame de store avait dû la blesser : du sang coulait sur son visage, se mêlant à ses larmes en rivières douces. Sacher était penché sur elle.

— Calmez-vous, Diane. Vous êtes ici, maintenant, avec moi. Tout va bien.

Elle tenta de parler mais ses cordes vocales refusaient de fonctionner.

— Qu’avez-vous vu ? demanda le médecin.

Ses lèvres frémirent : aucun son n’en sortit. Il reprit, d’un ton empreint de bienveillance :

— Il y avait un homme dans votre voiture ?

Elle nia, secouant sa tignasse :

— Pas dans la voiture, non.

Les traits du psychiatre exprimèrent la stupeur. Diane tenta de poursuivre mais les mots se brisèrent dans sa gorge.

Alors sa dernière vision revint lui cingler la mémoire.

Au moment exact où elle s’était tournée vers la route, elle l’avait vu : sur la droite, à cent mètres de là, parmi les buissons du boulevard périphérique, un homme se dressait sous la pluie. Drapé d’une longue houppelande de couleur kaki, capuche serrée sur son visage osseux, il tendait son index vers le poids lourd, comme s’il avait déclenché, par ce seul geste, la furie de l’accident.

Avec certitude, Diane avait reconnu son manteau vert : une parka antiradioactive de l’armée russe.

29

— Comme ça ?

L’informaticien ajouta des pommettes saillantes au portrait-robot. Diane acquiesça. Il était minuit. Depuis près de deux heures, elle travaillait avec un technicien physionomiste du Quai des Orfèvres afin d’établir le portrait du personnage du périphérique. Après la séance d’hypnose, malgré les questions pressantes de Paul Sacher, Diane l’avait abandonné et s’était directement rendue à la brigade criminelle.

— Et la bouche ?

Sur l’écran de l’ordinateur, Diane regarda défiler les différentes formes de lèvres. Auréoles charnues. Ovale court. Commissures retroussées. Elle sélectionna des lèvres fines, rectilignes, aux sillons accentués.

— Et les yeux ?

Il y eut un nouveau défilement sur le moniteur. Diane choisit des losanges aux paupières basses, pour lesquels elle retint des iris sombres et bleutés — des calots d’encre lourds, comme ceux qui claquent dans les trousses des enfants. Il était absurde de définir avec tant de précision un visage qu’elle avait aperçu à plus de cent mètres de distance. Pourtant, elle aurait pu le jurer : les yeux du tueur, comme les autres détails qu’elle avait sélectionnés, étaient de cette nature.

— Et les oreilles ?

Diane répondit :

— Il portait une capuche.

— Quel genre de capuche ?

— Une capuche-tempête. Serrée autour du visage.

Le technicien traça autour de la figure une ombre froncée qui simulait parfaitement l’enveloppe de toile. Diane se recula légèrement, plissa les yeux : le visage prenait forme. Un front haut, dégarni. Des pommettes de silex, cernées de rides. Des yeux bleu-noir qui possédaient, sous la paresse des paupières, un éclat d’agate. Diane aurait voulu surprendre dans ce visage une monstruosité, une marque de cruauté — mais elle devait s’incliner face à la beauté de ces traits.

Patrick Langlois apparut. Il jeta un coup d’œil à l’écran puis regarda Diane. Un pli d’inquiétude barrait son front.

— Il ressemblait à ça ? demanda-t-il.

Diane acquiesça. Le lieutenant observait le portrait sans conviction. Il avait accepté, à dix heures du soir, de revenir à son bureau et de convoquer un physionomiste pour construire ce visage. Il s’assit sur le coin du bureau, tenant toujours serré contre lui son dossier cartonné.

— Et vous dites qu’il était vêtu d’une parka militaire ?

— Oui. Un manteau soviétique. Une fibre antiradioactive.

— Comment pouvez-vous en être sûre ?

— Il y a cinq ans, j’ai réalisé une mission dans le Kamtchatka, en Sibérie extrême-orientale. Nous étions dans un camp militaire et j’ai assisté, par hasard, à une manœuvre d’alerte nucléaire. J’ai pu voir de près ces manteaux. Ils s’attachent à l’oblique et le col se fixe…

Le lieutenant l’interrompit d’un geste. Il demanda à l’informaticien d’imprimer le portrait-robot puis se leva en s’adressant à Diane :

— Suivez-moi.

Ils longèrent des couloirs où s’ouvraient des portes entrebâillées et des lucarnes sombres. Elle apercevait des bureaux blafards, des niches en désordre où quelques flics travaillaient encore.

Langlois déverrouilla une porte revêtue de velours. Il pénétra à l’intérieur et alluma une veilleuse halogène. Le bureau évoquait un repaire d’huissier, bourré de vieilles paperasses et de lambeaux de cuir usé. Il désigna un siège puis s’assit de l’autre côté de la table. Il pianota quelques secondes sur la surface de bois avant de relever les yeux.

— Vous auriez dû me prévenir, Diane.

— Je voulais avoir des certitudes.

— Je vous avais pourtant mise en garde : pas d’Alice détective.

— C’est vous-même qui m’avez chargée d’enquêter sur Lucien.

D’un coup d’épaule, le policier réajusta son manteau et déclara :

— Résumons-nous. Selon vous, votre accident serait en réalité une tentative de meurtre, c’est ça ?

— Oui.

— Le chauffeur du camion aurait été endormi sur commande, par une force extérieure ou je ne sais quoi…

— Par hypnose.

— Par hypnose, admettons. Comment aurait-on pu provoquer la collision à cet endroit exact, au moment où vous arriviez sur la file de gauche ?

— J’ai calculé les itinéraires. Le camion provenait d’un parking de l’avenue de la Porte-d’Auteuil, aux abords du bois de Boulogne. Il suffisait qu’il se mette en route juste avant que je démarre moi-même. En tenant compte de nos vitesses respectives, notre point de rencontre était facile à calculer.

— Mais l’endormissement du chauffeur : comment a-t-il été provoqué justement à cet instant ?

— Il est possible de conditionner une personne pour qu’elle s’endorme brutalement, à l’apparition d’un signal.

— Quel signal, dans ce cas ?

Diane se passa la main sur le front.

— Le chauffeur se souvient d’une couleur verte. Peut-être s’agit-il de la parka militaire. L’homme à la houppelande se tenait à l’entrée du tunnel.

Le lieutenant fixait toujours Diane. Ses yeux noirs brillaient sous sa frange grise.

— Selon vous, reprit-il, les assassins travaillaient donc en équipe ?

— Je pense, oui.

— A la manière d’une opération militaire ?

— Une opération militaire. Exactement.

— Et toute cette opération n’aurait été organisée que pour éliminer votre fils adoptif ?

Elle acquiesça, mais elle mesurait toute l’absurdité de sa version des faits. Langlois se pencha vers elle et lui planta ses yeux dans le cœur.

— Selon vous, pourquoi auraient-ils voulu le tuer ?

Elle écarta ses mèches et murmura :

— Je ne sais pas.

Langlois se tassa de nouveau dans son siège et attaqua sur un autre ton, comme pour ouvrir un nouveau chapitre :

— Et vous me dites que Lucien ne viendrait pas de Thaïlande ? Qu’il serait en réalité un enfant venu de Sibérie ou de Mongolie ? Comment a-t-il pu atterrir sur le littoral des Andamans ?

— Je ne sais pas.

Après un temps, Langlois déclara d’une voix gênée :

— Diane, comment vous dire…

Elle releva les yeux au-dessus de la courbe de ses lunettes.

— Vous pensez que je suis folle ?

— Vous n’avez pas la moindre preuve de ce que vous avancez. Ni indice ni rien. Tout cela pourrait n’exister que dans votre tête.

— Et le chauffeur ? Il ne comprend pas comment il a pu s’endormir et…

— Comment pourrait-il dire le contraire ?

— Et l’homme ? L’homme en parka protégée : je ne peux pas l’avoir inventé, non ?

Le policier préféra prendre un autre cap.

— Si j’admets votre histoire, ce seraient ces mêmes hommes qui auraient tué Rolf van Kaen ?

Elle hésita de nouveau.

— Je crois que, oui, les meurtriers ont, en quelque sorte, puni l’Allemand pour avoir sauvé Lucien.

— Et qui aurait prévenu l’acupuncteur de l’accident ?

— Je ne sais pas.

— Les policiers du BBK n’ont toujours pas trouvé la moindre trace d’un appel ou d’un message concernant votre fils. Van Kaen semble avoir été appelé par le Saint-Esprit.

Qu’aurait-elle pu ajouter ? Langlois respecta d’abord son silence, puis déclara à voix plus basse :

— Je me suis renseigné sur vous.

— Comment ça ?

— J’ai téléphoné à vos collègues, à vos parents, aux médecins qui vous ont soignée.

Diane cracha :

— Comment avez-vous pu…?

— C’est mon métier. Dans cette affaire, vous êtes mon témoin principal.

— Salaud.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous avez suivi plusieurs psychothérapies, des hospitalisations, des cures de sommeil ?

— Je devrais porter une pancarte ?

— J’aurais pu vous poser la question avant, mais… pourquoi avez-vous adopté Lucien ?

— Ce ne sont pas vos affaires.

— Vous êtes si jeune…

Son visage se plissa en un sourire embarrassé. Ses rides démultiplièrent l’expression de confusion.

— Okay : si belle. C’est ce que je voulais dire. (Il fit tourner ses doigts dans les airs.) Chez moi, ça a toujours du mal à sortir. Diane : pourquoi vous êtes-vous lancée dans cette démarche d’adoption ? Pourquoi n’avoir pas tenté plutôt de… enfin, vous savez bien : trouver un mari, fonder un foyer, la voie classique, quoi ?

Elle croisa les bras sans répondre. Langlois se voûta et joignit ses mains en forme de prière, comme la première fois, à l’hôpital.

— Selon votre mère, vous éprouvez des difficultés à vous… lier.

Il laissa sa phrase en suspens, attendit quelques secondes, puis continua :

— Selon elle, vous n’avez jamais eu de fiancé.

— C’est une thérapie ou quoi ?

— Votre mère…

— Ma mère, je l’emmerde.

Le lieutenant se cala le dos au mur, coinça son pied contre la corbeille et sourit.

— C’est ce que j’ai cru comprendre, oui… Et votre père ?

— Que cherchez-vous ?

Langlois abandonna sa position et se groupa de nouveau sur lui-même.

— Vous avez raison. Ce ne sont pas mes affaires.

Diane raconta d’un seul trait :

— Je n’ai jamais connu mon père. Dans les années soixante-dix, ma mère vivait en communauté. Elle a choisi un mec dans le groupe et s’est fait féconder. C’était d’accord entre eux. Il n’a jamais cherché à me voir. Je ne connais même pas son nom. Ma mère voulait élever son enfant en solitaire. Eviter le carcan du mariage, l’asservissement machiste… Elle avait les idées de son époque. C’était une féministe convaincue.

Elle ajouta :

— Il y a des enfants de la balle. Je suis une enfant de baba.

Un sourire passa sur le visage du flic, ce frémissement d’ironie que Diane aimait tant. Son expression lui déchira le cœur parce qu’elle savait qu’elle contemplait un paysage interdit. Elle se sentit tout à coup prisonnière d’un glacier, murée dans une prison de givre. Le lieutenant dut percevoir cette tristesse : il tendit la main, mais elle l’évita.

Il s’immobilisa, laissa filer quelques secondes, puis attaqua sa conclusion :

— Diane, le terme « tokamak » vous dit-il quelque chose ?

Elle ne chercha pas à cacher sa surprise :

— Non. Qu’est-ce que c’est ?

— C’est une abréviation. Cela signifie : chambre magnétique à courant. En fait, c’est du russe.

— Du russe ? Pourquoi… me parlez-vous de ça ?

Langlois ouvrit son dossier : un fax était placé en évidence. Diane apercevait des caractères cyrilliques et une vague photo d’identité, brouillée par l’encrage de la télécopie.

— Vous vous en souvenez peut-être, il y a une sorte de trou noir dans le destin de van Kaen…

— De 1969 à 1972, oui.

— Les flics du BBK ont ouvert aujourd’hui un coffre que possédait le médecin à la Berliner Bank. Le coffre ne contenait que ces pièces.

Il brandit sa photocopie.

— Des papiers d’identité soviétiques, qui démontrent que l’Allemand a travaillé, durant cette période, dans un tokamak.

— Mais… qu’est-ce que c’est ?

— Un site de recherche révolutionnaire. Un laboratoire de fusion nucléaire.

Diane songeait à la parka antiradioactive du tueur. Elle dit :

— Vous voulez dire : fission nucléaire ? rectifia-t-elle.

Le lieutenant ébaucha un geste d’admiration.

— Vous êtes vraiment étonnante, Diane. Vous avez raison, je me suis renseigné : l’activité traditionnelle des centrales est fondée sur la fission des atomes, mais ici, justement, il s’agit d’une autre technique, basée sur la fusion. Une technique directement inspirée par l’activité du Soleil, inventée par les Soviétiques dans les années soixante. Un projet démesuré, qui les obligeait à construire des fours montant jusqu’à deux cents millions de degrés. Inutile de vous dire que tout ça dépasse mes compétences.

Diane demanda :

— Quel rapport avec les événements d’aujourd’hui ?

Il tourna la photocopie dans sa direction et prit une expression d’évidence.

— Le tokamak dans lequel van Kaen a bossé, le TK 17, était le plus important que les Russes aient jamais construit. C’était un site totalement secret. Et devinez où il était implanté ? A l’extrême nord de la République populaire de Mongolie, à la frontière de la Sibérie. A Tsagaan-Nuur, là même où le toubib semblait décidé à se rendre.

Elle scrutait le document noirâtre, distinguant, sur la photo d’identité assombrie, les traits d’un van Kaen jeune, au regard fermé. Langlois s’interrogea à voix haute :

— Pourquoi voulait-il retourner là-bas ? Je n’en ai pas la moindre idée, mais tout cela forme un tout. C’est évident.

L’informaticien pénétra dans le bureau après avoir frappé. Sans un mot, il déposa plusieurs exemplaires imprimés du portrait-robot et s’éclipsa. Le lieutenant observa le faciès et conclut :

— On va voir si nos fichiers reconnaissent votre bonhomme. Je ne crois pas beaucoup à cette possibilité, mais on ne sait jamais. Parallèlement, on va orienter nos recherches sur les communautés turco-mongoles de Paris. Vérifier les visas d’entrée et tout ça. C’est la seule bonne nouvelle, parce qu’il ne doit pas y en avoir des légions.

Il se leva et consulta sa montre :

— Allez dormir, Diane. Il est plus d’une heure du matin. On va renforcer la garde de la chambre de Lucien : n’ayez crainte.

Il la raccompagna jusqu’à la porte. S’appuyant au chambranle, il ajouta :

— Franchement, je ne sais pas si vous êtes cinglée, Diane, mais, dans tous les cas, cette histoire l’est beaucoup plus que vous.

30

Pièces blanches. Tableaux pastel. Voyant rouge du répondeur.

Diane traversa son appartement sans allumer la lumière. Elle pénétra dans sa chambre et se laissa choir sur le lit. La lueur grenat du répondeur, près d’elle, prenait des proportions de fanal au-dessus d’une mer d’ombre. Elle se souvenait d’avoir éteint son téléphone cellulaire avant la séance d’hypnose. Peut-être avait-on tenté de la joindre toute la soirée ?

Elle appuya sur la touche d’écoute et n’entendit que le dernier message : « C’est Isabelle Condroyer. Il est vingt et une heures. Diane : c’est fantastique. Nous avons identifié le dialecte de Lucien ! Rappelez-moi. »

La scientifique énonçait les coordonnées de son domicile et de son portable. Dans l’obscurité, Diane mémorisa le premier numéro et le composa. Plusieurs sonneries retentirent — il devait être deux heures du matin — puis une voix fripée s’éleva :

— Allô ?

— Bonsoir. C’est Diane Thiberge.

— Diane, ah oui… (elle semblait s’extraire de ses rêves). Vous avez vu l’heure ?

Elle n’avait ni la force ni le désir de s’excuser.

— Je viens de rentrer chez moi, dit-elle simplement. J’étais trop impatiente.

— Bien sûr… (La voix retrouvait une certaine clarté.) Nous tenons le dialecte de votre enfant.

Isabelle s’arrêta pour regrouper ses idées, puis expliqua :

— L’enfant parle un idiome d’origine samoyède, exclusivement parlé dans la région du lac Tsagaan-Nuur, à l’extrême nord de la République populaire de Mongolie.

Lucien provenait exactement de la région du laboratoire nucléaire. Qu’est-ce que cela signifiait ? Diane ne parvenait pas à réunir ses pensées. Isabelle Condroyer demanda :

— Diane, vous m’écoutez ?

— Je vous écoute, oui.

L’ethnologue reprit — l’excitation transparaissait dans sa voix :

— C’est incroyable. Selon le spécialiste que j’ai consulté, il s’agit d’un dialecte très rare, parlé par une ethnie extrêmement réduite, les Tsevens.

Diane était aussi muette qu’une tombe. La scientifique demanda de nouveau :

— Vous m’écoutez, Diane ? Je croyais que vous seriez enthousiaste à…

— Je vous écoute.

— Il y a aussi ces deux syllabes, Lu et Sian, que votre petit garçon ne cesse de répéter sur la cassette. Mon collègue est catégorique : ces deux phonèmes forment un mot très important pour la culture tsévène. Cela signifie : le « Veilleur ». La « Sentinelle ».

— Le… Veilleur ?

— C’est un terme sacré. Il désigne un enfant élu. Un enfant qui joue le rôle de médiateur entre son peuple et les esprits, surtout durant la saison de la chasse.

Diane répéta d’un ton vague :

— La saison de la chasse.

— Oui. Pendant cette période, l’enfant devient le guide de son peuple. Il est à la fois celui qui attire les faveurs des esprits et celui qui en déchiffre les messages, dans la forêt. Il est capable par exemple de déterminer les aires propices à la capture des animaux. L’enfant part en avant et les chasseurs du groupe le suivent à bonne distance. C’est un éclaireur, un éclaireur spirituel.

Diane s’allongea sur le lit. Elle discernait, alignés sur le mur, les carrés pastel de Paul Klee, loin, très loin, du côté de la vie ordinaire et sans danger. L’ethnologue semblait intriguée par son silence. Au bout de quelques secondes elle dit :

— Je sens qu’il y a un problème.

Diane, la nuque noyée dans ses cheveux déployés, répondit :

— J’ai cru adopter un enfant naturel en Thaïlande. Fonder un foyer avec un petit garçon qui n’avait pas eu de chance à sa naissance. Je me retrouve avec un chaman turco-mongol qui guette les esprits sylvestres. Vous voyez un problème, vous ?

Isabelle Condroyer soupira. Elle paraissait déçue. Tous ses effets étaient réduits à néant. Elle revint à un ton doctoral :

— Votre enfant a dû rester suffisamment longtemps parmi les siens pour mémoriser ce rôle. Ou du moins le nom de ce rôle. C’est une histoire extraordinaire. L’ethnologue qui a déchiffré la cassette aimerait vous rencontrer. Quand pouvez-vous le voir ?

— Je ne sais pas. Je vous appellerai demain matin. Sur votre cellulaire.

Diane salua brutalement la femme et raccrocha. Elle se tourna vers le mur et se recroquevilla, en chien de fusil. Une obscure hallucination s’empara d’elle. Elle se sentait entourée par des ombres. Elle visualisait des silhouettes vêtues de parkas antiradioactives qui la suivaient, l’observaient sous la pluie. Qui étaient-ils ? Pourquoi voulaient-ils éliminer Lucien, le petit « Veilleur » ? Quel pouvait être le lien entre un enfant chaman et un site nucléaire ?

Pour contrer cette vision confuse, elle chercha à se souvenir des hommes qui étaient ses alliés. Elle appela l’image de Patrick Langlois, mais elle ne vit rien. Elle tenta de se remémorer le docteur Eric Daguerre, mais aucun visage n’apparut. Elle prononça le nom de Charles Helikian, mais nul écho ne retentit dans son esprit. Elle se sentait seule, désespérément seule. Pourtant, au moment où elle allait sombrer dans le sommeil, elle fut frappée par cette vérité. Elle ne pouvait être aussi isolée. Pas dans une tourmente de cette ampleur.

Quelqu’un, quelque part, devait partager son cauchemar.

31

Jadis elle s’était inscrite dans un cours de théâtre pour tenter de briser sa timidité et renouer avec les autres. En pure perte. Mais elle avait conservé une étrange nostalgie à l’égard de cette activité. Elle se souvenait des décors, qui sentaient la sciure et la poussière. De l’atmosphère vaguement inquiétante de la salle plongée dans l’ombre, où, sur une scène éclairée, des apprentis comédiens déclamaient des textes de Sophocle ou de Feydeau, pratiquement sur le même ton. Elle se souvenait de la compassion attentive des autres élèves, qui suivaient en silence les efforts de leurs condisciples. Il y avait quelque chose d’occulte, de rituel dans une telle discipline. Comme si ces répétitions visaient à invoquer des forces mystérieuses, des dieux inconnus qui n’auraient pu être sollicités que par ce parler faux et ces gestes empruntés.

Au rez-de-chaussée du bloc A, le bâtiment des lettres de la faculté de Paris X-Nanterre, Diane se glissa dans la salle 103 et comprit qu’elle venait de pénétrer dans l’un de ces temples désuets. C’était une pièce de vingt mètres de côté, sans fenêtre, pratiquement vide, à l’exception de rangées de chaises pliées, adossées contre le mur de droite. Au fond, s’élevait une scène de teinte sombre, encadrée de rideaux noirs, sur laquelle des bribes de décors se découpaient dans une clarté saupoudrée de particules. Une table, une chaise, des formes vagues, taillées dans du polystyrène foncé, évoquant un arbre, un rocher, une colline.

Il était dix heures du matin.

Isabelle Condroyer lui avait donné cette seule adresse pour rencontrer Claude Andreas, l’ethnologue spécialiste des dialectes turco-mongols.

Elle interrogea quelques acteurs, qui discutaient au pied de la scène. Parmi eux, il y avait l’homme qu’elle cherchait. Grand et maigre, il portait un sous-pull et un caleçon long de couleur noire. Diane songea à un parchemin finement roulé — un parchemin qui aurait abrité quelques secrets d’alchimie des plus opaques. Elle se présenta en quelques mots. Il s’excusa d’un sourire :

— Pardon pour la tenue de combat. Nous répétons En attendant Godot.

Andreas désigna une table sur la droite :

— Venez. Je vais vous montrer une carte de cette région. Votre histoire est tout bonnement… incroyable.

Elle acquiesça, pour la forme. Ce matin, elle aurait acquiescé à tout. Malgré ses quelques heures de sommeil, elle n’avait toujours pas récupéré ses forces profondes — ce mélange d’agressivité et de nervosité qui constituait sa plus sûre façon d’exister.

— Café ? proposa l’homme en brandissant un thermos.

Diane fit un geste de négation. Andreas lui tendit une chaise, se servit une tasse et s’assit de l’autre côté de la table posée sur deux tréteaux. Elle l’observait. Son visage ressemblait à un coloriage d’enfant : des yeux turquoise très écartés, un nez mutin, une bouche fine, juste dessinée d’un trait — le tout entouré par une solide tignasse poivre et sel, qui ressemblait à un casque de personnage PlayMobil.

Il posa son café et déploya une carte. Tous les noms étaient écrits en caractères cyrilliques. Il désigna de son index une région, en haut du document, près d’une ligne frontalière.

— Je pense que le dialecte de votre enfant appartient à cette région, à l’extrême nord de la Mongolie-Extérieure.

— Isabelle m’a parlé d’une ethnie, les Tsevens…

— En vérité, il est difficile d’être aussi catégorique. Ce sont des régions très difficiles d’accès, qui sont restées sous l’emprise soviétique durant près d’un siècle. Mais je dirais que, oui, selon la prononciation et l’utilisation de certains mots, nous avons affaire au dialecte tseven. Une peuplade d’origine samoyède. Des éleveurs de rennes, en voie de disparition. Je suis même étonné qu’il en reste encore. Où avez-vous pu adopter un tel enfant ? C’est…

— Parlez-moi de cette histoire de Veilleur et de chasse.

Andreas sourit face au ton abrupt. Il semblait comprendre qu’aujourd’hui ce ne serait pas lui qui poserait les questions. Il esquissa un geste d’excuse pour son indiscrétion. Il avait l’onctuosité d’une ombre chinoise.

— Une fois dans l’année, en automne, les Tsevens organisent une grande chasse. Cette chasse obéit à des règles strictes. Les hommes du groupe doivent suivre un jeune éclaireur. L’enfant jeûne la nuit précédente puis part en solitaire, dès l’aube, dans la forêt. Alors seulement les chasseurs se mettent en marche et suivent le « Veilleur ». Le « Lüü-Si-An », dans le dialecte tseven.

Les mots de l’ethnologue se perdaient dans l’esprit de Diane. Elle regardait fixement la carte. Du vert. Des immensités de vert, creusées, çà et là, par les petites taches bleues de lacs. C’étaient ces plaines d’herbes courtes, ces forêts infinies de sapins, ces lacs limpides qui couraient dans le sang de Lucien. Elle se souvenait de ces moments d’intimité où l’enfant s’endormait dans l’arc de son aisselle et que résonnait dans son esprit ce mot magique : « ailleurs ». Tel un ressac lointain, les explications d’Andreas parvinrent de nouveau à ses tympans.

— Si votre fils adoptif est bien un Veilleur, s’il a été désigné par son peuple, cela signifie qu’il possède des dons de clairvoyance. Une des facultés regroupées sous le signe anglais ESP, qui signifie extrasensory perception, perception extrasensorielle.

— Attendez.

Diane fixait son interlocuteur d’un regard froid.

— Vous voulez dire que les gens de cette ethnie pensent que de tels enfants possèdent des dons paranormaux ?

L’homme au col roulé sourit. Il eut un geste de patience qui l’irrita.

— Non, murmura-t-il. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Pas du tout. Je pense que les Veilleurs possèdent, réellement, ces pouvoirs. Selon des témoignages très sérieux, ils sont capable de capter des phénomènes tout à fait inaccessibles aux cinq sens humains.

C’était bien sa chance : elle était tombée sur un cinglé. Un homme qui était trop longtemps resté auprès d’ethnies superstitieuses. Elle s’efforça au calme :

— A quels phénomènes pensez-vous ?

— Les Lüü-Si-An, par exemple, peuvent prévoir l’itinéraire de la migration des élans. Ils anticipent aussi d’autres faits plus spectaculaires, comme l’apparition d’étoiles filantes ou de comètes. Ou encore l’arrivée de certains changements climatiques. Ce sont des voyants, il n’y a aucun doute. Et leurs dons s’annoncent dès leur plus jeune âge…

Diane le coupa :

— Vous vous rendez compte de ce que vous êtes en train de dire ?

Un coude appuyé sur la table, l’autre main tournant avec lenteur la cuillère dans sa tasse de café, le scientifique dit simplement :

— Il existe deux types d’ethnologues, madame. Ceux qui analysent les manifestations spirituelles d’une ethnie d’un point de vue strictement psychique. Pour eux, les pouvoirs chamaniques, les expériences de possession ne correspondent qu’à de simples déviances mentales — hystérie, schizophrénie. Pour la deuxième catégorie d’ethnologues, à laquelle j’appartiens, ces expériences demeurent les manifestations des forces dont elles portent le nom — c’est-à-dire des esprits.

— Comment pouvez-vous adhérer à de telles croyances ?

Sourire. Cercle dans le café.

— Si vous saviez, au fil de ma carrière, ce que j’ai pu voir… Considérer les manifestations chamaniques comme de simples maladies mentales, cela me paraît excessivement réducteur. Comme un musicologue qui ne se soucierait que du volume sonore d’un orchestre, sans se préoccuper de la musique elle-même. Il y a les matériaux, les instruments. Il y a ensuite la magie qui en émane. Je me refuse à rabaisser les croyances religieuses d’un peuple à de simples superstitions. Je me refuse à considérer les pouvoirs des sorciers comme de pures illusions collectives.

Diane se taisait. Des souvenirs s’agitaient dans son esprit. Elle avait assisté elle aussi à des cérémonies étranges, notamment en Afrique. Elle n’avait jamais approfondi son propre sentiment face à ces faits. Mais elle avait acquis une certitude : dans ces moments-là, une force était en jeu. Une force qui lui semblait se situer à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’homme, et surtout, curieusement, à sa lisière. Comme s’il s’agissait d’un contact sacré, d’un seuil indicible qui était franchi.

Claude Andreas parut percevoir son trouble. Il souffla :

— Prenons les choses d’un autre point de vue, voulez-vous ? Laissons le côté religieux des phénomènes paranormaux et interrogeons-nous sur leur véracité concrète, physique.

— C’est tout vu, trancha Diane. Ça n’existe pas.

La voix de l’ethnologue se fit plus grave :

— Vous n’avez jamais eu de rêves prémonitoires ?

— Comme tout le monde. Des impressions vagues.

— Vous n’avez jamais reçu un appel téléphonique d’une personne à qui vous veniez de penser ?

— Les hasards de la vie. Ecoutez : je suis une scientifique. Je ne peux pas me laisser bercer par ce genre de coïncidences et…

— Vous êtes une scientifique : vous savez donc qu’il existe un seuil où les hasards deviennent des probabilités. Et un autre seuil encore où ces probabilités deviennent des axiomes. Je m’intéresse à ces questions depuis longtemps. Il existe aujourd’hui des laboratoires scientifiques en Europe, aux Etats-Unis, au japon, où ces limites sont régulièrement franchies, où les expériences de télépathie, de clairvoyance, de précognition sont répétées avec succès. Je suis sûr que vous en avez entendu parler.

Diane saisit la balle au bond :

— C’est vrai. Pourtant, même si les protocoles de ces tests sont rigoureux, l’analyse de leurs résultats prête toujours à discussion.

— C’est ce que disent la plupart des scientifiques, oui. Parce que l’implication de ces résultats serait trop importante. Admettre la validité de ces anomalies reviendrait à mettre en cause la physique moderne et l’état actuel de nos connaissances.

— On dérive complètement, là…

— Non, et vous le savez. Nous parlons des compétences souterraines de l’homme. Nous parlons d’aptitudes qui sont peut-être, chez votre enfant, exacerbées. Des aptitudes qui défient les lois ordinaires de l’univers sensible.

Elle n’avait pas besoin de plonger dans de nouveaux vertiges. Pourtant, une force la retenait. Un murmure lui soufflait que ces facultés étaient peut-être l’objet de toute l’affaire… Andreas reprit, toujours sur son ton égal :

— Prenons les choses d’une autre façon encore. Vous êtes éthologue, n’est-ce pas ? Vous travaillez sur les modes de perception des animaux.

— Et alors ?

— Beaucoup de ces perceptions nous sont longtemps apparues comme mystérieuses, incompréhensibles, parce que nous ne connaissions pas leur source morphologique. Le vol des chauves-souris dans l’obscurité était un mystère. Jusqu’au jour où nous avons découvert les ultrasons, grâce auxquels ces volatiles nocturnes se guident. Chacune de ces perceptions possède son explication physique. Il n’y a rien de surnaturel.

— Vous êtes en train de parler de mon métier. Je ne vois pas le rapport avec les prétendues facultés psi de l’homme et…

— Qui vous dit que nous avons fait le tour de nos appareils de perception ?

Diane ricana :

— Le fameux sixième sens… (Elle se leva.) Désolé, monsieur Andreas : je crois que nous perdons notre temps tous les deux.

L’ethnologue se leva à son tour et lui barra, très légèrement, le passage.

— Qui vous dit que les enfants dont nous parlons ne possèdent pas un atout que nous ne possédons plus ?

— Quel atout ?

Il eut un sourire — une virgule sur son visage de papier.

— L’innocence.

Diane tenta d’éclater de rire, mais sa gorge se serra. Claude Andreas reprit :

— Dans les laboratoires dont je vous ai parlé, il a été démontré que les meilleurs résultats sont toujours obtenus lors des premiers tests, et notamment par les enfants. A cause de leur spontanéité.

— Ce qui signifie ?

— Que nos préjugés constituent le principal barrage à l’émergence des facultés psi. Le scepticisme, le matérialisme, l’indifférence peuvent être considérés comme de véritables pollutions, des scories qui gênent l’esprit, l’empêchent d’exercer son pouvoir. Un sportif qui ne serait pas convaincu de sa force partirait battu. Notre conscience fonctionne exactement de la même façon. Un sceptique ne peut accéder à ses propres compétences mentales.

Elle contourna la longue silhouette. Un doute lancinant l’envahissait. Il demanda :

— Vous n’avez pas d’enfant, n’est-ce pas ?

— J’ai Lucien.

— Je veux dire : vous n’avez jamais accouché.

Elle détourna la tête afin qu’il ne puisse pas lire l’expression de son visage.

— Où voulez-vous en venir ?

— Toutes les mères de famille vous le diront : elles communiquent avec leur enfant, durant la grossesse. Le fœtus ressent les sentiments de la femme qui le porte. Or, il s’agit déjà de deux entités distinctes. La grossesse est le berceau même de la télépathie.

Diane se sentait plus à l’aise sur ce terrain physiologique.

— C’est faux, répondit-elle. Ce que vous qualifiez de transmission paranormale repose sur des supports physiques effectifs. Si une femme enceinte apprend une nouvelle qui la bouleverse, des hormones spécifiques, comme l’adrénaline, se libèrent aussitôt dans son sang et sont assimilées par l’embryon. A ce stade, on ne peut considérer la mère et l’enfant comme dissociés. Ils sont au contraire en contact physique permanent.

— D’accord avec vous. Mais après l’accouchement ? La communication se poursuit, madame. C’est un fait avéré. La mère perçoit encore les besoins de son enfant à l’instant exact où il les ressent. Le lien n’est pas rompu. Vous appelez ça comment ? L’instinct maternel ? L’intuition féminine ? Bien sûr. Mais où finit l’intuition ? Où commence la clairvoyance ? Cette relation n’est-elle pas aussi une pure communication parapsychologique, qui ne repose sur aucun autre support que l’amour ?

Diane s’émiettait comme du pollen. Ces allusions à la relation mère-nourrisson l’anéantissait. En même temps, ces paroles l’emplissaient d’une sérénité étrange. Elle-même l’avait ressenti : quand avait-elle mieux communiqué avec Lucien qu’en ces moments enchantés, baignés de silence, où l’enfant dormait entre ses bras ?

— Vous parlez bien, monsieur Andreas, mais je ne crois pas avoir avancé autant que je l’aurais désiré sur l’identité de mon fils adoptif.

— Vous avancerez quand Lucien reprendra conscience. S’il est véritablement un Veilleur, il saura vous persuader de ces réalités.

Diane salua l’homme et se dirigea vers la porte. Elle sentait un noyau de tristesse se dilater au fond de sa gorge. L’ethnologue la rappela :

— Attendez.

Il ajouta en s’avançant vers elle :

— Je pense tout à coup à quelqu’un. Un homme qui pourrait vous en dire plus sur les particularités psychiques de Lucien. Je suis un imbécile de n’y avoir pas pensé plus tôt. Il a voyagé dans ces régions. Il est même le seul, en vérité. Je dois avouer que je n’y suis jamais allé moi-même. Je n’ai travaillé que sur les bandes enregistrées par les déportés politiques de l’époque, les scientifiques du goulag.

Andreas cherchait déjà dans son agenda les coordonnées de la perle rare. Il nota le nom et l’adresse au dos d’une petite feuille quadrillée.

— Il s’appelle François Bruner. Il connaît les Tsevens. Et il connaît la question de la parapsychologie.

Elle saisit la page et lut.

— Il vit dans un musée ? demanda-t-elle.

— Il est le conservateur de sa propre fondation, oui, à Saint-Germain-en-Laye. Il possède une fortune colossale. Allez le voir. C’est un personnage fascinant. Le voyage ne vous prendra que quelques heures. Et ces heures éclaireront peut-être le reste de votre vie.

32

Tout alla très vite.

Elle se rendit d’abord à l’hôpital afin de découvrir la nouvelle chambre de Lucien, puis elle contacta l’homme de la fondation. L’accueil fut chaleureux : François Bruner paraissait intrigué par la présence d’un Veilleur en France. Il avait l’air également impatient d’exposer ses souvenirs et ses connaissances, à propos d’une région qu’il était l’un des rares Européens à avoir sillonnée. Rendez-vous fut pris le jour même, à dix-neuf heures.

Diane compta qu’il lui faudrait environ une heure pour atteindre Saint-Germain-en-Laye, dans la banlieue ouest de Paris, et se mit en route, par précaution, dès dix-sept heures trente. Après avoir traversé Neuilly, elle contourna le quartier de la Défense par le boulevard circulaire et s’engagea sur la nationale 13, interminable ligne droite qui devait la conduire jusqu’à sa destination.

En chemin, elle ne se posa plus de questions sur son enquête. Son esprit était entièrement préoccupé par les paroles de Claude Andreas et les conceptions générales qu’elles impliquaient. Diane Thiberge, éthologue confirmée, était un esprit rationnel. Même si elle avait été troublée par l’efficacité mystérieuse de l’intervention de Rolf van Kaen, même si ses lectures sur l’acupuncture avaient enflammé son imagination, elle n’avait jamais cru, en profondeur, à une vérité qui aurait pu bouleverser sa propre conception de la réalité.

Comme la plupart des biologistes, Diane pensait que le monde, dans son extrême complexité, se résumait à une suite de mécanismes, physiques et chimiques, impliquant des éléments concrets et identifiés, se déployant sur l’échelle de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Bien sûr, elle ne niait pas l’existence de l’esprit humain, mais elle le concevait comme une entité à part, dont la fonction était de percevoir et de comprendre. Une sorte de spectateur spirituel, assis aux loges de l’univers.

Elle le savait : c’était une vision réductrice et dépassée des rouages du cosmos. Une vision, héritée des pragmatistes du XIXe siècle, qui excluait, implicitement, la conscience humaine de la logique du réel. Or, de plus en plus de scientifiques pressentaient que l’esprit, aussi invisible et impalpable soit-il, appartenait autant à la réalité qu’une molécule ou une étoile à neutrons. Que la conscience s’insérait, d’une manière encore inexpliquée, au sein de la grande chaîne du vivant, au même titre que n’importe quel élément tangible. Certains pensaient même que cette conscience n’était pas une entité passive mais influençait directement, au-delà des actes qu’elle pouvait susciter, le monde objectif, en tant que force pure.

Diane se concentra sur la route. Elle traversait Nanterre, où des rangées de platanes jouaient le rôle de cache-misère, dissimulant l’habituel bric-à-brac des banlieues — mélange terne et disgracieux de vieux immeubles, de pavillons maussades, de constructions trop modernes, rutilantes et glacées.

A Rueil-Malmaison, le paysage se modifia. Les peupliers remplacèrent les platanes, longues vrilles frétillantes de petites feuilles qui semblaient porter en elles des promesses d’eau et de verdure. Sur l’avenue Bonaparte, aux environs de la Malmaison, des murs d’enceinte se dressèrent, les pierres se couvrirent de vigne vierge, les portails se coiffèrent de toitures délicates. Les hautes demeures semblaient toiser le flux des voitures, au-dessus de leurs enclos, avec des airs de grands-ducs, comme si l’orgueil du château de la Malmaison avait contaminé tous les pavillons et les manoirs proches.

La circulation était fluide. Diane filait sans encombre. Ses pensées se fixèrent de nouveau sur son enquête. Lucien était-il un Veilleur ? Ses pouvoirs supposés existaient-ils ? Touchaient-ils à une dimension insoupçonnée de la réalité ? Rolf van Kaen avait dit : « Cet enfant doit vivre. » Nul doute qu’il connaissait la vérité à propos de Lucien — et que cette vérité expliquait sa propre intervention. Qu’attendait-il de lui ? Elle ne possédait aucune réponse mais elle était persuadée d’avancer dans la juste direction. Elle devait se concentrer sur ces facultés psi — même si elle n’y croyait pas, même si, pour elle, de telles histoires étaient des chimères. Ce qui comptait, à l’heure actuelle, ce n’étaient pas ses convictions, mais celles des tueurs du périphérique et de Rolf van Kaen.

A Bougival, elle rejoignit les rives de la Seine, découvrant au loin de longues îles boisées qui se reflétaient dans les eaux du fleuve. Un pont de pierre portait l’inscription « écluses de Bougival ». Diane prit le temps d’observer les barques, les péniches, les flots lissés de quiétude. Tout semblait ici respirer la villégiature, les déjeuners sur l’herbe, les trêves volées au tumulte parisien.

Elle roula encore vingt minutes et accéda à la Grande Place du château de Saint-Germain-en-Laye. Dix-huit heures quarante-cinq sonnaient à l’horloge de l’église. Elle remonta de larges avenues, qui paraissaient porter encore l’empreinte des carrosses et des défilés royaux, puis prit, comme Bruner le lui avait conseillé, la direction de la forêt proprement dite. Elle s’enfonça dans des routes étroites, bordées de murs d’enclos aux éclats de gypse et aux lézardes de lierre. Le jour déclinait au-dessus des murets, les arbres semblaient s’agiter d’impatience, comme exaltés par l’approche des ténèbres. Diane renonça à allumer ses phares afin de mieux capter la lumière du dehors, qui lui paraissait devenir plus intense, plus précise, à mesure que la nuit tombait.

Enfin elle stoppa devant un portail à hautes grilles noires. En sortant de sa voiture, elle fut frappée par la fraîcheur de l’air : une enveloppe invisible qui réveillait ses sens et leur conférait une nouvelle acuité. Il était dix-neuf heures et l’obscurité s’approchait à grands rouleaux d’ombre. Diane songea encore une fois à son petit garçon. Soudain sa conviction prit une résonance définitive : dans quelques heures, elle posséderait une partie du secret.

33

Elle appuya sur l’interphone, surmonté d’une caméra. Pas de réponse. Elle fit une nouvelle tentative. En vain. Sans réfléchir, elle poussa la grille, qui pivota avec lenteur. Elle boucla son manteau de daim, dont le col formait une fine brosse de laine, emprunta l’allée de gravier. Elle marcha ainsi durant plusieurs minutes, longeant de vastes pelouses. Tout était désert. Elle ne percevait que les petits rires des arroseurs automatiques, invisibles dans l’obscurité. Enfin, au-delà d’un coteau de gazon, elle aperçut le bloc sombre du musée.

Le bâtiment devait dater du début du siècle. Il n’était que lignes de force et angles bruts, et semblait avoir été fondu dans les matériaux les plus lourds. Vert-de-gris des bronzes. Ocre brun des cuivres. Noir d’ombrage de l’acier. Diane s’approcha. La double porte principale était close. Les fenêtres de la façade, cadrées de métal, ne laissaient transparaître aucune lumière. Elle se souvint que François Bruner lui avait conseillé de contourner l’édifice afin de rejoindre la porte arrière, qui ouvrait directement sur ses appartements privés.

Le parc était cerné par les arbres et les ténèbres. Les cimes, secouées par les bourrasques, produisaient une symphonie froissée de feuilles. Parvenue à la façade opposée, elle sonna à une porte, mais n’obtint aucune réponse. Le professeur l’avait-il oubliée ? Elle rebroussa chemin, reprit la direction du portail extérieur, mais se ravisa. Elle se dirigea de nouveau vers l’entrée principale, gravit les quelques marches du seuil et tenta de tirer à elle la lourde porte.

Contre toute attente, elle s’ouvrit.

Diane pénétra dans un vestibule nimbé d’ombre, puis découvrit la première salle. Jamais elle n’aurait supposé qu’une telle pièce appartenait au bunker menaçant du dehors. Les murs, le sol et le plafond étaient blancs. Ils réfractaient avec intensité la clarté de la lune, qui filtrait par les fenêtres. A elles seules, ces surfaces nues constituaient une caresse pour le regard. Mais surtout, il y avait les tableaux. Des lucarnes de couleurs bigarrées, flamboyantes, qui ressemblaient à des ouvertures sur un autre monde. Diane s’avança et comprit que la fondation consacrait une exposition à l’œuvre de Piet Mondrian.

Elle n’était pas réellement une spécialiste de l’art pictural, mais elle admirait particulièrement cet artiste néerlandais dont elle possédait de nombreuses reproductions. Le long des murs, elle identifia aussitôt les œuvres de sa première période : des moulins échevelés, aux ailes fantasques, qui se découpaient sur des ciels embrasés et semblaient annoncer une combustion du monde imminente.

Dans la deuxième salle, Diane découvrit d’autres toiles de la même période. Des arbres cette fois — des arbres d’hiver, sombres, hiératiques, saupoudrés d’éclats, abritant dans les interstices de leur écorce les tons les plus fous. Il y avait aussi des arbres printaniers — noirs et rouges, comme injectés de feu, qui paraissaient près de se fondre en une explosion pastorale. Diane avait toujours pensé que cette sève brûlante, ces ciels de fournaise portaient en eux une promesse. Qu’ils recelaient déjà la profonde mutation de l’art de Mondrian.

Elle savait que, dans la troisième salle, s’ouvrirait cette mutation.

Elle franchit le seuil et sourit en contemplant les toiles de la maturité. A partir des années vingt, les arbres de Mondrian s’étaient étirés, alignés, épurés, ses ciels s’étaient ordonnés, lissés, et le véritable printemps du peintre avait éclos. Non pas en fleurs ni en fruits, mais en carrés, rectangles, formes géométriques d’une absolue pureté. A partir de ce moment, Mondrian n’avait plus peint que des compositions ascétiques, assemblant des figures strictes et des couleurs monochromes. On avait coutume de parler de « rupture » dans son œuvre, mais Diane n’était pas d’accord. A ses yeux, c’était au contraire une alchimie naturelle. Au bout du lyrisme incandescent des premières années, au fond de ses paysages de terre et de feu, l’artiste avait trouvé la quintessence de sa propre peinture. La géométrie parfaite des axes et des couleurs.

Eblouie, Diane avançait sans mesurer l’absurdité de la situation. Elle se trouvait, seule, dans un musée privé, où elle était censée rencontrer le spécialiste d’une ethnie turco-mongole. Elle déambulait, sans surveillance, sans contrainte, parmi des toiles qui devaient valoir chacune plusieurs dizaines de millions de francs. Elle passa dans une nouvelle salle, s’attendant déjà à contempler les fameux Boogie-Woogie, les œuvres ultimes de l’artiste, réalisées à New York et…

Un bruissement lui fit tourner la tête.

Deux silhouettes se tenaient dans la salle précédente. Elle songea à des gardiens, mais se ravisa aussitôt. Les deux hommes, vêtus de noir, portaient des amplificateurs de lumière et tenaient chacun un fusil d’assaut surplombé d’un désignateur laser. Une certitude jaillit dans son esprit : les complices du périphérique. Ils l’avaient suivie jusqu’ici et allaient l’assassiner, au fond de cette salle d’exposition.

Elle jeta un regard derrière elle. Aucune porte, aucune issue. Les hommes avançaient avec lenteur. Diane recula. Leur arme décochait un faisceau rouge. D’une manière absurde, elle fut frappée par la beauté de la scène : les toiles qui reflétaient la clarté bleutée de la lune, les deux attaquants au regard de scarabée, le point grenat de leur fusil qui s’étoilait dans ces ténèbres de craie.

Elle n’éprouvait aucune peur. Déjà une autre pensée se formait dans son esprit : cet affrontement, d’une obscure façon, elle l’avait attendu durant quinze années. C’était son heure de vérité. L’heure de démontrer qu’elle n’était plus la jeune fille vulnérable de Nogent-sur-Marne. Elle revit les saules, les lumières vitrées. Elle sentit la terre froide sur ses hanches. Les deux ombres approchaient toujours. Elles n’étaient plus qu’à quelques mètres.

Un pas encore.

Elle vit l’une des mains gantées appuyer sur la détente.

Il était trop tard.

Pour eux.

Elle bondit et frappa du tranchant de la main — sao fut shou. Le premier homme fut touché net à la gorge et s’affaissa. Le deuxième braqua son fusil, mais elle pivotait déjà, détendant sa jambe en coup de pied retourné. Le tueur fut propulsé en arrière. Elle entendit le « plop » de l’arme munie d’un silencieux qui arrachait la pierre d’un mur. Aussitôt après, ce fut le silence. Plus rien ne bougeait. Tremblant des pieds à la tête, elle s’approcha des deux corps inertes.

Un coup métallique la renversa. Une onde de souffrance l’irradia. Elle tenta de se relever sur un genou mais un nouveau choc l’atteignit au visage. Ses lunettes volèrent. Sa bouche s’inonda de sang. Elle s’écroula, déduisant avec un temps de retard qu’il y avait un troisième homme, planqué dans l’angle mort de la salle. Les coups se mirent à pleuvoir. Des poings serrés, des martèlements de rangers, des angles de crosse. Les deux autres hommes s’étaient remis debout et joints à l’exécution. Les mains serrées sur la tête, Diane n’avait qu’une pensée : « Ma boucle. Ils vont arracher ma boucle. » En guise de réponse, elle sentit un flux tiède s’écouler de ses lèvres. Elle se recroquevilla et palpa son nez, pour sentir la peau fendue et la cloison nasale à vif. Cette seule idée eut raison de ses dernières forces : elle se replia encore, ne tressautant même plus aux coups qui la bombardaient.

Il y eut un bref répit. Elle rampa, tendit la main pour s’agripper au mur. Elle ne put achever son geste. Une chaussure ferrée la frappa en plein torse, arrêtant net sa respiration. L’étouffement violenta tout son être. Un suspens, un pur néant de temps et d’espace, s’éleva, puis Diane s’écroula, se sentant vomir par spasmes. Un poing ganté la saisit par les cheveux et la retourna, lui plaqua les épaules sur le ciment. L’homme dégaina un couteau d’un étui plaqué sur sa jambe. La lame crénelée s’approcha, luisant d’un éclat de lune. La dernière pensée de Diane fut pour Lucien. Elle lui demanda pardon. Pardon de n’avoir pas su le défendre. De n’avoir pas compris son secret. De n’avoir pas su rester en vie pour lui prodiguer tout l’amour que…

La détonation retentit.

Sourde, étouffée, profonde.

Sous l’amplificateur de lumière, l’expression du tueur changea.

Ses traits parurent tomber, se figer.

De nouveau, la détonation écorcha le silence.

L’assassin se plia, les lèvres arrondies en une expression de stupeur.

Diane mit une seconde à comprendre que c’était elle qui tirait. Alors qu’elle prononçait mentalement sa prière, son corps, encore acharné à vivre, avait cherché une autre voie. Ses mains avaient tâtonné, traqué, trouvé l’automatique du meurtrier, glissé dans sa ceinture. Du pouce, elle avait soulevé l’attache de l’étui qui retenait l’arme. Des autres doigts elle avait extirpé le calibre, orienté le canon et pressé la détente.

Elle tira une nouvelle fois.

Le corps tressauta lourdement. Il s’affaissa sur elle, alors qu’elle se décalait déjà, bras tendu, pour braquer les deux autres adversaires. Ils avaient disparu. Elle n’eut que le temps d’apercevoir les stries des désignateurs laser qui passaient dans la salle des Compositions. Elle repoussa le cadavre, ramassa le fusil d’assaut et traversa l’espace en diagonale. Elle se plaqua dans un angle mort, fusil serré contre le torse. Malgré l’état de choc, malgré le sang qui trempait ses vêtements, elle sentit son corps se résoudre en une seule sentence : ils n’auraient pas sa peau, d’une manière ou d’une autre, elle s’en sortirait.

Elle lança un coup d’œil vers le seuil et eut alors une idée.

Les tableaux.

Les tableaux allaient lui sauver la vie.

Elle avait déjà utilisé des amplificateurs de lumière pour observer le comportement nocturne des fauves, dans la brousse africaine. Elle savait que le champ de vision de ces appareils était baigné d’une lueur verte et n’offrait qu’une faible distinction entre les couleurs. Elle songea aux désignateurs laser — ces mires rouges que les tueurs devaient fixer pour tirer et qui devaient être moins précises dans ce halo verdâtre. Si elle parvenait à troubler la netteté de ces points en passant exclusivement devant les toiles rouges, elle obtiendrait quelques secondes de répit, qui lui suffiraient peut-être pour traverser la salle.

Sans plus réfléchir, elle s’élança. Elle vit aussitôt les deux sillons converger vers elle et la dépasser — les deux assaillants étaient tapis, comme elle l’avait prévu, de part et d’autre de l’embrasure. Elle visa aussitôt la Composition n° 12, où se déployait un carré rouge, puis se lança vers une Composition avec rouge, jaune et gris. Elle voyait virevolter les deux points écarlates, telles des mouches cruelles. Elle courut encore. Sa technique fonctionnait. Les tueurs ne voyaient rien. Elle longea les carmins du tableau suivant et aperçut le seuil de la salle suivante. C’était gagné.

A ce moment, elle glissa. Sa tête frappa le ciment. Des étoiles explosèrent sous son crâne. Une douleur traversa sa cheville. Elle se retourna aussitôt : les tueurs étaient sur elle. Elle s’arc-bouta sur le flanc droit, appuya sur la détente du fusil d’assaut coincé dans le pli de son bras. La force du recul la projeta contre le mur, mais elle vit, dans l’éclair bleuté du silencieux, une ombre tressautant dans des crépitations de mort.

Le deuxième agresseur s’arrêta. Elle tira encore. Le miracle ne se reproduisit pas — son fusil s’était enrayé. Elle lâcha l’arme, dégaina de la main droite l’automatique qu’elle avait glissé dans sa ceinture et braqua l’homme qui n’était plus qu’à un mètre. De nouveau, un « clic » atroce se substitua à la détonation espérée. Diane était stupéfaite. Tout était fini pour elle. Le tueur la visa. Elle aperçut sa jambière, se souvint de la lame commando, se jeta sur l’étui. Elle arracha le couteau, se propulsa d’un bond et enfonça la lame dans la gorge. Elle hurla pour ne pas entendre le métal qui crissait sur les chairs ouvertes.

D’un geste elle s’écarta, abandonnant le couteau au larynx déchiré. Hagarde, couverte de sang, elle recula, posant son pied gauche à terre et sentant aussitôt une souffrance aiguë. Elle sautilla sur place, grand héron pataugeant dans une flaque brunâtre, puis aperçut une porte, sur la droite, qui se matérialisait comme par miracle. Elle s’orienta dans cette direction, à cloche-pied, chuta une nouvelle fois, se redressa sur un genou et poussa la paroi. Elle comprit, dans un chaos de pensées convulsives, qu’elle venait de pénétrer dans l’appartement de François Bruner.

34

Elle ne percevait pas le moindre bruit, le moindre frémissement. Elle ne bougeait plus, échine contre le bois, clouée sur son coccyx. Les hommes aux yeux d’insecte avaient-ils assassiné François Bruner ? Ou était-il parvenu à s’enfuir ?

Diane tenta de se relever. Ce simple mouvement lui coûta d’horribles souffrances. Son corps se refroidissait. Dans quelques minutes, les coups qu’elle avait encaissés s’approfondiraient et formeraient des caillots de douleur. A partir de là, elle ne pourrait plus accomplir le moindre geste. Il fallait donc qu’elle agisse vite, qu’elle découvre une issue pour s’enfuir.

En claudiquant, elle s’enfonça dans l’obscurité, tenant sa main sur son nez qui saignait abondamment. Sans lunettes, elle évoluait dans un monde de formes vagues et de blocs indistincts. Seules des veilleuses, en hauteur, la guidaient dans ses tâtonnements. Au bout du corridor, elle découvrit une salle rectangulaire, creusée d’un bassin sans profondeur. Pour franchir cet obstacle, il fallait emprunter une passerelle de fer, juste au-dessus des eaux, puis remonter quelques marches jusqu’aux pièces suivantes. Diane s’attaqua à l’épreuve sans s’arrêter sur la singularité de l’architecture. Elle traversa le pont de lames de métal, en remarquant que des coupelles d’huile flottaient, surmontées d’une mèche allumée. De véritables nénuphars de feu.

Elle accéda à une nouvelle pièce, un carré parfait. La suivante était un rectangle, aux murs blancs et aux parquets noirs. Les rayons de la lune, qui filtraient par une longue baie vitrée, éclairaient des esquisses alignées — des rites de sacrifice dessinés à l’encre de Chine, dont le papier semblait avoir été torturé par la plume.

En d’autres circonstances, Diane aurait été frappée par la rigueur et la beauté de ces lieux. Mais, à cet instant, elle pleurait et s’efforçait de ne pas trop se répandre en gouttes rouges qui s’écrasaient au sol aussi lourdement que de la cire chaude. Elle commençait à désespérer de trouver une sortie quelconque quand elle aperçut, au fond d’un couloir, une porte entrouverte sur un rai de lumière. Des miroitements et des clapotis la renseignèrent : une salle de bains. C’était une solution intermédiaire : s’arrêter pour se rincer le visage afin de repartir plus vaillante.

La pièce était conçue sous le signe du jade et du bronze. Des blocs et des plaques, taillés dans ces matériaux, se déployaient à travers l’espace. De lourdes vitres teintées se dressaient le long des murs, comme des paravents d’eau de mer. Une baignoire était creusée dans une pierre polie et verdâtre. Sur des barres noires, des serviettes distillaient des nuances d’algues sombres. Et partout, le long des fenêtres, le long des carreaux, à la verticale des éviers et des faïences blanches, des tiges de bronze, doublées en parallèles, se démultipliaient jusqu’à se perdre dans le jeu infini des miroirs.

Elle repéra le lavabo et ouvrit le robinet. Le jet de fraîcheur lui fit du bien. Son saignement s’apaisa, ses douleurs s’estompèrent. Elle remarqua alors que l’eau, au fond de la vasque, contenait des fibres transparentes — des membranes minuscules. Elle releva la tête et s’aperçut que, sur sa gauche, dans la baignoire à sec, ces mêmes pellicules se roulaient, se torsadaient en lambeaux diaphanes. Elle songea à un film plastique mais, lorsqu’elle saisit un des fragments, elle comprit que la texture était organique.

De la peau.

De la peau humaine.

Elle se retourna et chercha, d’instinct, l’origine de cette nouvelle aberration. Ce qu’elle découvrit lui arracha un cri. Au centre de la pièce trônait une table de massage en marbre noir. Sur le bloc, un corps était étendu, recouvert par un rideau de douche couleur émeraude. A travers les plis transparents, elle pouvait discerner la forme d’un homme très maigre. François Bruner ? D’une main tremblante, elle tira sur le rideau qui glissa sur le sol. Le corps apparut d’un coup, dans toute sa nudité.

L’homme était allongé, bras croisés sur le torse. Il avait la position des statues de chevaliers qui reposent dans les chapelles édifiées au Moyen Age. La comparaison ne s’arrêtait pas là : ce corps vieilli, décharné, dont les os saillaient sous la peau, semblait entretenir un lien, une connivence esthétique avec la décoration symétrique de la salle de bains, comme les chevaliers sculptés partagent avec l’architecture gothique un air de solennité inaltérable.

Le cadavre semblait pelucher, littéralement. Des peaux très fines pendaient de part et d’autre de ses membres, ou se froissaient sur son torse, révélant dessous une peau toute neuve — rosâtre. Diane s’efforça de ne pas perdre les quelques traces de sang-froid qu’elle possédait encore et s’avança. Elle reçut un nouveau choc. Maintenant qu’elle n’était plus qu’à un mètre du corps, elle pouvait distinguer très nettement son abdomen — et la fine incision qui barrait sa chair, juste en dessous du sternum.

François Bruner avait été tué de la même façon que Rolf van Kaen.

Qu’est-ce que cela signifiait ? Qui s’était chargé de cette exécution ? Les trois salopards aux fusils d’assaut ? Elle n’y croyait pas : ce n’était pas leur style. Et pourquoi auraient-ils placé ensuite leur victime sur le bloc de marbre ?

Elle reculait quand elle remarqua ce qu’elle aurait dû remarquer depuis le début et qui redistribuait tous les éléments : le visage du vieil homme. Le front dégarni. Les pommettes en silex. Les paupières lourdes.

C’était l’homme à la parka antiradioactive.

L’homme qui avait tenté de les tuer, elle et son fils, trois semaines auparavant.

35

À l’exception du lit, sa chambre d’hôpital ne contenait aucun mobilier. La pièce était plongée dans l’obscurité. Allongée un bras replié sur le visage, Diane Thiberge ne pouvait apercevoir, sous le pas de porte éclairé, que les pieds du flic qui montait la garde. Elle consulta sa montre. Six heures du matin. Elle avait donc dormi toute la nuit. Elle ferma à nouveau les paupières et rassembla ses pensées.

Dans la salle de jade et de bronze, au moment exact où elle avait reconnu l’homme à la peau de serpent, des lueurs tournoyantes avaient jailli au fond du parc. La police. Sur l’instant, Diane en avait éprouvé un étrange soulagement : c’était le premier élément rationnel de cette aventure. Il y avait donc un système d’alarme dans ce musée. Les tableaux étaient protégés — il fallait qu’ils le soient. L’affrontement avait provoqué une alerte, un appel au commissariat de Saint-Germain-en-Laye. Elle s’était alors souvenue des corps, de ses empreintes sur les armes abandonnées. Qui croirait qu’une jeune femme était parvenue à éliminer trois meurtriers équipés de fusils d’assaut ? Elle pouvait éviter d’avouer ses crimes. Après tout, elle n’avait utilisé que leurs propres automatiques…

Avec effort, elle était retournée dans la salle des Compositions et avait disposé armes et corps en respectant la trajectoire des balles qu’elle avait tirées. Elle avait aussi retrouvé ses lunettes. Intactes. Cette découverte avait contribué à lui éclaircir les idées. Elle avait arraché leurs gants aux hommes et écrasé leurs empreintes respectives sur chacune des crosses. Lorsque les flics étaient entrés dans le musée, ils n’avaient vu qu’une femme prostrée, entourée de cadavres et de tableaux de Mondrian.

La suite avait été encore plus facile à jouer. Dans la voiture, il lui avait suffi de s’abandonner à son propre abattement. Les enquêteurs avaient formulé autant de réponses que de questions, déduisant eux-mêmes que les trois hommes s’étaient entre-tués après l’avoir agressée. Curieusement, ils semblaient persuadés qu’elle n’avait pas été le sujet de l’affrontement. Diane n’avait pas insisté, mais elle pressentait que les flics avaient déjà identifié les tueurs.

A la clinique du Vésinet-Le Pecq, le médecin de garde s’était montré rassurant. Elle souffrait seulement d’hématomes. Quant aux douleurs à la cheville gauche, il ne s’agissait que d’une entorse légère. Ses seules véritables blessures étaient liées à ses propres parures : sa boucle d’or avait déchiré l’aile droite du nez jusqu’aux cartilages. Quant au rivet incrusté dans son nombril, il avait fallu une demi-heure de chirurgie sous anesthésie locale pour le récupérer.

Après lui avoir administré des sédatifs, on l’avait installée dans cette chambre close. Elle s’était aussitôt endormie mais maintenant, engourdie par les analgésiques, elle se sentait planer dans l’espace, sans ressentir aucune douleur. Seule une lucidité intense, presque irréelle à force de clarté, l’habitait. Et lui permettait de dresser une liste de ses convictions.

Le 22 septembre 1999, François Bruner, conservateur de la fondation Bruner, grand voyageur, spécialiste des Tsevens et de la parapsychologie, avait tenté d’assassiner Lucien, en organisant, avec ses complices, un accident sur le boulevard périphérique parisien.

Le 5 octobre 1999, Rolf van Kaen, chef anesthésiste du service de chirurgie pédiatrique de l’hôpital Die Charité, avait pratiqué une intervention clandestine sur l’enfant, espérant le sauver grâce à la technique de l’acupuncture.

Ces deux hommes connaissaient sur Lucien une vérité que Diane ignorait — peut-être la véritable nature de son pouvoir qui exigeait de l’un qu’il le détruise et qui intimait, au contraire, à l’autre de le sauver.

Quel était ce pouvoir ? Diane écarta cette question sans réponse pour se concentrer sur sa dernière conviction. Peut-être la plus terrible.

Il existait un autre tueur dans cette affaire.

L’homme qui avait broyé le cœur de Rolf van Kaen dans les cuisines de l’hôpital Necker, durant la nuit du 5 octobre 1999. L’homme qui avait pratiqué la même opération, le 12 octobre 1999, à l’intérieur du corps de François Bruner, sans doute quelques heures avant l’arrivée de Diane dans le musée.

Le cliquetis du verrou retentit. Deux policiers en uniforme pénétrèrent dans la chambre, auréolés par la lumière du jour. Dans leur sillage, une haute silhouette apparut. Diane attrapa ses lunettes. Elle reconnut le pull noir, les cheveux paille de fer. Patrick Langlois paraissait plus rêche encore que d’habitude.

En découvrant le visage tuméfié de Diane, il émit un sifflement admiratif, puis menaça :

— Il serait peut-être temps d’arrêter les conneries, non ?

36

Dans la voiture, le premier réflexe de Diane fut d’abaisser le pare-soleil et de contempler son visage dans le miroir. Un hématome bleuté partait de sa tempe gauche et descendait jusqu’au menton. Du même côté, la joue gonflait déjà, sans parvenir toutefois à déformer ses traits osseux. Le blanc de l’œil gauche, voilé de sang, lui donnait un curieux regard vairon. Quant à la blessure du nez, les fils et les croûtes brunes étaient camouflés par un pansement hémostatique. Elle s’attendait à pire.

Sans un mot, Langlois démarra et s’engagea parmi le flux des voitures matinales. Il avait pris le temps, dans le hall de la clinique, de lui passer un savon à propos de son imprudence et de ses manières solitaires. Diane espérait qu’il n’allait pas recommencer — sa migraine ne l’aurait pas toléré. Mais, au premier feu rouge, il extirpa de son dossier kraft une liasse de feuillets et la lui déposa sur les genoux.

— Lisez ça.

Diane ne baissa même pas les yeux. Au bout de quelques minutes, tout en conservant un œil sur le trafic, le lieutenant demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Elle fixait toujours la route.

— Je ne peux pas lire en voiture. Ça me fout la gerbe.

Langlois grogna. Il semblait excédé par les caprices de Diane.

— Okay, soupira-t-il, je vais vous expliquer. Ce dossier est celui de votre portrait-robot.

— François Bruner ?

— Il s’appelait en réalité Philippe Thomas. Bruner était un nom d’emprunt. C’est assez courant chez les espions.

— Les espions ?

Il se racla la gorge, le regard braqué sur la route.

— Quand on a soumis ce visage à notre trombinoscope, on a tout de suite obtenu quelque chose, côté DST, la Direction de la surveillance du territoire. François Bruner Philippe Thomas était fiché depuis 1968. A cette époque, l’homme était professeur de psychologie à la faculté de Nanterre. Un prodige, à peine âgé de trente ans. Un spécialiste de Carl Gustav Jung. J’aurais dû me souvenir de son nom. (Il eut un sourire d’excuse.) J’ai moi-même eu ma période Jung. Bref, en 1968, Thomas, qui est au départ un fils de grande famille, devient l’un des principaux agitateurs communistes des barricades.

Diane revoyait l’homme à la houppelande verte, dressant son index. Son visage cinglé par la pluie, parmi les buissons du périphérique. Langlois poursuivait :

— En 1969, le bonhomme disparaît. En fait, déçu par l’échec de la révolution, Thomas a décidé de passer à l’Est.

— Quoi ?

— L’intellectuel a franchi le Rideau de fer. Il s’est installé là où la cause du peuple triomphe : l’URSS. Je m’imagine assez bien la tête de son père, l’un des plus grands avocats d’affaires de la France gaullienne, quand il a appris la nouvelle.

— Ensuite ?

— On ne sait pas trop ce qu’il fait là-bas. Mais il est certain qu’il voyage dans les régions qui nous intéressent, notamment en République populaire de Mongolie.

La voiture remontait la nationale 13, sur la voie de gauche. Le soleil baignait les cimes des arbres rougeoyants, qui semblaient distiller dans l’air un brouillard pourpre.

Diane regardait distraitement les grilles des parcs, les vastes manoirs, les immeubles clairs, noyés sous les feuillages. Elle ne retrouvait plus la réalité et la précision de son périple de la veille. Le lieutenant de police continuait :

— En 1974, c’est le grand retour. Thomas frappe à la porte de l’ambassade de France, à Moscou. Le système soviétique l’a anéanti. Il implore le gouvernement français de l’accueillir de nouveau. A cette époque, tout est possible. Ainsi, ce transfuge qui est passé à l’Est cinq ans plus tôt demande l’asile politique… à son propre pays !

Langlois brandit le dossier, à la manière d’une pièce à conviction, tout en tenant son volant de l’autre main.

— Je vous jure que tout cela est véridique.

— Et… après ?

— Tout devient encore plus trouble. On retrouve Thomas, en 1977, devinez où ? Au sein de l’armée française, en tant que conseiller civil.

— Dans quel domaine ?

Langlois sourit.

— Il travaille, en qualité de psychologue, dans un institut de santé des armées, spécialisé dans la médecine aéronautique. En réalité, cet institut est une couverture pour accueillir et interroger les dissidents communistes qui ont demandé l’asile politique à la France.

Diane commençait à saisir le revirement de situation.

— Vous voulez dire que c’est lui qui interroge maintenant les transfuges soviétiques ?

— Absolument. Il parle russe. Il connaît l’URSS. Il est psychologue. Qui d’autre que lui pourrait mieux évaluer leur degré de franchise et de crédibilité ? En vérité, je crois qu’il n’a plus le choix. Il paye ainsi sa dette au gouvernement français.

Langlois se tut quelques secondes, reprenant son souffle, puis acheva son récit :

— Durant les années quatre-vingt, l’atmosphère commence à se détendre entre l’Est et l’Ouest. C’est le temps de la glasnost, de la perestroïka. Les autorités militaires lâchent la bride à Thomas, qui retrouve sa liberté. Il n’a même pas cinquante ans. Il vient d’hériter d’une colossale fortune familiale. Il ne reprend pas l’enseignement. Il préfère investir dans des toiles de maîtres et créer sa propre fondation, qui accueille aussi des expositions temporaires, comme celle de Mondrian en ce moment. Thomas ne cache plus son passé de transfuge. Au contraire, il donne des conférences sur les régions de Sibérie qu’il a visitées et sur ces peuples qu’il est un des rares Européens à connaître, notamment les Tsevens, l’ethnie de votre enfant.

Diane réfléchit. Ces informations tournoyaient dans sa tête. Les noms. Les faits. Les rôles. Chaque élément s’assemblait et amorçait une véritable logique. Elle finit par demander :

— Vous, que pensez-vous de tout ça ?

Il eut un haussement d’épaules.

— Je reviens à ma première théorie. Une histoire qui date de la guerre froide. Un règlement de comptes. Ou une affaire d’espionnage scientifique. Je le pense d’autant plus maintenant que je me suis penché sur le laboratoire nucléaire, là…

— Le tokamak ?

— Oui. D’après ce que j’ai compris, la fusion nucléaire n’est pas une technologie encore au point, mais c’est un truc très prometteur. Cette technique représente même l’avenir de l’énergie nucléaire.

— Pourquoi ?

— Parce que les centrales actuelles consomment de l’uranium et qu’il s’agit d’un matériau limité sur Terre. En revanche, la fusion contrôlée consomme des produits issus de… l’eau de mer. Autrement dit, un combustible illimité.

— Et alors ?

— Alors nous sommes en train de parler d’enjeux énormes, d’intérêts mondiaux. Dans cette affaire, tout tourne, à mon avis, autour des secrets du tokamak. Van Kaen a travaillé là-bas. Thomas a dû y passer, c’est certain, quand il voyageait en Mongolie. Et je viens d’apprendre que le patron du TK 17, Eugen Talikh, est lui aussi passé à l’Ouest, en 1978. Il s’est installé en France, avec la bénédiction de Thomas !

— Ça devient un peu compliqué pour moi.

— Ça devient compliqué pour tout le monde. Mais une chose est sûre : ils sont tous là.

— Qui ça, ils ?

— Les anciens membres de l’unité nucléaire. En France ou en Europe. J’ai lancé une recherche sur Eugen Talikh. Il a travaillé dans les premiers centres de fusion contrôlée qui se sont construits en France, dans les années quatre-vingt. Il est aujourd’hui à la retraite. Il faut qu’on le déniche au plus vite. Sinon je ne serais pas étonné de découvrir son cadavre quelque part, le cœur en charpie.

— Mais… pourquoi assassiner ces hommes ? Et pourquoi de cette façon ?

— Aucune idée. Je n’ai qu’une certitude : le passé refait surface. Un passé qui provoque non seulement ces meurtres mais oblige aussi les anciens savants à retourner là-bas.

Diane marqua sa surprise. Langlois dressa une nouvelle feuille photocopiée.

— On a retrouvé ces notes chez Thomas : des horaires de vols à destination de Moscou et de la République populaire de Mongolie. Il s’apprêtait lui aussi à partir en RPM. Comme van Kaen.

Diane sentait les effets des analgésiques redoubler. Elle interrogea, revenant à ses inquiétudes :

— Et mon fils adoptif ? Qu’a-t-il à voir avec tout ça ?

— Même réponse : aucune idée. J’ai creusé, à tout hasard, du côté de la fondation grâce à laquelle vous avez adopté Lucien…

Diane tressaillit :

— Qu’avez-vous trouvé ?

— Rien. Ils sont blancs comme neige. A mon avis, tout a été organisé à leur insu. Je pense qu’on a simplement placé l’enfant à proximité de l’établissement afin qu’il soit recueilli par eux.

Langlois tourna tout à coup sur la gauche et emprunta une voie rapide. Il passa une autre vitesse et s’engagea, à fond, sous un large tunnel, ponctué par des rangées suspendues d’hélices. Diane n’était plus certaine de ses hypothèses. Peut-être avait-elle tout faux. Peut-être cette affaire n’avait-elle rien à voir avec les prétendus pouvoirs de Lucien mais convergeait-elle plutôt vers les recherches nucléaires. Pourtant Langlois ajouta, comme pour réamorcer la piste de la parapsychologie :

— Il y a un dernier fait, chez Philippe Thomas, qui me chiffonne… Il semblerait que l’intellectuel était doué de pouvoirs psi.

Diane retint son souffle.

— C’est-à-dire ? demanda-t-elle.

— Selon plusieurs témoignages, il était capable de déplacer des objets à distance, de tordre le métal. Des trucs à la Uri Geller. Les spécialistes appellent ça la psychokinèse. A mon avis, Thomas était surtout un mec habile, un genre de manipulateur, et…

— Attendez. Vous voulez dire qu’il pouvait influencer la matière par la pensée ?

Le flic lança un coup d’œil amusé à Diane.

— J’aurais plutôt cru que cette idée vous ferait marrer. En tant que scientifique, vous…

— Répondez à ma question : il pouvait influencer la matière ?

— C’est ce que raconte son dossier, oui. Plusieurs expériences auraient été tentées selon un protocole très strict — avec des objets sous Pyrex scellé par exemple —, et…

Diane encaissa le choc. Cet instant marquait un tournant décisif dans ses propres investigations : soit elle refusait le versant paranormal de l’affaire et elle abandonnait l’enquête, soit elle plongeait dans cette réalité obscure et effectuait un pas de géant.

En effet, si elle admettait le pouvoir de Philippe Thomas, le dernier mystère de son accident s’expliquait enfin. Grâce à la puissance de son esprit, l’homme à la houppelande avait pu ouvrir, à distance, la boucle de ceinture de sécurité de Lucien.

Une boucle en métal.

Diane était atterrée. Elle ne pouvait croire à un tel prodige et, en même temps, en admettre la réalité donnait une nouvelle cohérence aux événements. Ainsi, comment ne pas supposer qu’un homme capable d’un tel miracle soit convaincu, en retour, des pouvoirs de l’enfant Veilleur ? Comment ne pas supposer, de nouveau, que le mobile de la tentative d’assassinat était lié à une éventuelle faculté psi de Lucien ?

— Diane, vous m’écoutez ?

Elle émergea de ses réflexions :

— Je vous écoute, oui.

— Les flics de Saint-Germain ont identifié les trois hommes qui se sont entre-tués dans le musée.

— Déjà ?

— Ils les connaissaient. A la fin du mois d’août, Thomas a fait venir de la Fédération de Russie trois anciens militaires d’élite — des spetsnaz — reconvertis dans des boulots de gardiennage. Officiellement, il les a embauchés pour renforcer la sécurité de sa fondation durant l’exposition Mondrian. Mais, renseignements pris, ces types ont déjà travaillé pour différentes mafias russes. L’histoire ne dit pas comment Thomas les avait trouvés mais, à mon avis, il avait gardé des accointances à Moscou.

Diane revit les violences de la nuit dernière : les bottes ferrées s’acharnant sur son visage, les silhouettes tressautant sous ses propres balles. Comment avait-elle pu survivre à ça ? Langlois poursuivait :

— A l’évidence, Thomas les a plutôt choisis pour organiser « l’accident » du périphérique. Mais je pense aussi qu’il craignait quelque chose. Ou quelqu’un. Comme le tueur qui a réussi à s’infiltrer dans le musée hier après-midi…

Il se tourna vers elle et appuya la suite de sa phrase :

— « Notre » tueur, Diane. Celui qui a éliminé Rolf van Kaen. A partir de là, les événements de la nuit dernière sont faciles à reconstituer : en fin de journée, les trois Russes ont découvert le corps et l’ont placé dans la salle de bains. Puis ils se sont engueulés, sans doute à propos d’une histoire d’argent — ils devaient être tentés d’emporter un ou deux tableaux avec eux. Là-dessus, vous arrivez et cela met encore de l’huile sur le feu. Ils s’entre-tuent alors avec leurs propres armes. C’est bien ce que vous avez dit aux flics, non ?

— Absolument.

— Je dirais que ça colle à peu près.

— Pourquoi : à peu près ?

— Il reste à reconstituer la scène, à vérifier les positions des corps, la trajectoire des balles. Je vous souhaite que tout coïncide.

La voix de Langlois était chargée d’incrédulité, mais Diane fit mine de ne pas s’en apercevoir. Ses pensées devenaient de plus en plus confuses. Sur ces eaux sombres surnagea un nouveau souvenir : le cadavre de Philippe Thomas, rose et abject, froissé de fines peaux mortes. Elle demanda :

— Qu’est-ce que vous savez sur la maladie de Thomas ?

Langlois s’étonna :

— Vous avez vu le corps ?

Diane avait gaffé. Il était trop tard pour reculer.

— Après la tuerie, oui, dit-elle. Je suis entrée dans son appartement et…

— Et vous êtes retournée ensuite dans le musée ?

— Oui.

— Vous l’avez dit aux flics de Saint-Germain ?

— Non.

— Vous jouez un jeu absurde, Diane.

— Thomas était bien malade, non ?

Le lieutenant soupira :

— Ça s’appelle une érythrodermie desquamative. Une forme d’eczéma très intense, qui provoque de véritables pelades. D’après ce que j’ai compris, Thomas changeait régulièrement de peau.

Diane se dit tout à coup que l’homme portait peut-être une houppelande pour protéger son corps en pleine mue. Mais ses pensées s’effilochaient. Elle se sentait gagnée par le sommeil. Elle s’aperçut qu’ils parvenaient à la porte Maillot. La circulation devenait beaucoup plus dense et Langlois, sans hésiter, plaqua sur le toit de sa voiture un gyrophare magnétique. Il remonta ainsi l’avenue de la Grande-Armée, sirènes hurlantes. Elle se blottit au fond de son siège et s’abandonna à sa propre torpeur.

Quand elle se réveilla, la voiture traversait la place du Panthéon. Sans savoir pourquoi, l’idée d’avoir dormi pendant que le policier sillonnait la capitale à pleine vitesse lui plaisait. Patrick Langlois s’arrêta à l’entrée de la rue Valette et sortit un journal plié de sa poche de manteau.

— Le plus beau pour la fin, Diane : Le Monde d’hier soir.

Elle repéra aussitôt l’article qu’il lui montrait, sur la page de droite. Le papier relatait en détail le meurtre de Rolf van Kaen, dans la nuit du mardi 5 octobre. Le journaliste évoquait également la guérison miraculeuse de Lucien et l’accident de Diane Thiberge, belle-fille de Charles Helikian, « importante personnalité » du monde des affaires et de la politique. Langlois commenta :

— Votre beau-père est furieux. Il a appelé le préfet.

Diane releva les yeux.

— D’où provient la fuite ?

— Aucune idée. De l’hôpital, sans doute. Ou bien de chez nous. Franchement : je m’en fous. Je ne sais même pas si ça ne peut pas nous aider. En tout cas, cela va provoquer des réactions.

Langlois remit en ordre son dossier. Diane remarqua qu’il possédait aussi une trousse en cuir, contenant des Stabilo et des crayons de couleur. D’une voix voilée, elle demanda :

— Vous n’êtes pas trop « technologie », non ?

Il leva un sourcil.

— Ne croyez pas ça. Simplement, à chaque technique son domaine. Pour mes enquêtes, je préfère les anciennes méthodes. Papier, stylo, Stabilo. Je garde l’ordinateur pour le reste.

— Le reste ?

— La vie quotidienne, les loisirs, les sentiments.

— Les sentiments ?

— Le jour où j’aurai une confidence à vous faire, Diane, je vous l’enverrai par e-mail.

Elle sortit de la voiture. Patrick Langlois l’imita. Au-dessus d’eux, l’immense dôme du Panthéon ressemblait à un monstrueux coquillage. Le policier s’approcha.

— Diane, si je vous dis : Heckler & Koch, MP 5, ça vous évoque quelque chose ?

— Non.

— Et Glock 17, calibre 45 ?

— Ce sont des armes, non ?

— Celles avec lesquelles les Russes se sont entre-tués, oui. Dans la brousse, pendant vos voyages d’études, vous n’avez jamais utilisé d’armes automatiques ?

— J’étudie les fauves. Je ne fais pas des cartons.

Sous la frange vif-argent, le visage s’illumina d’un sourire.

— Okay. Parfait. Je voulais être certain.

— Certain de quoi ?

— Que vous n’étiez pour rien dans ce massacre. Allez dormir. Je vous appellerai ce soir.

37

Le premier détail qu’elle remarqua en pénétrant dans son appartement, ce fut le voyant rouge du répondeur, qui clignotait encore, dans sa chambre. Elle n’était pas certaine de vouloir l’écouter. La dernière fois qu’elle avait pris connaissance des messages, cela avait déclenché une réaction en chaîne qui l’avait propulsée jusqu’à la fondation Bruner et ses violences.

Elle traversa le salon, gagna sa chambre, puis s’assit sur le lit, exactement comme la veille, en observant la lumière rouge qui pulsait à la manière d’un cœur. Elle entendait déjà, mentalement, les messages de sa mère, aussi brefs que des coups de feu. Ou les appels de ses confrères scientifiques, tombés par hasard sur l’article du Monde. Cette dernière idée lui rappela qu’elle n’avait pas foutu les pieds à son travail depuis… Depuis combien de temps déjà ?

Le téléphone sonna. Diane fit un bond sur sa couette. Sans réfléchir, elle décrocha.

— Mademoiselle Thiberge ? entendit-elle.

La voix lui était inconnue.

— Qui êtes-vous ?

— Je m’appelle Irène Pandove. Je vous appelle à propos de l’article paru hier soir dans Le Monde, sur la mort de M. Rolf van Kaen.

— Co… comment avez-vous eu mon numéro ?

— Vous êtes dans l’annuaire.

Diane pensa, assez stupidement : « C’est vrai, je suis dans l’annuaire. » La femme reprit, d’un ton grave et calme :

— Vous ne vous méfiez pas assez, et vous avez tort.

Des picotements hérissèrent sa nuque.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda-t-elle avec hostilité.

— Je voudrais vous voir. Je possède des informations qui pourraient vous intéresser.

— Vous connaissiez Rolf van Kaen ?

— Indirectement, oui. Mais ce n’est pas de lui que je veux vous parler.

Diane conserva le silence. Elle pensa : « Peut-être une cinglée, qui veut jouer avec mes nerfs. Ou seulement m’extorquer de l’argent. » Elle interrogea :

— De qui alors ?

— Je veux vous parler du petit garçon que j’ai adopté, voici cinq semaines.

Le froid s’approfondit sous sa peau. Elle songea à ses veines — des nervures emplies de sève glacée.

— Où… où l’avez-vous adopté ?

— Au Viêt-nam. A l’orphelinat Huaï.

— Avec l’association Boria-Mundi ?

— Non. Pupilles du monde. Mais là n’est pas l’important.

— Qu’est-ce qui est important ?

Irène Pandove ignora la question et poursuivit sur le même ton placide :

— Vous allez devoir venir. Je ne peux pas me déplacer. Mon fils n’est pas très bien depuis quelques jours.

Dans les artères de Diane, la sève passa au zéro absolu.

— Qu’est-ce qu’il a ? Il a eu un accident ? demanda-t-elle.

— La fièvre. Des torrents de fièvre.

Elle songea à Lucien. Aux pics de température qui étaient survenus, à Daguerre qui lui assurait que le phénomène ne présentait aucune gravité. Elle se rappela tout à coup son pressentiment, qui l’avait cueillie deux nuits auparavant, alors qu’elle s’endormait : quelqu’un, quelque part, devait partager son cauchemar… Irène Pandove poursuivit :

— Venez me voir. Le plus tôt possible.

— Où êtes-vous ? Quelle adresse ?

La femme habitait à près de mille kilomètres de Paris, dans l’arrière-pays niçois, à Daluis. Diane nota l’adresse et ses indications. Elle réfléchissait déjà. Premier vol du matin. Voiture de location. Aucun problème. Elle assura :

— Je serai là demain, en milieu de journée.

— Je vous attendrai.

La voix était emplie d’une douceur inquiétante. Soudain Diane éprouva une illumination et demanda :

— Votre petit garçon, comment l’avez-vous appelé ?

La douceur, le sourire, plus que jamais présents :

— Vous me posez la question ? C’est que vous n’avez pas compris ce qui est en train de se passer.

Diane murmura entre ses lèvres, comme on souffle sur un cierge, renonçant à tout espoir :

— Lucien…

38

Diane atterrit à Nice à huit heures trente. Une demi-heure plus tard, elle roulait en direction des terres de l’arrière-pays, sans même avoir aperçu la Méditerranée. Le long de la nationale 202, des chapelets de maisons, de centres commerciaux, de sites industriels s’égrenaient au fil des vallons et des coteaux. Aux environs de Saint-Martin-du-Var, le paysage se modifia, les constructions s’espacèrent, le vert sombre et le roc gagnèrent du terrain et, enfin, les montagnes jaillirent.

Elle navigua alors dans un pur paysage d’altitude : pins serrés contre versants abrupts, dômes noirs rivés au ciel, travées sombres et profondes des rivières à sec… Le ciel était couvert. Il n’était plus question de douceur, d’air marin, ni même de végétation provençale. C’était la pierre et le froid qui possédaient désormais les lieux. Diane suivait toujours la nationale, au-dessus du lit du Var asséché.

Au bout d’une heure de route, après avoir emprunté d’interminables voies en lacets, elle découvrit enfin le paysage qu’elle attendait : un lac au creux d’une vallée, qui ressemblait à un miroir reflétant la lumière de l’orage. Sa surface oscillait entre le gris et le bleu. Des vaguelettes s’y hérissaient, telles des lames d’acier. Autour, c’était un lacis d’émeraude. Les conifères, dressés comme des couteaux, semblaient blesser les nuages. Diane frémit. Elle pouvait sentir la cruauté de chaque cime, de chaque reflet, de chaque détail, aiguisé par le soleil fébrile qui perçait la noirceur du ciel.

Au détour d’un virage, elle aperçut une clairière. Des bâtiments de rondins y formaient un hameau à quelques mètres du rivage. Irène Pandove avait dit : « Un ranch en forme de U, au bord du lac. » Diane emprunta la route qui serpentait vers la vallée.

Une pancarte au nom de « Centre aéré du Ceklo » apparut, signalant un sentier de gravier en contrebas. A chaque tournant, Diane voyait se préciser les bâtiments de bois. C’était un vaste ensemble de constructions de couleur brune, entourées par un enclos. Sur la gauche, des pâturages se déployaient, accueillant sans doute durant l’été des chevaux. Sur la droite, des portiques de couleur marquaient les aires de jeux.

Elle gara sa voiture sous les sapins. Elle inhala à pleins poumons la fraîcheur de l’air, les parfums de résine, les foisonnements d’herbes coupées. Le silence régnait en maître. Pas le moindre cri d’oiseau, pas un bruit d’insecte. L’orage ? Elle s’avança vers le bâtiment principal, s’efforçant d’écarter ses appréhensions.

Elle franchit la porte de rondins et traversa un préau tapissé de sapines, bordé sur la droite de petits portemanteaux. A travers les baies vitrées, à gauche, elle apercevait un grand patio, encadré par les deux ailes du ranch, qui montait jusqu’à un coteau fermé par un pan de forêt. Au-delà, on devinait les flots lisses du lac. Le silence et le vide semblaient plus graves, plus pesants, ici, dans ces espaces conçus pour les cohues enfantines.

Diane découvrit un couloir, s’ouvrant sur plusieurs pièces. Elle s’y glissa à pas prudents. Sur les parois de bois, des couvertures tissées, aux dessins naïfs, étaient suspendues à la manière de tableaux. Elle apercevait aussi, par les portes ouvertes, des tabourets-tam-tams, des papiers peints roses ou violets, des lustres en papier de riz. L’ensemble fleurait bon les années soixante-dix. Ce lieu aurait plu à sa mère.

Elle avança encore. Elle vit des salles de jeux, occupées par des tables de ping-pong, des baby-foot. Une autre pièce où trônait une télévision, tapissée de coussins. Au fond du couloir, elle trébucha sur une petite cage, qui répandait ses graines et sa sciure sur le sol. Diane s’arrêta un instant sur l’objet : son occupant — cochon d’Inde ou hamster — s’était fait la malle, lui aussi.

Elle atteignit enfin un vaste bureau — le cœur administratif du ranch. Son appréhension se mua alors en certitude. Encore une fois, elle arrivait trop tard. La pièce avait été entièrement retournée. Une table de chêne était renversée, les chaises étaient éparses, les armoires éventrées, les classeurs arrachés, les fichiers répartis par terre.

Diane songea à Irène Pandove et n’osa aller plus loin dans ses pensées. A cet instant, elle remarqua, fixés au mur, des cadres qui avaient échappé à la tourmente. Les clichés représentaient toujours les deux mêmes personnages : une femme blonde, âgée d’une cinquantaine d’années, et un homme de type asiatique, très petit, au visage ridé et au sourire malicieux. Sur certains portraits, l’homme et la femme s’embrassaient. Sur d’autres, ils se tenaient par la main. Ces images distillaient une étrange joie de vivre. Et une légère impression comique — la femme dépassait de quinze centimètres l’homme qui portait, sur chaque image, une parka en astrakan, aux deux pans relevés. Sans pouvoir expliquer son geste, Diane saisit un cadre, brisa la vitre sur le coin de la table et empocha une des photographies.

En levant les yeux, elle remarqua un article placé sous verre. Le texte, publié dans la revue Science, grande référence en matière de parutions scientifiques, était signé par le Dr Eugen Talikh. Diane tressaillit : c’était le nom prononcé par Langlois. Le nom du patron du TK 17 passé à l’Ouest en 1978. Elle décrocha le cadre et parcourut en diagonale les paragraphes rédigés en anglais. Elle n’y comprenait rien — cela parlait de physique nucléaire et d’isotopes d’hydrogène — mais ne fut pas surprise lorsqu’elle repéra le portrait de l’auteur : c’était le petit bridé des photographies. Elle se trouvait dans la maison du physicien transfuge.

Cette découverte alluma d’autres feux dans son esprit. D’abord elle comprit qu’Eugen Talikh n’était pas un Russe caucasien, comme on aurait pu le supposer, mais un Asiatique, sans doute d’origine sibérienne. Elle saisit aussi, sans en déduire les implications, que cet homme venait d’adopter, avec sa femme, un petit garçon venu des terres du tokamak. Pourquoi ? Qu’attendait-il de cet enfant ? Diane brisa de nouveau le cadre de verre et mit l’article dans sa poche.

En fouillant encore, elle trouva des photocopies d’horaires de vols pour Ulan Bator, via un transit par Moscou, mais aucune trace de réservation précise. Comme Rolf van Kaen, comme Philippe Thomas, Eugen Talikh s’apprêtait à retourner en République populaire de Mongolie mais il ne semblait pas décidé sur sa date de départ.

A cet instant, elle entendit un gémissement.

Diane pivota. On bougeait derrière le bureau renversé. Elle s’approcha du plateau de bois puis, lentement, risqua un regard. Une femme, allongée par terre, reposait dans une immense flaque noire, sous un déluge de paperasses. Diane ne se souvenait pas d’avoir jamais vu autant de sang — même à la fondation Bruner. Le corps était parfaitement immobile, tourné vers la cloison. Diane se souvint d’une ancienne coutume juive, qui consistait à orienter le visage du moribond vers le mur, afin qu’il ne puisse pas voir les traits de la Mort.

Elle contourna la table et saisit doucement l’épaule de la victime pour la tourner vers elle. Elle la reconnut aussitôt : c’était la femme des photographies. Son abdomen s’ouvrait en deux pans de chair. La blessure débutait au nombril et remontait jusqu’aux seins. Les vêtements et les chairs s’entremêlaient en une tourbe immonde. Diane appela de toutes ses forces la compassion mais aucun sentiment ne parvenait à couvrir sa propre peur. Elle songea au tueur de van Kaen et de Thomas. Cette plaie ne correspondait pas à son style. Avait-il manqué son coup ? Irène s’était-elle débattue ?

Ce qu’elle découvrit la propulsa dans une terreur encore plus profonde.

Irène Pandove tenait un couteau à lame-scie, noirci de sang, dans sa main droite.

Soudain elle se redressa sur un coude et murmura :

— Il est venu… Je ne devais pas… Je ne devais pas lui parler.

Totalement ébahie, Diane comprit qu’Irène s’était ouvert le ventre sous les yeux de son agresseur. Elle s’était tuée pour ne pas parler, pour ne pas révéler les informations que l’intrus lui aurait sans doute arrachées. Malgré le désordre de ses pensées, Diane remarqua la beauté du visage, sous le chignon chamboulé et les mèches plaquées de sang. Irène répéta :

— Je ne devais pas lui parler.

— A qui ? Qui est venu ici ?

— Les yeux… Je n’aurais pas pu leur résister… Je ne devais pas lui dire… où est Eugen…

« Les yeux » : qui cela pouvait-il désigner ? Le violeur d’entrailles ? D’autres hommes de main, envoyés par Thomas ? Ou quelqu’un d’autre encore ? Mais il y avait une autre urgence. Diane se pencha et interrogea Irène :

— Lucien… Où est Lucien ?

La moribonde grimaça un sourire. Malgré tout, elle semblait heureuse de rencontrer Diane, de l’entendre prononcer ce prénom innocent. Elle agita les lèvres. Sa bouche se gonfla de sang. Avec sa manche, Diane l’essuya. Le gargouillis se forma en un seul mot :

— La presqu’île.

— Quoi ?

Des filaments noirs coulèrent une nouvelle fois. Les lèvres bruissèrent :

— Sur le lac. La presqu’île. C’est là qu’il va toujours…

Réprimant ses sanglots, Diane tenta de la rassurer :

— Ça va aller. Je vais appeler l’hôpital.

Irène attrapa le poignet de Diane. Celle-ci sentit gicler le sang entre ses doigts serrés. Elle ferma les paupières. Quand elle les rouvrit, c’était fini : les iris d’Irène s’étaient fixés en une stupeur éternelle.

39

Diane contourna l’aile droite du ranch, franchit la clôture et remonta le sentier qui serpentait jusqu’au coteau de sapins. L’averse avait éclaté. Diane apercevait par à-coups la surface brillante de l’eau, sous les éclairs. Elle dévala le versant de la colline puis atteignit le rivage. Une longue haie d’arbres et de roseaux s’interposait entre le chemin de terre et les flots. Impossible de passer. A l’instinct, Diane prit à droite et se mit à courir.

Bientôt la terre perdit en fermeté. Les odeurs des végétaux devinrent plus lourdes et, en même temps, plus vives, plus aiguës. Les flots du lac semblaient s’être glissés entre les herbes pour transformer la rive en un long marécage. Tout en courant, Diane s’imprégnait de cette métamorphose. La clarté verdoyante des taillis, la nonchalance de la flore, lascive, déliée, qui ménageait de plus en plus souvent, entre deux plis d’herbes ou de feuilles, des éclats de transparence. Elle se dit que l’eau était ici le parfum de la terre. Un doigt sur une nuque d’humus, glissé sous une chevelure d’herbes folles… Et elle remercia mentalement le paysage pour sa force, son omniprésence : il l’empêchait de penser à quoi que ce soit d’autre.

Sur sa gauche, une faille se creusa parmi les buissons un sentier. Diane l’emprunta, s’enfonça sous la voûte végétale. Elle ne sentait plus la pluie, mais captait les mille caresses des joncs, des roseaux, des ramilles. Alors seulement elle atteignit la grève et découvrit la surface du lac. De son point d’observation, c’était plutôt une mer. Une immensité grise et moirée, qui crépitait sous la pluie, sans rive ni bordure.

Alors elle repéra la presqu’île.

Sur sa droite, à quelques centaines de mètres, une langue de terre sablonneuse se détachait de la rive, puis glissait à fleur d’eau jusqu’à une petite forêt frissonnante. Une presqu’île d’eau douce, pas même posée sur du sel, tout juste sur de la transparence. Se pouvait-il que l’enfant soit caché sous ces arbres ?

Diane rangea ses lunettes et retira ses chaussures. Elle noua les lacets et les fit passer autour de son cou. Elle reprit son chemin. Devant elle, tout était flou, verdoyant, fantasque. Elle pataugeait maintenant dans les vagues du lac, mêlées aux herbes et à la terre. Elle enfonçait ses genoux dans la morsure froide des profondeurs, contrastant avec la tiédeur de l’averse. Elle s’imprégnait, ruisselait, dégoulinait. Elle se sentait à la fois aspirée par le lac et écrasée par la pluie. Elle était, littéralement, la femme entre deux eaux.

Enfin elle atteignit les buissons de la presqu’île. Elle plongea sous les saules, fendit les herbes, voûtée, essoufflée, solidaire de chaque interstice, complice de chaque feuille. Où était Lucien ? Elle avança encore. Des bouches d’eau, avec leurs lèvres goulues et vertes, s’ouvraient et la retenaient. Elle s’immergeait jusqu’aux hanches, balançant ses bras d’avant en arrière. Autour d’elle, elle apercevait déjà les écailles furtives de poissons égarés parmi ces labyrinthes herbus. Soudain elle sentit sous ses pieds la terre se raffermir. Elle était parvenue au bout de l’île sans avoir rien vu ni… Elle s’arrêta net.

L’enfant était là.

Il se tenait assis, de dos, à vingt mètres d’elle, à l’extrémité de la terre, face au ciel.

Elle le voyait mal, mais sa première pensée fut un soulagement. Sa silhouette ne ressemblait pas à celle de Lucien — le sien. Sans se l’avouer, elle avait imaginé d’obscures possibilités de gémellité, de clonage, du produit monstrueux des travaux secrets soviétiques qui auraient pris place dans le tokamak.

Or les deux enfants étaient parfaitement différents. Celui-ci devait être âgé au moins de deux années de plus. Elle reprit son souffle et esquissa un nouveau pas. Il était toujours immobile, assis en tailleur. Diane le contourna et discerna ses yeux révulsés, son visage écarlate : il était en transe. Ses membres paraissaient plus raides que des barres de métal. Il tremblait, mais c’était un frémissement imperceptible, électrique. Comme une onde prisonnière de son corps.

Diane tendit la main vers son front et perçut une chaleur de four. Jamais elle n’aurait soupçonné qu’un être humain pût atteindre une telle température.

Elle s’approcha encore, puis s’arrêta. Devant l’enfant, un sanctuaire était agencé : un cercle de pierres blanches, avec, au centre, un treillis de brindilles en pyramide, sur lesquelles étaient noués des rubans minuscules. Au sommet des branches, un petit crâne effilé tenait en équilibre. Le crâne d’un hamster ou d’un cochon d’Inde, récemment écorché. Diane songea à la cage vide dans le ranch et comprit : l’enfant avait sacré l’animal au cours d’un rite chamanique.

40

— Nous avons constaté une excitabilité neuromusculaire très élevée, se traduisant par des accès de contractures et des spasmes musculaires…

Une nouvelle fois, l’hôpital.

Une nouvelle fois, le discours d’un médecin.

En quelques minutes, Diane était retournée dans la maison d’Irène Pandove, avait enveloppé l’enfant dans une des couvertures murales puis s’était drapée dans un vieil imper. Elle avait ensuite foncé vers Nice et gagné le service des urgences de l’hôpital Saint-Roch. Il n’était que quatorze heures, mais elle avait l’impression d’avoir vieilli de plusieurs années.

Le docteur continuait :

— Il y a aussi la fièvre exceptionnelle. L’enfant a presque atteint quarante et un degrés. Pour l’instant, nous n’avons pas identifié les causes pathogènes de ces phénomènes. L’examen externe n’a rien donné. La prise de sang ne révèle aucune trace d’infection. Nous devons attendre les résultats des autres analyses. Nous pouvons aussi considérer la voie chronique. Mais les symptômes ne sont pas ceux de l’épilepsie et…

— Est-il en danger ?

Debout près de son bureau, l’homme semblait avoir dormi avec sa blouse tant elle était froissée. Il adopta une expression de doute :

— A priori, non. A son âge, les risques de convulsions sont à écarter. Et la fièvre est déjà en train de tomber. Quant à l’état cataleptique, il paraît reculer aussi. Je dirais que cet enfant semble avoir eu une sorte de… crise mais que le pire est passé. Il nous reste à en définir l’origine.

Diane voyait de nouveau le cercle de pierres, le crâne sur le treillis de branches. Pouvait-elle expliquer cela au médecin ? Pouvait-elle lui révéler que le petit garçon avait sans doute subi une transe chamanique ? Le docteur demanda :

— Quel est au juste votre lien avec cet enfant ?

— Je vous l’ai déjà dit : c’est le fils adoptif d’une de mes amies.

Il regarda sa fiche.

— Irène Pandove, c’est bien ça ?

Elle avait donné ce nom au service des urgences. Elle voulait qu’on puisse identifier l’enfant après son départ. Il reprit :

— Et où est cette Mme Pandove ?

— Je ne sais pas.

— Mais l’enfant… vous l’avez découvert comme ça ? Il était seul ?

Diane répéta son histoire : la visite à son amie, la maison vide, la découverte de Lucien dans les marécages. Elle avait omis de parler de la morte. Elle ne craignait pas de raconter des demi-vérités : dans quelques minutes elle serait dehors. Se retournait-on quand on était dos au précipice ?

Le médecin paraissait sceptique. Il observait avec insistance l’imper trempé de son interlocutrice, les marques sur son visage, la cicatrice brune sur son nez — elle avait perdu son pansement. Elle dit tout à coup :

— Je dois téléphoner.

Durant sa course autour du lac, elle avait perdu son portable. L’homme désigna le combiné devant lui :

— Aucun problème. Prenez une ligne, je…

— Je préférerais être seule.

— Passez dans le bureau d’à côté. Ma secrétaire composera votre numéro.

— Seule. S’il vous plaît.

Le docteur grommela, désignant la porte d’un geste vague.

— Il y a des cabines dehors, dans le hall d’entrée.

Diane se leva. Il ajouta, sourcils froncés :

— Je vous attends. Nous n’en avons pas fini, vous et moi.

Elle sourit :

— Bien sûr. Je reviens.

Elle n’avait pas refermé la porte qu’elle entendait déjà le téléphone qui se décrochait. « Les flics, pensa-t-elle. Ce con appelle les flics. » Elle se glissa dans le couloir et accéléra le pas.

Elle rejoignit le hall d’entrée de l’hôpital et acheta, au kiosque à journaux, une carte téléphonique. Elle se réfugia dans une cabine et composa le numéro direct d’Eric Daguerre. Une nouvelle angoisse la taraudait. Et si Lucien, pour une raison qu’elle ne pouvait s’expliquer, était lui aussi entré en transe ? Elle pressentait une sorte de simultanéité dans les événements. Un jeu d’échos entre ces deux enfants et leurs symptômes.

Diane tomba sur le standard : le chirurgien opérait. En désespoir de cause, elle demanda à parler à Mme Ferrer. Celle-ci confirma ses soupçons : Lucien venait de subir une forte poussée de fièvre, avec des signes de catalepsie. Mais tout était déjà rentré dans l’ordre — la fièvre baissait, les muscles s’assouplissaient. Le docteur Daguerre avait ordonné une série d’examens. On attendait les résultats. Mme Ferrer ajouta, en guise de conclusion, que Didier Romans cherchait à la joindre, de toute urgence. Diane demanda :

— Où est-il ?

— Ici. Dans nos bureaux.

— Passez-le-moi.

Une minute plus tard, la voix de l’anthropologue retentit :

— Madame Thiberge, il faut absolument que vous veniez à l’hôpital !

— Que se passe-t-il ?

— Un phénomène extraordinaire.

— Vous voulez parler de la transe de Lucien ?

— Il y a eu une sorte de transe, oui. Mais il y a maintenant autre chose.

— QUOI ?

L’homme parut saisir les résonances inquiétantes de son discours.

— N’ayez crainte, s’empressa-t-il de dire. C’est sans danger pour votre enfant.

Diane répéta en articulant chaque syllabe :

— Que se passe-t-il ?

— Ce serait trop long à vous expliquer par téléphone. Vous devez le voir par vous-même. C’est très… visuel.

Diane trancha :

— Je serai là dans trois heures.

Elle raccrocha. Elle suffoquait tout à coup dans l’atmosphère surchauffée de l’hôpital. Elle sentait ses mèches collées de pluie, son col trempé de sueur. Un nouveau gouffre dans ses pensées : comment ces deux enfants avaient-ils pu subir la même crise, à huit cents kilomètres de distance ? Et quel était le nouveau phénomène découvert par l’anthropologue ?

Quatorze heures trente. Elle lança un coup d’œil aux portes du hall. Elle s’attendait maintenant à voir surgir une escouade de gendarmes. Des hommes qui allaient l’interroger sur l’origine de Lucien, la mort d’Irène Pandove, dont le corps allait bientôt être retrouvé.

Il fallait qu’elle rentre à Paris. Il fallait qu’elle voie son petit garçon. Il fallait qu’elle raconte tout à Patrick Langlois — lui seul pouvait la couvrir, la protéger de la machine judiciaire. Elle composa le numéro du portable du lieutenant. Le flic ne la laissa même pas parler.

— Bon Dieu, où êtes-vous encore ? demanda-t il.

— A Nice.

— Qu’est-ce que vous foutez là-bas ?

— Il fallait que je voie quelqu’un…

Le ton se nuança de soulagement.

— J’ai cru que vous aviez filé pour de bon…

— Pourquoi filer ?

— On ne sait jamais, avec vous.

Diane laissa passer quelques secondes. Soudain, dans ce silence, s’installa une confiance, une proximité comme elle n’en avait jamais éprouvé avec personne. Elle dit précipitamment — pour ne pas fondre en sanglots :

— Patrick, je suis dans la merde.

— Vous m’étonnez.

— Je ne plaisante pas. Il faut que je vous voie. Que je vous explique.

— Dans combien de temps pouvez-vous être à Paris ?

— Trois heures.

— Je vous attends à mon bureau. Moi aussi j’ai du nouveau.

— Quoi ?

— Je vous attends.

Diane captait une angoisse d’une intensité nouvelle dans la voix du lieutenant. Elle insista :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’avez-vous découvert ?

— Je vous expliquerai de vive voix. Mais faites très attention à vous.

— Pourquoi ?

— Il se pourrait que vous soyez impliquée plus profondément dans cette affaire que je ne le pensais.

— Co… comment ça ?

— Je vous attends à la préfecture.

Elle sortit de la cabine et se dirigea vers les portes à ouverture automatique. Dehors, l’avenue était sillonnée de feuilles rouges, sèches, froissées. Quand Diane monta dans sa voiture, il lui sembla que c’était l’automne lui-même qui lui tendait une embuscade.

41

Diane Thiberge parvint à l’hôpital Necker aux environs de vingt heures. Didier Romans l’attendait, dans un état d’extrême agitation. Elle demanda d’abord à voir Lucien mais l’anthropologue rétorqua : « Tout va bien, je vous assure. Nous avons une autre urgence. » Ils marchaient déjà vers le bâtiment Lavoisier. Elle voyait s’amorcer cette direction avec anxiété. Trop de souvenirs, trop d’atrocités.

Quand, à l’intérieur, ils s’acheminèrent vers la salle du CT SCAN, elle sentit son anxiété s’accroître. Elle voyait défiler les murs blancs, les néons aveuglants — et c’était comme une nouvelle ligne droite vers la violence. Le scientifique, tout en marchant, lui apprit :

— Lors de mes premières recherches, j’avais déjà remarqué quelque chose de ce côté, mais je ne voulais pas vous affoler.

Diane faillit éclater de rire. On semblait avoir juré, quelles que soient les circonstances, de ne jamais l’inquiéter. C’était une sorte de complot de la sérénité.

Ils entrèrent dans la cabine tapissée de consoles et de moniteurs. Romans s’assit face à l’ordinateur principal, exactement comme le médecin légiste la nuit du meurtre de van Kaen. Il dit en cliquant sur sa souris :

— Les images parleront mieux que de grands discours.

Diane s’appuyait sur un des portiques de métal. Elle s’attendait à voir surgir sur l’écran les viscères profanés de l’Allemand. Mais, à sa grande surprise, ce furent les contours contrastés de deux mains qui apparurent. Des mains d’enfant, fines et blanches, comme vernies par la brillance de l’ordinateur.

Sans un mot, Romans joua des touches et fit apparaître la même image, côté paumes. Il focalisa le cadrage sur l’extrémité des doigts, révélant les empreintes digitales.

— Dans le cadre de mon étude anthropologique, j’avais déjà étudié les dermatoglyphes de Lucien. J’avais repéré des espèces de cicatrices, qui m’avaient semblé assez anciennes, situées sous les premières couches de l’épiderme. Comme si… comme si la peau avait repoussé dessus, vous voyez ?

L’image des sillons s’agrandissait. Diane remarquait des lignes minuscules, verticales ou obliques, qui ne correspondaient pas au dessin habituel des boucles digitales. L’anthropologue ajouta :

— Au moment des crises de fièvre, Mme Ferrer a noté que ces anomalies devenaient plus prononcées. Les sillons géométriques demeuraient blancs alors que l’extrémité des doigts rougissait. Daguerre a constaté lui-même le phénomène et m’a appelé. J’ai alors compris ce qui se passait.

Les empreintes occupaient maintenant toute la surface de l’écran : les stries étaient manifestes. Elles ressemblaient à des rayures — des ratures…

— Ces cicatrices sont en effet situées sous les couches superficielles de l’épiderme. Et, si elles restent blanchâtres, c’est parce qu’il s’agit, je pense, de cicatrices de brûlures. Des peaux mortes, dans lesquelles le sang ne passe plus. La montée de fièvre accentue le contraste entre la température de la chair irriguée et ces cicatrices froides. C’est une manifestation assez classique : certains stigmates sont plus visibles lorsque vous avez de la fièvre.

Diane scrutait toujours les fines rayures : il était difficile de ne pas penser à une écriture. En même temps, les lettres paraissaient à demi effacées — et surtout inversées, comme lues dans un miroir. L’anthropologue parut saisir au vol la pensée de Diane.

— J’ai d’abord songé à des lettres qui auraient été écrites à l’aide d’une pointe brûlante, expliqua-t-il. Mais ces motifs sont inversés : j’ai donc pensé qu’il fallait les déchiffrer en impression sur le papier, « retournés » par cette manœuvre. J’ai tenté d’imprégner ces signes avec un tampon encreur…

L’image à l’écran se modifia : les sillons digitaux, imbibés d’encre, jaillirent.

— Voici le résultat. Comme vous voyez, l’écriture est toujours inversée. C’est un problème insoluble.

Diane serra les poings sur les structures de métal. Elle sentait sourdre en elle une arborescence de feu. Romans effectua une commande clavier : une nouvelle représentation apparut. Les deux mains parfaitement noires, sur lesquelles les traits minuscules apparaissaient distinctement, en blanc.

— Voici une image infrarouge. On voit beaucoup mieux l’écriture, du fait de la différence de température entre la chair vivante et les cicatrices. C’est de cette façon que j’ai compris de quoi il s’agissait.

— Quoi ?

— Ce ne sont pas des lettres latines mais des caractères cyrilliques.

Un gros plan des signes, écrits sur chaque doigt de l’enfant, emplit tout l’écran : des chiffres, et des syllabes de l’alphabet slave. La voix enrouée, Diane demanda :

— Qu’est-ce… qu’est-ce que ça signifie ?

— Il s’agit d’une date écrite en russe. Je l’ai fait traduire.

Nouveau clic. Nouvelle image.

20 OCTOBRE 1999

L’anthropologue conclut :

— Cet enfant porte un message.

Il ajouta, d’une voix timide où vibrait la peur :

— Un message qui a été gravé au feu et qui est, disons le mot, « programmé » pour apparaître en cas de fièvre, grâce à la chaleur qui émane du corps de l’enfant. C’est totalement… incroyable. En fait, le seul moyen de déchiffrer cette date, c’est la fièvre de Lucien.

Diane n’écoutait plus les explications. Ses propres réponses explosaient dans sa conscience. Elle était sûre que le second Lucien portait les mêmes brûlures. Les « Lüü-Si-An » arboraient, au bout des doigts, une date, qui n’apparaissait qu’au moment de leur transe. Ils étaient des messagers. Mais à qui était destinée cette date ? Et que signifiait-elle ?

En un tour d’esprit, elle formula la première réponse sans aucun doute, cette date était destinée à des hommes tels que Rolf van Kaen, Philippe Thomas et Eugen Talikh. Des hommes qui avaient appartenu à l’équipe du tokamak et qui attendaient ce message pour revenir sur les lieux de leur passé.

D’autres pensées déferlaient dans son esprit. Ces enfants étaient arrivés incognito en Europe, par l’entremise des organisations d’adoption, qui ne devaient pas être — elle en était persuadée — dans le secret. Les fondations n’étaient que des instruments parmi d’autres de la filière — comme elle-même l’avait été en adoptant le petit Lucien. Par ailleurs, si Irène Pandove était parvenue à adopter le Veilleur d’Eugen Talikh, Rolf van Kaen n’avait pas bénéficié de ce confort. C’était Diane Thiberge, jeune femme inconnue, qui avait hérité de cette responsabilité. Voilà pourquoi l’acupuncteur allemand avait dit : « Cet enfant doit vivre. » Il attendait, simplement, l’apparition du message qui lui était destiné, et qui ne serait jamais venu si Lucien était mort avant sa transe.

Un autre fait coulait de source : en provoquant l’accident du périphérique, Philippe Thomas, l’espion marxiste, avait essayé d’exclure van Kaen du rendez-vous, en l’empêchant de découvrir la date. C’était fou, absurde, terrifiant, mais Diane savait qu’elle voyait juste : non seulement ces hommes étaient liés par leur passé, mais d’obscurs enjeux avaient poussé l’un d’entre eux à exclure un de ses alter ego, en tentant de détruire son messager.

Plus profondément encore, Diane cernait cette ultime évidence : un autre homme essayait, lui aussi, d’empêcher le retour au pays des membres du tokamak. Et de la façon la plus radicale qui soit : en leur faisant éclater le cœur.

Du fond de ces puits noirs, Diane contemplait pourtant deux lumières distinctes.

D’abord, elle pressentait que Lucien — « son » Lucien — était hors de danger. On avait tenté de l’empêcher de livrer son message, mais cette date était désormais révélée. Lucien était donc hors jeu. Il avait, pour ainsi dire, achevé sa mission.

L’autre lumière était liée, paradoxalement, à la nature de la mutilation des enfants : leurs mains brûlées. C’était atroce, abject, révoltant — mais ce n’était pas magique. Il n’y avait rien de paranormal ici. Les Veilleurs étaient, simplement, des petits garçons qu’on avait marqués à jamais.

Sonnée, chancelante, Diane songea au lieutenant Langlois et à ses révélations. Elle était certaine qu’il possédait des éléments qui allaient s’imbriquer dans ces vertiges et leur donner une nouvelle cohérence. Elle murmura à l’intention de l’anthropologue :

— Je reviendrai tout à l’heure.

42

Diane remplit le registre des visites et franchit le portique antimétal. Il était vingt-deux heures et les couloirs de la préfecture de police étaient déserts. Plus que jamais ces bureaux embaumaient le cuir et la vieille paperasse. C’étaient des odeurs si fortes, si prégnantes, qu’elles rappelaient plutôt des effluves animaux. Diane éprouvait la sensation de marcher dans le ventre d’une baleine. Les cuirs rouges des portes lui rappelaient des parois organiques et les ombres transversales de la cage d’escalier les fanons du cétacé — ces lames cornées qui se dressent à la verticale dans la bouche du monstre.

Diane atteignit le bureau n° 34. Un petit carton portait le nom du lieutenant Patrick Langlois mais elle avait déjà reconnu la porte tendue de velours. Un rai de lumière blanche s’échappait de la pièce. Elle frappa. Son geste fut étouffé par la surface d’étoffe. De deux doigts, elle poussa la porte.

Elle pensait ne plus pouvoir être surprise par la peur, ni même par aucune autre émotion. Elle pensait avoir définitivement tissé autour d’elle une soie délicate et invisible, aussi infaillible que celle des araignées avec laquelle on fabrique les gilets pare-balles. Elle avait tort. De nouveau, dans cette pièce baignée de noir, où seule une petite lampe halogène éclairait de très près la surface du bureau de bois verni, elle fut saisie par la panique.

Patrick Langlois avait la tête posée de côté, sur son bureau. Ses yeux noirs avaient conservé leur éclat de malice mais ils ne cillaient plus. Pas plus que le corps, voûté sur le siège, ne bougeait. Le premier réflexe de Diane fut de reculer. Mais, parvenue sur le seuil, elle se ravisa. Elle lança un regard de part et d’autre du couloir : personne. Elle revint dans le bureau, ferma la porte et s’approcha du cadavre.

Le visage du policier baignait dans une mare de sang, qui se figeait peu à peu comme du goudron. Diane se força à respirer avec lenteur, par la bouche. Elle saisit deux feuilles de papier et souleva doucement la tête, jetant un bref regard à la blessure, située sous le menton. L’homme avait la gorge tranchée. La plaie s’ouvrait comme un bec noir sur les entrelacs du larynx, gluants et sombres. Sans s’expliquer pourquoi, Diane parvenait à conserver une sorte de distance vis-à-vis de ce sinistre spectacle — et de sa signification. Elle comptait seulement les secondes, dont chacune égrenait une nouvelle question : qui avait assassiné le policier ? Etait-elle toujours sur la trace du même tueur solitaire — le broyeur de cœurs ? Ou s’agissait-il d’un complice des Russes de la fondation ? Elle était sidérée par l’audace du crime : un meurtrier avait osé éliminer un lieutenant de police au sein même des locaux de la préfecture.

Elle songea au dossier : ces liasses de feuilles dont l’enquêteur ne se séparait jamais et qui recelaient une partie de la vérité. Elle commença à déplacer les objets ensanglantés, à parcourir les papiers maculés qui traînaient sur le bureau. Elle ne cessait de murmurer, comme une litanie mystique : « Lucien, Lucien, Lucien… » Tout ce qu’elle faisait, elle le faisait pour lui. C’était sa force, sa source vive. Elle ouvrit les tiroirs, parcourut des documents, détailla chaque élément. Elle fouilla le cartable du policier, les deux armoires qui se dressaient dans l’ombre. Rien. Elle ne trouvait rien. Elle savait qu’elle cherchait pour la forme, que le tueur avait tout emporté. Il avait tué, précisément, pour détruire ces preuves et ces indices.

Elle se tourna une dernière fois vers le visage de l’homme aux cheveux d’argent qui se reflétait dans le miroir de sang. Au téléphone, il avait dit : « Il se pourrait que vous soyez impliquée plus profondément dans cette affaire… » Qu’avait-il donc découvert ? Elle était effarée, perdue. Elle songea à Irène Pandove. A Rolf van Kaen. A Philippe Thomas. Aux trois hommes qu’elle avait tués. Comment expliquer un tel champ de morts ? Et sa présence dans ce charnier ? Elle se visualisa elle-même en fleur funeste qui détruisait tout ce qu’elle approchait. La brûlure des sanglots affleura à ses paupières. Elle retint ses larmes et s’engouffra dans le couloir, telle une ombre.

Tout en marchant, elle pensa au registre des visites qu’elle avait rempli quelques minutes auparavant. Elle était fichue : elle était, noir sur blanc, la dernière personne à avoir rencontré la victime. Il fallait fuir. Fuir à toutes jambes.

Diane traversa la cour intérieure et s’échappa discrètement de l’enceinte par un portail latéral. Elle remonta d’un pas rapide le quai des Orfèvres, puis le quai du Marché-Neuf. Elle atteignit la place de la cathédrale Notre-Dame en accélérant, s’arrêta devant l’Hôtel-Dieu. L’hôpital brillait de tous ses feux : à travers les hautes fenêtres voûtées, les lumières auréolaient les façades claires et distillaient un étrange air de fête, à la fois solennel et léger.

La pensée de Lucien la traversa comme une lame. Elle ne pouvait l’abandonner, même si elle demeurait convaincue qu’il était hors de danger. Lorsqu’il se réveillerait, qui l’accueillerait au pays des vivants ? Qui prendrait soin de lui ? Avec qui parlerait-il avant que Diane ne revienne — si elle revenait jamais ? Elle songea à la jeune fille thaïe des premières semaines.

Puis elle eut une autre idée. Elle trouva une cabine téléphonique et s’y engouffra. Elle pouvait apercevoir, à travers les vitres, les toiles qui couvraient les échafaudages de Notre-Dame, dressées comme de hauts paravents dans l’obscurité. A leurs pieds, les lueurs suspendues des réverbères ressemblaient à des figues gorgées de lumière. Un bref instant, elle songea à l’acupuncture et à ses points primordiaux, où se libérait l’énergie vitale du corps humain. Dans la typologie parisienne, le parvis de Notre-Dame aurait pu être un de ces points. Un lieu de liberté et d’absolue vacance.

Elle composa le numéro d’un téléphone cellulaire. Trois sonneries, puis la voix familière retentit. Diane souffla simplement : « C’est moi. » Aussitôt, ce fut un déluge d’injures et de gémissements. Sybille Thiberge jouait sur tous les registres — colère, indignation, compassion —, les imbriquant avec un brin d’indifférence, pour bien signifier que, malgré tout, elle demeurait maîtresse de la situation. D’ailleurs, Diane percevait nettement, en fond, les rumeurs d’un dîner. Elle la coupa :

— Okay, maman. Je ne t’appelle pas pour qu’on s’engueule. Ecoute-moi attentivement. Je veux que tu me fasses une promesse.

— Une promesse ?

— Je veux que tu me promettes de t’occuper de Lucien.

— Lucien ? Mais… bien sûr, qu’est-ce que tu…

— Tu dois prendre soin de lui. L’accompagner jusqu’à la guérison. Le protéger, quoi qu’il arrive.

— Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Tu…

— Promets-le-moi !

Sybille paraissait interloquée :

— Je… je te le promets. Mais toi, qu’est-ce que tu…

— Je dois absolument partir.

— Comment ça, partir ?

— Un voyage, impossible à remettre.

— Pour ton travail ?

— Je ne peux rien te dire.

— Ma chérie, Charles m’a dit que tu menais…

Diane avait été folle de faire confiance à son beau-père. Il s’était empressé de tout répéter à son épouse et ils avaient dû évoquer tous deux, pleins de sollicitude, la raison vacillante de Diane. Elle les considéra mentalement comme deux vipères enlacées — pathétiques.

Sans prendre la peine d’expliquer la situation, Diane évoqua le second Lucien. Un petit garçon âgé de sept ans, récemment adopté, mais qui venait de perdre sa mère de tutelle. Diane dicta les noms et les coordonnées et fit promettre à Sybille de s’enquérir de ce deuxième orphelin.

Elle aurait dû également prévenir sa mère de ce qui risquait de suivre : les soupçons de la police à son égard, la liste des morts dans son sillage. Mais elle n’avait plus le temps. Elle hésita encore. Des mots affleurèrent à ses lèvres. Des mots d’excuse, de pardon, pour son agressivité, sa hargne, son hostilité, mais ses mâchoires refusèrent de se desserrer. Elle conclut :

— Je compte sur toi.

Elle raccrocha. Un goût de cendre emplissait sa gorge. Elle resta immobile, adossée contre la vitre de la cabine, se posant encore une fois la question qui la hantait depuis l’adolescence : avait-elle raison de traiter ainsi sa mère ? Cette femme était-elle, vraiment, responsable de son destin brisé ? En guise de réponse, Diane ne put murmurer que des injures inintelligibles.

Deux voitures de flics remontèrent la rue de la Cité, sirènes hurlantes. Elle y vit comme un avertissement. Le corps de Langlois allait être découvert. Elle composa le numéro des renseignements téléphoniques et demanda :

— Pouvez-vous me connecter directement avec les services de réservation de l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle ?

Aussitôt Diane perçut une nouvelle sonnerie puis une voix féminine. Elle scrutait sa main gauche. Des ongles noirs de sang. Des veines saillantes. Une main de vieille femme, déjà. Elle questionna :

— Est-il possible de savoir quel est le prochain vol, toutes compagnies confondues, pour une destination ?

— Bien sûr, madame. Quelle destination ?

Elle regarda encore ses doigts, ses paumes.

Une main de vieille femme.

Mais une main qui ne tremblait plus.

Elle répondit :

— Moscou.

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