Le soleil se répandait dans la pièce comme du lait chaud.
Les boiseries du bureau lançaient des reflets couleur chocolat alors que les parquets déployaient des scintillements mordorés, comme s’ils avaient été peints avec du thé. Un vrai décor de petit déjeuner, où planait encore cet attendrissement du matin, nourri de rêves et d’émotions vagues.
— Je ne comprends pas, répéta la femme. Vous voulez changer le prénom de votre fils, c’est ça ?
Diane se contenta d’acquiescer. Elle se trouvait dans les bureaux de l’état civil de la mairie du cinquième arrondissement. L’employée reprit :
— Ce n’est pas une démarche très courante.
La fonctionnaire ne cessait de regarder le bras pansé de son interlocutrice, ses cicatrices au visage. Elle marmonna en ouvrant un dossier :
— Je ne sais même pas si c’est possible…
— Laissez tomber.
— Pardon ?
Diane se leva en un mouvement.
— Je vous dis de laisser tomber. Je ne suis plus sûre. Je vous rappellerai.
Sur le seuil du bâtiment, elle s’arrêta, respirant l’air glacé du mois de décembre. Elle contempla les légères guirlandes de lumières qui s’ourlaient au-dessus de la place du Panthéon. Elle aimait cette fragilité désuète des décorations de Noël face à la grandeur du tombeau.
Elle descendit la rue Soufflot et reprit le fil de ses pensées. Depuis plusieurs jours, elle vivait avec cette obsession : donner à Lucien les prénoms des deux hommes qui étaient morts dans l’affaire du concile de pierre. Pourtant, face à l’employée de la mairie, elle avait saisi l’absurdité de son projet.
Lucien n’était pas une plaque de marbre sur laquelle on gravait les noms de héros défunts. Et, pour être sincère, elle n’aimait pas ces prénoms — ni Patrick ni Giovanni. Surtout, elle n’avait pas besoin d’actes symboliques pour se souvenir des amis qu’elle avait perdus dans la tourmente. Ils resteraient à jamais présents dans sa mémoire comme les seules victimes innocentes, avec Irène Pandove, de l’histoire du tokamak.
A son retour à Paris, Diane n’avait eu aucun mal à se disculper du meurtre de Patrick Langlois. En fait, elle n’avait jamais été soupçonnée de cet acte criminel, pas plus qu’elle n’avait été suspectée du massacre de la fondation Bruner ou du « suicide » d’Irène Pandove. On fut seulement étonné qu’elle soit partie se réfugier en Italie, comme elle l’avait prétendu. Aujourd’hui, l’affaire était classée. Le juge d’instruction avait bouclé son dossier sur l’hypothèse confuse d’un règlement de comptes entre transfuges communistes, sur fond de recherche nucléaire.
Nul n’avait discerné, malgré sa disparition, le rôle central de Sybille Thiberge dans l’intrigue. Charles Helikian s’était d’abord inquiété puis avait supposé que son épouse s’était enfuie avec un amant. Diane le voyait de temps à autre. Ensemble, ils évoquaient le départ mystérieux de sa mère. Elle soutenait alors la thèse d’une existence cachée. Ces théories plongeaient l’homme dans des abîmes de désespoir — mais, aux yeux de Diane, c’était un moindre mal : elle connaissait d’autres abîmes, d’autres vérités qu’elle ne lui aurait avouées pour rien au monde.
Elle traversa la place Edmond-Rostand et pénétra dans les jardins du Luxembourg. Elle longea les parapets du bassin central puis gagna les marches qui mènent à l’aire du théâtre de Guignol, de la buvette, des balançoires. Elle repéra un cercle de pierre, sous les branches nues des marronniers. Elle songea au tokamak, au laboratoire circulaire, aux sept chamans qui avaient conclu un pacte avec les esprits et l’avaient payé de leur âme. Mais il ne s’agissait que d’un bac à sable, où s’ébrouaient des enfants encapuchonnés. Soudain, elle l’aperçut, coiffé de son bonnet de laine polaire, concentré sur ses constructions de sable — digue, douves et forteresse.
Elle se recula derrière un arbre et, à travers la buée de sa propre respiration, le contempla, pour son seul plaisir. Aux premiers jours de novembre, Lucien s’était réveillé. Le 22 novembre, il était sorti de l’hôpital Necker. Dès les deux premières semaines de décembre, il avait repris ses jeux préférés. Le 14 décembre, il avait prononcé, pour la première fois, les deux syllabes, à la fois redoutées et espérées : « maman ». Diane avait compris qu’elle était définitivement à l’abri du passé.
Elle s’était juré de ne plus penser aux vertiges de cruauté qu’elle avait dû affronter, aux expériences inconcevables qu’elle avait découvertes — à ces gonds de l’univers qu’elle avait vus sauter, sous ses propres yeux. A mesure que les semaines passaient, une nouvelle conviction s’était forgée en elle. Une idée qui lui apportait un réconfort intime. Elle songeait à Eugen Talikh, l’homme qui avait voulu reconquérir les pouvoirs de son peuple. Diane considérait qu’elle avait instauré une sorte de continuité spirituelle avec lui. Elle bénéficiait en retour d’une clarté, d’une connaissance diffuses. Malgré le sang, malgré la folie, l’épreuve du cercle l’avait initiée. Grâce à cela, elle allait devenir la meilleure des mères pour Lucien. Elle avait pris contact avec les foyers qui avaient adopté les autres Veilleurs — dont la famille d’Irène Pandove, qui avait recueilli l’enfant du lac. Elle s’était juré de les conseiller, de leur venir en aide si la croissance des enfants était marquée par l’émergence de pouvoirs étranges.
Elle sortit de sa cachette et marcha vers le bac à sable. Lucien était de nouveau gardé par la jeune fille thaïe de l’institut France-Asie. Il l’aperçut et courut au-devant d’elle. Elle réprima un cri lorsqu’il s’appuya de tout son poids sur son bras suturé, mais chercha aussitôt la fraîcheur de ses joues. Diane ne possédait qu’une seule certitude : elle était en convalescence et il n’existait pas de meilleur filtre pour guérir que celui de cette proximité enfantine, un tamis aux mailles tissées par les désirs insouciants de Lucien. Chaque détail la purifiait. Même la taille de ses mains, de ses pieds, de ses vêtements constituait pour elle une nouvelle texture, une quintessence particulière, diaphane et légère.
Tout à coup, elle éclata de rire et tournoya avec son enfant, sous les cimes du parc. Oui, elle n’avait plus aujourd’hui qu’une seule mission : s’ajuster à cette clairière d’innocence, à ce versant de tendresse qui constituait l’unique cercle de son destin. Elle ferma les yeux et ne vit que des particules de lumière.