III TOKAMAK

43

Cheremetievo 2, salle des arrivées.

Aéroport international de Moscou.

Deux heures du matin, vendredi 15 octobre 1999.

Diane suivit la masse des voyageurs et prit la direction de la zone des bagages, frissonnant dans sa parka. Elle avait pris le dernier vol d’Aeroflot, à vingt-deux heures trente, et se retrouvait maintenant en terre russe. Son unique atout, c’était qu’elle connaissait la capitale moscovite. Par deux fois, elle était déjà venue ici. La première, en 1993, pour assister à un congrès sur la faune sibérienne, organisé par l’Académie des sciences de Moscou. La seconde, deux années plus tard, en transit sur le chemin d’une expédition pour le Kamtchatka. A son retour, Diane était restée une semaine dans la ville, se livrant à une visite fantasque et rêveuse. C’était peu. Mais au moins se souvenait-elle du nom de l’hôtel où elle avait logé : l’Ukrainia.

Aux environs de trois heures du matin, les bagages arrivèrent. Le hall, bas de plafond, mal éclairé, avait des allures de sépulcre. Les voyageurs, penchés sur l’amas des valises, maugréaient à voix basse, en cherchant leurs biens à la lueur de briquets.

Diane trouva rapidement son sac. A Paris, elle avait pris le temps de passer chez elle pour attraper une brassée de vêtements, prenant aussi un modèle de téléphone satellite qu’une compagnie spécialisée lui avait prêté. Elle avait également emporté sa petite réserve de dollars — huit cents coupures — et vidé son compte en banque, via un distributeur : sept mille francs. Elle avait ressenti alors une singulière sensation de libération. Celle que doit éprouver le suicidé quand il se lance du toit d’un immeuble.

Lorsqu’elle fut dehors, elle comprit qu’elle avait pris l’avion en automne mais qu’elle avait atterri en hiver. Le froid n’était plus une circonstance parmi d’autres : c’était une présence aiguë, implacable, qui enserrait le crâne et rongeait les mains, à la manière de griffes retournées. Des brumes stagnantes paraissaient emprisonner l’asphalte brillant. Au loin, la terre et le ciel s’unissaient dans les ténèbres, en une longue jointure de glace.

Il n’y avait pas de taxis mais Diane n’en chercha pas. Elle connaissait les règles. Elle s’écarta des touristes puis, à la première voiture anonyme, agita ses bras en moulinets. Le véhicule passa son chemin. Elle dut refaire son manège trois fois avant qu’une Jigouli, tous phares éteints, stoppât. Le nom de l’hôtel et la couleur des dollars décidèrent le chauffeur. Diane s’enfonça dans un siège de skaï épuisé, sac sur les genoux, bonnet au ras des sourcils, et s’éloigna aussitôt dans la nuit noire.

La voiture emprunta une route solitaire, ponctuée de bouleaux fantomatiques, puis, après des quartiers de cités aveugles, atteignit le boulevard périphérique. Les fumées de feux provenant de terrains vagues et les gaz carboniques des camions prirent le relais du brouillard de la campagne. Sans phares, la visibilité du véhicule n’atteignait pas cinq mètres. De temps à autre, le fracas assourdissant d’un poids lourd, ses essieux claquant sur la chaussée, jaillissait. Diane sentait naître en elle une angoisse, ressurgie du passé — le souvenir de l’accident. Le conducteur, qui n’avait pas ouvert la bouche depuis le départ et dont le visage était masqué par une cagoule, parut sentir la nervosité de sa passagère. Il alluma sa radio. Un violent morceau de hard rock s’ajouta aux sillons du macadam pour faire vibrer la Jigouli. Diane était près de hurler quand l’homme s’engagea sur la rampe de sortie et pénétra dans la ville.

Diane se souvenait de la direction à prendre : du nord, il fallait descendre le boulevard Leningrad. Des myriades de lumières apparurent : des vitrines clinquantes, exhibant des trésors à la manière de cavernes précieuses. Des logos et des slogans publicitaires lançaient leur appel à la consommation. Toute la cité se diaprait de néons et de fluorescence. Cette frénésie d’électricité était comme un clin d’œil nocturne du capitalisme qui gagnait chaque jour ici du terrain. Une sorte de dépense obligée, de gâchis imposé, démontrant que les temps n’étaient plus à l’économie ni aux restrictions — même si la plupart des Moscovites n’avaient pas de quoi manger.

Diane s’étonnait maintenant que le conducteur continuât à fendre les brumes en direction du sud. Il aurait fallu maintenant s’orienter vers l’ouest, dans la direction de Minsk… Tout à coup ce fut de nouveau l’obscurité. Dans ce quartier, les églises se multipliaient au point de se succéder côte à côte sur le même trottoir, ou encore de se faire face, dans les ruelles. On discernait leurs façades érodées, leurs arches noires, leurs portails fondus dans l’ombre. Sous les toiles des échafaudages, des statues tendaient leurs moignons ébréchés, leurs visages renfrognés, leurs toges lourdes, pétrifiées comme un manteau mouillé. Diane commençait à s’inquiéter, se demandant si son chauffeur n’allait pas lui tendre un guet-apens, au détour d’une rue noire.

La voiture tourna alors et jaillit sur la place Rouge. Diane reçut comme une gifle. Elle aperçut le Kremlin, avec ses remparts carmins, ses dômes saupoudrés d’or. Le chauffeur éclata de rire. Elle comprit qu’il avait voulu lui montrer le « joyau » de sa ville. Tête baissée dans sa parka, menton cerné par son col, elle dut se rendre à l’évidence : elle était heureuse d’être ici. La voiture remonta les quais le long de la Moskova. Elle emprunta ensuite la perspective Koutouzovki, traversa la place Loubianka — Diane se souvenait des noms —, puis vint se glisser sous les lettres lumineuses de l’hôtel Ukraïnia, qui se distillaient dans la nuit comme un gigantesque cachet effervescent dans une eau saumâtre.

Diane salua son compagnon alors que les accords de Stairway To Heaven de Led Zeppelin emplissaient l’habitacle. Toujours pas un mot, toujours pas de visage. Au comptoir de la réception, elle remplit les formalités d’inscription puis monta par l’ascenseur au huitième étage. Dans sa chambre, elle ne prit pas la peine d’allumer. Le siège du Parlement, situé juste en face, était éclairé avec une telle force que son voisinage distribuait jusqu’ici une lueur éclatante.

La chambre ressemblait à son souvenir. Quatre mètres carrés. Des rideaux et un couvre-lit taillés dans la même mousseline rouge. Une odeur mêlée de graillon, de moisi, de poussière. Le grand chic à la russe. Seule la salle de bains affichait des faïences nouvelles et de belles plomberies apparentes. Elle se glissa sous la brûlure de la douche : c’était tout ce dont elle avait besoin. Assommée par l’eau chaude, cassée de courbatures, elle s’enfouit dans les draps rêches et s’endormit aussitôt.

Une nuit sans rêve ni pensée.

Ce n’était déjà pas si mal.

44

Quand Diane ouvrit les yeux, un soleil ardent éclaboussait les murs de sa chambre. Elle regarda sa montre : dix heures du matin. Elle jura plusieurs fois, se prit les pieds dans son sac, puis se cogna à un angle de table avant d’accéder à la salle de bains. Elle prit une nouvelle douche, s’habilla rapidement et ouvrit la fenêtre.

La ville était là.

Diane aperçut la Moskova, dont les eaux noires scintillaient dans la lumière matinale. Elle discernait aussi les églises orthodoxes, les gratte-ciel staliniens, les immeubles en construction, cernés par des grues qui semblaient vouloir rivaliser de hauteur et d’hiératisme. Surtout, elle s’imprégnait de la rumeur grondante de la ville. Cette espèce de vague confuse, de grisaille, de fracas, d’odeurs acides mêlées qui caractérise toutes les mégapoles et qui semblait ici, peut-être, plus brute, plus puissante encore. Elle baissa les yeux vers la perspective Koutouzovki, où circulaient des centaines de voitures. Elle ferma les paupières et s’unit mentalement à cette houle frémissante, avec une jouissance qui lui démontrait qu’elle resterait toujours, malgré ses voyages, malgré sa passion pour la vie animale, une pure citadine.

Quand le froid l’eut transie jusqu’aux os, Diane referma la fenêtre et se concentra sur son enquête. Elle ne possédait plus qu’une seule certitude : tout, dans ce cauchemar, était lié au tokamak. Le retour de ses membres sur les lieux du site. Le rôle singulier des Veilleurs, envoyés par quelque autorité mystérieuse pour prévenir ces hommes. Et même les meurtres, qui paraissaient frapper, l’un après l’autre, ceux qui avaient côtoyé le laboratoire nucléaire.

Elle avait imaginé une stratégie pour attaquer son investigation. Une stratégie toute simple, mais réaliste. Elle commanda d’abord un petit déjeuner puis contacta l’ambassade de France. Elle demanda à parler à l’attaché scientifique — toutes les unités diplomatiques abritaient, aux côtés des traditionnels attachés culturels, un responsable des sciences. Après une minute d’attente, une voix autoritaire résonna dans le combiné. Diane se présenta. Elle donna son vrai nom puis expliqua qu’elle était journaliste.

— Pour quel magazine ? coupa la voix.

— Heu… Je suis free-lance.

— Free-lance pour quel magazine ?

— Free-lance pour moi-même.

L’homme grinça :

— Je vois le genre.

Diane changea de ton :

— Vous voulez me renseigner, oui ou non ?

— Je vous écoute.

— Je suis à la recherche d’informations sur les tokamaks. Ce sont des fours nucléaires qui…

— Je sais parfaitement de quoi il s’agit.

— Okay. Alors vous savez peut-être où trouver les archives de ces laboratoires ? Il doit bien exister une académie à Moscou où…

— L’institut Kurchatov. L’ensemble des documents concernant les sites de fusion contrôlée s’y trouvent.

— Vous pouvez me donner l’adresse ?

— Vous parlez russe ?

— Non.

L’attaché scientifique éclata de rire.

— Quel genre de recherches espérez-vous mener ?

Diane s’efforça de rester calme. Elle demanda, d’un ton humble :

— Vous connaissez un interprète ?

— Je connais mieux que ça. Un jeune Russe, spécialiste de la fusion thermonucléaire. Kamil Gorochov : il parle parfaitement notre langue. Il a effectué plusieurs voyages dans l’Hexagone.

— Vous pensez qu’il acceptera de m’aider ?

— Vous avez de l’argent ?

— Un peu.

— Des dollars ?

— Des dollars, oui.

— Il n’y aura aucun problème. Je le contacte immédiatement.

Diane donna ses coordonnées et remercia son interlocuteur. La minute suivante, son petit déjeuner arrivait. Assise en tailleur, sur son lit, elle dévora les petits pains rassis et savoura le thé trop infusé. Il était servi dans un verre avec une anse d’argent ciselé. A ses yeux, ce seul détail valait tous les croissants du monde. Elle se sentait étrangement légère, apaisée. Comme si le vol de nuit avait dressé entre elle et les événements de Paris une frontière irréversible.

Le téléphone sonna : Kamil Gorochov l’attendait en bas.

Le hall de l’Ukraïnia portait encore les marques de la grandeur stalinienne. Par les hautes fenêtres, le soleil transformait les voilages en de pures stalactites de blancheur, tandis que le sol de marbre miroitait de lumières irisées. Diane repéra un jeune type qui faisait les cent pas près du comptoir, enfoui dans un anorak trop grand pour lui. Il lançait de droite à gauche des regards de rôdeur en cavale.

— Kamil Gorochov ?

L’homme se retourna. Il avait des yeux de chat et de longs cheveux de soie noire. En guise de réponse, il balaya nerveusement une mèche sur son front. Diane se présenta, en français. Le Russe l’écouta, dans une posture mi-méfiante, mi-agressive. Elle hésita : elle n’était plus sûre de parler à la juste personne. Mais le félin demanda tout à coup, dans un français vigoureux :

— Vous vous intéressez aux tokamaks ?

Diane précisa :

— Je m’intéresse au TK 17.

— Le pire de tous.

— Que voulez-vous dire ?

— Le plus puissant. Le seul qui ait atteint, durant quelques millièmes de seconde, la température de fusion des étoiles.

Il eut un ricanement inquiétant sous sa moustache de cosaque, puis enveloppa le hall d’un regard frondeur, comme s’il prenait toute la salle à témoin. Sa beauté semblait se nourrir exclusivement d’idées noires.

— Vous connaissez le mythe de Prométhée ? demanda-t-il soudain.

Un Russe évoquant à brûle-pourpoint un mythe grec auprès d’une inconnue, dans le hall d’un hôtel poussiéreux : Diane n’était plus à ça près. Elle décida de jouer le jeu :

— L’homme qui a tenté de voler la foudre aux dieux ?

Nouveau rictus, nouveau geste pour écarter sa mèche. Kamil ne paraissait pas même remarquer les contusions et les pansements de Diane — ce n’était pas son monde.

— A l’époque des Grecs, reprit-il, c’était une légende. Aujourd’hui, c’est une réalité. Les hommes tentent vraiment de voler leurs secrets aux étoiles. Les archives du TK 17 se trouvent dans une annexe de l’institut Kurchatov, au sud de la ville. Vous me payez le plein et je vous y emmène.

Diane lui lança un sourire radieux. Il tournait déjà les talons, se dirigeant vers la porte-tambour, irradiée de lumière. Elle se glissa dans son sillage en enfilant sa parka. Elle ne parvenait pas à se départir de sa bonne humeur. Elle le sentait : cette visite à Moscou serait fertile.

45

Kamil conduisait une R 5 éreintée, dont il semblait pouvoir tirer le maximum. Après quelques circonvolutions, il accéda à une avenue à huit voies. Diane se souvenait du quartier d’églises et de brumes qu’elle avait traversé la nuit dernière : il n’en était plus question maintenant. De part et d’autre de l’artère, des blocs de briques, des cubes aux façades de verre, de véritables gratte-ciel s’alignaient au cordeau, dans une perspective sans fin.

Ils traversèrent le fleuve puis atteignirent une grande place, vrombissante de circulation. Des cités-dortoirs succédaient à des bâtiments colossaux, arborant des tons mornes qui paraissaient absorber le soleil pour nourrir leur seule amertume. Ils croisèrent des casinos, une gare à la façade de marbre puis le stade Dinamo. Ils empruntèrent alors une nouvelle avenue sur laquelle ouvraient des voies piétonnières.

Diane observait la foule avec émerveillement. Des affluents de chapkas, des rivières de bonnets, des ruisseaux d’écharpes, de pelisses, de cols relevés égrenaient toutes les matières, toutes les chaleurs : laine, feutre, cuir, fourrure… A travers les vitres embuées, les taches de couleur, comme cristallisées par le froid, gagnaient en précision, en vibration. Il existait un cliché sur les visages mornes, les silhouettes tristes des habitants de Moscou. Elle ne retrouvait rien de cela ici. Au contraire, à la vue de cette multitude, elle éprouvait une sensation vivifiante. Une morsure de froid et de joie, comme en procurent ces petits verres glacés qui recèlent déjà, avant même d’être remplis, un espoir d’ivresse.

Kamil demanda, sans quitter la route du regard :

— Qu’est-ce que vous savez au juste sur le TK 17 ?

— Rien, ou presque, admit Diane. Il s’agissait du plus grand four thermonucléaire d’URSS. Une technologie inventée par les Soviétiques en vue de remplacer, à terme, la fission nucléaire. Je sais que l’unité a fermé ses portes en 1972 et qu’elle était dirigée par un physicien d’origine asiatique, du nom d’Eugen Talikh. Un homme qui est passé à l’Ouest aux environs des années quatre-vingt.

Le jeune physicien lissa brièvement sa moustache.

— Et pourquoi tout ça vous intéresse ?

Diane improvisa :

— Je réalise un reportage sur les vestiges de la science soviétique. Les tokamaks constituent un domaine peu connu et…

— Pourquoi le TK 17 ?

Elle réfléchit, prise au dépourvu. Soudain le souvenir du petit homme de la photographie, coiffé de sa chapka racornie, lui revint en mémoire.

— C’est surtout Eugen Talikh qui m’intéresse, dit-elle. Je voudrais dresser son portrait, à titre d’exemple des scientifiques de l’époque.

Le Russe s’engagea sur le boulevard périphérique. Sous le soleil, les nuages de gaz noirâtres et les couleurs crasseuses des véhicules paraissaient plus sinistres encore que la veille. Kamil répliqua — son absence d’accent était extraordinaire :

— Talikh est plutôt atypique dans le paysage russe. A lui seul, il représentait la revanche des peuples asiatiques sur l’Empire soviétique. Dans toute l’histoire du communisme, il n’y a pas eu d’autre exemple de ce calibre. Peut être Jougdermidiin Gourragtcha, le premier cosmonaute mongol, mais c’était en 1981 et l’époque avait déjà changé…

— Talikh est de quelle origine ?

— Mais… il est tseven.

Diane se redressa :

— Vous voulez dire qu’il est né dans la région même du tokamak ?

Le conducteur eut un soupir à mi-chemin entre l’irritation et l’amusement.

— Je vois qu’il va falloir commencer par le début.

Il prit son inspiration et attaqua :

— Dans les années trente, l’oppression stalinienne a atteint les confins de la Sibérie et les territoires de la Mongolie. L’objectif était d’anéantir tout ce qui pourrait barrer la route au pouvoir du Kremlin. Les lamas, les grands propriétaires de bétail, les nationalistes ont été arrêtés. En 1932, les Mongols se sont soulevés. L’armée soviétique a écrasé l’insurrection avec des blindés et des chars d’assaut. Les nomades étaient à cheval et ne possédaient que des fusils et des bâtons pour se battre. Près de quarante mille personnes ont été liquidées. Il ne restait plus qu’un peuple sans maître, sans idées, sans religion. En 1942, les Soviétiques ont imposé, par décret, la langue russe et l’alphabet cyrillique.

« A partir de cette époque, tous les enfants des steppes et de la taïga ont été scolarisés. Le projet était de fondre les Mongols et les ethnies satellites au sein du grand peuple soviétique. C’est ainsi qu’à la fin des années cinquante, dans la région de Tsagaan-Nuur, à l’extrême nord de la Mongolie, un gosse parmi d’autres est envoyé à Ulan Bator pour être alphabétisé. Il a douze ans et il porte le patronyme russe d’Eugen Talikh. Tout de suite, il montre des dispositions exceptionnelles. A quinze ans, il part à Moscou. Il intègre le Komsomol — les jeunesses communistes — et entre à la faculté des sciences, en classe de mathématiques. A dix-sept ans, il s’oriente vers la physique et l’astrophysique. Deux ans plus tard, il achève une thèse de doctorat sur la fusion thermonucléaire du tritium. Talikh devient le plus jeune docteur ès sciences d’URSS.

Diane ressentait un élan de sympathie pour ce fils de la forêt, qui s’était révélé être aussi un fils de l’atome. Kamil poursuivait :

— En 1965, le surdoué est envoyé dans les environs de Tomsk, sur le site du TK 8. A ce moment, les essais de fusion consomment du deutérium, un autre isotope de l’hydrogène, mais on commence à penser que le tritium offrirait de meilleurs résultats. C’est la spécialité de Talikh. Deux ans plus tard, il est muté sur un site crucial : le chantier de construction du TK 17, le plus grand four thermonucléaire jamais construit au monde. Il est d’abord intégré dans l’équipe principale, qui supervise la conception et les réglages de la machine, puis, en 1968, il dirige en personne les premiers essais. N’oubliez pas : il n’a alors que vingt-quatre ans.

Le Russe roulait sur l’autoroute, impossible de deviner dans quelle direction. Diane voyait passer les panneaux, écrits en cyrillique. Mais elle faisait confiance au physicien : elle sentait qu’il était heureux, sous ses dehors agressifs, de partager sa passion.

— Le plus incroyable, continua-t-il, c’est que ce site était justement implanté dans la région natale de Talikh, à Tsagaan-Nuur.

— Pourquoi là-bas ?

— Une précaution supplémentaire des Russes. Du côté occidental, on commençait à repérer leurs centres de recherche secrets, ces villes industrielles et militaires de Sibérie, qu’aucune carte ne mentionnait jamais mais qui abritaient des millions d’habitants, comme Novosibirsk. Installer un site en Mongolie, c’était la garantie d’être vraiment à l’abri de tout regard, de toute observation. Talikh, le petit nomade, est donc revenu au pays dans la peau du grand patron. D’un coup, il est devenu le héros de son peuple.

Ils avançaient maintenant sur une voie mal goudronnée, fissurée par les coups de gel des hivers successifs. Des champs noirs, comme recroquevillés sur leurs sillons, se déployaient à perte de tristesse. Parfois des femmes aux foulards violemment colorés apparaissaient, telles des fleurs impromptues. Soudain, Kamil braqua dans un chemin de terre. Avec stupeur, Diane découvrit un haut portail ciselé d’or. De l’autre côté, des promenades et des parterres de pelouse s’agençaient, relativement bien entretenus. Au fond, se dressait un vaste palais, couleur parme, qui devait dater du XIXe siècle. Jamais elle n’aurait imaginé que de telles architectures pussent être encore debout dans la Russie postcommuniste.

— Ne faites pas cette tête, commenta Kamil en se garant dans la cour de gravier. Les Soviétiques n’ont pas systématiquement tout bousillé.

Ce n’était pas réellement un château, plutôt un grand pavillon de chasse, déployant des fenêtres aux pourtours de pierre blanche, des portiques à colonnes, des ornements de stuc, encadré par d’étroites tourelles aux toits arrondis. Ils gravirent quelques marches et atteignirent la terrasse, couverte de cailloutis clairs. Sur la gauche, un homme en uniforme se tenait niché dans un poste de garde. Kamil le salua vaguement et ouvrit l’une des portes vitrées du perron : il possédait ses propres clés.

Un large vestibule, de forme hexagonale, était tapissé de marbre. Un lustre cristallin miroitait au plafond. Sur la gauche, un ample escalier en arc de cercle s’incurvait jusqu’au premier étage. Là-haut, des portes entrebâillées révélaient de grandes photographies noir et blanc, représentant des sites industriels. On distinguait aussi des turbines de cuivre astiquées, posées sur des socles comme des Vénus. Diane devina que cet étage abritait un musée de la Fusion contrôlée.

Sans hésiter, Kamil prit à droite. Ils traversèrent plusieurs salles aux murs craquelés, mais où les lambris et les statues étaient toujours au rendez-vous. Diane reconnaissait les alcôves où les jeunes comtesses oubliaient jadis leurs mouchoirs, les fauteuils où les princes abandonnaient leurs filets à papillons…

Kamil marchait toujours, englouti dans son anorak. Il ressemblait à un jeune chat qui aurait été abandonné par ses maîtres dans une demeure qu’il connaissait bien. Ils descendirent un étroit escalier. Le froid s’intensifia d’un coup. En bas, une grille cadenassée fermait l’espace. Au-delà, une pièce voûtée se perdait dans la pénombre, striée par des structures de métal qui supportaient des archives. Kamil murmura en ouvrant le grillage :

— On entretient soigneusement le microclimat indispensable à la conservation du papier. Dix-sept degrés de température. Cinquante pour cent d’humidité. Très important.

Il alluma un plafonnier tamisé. Les dossiers gris se comptaient par milliers. Agglutinés sur les étagères. Enfournés dans des armoires de fer. Entassés sur le sol. Il y avait également des collections entières de livres, dont les dos ciselés d’or scintillaient dans les recoins d’ombre. Des journaux anciens, ficelés en liasses, montaient à l’assaut des voûtes.

Ils marchèrent encore et atteignirent une dernière salle. Kamil chercha à tâtons l’interrupteur. Un halo irréel, de couleur violette, révéla le décor : une petite pièce sans fenêtre, comportant des pupitres alignés, revêtus de formica. Le physicien souffla :

— Bougez pas.

Il s’éclipsa pour réapparaître presque aussitôt, les bras chargés d’un gros carton qu’il posa sur une table. Il en extirpa plusieurs dossiers moisis, fermés par des courroies de tissu. Il les ouvrit et les feuilleta avec dextérité, parfaitement indifférent à la poussière qui s’en échappait. Diane sentait les petits grains de temps crisser sous ses dents.

Enfin il tendit un cliché noir et blanc à Diane, en prononçant avec fierté :

— La première photographie aérienne du TK 17, la machine à égaler les étoiles.

46

C’était un cercle.

Un gigantesque cercle de pierre, d’environ cent mètres de circonférence, posé au pied de contreforts rocheux. Autour, des bâtiments plus réduits se disséminaient jusqu’à la lisière des forêts environnantes, formant une cité géométrique et grise. On distinguait aussi, au nord-ouest du site, les hautes turbines d’une centrale électrique, accotée aux torrents qui chutaient des parois de la montagne. Kamil demanda :

— Vous savez comment ça marchait ?

— Je vous l’ai dit : pas du tout.

Le physicien ricana, puis, de l’index, désigna l’anneau de béton.

— A l’intérieur de cet anneau, expliqua-t-il, courait une chambre à vide, directement alimentée par la centrale électrique que vous voyez ici. Imaginez un monstrueux court-circuit, un câble électrique qui se mordrait la queue, et vous aurez une idée de ce qu’était ce tokamak. Le courant arrivait, d’une puissance de plusieurs millions d’ampères, diffusé par des arches magnétiques, et chauffait, en une fraction de seconde, le circuit à plus de dix millions de degrés. Les chercheurs injectaient alors un mélange gazeux d’atomes de tritium. Instantanément, les atomes s’agitaient et couraient à l’intérieur de la chambre au point d’avoisiner la vitesse de la lumière. Alors le miracle se produisait : les électrons quittaient leurs noyaux et atteignaient le cinquième état de la matière — le plasma. La température montait encore et, enfin, le deuxième prodige se réalisait : les noyaux de tritium s’unissaient et se transformaient en d’autres atomes — des isotopes de l’hélium. En réalité, je vous l’ai dit : ça n’est réellement arrivé qu’une fois.

— Quel était l’intérêt de l’expérience ?

— A terme, cette transmutation atomique aurait dû diffuser une énergie titanesque, dépassant celle de nos centrales nucléaires actuelles. Et qui n’aurait consommé que des matériaux issus de l’eau de mer. Malheureusement, le site a fermé en 1972 et les Russes semblent s’être alors désintéressés de cette technique. Les Européens ont pris le relais mais personne n’a encore atteint des résultats véritablement performants dans ce domaine.

Diane tenta d’avaler sa salive, mais la poussière lui asséchait la gorge. Elle demanda :

— Et… c’était dangereux ? Je veux dire : radioactif ?

— Dans la salle, oui. Le bombardement de neutrons rendait radioactifs les matériaux qui composaient les structures de la machine, comme le cobalt par exemple. Et cette radioactivité pouvait durer plusieurs années. Mais, au-delà, il n’y avait aucun danger. Les murs de la salle elle-même, en plomb et en cadmium, absorbaient les neutrons.

Diane ne parvenait pas imaginer Rolf van Kaen, médecin acupuncteur, et Philippe Thomas, psychologue transfuge, dans un tel environnement.

— Je possède le nom de deux personnes qui, je pense, ont travaillé sur ce site, dit-elle. Vous pouvez vérifier s’ils ont appartenu aux équipes de l’époque ?

— Aucun problème.

Diane épela les patronymes des hommes et résuma leur spécialité. Kamil feuilleta ses listes. Les paperasses peluchaient entre ses doigts comme des parchemins.

— Ils n’y sont pas, dit-il enfin.

— Ces listes sont complètes ?

— Oui. S’ils bossaient dans le tokamak même, ils devraient y être.

— Que voulez-vous dire ?

— Le site du TK 17 était immense. Une véritable ville. Des milliers de personnes y travaillaient. Et il existait des départements annexes.

Une lumière se fit jour dans l’esprit de Diane.

— Quel genre de départements ? Le profil de van Kaen et celui de Thomas pourraient-ils correspondre à une autre spécialité du site ?

Kamil pianota sur ses dossiers. Une lueur de malice brillait dans ses yeux en amande.

— Un acupuncteur et un psychologue : ils auraient pu appartenir à l’unité la plus secrète du TK 17. Celle qui se consacrait à la parapsychologie.

— Quoi ?

— Le site possédait un laboratoire de psychologie expérimentale. Une unité qui s’intéressait aux phénomènes de perception et d’influences non expliqués. Télépathie, clairvoyance, psychokinèse… A cette époque, il existait plusieurs centres de ce genre en URSS.

C’était comme une porte que Diane n’avait pas imaginée et qui s’ouvrait tout à coup sur une clarté aveuglante. Elle interrogea :

— En quoi consistaient les expériences menées dans ces laboratoires ?

L’homme eut une moue incertaine.

— Je ne sais pas exactement. Ce n’est pas mon domaine. Je crois que des psychologues et des physiciens cherchaient à provoquer des états modifiés de conscience, sous hypnose par exemple, et à susciter des phénomènes psi, comme des relations télépathiques ou des guérisons par magnétisme. Ils les étudiaient d’un point de vue physiologique, mais aussi magnétique, électrique…

— Pourquoi un tel laboratoire existait-il près du tokamak ?

Kamil éclata de rire.

— A cause de Talikh ! Il était passionné par ces domaines. Lui-même, parallèlement à ses activités sur la fusion, travaillait sur ce qu’il appelait la « bio-astronomie ». L’influence des étoiles sur le corps humain, sur les tempéraments.

— Comme l’astrologie ?

— Dans une version plus scientifique. Par exemple, il s’intéressait à l’interaction supposée entre le cerveau et le magnétisme solaire. Il existe, paraît-il, statistiquement, une relation entre l’activité du Soleil et la multiplication d’accidents, de suicides, de crises cardiaques… D’après ce qu’on m’a raconté, Talikh lui-même possédait de véritables dons. Il pouvait prévoir des phénomènes stellaires, comme les éclipses. Mais franchement, là, on tombe dans le côté mystique du personnage. Pour ma part, je ne crois pas à ces histoires. Il y a plutôt de quoi rire.

Diane ne riait pas. Elle commençait à saisir au contraire un aspect insoupçonné de l’affaire : Eugen Talikh, prodige de la fusion nucléaire, était aussi un Tseven, un enfant de la taïga, qui avait grandi au sein d’une culture chamanique, traversée de phénomènes inexplicables. Devenu physicien, il s’était sans doute persuadé qu’il pourrait étudier rationnellement ces phénomènes. Alors il avait appelé les meilleurs spécialistes dans ces domaines, comme Rolf van Kaen, virtuose de l’acupuncture, ou Philippe Thomas, transfuge français féru de psychokinèse.

Diane était persuadée qu’elle touchait là le cœur de la vérité. Il lui fallait creuser ce filon, envisager le contexte qui avait permis un tel projet.

— Il y a une chose que je ne comprends pas, reprit-elle. L’ère du marxisme a été le siècle du matérialisme, du pragmatisme absolu. Le siècle où on a fermé les églises, où l’histoire s’est appuyée sur le réalisme le plus strict. Comment les autorités soviétiques pouvaient-elles prendre au sérieux ces histoires de paranormal ?

Kamil fronça les sourcils pour exprimer sa méfiance.

— Ça vous intéresse tant que ça, la parapsychologie ?

— Tout ce qui concerne la science soviétique m’intéresse.

Le physicien parut se détendre.

— Les relations de la Russie et de la parapsychologie, il y aurait de quoi écrire un roman.

— Faites-moi un résumé.

Il s’appuya contre les vieux cartons et parut se détendre. Les lampes diffusaient toujours des reflets violacés sur ses traits aigus.

— Vous avez raison. D’un côté, le communisme a fondé le siècle le plus pragmatique, le plus rationnel qui soit. En même temps, les Russes restent les Russes. Ils sont fortement imprégnés de spiritualité. Non seulement de religion, mais aussi de croyances ancestrales, de craintes superstitieuses. Par exemple, ils ont toujours pensé que la victoire de Stalingrad avait été favorisée par des esprits chamaniques, libérés dans la région de la Volga. De la même façon, ils ont toujours cru que la conquête spatiale avait été soutenue par des puissances célestes.

Le jeune homme croisa les bras, jouant la résignation.

— On a l’habitude de dire que c’est le côté asiatique de notre peuple. Après tout, la majorité de notre territoire est couvert par la taïga, le royaume des esprits…

Diane intervint :

— Entre les croyances populaires et les laboratoires de recherche, il y a une marge, non ?

— C’est vrai. Mais il existe aussi une tradition scientifique de la parapsychologie dans notre pays. Il ne faut jamais oublier que notre grand Prix Nobel, c’est Ivan Petrovitch Pavlov, l’homme des réflexes conditionnés, l’inventeur de la psychologie moderne. Or, Pavlov admettait certains états distincts de la conscience. Dans les années vingt, son institut comportait même un département consacré à la clairvoyance.

Kamil semblait éprouver à l’égard de ce thème un mélange d’ironie et de fascination. Il poursuivit :

— Dans les années quarante, les purges staliniennes et la Seconde Guerre mondiale ont anéanti ces recherches. Mais, après la mort de Staline, la vague de la parapsychologie est réapparue, comme si elle n’avait jamais quitté l’esprit profond des Russes. Je vais vous raconter une anecdote qui résume bien la mentalité des années soixante. Vous connaissez l’histoire de notre pays ?

— Pas très bien.

Son expression de scepticisme réapparut.

— Vous n’avez jamais entendu parler du vingt-deuxième congrès du parti communiste, en 1961 ?

— Non.

— Ce congrès est très célèbre. Cette année-là, pour la première fois, Nikita Khrouchtchev a évoqué en public les crimes staliniens. Il a laissé entendre que Staline n’avait peut-être pas été le guide éclairé qu’on avait prétendu, mais un tyran qui avait commis des erreurs criminelles. Le maître est tombé de son piédestal. Quelque temps plus tard, son corps momifié a été extrait du mausolée où il reposait aux côtés de Lénine.

— Quel rapport avec le paranormal ?

— Lors de ce même congrès, une femme député est intervenue, Darya Lazurkina. Elle a expliqué, le plus sérieusement du monde, que Lénine lui était apparu, la veille, dans un rêve, et qu’il lui avait dit qu’il souffrait d’être aux côtés de Staline dans le mausolée. Les paroles de Lazurkina ont été consignées dans les minutes officielles du congrès et je peux vous assurer que ce témoignage a autant joué dans la décision de déplacer le corps que le discours de Khrouchtchev. Ainsi sont les Russes. L’idée qu’un homme mort revienne s’exprimer à travers le songe d’une vieille femme n’a étonné personne et, d’une certaine façon, Lénine avait ainsi participé au congrès.

Diane avait déjà vu des images de ces grands-messes du Parti — la salle immense, échelonnée de gradins occupés par des milliers de députés communistes, les seigneurs d’une des nations les plus puissantes de l’époque. Elle était troublée à l’idée qu’un simple rêve ait pu prendre place parmi les préoccupations des commissaires du Parti. Ainsi, toujours, une lumière sombre brillait au fond des consciences. Sous la crainte du pouvoir humain régnait toujours une autre crainte : celle de l’univers, de l’inconnu, des esprits, qui semblaient guetter ces Russes à travers la taïga sibérienne.

— Poursuivez, souffla-t-elle.

— A partir de cette époque, la psychologie puis, dans son sillage, la parapsychologie sont revenues en force. Des laboratoires se sont ouverts partout sur le territoire. Les plus célèbres étaient l’Institut neurochirurgical de Leningrad, où on étudiait les expériences psi à travers les rêves, l’Institut de psychiatrie et de neurologie de Kharkov, où les scientifiques recherchaient d’éventuelles particules psi, qui auraient pu expliquer les phénomènes de télépathie ou de psychokinèse. Et aussi le département n° 8 de l’Académie sibérienne des sciences, à Novosibirsk, où certains chercheurs avaient tenté des expériences télépathiques avec les officiers d’un sous-marin atomique. Honnêtement, tout ça n’était pas très sérieux.

Diane revint à l’objet de son enquête :

— Que savez-vous sur le TK 17 dans ce domaine ?

— Je n’ai jamais rien lu ni entendu. Pas un mot, pas une ligne sur cette unité.

— Ce silence, comment vous l’expliquez ?

Kamil haussa les épaules.

— A vrai dire, il peut tout signifier. Soit que les chercheurs n’ont absolument rien trouvé, pas même de quoi rédiger un rapport. Soit, au contraire, qu’ils ont effectué des découvertes significatives. Des découvertes qui méritaient qu’on les dissimule.

Diane comprit qu’elle possédait la réponse à cette question. Oui : quelque chose d’important avait été découvert dans ce laboratoire. Quelque chose qui concernait non seulement la nature des facultés psi, mais qui permettait de les développer.

Elle n’avait pas oublié les prodiges qui avaient ponctué ces dernières semaines. Un acupuncteur qui sauvait un enfant condamné par la médecine traditionnelle. Un psychologue qui ouvrait une boucle de métal par la seule force de son esprit. Et maintenant Eugen Talikh, qui manifestait une véritable clairvoyance en matière de phénomènes cosmiques. Comment ne pas penser que ces hommes, entre 1969 et 1972, avaient découvert dans leurs laboratoires une technique qui leur permettait d’isoler et de maîtriser les forces occultes de l’homme ? Comment ne pas imaginer qu’ils partageaient, depuis trente ans, ce secret unique ?

Elle se souvenait maintenant des doigts de Lucien marqués de la date du 20 octobre 1999. Elle éprouva une nouvelle certitude. Ces hommes avaient rendez-vous dans le tokamak. Et ce rendez-vous entretenait un lien avec ce nouveau mystère — l’acquisition inexplicable de pouvoirs paranormaux.

Diane scruta la date sur le cadran de sa montre : 15 octobre. Il n’y avait qu’un seul moyen pour découvrir la nature de cette rencontre. Elle s’entendit demander :

— Ça ne vous dérangerait pas de me déposer à l’aéroport ?

47

De Moscou, il fallait parcourir près de huit mille kilomètres vers l’est pour rejoindre Ulan Bator, la capitale de la République populaire de Mongolie. Le vol s’effectuait de nuit, avec une seule escale à Tomsk, en Sibérie occidentale. Durant le voyage, un paysage unique ployait à la surface de la terre : la forêt. Une infinité glacée de trembles, d’ormes, de bouleaux, de pins, de mélèzes, groupés tour à tour en bois ajourés ou en jungles inextricables. Diane se souvenait de la carte de Claude Andreas et de son immensité monochrome. La taïga : un ermitage qui avait la dimension d’un continent et qui s’ouvrait seulement aux abords de la Mongolie sur une autre immensité — les steppes.

Kamil n’avait rien pu lui dire de plus sur le voyage à l’intérieur des terres : il n’avait jamais mis les pieds en Mongolie. Ses connaissances sur le TK 17 n’étaient que théoriques et il en admirait d’autant plus la détermination de Diane. Il lui avait proposé de s’occuper des billets, à Cheremetievo.

Elle choisissait maintenant des vêtements chauds, dans la boutique principale de l’aéroport, dressant mentalement la liste de ce qu’elle possédait déjà. En essayant une chapka doublée de fourrure, face à un miroir, elle constata que ses hématomes s’estompaient. Elle se sentait forte, nerveuse, revigorée. En vérité, elle était grisée par son propre projet. Et cette ivresse était dangereuse, parce qu’elle l’empêchait de mesurer les dangers réels de l’expédition.

— Super.

Dans la glace, le regard d’amande de Kamil apparut. Le physicien semblait apprécier le spectacle du visage de Diane, encadré de mèches fantasques, barré d’une visière de fourrure. Il ne semblait pas voir les marques, les cicatrices, les pansements. Il brandit une liasse de billets bleu délavé et prévint :

— Il ne faut pas traîner. Le dernier vol à destination de Tomsk décolle dans quarante minutes.

Kamil se glissa avec Diane dans la zone d’embarquement. Quand elle aperçut ses compagnons de vol, elle éprouva une nouvelle appréhension : les passagers paraissaient mortifiés. Ils demeuraient immobiles, les mains serrées sur leurs valises, lançant de temps à autre un regard résigné en direction de l’appareil, qui manœuvrait dehors.

— Pourquoi font-ils cette tête ? demanda Diane.

— Pour eux, la Mongolie, c’est plus ou moins synonyme de fin du monde.

— Pourquoi ?

Kamil fronça de nouveau les sourcils, écho inversé des moustaches qui souriaient.

— Diane, la Mongolie, ce n’est même plus la Sibérie. C’est encore plus loin, et il n’y a plus là-bas de pouvoir russe. A Ulan Bator, tout ce qui attend ces gens, c’est la solitude, le froid, le dénuement — et la haine. Le pays est resté une colonie soviétique pendant près de cent ans. Aujourd’hui les Mongols sont indépendants et ils nous détestent plus que tout au monde.

Elle détaillait la foule qui franchissait le comptoir d’embarquement : des silhouettes lasses, des visages d’exode. Un détail lui sauta aux yeux.

— Pourquoi n’y a-t-il aucun Mongol parmi les voyageurs ? demanda-t-elle.

— Les Mongols ont leur propre compagnie. Ils se couperaient un bras plutôt que de voyager sur Aeroflot. La haine : vous savez ce que ça veut dire ?

Elle sourit avec lassitude.

— Ça promet.

— Salut, Diane. Et bon courage.

Elle ne parvenait pas à se persuader que, dans une seconde, ce jeune chat aurait disparu, qu’elle serait de nouveau seule. Seule à un degré qu’elle ne parvenait pas à envisager. L’homme tourna les talons puis lança, pardessus sa capuche-tempête :

— Et souvenez-vous : les dieux n’aiment pas qu’on cherche à les imiter.


Le vieux Tupolev bringuebalait comme un train. Diane s’abandonnait à l’étrange torpeur du vol de nuit. Indifférente à l’inconfort de l’appareil, aux miettes de biscuits en guise de repas, aux lumières trop vives qui refusaient de s’éteindre, ou de s’allumer, selon les places, elle ne sentait pas non plus la froidure qui paraissait traverser la carlingue vibrante.

A Tomsk, on les fit sortir de l’appareil, puis on les guida dans l’obscurité jusqu’à un entrepôt, au bout de la piste. Le lieu ressemblait à un lazaret, où on les aurait isolés par peur d’une contamination. Ils s’installèrent, sans un mot, sur des bancs accolés aux murs. A la lueur d’une ampoule nue, Diane apercevait d’immenses photographies noir et blanc, suspendues aux murs. Des mineurs saisis dans une posture hiératique, pioche à la main. Des vallées minières aux allures de canyons. Des installations électriques, barrées de tours et de câbles. Tout un rêve de production et de planification, dont le grain photographique paraissait lui-même incrusté de crasse et de charbon.

Elle regarda sa montre : dix heures du soir à Moscou. Trois heures du matin à Ulan Bator. Mais ici, à Tomsk, quelle heure était-il ? Elle se tourna vers ses voisins et leur posa la question en anglais. Personne ne parlait cette langue. Elle interrogea d’autres passagers. Les Russes ne levaient même pas le visage de leur col. Enfin un vieillard lui répondit, dans un anglais approximatif :

— Qui intéresser heure de Tomsk ?

— Moi, ça m’intéresse. J’aime savoir où j’en suis.

L’homme baissa les yeux et ne les releva plus. Diane aperçut sa propre ombre, distendue, filiforme, se détachant sur les photographies de mineurs. Elle alla s’asseoir et ressentit soudain une intense douleur à la poitrine, comme une pierre qui aurait percuté son torse.

L’image de Patrick Langlois venait de jaillir dans sa mémoire. Ses yeux de laque noire. Sa petite frange vif argent. Son odeur de vêtements trop propres. Le chagrin s’abattit sur Diane. Elle se sentait seule, perdue, paumée dans ce territoire sans limites. Mais, plus encore, perdue à l’intérieur d’elle-même…

Elle avait envie de pleurer. De pleurer comme on vomit. A l’idée que cet homme aurait pu l’aimer, elle, sa mort lui parut tout à coup deux fois absurde, deux fois inutile. Parce que si le policier avait vécu, il se serait vite aperçu que Diane était la femme de l’impossible. Ses avances auraient glissé sur elle comme de l’eau sur une nappe d’essence. Jamais elle n’aurait pu répondre à son désir. Jamais son propre désir à elle ne pourrait se fixer sur un objet. C’était comme une bête furieuse, un feu souterrain qui courait sous sa peau et ne trouverait jamais aucune issue.

Diane regarda les aiguilles de sa montre, qui tournaient au milieu de nulle part. « Ne jouez pas aux Alice détective », lui avait dit le lieutenant. Un sourire remonta le courant de ses propres larmes. Elle n’était plus une Alice. Pas même une détective.

Seulement une jeune femme perdue dans une forêt de fuseaux horaires.

En route pour le continent-monstre.

48

Ce fut la lumière qui la réveilla.

Elle se dressa sur son siège et plaqua sa main contre le hublot. Depuis combien de temps dormait-elle ? Aussitôt remontée dans l’appareil, elle s’était effondrée. Et elle était maintenant éblouie par l’aurore. Elle remit ses lunettes et tendit son regard vers la fenêtre. Elle aperçut alors, dans la lumière violente de l’aube, ce qui n’existait sans doute dans aucune autre région du monde, ce qui cinglait le cœur du voyageur lorsqu’il franchissait les derniers nuages au-dessus de la terre de Mongolie : la steppe.

Si la couleur verte avait pu flamber, elle aurait engendré une telle lumière. Une brûlure verdoyante, frémissante. Une lumière jaillie de la terre, ébouriffée de chiendent. Un brasier qui avait les contours de l’horizon mais possédait, dans ses moindres interstices, l’intimité d’un soupir.

Le soleil pouvait toujours frapper : il n’altérerait jamais une telle fraîcheur.

Diane chercha ses lunettes noires afin de mieux distinguer le relief de ces immensités. C’était étrange. Il lui semblait avoir toujours connu cette démesure d’herbes folles. Ces collines qui jouaient à saute-mouton dans leur solitude émerveillée. Cette liesse des plaines, comme ivres d’elles-mêmes, qui avançaient vers un éternel rendez-vous avec l’horizon.

Elle s’approcha du hublot jusqu’à le toucher de son front. Malgré la distance, malgré le vacarme des réacteurs, sa pensée pouvait s’élancer jusqu’au ras du sol pour percevoir le bruissement des pâturages, le bourdonnement des insectes, le grésillement infime de la nature lorsque les rafales de vent s’apaisaient. Oui, c’était une terre à écouter. Comme un coquillage. Une terre dont on pouvait saisir toutes les subtilités, à la surface, puis discerner, dessous, l’écho lointain du galop des chevaux à crinière courte. Et peut-être, plus profondément, le cœur sourd du monde…


L’aéroport d’Ulan Bator était une salle de ciment brut, où on marquait les bagages à la craie et où les comptoirs des départs et des arrivées se résumaient à un seul pupitre de bois, sur lequel trônait le computeur du bâtiment. A travers les vitres, Diane distinguait, parmi quelques voitures, les premiers cavaliers sur leurs montures. Tous portaient une robe traditionnelle, vibrante de couleur et ceinturée de soie.

Diane n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle devait faire maintenant. Pour gagner du temps, elle imita les autres voyageurs et s’empara d’une fiche de renseignements. Elle se mit en devoir de la remplir, debout, en appui contre un mur. C’est alors qu’elle lut, en haut du document, quelques lignes en anglais qui lui rappelèrent une évidence à laquelle, à aucun moment, elle n’avait songé.

Dans son dos une voix demanda :

— Vous êtes Diane Thiberge ?

Elle sursauta. Un jeune Occidental lui souriait. Il portait une parka de marque anglaise, un pantalon de velours chasseur et des chaussures montantes. Diane pensa : « Ça ne peut pas être un flic. Pas ici. »

Elle se recula pour mieux le détailler. Il avait un visage poupin, des cheveux châtains bouclés, des lunettes à la monture d’or très fine et une barbe de trois jours qui accentuait son teint hâlé. Malgré la barbe, il se dégageait de ces traits, de cette peau brune, de ces vêtements impeccables, une netteté, une régularité dont Diane se sentit aussitôt jalouse — elle avait toujours l’impression d’être blafarde et fringuée de travers.

L’homme se présenta avec un léger accent qui roucoulait sous sa langue :

— Giovanni Santis. Je suis attaché à l’ambassade italienne. J’ai pris l’habitude d’accueillir tous les ressortissants d’Europe. J’ai repéré votre nom sur l’ordinateur des arrivées et…

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Il parut étonné par son agressivité.

— Mais… vous aider, vous conseiller, vous guider, répondit-il. Nous ne sommes pas dans un pays facile et…

— Merci. Ça ira très bien.

Diane reprit la rédaction de sa fiche, tout en l’observant du coin de l’œil. Le jeune attaché scrutait en retour ses blessures au visage. Il insista, avec douceur :

— Vous êtes sûre que vous n’avez besoin de rien ?

— Merci. Mon périple est parfaitement préparé. Aucun problème.

— Un hôtel ? risqua l’Italien. Un traducteur ?

Elle se retourna et l’interrompit :

— Vous voulez vraiment m’aider ?

Giovanni s’inclina, à la manière d’un gentilhomme vénitien. Diane brandit sa fiche de renseignements d’un air mauvais :

— Alors voilà : je n’ai pas de visa pour entrer dans ce pays.

Les yeux de l’Italien s’écarquillèrent en une expression de pure stupeur.

— Pas de visa ? répéta-t-il.

Ses sourcils s’arquèrent encore, en deux voûtes suspendues. C’était une expression de surprise d’une telle intensité, chargée de tant d’innocence, que Diane éclata de rire. Elle comprenait que cette grimace parfaite dessinait la nature de leurs relations à venir.

49

Giovanni roulait à tombeau ouvert, sur la piste rectiligne qui menait à Ulan Bator. Il était parvenu à régler le problème administratif en moins d’une heure. Diane avait alors compris à qui elle avait affaire : un magicien de la paperasse, et un homme qui parlait la langue mongole aussi aisément que le français et l’italien. Elle était désormais sous la responsabilité de l’ambassade italienne — une sorte d’invitée surprise — et cette nouvelle situation ne la gênait pas. Du moins pas encore.

Elle ouvrit la fenêtre et tendit son visage vers l’extérieur. La poussière blanche de la route lui asséchait la gorge. Elle sentait ses lèvres se gercer, sa peau s’assécher à la vitesse du vent. Au loin, on distinguait la ville, plate et grise comme un bouclier, surplombée par les deux immenses cheminées d’une centrale thermique.

Diane ferma les yeux et respira, à pleins poumons, ce souffle aride. Elle hurla, pour couvrir le bruit du véhicule tout-terrain :

— L’air, vous sentez ?

— Quoi ?

— C’est si… sec.

Giovanni rit dans son col de parka. Il cria en réponse :

— Vous n’avez jamais voyagé en Asie centrale ?

— Non.

— La première mer doit être située à plus de trois mille kilomètres. Jamais un courant humide, jamais un alizé ne vient atténuer ici les différences de température. Les hivers descendent à moins cinquante degrés. Les étés caracolent à plus de quarante. En une seule journée, il peut y avoir quarante degrés d’écart. C’est un climat hypercontinental, Diane. Un climat pur et dur, sans aucune nuance.

Son rire éclata de joie :

— Bienvenue en Mongolie !

Elle ferma de nouveau les yeux et se laissa bercer par les cahots de la piste. Quand elle les rouvrit, ils pénétraient dans la ville. Ulan Bator était une cité à l’architecture stalinienne, sillonnée de larges artères, parfois goudronnées, plus souvent en terre battue, hérissées de bâtiments colossaux percés de fenêtres effilées comme des lames de rasoir. A l’ombre de ces géants, de petites cités, uniformes et tristes, se partageaient le reste du territoire. Tout semblait avoir été conçu, dessiné et construit en une seule fois, par des architectes pressés d’appliquer les grands principes de l’urbanisation socialiste : grandeur et puissance pour l’administration, symétrie et répétition pour le monde humain.

Pourtant la population qui s’acheminait dans les rues démentait ce projet global. Beaucoup d’habitants portaient la deel traditionnelle, comme l’appelait Giovanni : une robe matelassée à boutonnières obliques, maintenue par une ceinture d’étoffe. D’autres avançaient à cheval, parmi les voitures de marque japonaise et les quelques Tchaïka noires qui semblaient s’être trompées d’époque. Ce contraste annonçait le duel implicite du pays : Staline contre Gengis Khan. Et, à comparer les fissures des murs aux chatoiements des vêtements, il n’y avait aucun doute sur l’identité du vainqueur.

Diane aperçut un grand hôtel, dont le parking était occupé par plusieurs cars. Elle demanda :

— On ne s’arrête pas là ?

— On ne va pas à l’hôtel. Complet. Un congrès, je ne sais pas quoi. Ne vous en faites pas : j’ai une solution de rechange. On va vous loger dans le monastère bouddhiste de Gandan, aux portes de la ville. Les moines possèdent des chambres aménagées pour accueillir des hôtes de passage.

Quelques minutes plus tard, ils accédèrent à un vaste bloc de béton, cerné par un mur d’enclos rouge vieilli. L’édifice n’avait rien de particulier, à l’exception de son toit au pourtour retroussé, dans le plus pur style chinois. A l’intérieur de l’enceinte, en revanche, chaque détail rivalisait de charme. Les murs de pierre arboraient une patine ocre. La cour, banale surface de ciment, était balayée par des feuilles mortes, qui bruissaient comme des flammes au ras du sol. Les contours des fenêtres, bruns et écaillés, ressemblaient à des cadres mystérieux qui donnaient envie de se pencher pour plonger dans les secrets du monastère. En quelques secondes, franchi l’imposant portail de poutres, le lieu se métamorphosait en un berceau d’or qui envoûtait le regard et laissait au cœur une poudre étincelante et précieuse.

Diane esquissa quelques pas et remarqua, à droite, sous un préau, les moulins à prières. De gigantesques tonneaux verticaux, tournant sans relâche sur leur pivot. Elle en avait déjà contemplé, en Chine, aux frontières du Tibet. La seule idée de ces petits papiers écrits et déposés par les fidèles, brassés, mélangés, chavirés dans ces fûts comme des parcelles de ferveur, l’ensorcelait.

Des moines surgirent. Ils ne ressemblaient pas aux bonzes rasés et policés de Ra-Nong, en Thaïlande. Ils portaient des bures rouges et des bottes en cuir, à l’extrémité retroussée. Ils souriaient à Giovanni mais semblaient avoir du mal à se départir de leur noirceur naturelle — une dureté de cavaliers trop longtemps isolés dans les steppes. Enfin, l’Italien, d’un clin d’œil, signifia à Diane que tout était organisé.

On l’installa dans une petite chambre tapissée de bois, où elle retrouva sa solitude avec plaisir. Giovanni avait promis de s’occuper des autorisations nécessaires pour remonter au nord du pays. Elle avait dû livrer quelques explications sur son projet. Elle avait expliqué cette fois qu’elle préparait un livre sur les vestiges des sites scientifiques soviétiques, à travers la Sibérie et la Mongolie. L’idée avait plu à l’intellectuel : « Je vois, avait-il répliqué : de l’archéologie contemporaine. » Et il avait aussitôt proposé de l’accompagner. Dans un premier temps elle avait refusé puis s’était rendue à ses raisons. Elle n’avait aucune chance d’atteindre, seule, et dans les temps, le tokamak.

Aux environs de seize heures, elle descendit dans la cour du monastère. Elle voulait goûter à la quiétude de l’esplanade. Pas d’odeurs, excepté le parfum d’herbes brûlées qui provenait des steppes environnantes. Pas de bruits, hormis quelques galops lointains, résonnant derrière les murs brun jaune. Pas de visages, à moins de fixer les rares moines qui passaient de temps à autre, dans l’ombre de la véranda, emmitouflés dans leur toge couleur de brique.

Il régnait ici une évidence, une pureté confondantes. Du soleil. Du froid. Du bois. De la pierre. Et rien d’autre. Les grands fûts verticaux gémissaient parfois, en tournant lentement, et berçaient cette quintessence de sensations. Diane sourit. Tout dans ce lieu lui était étranger et pourtant elle ressentait une familiarité singulière avec ce parterre tapissé de feuilles cramoisies, ce soleil qui étirait les ombres. Elle revoyait le préau de son école primaire, les détails minéraux dans lesquels elle plaçait toute sa concentration, cherchant à entrer en contact avec la texture secrète du monde. Elle retrouvait ici ce même mélange de dureté et d’intimité, de froideur et de douceur, qui la captait totalement lors des récréations de son enfance.

Soudain des pigeons s’envolèrent. Le claquement d’ailes résonna en Diane comme une lucarne de papier qu’on aurait brusquement ouverte. L’instant lui sembla si net, si intime, qu’il lui parut jaillir de sa propre attente, de son propre désir.

Des pas, derrière elle.

Giovanni apparut sur le perron, engoncé dans sa parka, caressant sa barbe du dos de la main. Il y avait une vraie douceur à contempler ce personnage. Diane songea à un petit garçon à qui l’on aurait donné trop de sucreries. Ou encore à ces trattorias italiennes, à peine éclairées, où brillent derrière des vitrines des gâteaux trop colorés. Tout son être évoquait cette pente douce, ce petit craquement de gourmandise qui vous cueille sur le coup de cinq heures…

Elle espéra que le jeune homme allait prononcer quelques paroles magnifiques — des mots parfaitement justes qui s’incrusteraient dans la pierre de l’instant. Mais l’Italien plaça la main sur son ventre et demanda :

— Vous n’avez pas une petite faim, vous ?

50

Giovanni l’emmena directement dans le réfectoire du monastère. Les moines préparaient, selon lui, les meilleurs booz de la ville — il s’agissait d’une spécialité mongole : des raviolis fourrés à la viande de mouton. Dans l’après-midi, l’Italien avait collecté toutes les autorisations nécessaires et organisé leur départ pour le lendemain matin, première heure. Afin de gagner du temps, il avait décidé de dormir dans l’une des cellules du premier étage. Il conclut ses explications d’un solide sourire : il paraissait déterminé à ne plus lâcher Diane d’un pas.

Elle n’eut pas le cœur d’y répondre. L’intimité qui se tissait avec lui la gênait, l’irritait même. Elle se sentait encore profondément imprégnée par la présence de Patrick Langlois — sa voix grave, son odeur apprêtée, ses gestes nuancés d’humour. L’intrusion de l’Italien auprès d’elle bousculait ces réminiscences, profanait, en quelque sorte, ses souvenirs.

Dans la cantine, elle était assise de l’autre côté d’une grande table, face à Giovanni, selon un axe légèrement décalé. On ne pouvait à la fois dîner ensemble et se tenir plus éloignés l’un de l’autre. Le diplomate ne fit aucune réflexion — il paraissait avoir pris son parti des mystères de Diane. Il plongea plutôt sa main dans le plat de booz, attaquant les raviolis avec un bel appétit. Pour sa part, elle ne prit que des petits pains, se refusant à toucher à ces gros machins graisseux qui constituaient leur plat de résistance.

L’Italien ne cessait de parler. Il était en réalité ethnologue. Il avait rédigé une thèse, dans les années quatre-vingt-dix, sur les persécutions du pouvoir communiste à l’encontre des ethnies sibériennes, notamment les Toungouses et les Iakoutes. Il avait cherché ensuite à partir dans la toundra du Cercle polaire, mais les ordres de mission avaient tardé à venir. Il s’était alors tourné vers la diplomatie et avait fini par décrocher ce poste à Ulan Bator, dont personne ne voulait. Pris d’enthousiasme, il s’était lancé dans l’étude des ethnies de ce nouveau territoire.

Diane écoutait ses explications d’une oreille distraite. Elle était préoccupée par un autre détail : dans la salle déserte, mal éclairée par des lampes incertaines, un autre personnage dînait. Il avait le type occidental et portait des lunettes noires. Il paraissait avoir la soixantaine mais ses cheveux coiffés en arrière étaient d’un jaune nicotine qui ne cadrait avec aucun âge. Giovanni ne semblait pas avoir remarqué l’étrange figure. Il poussa les assiettes et sortit de son sac à dos un ordinateur portable.

— J’ai dressé notre itinéraire sur mon ordinateur. Vous voulez y jeter un œil ?

Diane fit le tour de la table et se pencha vers l’écran scintillant. Une carte de la République populaire de Mongolie s’y découpait. Tous les noms étaient écrits en caractères cyrilliques. Giovanni désigna avec son curseur un cercle noir au centre de l’espace. « Nous sommes ici. » Puis il tendit un long trait oblique vers le haut, atteignant un point bleu représentant sans doute un lac, près de la frontière russe.

— Nous allons là. A Tsagaan-Nuur. Le lac Blanc.

Le sillon avait traversé quasi toute la surface du document.

— C’est… si loin que ça ? demanda Diane.

— Mille kilomètres au nord-ouest, oui. Nous allons d’abord prendre un avion jusqu’à Mörön. Ici. Puis un autre, jusqu’au village de Tsagaan-Nuur. Après ça, nous devrons acheter des rennes pour rejoindre le lac proprement dit.

— Des rennes ?

— Il n’y a aucune piste. Aucun véhicule ne peut s’y rendre.

— Mais… pourquoi pas des chevaux ?

— Nous allons devoir passer un col à plus de trois mille mètres. A cette altitude, c’est la toundra. Il ne pousse plus que des mousses et des lichens. Aucun cheval ne peut y survivre.

Diane commençait à prendre la mesure du périple. Comme pour se rassurer, elle chercha un détail, un objet familier. Ses yeux se fixèrent sur le thermos posé sur la table. Un fût laqué rouge portant des fleurs chinoises imprimées. Elle se servit une nouvelle tasse de thé et observa les longues feuilles brunes qui planaient dans le liquide roux. Elle interrogea encore :

— D’Ulan Bator au village de Tsagaan-Nuur, combien de temps allons-nous mettre ?

— Une journée. Si on parvient à enchaîner les deux avions.

— Ensuite, combien de temps pour rejoindre le lac ?

— Je dirais : une journée.

— Et du lac au tokamak ?

— Quelques heures seulement. Le laboratoire se situe dans les parages, au-delà de la première montagne de la chaîne Khoridol Saridag.

Elle songeait à la date fatidique — le 20 octobre — et fit ses comptes. En partant demain, 17 octobre, elle pouvait arriver à temps, et disposer même d’un jour d’avance. Elle but une gorgée de thé et reprit :

— Vous n’y êtes jamais allé ?

— Personne n’y est jamais allé ! Jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix, c’était encore une zone interdite et…

— Qu’est-ce que vous savez à propos du tokamak ? demanda-t-elle.

Giovanni esquissa une expression d’indécision.

— Pas grand-chose, répondit-il. C’était un site consacré à la fusion nucléaire, je crois. Mais je ne peux pas vous en dire plus. Ce n’est vraiment pas ma partie.

— Vous saviez que le TK 17 avait abrité un laboratoire de parapsychologie ?

— Non. Première nouvelle. Ce domaine vous intéresse aussi ?

— Tout ce qui touche à ce site m’intéresse.

Giovanni parut tout à coup songeur. Il murmura, au bout de quelques secondes :

— C’est marrant que vous me parliez de ça.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai déjà eu affaire à ces laboratoires, quand je rédigeais ma thèse de doctorat.

Diane s’étonna :

— Je croyais que vos travaux portaient sur la persécution des ethnies sibériennes.

— Justement.

— Justement quoi ?

L’Italien prit un air de conspirateur. Il décocha un bref regard à l’homme aux lunettes noires puis ricana :

— Attention aux espions slaves.

Il s’approcha, les deux coudes plantés sur la table.

— Ecoutez, dit-il. Un chapitre de ma thèse était consacré aux persécutions religieuses, entre les années cinquante et soixante. On a coutume de penser que la période Khrouchtchev a été plus libérale mais, sur le plan religieux, c’est une idée fausse. En fait, l’oppression s’est spécifiquement tournée vers les confessions minoritaires : les baptistes, par exemple, chez les chrétiens, mais aussi les bouddhistes ou les animistes, parmi les ethnies qui peuplaient la taïga et la toundra. Khrouchtchev a alors fait boucler tous les lamas, tous les chamans, puis brûler les temples et les sanctuaires.

— Où est le rapport avec les laboratoires de parapsychologie ?

— Pour ma thèse, en 1992, j’ai pu consulter les archives du fameux archipel du goulag : Norilsk, Kolyma, Sakhaline, Tchoukotka… Bref, j’ai recensé tous les chamans qui avaient été emprisonnés dans ces camps de travail. C’était un boulot fastidieux, mais facile : l’origine de chaque interné était signalée dans les registres, ainsi que la raison de sa détention. C’est alors que, progressivement, j’ai découvert un truc incroyable.

— Quoi ?

— A partir de la fin des années soixante, beaucoup de ces chamans — des Iakoutes, des Nenets, des Samoyèdes — ont été transférés.

— Transférés où ?

L’Italien jeta un nouveau regard à l’homme aux cheveux jaunes, parfaitement immobile.

— C’est là que ça devient chaud, reprit-il. J’ai remonté leur trace et découvert qu’ils n’avaient pas été envoyés dans d’autres camps mais dans des laboratoires.

— Des laboratoires ?

— Oui, comme le département n° 8 de l’Académie sibérienne des sciences, à Novosibirsk. Des laboratoires de parapsychologie.

L’Italien paraissait fasciné par sa propre investigation. A la surface de ses lunettes, l’éclat des lumières ricochait sur ses pupilles. Il dit — sa voix n’était plus qu’un souffle :

— Vous comprenez, n’est-ce pas ? Pour pratiquer leurs expériences, les parapsychologues avaient besoin de sujets psi, des êtres humains censés posséder des dons télépathiques, des facultés de perception paranormales. Or, de ce point de vue, le goulag constituait un véritable vivier, puisqu’il abritait de nombreux sorciers asiatiques.

Diane ne pouvait admettre cette nouvelle histoire.

— Rien ne dit que ces chamans possédaient le moindre pouvoir !

— Bien sûr. Et de toute façon, je ne les vois pas révéler leurs secrets aux scientifiques russes. Mais ces hommes étaient familiers des transes, de l’hypnose, de la méditation… tout ce qu’on regroupe sous le nom d’états modifiés de conscience. Ils constituaient donc des sujets privilégiés pour des expériences parapsychologiques.

Diane sentait le sang quitter son visage. Elle songeait au TK 17 et se posa, une nouvelle fois, cette question : était-il possible que les chercheurs du laboratoire aient découvert le moyen de décrypter et de s’approprier les pouvoirs des chamans qu’ils avaient étudiés dans leur unité ? Elle demanda :

— Qu’est-ce que vous avez découvert sur ces expériences ?

— C’est un des secteurs les plus secrets de la science soviétique. Rien de ce que j’ai pu lire ne faisait état du moindre résultat sensible. Mais qui sait ce qui s’est passé dans ces laboratoires ? Je n’aurais pas aimé être à la place de ces chamans. Les Russes ont dû les traiter comme de vulgaires cobayes.

Elle imaginait ces hommes arrachés à leur terre, internés dans des camps glacés, puis manipulés dans le cadre d’expériences occultes. La nausée montait dans sa gorge, à la manière d’une marée noire.

— Dans le TK 17, interrogea-t-elle, ils ont dû utiliser des chamans tsevens, non ?

Giovanni marqua sa surprise :

— Comment connaissez-vous ce nom ?

— Je me suis renseignée sur la région. Vous pensez qu’ils ont impliqué des Tsevens ?

— Aucun risque de ce côté-là.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il n’existe plus de peuple tseven depuis les années soixante.

— Qu’est-ce que vous racontez ?

— La vérité. C’est un fait avéré, qui a été récemment démontré par plusieurs ethnologues mongols. Les Tsevens n’ont pas survécu à la collectivisation.

— Donnez-moi des détails.

— La collectivisation n’a été effective en Mongolie-Extérieure qu’à la fin des années cinquante. En 1960, une assemblée a décrété qu’il n’existait plus un seul propriétaire privé dans le pays. Tout le territoire a été quadrillé, remembré, organisé en kolkhozes. Les nomades ont été sédentarisés. Leurs tentes ont été détruites et on a construit des maisons. Leur bétail a été confisqué puis redistribué. Les Tsevens n’ont pas accepté cette situation. Ils ont préféré tuer les bêtes de leurs propres mains plutôt que de les céder au Parti. C’était l’hiver : la plupart sont morts de faim. Je vous le répète : cette ethnie n’existe plus. Aujourd’hui, il reste sans doute quelques individus de cette origine, mais acculturés, et mariés avec des Mongols.

Diane visualisait des plaines jonchées de rennes ensanglantés. Un massacre ordonné contre ses propres ressources. Une sorte de suicide collectif. Elle imaginait les femmes, les enfants tsevens s’éteignant dans le froid et la faim. Chaque pas qu’elle effectuait la rapprochait de l’épicentre du Mal.

En même temps, ce fait ne cadrait pas avec ses informations. Diane détenait la preuve que les Tsevens — et leurs traditions — existaient toujours. La seule existence des « Lüü-Si An » le démontrait. Ils étaient d’origine tsévène.

Ils parlaient la langue tsévène. Ils étaient des Veilleurs, qui avaient été initiés par des chamans. Giovanni se trompait donc, mais elle renonça à s’expliquer. C’était juste un nouveau mystère, à ajouter à la cohorte d’énigmes et d’impossibilités qui traçait sa route.

L’Italien cherchait maintenant une prise téléphonique afin de consulter sa messagerie électronique. Cette déambulation éveilla dans l’esprit de Diane un souvenir lointain, enfoui, presque oublié — mais qui brillait tout à coup comme un diamant aigu. Quand Patrick Langlois l’avait déposée chez elle, après le massacre de Saint-Germain-en-Laye, il lui avait dit : « Le jour où j’aurai une confidence à vous faire, je vous la ferai par e-mail. »

Et si le policier lui avait écrit un message électronique, le lendemain, alors qu’il croyait qu’elle avait définitivement pris la fuite ? D’un signe du menton, elle désigna l’ordinateur de Giovanni et demanda :

— Je pourrais consulter ma boîte aux lettres sur votre portable ?

51

Ils s’installèrent dans une des salles d’étude du monastère. Les murs étaient revêtus de sapines et le sol était tapissé d’un parquet à larges lattes. Des pupitres apportaient d’autres accents boisés. Une ampoule anémique diffusait une clarté mordorée sur ces surfaces brunes. Tout semblait encore habité par la patience et la concentration des moines, chaque jour penchés sur leurs livres dans ces quelques mètres carrés, tels des astres de la pure méditation.

Ils connectèrent l’ordinateur à l’unique prise téléphonique. Par courtoisie, Giovanni laissa Diane consulter la première sa messagerie. Ils utilisaient les mêmes logiciels de recherche et de communication. En quelques manœuvres, elle put accéder à son fichier central et ouvrir sa boîte aux lettres. Les messages s’accumulaient en une liste de noms et de sigles familiers.

Quelques secondes de recherche lui suffirent. Parmi les e-mails du 14 octobre, un était signé de Langlois. Le message avait été reçu à treize heures trente-quatre, soit une demi-heure avant qu’elle ne le contactât par téléphone, de l’hôpital de Nice. Elle avait vu juste : le policier, la croyant en fuite, lui avait laissé quelques lignes électroniques dans l’espoir de l’informer de ses découvertes.

Elle cliqua sur la petite icône et vit s’ouvrir le message. Elle sentait, littéralement, son cœur battre dans son corps.

De : Patrick Langlois

A : Diane Thiberge

14 octobre 1999


Diane,

Où êtes-vous ? Depuis plusieurs heures, tous mes hommes sont à vos trousses. Qu’est-ce qui vous est encore passé par la tête ? Où que vous soyez, quoi que vous ayez décidé, il faut que vous connaissiez les dernières informations. Dès que vous aurez lu ce message, vous devez m’appeler. Il n’y a plus d’autre voie pour vous que la confiance.

Diane cliqua sur la souris, afin de dérouler le texte :

Les enquêteurs allemands m’ont appelé ce matin. Ils ont découvert que van Kaen avait effectué plusieurs virements d’argent à un jeune couple de Potsdam, dans les environs de Berlin. Renseignements pris, il semble que la femme, Ruth Finster, a été opérée des trompes à l’hôpital Die Charité et qu’elle a connu là-bas van Kaen, en 1997. A l’évidence, l’homme était devenu son amant.

Mais là n’est pas l’important. C’est que cette femme, devenue stérile après l’opération, vient d’adopter un petit Vietnamien, en septembre dernier, dans un orphelinat d’Hanoi, largement financé par van Kaen lui-même.

Diane devait nouer chaque muscle du visage pour ne pas hurler. Nouveau clic. Nouveau défilement de texte :

J’ai aussitôt pris mes renseignements à propos de Philippe Thomas, alias François Bruner. En une heure, j’ai trouvé ce que je cherchais : toujours en 1997, l’ancien espion a pris sous sa coupe l’une de ses collaboratrices, Martine Vendhoven, trente-cinq ans, spécialiste des peintres fauves.

Signe particulier : la femme, mariée, souffre d’une insuffisance ovarienne et ne peut avoir d’enfants. Elle a adopté un petit Cambodgien à la fin du mois d’août, dans un centre de Siem-Reap, près des temples d’Angkor. L’adoption a été organisée par une fondation cambodgienne, dont Philippe Thomas est un des principaux donateurs.

Diane ne lâchait pas les lignes. Chaque mot avait la violence d’un clou enfoncé dans sa chair.

Bien sûr, ces similitudes ne peuvent être de simples coïncidences. Ces hommes, anciens communistes, partageant un passé lié à la Mongolie et au tokamak, se sont débrouillés pour faire venir, aux mêmes dates, des enfants asiatiques. Sans aucun doute des Veilleurs, originaires de la région du site nucléaire.

Diane : il est clair que vous avez adopté, à votre insu, un enfant pour le compte d’un de vos proches. Un homme âgé qui pourrait avoir un passé soviétique. Qui peut-il être ? A vous de chercher. A vous de me le dire.

A vous, surtout, de me contacter au plus vite.

Carl Gustav Jung disait que ce ne sont pas les auteurs qui choisissent leurs personnages, mais les personnages qui choisissent leurs auteurs. Je crois que c’est la même chose pour le destin. Quand je ferme les yeux, j’essaie de vous imaginer mariée, heureuse, mère de plusieurs enfants sans histoire. Ne le prenez pas mal, mais je n’y parviens pas. Et c’est un compliment. Appelez-moi.

Je vous embrasse.

Patrick.

D’une commande clavier, Diane effaça le document. Giovanni, qui se tenait, par discrétion, à quelques mètres de là, s’approcha et demanda :

— Les nouvelles sont bonnes ?

Elle ne parvint pas à lever les yeux. Elle répondit simplement :

— Je vais me coucher.

52

Tout s’était passé dans sa villa du Lubéron, à l’heure où les insectes, enfin, se taisent. Diane se souvenait surtout des couleurs, qui s’intensifiaient à mesure que la nuit tombait. L’ocre des carrières, au-dessus des ormes et des pins. Le mauve du ciel qui s’irisait peu à peu dans le crépuscule. Et le bleu trop dur, trop artificiel, de la piscine qui clapotait à quelques mètres de là.

L’homme avait parlé de sa voix grave, entre deux bouffées de cigare, alors qu’elle regardait les volutes de fumée se perdre dans le soir. Elle avait songé à des rêves de puissance, des résonances de pouvoir, se distillant parmi la nature indifférente.

En ce mois d’août 1997, il lui avait conseillé d’adopter un enfant. Diane avait déjà songé à cette solution, mais cette soirée avait scellé son choix.

Près d’un an plus tard, en mars 1998, il avait proposé d’intervenir personnellement afin d’accélérer les procédures. Il pouvait appeler le directeur de la DDASS. Il pouvait contacter le ministre des Affaires sociales. Il pouvait tout. Diane avait d’abord refusé puis, lorsqu’elle avait compris que sa candidature était reléguée aux oubliettes, elle avait accepté son soutien — à l’unique condition que sa mère n’en soit pas informée.

Quelques mois plus tard, elle avait obtenu l’agrément et pu envisager une démarche d’adoption internationale. L’homme l’avait alors orientée vers un orphelinat soutenu par une organisation qu’il finançait lui-même : la fondation Boria-Mundi.

Au mois de septembre, Diane s’était envolée vers Ra-Nong et avait recueilli Lucien. Un souvenir, précis, lui revenait : le soir de l’accident, lorsqu’elle avait emmené le petit garçon chez sa mère, l’homme l’avait rejointe sur le palier et avait observé l’enfant. Il avait paru bouleversé puis, sans que rien ne laissât présager ce geste, il l’avait embrassée, elle. Sur l’instant, elle n’avait pas compris pourquoi. Elle ne pouvait admettre une vulgaire offensive de drague de sa part, et elle avait raison. Le baiser abritait une autre réalité. Celle d’un homme au visage caché, qui venait de recevoir son Veilleur. Un homme au passé d’effroi qui attendait, posté derrière son sourire indéchiffrable, une date précise pour repartir vers les terres obscures de sa jeunesse.

Charles Helikian, cinquante-huit ans. Propriétaire de plusieurs cabinets de conseil en psychologie d’entreprise. Conseiller personnel de grands patrons français, consultant stratégique de quelques ministres et personnalités politiques. Un homme d’image et d’influence, qui évoluait dans les sphères les plus hautes du pouvoir, mais qui n’avait jamais perdu de son altruisme, de son humanité.

Diane ne connaissait rien de son passé. A une exception près, qui pouvait constituer un lien avec l’affaire : Charles avait été gauchiste, tendance trotskiste. C’était du moins ce qu’il proclamait, évoquant, les yeux brillants, sa jeunesse tourmentée. Mais n’avait-il pas été plutôt un communiste pur et dur, affilié au Parti, assez fanatique pour franchir le Rideau de fer, en 1969, comme Philippe Thomas ? Helikian était assez intelligent pour avouer aujourd’hui une demi-vérité et désamorcer ainsi toute autre recherche à propos de son passé.

Elle l’imaginait assez bien, jeune et svelte, hurlant sa colère sur les barricades de mai 68. Elle l’imaginait aussi rencontrer Philippe Thomas, sur les bancs de la faculté de psychologie, à Nanterre. Après l’échec de l’insurrection parisienne, les deux hommes avaient dû associer leurs fièvres dans un projet insensé : s’installer au cœur du continent rouge. Sans doute partageaient-ils également la même passion pour les facultés psi et espéraient-ils approfondir ces études en URSS.

Le tableau commençait à se dessiner. Parvenus en Union soviétique, les deux transfuges avaient intégré le laboratoire de parapsychologie du tokamak. Ils avaient alors participé aux expériences du TK 17. Ils avaient appartenu à ce cercle d’hommes en quête d’impossible.

Dans sa chambre minuscule, Diane n’avait pas allumé la veilleuse. Elle s’était glissée, tout habillée, au fond de son duvet et s’était pelotonnée, les jambes repliées contre le torse. Depuis plus de trois heures, elle réfléchissait. Et ses convictions ne cessaient de s’approfondir. Elle avait été trompée, manipulée, utilisée par son beau-père, qui avait trouvé en elle la proie idéale. La mère parfaite pour son Veilleur.

Elle tentait maintenant d’articuler les autres faits, survenus depuis l’arrivée de Lucien à Paris. Pour une raison qu’elle ignorait, Philippe Thomas et Charles Helikian étaient aujourd’hui des ennemis. Voilà pourquoi le conservateur avait tenté de détruire le messager d’Helikian — il avait voulu l’empêcher ainsi de connaître le jour du rendez-vous et donc de se rendre dans le tokamak. Pourquoi cette tentative ? Charles représentait-il un danger pour l’autre ? S’il possédait, lui aussi, un pouvoir paranormal, quel était-il ? Diane supposait que c’était son beau-père qui avait contacté Rolf van Kaen, autre compagnon du cercle, afin qu’il tente une intervention par l’acupuncture. Elle voyait se dessiner des alliances et des rivalités parmi les anciens membres du laboratoire — mais au nom de quoi ?

Charles Helikian était-il encore vivant ?

S’il l’était, s’acheminait-il lui aussi vers le cercle de pierre ?

C’était le fait le plus facile à vérifier. Diane s’assit sur son lit et scruta sa montre. Dans l’obscurité, les aiguilles fluorescentes indiquaient trois heures du matin. A Paris, il était donc vingt heures.

Elle se leva et s’approcha du mur à tâtons. Elle saisit son téléphone satellite. Toujours dans le noir, elle orienta son combiné vers le petit carré bleu nuit de la fenêtre. Sur l’écran à quartz, elle constata que la liaison ne passait pas.

Sans prendre la peine d’enfiler ses chaussures, Diane sortit dans le couloir.

53

Tout était désert. Elle sentait les planches mal équarries osciller sous ses pieds. Peu à peu ses yeux s’habituèrent à la pénombre. Elle discerna, au bout du couloir, l’éclat lunaire d’un châssis vitré : exactement ce qu’il lui fallait.

Parvenue à la fenêtre, elle empoigna le battant et l’ouvrit. Le vent glacé la cingla avec violence mais il lui sembla en retour qu’elle renouait le contact avec le monde distant des satellites. Elle tendit son combiné à l’extérieur et scruta l’écran : l’appareil captait le signal. En un seul geste, elle composa le numéro de l’appartement du boulevard Suchet. Aucune réponse. Elle pianota les chiffres du téléphone portable de sa mère. Quelques stridences électroniques, trois sonneries lointaines, puis le « Allô ? » familier retentit.

Elle conserva le silence. Aussitôt Sybille demanda :

— Diane, c’est toi ?

— C’est moi, oui.

Sa mère démarra au quart de tour :

— Bon sang, que se passe-t-il ? Où es-tu ?

— Je ne peux pas te le dire. Comment va Lucien ?

— Tu disparais, la police te recherche et tu appelles comme ça, sans explication ?

— Comment va Lucien ?

— Dis-moi d’abord où tu es.

Le miracle de la technologie jouait à plein. Dix mille kilomètres de distance et les deux femmes s’engueulaient comme au plus beau jour. Penchée sur le cadre de la fenêtre, Diane prononça plus fort :

— On n’en sortira jamais à ce petit jeu. Je te répète que je ne peux rien te dire. Je t’avais prévenue de ce qui allait arriver.

Sybille paraissait essoufflée. Elle continua :

— Le policier qui s’occupait de l’affaire est…

— Je sais.

— Ils disent que tu es mêlée à ça et aussi à la mort d’une femme, je…

— Je t’ai dit de me faire confiance.

La voix de sa mère se brisa :

— Enfin, tu te rends compte de ce qui se passe ?

Sybille commençait à accuser le coup. Diane répéta :

— Comment va Lucien ?

La voix s’affaiblit encore — son souffle entrecoupait chaque mot :

— Très bien. De mieux en mieux. Des sourires apparaissent sur ses lèvres. Selon Daguerre, son réveil est maintenant une question de jours.

Une onde de chaleur courut dans les veines de Diane. Elle revit les petites commissures des lèvres qui se haussaient en un déclic de gaieté. Un jour, peut-être, ils seraient de nouveau ensemble, dans la quiétude et la félicité. Elle demanda :

— Et la fièvre ?

— Elle a disparu. La température est stable.

— Et… à l’hôpital ? Il ne s’est rien passé de bizarre ?

— Que veux-tu qu’il se passe ? Tu n’as pas eu ton compte ?

Diane voyait se confirmer chacune de ses suppositions. Il n’était plus question de transe ni de crise. Les Lüü-Si An étaient désormais hors du complot, hors de danger. Les enjeux se déplaçaient maintenant vers le tokamak. Sa mère cria de nouveau :

— Comment peux-tu me faire ça ? Je suis folle d’inquiétude.

Diane lança son regard vers la ville confuse, dans les ténèbres. Elle apercevait la grande avenue qui bordait le monastère, les phares de quelques voitures japonaises, blanches de poussière, traversant la nuit glacée. A l’autre bout de la connexion, derrière la voix de sa mère, elle perçut la rumeur du trafic. Elle imagina les carrosseries rutilantes, les lumières modernes des rues parisiennes. Et maintenant la question cruciale :

— Charles est avec toi ?

— Je suis en train de le rejoindre.

Vingt heures. L’heure de toutes les soirées. Diane comprenait pourquoi sa mère était essoufflée : elle s’acheminait sans doute à grandes enjambées vers un lieu de rendez-vous, un dîner ou un quelconque spectacle. Elle demanda :

— Charles : comment va-t-il ?

— Il est inquiet, comme moi.

— Il n’y a rien de spécial de son côté ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je ne sais pas : il ne part pas en voyage ?

— Mais… absolument pas. Qu’est-ce que tu me chantes encore ?

De nouveau son hypothèse s’écroulait. Ses suppositions aboutissaient à des impasses. Diane mesura tout à coup la vanité de ses suppositions. Comment avait-elle pu associer son beau-père au chaos de son aventure ? Impliquer cette vie parisienne, calme, sereine, dans les engrenages de son propre cauchemar ?

Un bruit retentit derrière elle. Elle lança un coup d’œil vers le couloir, qui s’ouvrait sur sa gauche. Personne. Mais le bruit se répéta, avec plus de précision. Elle murmura, avant de raccrocher :

— Je te rappelle.

Au même instant, une ombre apparut, à vingt mètres environ. Un homme de petite taille, de dos, portant un long manteau et une chapka mal ajustée. En un éclair, Diane revit la photographie du physicien tseven, coiffé du même chapeau. Elle murmura : « Talikh… »

Elle lui emboîta le pas. La silhouette vacillait légèrement, en s’appuyant de temps à autre contre les murs. Un détail l’intrigua : sa manche droite était relevée jusqu’au coude. L’homme atteignit l’extrémité du couloir. Il se pencha vers la pompe à eau qui équipait chaque étage, et constituait une sorte de salle de bains commune. Diane s’approcha encore. L’ombre actionnait le mécanisme, de la main gauche, tout en dressant son bras droit sous le bec de fer-blanc. L’eau ne jaillissait pas encore.

Elle s’immobilisa. Mue par l’intuition, elle tourna la tête vers le mur de droite et découvrit l’empreinte d’une main minuscule : une empreinte de sang. A la même seconde, elle regarda de nouveau la silhouette courbée et distingua les reflets noirs de son avant-bras tendu. Sidérée, Diane comprit la situation : l’assassin se tenait là, à quelques mètres d’elle. Il venait de tuer, au sein du monastère.

L’homme à chapka se retourna vers elle. Il portait une cagoule noire. A travers les chatières de laine, Diane fixa les yeux, ou plutôt leur éclat, brillant dans la nuit comme deux gouttes de vernis. Elle eut le sentiment que le tueur venait de lire dans ses pensées — qu’il venait de contempler, comme dans un miroir, sa propre identité d’assassin dans le regard de la femme. La seconde suivante, il avait disparu. Sans savoir ce qu’elle faisait, Diane piqua un sprint. Elle tourna au premier détour du couloir et ne découvrit que le vide. Le corridor se déployait sur plus de cinquante mètres. Le tueur n’avait pu couvrir cette distance en quelques secondes. Les chambres. Il s’était planqué dans une des cellules de l’étage…

Elle ralentit sa marche, scrutant les portes à droite et à gauche. Brusquement elle ressentit un froid plus intense et leva les yeux. Une lucarne était entrebâillée. A gauche, le mur, tapissé de lattes irrégulières, offrait une échelle parfaite. En une seule enjambée, elle se hissa à travers l’embrasure, s’appuyant des deux mains sur le chambranle de bois.

La splendeur de la nuit la submergea. Le ciel indigo, parsemé d’étoiles. Les tuiles du toit s’inclinant en pente douce. Les accents retroussés du pourtour, s’arquant face au vide à la manière d’une proue de navire antique. Il lui sembla qu’elle venait de franchir une paroi de papier de riz, de traverser l’envers d’un tableau asiatique. Elle évoluait désormais tel un pinceau d’encre sur une esquisse — dans l’essence même de la grâce.

Il n’y avait personne. Seule la cheminée offrait un refuge. Diane remonta vers la ligne de faîtage. Malgré la peur, malgré le froid, l’enchantement ne se dissipait pas. Elle éprouvait la sensation de marcher sur une mer de terre cuite, aux vaguelettes rouges. Elle atteignit l’arête et s’approcha de la cheminée. Elle en fit lentement le tour. Personne. Aucun bruit, aucun frémissement.

A ce moment, elle discerna, droit devant elle, l’ombre d’un homme ramassé sur lui-même, au sommet de la cheminée. De nouveau elle eut l’impression que le tueur lisait dans ses pensées et qu’elle-même, en retour, déchiffrait sa résolution : il lui faudrait la tuer pour l’empêcher de parler. Le temps qu’elle saisisse cela, le noyau d’ombre s’agrandit, s’étira en un trait noir. Puis un terrible poids l’écrasa. Diane tomba, mais une main l’arrêta aussitôt. Elle leva les yeux : il était là, la tenant par le pull, accroupi sur le faîtage comme un animal. Les revers de sa chapka se découpaient sur le bleu cru de la nuit.

Diane n’aurait pas le courage de se battre. La fatigue et le désespoir l’anéantissaient, plus encore que la terreur. Et aussi quelque chose de plus sourd, de plus confus, qui s’amplifiait : le sentiment d’avoir déjà vécu cette scène. Elle entrouvrit les lèvres, peut-être pour gémir, peut-être pour supplier, mais l’homme l’arracha à sa position et la remonta jusqu’au sommet du toit. Elle se retrouva sur le dos.

Le monstre se pencha au-dessus d’elle et ouvrit la bouche d’une façon démesurée. Lentement, comme dans un geste incantatoire, il approcha ses doigts ensanglantés de ses lèvres. Diane vit soudain ce que la main cherchait : plaquée sous sa langue, une lame de cutter étincelait. Elle se redressa brutalement. Elle ne pouvait mourir ainsi. Les tuiles se descellèrent sous ses pieds. Un espoir fou jaillit en elle : dévaler le long du toit, se lancer dans le vide. Elle regroupa ses jambes et les propulsa contre le torse du tueur. Elle roula sur la droite, dégringolant le long des écailles de terre. Les secondes se transformèrent en secousses. Sa vitesse s’accéléra. Elle ne sentait plus que les saillies des tuiles, le froid de la nuit, l’ampleur de l’abîme qui l’attendait, l’aspirait. La mort. La paix. Les ténèbres.

Elle bascula au-delà du pourtour et sentit son corps chuter.

Mais elle ne tomba pas. Quelque chose en elle s’était cramponné à la bordure. Des esquilles sous les doigts, le vent glacé qui la balançait de droite à gauche et ses mains qui refusaient de lâcher la vie… La conscience de Diane ne pouvait plus rien : son corps avait décidé pour elle. C’était une coalition de ses muscles, de ses nerfs — pour survivre.

Tout à coup, deux mains saisirent ses poignets. Elle suffoqua en levant les yeux. Au-dessus d’elle, le visage de Giovanni, et cette expression de stupeur dont il avait le secret, se découpa sur le ciel. Il disparut de nouveau. Elle entendit ses râles d’effort puis se sentit hissée d’un seul élan. Elle retomba sur le toit comme un sac, brisée, anéantie.

— Ça va ? demanda Giovanni.

Elle parvint juste à murmurer :

— J’ai froid.

Il ôta son pull et lui couvrit les épaules. Il l’interrogea :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Diane se recroquevilla sans répondre. Giovanni s’agenouilla. Sa voix vibrait dans la nuit :

— Les moines… Ils ont découvert… un mort dans l’une des chambres…

Serrant ses genoux au creux de ses bras, elle se balançait avec lenteur, d’avant en arrière :

— J’ai froid.

L’Italien hésita puis souffla :

— Il faut redescendre. La police va arriver. Elle le regarda, presque étonnée par sa présence. Elle fixa ces traits souples d’enfant gâté, cet étonnement d’homme normal, vivant au sein d’un monde normal. Elle chuchota enfin :

— Giovanni… il va falloir apprendre…

— Apprendre ?

Elle devinait que ses larmes éclairaient ses joues.

— Apprendre à me connaître.

54

Les moines ensommeillés étaient assis au coude à coude, le long du couloir à peine éclairé. Les policiers — ou les militaires, Diane n’en savait rien — avaient opté pour une rafle massive, vidant le monastère de sa population et emmenant tout le monde dans un bâtiment administratif, quelque part dans Ulan Bator. C’était un gigantesque cube de ciment, traversé de longs couloirs et percé de petites pièces aux murs nus et aux fenêtres brisées, colmatées avec du carton. Les parquets étaient creusés de véritables fondrières et les cloisons étaient si lézardées qu’elles dessinaient, dans la pénombre, les contours d’arbres fossilisés.

Diane et Giovanni avaient bénéficié d’un traitement de faveur. Ils attendaient dans le bureau d’un officier, auprès d’un poêle noirâtre désespérément éteint. Encapuchonnés, ils grelottaient, sans parvenir à se réchauffer. Pour une raison mystérieuse — ou à cause d’un cafouillage — ils étaient seuls dans la pièce avec, pour seule compagnie, la valise et les vêtements récupérés dans la chambre de la victime. Après un bref regard par l’entrebâillement de la porte, Diane s’approcha des affaires.

— Que faites-vous ?

La voix de Giovanni, dans l’obscurité glacée, possédait un caractère irréel, presque magique. Elle répondit, sans le regarder :

— Vous voyez bien, je fouille.

Diane plongea la main dans les poches du manteau de laine noire. Elle y dénicha un passeport, couleur vert olive. Elle identifia le sigle doré et les lettres gravées sur la couverture : République tchèque. Elle feuilleta les pages et lut le nom : JOCHUM HUGO. Elle reconnut la photographie sans difficulté : c’était le vieillard aux lunettes noires qui avait dîné derrière eux, quelques heures plus tôt, dans la cantine du monastère. Un visage ridé et cuivré, au front marqué de taches brunes.

Sans aucun doute un autre membre du tokamak, en chemin pour l’anneau de pierre.

Elle fureta dans les autres poches mais ne trouva rien. Giovanni s’était approché :

— Vous êtes folle ou quoi ?

Diane manipulait maintenant la valise. Les serrures n’étaient pas scellées. En quelques gestes rapides, elle en explora le contenu. Du linge de prix, des chandails de cachemire, des chemises de marque. L’homme semblait disposer de moyens beaucoup plus élevés que la plupart des Tchèques. Elle fouilla encore. Deux cartouches de cigarettes. Une enveloppe contenant deux mille dollars. Et, parmi les étoffes, un livre rédigé en allemand, signé Hugo Jochum, publié par un éditeur universitaire. Giovanni balbutia :

— Vous êtes malade, on va…

— Vous lisez l’allemand ?

— Hein ? Mais… oui, je…

Elle lui lança le bouquin :

— Traduisez-moi ça. Le dos de couverture. La présentation de l’auteur.

L’Italien jeta un regard vers la porte. Il régnait un silence complet au-delà du seuil : jamais on n’aurait pu deviner qu’une trentaine de personnes étaient assises là, attendant un hypothétique interrogatoire. Tremblant, Giovanni se concentra sur sa lecture.

Diane continuait ses recherches. Pas une arme, pas même un couteau, rien. L’homme ne se méfiait pas. Et il connaissait le pays : sa valise n’abritait aucun guide ni la moindre carte. Giovanni dit tout à coup :

— C’est incroyable.

Elle se retourna vers lui. C’était le contraire qui l’aurait étonnée. D’un signe, elle l’incita à s’expliquer.

— Il était professeur de géologie à l’Institut polytechnique Charles, à Prague.

— Qu’est-ce qui est incroyable ?

— Il était aussi sourcier. Selon cette note, il était capable de détecter des sources profondes dans la terre. Ils parlent d’un véritable pouvoir surnaturel. En tant que scientifique, Jochum étudiait ces phénomènes sur son propre corps.

Mentalement, Diane compléta la liste des parapsychologues du TK 17 : Eugen Talikh et la bio-astronomie, Rolf van Kaen et l’acupuncture, Philippe Thomas et la psychokinèse. Et maintenant, Hugo jochum et le magnétisme humain.

Une silhouette apparut sur le seuil de la pièce.

Diane n’eut que le temps de refermer la valise, après que Giovanni y eut glissé le livre. Les deux compagnons se retournèrent, les mains dans le dos.

Le nouveau venu était l’homme qui avait supervisé la rafle des moines : un colosse à bonnet noir, drapé dans un manteau de cuir. Le chef de la police, ou quelque chose de ce genre. Il tenait à la main les passeports des deux Européens comme pour signifier qui était le chat et qui étaient les souris.

Il s’adressa directement à Giovanni, en langue mongole, syllabes saccadées et contrepoints gutturaux. L’attaché d’ambassade opina avec empressement. Puis, manipulant ses lunettes sur son nez comme s’il s’agissait d’un instrument de chirurgie fine, il chuchota à l’intention de Diane :

— Il veut que nous allions voir le corps avec lui.

55

Ce n’était pas une morgue, ni même un hôpital.

Diane supposa qu’il s’agissait plutôt de la faculté de médecine ou de l’Académie des sciences d’Ulan Bator. Ils parvinrent dans un amphithéâtre violemment éclairé. Le sol était en terre battue. Les travées de sièges surmontés de pupitres s’étageaient en arc de cercle, jusqu’au plafond. Sur la gauche, au-dessus d’un tableau noir, de vastes panneaux peints affichaient encore les profils de Karl Marx, Friedrich Engels et Vladimir Ilitch Lénine.

Au centre du parterre, il y avait une table de fer, assujettie au sol.

Et sur cette table, il y avait le corps.

De part et d’autre, deux infirmiers se tenaient immobiles. Ils portaient de longs tabliers de plastique couvrant leur robe traditionnelle. A leurs côtés, des policiers en manteau matelassé, à la mode chinoise, casquette brodée d’or et de rouge, piétinaient la terre gelée, soufflant dans leurs mains pour se réchauffer.

Le chef de la police s’approcha, suivi par Diane et Giovanni. Elle ne comprenait pas pourquoi le Mongol les avait emmenés ici. Ils ne pouvaient être considérés comme des suspects dans cette affaire, ni même comme des témoins — elle n’avait rien dit de son affrontement avec le tueur. Elle supposait que le flic de cuir les associait à la victime, pour la simple raison qu’ils étaient les seuls autres occupants d’origine caucasienne du monastère.

D’un geste brusque, l’homme dévoila le visage et le torse d’Hugo jochum.

Diane détailla le visage maigre, aux traits saillants, auréolé de cheveux jaunâtres. La chair, tendue sur les os, avait la couleur jaune de l’ambre fossilisé. Mais un détail requérait toute son attention : le cadavre avait la peau constellée de taches brunes. Sur le torse, ces marques de vieillesse se multipliaient. Noires, granulées, dessinant une géographie inlassable sur la chair. Un bref instant, elle songea au pelage d’un léopard.

Puis elle remarqua la légère incision dans l’axe du sternum — la marque de l’assassin. Serrant les poings dans ses poches, elle se pencha et observa la blessure. La poitrine de Jochum était légèrement bombée, comme surélevée de l’intérieur. Ce torse portait encore l’empreinte du bras qui était passé sous les côtes, pour atteindre le cœur à travers la chaleur des organes.

Elle leva les yeux : tous les hommes la regardaient. Elle lut sur leur visage consterné une nouvelle évidence. A Paris, la technique des meurtres ne signifiait rien, sinon la pathologie démente d’un meurtrier. A Ulan Bator, c’était différent. Chacun connaissait cette cicatrice. Chacun était familier avec cette méthode. Le meurtrier tuait, volontairement, ses proies comme il aurait tué des animaux. Il ravalait, par cette blessure, ses victimes au rang de bêtes. Elle songea à Eugen Talikh et à la conviction qui l’avait saisie dans le couloir du monastère. S’il était bien le coupable, comment expliquer qu’un physicien inoffensif se soit transformé en meurtrier sauvage ? Exerçait-il une vengeance ? Quelle pouvait être la faute de ces hommes pour être tués comme des bêtes ?

Le policier fit un pas et se plaça face à Diane. Il tenait toujours les deux passeports dans sa main. Il s’adressa à Giovanni sans la lâcher du regard. L’Italien s’approcha à son tour et parla à voix basse :

— Il veut savoir si vous connaissez cet homme.

Diane fit signe que non. Elle redoutait maintenant que l’homme les retienne ici, au nom de l’enquête ou d’une quelconque procédure. Or elle ne disposait plus que de trois jours pour rejoindre le tokamak. A voix basse, elle expliqua ses craintes à Giovanni. Le diplomate amorça un bref dialogue avec le géant. Contre toute attente, le colosse éclata de rire et conclut par une brève réplique. Elle interrogea :

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Nous avons les autorisations officielles. Il n’a aucune raison de nous retenir.

— Qu’est-ce qui le fait rire ?

— Il pense que, de toute façon, nous n’aurons pas d’occasion de nous échapper.

— Pourquoi ?

L’Italien adressa un sourire courtois à l’intention du policier puis regarda Diane, du coin de l’œil.

— Il a dit, textuellement : « On peut toujours s’échapper d’une prison. Mais de la liberté ? »

56

Le Tupolev ne possédait même plus de sièges ni de cabine. C’était un cargo aux parois grises, long de cent mètres, agrémenté de filets pour se cramponner ou glisser des paquetages. Serrés au coude à coude, plusieurs centaines de Mongols étaient installés, assis par terre, recroquevillés sur leurs sacs, leurs cartons, leurs ballots, tentant de maîtriser enfants et moutons.

Diane s’était accroupie parmi la foule. Elle était d’une fébrilité qui frisait l’hystérie. Elle n’avait pas dormi mais ne ressentait aucune fatigue. Elle n’éprouvait même pas de douleurs après l’affrontement du toit. Les violences de la nuit semblaient l’avoir traversée de part en part sans laisser de trace apparente, sinon une intense nervosité, une vibration à l’intérieur de son corps.

Malgré le meurtre, malgré les mystères du monastère, malgré le fait que Diane, à l’évidence, lui avait révélé un peu moins de dix pour cent de la vérité, Giovanni ne s’était pas esquivé — il voulait conduire ce périple jusqu’à la frontière sibérienne. Le temps de boucler leur sac, de boire un thé brûlant, les deux complices s’étaient mis en route vers l’aéroport afin d’attraper le vol hebdomadaire pour Mörön, bourgade située à cinq cents kilomètres au nord-ouest de la capitale.

L’avion volait depuis plus d’une heure. Le bourdonnement des réacteurs assourdissait les tympans, engourdissait les membres. Même les moutons ne bougeaient plus, figés comme des statuettes. Seule Diane continuait à s’agiter, se levant, se calant de nouveau entre les sacs et les passagers. Elle cherchait à retrouver son calme en observant les hommes et les femmes qui l’entouraient.

Les visages n’étaient déjà plus les mêmes qu’à Ulan Bator. Les hommes arboraient des teints bistres, des peaux ravinées, alors que les femmes et les enfants possédaient une peau diaphane, immaculée. Diane contemplait aussi les tons éclatants des deels. Il y avait là des versants de bleu, de vert, de jaune, des éclats de blanc, de rouge, des froissements d’orange, de rose, de violet…

Diane désigna un petit garçon assis près d’elle, sur un carton affaissé, et demanda à Giovanni :

— Comment s’appelle-t-il ?

L’Italien interrogea la mère, écouta la réponse puis traduisit :

— Khoserdene : Double joyau. En Mongolie, chaque prénom possède une signification.

— Et lui ? demanda-telle.

Elle considérait maintenant un garçon plus jeune, blotti dans les bras d’une femme au turban indigo.

— Soleil de mars, traduisit l’attaché.

— Et lui ?

— Armure de fer.

Diane arrêta le jeu des questions. Elle fixait maintenant les foulards des femmes, qui ceignaient leur chevelure noire. Parmi les motifs imprimés, elle reconnaissait des animaux. Des rennes aux bois souverains, des aigles dont les ailes s’achevaient en liserés d’or, des ours dont les pattes se ramifiaient en fresques brunes. Lorsqu’elle regardait mieux, elle distinguait autre chose encore. A la faveur des reflets de soie, les bois, les ailes, les pattes devenaient des bras, des silhouettes, des visages humains… En vérité, sur chaque étoffe, les deux lectures étaient possibles. C’était une sorte de secret à deux faces, complice de la lumière. Diane pressentait que cet effet d’optique était recherché — et qu’il avait son importance.

— Dans la taïga, expliqua Giovanni, l’homme et l’animal s’identifient. Pour survivre dans la forêt, le chasseur s’inspire toujours de la faune. Il y puise ses propres méthodes d’adaptation. L’animal est à la fois une proie et un modèle. Un ennemi et un complice.

L’Italien parlait à tue-tête, pour couvrir le vrombissement du cargo :

— Cela va plus loin avec les chamans. Selon les croyances anciennes, ils ont le pouvoir de se transformer, véritablement, en animaux. Lorsqu’ils doivent communiquer avec les esprits, ils partent en forêt, quittent les habitudes des hommes — ne mangent plus de viande cuite par exemple —, puis subissent l’ultime transmutation afin de rejoindre le monde des esprits.

L’attaché se tut quelques secondes, afin de reprendre son souffle, puis il s’approcha de Diane, comme pour lui livrer un secret. Les parois grises de la carlingue emplirent ses verres, les transformant en deux coupelles de bronze.

— Une tradition tsévène est très connue : à l’époque où ils existaient encore, les chamans de chaque clan devaient se rendre dans des lieux secrets et s’affronter, sous la forme de leur animal fétiche. Ces combats terrifiaient les Tsevens et représentaient pour eux un enjeu crucial.

— Pourquoi ?

— Parce que le chaman vainqueur gagnait les pouvoirs du vaincu et les rapportait au sein de son clan.

Diane ferma les yeux. Depuis plus de dix ans elle étudiait les prédateurs, analysait leurs comportements, guettait leurs réactions. Au fond de ces recherches, il n’y avait qu’un but : comprendre la violence de ces animaux et, peut-être, en déceler le fondement secret.

Ces traditions chamaniques n’étaient pas si loin de ses propres préoccupations. Et l’idée d’un duel sans merci, livré par des hommes-animaux, la séduisait. Elle-même s’était réfugiée dans l’esprit des prédateurs, pour survivre, moralement, après l’accident de son adolescence.

Elle rouvrit les paupières et scruta, à travers la lumière poudrée du cargo, les passagers aux deels bigarrées, les fichus chatoyants des femmes. D’une manière étrange, elle éprouva le sentiment qu’elle avait rendez-vous, elle aussi, au bout de la taïga.

Rendez-vous avec elle-même.

57

En fin d’après-midi, alors qu’ils voyageaient à bord du deuxième avion — un biplan minuscule, vacillant dans les vents et les nuages —, la steppe se couvrit brutalement de forêts immenses. Les collines s’élevèrent en versants rouge et or, les clairières s’approfondirent en nuances sombres, la terre se mit à scintiller de centaines de rivières. Ils parvenaient à la frontière nord du pays. Aux portes de la Sibérie.

Au lieu d’éprouver un regain d’énergie face à tant de beauté, Diane sentait la fatigue fondre sur elle. Giovanni s’exaltait au contraire à la vue de ce paysage. « La région des lacs. La Suisse mongole ! » hurla-t-il en s’approchant du hublot. Il sortit une carte géographique, se cala au fond de la carlingue et fit ses commentaires à voix haute, braillant toujours pour couvrir le vacarme des hélices : « Ça va être un voyage incroyable. Nous sommes des pionniers, Diane ! »

Dix-huit heures. Atterrissage dans la plaine. Tsagaan-Nuur ne comportait qu’une trentaine de baraques : des isbas peintes dans des tons pastel. Si les passagers du cargo de Mörön n’avaient pas manifesté le moindre intérêt pour les voyageurs européens, l’attention des autochtones se réveilla brusquement ici, surtout à l’égard de Diane et de ses torsades blondes, qui dépassaient de sa chapka.

Pendant que Giovanni s’entretenait avec un vieil éleveur de rennes, Diane s’approcha de la clôture qui abritait les cervidés. Petits, poudrés de noir ou de blanc, ils ressemblaient à des modèles réduits, oscillant entre l’animal en peluche et la figurine de granit. Seuls leurs bois leur conféraient quelque noblesse. Chaque bête avait la tête couronnée de branches revêtues d’une sorte de velours gris, qui s’effilochait en cette saison.

L’ethnologue revint expliquer la situation à Diane. L’éleveur pouvait leur « louer » six ou sept montures, mais à une seule condition : il voulait d’abord évaluer leur aptitude à chevaucher les rennes. Piqué au vif, Giovanni décida de monter aussitôt l’une des bêtes. A la troisième chute, il parut se fatiguer des rires des Mongols, groupés en masse pour assister au spectacle. A la cinquième, il vérifia son équipement : pourquoi sa selle n’était-elle pas fixée ? A la septième, il envisagea à voix haute la possibilité d’un voyage à pied. Enfin le propriétaire daigna livrer quelques explications. Le pelage des rennes était si lisse qu’il n’accrochait aucun matériau — il était donc impossible de fixer la moindre sangle. Il fallait au contraire laisser le harnachement libre et épouser la démarche de l’animal — flotter sur son échine, en se dirigeant grâce à l’encolure. Joignant les actes à la parole, l’éleveur chevaucha l’une de ses bêtes et effectua un tour d’enclos.

Diane et Giovanni commencèrent leur apprentissage. Il y eut de nouvelles chutes, de nouveaux rires. Trempés, boueux, les deux voyageurs s’abandonnèrent à l’atmosphère joviale du village. Diane, lorsqu’elle ne passait pas les étriers, était si grande qu’elle pouvait enjamber sa monture et poser les pieds au sol. Cette démesure provoquait l’hilarité des spectateurs. Dans cette explosion de gaieté, les compagnons semblaient enfin accorder leur humeur.

Surtout, après chaque plongeon, après chaque rire, une secrète mélancolie les saisissait. Ils levaient les yeux et découvraient les hautes murailles de la chaîne Khoridol Saridag qui fermaient l’horizon, dans un silence de quartz. Le vent doré du crépuscule reprenait tout à coup ses droits, fouettant leur visage surchauffé. Le regard de Diane croisait alors celui de Giovanni et ils percevaient soudain, alors que l’herbe se couchait en longues vagues langoureuses, ce que leur murmurait chaque rafale : des chansons tristes de cœurs blessés, d’éloignement sans retour. Quand la nuit fut tombée, quand ils surent enfin monter les petits dos gris, ils avaient également surpris un autre secret : la nostalgie inquiète de la taïga.

58

Dès l’aube, le périple commença.

Diane et Giovanni étaient finalement escortés par l’éleveur et son fils. Sept montures composaient leur convoi, dont trois portaient les paquetages : fusils, gamelles, toiles et piquets de tentes militaires soviétiques, quartiers de mouton enveloppés dans des linges et un tas d’éléments que Diane avait renoncé à identifier. La cadence était lente. Les rennes avançaient à petits pas, fendant la houle des plaines, se glissant sous les frondaisons rougeoyantes, s’accrochant aux premiers coteaux de pierre, dans des claquements de caillasse. C’était tranquille, sans danger, et cela aurait pu être monotone s’il n’y avait eu la torture du froid.

Il s’insinuait par le moindre interstice des vêtements, tapissant la peau d’une membrane de glace, pétrifiant les membres, gelant les doigts et les orteils. Chaque heure, il fallait s’arrêter pour marcher, bouger, boire du thé — tenter de revivre. Tandis que les Mongols grattaient l’intérieur de leurs paupières avec leur couteau, Diane et Giovanni demeuraient immobiles, frissonnants, incapables de dire un mot, piétinant la terre à coups de pieds gourds. Il n’était pas question d’ôter ses gants — la moindre surface de pierre gelée leur aurait arraché les paumes. Il fallait éviter aussi de boire un breuvage brûlant, l’émail des dents éclatant sous une trop grande différence de température. Lorsque les cavaliers remontaient enfin sur leur renne, le corps à peine délié, c’était avec au cœur un goût de défaite, de mort invincible : le froid ne les avait pas quittés.

D’autres fois, au contraire, le soleil s’abattait en rayons torrides. Chaque voyageur devait alors s’encapuchonner pour se protéger de la fournaise, comme en plein désert. La brûlure du vent devenait si dure, si vorace, qu’elle semblait inverser son propre mouvement, décoller l’épiderme du visage par fines pellicules calcinées. Puis, tout à coup, le disque aveuglant s’éclipsait et la montagne retrouvait sa profondeur funeste. Le froid revenait se verrouiller autour des os, à la manière d’un carcan de glace.

En début d’après-midi, ils accédèrent au col, à trois mille mètres d’altitude. Le paysage se métamorphosa. Sous les nuages, tout devint noir, lunaire, stérile. Les herbes se crispèrent en mousses et en lichens. Les arbres s’espacèrent, se décharnèrent, puis disparurent tout à fait, cédant la place à des rocs vert-de-gris, des gouffres de pierre, des flèches austères. Parfois le col traversait des marécages monotones, hérissés de quelques conifères. D’autres fois encore, le paysage semblait littéralement saigner, révélant des parterres de bruyère dont les fleurs violacées figuraient l’hémoglobine. La toundra, la terre aux entrailles gelées, inaccessible et oubliée, les enveloppait comme une malédiction.

Dans le ciel, Diane observait les oiseaux migrateurs, qui volaient dans la direction inverse — vers la chaleur. Elle les regardait s’éloigner avec une sourde fierté. Lèvres blanchies d’écran protecteur, lunettes closes sur les tempes, elle était plus que jamais résolue à remonter vers les montagnes. Elle encaissait chaque sensation, chaque souffrance, y puisant même une jouissance ambiguë. Elle voyait dans ce périple une sorte d’épreuve légitime. Il lui fallait affronter ce pays. Il lui fallait arpenter ces flancs de rocaille, supporter le froid, la fournaise, ce désert de granit et d’âpreté.

Parce qu’il s’agissait de la terre de Lucien.

Il lui semblait remonter aux origines de l’enfant. Les murailles qui l’entouraient, les obstacles qui se dressaient, les gerçures qui flétrissaient sa peau formaient les étapes nécessaires d’une sorte de mise au monde. Les liens qui l’unissaient à son fils adoptif se renforçaient dans ce couloir de granit. Ce voyage implacable, sans merci, c’était son accouchement à elle. Un accouchement de givre et de feu, qui allait s’ouvrir sur une union totale avec l’enfant — si elle survivait.

Elle réalisa soudain que le paysage se transmuait encore. Une douceur, un chuchotement atténuaient maintenant la dureté de l’environnement. Des flocons graciles planaient dans l’air et couvraient progressivement la toundra. Une blancheur immaculée saupoudrait les branches, atténuait les angles, modelait chaque forme, chaque contour comme une œuvre feutrée, intime. Diane sourit. Ils parvenaient au sommet du versant et touchaient maintenant au domaine sacré de la neige. Le convoi évoluait au sein d’une clarté de plus en plus fine, de plus en plus transparente, à l’exacte frontière de la terre, de l’eau et de l’air.

Insensiblement, le cortège ralentit, s’alanguissant au fil des pas silencieux des rennes. L’éleveur mongol se mit à hurler. Les bêtes épuisées bramèrent en retour, prirent une autre cadence, franchissant la frontière blanche et rejoignant, peu à peu, l’autre côté de la montagne. La terre s’aplanit, parut hésiter, se fondit en une pente d’abord douce, puis abrupte, qui dévala à travers les congères et les tapis de mousse. L’herbe réapparut, les arbres se multiplièrent. Tout à coup les cavaliers aboutirent au versant qui s’ouvrait, en contrebas, sur l’ultime vallée.

Les cimes des mélèzes se déployaient en brumes embrasées. Les feuillages des bouleaux ruisselaient d’ocre et de pourpre ou parfois, déjà secs, se tordaient en ciselures grises. Les sapins bouillonnaient d’ombre et de vert. Dessous, les pâturages ménageaient de tels éclats, de telles fraîcheurs, qu’ils suscitaient un sentiment entièrement neuf — un émerveillement enfantin, un renouvellement du sang. Surtout, au fond de cet immense berceau, il y avait le lac.

Tsagaan-Nuur.

Le lac Blanc.

Au-dessus des eaux immaculées, les montagnes de la chaîne Khoridol Saridag se dressaient, bleues et blanches, alors qu’en dessous, au creux de ces eaux absolument fixes, les mêmes cimes se déployaient, tête en bas, semblant se prosterner devant leurs modèles et, en même temps, les dépassant en pureté et en majesté. C’était une paix. Un amour. Scellé dans une étreinte bouleversante, là où les vraies montagnes et leurs racines d’eau s’unissaient en une ligne trouble et mystérieuse.

Le cortège s’arrêta, frappé d’éblouissement. Seuls résonnaient le cliquetis des étriers et la respiration rauque des rennes. Diane dut faire un effort pour demeurer en équilibre sur sa monture. Elle glissa son pouce sous ses verres pour essuyer les gouttelettes de condensation qui lui brouillaient la vue.

Mais elle n’y parvint pas.

Car c’étaient des larmes qui coulaient de ses paupières de gel.

59

Ce soir-là ils s’installèrent sur le rivage du lac. Ils plantèrent leurs tentes sous les ramages des sapins puis dînèrent à l’extérieur, malgré le froid. Après une prière aux esprits, les deux Mongols préparèrent leur menu traditionnel : mouton bouilli et thé parfumé à la graisse animale. Diane n’aurait pas cru qu’elle pourrait avaler de tels mets. Pourtant, ce soir-là, comme la veille, elle dévora sa part, sans un mot, blottie près du foyer.

Au-dessus d’eux, le ciel était d’une pureté absolue. Diane avait souvent admiré des ciels nocturnes, notamment dans les déserts d’Afrique, mais elle n’avait pas souvenir d’avoir contemplé un spectacle d’une netteté, d’une proximité aussi violentes. Elle éprouvait la sensation d’être située exactement au-dessous de l’explosion initiale. La Voie lactée déployait ses myriades d’étoiles en une sarabande sans limite. Parfois les concentrations stellaires étaient si intenses qu’elles foisonnaient de feux éblouissants. D’autres fois, elles s’étiolaient au contraire en brumes de nacre. Ailleurs encore, les bords extrêmes de la ronde se perdaient en chatoiements frémissants, comme près de s’évaporer dans l’immensité intersidérale.

Baissant les yeux, Diane s’aperçut que leurs guides, assis à quelques mètres, discutaient avec un nouveau venu, invisible dans l’ombre. Sans doute un éleveur solitaire, qui avait aperçu le feu et s’était glissé près d’eux pour partager leur nourriture. Elle tendit l’oreille. C’était la première fois qu’elle écoutait avec attention la langue mongole, une suite de syllabes rauques, bizarrement ponctuées de jotas espagnoles et de voyelles ondulées. Le nouvel arrivant tendait le bras vers le ciel.

— Giovanni ?

L’Italien, tassé au fond de son anorak, releva la bordure de son bonnet. Elle demanda :

— Vous savez qui c’est ?

Il replaça ses mains dans ses poches.

— Quelqu’un du coin, je suppose. Il a un accent pas possible.

— Vous comprenez ce qu’il dit ?

— Il raconte de vieilles légendes. Des histoires tsévènes.

Diane se redressa.

— Vous pensez qu’il est tseven ?

— Vous avez la tête dure : je vous dis et je vous répète que ce peuple n’existe plus !

— Mais s’il raconte des…

— Ça fait partie du folklore de la région. En franchissant le col, nous avons pénétré sur le territoire des ethnies turques. Ici, tout le monde a un peu de sang tseven. Ou du moins, tout le monde connaît ces vieilles histoires. Ça ne signifie rien.

— Mais vous pouvez lui demander, non ?

L’Italien soupira en se redressant à son tour. Giovanni fit d’abord les présentations. Le visiteur s’appelait Gambokhuu. C’était un vieux masque à peau froissée. Son faciès, à la lueur des étoiles, abritait des ombres inquiétantes. L’ethnologue traduisait ses réponses :

— Il dit qu’il est mongol. Qu’il est pêcheur sur le lac Blanc.

— Il était déjà là quand le tokamak fonctionnait ?

Giovanni s’adressa au pêcheur puis articula :

— Il est né ici. Il se souvient parfaitement de l’anneau.

Diane sentait courir sous sa peau une fièvre nouvelle pour la première fois elle se trouvait face à un homme qui avait approché le cercle de pierre en fonction. Elle poursuivit :

— Qu’est ce qu’il sait sur les activités du tokamak ?

— Diane, vraiment, c’est un pêcheur. Il ne peut…

— Demandez-le-lui !

Giovanni s’exécuta. Le vent glacé agitait les sapins, distillant dans la nuit des parfums de résine si forts, si graves qu’ils prenaient à la gorge comme la fumée d’un feu. Diane se sentait encerclée, imprégnée par la texture de la taïga. Le vieux Mongol niait de la tête.

— Il ne veut pas en parler, expliqua l’Italien. Selon lui, le lieu était maudit.

— Pourquoi était-il maudit ? (Diane montait le ton.) Insistez : c’est très important pour moi !

L’ethnologue la regarda d’un air suspicieux. Diane reprit plus calmement :

— Giovanni, s’il vous plait.

L’Italien continua son dialogue avec le pêcheur. En un geste, l’homme sortit une pipe, une sorte de clé coudée métallique, qu’il bourra patiemment de tabac. Après avoir allumé son minuscule cœur de braise, il consentit à parler. Giovanni effectua une traduction simultanée :

— Il évoque surtout le laboratoire de parapsychologie. Il se souvient des convois qui arrivaient par voie ferrée, de la frontière sibérienne. Des convois de chamans, qui étaient emmenés dans l’un des bâtiments de l’enceinte. Tout le monde parlait de ces arrivages. Aux yeux des ouvriers, il ne pouvait y avoir de profanation plus grave. Emprisonner des sorciers, c’était défier les esprits.

— Demandez-lui s’il sait ce qui se passait, exactement, dans le laboratoire.

Giovanni posa la question mais le visiteur ne bougeait plus. Sa pipe embrasée clignotait à la manière d’un phare lointain.

— Il ne veut pas répondre, conclut l’Italien. Il répète seulement que le lieu était maudit.

— Pourquoi ? A cause des expériences ?

Diane avait presque hurlé. Soudain la voix de vieille corde reprit la parole, entre deux pulsations de braise.

— Il prétend que le sang a coulé, expliqua l’ethnologue. Que les savants étaient fous, qu’ils pratiquaient des expériences horribles. Il ne sait rien d’autre. Il répète que le sang a coulé. Et que c’est pour ça que les esprits se sont vengés.

— Comment se sont-ils vengés ?

Gambokhuu paraissait maintenant décidé à aller jusqu’au bout. Il parlait sans attendre la traduction de Giovanni. L’ethnologue résuma son flux de paroles :

— Ils ont provoqué l’accident.

— Quel accident ?

Les traits de Giovanni se durcissaient dans la nuit. Il souffla :

— Au printemps 1972, l’anneau de pierre a explosé. Un éclair l’a traversé.

Il sembla à Diane que cet éclair la déchirait elle-même. Elle s’était toujours focalisée sur le laboratoire de parapsychologie, songeant que le drame originel était survenu lors des recherches sur les états frontières. Mais l’ultime tragédie avait en réalité jailli de la machine infernale. Elle demanda :

— Il y a eu des victimes ?

Giovanni interrogea l’homme et écouta la réponse, livide.

— Il parle de cent cinquante morts, au moins. Selon lui, tous les ouvriers étaient présents dans l’anneau quand la machine a explosé. Une opération de maintenance, je ne comprends pas bien. Le plasma a traversé le conduit et les a brûlés vifs.

Gambokhuu ne cessait à présent de répéter le même mot — un mot que Diane reconnaissait.

— Pourquoi parle-t-il des Tsevens ? demanda-t-elle.

— Tous les ouvriers étaient des Tsevens. Les derniers de la région.

Diane et Giovanni avaient donc tous deux raison. Le peuple solitaire avait d’abord été anéanti par l’oppression soviétique, mais certains de ses membres avaient survécu. Sédentarisés, prostrés dans un kolkhoze, ils étaient devenus des ouvriers asservis, voués à la mort nucléaire. L’ethnologue poursuivait :

— Il dit que certains survivants tenaient leurs intestins entre leurs mains, que des femmes refusaient de soigner leurs maris parce qu’elles ne les reconnaissaient pas. Il dit que des moribonds hurlaient, malgré leurs plaies, qu’ils avaient soif. Quand ils sont morts, leurs mâchoires se sont cassées comme du verre. Il y avait tellement de mouches sur les agonisants qu’on ne savait plus si c’étaient les brûlures ou les bestioles qui grouillaient sur leur corps…

Diane songeait aux autres survivants — à ceux qui avaient cru échapper à la brûlure. Elle ne connaissait pas les conséquences exactes de la radioactivité du tritium mais elle connaissait les séquelles de l’irradiation à l’uranium. Les rescapés d’Hiroshima avaient compris, durant les semaines qui avaient suivi l’explosion, que la notion même de survie n’appartenait pas au monde de l’atome. Ils avaient commencé par perdre leurs cheveux, puis avaient succombé à des diarrhées, des vomissements, des hémorragies internes. Alors les maladies irréversibles étaient apparues : cancers, leucémies, tumeurs… Les ouvriers tsevens avaient dû affronter ces mêmes tourments. Sans compter les femmes qui, des mois après l’explosion, avaient accouché de monstres, ou celles qui n’avaient plus jamais été enceintes, l’infection atomique détruisant les cellules séminales.

Diane scruta le ciel. Elle se refusait à toute compassion. Elle ne devait pas s’effondrer ni s’apitoyer, mais conserver ses facultés de déduction afin d’arracher quelque lumière à ces faits nouveaux. Le souvenir d’Eugen Talikh jaillit dans sa mémoire : indirectement, le physicien avait jeté le malheur et la mort sur son propre peuple en organisant des essais nucléaires. Le scientifique génial, le grand héros tseven avait provoqué l’extinction de sa propre ethnie…

Mais une autre idée la saisit. En admettant qu’Eugen Talikh n’ait pas été directement impliqué dans l’essai fatal, en supposant que l’accident n’ait pas été de son fait, n’y avait-il pas là un irréductible motif de vengeance ? Diane forgea une nouvelle hypothèse. Et si, pour une raison qu’elle ignorait encore, c’étaient les chercheurs du laboratoire de parapsychologie qui avaient été les responsables de l’embrasement ? Talikh, le paisible transfuge, ne pouvait-il pas se transformer en un tueur féroce en apprenant que les chercheurs revenaient sur les lieux de leur crime ?

60

Aux premières lueurs du jour, Diane s’éveilla. Elle s’habilla, enfila un surpantalon étanche et endossa sa parka, avant de se glisser sous un poncho imperméable. Elle prépara son sac à dos : torche halogène, cordes, mousqueton, piles de rechange. Elle ne possédait aucune arme : pas même un couteau. Un bref instant, elle songea à dérober un fusil aux Mongols qui dormaient sous l’une des tentes voisines mais y renonça aussitôt : trop risqué. Elle zippa son sac et sortit dans l’aurore.

Tout était verglacé. L’herbe était blanche, parfois traversée de flaques bleutées. Les gouttes de rosée étincelaient dans leur fixité de givre. Le long des frondaisons, de frêles stalactites s’accrochaient à leurs branches. Tous ces scintillements paraissaient plus vifs, plus lumineux à cause des brumes qui les cernaient, les cajolaient, les enveloppaient d’une opacité légère.

Au loin, elle devinait la présence des rennes. Elle entendait leurs sabots qui faisaient craquer les croûtes de glace, leur souffle grave creusant des zones de chaleur dans ce monde de froidure totale. Elle les imaginait, gris, invisibles dans le brouillard, cherchant le sel le long des pierres, des lichens, des fûts d’écorce. Plus loin encore, elle captait les clapotis réguliers du lac. Diane inhala l’air froid et observa le campement. Pas un mouvement, pas un bruit : tout le monde dormait. Elle plongea dans les taillis, s’efforçant de ne pas briser les buissons de cristal. Cent mètres plus loin, elle dut s’arrêter pour se soulager, s’insultant de ne pas y avoir pensé plus tôt, avant de se harnacher complètement.

Derrière les arbres, elle se dépêtra du mieux qu’elle put de son surpantalon et s’accroupit. Aussitôt, les rennes, sentant le sel contenu dans l’urine, se ruèrent dans sa direction, provoquant un boucan de harde parmi les branches gelées. Elle n’eut que le temps de se rhabiller et de détaler en vitesse. A bonne distance, elle ralentit et éclata de rire. Un rire nerveux, crispé, silencieux, mais qui la libéra. Elle coinça ses pouces sous les bretelles de son sac à dos et se mit en marche. Parvenue au bord du lac, elle scruta, sur sa droite, le versant de la colline au-delà de laquelle, selon les guides mongols, se situait le tokamak. Il y en avait pour deux kilomètres. Elle se glissa sous les mélèzes et commença son ascension.

Sa respiration devint bientôt douloureuse, son corps se trempa de sueur. Les gouttelettes de brouillard perlaient comme des joyaux sur son poncho. Son souffle retombait en pluie cristalline. Elle aperçut des creusées d’ombre parmi les herbes. Elle s’approcha. C’étaient les lits nocturnes de biches ou de daims, encore tièdes de leur présence. Diane ôta un gant et caressa leurs contours de ses doigts nus. Puis son regard s’attarda sur les racines brunes qui couraient entre ses pieds. Elle les toucha aussi, savourant leur rugosité.

Elle poursuivit sa montée. Alors seulement elle se remémora les paroles de Gambokhuu. La description de la catastrophe atomique et de l’agonie de ses victimes. Par contrecoup, ses conclusions de la veille s’approfondirent. Pour une raison qu’elle ignorait, les parapsychologues partageaient une responsabilité dans la défaillance du tokamak. D’une manière ou d’une autre, ils étaient liés à cet accident. Soudain, s’éveilla dans son esprit une succession de souvenirs. Elle revit la peau marquée de taches brunes de Hugo jochum. L’épiderme rosâtre de Philippe Thomas, dont l’eczéma provoquait de véritables mues. Elle se souvint aussi, détail enfoui dans sa mémoire, de l’étrange atrophie de l’estomac de Rolf van Kaen, qui l’obligeait à ruminer des fruits rouges…

Comment n’y avait-elle pas pensé dès hier soir ?

Les parapsychologues avaient été, eux aussi, irradiés.

Chacun d’eux portait l’empreinte de la morsure atomique, qu’ils avaient dû subir à plus grande distance — et donc avec une moindre force. Les stigmates d’une irradiation pouvaient apparaître après des décennies, sous l’apparence de difformités ou de maladies. La bizarrerie des séquelles de ces hommes s’expliquait sans doute par la nouveauté de l’expérience. En vérité, personne n’avait jamais été exposé à une irradiation de tritium.

Diane développa son hypothèse : et si l’explosion atomique, de la même façon qu’elle avait bouleversé le métabolisme de ces hommes, avait modifié quelque chose dans leur esprit ? L’atome pouvait peut-être amplifier la puissance supposée d’une conscience — développer des pouvoirs paranormaux ?

Dans une telle affaire, il était difficile de croire au hasard. Dès lors, pourquoi ne pas imaginer que les chercheurs s’étaient volontairement exposés aux radiations ? Qu’ils avaient remarqué, parallèlement à leurs propres expériences, des signes chez les ouvriers tsevens laissant penser que l’exposition au tritium provoquait des mutations mentales ? Alors les parapsychologues avaient déclenché l’éclair atomique dans le cadre d’une expérience extrême. Quelque chose avait failli, des hommes — un peuple — étaient morts, mais les apprentis sorciers avaient atteint le résultat escompté. Leurs pouvoirs s’étaient accrus sous l’effet de l’atome. Ces hommes étaient des mages. Des mages des temps nucléaires.

Marchant d’un pas résolu à travers la forêt, chauffant son sang au rythme de ses pas, Diane s’installait progressivement au cœur de cette vérité. Tout collait désormais. L’accident était fondé sur un sabotage organisé par une poignée de scientifiques. Voilà pourquoi Talikh les pourchassait aujourd’hui, les traitant, au seuil de la mort, comme des bêtes.

Et voilà pourquoi, sans doute, ces hommes revenaient dans l’anneau de pierre. Pour renouveler l’expérience : s’exposer à l’irradiation et régénérer leurs pouvoirs…

Diane s’arrêta. Parvenue au sommet de la colline, elle apercevait, à travers le brouillard, la dépression de la nouvelle vallée.

Et, au centre de cette clairière, l’immense couronne du tokamak.

61

Diane songea à une ville. Autour de l’anneau de pierre, un dédale de bâtiments, de structures rouillées se déployait sur plusieurs hectares, dont les hauteurs se perdaient dans les brumes. A droite, jouxtant la montagne, se dressaient les turbines de la centrale électrique qui avait alimenté le circuit thermonucléaire. Elle poursuivit sa descente. Elle discernait, au-delà des bâtiments, creusés entre les parois rocheuses, les sillons à demi effacés de routes et de chemins de fer. Grâce à ces infrastructures, les Soviétiques avaient transporté les équipes et le matériel nécessaires à la construction de l’ouvrage. Diane était prise d’un vertige : combien d’ingénieurs, d’ouvriers, de roubles avaient-ils été engloutis dans ce projet qui s’était achevé en une flambée meurtrière ?

Elle contourna la couronne par le flanc ouest. Sous ses pieds, les dalles de ciment remplaçaient peu à peu le sol herbu. Elle enjamba des éboulis, des morceaux de ferraille, puis pénétra dans le premier édifice. A l’intérieur, l’espace était compartimenté par des cloisons ajourées dont les vitres étaient brisées.

Au bout d’un couloir, Diane émergea dans un patio de ciment brut, fissuré de froid, dont le parterre était jonché de gravats et d’aiguilles de pin. A son approche, des sternes au bec rouge s’envolèrent. Le claquement de leurs ailes se répercuta sur les murs de béton, pourfendant d’un trait carmin les parois verdâtres. Elle n’éprouvait aucune peur. Ce lieu était si gigantesque, si abandonné, qu’il lui semblait irréel. S’engageant sur la gauche, elle pénétra dans un bloc dont les fenêtres laissaient pénétrer la lumière de l’aube. Elle avançait toujours, longeant des murs lézardés, où poussaient des bruyères et des airelles.

Elle croisa de nouvelles salles abritant des paillasses fêlées, des outillages colossaux, des machines obscures. Plus loin, elle repéra un escalier qui descendait vers un niveau inférieur. Elle alluma sa lampe. Au bas des marches, Diane fut stoppée par une rangée de barreaux verticaux. Elle poussa la grille, qui était ouverte. Maîtrisant son appréhension, elle plongea dans le sombre boyau. Il lui semblait que sa propre respiration emplissait tout l’espace.

A l’évidence, elle se trouvait dans des geôles. Le faisceau de sa torche accrochait des rangées de cellules, réparties de chaque côté de la salle. De simples compartiments, séparés par des murets, où des chaînes étaient encore scellées au parterre. Diane songeait aux chamans « importés » des prisons et des camps sibériens. Elle songeait aux asiles psychiatriques russes où avaient été « traités » des milliers de dissidents. Que s’était-il passé dans ce site secret ? La prison semblait encore résonner des cris, des gémissements des sorciers grelottants, effarés, attendant dans l’obscurité de connaître leur sort.

Dans le rayon de sa torche, elle aperçut tout à coup une inscription, creusée dans la paroi. Elle s’approcha. C’étaient des lettres cyrilliques qu’elle reconnut aussitôt pour les avoir contemplées dans les archives de l’institut Kurchatov. Elles formaient le nom de TALIKH. A côté, un mot était gravé, qu’elle ne comprenait pas, mais qui était suivi de chiffres : 1972. Dans la conscience de Diane un bruit blanc retentit, une sorte d’écho effrayé. Eugen Talikh, le grand patron du tokamak, avait été, lui aussi, emprisonné ici. Il avait partagé les souffrances des autres chamans.

Elle tenta d’envisager une explication. Au fond, ce fait résolvait plus de problèmes qu’il n’en posait. Si le TK 17 avait été le théâtre d’expériences sadiques à l’égard des sorciers, Eugen Talikh n’avait pu souscrire à de telles pratiques. Il avait dû au contraire s’insurger, menacer les tortionnaires d’en référer aux instances du Parti. Tout s’était alors inversé. Les parapsychologues, sans doute ligués aux militaires du site, avaient emprisonné le physicien sous un quelconque prétexte d’antipatriotisme. Après tout, un Tseven restait un Tseven. Et les soldats russes avaient dû se réjouir de pouvoir écraser l’orgueil de ce petit bridé. Diane passa ses doigts sur l’inscription. Il lui semblait sentir, incrustée dans la pierre, la colère du chercheur. Bien qu’elle fût incapable de déchiffrer ces pattes de mouches, elle était certaine que la date avoisinait celle de l’accident, au printemps 1972.

Ainsi, elle avait deviné juste : au moment de l’explosion, Talikh ne dirigeait plus le tokamak — il était en prison, comme un simple détenu politique.

Diane remonta les marches et reprit sa route au hasard, abasourdie par cette découverte. Elle mit quelque temps à remarquer que l’architecture gagnait en grandeur. Les embrasures de portes s’élevaient, les plafonds se hissaient à des hauteurs démesurées. Diane se rapprochait du tokamak.

Elle tomba enfin sur une porte plombée, cernée d’acier, équipée d’un volant d’ouverture, comme celle d’un sas sous-marin. Au-dessus du chambranle, un sigle rouge, à demi effacé, était peint : l’hélice qui annonce, dans tous les pays du monde, la proximité d’une source de radioactivité.

Diane plaça sa torche entre ses dents et serra ses mains gantées sur le volant. A force d’efforts, elle parvint à le débloquer. S’acharnant encore, elle le déverrouilla complètement puis tira vers elle, muscles tendus, déchirant les joints de lichen le long du chambranle. La paroi s’écarta d’un coup puis coulissa latéralement le long d’un rail. Elle était stupéfaite : l’épaisseur du bloc — composé pour moitié de béton, pour moitié de plomb — devait excéder un mètre.

Le seuil franchi, une surprise l’attendait : le couloir était éclairé. Des tubes fluorescents diffusaient une violente lumière blanche. Comment l’électricité pouvait-elle fonctionner dans ce lieu ? Elle songea aux autres membres du tokamak. Des hommes étaient-ils déjà parvenus dans la rotonde ? Elle ne se voyait pas reculer maintenant. Pas aussi près du but.

Avec prudence, elle pénétra dans le cercle de pierre.

62

Diane se trouvait dans un couloir circulaire de quinze mètres de largeur. Au centre de cette artère, un conduit cylindrique courait, cercle dans le cercle, englouti sous des agglomérats de fils, de bobines, d’aimants. Au-dessus de cet assemblage, des arceaux magnétiques s’élevaient et paraissaient offrir un parrainage d’acier à cet étrange pipe-line. Tout, ici, semblait avait été conçu sous le signe du cercle, de la courbe, du tournant…

Elle s’approcha. Les câbles mêlés retombaient comme des lianes. Les bobines de cuivre s’égrenaient avec régularité le long du circuit. Elles luisaient d’une couleur rose vieilli qui distillait dans la bouche un goût de bonbon usé. Dessous, des géométries de métal noir soutenaient l’ensemble. Diane n’était qu’à quelques pas du conduit. Elle discernait, à travers la complexité des équipements, la coque d’acier lisse et noire, la chambre à vide, dans laquelle, jadis, le plasma avait approché la vitesse de la lumière, atteignant la température de fusion des étoiles.

Elle reprit sa marche prudente, s’efforçant de ne provoquer aucun bruit, aucun raclement parmi les gravats qui couvraient le sol. Elle ne s’était jamais sentie aussi minuscule, aussi misérable. Cette machine appartenait à une autre échelle, une autre logique. Diane éprouvait une angoisse confuse face à cet édifice entièrement forgé par la mégalomanie de l’homme — par cette volonté de violer les lois terrestres, de bouleverser la matière dans ses structures les plus profondes. Kamil avait évoqué Prométhée, le voleur de foudre. Gambokhuu avait parlé des esprits qui s’étaient vengés de l’audace des hommes. Quels qu’aient été les défis qui s’étaient joués dans cette rotonde, Diane comprenait que le tokamak avait été le théâtre d’une profanation, d’une bravade à l’égard de forces supérieures.

Elle marcha ainsi plusieurs minutes, suivant la courbe du couloir, puis songea à rebrousser chemin. Il n’y avait rien pour elle dans ce cercle. Ces délires technologiques ne lui offraient pas le moindre indice et… Le hurlement se déploya comme une vocifération de métal.

Elle plaqua ses mains sur ses oreilles. Aussitôt le cri se répéta avec plus de violence encore. C’était une onde aiguë, un tournoiement insoutenable. En état de choc, Diane comprit alors que la stridence n’était pas un hurlement mais un signal d’alarme : le tokamak était en train de se remettre en marche.

Telle une confirmation maléfique, une porte plombée qui creusait la paroi, sur sa droite, s’encastra violemment dans le mur et se verrouilla. Diane vit le volant tourner alors qu’un phare rouge s’allumait au-dessus du chambranle. Il lui semblait que l’anneau tout entier reprenait vie. En vérité, tous les sites à hauts risques fonctionnaient de la même façon : en cas d’alerte, la première mesure était d’isoler la zone dangereuse, de couper toutes les issues — quitte à sacrifier une présence humaine. C’était ainsi que les Tsevens avaient brûlé vifs. C’est ainsi qu’elle allait mourir.

Elle songea au sas qu’elle avait laissé ouvert. Elle tourna les talons et détala à toutes jambes. Elle courut, courut, courut, les yeux lacérés par les gyrophares, les oreilles violentées par l’alarme. Elle croisa plusieurs portes qui, à chaque fois, se bouclaient sur son passage. Avait-elle la moindre chance de courir plus vite que ce mécanisme de sécurité ?

Soudain un vrombissement frémit sous ses pieds : le circuit s’ébranlait. Les pensées s’affolèrent dans sa tête. Une onde électrique pouvait-elle se déclencher ? Restait-il des gaz de tritium dans la chambre à vide ? En combien de temps les atomes allaient-ils se transformer en un arc de plusieurs millions de degrés ? Elle courait toujours, le cœur en flammes, le long de l’anneau. Le grondement s’amplifiait. Le tremblement faisait osciller les parois, le sol, les câbles, se résolvant dans son corps en ondes de terreur. Enfin elle aperçut la porte par laquelle elle était entrée : elle était toujours ouverte. Au même instant, la paroi glissa sur son rail. Diane vit les poulies noires tournoyer, les gonds se déplacer latéralement, puis l’épaisseur de béton plombé se caler dans l’axe du chambranle.

Elle effectua un bond surhumain, passa dans l’entrebâillement et sentit l’angle de béton lui frôler les côtes. Elle buta contre le seuil d’acier, tomba, se blottit aussitôt contre la paroi qui venait de se verrouiller. A bout de souffle, à bout de pensées, elle ne cessait plus de hurler, trépignant des talons, frappant le sol de ses poings. La panique se libérait en elle — une panique qui venait de loin, de toutes les épreuves qu’elle avait déjà affrontées.

La secousse culmina et lui coupa la voix. Le mur parut tressauter sur son axe, à la manière d’une membrane d’enceinte sonore. Diane se recroquevilla encore, muscles noués, mâchoires serrées, sentant le sol se soulever en une vague puissante. Tout cela ne dura qu’un instant. Un fragment, un éclat de seconde. Puis le silence s’imposa, refoula la houle assourdissante de l’alerte. La sirène s’amenuisa. Le sol retrouva sa stabilité. Diane demeurait immobile, prostrée, les yeux fixes.

Lentement, des pensées se formèrent de nouveau dans son cerveau. Un fait, un murmure, montait, loin, très loin, du fond de sa conscience : tout était fini. La montée en régime du tokamak n’avait duré que quelques secondes. Les mécanismes de sécurité, vestiges d’une autre époque, avaient stoppé l’élan destructeur. Diane se rendit compte qu’elle envisageait le circuit thermonucléaire à la manière d’une entité autonome — bête ou volcan. La vérité était différente. Une main d’homme avait provoqué le nouvel arc électrique. Qui ? Et pourquoi ? Pour la tuer, elle ? Elle était trop lasse pour s’interroger davantage. Trop épuisée pour de nouvelles questions.

Elle s’arc-bouta et se releva. Elle remarqua alors que son poncho, sur le côté gauche, avait fondu. Elle l’arracha. Sa parka aussi était noircie, déchirée en une longue ouverture. Diane plongea sa main à l’intérieur de la faille et rencontra la laine polaire, les fibres de polyester. Brûlées elle aussi. D’un seul mouvement elle découvrit son flanc. De l’aine jusqu’à l’aisselle, sa peau croustillait encore des marques du feu. C’était un froissement rouge, qui striait sa chair et rappelait les gravures anatomiques d’écorchés. Diane ne comprenait pas. Et l’absence de douleur achevait de l’épouvanter.

Elle se baissa et scruta la paroi plombée, à la hauteur où elle était assise — d’infimes fissures verticales creusaient le matériau. Le gel des hivers, la brûlure des étés avaient fini par altérer l’étanchéité du plomb. Par ces interstices, le rayonnement atomique avait filtré et l’avait touchée, elle, jusque dans ses constituants les plus ultimes. Elle recula, sidérée. Elle croyait avoir échappé à la mort. Elle avait tort. Tout à fait tort. Parce qu’elle n’était pas seulement brûlée.

Elle était irradiée.

Virtuellement morte.

63

Le soleil se levait sur la vallée. Les plaines verdoyantes montaient à l’assaut de l’horizon, encadrées, à droite, par les forêts de la colline, et, sur la gauche, par les contreforts de la montagne encore voilés de brouillard. Diane remarqua, à cent mètres de là, un point qui se détachait. En plissant les yeux, elle reconnut la silhouette de Giovanni, qui avançait vers elle, fusil en bandoulière. Les pâturages l’immergeaient jusqu’à mi jambes, en de longs rouleaux lascifs.

— Qu’est-ce qui se passe ? hurla-t-il. J’ai senti une vibration et…

Une bourrasque avala la suite de ses paroles. Vacillante, Diane marcha à sa rencontre. Elle ne sentait pas la brûlure mais percevait avec précision les rafales de vent qui lui fouettaient la face, les caresses des herbes sur ses jambes, les parfums de fraîcheur qui montaient en colonnes jusqu’à son âme.

— Vous auriez pu m’attendre, gronda l’Italien lorsqu’il fut tout proche. Que s’est-il passé ?

— Le tokamak s’est mis en marche. Je ne sais pas ce que…

— Et vous ? s’enquit-il. Ça a l’air d’aller.

Diane sourit pour réfréner ses sanglots.

— Vous avez le sens de l’observation, dit-elle.

Elle noua ses doigts sur sa tignasse et tira, sans effort, une poignée de cheveux. L’irradiation jouait déjà à plein. Les milliards d’atomes qui la composaient étaient en train de se désintégrer, provoquant une réaction en chaîne qui ne cesserait plus jusqu’à sa décomposition totale. Pour combien de temps en avait-elle ? Quelques jours ? Quelques semaines ? Elle murmura :

— J’étais dans la machine, Giovanni. Je suis irradiée. Irradiée jusqu’à l’os.

L’ethnologue remarqua enfin la traînée noire qui fendait sa parka. De deux doigts il écarta les pans d’étoffe et découvrit la brûlure rougeâtre — la peau commençait à craquer, à se fendiller en lambeaux. Il balbutia :

— On… on va vous soigner, Diane. Surtout il ne faut pas s’affoler.

Elle n’écoutait pas. Elle ne souhaitait s’enliser ni dans l’espoir ni dans l’angoisse. Seul le sursis qui lui restait l’intéressait. Il fallait qu’elle vive assez longtemps pour démasquer les démons, dévoiler la vérité — et assurer une quiétude définitive à son fils adoptif.

— On va vous soigner, répétait obstinément l’Italien.

— Taisez-vous.

— Je vous assure qu’on va vous rapatrier rapidement et…

— Je vous dis de vous taire.

Giovanni s’arrêta. Diane reprit :

— Vous n’entendez pas ?

— Quoi ?

— La terre tremble.

Le tokamak se déclenchait-il de nouveau ? Elle imagina la vallée partant en flammes sous le souffle atomique. Puis elle comprit que la vibration ne provenait pas du site mais des antipodes de la vallée. Elle tendit son regard, droit devant elle, entre la colline et la falaise de pierre. Un immense nuage de poussière, une sorte de brouillard de terre et de brins d’herbe, emportait l’horizon.

Alors elle les vit.

Et elle les reconnut aussitôt.

Les Tsevens.

Non pas dix.

Non pas cent.

Mais des milliers.

Une myriade de cavaliers, surplombant un foisonnement de rennes dont les dos innombrables brillaient sous les miroirs des nuages — oscillation incessante d’échines et de reflets. Un flot sans limite dévalait les pentes, épousait la plaine, se déployait, éclatant de vigueur, de tumulte, de beauté. Il n’était plus question de couleurs : les hommes portaient exclusivement des deels noires et, autour d’eux, les rennes caracolaient, dans les blancs et les gris. Ils couraient, frottant leurs flancs poudreux et mouchetés, entrechoquant leurs bois de velours — tels des arbustes animés, des coraux fantastiques, des concrétions de vent et de vie.

Diane ne savait plus où porter son regard tant l’éblouissement la ravissait, la débordait, la suffoquait. Elle cherchait un point précis où focaliser son attention lorsque, tout à coup, elle le trouva. Si elle devait mourir à cet instant, ce serait avec cette vision gravée au creux des iris : les femmes.

C’étaient elles, et elles seules, qui maîtrisaient, aux deux extrémités de la horde, les bêtes. La plupart d’entre elles montaient des chevaux. Elles hurlaient, les joues en feu, les talons plantés dans leurs étriers. Diane devinait les dessins sur leurs foulards, qui devaient représenter les transmutations magiques qu’elle avait aperçues dans l’avion cargo. Maintenant, c’était comme si ces êtres de légende avaient jailli de la soie pour talonner la terre, épuiser la clairière à force de mottes arrachées, d’herbes envolées.

Sur leurs montures elles tournaient, revenaient, repartaient, ventre et cuisses soudés au cheval, paraissant traverser le corps même de l’animal pour se propulser du sol, en un bond de rage, un saut de grâce — une explosion de vitalité qui montait jusqu’au ciel.

Couvrant le fracas du galop, Giovanni hurla :

— Qu’est-ce que c’est encore que ça ? Ils vont nous écraser !

Diane rétorqua, en écartant ses mèches virevoltantes :

— Non. Je crois… je crois qu’ils viennent nous chercher.

Alors elle s’avança parmi les hautes herbes. Face à elle, la ligne des rennes, neige et cendre, pourfendait les vagues végétales et ne cédait pas sur leur galop. Diane marchait toujours. Derrière les cavaliers, elle apercevait maintenant les enfants, en équilibre sur les selles de bois, au sommet de bêtes plus petites. Leurs visages pourpres apparaissaient de temps à autre, au hasard des ramifications de bois. Emmitouflés, impassibles, ils trônaient tels des princes sur leurs montures couleur d’orage.

La troupe n’était plus qu’à une centaine de mètres. Diane repéra un homme qui devançait les autres. Sa posture, son maintien possédaient un éclat spécifique, qui indiquait qu’il était le maître du cortège. Pourtant ce n’était qu’un jeune homme — presque un enfant — coiffé d’un large chapeau noir. Une conviction l’envahit : cet enfant roi était un Veilleur, un Veilleur devenu homme, vénéré par son peuple. Elle songea à Lucien. Confusément, elle vit défiler des événements chaotiques, des vols d’enfants, des signaux brûlant des chairs, des frontières franchies entre la vie et la mort, des meurtres, des tortures… tout cela finirait par s’assembler. Et, pour l’heure, elle s’en moquait. Car au fond de ce tourbillon, au fond de ce peuple jailli d’entre les morts, elle voyait une lumière resplendir.

Si ce peuple était encore vivant, alors, peut-être, un espoir existait pour elle…

Comme une mer freinée par la grève, toutes les montures stoppèrent en un seul mouvement. A vingt mètres de Diane. Elle avança. Les premiers rennes tendaient déjà leur cou pour chercher le sel le long de ses joues maculées de larmes. Epuisée, titubante, elle se demanda ce qu’elle pouvait dire, et dans quelle langue, pour établir le contact.

Mais ce fut inutile.

L’adolescent roi lui désignait déjà une bête harnachée, qui l’observait de ses grands yeux placides.

64

L’immense convoi prit aussitôt la direction des contreforts de la montagne. Le troupeau marchait maintenant au pas, avec docilité. Bientôt la horde recouvrit les pierrailles, s’insinuant à travers les sous-bois, glissant le long des taillis, contournant les derniers arbres jusqu’à atteindre le paysage livide de la toundra. Alors le cortège accéda à un vaste plateau couvert d’une herbe drue, bordé de blocs de granit qui ressemblaient à des garde-fous d’altitude. Des dizaines d’hommes et de femmes dressaient des tentes, plaquant sur de hautes pyramides de branches des toiles militaires.

Giovanni, qui escortait Diane, murmura :

— Des urts, les tentes tsévènes. Je n’aurais jamais cru en voir un jour.

D’autres groupes formaient des enclos, à l’aide de troncs de bouleaux, alors que les rennes s’y groupaient déjà. Des crépines d’animaux, ces membranes organiques qui enveloppent les viscères, séchaient comme des draps sur des échalas de bois. Diane se laissait guider par sa monture. Sa peau s’électrisait de frissons, se durcissait en plaques exsangues, alors que la brûlure se précisait sous sa chair, se confondant dans son âpreté aux douleurs du froid.

Elle ne pouvait s’arracher à sa fascination. Elle contemplait ce peuple surgi de nulle part, qui avait sans doute échappé jusqu’ici à toute observation aérienne grâce aux brumes qui surplombaient ses montagnes. Leurs visages étaient larges, durs, fissurés. C’étaient des traits dévastés par le vent et le froid. Des gueules aiguisées, fortifiées par la rigueur du climat, mais aussi épuisées par les atavismes, la proximité du sang. Tous — hommes, femmes, enfants — portaient des deels sombres, aux nuances de violet ou d’indigo. Mais c’était surtout la diversité des coiffures qui signalait leur caractère unique : chapeau de gaucho, chapka de fourrure, bonnet phrygien, feutre mou, cagoule… une véritable sarabande, rebondissant sur les crânes au fil des cahots des montures.

Lorsqu’ils parvinrent au centre du campement, plusieurs femmes obligèrent Diane à mettre pied à terre. Elle n’opposa aucune résistance. Elle n’eut que le temps de murmurer à Giovanni : « Ne t’en fais pas. » Les femmes la guidèrent vers une tente isolée, à plus de cent mètres de là, près des rochers du pourtour. A l’intérieur, l’espace se déployait sur plusieurs mètres carrés. Sur le sol il n’y avait rien, à l’exception de l’herbe et de quelques rocs, croûtés de mousses. Diane leva les yeux : des morceaux de viande gelée étaient suspendus aux structures de l’urts. A sa droite, des objets rituels étaient accrochés ou déposés sur des tablettes d’écorce : des guirlandes de crin, des nids d’oiseaux, un chapelet de petites mâchoires qui avaient dû appartenir à des bébés rennes. Elle remarqua aussi des formes figées et noirâtres qui ressemblaient à des pattes et des pénis d’animaux séchés.

Deux de ses « suivantes » la déshabillèrent tandis que la troisième lançait dans l’âtre du poêle des crins de cheval et des gouttes de vodka. En quelques secondes, Diane se trouva nue, sur une paillasse de cuir plus dure qu’une plaque de fer. Elle grelottait, les yeux rivés sur son propre corps, qui paraissait démesuré, squelettique, blafard sur cette couche noire. Trois hommes pénétrèrent dans l’urts. Diane se recroquevilla. Mais les intrus ne lui jetèrent même pas un regard. Ils balancèrent leurs chapeaux — bonnet de ski, cagoule, feutre mou — et attrapèrent des tambours, placés près du sanctuaire. Le martèlement s’éleva aussitôt. Des coups durs, mats, sans résonance. Diane se souvint d’un détail évoqué par Giovanni : les tambours rituels, dans la taïga, étaient toujours sculptés dans le bois d’arbres foudroyés.

Une progression apparut dans le rythme : un râle de gorge s’insinuait entre les pulsations, tissant un murmure décalé, un écho assourdi face au front des tambours. Les hommes — trois faciès de roc —, vêtus de deels noires éreintées, se mirent à osciller d’un pied sur l’autre en dressant leurs battoirs. Ils ressemblaient à des ours maussades, encore barbouillés de forêt.

Les femmes forcèrent Diane à s’allonger. Elle eut un sursaut pour couvrir sa nudité mais s’aperçut que la fumée du poêle était devenue si dense que sa chair n’était plus visible. L’une des suivantes lui lança des traînées de talc sur le torse alors qu’une autre lui faisait boire un breuvage brûlant. Les sensations déferlaient en elle sans qu’aucune prenne le dessus : froid, panique, étouffement… Elle posa sa tête sur le cuir et comprit qu’il était trop tard pour reculer. Les yeux fermés, les mains palpitant sur ses épaules, elle se surprit à prier. A souhaiter que cela arrive, vraiment. Que la magie tsévène l’emporte et la sauve…

Les martèlements s’amplifièrent. En contrepoint, la forêt de souffles montait, jaillissant des lèvres fermées, produisant une pulsation obsédante. Malgré elle, Diane rouvrit les yeux. Elle ruisselait de sueur. Les hommes, ombres vagues dans l’épaisse fumée, se déplaçaient latéralement, fléchissant les jambes à chaque accent de tambour. Les femmes s’étaient assises sur leurs talons, autour de Diane. Paupières baissées, elles s’inclinaient, se redressaient, s’inclinaient encore, les mains posées en offrande sur leurs genoux. Un détail accrocha son regard : leurs pendants d’oreilles dessinaient des silhouettes d’oiseaux migrateurs.

Tout à coup le tissu de la cérémonie se déchira. Les femmes venaient de sortir des flûtes de leur manche et soufflaient à l’unisson dans ces tiges de corne. Les trilles étaient si aigus, si entêtés qu’ils semblaient près de vaincre les tambours sur le terrain du tumulte. Toujours assises, les musiciennes s’arc-boutaient, tournoyaient sur elles-mêmes, telles des toupies de sons, de soie et de feu. Leurs lèvres paraissaient vissées sur leur instrument maléfique. Leurs joues gonflées ressemblaient à des encensoirs, couvant des braises sacrées.

Alors, du fond de ce fracas, à travers les vapeurs, elle apparut.

Un bonnet hérissé de plumes d’aigle s’épanchait sur son visage en franges de tissu. Sa silhouette minuscule était engloutie sous un manteau tapissé de lourdes pièces de métal. Recroquevillée comme un poing, elle avançait à petits pas cadencés, tenant serré entre ses mains un objet mystérieux. Une sorte de bourse revêtue de fourrure. Diane la vit s’approcher, tétanisée. Une stridence inouïe couvrit le rythme des tambours et les torsades des flûtes. Au bout de quelques secondes, elle comprit qu’il s’agissait d’un cri. Elle pensa d’abord à la sorcière, qui vociférait peut-être sous ses franges, puis saisit : ce n’était pas la chamane qui hurlait, mais la gourde de fourrure entre ses mains.

La chose était vivante.

Un rongeur à longs poils noirs se tordait d’effroi entre les poings de la vieille. Diane se terra au fond de la tente, acculée par ces images saccadées : les hommes balançant furieusement leur torse d’avant en arrière, les femmes, voûtées sur leurs fifres, et la magicienne, les bras dressés, auréolée de franges à la manière d’un oiseau, brandissant la gueule hurlante du mammifère.

Il fallait fuir ce cauchemar, oublier ce… Ses épaules furent violemment plaquées sur la paillasse. Les suivantes avaient lâché leur instrument pour l’immobiliser. Elle voulut hurler mais une bouffée de fumée s’engouffra dans sa bouche. Elle voulut se débattre mais la panique la terrassa : le visage des musiciennes avait changé. Leurs yeux étaient injectés de sang. Gomme laqués de rouge. Diane comprit que la cérémonie livrait les corps au chaos originel, au débordement de la vie primitive. Chaque cœur s’affolait, chaque vaisseau sanguin éclatait.

La chamane était là, maintenant, toute proche. La bête entre ses poings hurlait toujours, dressant des crocs affûtés, véhéments. La vieille approcha le monstre de la brûlure. Diane baissa les yeux vers son ventre saupoudré de talc. Sous les traînées blanches, la peau s’était gonflée, gaufrée, craquant déjà par endroits sous la poussée irréversible de la putréfaction. En un ultime cambrement, elle voulut s’échapper mais la stupéfaction la paralysa.

La sorcière venait de plaquer l’animal sur sa plaie, écrasant le corps de fourrure sur les chairs purulentes. En un déclic, les yeux du rongeur se voilèrent d’une pellicule écarlate — un film de sang. La chamane passait et repassait la boule de poils sur la plaie avec acharnement, obstination — une espèce d’application forcenée.

Telle était l’obscure logique de l’intervention : la magicienne cherchait à effacer les stigmates de l’atome à l’aide du rongeur. Elle utilisait l’animal comme une éponge de souffrance, un aimant curateur qui allait balayer les marques du feu et aspirer la mort.

Tout à coup l’animal se mit à grésiller. Des étincelles jaillirent de sa fourrure. Diane ne pouvait y croire : le mammifère, au contact de ses brûlures, prenait feu. Son corps fumait entre les doigts crochetés de la sorcière.

Alors tout se déroula en quelques secondes.

La chamane brandit l’animal-brûlot vers les hauteurs de la tente. Elle pivota sur elle-même, provoquant un charivari de franges et de métal, puis écrasa la bête sur un roc, griffes en l’air. Dans le même mouvement, elle extirpa un coutelas de sa manche et trancha, du sexe à la gorge, le corps de l’animal. Diane vit le ventre ouvrir sa poche de viscères fumants. Elle vit les doigts tordus de la chamane fourrager dans les entrailles puis discerna, parmi les formes sombres des organes, un foisonnement plus noir, une génération de cellules malsaines qui suintaient des fibres et des tissus. Des grains de peur. Des indices de souffrance. Un caviar de mort.

Diane comprit la vérité avant de s’évanouir.

Le cancer.

Le cancer de l’atome était passé dans le corps de l’animal.

65

Quand Diane se réveilla, le jour consumait ses dernières heures. Elle s’étira, sentit ses muscles se dénouer jusqu’à leurs plus fines extrémités, puis elle savoura la chaleur du poêle qui ronronnait au centre de l’espace. Elle percevait au loin les rumeurs du campement. Tout était si doux, si familier…

Elle se trouvait sous une urts, occupée seulement par quelques selles de bois, un châssis à filer et les inévitables rochers gris, qui jouaient leur rôle de mobilier. Il n’y avait plus trace de chamanisme, à l’exception de figurines suspendues, aux robes cousues en peaux d’oreille, et de colliers de museaux de petits rongeurs. En levant les yeux, elle aperçut le ciel à travers l’embrasure du toit. Elle se souvint des paroles de Giovanni : les tentes mongoles étaient toujours ouvertes vers le haut, afin que le foyer demeure en contact avec le cosmos.

Elle s’assit sur la paillasse et écarta la couverture de feutre. Elle était habillée de nouveaux sous-vêtements. Son jean et un pull à col roulé reposaient près d’elle, soigneusement pliés. Il y avait même, éclats de lumière parmi les herbes, ses lunettes, à portée de main. Elle les plaça machinalement sur son nez puis releva son tee-shirt afin d’observer sa brûlure. Ce qu’elle découvrit ne la surprit pas. Elle se sentit inondée de reconnaissance, traversée par une force d’amour comme une rivière par le soleil. Elle acheva de s’habiller puis sortit de l’urts.

L’installation du campement était achevée. Une quarantaine de tentes se disséminaient dans la clairière. Le paysage de la toundra, sous la lumière rasante du soir, paraissait plus lunaire que jamais. Chaque nomade vaquait à ses occupations. Sous les urts, les femmes préparaient la nourriture. Des hommes escortaient les derniers troupeaux jusqu’aux enclos. Des enfants couraient en tous sens, sillonnant les fumées, déchirant l’air grisâtre de leurs rires.

Un sourire monta aux lèvres de Diane lorsqu’elle repéra Giovanni, assis auprès d’un feu solitaire. Elle vint s’installer près de lui, parmi les selles et les paquetages. L’Italien lui tendit un gobelet de thé.

— Comment vous sentez-vous ?

Elle saisit le breuvage, huma sa fumée mais ne répondit pas. Il n’insista pas. Tassé dans sa parka, il tisonnait le feu à l’aide d’une branche morte. Enfin, Diane murmura :

— Nous ne serons plus jamais les mêmes, Giovanni.

L’Italien fit mine de ne pas entendre. Il insista :

— Comment vous sentez-vous ?

Diane poursuivit, les yeux orientés vers les flammes :

— En Occident, on pense que les connaissances chamaniques ne sont que des superstitions, des croyances naïves. On considère ces convictions comme des faiblesses. On a tort : cette foi est une force.

Par pure contenance, l’ethnologue se pencha pour souffler sur les braises. Les herbes embrasées s’enroulaient en filaments orangés, créant une minuscule sarabande d’incandescence. Elle répéta :

— C’est une force, Giovanni. je l’ai compris aujourd’hui. Parce que, quand l’esprit croit, il accède, déjà, au pouvoir. Il est peut-être lui-même le pouvoir. Le versant humain d’une puissance que se partagent tous les éléments de l’univers.

L’Italien se redressa brutalement. Il était hirsute, comme embusqué derrière sa barbe.

— Diane, je comprends votre émotion, mais je ne crois pas à…

— Il n’y a plus à croire ou à ne pas croire.

Elle releva son pull et son tee-shirt, dénudant son ventre : sa peau était blanche, lisse, presque indemne. On discernait tout juste une rougeur, là où les chairs, quelques heures auparavant, étaient encore crevassées de feu. Giovanni resta bouche bée.

— La sorcière est parvenue à guérir ma brûlure, continua Diane. Elle a réussi à enrayer les effets de la radioactivité. Elle a arraché ce cancer à l’aide d’un rongeur enflammé. Appelle ça comme tu veux : sorcellerie, pouvoir psi, intervention des esprits. Mais la force spirituelle dont je parle est d’une pureté insoupçonnée. Et c’est cette force qui m’a sauvée.

Le tutoiement lui était venu spontanément. Ils n’évoluaient plus dans une dimension où on se disait « vous ». Giovanni entrouvrit les lèvres pour répondre, une lueur d’incrédulité dans les yeux, puis, soudain, capitula :

— D’accord. D’ailleurs, peu importe : je suis très heureux, Diane.

Il attrapa quelques copeaux d’écorce et les lança dans le foyer. La ronde des filaments reprit de plus belle.

— Maintenant, reprit-il, il va falloir tout me raconter. Et quand je dis « tout », ce n’est pas une façon de parler.

Diane but une gorgée de thé, prit un long moment pour regrouper ses idées, puis attaqua. Elle parla de l’adoption de Lucien, du piège du périphérique, de l’intervention de Rolf van Kaen. De l’origine de l’enfant et des hommes qui s’intéressaient à lui. Elle parla du tokamak, de son équipe, de l’unité parapsychologique. Elle raconta comment les Veilleurs avaient été chargés de livrer la date d’un rendez-vous énigmatique au bout de leurs doigts. Elle expliqua sa conviction selon laquelle les chercheurs du TK 17 avaient découvert un secret qui leur avait permis d’acquérir et de développer des pouvoirs psi. Et elle conclut avec cette certitude : ces hommes revenaient aujourd’hui à cause de ce secret. Ils avaient rendez-vous dans le tokamak, le 20 octobre 1999, c’est-à-dire dans quelques heures, pour régénérer leurs propres facultés mentales.

Giovanni ne l’avait pas interrompue. Il n’avait marqué aucun signe d’étonnement, ébauché aucun geste d’incrédulité. Il demanda simplement au terme du récit :

— Comment ces hommes ont-ils pu acquérir ces pouvoirs ? Comment peuvent-ils développer des facultés… impossibles ?

Diane sentait la morsure du feu sur son visage, alors que, dans son dos, le froid du crépuscule l’assaillait. Elle imaginait son sang en pleine fusion. Elle le voyait prendre la couleur orange d’une résine brûlante.

— Je ne sais pas exactement, murmura-t-elle. Ce que je peux dire, c’est que jusqu’ici, j’avais tout faux.

— C’est-à-dire ?

Elle prit une nouvelle inspiration. La fumée âcre emplit sa bouche à la manière d’une gorgée d’encens. Elle songea à la cérémonie qui l’avait guérie et dit :

— Ma première supposition était que les parapsychologues avaient effectué, en étudiant les chamans venus de Sibérie, une découverte significative.

— Tout porte à croire que c’est ce qui est arrivé, non ?

— Pas de la façon qu’on peut imaginer. Ce ne sont pas ces recherches qui leur ont conféré leurs pouvoirs.

— Pourquoi pas ?

— Pour plusieurs raisons. D’abord, imagine ces chamans épuisés, qui ont déjà passé des années dans des camps, des prisons. Comment les scientifiques auraient-ils découvert quoi que ce soit à leur sujet ? Comment veux-tu qu’ils soient parvenus à susciter en eux des états mentaux privilégiés, comme des transes ou des sommeils éveillés ?

— Ils les ont peut-être simplement interrogés.

— Les sorciers n’auraient rien dit.

— Les Soviétiques possédaient des méthodes persuasives.

— C’est vrai, mais encore une fois, à mon avis, ces chamans étaient finis, vidés. Loin de leur culture, loin de leurs facultés, ils n’avaient rien à révéler aux parapsychologues. Même s’ils l’avaient voulu.

— Alors quoi ?

Diane but une gorgée de thé.

— Ce matin, j’ai imaginé une autre hypothèse. L’acquisition des pouvoirs avait peut-être été provoquée par un fait extérieur. Un événement qui n’avait rien à voir avec les travaux psi.

— Quel événement ?

— L’explosion du tokamak. Si la radioactivité peut transformer les structures du corps humain, pourquoi ne transformerait-elle pas les consciences, la force mentale ?

— Les chercheurs auraient été irradiés eux aussi ?

— Je n’en suis pas sûre. Mais ceux qui sont morts portaient des stigmates étranges. Des maladies de peau, des atrophies, des anomalies qui auraient pu être provoquées par les rayonnements. J’ai même pensé qu’ils avaient provoqué l’accident et s’étaient exposés volontairement.

— Et tu ne le crois plus ?

— Non. L’explosion du tokamak a joué un tout autre rôle. Un rôle de révélateur.

— Comprends pas.

Diane se pencha au-dessus des flammes et fixa Giovanni dans les yeux.

— L’accident de 1972 a révélé, indirectement, les pouvoirs stupéfiants qui régnaient dans cette vallée.

Elle contempla le campement et les Tsevens qui s’affairaient parmi les voiles de fumée qui s’unissaient à la nuit pour absoudre le paysage.

— Regarde ces hommes et ces femmes, Giovanni. D’où viennent-ils ? Comment un peuple a-t-il pu survivre en secret à l’oppression, à la collectivisation, à la famine ? Une chose est sûre : dans les années soixante-dix, il existait deux types de Tsevens. Ceux qui étaient parvenus à s’abriter dans les montagnes et ceux qui, restés dans la vallée, avaient été soumis, sédentarisés, acculturés. Ce sont ces derniers qui ont intégré le chantier du tokamak et accepté les boulots les plus dangereux. Ce sont eux qui, au printemps 1972, ont brûlé dans la couronne. Pourtant je peux imaginer ce qui s’est passé alors…

Giovanni grimaça.

— Pas moi.

— Fais un effort. Imagine ces ouvriers brûlés, irradiés, moribonds. Imagine leurs femmes désespérées, qui savaient pertinemment que les secours soviétiques ne viendraient jamais. Que crois-tu qu’elles ont fait ? Elles ont attelé leurs rennes et sont parties dans les montagnes chercher les chamans tsevens, les hommes qui possédaient encore de prodigieux pouvoirs de guérison.

— Tu plaisantes ?

— Pas du tout. Les Tsevens de la vallée ont toujours su qu’une partie de leur ethnie vivait en altitude, d’une manière traditionnelle, et conservait une relation profonde avec les esprits.

— Je crois que toute cette histoire t’a tapé sur…

— Ecoute-moi ! Les femmes ont rejoint les sommets. Elles ont expliqué la situation aux sorciers. Elles les ont implorés de descendre dans la vallée pour pratiquer une cérémonie et sauver ceux qui pouvaient l’être. Les chamans ont accepté. Ils ont pris le risque d’être repérés, arrêtés, mais ils ont organisé une séance chamanique pour soigner leurs frères. Une séance qui a parfaitement fonctionné, puisque la plupart des hommes brûlés ont guéri.

— Comment peux-tu en être si sûre ?

Diane afficha un large sourire, chargé de fièvre.

— Si j’ai survécu à l’irradiation aujourd’hui, cela signifie que tout s’est passé exactement de la même façon en 1972.

Les traits de l’ethnologue se fixèrent en une expression d’assentiment. Il commençait à être convaincu.

— A ton avis, qu’est-il arrivé ensuite ? interrogea-t-il.

— Le vrai cauchemar a débuté pour les Tsevens. D’une manière ou d’une autre, les parapsychologues ont dû se rendre compte du miracle des guérisons. Ils ont compris cette vérité extraordinaire : les facultés qu’ils cherchaient à capter depuis trois ans en étudiant des chamans venus des goulags existaient à quelques kilomètres de leur laboratoire. A portée de main. Et à un degré inimaginable ! Ils ont saisi alors qu’ils se trouvaient dans le berceau même des pouvoirs qu’ils convoitaient depuis si longtemps.

— Et ils ont arrêté les chamans ?

— Ils tenaient des virtuoses. Des perles rares. Ils ont repris leurs expériences avec ces hommes et, cette fois, ils ont réussi leur coup. Ils sont parvenus à leur arracher leur savoir chamanique.

— Comment ?

— C’est l’élément qui me manque. Mais ces chercheurs ont réussi à conquérir ces pouvoirs. Voilà pourquoi ils détiennent aujourd’hui des facultés hors du commun. Voilà pourquoi mon enquête a été jalonnée de phénomènes inexplicables. Et voilà pourquoi ils reviennent aujourd’hui : pour recommencer leur expérience — l’expérience qui leur a permis, à l’époque, d’acquérir ces facultés.

L’Italien déniait lentement de la tête.

— C’est trop dingue.

— On peut dire ça, oui. Je possède maintenant une dernière certitude : ce vol de secrets est le véritable mobile des meurtres. Eugen Talikh venge son peuple, mais pas au sens où je le croyais. Il ne venge pas, spécifiquement, le génocide des ouvriers de l’anneau, mais, plus généralement, le pillage de leur culture. Il venge une profanation. Ces salopards ont volé les dons des Tsevens. Et ils sont en train de le payer au prix fort.

— Pourquoi trente ans après ? Pourquoi attendre leur retour vers le tokamak ?

— La réponse doit appartenir à l’élément de l’histoire que nous ne possédons pas — à la technique qu’ils ont utilisée pour capter ces pouvoirs. A ce rendez-vous donné par les enfants aux doigts brûlés…

Elle se leva. L’ethnologue l’observait.

— Mais… maintenant ? Que va-t-il se passer ? Qu’allons-nous faire ?

Diane enfila sa parka. Elle se sentait ivre de vie, ivre de vérité.

— Je retourne sur le site. Je dois trouver leur laboratoire. C’est là que tout s’est joué.

66

La nuit tombait. Giovanni avait emporté deux lampes-tempête à acétylène, dotées de réflecteurs, qu’ils tenaient à bout de bras. Ainsi, ils ressemblaient à des mineurs d’un autre siècle, perdus dans un dédale de galeries oubliées. Lorsqu’ils changèrent leur cartouche de carbure, ils prirent conscience qu’ils déambulaient depuis plus de trois heures. Ils repartirent sans un mot, découvrant d’autres machines, d’autres réacteurs, d’autres couloirs. Mais toujours pas la moindre trace d’un lieu qui pouvait correspondre à ce qu’ils cherchaient.

Aux environs de minuit, ils s’arrêtèrent dans une salle aux murs nus, absolument vide. Le froid s’abattit sur eux, alors que la fatigue et la faim commençaient à leur donner des vertiges. Epuisée, Diane s’écroula sur un tas de gravats. Giovanni souffla :

— Il n’y a qu’une seule zone que nous n’avons pas fouillée.

Elle acquiesça. Sans autre commentaire, ils se remirent en marche et se dirigèrent vers le cercle de pierre. Après avoir emprunté de nouveaux couloirs, traversé de nouveaux patios, ils atteignirent une salle que Diane reconnut à l’instant : l’antichambre du tokamak. Sur la gauche, elle repéra une pièce qui ressemblait à un vestiaire. Elle y découvrit des houppelandes, comme celle que portait Bruner sur le périphérique. Elle trouva aussi des masques, des gants et des compteurs Geiger. Les deux compagnons endossèrent les équipements et attrapèrent des instruments de mesure.

Ils pénétrèrent dans la couronne. Cette fois, les néons ne s’allumèrent pas. Giovanni s’approcha d’un gros interrupteur et esquissa le geste de le déclencher. Diane lui saisit le bras et murmura, à travers son masque :

— Non. Seulement nos lampes.

Ils continuèrent à avancer, poing serré sur leur torche qui se balançait à la cadence de leurs pas, franchissant des brumes de poussière dans l’obscurité. Ils longeaient le mur courbe et lépreux, en quête d’un orifice, d’une ouverture qui révélerait un espace secret.

— Là.

Giovanni tendait sa main gantée vers une porte, encastrée dans la paroi interne du cercle. Ils durent se mettre à deux pour la déverrouiller. Diane eut une hésitation face à la bouche d’ombre qui s’ouvrit. L’ethnologue passa devant elle, portant sa torche en éclaireur. Après un temps, elle lui emboîta le pas et referma la paroi. Dans un nouveau sas, elle jeta un regard à son compteur : l’aiguille ne bougeait plus — la radioactivité était absorbée. Elle arracha son masque et découvrit un escalier en spirale que son complice descendait déjà. Les marches suivaient la courbe d’un énorme pylône de soutènement. Ils étaient en train de passer sous le plateau du tokamak, parmi les fondations de la machine.

Ils accédèrent à un double portail, non plus de fer ni de plomb, mais de cuivre. Jouant de l’épaule, Giovanni écarta les battants et se glissa à l’intérieur. Diane l’imita. Dans les halos croisés de leurs lampes-tempête, une salle circulaire apparut, où se dessinaient des instruments qui, enfin, possédaient une dimension humaine. Des machines à la fois brutales et complexes, qui pouvaient suggérer des travaux de psychologie expérimentale. D’instinct, Diane sut qu’ils avaient trouvé. Le cercle de l’esprit se tenait sous le cercle de l’atome. Là où personne n’aurait jamais songé à chercher le site : au-dessous de la rotonde infernale.

Ils ôtèrent leur houppelande et avancèrent. Le mur était couvert d’un lichen luminescent, qui révélait les ombres obliques de chaînes suspendues au plafond. Les maillons cliquetaient avec une régularité lugubre, dans un roulis de vaisseau fantôme. Giovanni chercha un interrupteur.

Diane le laissa faire : il n’était pas question de visiter un tel lieu dans les ténèbres. Après un grésillement hésitant, les néons s’allumèrent. La salle apparut dans toute son immensité. Le mur circulaire ne disposait d’aucune ouverture à l’exception du portail. Au plafond, entre des câbles à moitié décrochés, les tubes fluorescents étaient disposés en arc de cercle, abandonnant à l’ombre tout ce qui se situait hors de leur halo.

Rien ne semblait avoir été pillé, comme si les détrousseurs n’avaient osé entrer. Les premiers accessoires que Diane remarqua étaient des cages de Faraday. Des boîtes carrées, en cuivre, d’un mètre de côté, qui permettaient une totale isolation électrostatique. Elle s’agenouilla et scruta l’intérieur de l’une d’entre elles. Des électrodes traînaient sur le sol mordoré : on avait placé là-dedans des hommes. Elle se remit debout et découvrit, quelques mètres plus loin, des sièges à hauts dossiers, ressemblant à des stalles d’église, équipés de bracelets de fer et de sangles de cuir. A leurs côtés, des compteurs noirâtres étaient reliés à des ventouses, laissant présager des séances d’électrochocs musclées. Au sol, elle remarqua des touffes de cheveux, engluées parmi les champignons et la poussière — des crânes avaient été rasés, afin de mieux apposer les électrodes.

Quelques pas encore. Diane tomba sur des caissons d’isolation sensorielle — des sarcophages d’eau salée, d’environ deux mètres de long. Elle se pencha : des ossements flottaient à la surface. Des os de petite taille, vestiges d’hommes minuscules ou d’enfants. Elle songea à Lucien et se sentit défaillir — des éclipses traversaient sa conscience. Giovanni, derrière elle, déclara brutalement :

— J’en peux plus. Je ne peux pas rester là.

— Si, dit-elle avec autorité. On doit chercher encore. Comprendre ce qui s’est passé ici.

— Il n’y a rien à comprendre ! Des cinglés ont torturé des pauvres types, c’est tout !

Diana se passa la langue sur les lèvres. L’atmosphère était chargée de sel, comme saturée d’amertume. Elle repéra un autre espace au fond de la pièce, isolé à l’aide de paravents de métal. Elle obliqua dans cette direction et découvrit une table en acier inoxydable, des meubles de fer qui, tous, supportaient des bocaux éclatés par le gel. Elle s’avança. Ses pas crissaient sur les débris de verre. La buée jaillissait d’entre ses lèvres, créant autour d’elle un halo d’irréalité. Au fond des bocaux, il ne restait plus que des mares noirâtres, des organes brunis, embaumés par le froid et la solitude.

Elle commençait à saisir la logique de ce lieu. Chaque outil, chaque machine avait été pervertie de son but initial afin de pratiquer des séances de torture. Les salopards, n’obtenant aucun résultat par les méthodes traditionnelles d’étude, s’étaient transformés en bourreaux, tentant d’arracher des vérités par la souffrance, traquant au fond de la douleur et de la dissection une réalité qui leur échappait. Etait-ce ainsi qu’ils étaient parvenus à extirper les secrets des chamans tsevens ? Diane n’y croyait pas. Il était impossible que les parapsychologues aient acquis leurs facultés psi par des détours aussi violents, aussi absurdes. Même ici, il manquait un dernier maillon.

Elle repéra, près de la table d’opération, des blocs à roulettes, sur lesquels reposaient des pointes, des lames, des crochets. Ces objets oscillaient entre l’arme et l’instrument chirurgical. Leur manche, incurvé, était habillé de matériaux rares — ivoire, nacre, corne… — et travaillé de fines arabesques.

Diane s’immobilisa. On raconte que, parfois, lorsque la foudre frappe un homme, le phénomène est si rapide que la combustion n’a pas le temps de survenir. La victime ne brûle pas : elle est, littéralement, transie par le feu. Alors les fibres intimes de sa chair se souviennent à jamais de cette fulgurance, de cette possession. Diane se sentait exactement dans cet état. Autrefois, le tonnerre l’avait frappée, imprégnée d’une manière latente — voilà que l’arc de foudre se réveillait dans chaque interstice de son être.

Elle venait de reconnaître ces instruments ciselés. Ils appartenaient à son propre passé. Elle manqua s’évanouir et se rattrapa, in extremis, à la table. Giovanni se précipita :

— Ça ne va pas ?

Diane s’appuya, des deux mains, contre l’un des blocs de ferraille. Les outils acérés se répandirent sur le sol, parmi les débris de bocaux. Cliquetis de fer contre cliquetis de verre. Les scintillements dansèrent sous ses paupières battantes. Machinalement, l’Italien regarda les lames à terre et demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je… je connais ces instruments, balbutia-t-elle.

— Quoi ! Que veux-tu dire ?

— On les a déjà utilisés sur moi.

Giovanni l’enveloppa d’un regard médusé et, en même temps, battu par l’épuisement. Diane hésita quelques secondes mais il était trop tard pour reculer.

— C’était en 1983, raconta-t-elle. Une nuit brûlante du mois de juin. J’allais avoir quatorze ans. Je rentrais d’un mariage, à pied, à travers les ruelles de Nogent-sur-Marne, dans la banlieue parisienne. Je marchais le long du fleuve quand on m’a agressée.

Elle s’arrêta et déglutit.

— Je n’ai presque rien vu, reprit-elle. Je me suis retrouvée sur le dos. Un homme cagoulé m’écrasait le visage, m’enfonçait des herbes dans la bouche, me déshabillait. J’étouffais, j’essayais de crier, je… je ne voyais que des saules, au loin, et les lumières de quelques maisons.

A bout de souffle, elle aspira profondément l’air empli de sel et assécha plus encore sa gorge. Elle éprouvait pourtant un étrange soulagement. Jamais elle n’aurait cru que ces mots pouvaient franchir le seuil de ses lèvres. L’Italien se risqua à demander :

— Cet homme, qu’est-ce qu’il t’a fait ? Il t’a…

— Violée ?

Ses traits se brisèrent en un sourire.

— Non. Sur le coup, je n’ai senti qu’une intense brûlure. Quand j’ai relevé les yeux, il avait disparu. J’étais là, près du fleuve, en état de choc. Du sang inondait mes jambes… J’ai réussi à rentrer chez moi. J’ai désinfecté ma blessure. Je me suis pansée. Je n’ai pas appelé de médecin. Je n’ai rien dit à ma mère. Et j’ai cicatrisé. Beaucoup plus tard, en m’aidant de livres d’anatomie, j’ai compris ce que le salaud m’avait fait.

Elle s’arrêta. Elle mesurait maintenant l’atroce familiarité de ce souvenir. Malgré tous ses efforts, malgré toute sa rage à effacer l’horreur, elle avait vécu avec ce traumatisme chaque minute, chaque seconde de sa vie. Alors elle prononça les mots interdits — des galets chauffés à blanc dans sa bouche :

— Mon agresseur m’avait excisée.

Elle leva les yeux pour s’apercevoir que l’Italien était pétrifié, comme maintenu en joue par sa propre stupeur. Il prononça enfin :

— Mais… quel rapport peut-il y avoir avec le tokamak ? Avec ces instruments ?

Diane reprit d’une voix enrouée :

— Cette nuit-là, la seule chose que j’ai vue, c’est l’arme de mon agresseur, serrée dans sa main gantée. (Elle poussa du pied l’un des bistouris sur le sol.) C’était un de ces instruments : même manche d’ivoire, mêmes ciselures…

La raison de Giovanni parut se cabrer devant cette ultime énigme.

— C’est… c’est impossible, asséna-t-il.

— Tout est possible, au contraire. Et logique. Mon rôle dans cette affaire découle de cette première agression. A moins que ce ne soit le contraire : que mon agression n’ait été qu’un maillon de l’histoire, écrite sous le signe de cet anneau de pierre. Je suis née, en tant que femme, avec cette déchirure. Et c’est cette déchirure qui va peut-être nous révéler la clé de l’enquête.

Diane s’arrêta net.

Des applaudissements discrets venaient de retentir dans l’ombre de la salle.

67

L’homme qui apparut dans le halo de lumière n’affichait aucune trace de pilosité.

Sous une large chapka brune, ses tempes révélaient une absence totale de cheveux. Il ne possédait non plus ni cils ni sourcils. Seuls, sous la clarté des néons, brillaient les reliefs durs du visage. La proéminence des arcades, l’arête courbe du nez, et la peau intensément blanche. Le déclic de ces paupières nues rappelait le cillement implacable d’un rapace.

— J’admire votre puissance d’imagination, dit l’homme en français. Mais je crains que la vérité ne soit différente encore…

Le personnage tenait à la main un pistolet automatique, mi-noir, mi-chromé. Parmi toutes les raisons de s’étonner, Diane, pour l’instant, n’en retenait qu’une seule : la langue parlée par l’intrus, tout juste fléchie par un léger accent slave. Elle demanda :

— Qui êtes-vous ?

— Evgueneï Mavriski. Médecin. Psychiatre. Biologiste. (Il s’inclina avec ironie.) Diplômé de l’Académie des sciences de Novosibirsk.

Le Russe s’avança. Petit, tassé comme un stère de bois, il portait une vareuse grise à col de fourrure bouclé sur son cou épais. Il devait avoir la soixantaine mais son visage imberbe possédait une sorte d’intemporalité effrayante. Diane déclara — c’était à peine une question :

— Vous avez appartenu au laboratoire de parapsychologie ?

Mavriski opina de sa visière de fourrure.

— Je dirigeais le département consacré aux guérisseurs. L’influence de l’esprit sur la physiologie humaine. Ce que certains appellent aussi la bio-psychokinèse.

— Et vous étiez guérisseur vous-même ?

— A l’époque, je ne possédais que quelques maigres facultés, irrégulières, insaisissables. Comme chacun d’entre nous, d’ailleurs. En un sens, c’est ce qui a fait notre malheur…

Diane frémissait. Les questions battaient ses tempes.

— Comment êtes-vous parvenu à acquérir de vrais pouvoirs ?

En guise de réponse, d’autres crissements de verre retentirent. Une voix grave résonna :

— N’ayez crainte, Diane : vous méritez une explication détaillée.

Elle reconnut aussitôt l’homme qui franchissait l’orée de lumière : Paul Sacher, l’hypnologue du boulevard Saint-Germain.

— Comment allez-vous, jeune dame ?

Elle tentait désespérément d’ajuster ses pensées à la vitesse des événements. Mais, au fond, la présence de l’homme n’était pas si étonnante. Sacher avait le profil idéal pour appartenir au cercle des savants : tchèque, transfuge, spécialiste d’un versant occulte de la conscience humaine — l’hypnose. Elle comprenait aussi qu’il était celui qui l’avait précédée chez Irène Pandove, sans doute à la recherche d’Eugen Talikh. Quand la femme avait dit : « Les yeux… Je n’aurais pas pu leur résister… », elle évoquait le regard irrésistible de l’hypnologue.

Il vint se placer aux côtés de Mavriski. Il portait un bonnet blanc à mailles serrées, une parka bleu sombre et des gants en goretex. Il paraissait descendre des pistes de Val-d’Isère. Si ce n’est qu’il tenait, lui aussi, un pistolet-mitrailleur dans sa main droite.

Diane sentait ses tremblements revenir. La présence de Sacher lui évoquait irrésistiblement l’image de Charles Helikian. Son ancienne idée s’empara de son esprit. Le fumeur de cigares pouvait-il avoir appartenu à cette ronde infernale ? Avait-il effectué le voyage en quarante-huit heures ? Etait-il tout proche ? Ou déjà mort ?

Le médecin tchèque attaqua d’une voix neutre :

— Je me doute que vous connaissez maintenant les grandes lignes de notre histoire…

Diane éprouvait une étrange fierté à déployer ses connaissances. Elle raconta tout, certitudes et suppositions mêlées. Le site consacré à la parapsychologie initié par Talikh, en 1968. Le recrutement des spécialistes, à travers le bloc de l’Est, comprenant un ou plusieurs transfuges français. La perversion du laboratoire s’orientant peu à peu vers la torture et la souffrance. La rébellion de Talikh et son arrestation, effectuée avec la complicité des forces armées russes. Puis l’accident du tokamak, sans doute lié à l’absence de Talikh aux commandes. Alors le sauvetage des ouvriers par leurs frères avait révélé le secret de ces montagnes : la présence d’un peuple absolument pur, qui abritait dans ses rangs des chamans détenteurs d’une puissance supérieure.

Elle s’arrêta, à bout de souffle. Mavriski hochait lentement la tête, faisant scintiller sous les lumières sa face d’ivoire. Il ourla ses lèvres en signe d’admiration.

— Je vous félicite. Vous avez effectué un travail d’investigation… remarquable. A quelques détails près, les choses se sont passées ainsi.

— Quels détails ?

— L’accident du tokamak. Ce n’est pas de cette façon qu’il est survenu. Nos ingénieurs manquent de rigueur, c’est vrai, mais pas au point de déclencher par inadvertance une machine pareille. Même en URSS, les systèmes de sécurité étaient nombreux et fiables.

— Alors qui a mis l’engin en marche ?

— Moi. (Il désigna Sacher.) Nous. Notre équipe. Nous devions, absolument, nous débarrasser des ouvriers tsevens.

— Vous… vous avez fait ça ? Mais pourquoi ?

Sacher reprit la parole, d’un ton de censeur :

— Vous n’avez pas idée de la place qu’occupait Talikh dans le cœur de ces hommes. Il était leur maître. Leur dieu. Quand ils ont su que nous l’avions emprisonné, ils ont tout de suite projeté de le libérer par la force. Nous n’avions pas besoin d’une rébellion à ce moment-là. Comment vous expliquer ? Nous sentions la présence d’un pouvoir, ici, dans ce laboratoire. Nous nous sentions au bord d’une immense découverte. Nous devions, absolument, poursuivre nos recherches…

— Et vous avez eu peur de quelques ouvriers désarmés ?

Mavriski sourit.

— Je vais vous raconter une anecdote. En 1960, l’Armée russe a atteint les confins de la Mongolie et forcé chaque ethnie à la collectivisation. Vous le savez : plutôt que de livrer leurs bêtes, les Tsevens ont préféré les tuer eux-mêmes. Les officiers soviétiques étaient sidérés. Ils ont découvert un matin des milliers de rennes éventrés, jonchant la plaine. Quant aux Tsevens, ils avaient disparu. Les troupes ont mené des recherches, en pure perte. Ils ont conclu que les nomades avaient fui dans les montagnes. Autrement dit, qu’ils avaient choisi la mort. C’était l’hiver, nul n’aurait pu survivre dans la toundra à cette époque de l’année, sans viande ni bétail. Les soldats sont repartis, pensant que les montagnes serviraient de tombeau aux Tsevens. Ils se trompaient. Les nomades n’avaient pas fui. Ils s’étaient simplement cachés, sous leurs yeux.

Diane sentait son cœur s’accélérer.

— Où ?

— Dans les rennes. Dans le corps des rennes éventrés. Hommes, femmes, enfants s’étaient glissés parmi les viscères des bêtes, en attendant que les « Blancs » décampent. Croyez-moi, il y a tout à craindre d’un peuple capable de tels actes.

Chaque fait sonnait avec une justesse implacable. Diane songeait à la technique des meurtres : un bras plongé dans les entrailles de la victime. Tout était lié. Tout était dans tout. Elle saisissait une autre vérité.

— En 1972, clama-t-elle, vous avez utilisé le tokamak comme une machine meurtrière. Et vous avez recommencé, hier, pour m’éliminer, moi.

Le Russe hocha lentement la tête.

— Il suffisait d’ouvrir le barrage du torrent pour actionner les turbines et les alternateurs. Au moment où l’électricité a jailli, j’ai simplement libéré les résidus de tritium. La chambre était toujours sous vide : l’irradiation était assurée.

— Pourquoi ne pas m’avoir abattue simplement ?

— Notre histoire s’est écrite sous le signe du cercle. Nous avons tué grâce au tokamak. Il m’a semblé logique de l’utiliser une nouvelle fois.

— Vous n’êtes que des assassins.

Diane lança un bref regard à Giovanni. Il avait l’air abasourdi et, en même temps, captivé par cette déferlante d’informations. Tous deux le savaient : ils allaient mourir. Pourtant ils ne songeaient qu’à une chose : connaître la suite de l’histoire.

L’hypnologue reprit le fil du récit :

— Dès le lendemain de l’accident, nous avons verrouillé l’espace irradié et repris nos expériences. C’est alors qu’un prodige est survenu. Des soldats chargés de surveiller les entrepôts où avaient été placés les survivants ont constaté des guérisons miraculeuses.

Diane lui vola la parole :

— Vous avez alors compris qu’en provoquant cet accident vous aviez forcé des chamans tsevens à sortir de leur repaire. Que la vallée abritait des forces comme vous n’auriez jamais osé en espérer. Que les pouvoirs que vous traquiez, en important de vieux chamans des quatre coins de la Sibérie, se trouvaient là, à quelques pas de votre laboratoire, à un degré de pureté extraordinaire.

Sacher daigna sourire.

— C’est toute l’ironie de notre histoire. Nous avons pu arrêter les sorciers alors qu’ils remontaient dans leurs montagnes, avec leurs « patients ». Nous étions convaincus que, grâce à eux, nous allions enfin percer les secrets d’une autre réalité. Les secrets de l’univers psi.

Diane ferma les yeux. Elle était parvenue sur le seuil ultime.

— Comment avez-vous volé leurs pouvoirs ? demanda-t-elle.

C’est la voix de Mavriski qui répondit, tremblante d’exaltation :

— Ce sont les deux Français.

Elle rouvrit les paupières. Elle ne s’attendait pas à cette réponse.

— Quels Français ?

Sacher reprit le flambeau, un ton plus bas :

— Maline et Sadko : c’étaient leurs patronymes russes. Deux transfuges psychologues, qui partageaient nos idéaux. Jusqu’ici, ils nous avaient suivis dans nos travaux sanglants, mais d’une manière plutôt passive. Quand les sorciers tsevens sont arrivés, ils nous ont proposé une autre technique d’étude.

— Quelle technique ?

— C’était l’idée de Sadko : puisque le pouvoir de ces chamans était purement mental, il n’y avait qu’une seule façon de découvrir leurs secrets. Pénétrer dans leur esprit. Les étudier… de l’intérieur.

— Comment ?

Le Russe dodelina de la tête.

— Il nous fallait devenir chamans nous-mêmes.

Mavriski ressemblait à un marin dément qui aurait quitté les rives de la raison. Sacher enchaîna sur un ton plus apaisé :

— Telle était l’idée des Français : nous devions nous initier aux rites tsevens. Nous devions devenir sorciers, afin de passer de l’autre côté de la conscience. Sadko insistait. C’était le moment ou jamais de tenter le grand passage.

Diane était prête à assimiler cette folie. D’une certaine façon, c’était l’explication la plus plausible. Mais la logique des événements lui échappait encore. Elle interrogea :

— Comment pouviez-vous espérer être initiés par les chamans prisonniers ? Comment pouviez-vous espérer que ces hommes vous révéleraient leurs secrets ?

— Nous avions un intercesseur.

— Qui ?

— Eugen Talikh.

Diane éclata d’un rire dément.

— Talikh ? Que vous aviez emprisonné ? Dont vous aviez tué les frères ?

Mavriski avança encore. Il n’était plus qu’à quelques centimètres — elle pouvait détailler le moindre relief de son faciès d’aigle.

— Vous avez raison, dit-il d’une voix tout à coup très calme. Ce salopard n’aurait jamais accepté de négocier avec nous. Nous avons dû utiliser une autre méthode.

— Quelle méthode ?

— La méthode douce.

— Quelle méthode douce ?

L’homme poursuivait son propre fil :

— Et c’est Sadko qui a assuré ce rôle.

— Qu’est-ce que vous racontez ? Comment Sadko aurait-il pu amadouer Talikh ?

Mavriski recula. Ses arcades se haussèrent brusquement en une expression de surprise. Il dit, d’un ton amusé :

— Je m’aperçois que j’ai omis de vous livrer un détail essentiel.

Diane hurla. Sa rage se débattait contre le froid, sa raison contre la démence.

— QUEL DÉTAIL ?

— Sadko était une femme.

Diane répéta, crucifiée de stupeur :

— Une… une… une femme ?

Des pas retentirent sur sa droite. Diane se tourna vers la zone d’ombre, au-delà des néons. Au fil de son aventure, elle avait démontré sa force, son intelligence, son sang-froid. Pourtant, en cet instant, elle redevint la grande fille voûtée, malhabile, hésitante, de son adolescence.

Elle demanda à l’intention de la silhouette qui se profilait dans la lumière :

— Maman ?

68

Elle ne lui avait jamais semblé aussi belle.

Elle portait une tenue blanche d’après-ski d’une grande marque italienne. Pas une ombre, pas un faux pli dans cette élégance acrylique. C’est à hauteur de visage que Diane repéra les failles. Sous son bonnet rouge, les mèches blondes de sa mère paraissaient presque blanches, vidées de couleur et de vie. Et ses yeux, toujours si clairs, si bleus, ressemblaient maintenant à des cloques de glace. Diane aurait aimé trouver une réplique à la hauteur de la situation mais elle ne put que répéter :

— Maman ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Sybille Thiberge répondit d’un sourire :

— C’est l’histoire de toute ma vie, ma chérie.

Diane vit qu’elle braquait, comme les deux autres, un pistolet automatique. Elle reconnut le modèle : un Glock, comme celui qu’elle avait utilisé à la fondation Bruner. Inexplicablement, elle puisa dans ce détail de nouvelles forces. Elle ordonna :

— Raconte. Tu nous dois la vérité.

— Vraiment ?

— Oui. Pour la simple raison que nous sommes parvenus jusqu’ici pour l’écouter.

Sourire. Cette fêlure si lisse, si familière, que Diane exécrait depuis l’adolescence.

— C’est vrai, admit Sybille, mais je crains qu’on n’en ait pour un moment…

Diane embrassa la salle d’un seul regard : les chaînes, les sarcophages, la table chirurgicale.

— La nuit est à nous, non ? Je suppose que votre expérience ne commencera qu’au lever du jour.

Sybille acquiesça. Les deux Slaves l’entouraient maintenant. Leur haleine se résolvait en fines parcelles de cristal. La chapka brune de l’un et le bonnet blanc de l’autre scintillaient de givre. Le spectacle de ces deux hommes immobiles, entourant sa mère, atteignait une perfection effrayante. Mais ce n’était pas cela qui clouait Diane : c’était le regard d’adoration que les tortionnaires lui accordaient.

— Je ne suis pas sûre que tu comprennes l’essence de mon destin, reprit Sybille. Ses motivations. Ses raisons primordiales.

— Et pourquoi pas ?

Sybille jeta un regard distrait à Giovanni puis revint planter ses yeux dans ceux de sa fille.

— Parce qu’il s’agit d’une époque que tu ignores. D’un souffle dont tu n’as même pas idée. Votre génération n’est qu’une gangue vide, une souche morte. Pas de rêves, pas d’espoirs, pas même de regrets. Rien.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

La mère continuait, comme pour elle seule :

— Vous vivez dans l’ère de la consommation, du matérialisme doré. Vous n’êtes plus obsédés que par votre petit nombril. (Elle soupira.) Après tout, vous tenez peut-être ce manque d’imagination de notre propre flamme. Nous avons été si passionnés, si exaltés, que nous vous avons tout pris…

Diane sentait monter en elle une colère familière.

— De quoi parles-tu ? Quel rêve avons-nous manqué ?

Il y eut un temps d’arrêt. Un silence empli d’étonnement, comme si sa mère mesurait un gouffre dans l’ignorance de sa fille. Puis elle articula, ses lèvres s’arrondissant en une courbe de respect :

— La révolution. Je te parle de la révolution. La fin des inégalités sociales. Le pouvoir du prolétariat. Les biens enfin rendus à ceux qui maîtrisent les moyens de production. La mort de l’exploitation de l’homme par l’homme !

Diane était frappée de stupeur. Ainsi, la clé de voûte de l’édifice, le nombre d’or du cauchemar, tenait en quatre syllabes. Le débit de sa mère s’accéléra :

— Oui, ma petite fille. La révolution. Ce n’était pas une illusion. C’était une colère, une évidence. Il était possible de renverser le système qui structurait nos sociétés, qui aliénait nos esprits. Nous pouvions libérer l’homme de sa prison sociale et mentale. Créer un monde de justice, de générosité, de lucidité. Qui pourrait prétendre que ce rêve n’était pas le plus grand, le plus merveilleux de tous ?

Diane ne pouvait croire que c’était la bourgeoise du boulevard Suchet qui parlait. Elle tentait d’associer ces paroles à une réalité qu’elle aurait connue jadis. Mais jamais elle n’avait entendu sa mère parler de communisme, ni même de politique. Elle renonça à chercher. La réponse allait venir. La réponse était toute l’histoire :

— En 1967, j’avais vingt et un ans. Je suivais une licence de psychologie à la faculté de Nanterre. Je n’étais encore qu’une petite-bourgeoise, mais je me dévouais corps et âme à mon époque. J’étais passionnée par le communisme et par la psychologie expérimentale. J’espérais, avec la même ferveur, me rendre à Moscou pour m’imprégner des préceptes du socialisme et étudier sur le campus de Berkeley, aux Etats-Unis, où des chimistes plongeaient dans des zones inexplorées du cerveau grâce au LSD ou à la méditation.

« Mon héros s’appelait Philippe Thomas. Il était un des professeurs de psychologie les plus réputés de Nanterre mais aussi une figure marquante du parti communiste. Je suivais tous ses cours. Il me paraissait magnifique, immatériel, inaccessible…

« Lorsque j’ai appris qu’il cherchait des sujets pour passer des tests dans son laboratoire de psychologie, à l’hôpital de Villejuif, je me suis portée volontaire. Thomas travaillait alors sur l’inconscient et l’émergence des facultés paranormales. Il avait initié une série d’études parapsychologiques, dans la lignée de celles que pratiquaient certains hôpitaux américains. Dès le début 68, j’ai commencé à me rendre à Villejuif. Cela a été une déception : les tests étaient fastidieux — il fallait deviner, pour l’essentiel, la couleur de cartes cachées — et Thomas ne venait jamais dans cette unité.

« Pourtant, plusieurs mois plus tard, le maître en personne m’a convoquée. Mes résultats étaient statistiquement significatifs. Thomas m’a proposé d’initier une série d’examens plus soutenus, avec lui-même dans le rôle de l’expérimentateur. Je ne sais, à ce moment, ce qui m’a causé le plus grand choc : le fait d’apprendre que j’étais une médium ou que j’allais passer des semaines dans l’intimité de mon idole.

« Je me suis lancée à fond dans ces travaux. Je savourais toutes ces heures vécues près de celui que j’appelais désormais Philippe. Pourtant son attitude m’inquiétait. J’avais l’impression qu’il traquait en moi une force, un phénomène qui le fascinait. Bientôt j’ai compris qu’il pensait posséder lui-même une faculté. Non un pouvoir de perception extrasensorielle, mais un pouvoir de psychokinèse. Il se croyait capable d’influencer la matière à distance — notamment les métaux. En fait, il avait dû parvenir, une fois ou deux, à ce résultat, mais il était incapable de provoquer cette faculté sur commande. Peu à peu, cette vérité m’est apparue : il était jaloux de mes dons.

« Les événements de mai 68 ont éclaté. Philippe et moi sommes devenus amants sur les barricades. J’éprouvais la sensation de caresser la chair d’un rêve, d’un idéal qui se révélait avoir un corps. Mais une houle de terreur s’est aussitôt levée entre nous. A la faveur d’un seul regard, durant les secondes-siècles où il a joui en moi, j’ai vu dans ses yeux briller l’éclat de la haine.

« Je n’ai saisi que plus tard ce qui arrivait. Thomas était un être de théorie. Un personnage qui se rêvait lui-même comme un flux d’idées, d’aspirations supérieures, de forces spirituelles. Or, je l’avais rappelé à sa réalité ordinaire : il n’était qu’un homme, possédé par mon corps. A ses yeux, je devenais l’instrument de sa propre chute, de sa propre déchéance. Un objet de maléfice.

« Il n’a fallu que quelques semaines pour que l’insurrection s’achève. Les ouvriers ont repris leur travail et les étudiants sont rentrés dans le rang. Thomas a fait son deuil de toute action révolutionnaire en Europe. Certains de nos camarades, écœurés, ont abandonné le combat politique, d’autres au contraire sont entrés dans la lutte armée — le terrorisme. Philippe a conçu un autre projet : passer à l’Est. Rejoindre les terres communistes, éprouver le système qu’il avait si longtemps défendu. En réalité, il voulait surtout intégrer les laboratoires de parapsychologie russes. Il était persuadé qu’il parviendrait, là-bas, à susciter son propre pouvoir psychokinétique. Son problème était qu’il n’avait rien à offrir aux Soviétiques. Pour franchir le Rideau de fer, à cette époque, il fallait démontrer son utilité pour le système. Thomas a alors compris qu’il tenait une monnaie d’échange : moi.

« Sous prétexte d’un voyage officiel à Moscou, nous nous sommes rendus plusieurs fois à l’ambassade d’URSS. Thomas connaissait plusieurs responsables diplomatiques. C’est dans un de ces bureaux gris, aux voilages crasseux, que nous nous sommes livrés à des tests parapsychologiques. Thomas a échoué mais j’ai obtenu des résultats d’exception. Les Russes ont d’abord cherché à démasquer l’astuce, puis ils ont compris qu’ils se trouvaient devant le sujet psi le plus puissant qu’ils aient jamais rencontré. Dès ce moment, les choses se sont précipitées.

« Il ne faisait aucun doute que je suivrais Philippe. Même si son état mental ne cessait de décliner. En une seule année, il avait dû séjourner deux fois en clinique. Il ne cessait d’osciller entre des phases maniaques et dépressives. Il était obsédé par la douleur, la violence, le sang. Malgré cela — peut-être même à cause de cela —, je l’aimais plus encore.

« En janvier 69, nous avons assisté à un congrès sur les sciences cognitives à Sofia, en Bulgarie. Des hommes du KGB nous ont contactés et nous ont donné des papiers d’identité soviétiques, aux noms de Maline et Sadko. C’était brutal, sombre, inquiétant : c’était tout ce que nous attendions. Quarante-huit heures plus tard, nous étions en URSS.

« Dès notre arrivée, la déception a été complète. Nous pensions être accueillis comme des héros : on nous traitait comme des espions. Nous avions rêvé d’un monde égalitaire. On ne découvrait ici qu’un univers d’injustice, de tricherie, d’oppression.

« La rancœur de Philippe s’est reportée sur moi. Il est devenu irascible, cruel. Plus que jamais il me désirait, et ce désir était pour lui une humiliation permanente. Le matin, quand je me réveillais, je découvrais des entailles sur ma peau. C’était Philippe lui-même qui me blessait, pendant mon sommeil, à l’aide des aiguilles et des lames qu’il utilisait pour ses expériences psychokinétiques.

« Je déclinais à vue d’œil. Les tortures de Thomas, le froid, la malnutrition, l’isolement — et les tests psi auxquels je devais me soumettre chaque jour dans des laboratoires malpropres : tout contribuait à me détruire. Je perdais la tête. Je perdais mon corps. Et je ne possédais même plus ce qui avait constitué jusqu’à ce jour mon identité de femme : je n’avais plus de sang. Depuis plusieurs semaines, je savais que j’étais enceinte.

« En mars 69, les hommes du Parti nous ont annoncé notre transfert dans un laboratoire situé à huit mille kilomètres de Moscou, quelque part en Mongolie. Cette nouvelle perspective m’a pétrifiée. Philippe, au contraire, a repris confiance. Quand je lui ai révélé que j’attendais un enfant, il m’a à peine écoutée. Il ne voyait qu’une chose : nous étions mutés dans l’institut le plus secret de l’Empire soviétique. Nous allions enfin pouvoir travailler sur les phénomènes paranormaux, profiter des connaissances des Russes dans ce domaine.

« Je savais que mon accouchement à Moscou ne serait pas un sommet de technologie, mais je ne m’attendais pas à ce degré de barbarie, de violence. J’étais trop épuisée pour accoucher normalement. Je ne parvenais pas à contracter les muscles de mon diaphragme, de mon abdomen. La dilatation du col utérin ne s’effectuait pas assez largement. Les infirmières, affolées, ont appelé le médecin de garde qui est arrivé complètement ivre. Son haleine chargée de vodka était plus forte que les effluves d’éther qui planaient dans la salle. Et cet ivrogne, avec ses gestes tremblants, a alors utilisé les forceps.

« Je sentais ses instruments de métal qui m’écartaient, m’écorchaient, me blessaient jusqu’au fond de mes entrailles. Je hurlais, je me débattais et lui replongeait dans mon ventre, avec ses crochets de fer. Il a enfin opté pour une césarienne. Mais l’anesthésie n’a eu aucun effet sur moi. Les produits étaient périmés.

« Il n’y avait plus qu’une solution : pratiquer l’opération à vif. Ils m’ont ouvert le ventre alors que j’étais toujours consciente. J’ai senti l’effroyable brûlure de la lame, puis j’ai vu mon sang éclabousser les blouses et les murs, je me suis évanouie. Quand je me suis réveillée, douze heures plus tard, tu reposais à côté de moi, dans un berceau en plastique. Je ne savais pas encore que l’opération m’avait rendue stérile, mais cette nouvelle m’aurait comblée de joie. A ce moment, si je n’avais pas été trop faible pour bouger, je t’aurais projetée de toutes mes forces contre le carrelage.

Le « tu » mortifia Diane. Telle avait donc été son entrée dans le monde. Par les portes du sang et de la haine. Voilà enfin une vérité qui la concernait : elle était la fille de deux monstres : Sybille Thiberge et Philippe Thomas. Elle ressentit une étrange chaleur, une sorte de bienfaisance. A travers ce chaos, elle ne voyait qu’une vérité : elle avait échappé à leur atavisme. Elle avait traversé le déterminisme génétique comme un voile léger, un rideau sans effet. Déséquilibrée, foldingue, bizarre, peut-être : mais en aucun cas elle ne ressemblait à ces deux bêtes sauvages.

Sa mère reprenait déjà :

— Nous sommes partis pour la Mongolie deux mois plus tard, durant l’automne 1969. J’ai découvert le froid absolu. J’ai découvert l’immensité du continent, qui pouvait déployer, durant vingt-quatre heures, la même forêt, sans que rien ni personne n’apparaisse jamais. Les gares lézardées par le gel ressemblaient à des camps militaires. Tout était kaki, hostile, jalonné de vareuses et de kalachnikovs. Tout semblait ligoté par les câbles télégraphiques ou les fils barbelés. J’avais l’impression de m’enfoncer dans un goulag sans fin.

« Je me souviens encore du bruit des wagons qui s’entrechoquaient, du claquement inlassable des rails. C’était comme une respiration d’acier, qui relayait mon propre souffle. Moi-même j’étais devenue une femme de métal, constituée d’un alliage implacable. Métal des instruments qui avaient fourragé dans mon ventre. Métal qu’utilisait Philippe pour me mortifier chaque nuit. Métal que je conservais toujours, maintenant, sur moi, pour me défendre de lui et des autres. Je n’éprouvais plus qu’un désir inextinguible de vengeance. Et je le savais — mon intuition psi me le soufflait : au bout de la taïga, je parviendrais à réaliser ma vengeance.

69

La chaleur des néons ne suffisait plus à contrecarrer la morsure du froid. Diane sentait ses membres s’engourdir, se paralyser. Allait-elle tenir jusqu’à la fin de l’histoire ? Jusqu’à l’aube ?

Mavriski et Sacher ne bougeaient pas. Ils écoutaient les paroles de Sybille Thiberge comme un véritable discours des origines. Leurs visages étaient empreints d’une gravité de statue. Seuls, leurs yeux scintillaient sous les crêtes de givre des chapeaux. Diane songeait à ces animaux de pierre qui surveillent le seuil des temples chinois.

La mère maudite reprit :

— Lorsque nous sommes arrivés dans le tokamak, les parapsychologues avaient déjà perverti leurs travaux. Thomas a tout de suite été séduit par la cruauté de ces manipulations. Moi j’y voyais simplement une nouvelle étape dans ma propre malédiction. Je vivais tout cela avec une froide indifférence.

« Pourtant, quand ils ont arrêté les chamans tsevens, j’ai décidé d’agir. En deux années, le rapport de force s’était totalement inversé entre les autres chercheurs et moi. Malgré leur folie, malgré leur cruauté, ils étaient tombés, l’un après l’autre, amoureux de moi. C’est moi qui leur ai appris le français. Moi qui recueillais leurs confidences alcoolisées. Moi encore qui leur offrais quelques parcelles de tendresse. Ils m’adoraient, me vénéraient, et me respectaient plus que tout dans cet enfer.

Diane imaginait ces tortionnaires slaves. Sa mère lui apparut comme une Gorgone démente.

— Je les ai convaincus qu’ils ne parviendraient à rien avec leurs méthodes sanguinaires, que le seul moyen d’accéder à ces pouvoirs était de nous initier, à notre tour. Je savais comment persuader Talikh de nous aider…

Diane l’interrompit brutalement :

— Je n’y crois pas. Vous tuez des sorciers sibériens, vous mettez Talikh en taule, vous brûlez tous ses frères, et il suffirait que tu viennes lui faire les yeux doux dans sa cellule pour qu’il exécute tes ordres ? Ton histoire est bidon.

Les traits de Sybille se crispèrent.

— Tu sous-estimes mes charmes, ma chérie. Mais c’est vrai : j’avais tort. A ce moment, Eugen possédait déjà un autre plan.

— Quel plan ?

— Sois patiente. Respecte la chronologie de l’histoire.

Paul Sacher reprit la parole. Il était l’homme de la précision :

— A la fin du mois d’avril, nous avons libéré Talikh et les chamans tsevens. Ils étaient neuf. Nous nous sommes réunis ici même, dans cette salle. Je les revois encore. Leurs visages amaigris, leur peau dure comme l’écorce, leurs deels noires et usées. A nous tous, nous avons fermé le cercle. Le concile a pu commencer.

— Le concile ?

Sybille précisa :

— L’iluk, en langue tsévène. Un conseil religieux, comme les réunions des évêques du Vatican, sauf qu’ici il s’agissait de chamans. Les chamans les plus puissants de Mongolie et de Sibérie. Nous nous tenions dans une couronne de pierre : les Tsevens ont baptisé notre rencontre le « concile de pierre ».

L’ethnologue se réveilla en Giovanni, qui demanda :

— L’initiation, comment s’est-elle déroulée ?

Sybille enveloppa l’Italien d’un regard méprisant.

— Acquérir un secret, c’est passer de l’autre côté d’une ligne. Le révéler, c’est revenir en deçà. Nous avons été guidés par les chamans dans la forêt. Progressivement, nous avons quitté les habitudes des hommes, nous avons oublié la parole, nous nous sommes nourris de chair crue. La taïga nous a alors pénétrés, déchirés, détruits. L’expérience a été une véritable mort mais, au terme de l’épreuve, nous sommes revenus à la vie, les mains chargées du pouvoir.

Diane demanda :

— Quel pouvoir au juste ?

— L’initiation nous a permis d’approfondir le don que nous possédions déjà, jusqu’à son paroxysme.

Elle recommençait à trembler. Le froid et la vérité s’injectaient dans son sang. Elle savait qu’à ce stade physique le corps perd un degré toutes les trois minutes. Allaient-ils tous mourir de froid ? Elle questionna encore :

— Qu’avez-vous fait des chamans tsevens ?

Mavriski s’inclina, adoptant une expression de faux repentir.

— Nous les avons tués. Notre histoire était l’histoire de l’infamie. L’histoire d’un pouvoir et d’une ambition sans limites. Nous voulions être les seuls à posséder ces secrets.

— Et Talikh ? hurla Diane.

Sacher répliqua :

— Il n’était plus temps de nous battre entre nous. Les commissaires du Parti arrivaient, avec de nouvelles troupes, pour enquêter sur l’accident nucléaire. Seule Suyan, la sorcière qui t’a sauvée, nous a échappé.

Diane s’adressa à sa mère :

— Toi et Thomas : comment êtes-vous rentrés en France ?

— Le plus simplement du monde. Après nous être fait oublier quelque temps à Moscou, nous avons réussi à contacter l’ambassade de France. Il nous a suffi de jouer aux transfuges repentis.

— Et les Russes vous ont laissés partir ?

— Deux parapsychologues français, issus d’un laboratoire qui n’avait pas donné l’ombre d’un résultat. Dans l’URSS de Brejnev, il y avait d’autres chats à traquer.

Diane imagina la suite à haute voix :

— Alors vous êtes revenus dans votre pays d’origine, anonymes parmi les anonymes, comme van Kaen, Jochum, Mavriski, Sacher… Durant toutes ces années, vos facultés psi vous ont permis d’accéder au pouvoir, à la fortune.

Sybille ricana. Ses yeux paraissaient voilés de fièvre.

— Tu ne comprendras jamais ce que nous possédons, ce que nous abritons en nous-mêmes. La réalité matérielle n’a aucune importance à nos yeux. Nous ne nous sommes jamais intéressés qu’à nos propres facultés. Ces mécanismes merveilleux qui sont à l’œuvre dans notre esprit, que nous pouvons scruter, observer, manipuler selon notre volonté. Souviens-toi : il n’y a qu’une seule façon d’étudier les facultés psi — les posséder. Tu ne pourras jamais envisager de tels horizons.

Diane répondit avec lassitude :

— Au fond, peu importe. Mais il y a une dernière énigme.

— Laquelle ?

Elle ouvrit les mains. Les engelures commençaient à lui ronger l’extrémité des doigts. Elle comprit à ce signe que son cœur ralentissait déjà ses battements et n’irriguait plus sa peau et ses membres.

— Pourquoi revenez-vous ici, aujourd’hui ?

— A cause du duel.

— Le duel ?

La femme au bonnet rouge esquissa quelques pas. Elle semblait insensible au froid. Du bout de son gant, elle caressa l’un des instruments chirurgicaux, demeurés sur la table en fer, puis déclara :

— Le concile nous a légué des pouvoirs. En retour, nous devons suivre ses règles jusqu’au bout.

— Quelles règles ? Je ne comprends rien.

— Depuis des temps immémoriaux, les sorciers tsevens s’affrontent ici et mettent en jeu leurs pouvoirs. Le vainqueur de chaque affrontement remporte le pouvoir de l’autre. Nous avons toujours su qu’un jour nous serions obligés de nous battre, de miser nos pouvoirs dans cette vallée. Le signal a retenti. Nous sommes venus pour nous affronter.

Diane et Giovanni se regardèrent. Durant le voyage en cargo, l’ethnologue lui avait raconté : « Les chamans de chaque clan devaient se rendre dans des lieux secrets et s’affronter, sous la forme de leur animal fétiche… »

Eblouissement.

Effroi.

Ces initiés étaient des Faust.

Ils avaient pactisé avec les esprits et devaient maintenant payer le prix de leur initiation — se soumettre à la loi de la taïga. La loi du combat.

70

Si on admettait ce postulat, tout coïncidait. Si ces chamans s’apprêtaient à s’affronter sous la forme symbolique d’un animal, alors, d’une certaine façon, leur duel constituait une chasse. Tout devait donc se dérouler comme dans les anciennes chasses tsévènes.

Il fallait que ce duel soit annoncé et guidé par des Veilleurs.

Voilà pourquoi ces sorciers modernes avaient recueilli les enfants de la taïga. Voilà pourquoi ils avaient attendu que la date fatidique s’inscrive sur leurs doigts brûlés, à l’occasion d’une transe. Tel était le rite. Telle était la loi. Le Veilleur devait leur livrer le jour du duel, le jour du retour.

Un autre fait répondait parfaitement à la symbolique animale. Eugen Talikh tuait ses victimes en leur broyant le cœur, de l’intérieur. Il utilisait la méthode consacrée en Asie centrale pour tuer les bêtes.

Soudain, les pensées de Diane prirent un nouveau tour. Elle songeait aux particularités de comportement des initiés. Patrick Langlois lui avait révélé que Rolf van Kaen séduisait les femmes en chantant des airs d’opéra. Il avait même précisé que ce chant envoûtait tout le personnel féminin de l’hôpital. Diane se souvenait aussi de cette réflexion de Charles Helikian à propos de Paul Sacher : « Méfie-toi : c’est un dragueur. Quand il enseignait, il s’appropriait toujours la plus jolie fille de la classe. Les autres n’avaient le droit que de fermer leur gueule. Un vrai chef de meute.

L’attitude face au sexe était un formidable révélateur de la psychologie profonde d’un homme. Ces apprentis sorciers ne faillaient pas à la règle. Diane venait d’acquérir cette certitude : ces hommes, dans leur possession, avaient adopté les comportements de certains animaux.

Et pas n’importe quels animaux.

Chez van Kaen, Diane l’éthologue reconnaissait la conduite spécifique des cervidés. Elle songeait au brame. Les cerfs, les rennes, les caribous étaient les seuls mammifères à pouvoir déclencher l’excitation sexuelle chez la femelle grâce à leur cri. Aussi hallucinant que cela puisse paraître, l’Allemand se comportait, en séduisant par le chant, comme un renne.

Quant à Sacher, Helikian avait livré la clé de son attitude : un chef de meute. Oui, un homme qui s’appropriait la plus belle créature de ses classes et qui dominait tous les autres pouvait être comparé à un loup. A un « alpha », comme on appelait le mâle dominateur de la harde, qui fécondait la femelle et n’admettait de la part des autres membres que respect et soumission.

Puis Diane songea au piège de Philippe Thomas. Un piège soigneusement préparé, fondé sur l’hypnose et la dissimulation, reposant sur une infinie patience et une intervention foudroyante. Une telle technique lui rappelait une autre espèce animale : les serpents, qui capturaient leurs proies, dressés sur leur queue, grâce à la fixité de leur regard aux paupières non mobiles.

Depuis leur initiation, depuis qu’ils étaient « morts » pour renaître à la vie sauvage, parrainés par l’esprit d’un animal fétiche, ces hommes chamans avaient adopté le comportement de leur « maître ». Ils étaient possédés par leur propre totem.

Le renne pour van Kaen.

Le loup pour Paul Sacher.

Le serpent pour Philippe Thomas.

Une nouvelle révélation explosa alors dans son esprit. Elle se rappelait tout à coup d’autres faits, d’autres détails. Des indices physiques qu’elle avait assimilés, par erreur, à des symptômes d’irradiation nucléaire, mais qu’elle pouvait maintenant analyser d’un tout autre point de vue.

Rolf van Kaen souffrait d’une atrophie de l’estomac qui le forçait à ruminer sa nourriture. Le policier avait présenté ce phénomène comme un handicap, une anomalie inexplicable. Diane supposait maintenant l’inverse : van Kaen s’était sans doute forcé, durant des années, à régurgiter ses aliments jusqu’au moment où sa morphologie s’était adaptée à cette habitude insensée. Alors son estomac s’était déformé. Son corps s’était modifié — et il s’était mis à ressembler, au sein même de ses entrailles, à son mentor sauvage : LE RENNE.

Diane conservait aussi un souvenir précis de la séance d’hypnose chez Paul Sacher. Dans la pénombre, elle avait surpris, au fond des yeux de l’homme, un reflet inattendu, pailleté — comme celui que décochent les rétines du loup, dotées de plaquettes qui amplifient la lumière. Comment expliquer cette particularité ? Des verres de contact ? Une déformation naturelle à force d’avoir scruté les ténèbres ? Sacher tenait là en tout cas son attribut, son point de ressemblance avec son totem : LE LOUP.

Philippe Thomas présentait un exemple plus évident encore. Elle n’avait pas oublié le corps pelucheux et ses peaux mortes, dans la salle de bains de bronze. Par sa seule force mentale, le conservateur avait réussi à contracter une maladie psychosomatique : un eczéma qui lui asséchait la peau au point de renouveler régulièrement son épiderme, à la manière d’une mue. A force de volonté, d’obsession, il était devenu LE SERPENT.

Sidérée, elle continuait à remonter cette logique. Elle revoyait maintenant le corps abominable d’Hugo Jochum, marqué d’innombrables taches brunes. Le vieux géologue avait dû provoquer cette maladie dermatologique en s’exposant régulièrement au soleil. Son but : obtenir le corps tacheté d’un fauve. Comme LE LÉOPARD.

Quelles étaient les idoles sauvages de Mavriski, de Talikh ? A qui s’efforçaient-ils de ressembler ? Un coup d’œil vers le Russe lui fournit la réponse. Le visage imberbe mettait en évidence son nez busqué, à la manière d’un bec. Ses paupières privées de cils accentuaient le déclic du cillement. En se rasant totalement le visage, cet homme avait flatté sa similitude naturelle avec un rapace. Evgueneï Mavriski était L’AIGLE.

Brusquement la voix de sa mère retentit :

— Je vois que ma petite Diane n’est plus avec nous. Tu rêves, ma chérie ?

Diane frissonnait, mais elle sentait son sang revenir dans ses membres. Elle parvint à balbutier :

— Vous… vous prenez pour des animaux.

Sybille brandit la lame à poignée de nacre et la fit briller à la lumière. Elle prit un ton de comptine d’enfant :

— Tu brûles, ma chérie, tu brûles. Mais si je suis un animal, as-tu deviné lequel ?

Diane s’aperçut que, malgré elle, elle avait exclu sa mère du cercle infernal. Elle appela les souvenirs qui concernaient la vie intime de Sybille. Elle ne voyait rien. Pas un geste, pas une manie, pas un signe physique qui pouvait lui rappeler, même de loin, un animal. Rien qui lui indiquât l’identité de l’idole, sauf…

Tout à coup, une série d’indices l’aveugla.

Sa mère léchant ses doigts maculés de miel.

Sa mère rangeant patiemment ses pots d’apiculteur.

Sa mère et ses fameuses pilules de gelée royale.

Le miel.

Elle avait le goût du miel dans le sang. Dans le corps. Dans le cœur.

Diane se souvenait aussi des étranges baisers qu’elle lui prodiguait lorsqu’elle était enfant. Des baisers où pointait toujours la langue, dure et rugueuse. En vérité, Sybille n’avait jamais embrassé sa fille — elle la léchait, selon une technique très spécifique à un animal. Diane affermit sa voix et dit :

— Toi, tu es L’OURS.

71

Les masques étaient tombés. Trois survivants. Trois animaux. Trois combattants. Elle lança un coup d’œil à sa montre : quatre heures du matin. Dans une heure, le jour se lèverait. Dans une heure, le duel commencerait. Sous quelle forme ? A mains nues ? Avec les armes aux manches d’ivoire ? Avec les pistolets automatiques ?

Diane songeait maintenant aux Lüü-Si-An. Elle pouvait imaginer comment ces hommes avaient enlevé les enfants aux Tsevens qui, désormais, les vénéraient comme leurs propres chamans. Elle pouvait entrevoir comment ils avaient soigneusement dispersé ces Veilleurs auprès des orphelinats qu’ils finançaient eux-mêmes. Elle comprenait même qu’ils avaient pris soin de le faire à la fin du mois d’août, au moment où les centres sont vidés par les parents adoptifs qui ont profité des vacances scolaires pour venir chercher un pupille.

Mais il lui manquait l’élément essentiel : comment ces hommes avaient-ils pu décider, au même moment, d’organiser ce réseau ? Comment avaient-ils pu savoir, au moins deux années auparavant, qu’il était temps de recueillir des Veilleurs et que la date inscrite sur leurs doigts correspondrait à l’automne 1999 ? Sacher répondit :

— Tout est venu par les rêves.

— Les rêves ?

— A partir de 1997, nous avons commencé à rêver au cercle de pierre. Au fil des nuits, le songe a gagné en précision. Le tokamak emplissait notre esprit. Nous avons compris le message : il nous fallait agir. Le duel approchait.

Comment admettre une telle explication ? Accepter l’idée que sept hommes, au même moment, aux quatre coins de l’Europe, avaient effectué le même rêve ? L’hypnologue poursuivit :

— Au printemps 1999, les rêves sont devenus d’une telle intensité que nous avons compris que le duel était imminent. Il était temps de recueillir les enfants élus, temps de découvrir la date précise sur leur corps…

— Pourquoi ne pas les avoir adoptés vous-mêmes ?

— Les Veilleurs sont tabous, répondit Sacher. Nous ne pouvons pas les toucher. A peine les regarder. Nous ne pouvions donc que guetter, discrètement, l’apparition du signe, au sein d’un foyer qui nous était proche.

Elle songea à sa mère, qui avait scruté, observé Lucien, mais qui ne l’avait jamais embrassé ni caressé. A l’hôpital, au fil de ses visites, elle attendait, simplement, l’émergence du signe. Diane s’approcha de Sybille.

— Pour adopter ton Veilleur, pourquoi as-tu pensé à moi ?

Sybille Thiberge sursauta. Son regard se posa avec indolence sur sa fille.

— Mais… parce que je t’ai toujours choisie.

— Tu veux dire que tu as toujours su que je jouerais ce rôle ?

— Depuis le moment où j’ai connu les règles du concile.

— Comment savais-tu que j’accepterais d’adopter un enfant ? Comment savais-tu que je ne serais pas en état d’en avoir moi-même, de…

Diane s’interrompit, terrassée. Elle venait de saisir l’ultime évidence. C’était sa mère qui l’avait agressée et mutilée, un soir de juin, sur les berges de la Marne. C’était sa mère qui avait brandi les instruments ciselés du tokamak. Elle tomba à genoux parmi les tessons de verre.

— Mon Dieu, maman, qu’est-ce que tu m’as fait ?

La chamane se pencha sur elle. Sa voix devint coupante comme une lame :

— Rien de plus que ce qu’on m’a fait jadis. Je n’ai jamais oublié les souffrances qui m’ont déchirée quand on essayait de t’arracher de mon ventre. Avec toi, j’ai fait d’une pierre deux coups. Je me suis vengée et je t’ai préparée pour l’avenir. Je devais m’assurer que tu n’aurais jamais d’amants. Que personne ne te féconderait. L’excision annule non seulement toute jouissance physique mais transforme tout rapport sexuel en une véritable torture, si l’infection a fermé les petites lèvres. Je t’ai charcutée en sorte d’obtenir ce résultat. J’espérais que ton traumatisme te détournerait à jamais des relations sexuelles. Je dois avouer que tu as réagi au-delà de mes espérances, ma belle.

Diane sanglotait, sans larmes. A ce moment, la voix de Mavriski s’éleva :

— Il est temps.

Diane leva les yeux, hébétée : les deux hommes, armes en main, reculaient vers la porte de pierre. Elle hurla :

— Non ! Attendez !

Les sorciers la regardèrent. Sa mère n’avait pas bougé. Elle cria :

— Je veux comprendre les derniers détails. Vous me devez ça !

Sybille posa les yeux sur sa fille.

— Que veux-tu savoir encore ?

Elle s’efforça, une dernière fois, de se concentrer sur la chronologie des faits. C’était la seule façon de ne pas voler en éclats. Elle dit :

— Quand les Lüü-Si-An sont arrivés en Europe, rien ne s’est passé comme prévu.

La mère dénaturée ricana :

— C’est le moins qu’on puisse dire.

— Thomas a tenté de t’exclure du duel en détruisant ton Lüü-Si-An.

— Thomas était un lâche. Seule la lâcheté peut expliquer une telle violation. Il a voulu rompre le cercle.

— Après l’accident, quand tu as compris qu’il n’y avait plus aucune chance de sauver Lucien, tu as appelé van Kaen. Tu l’as contacté par télépathie : voilà pourquoi on n’a jamais retrouvé trace du moindre appel.

— C’est le moins que je pouvais faire.

— Alors Talikh est entré dans la course, enchaîna Diane. Il a décidé de vous éliminer l’un après l’autre…

La voix de Sybille frémit de colère :

— Talikh nous a toujours manipulés, depuis le premier jour. Il savait que nous tuerions les autres chamans. Il savait que la seule chance de sauver sa culture, qui est exclusivement orale, était de nous initier. Durant toutes ces années, nous sommes devenus les garants, les réceptacles de la magie tsévène. Talikh n’avait plus qu’à attendre le jour du duel sacré, pour nous vaincre et reprendre ces pouvoirs.

Concentrée sur elle-même, Diane éprouva une intense satisfaction : elle tenait enfin le mobile de Talikh, l’homme qui avait voulu sauver son peuple. Mais un grain de sable enrayait la machine. Elle déclara :

— Un fait ne cadre pas. Talikh n’a pas attendu le duel, puisqu’il a tué van Kaen et Thomas à Paris, et Jochum à Ulan Bator. Pourquoi ?

Il y eut un silence puis la sorcière souffla :

— La réponse est simple : ce n’est pas Talikh qui a tué les chamans.

— Qui d’autre ?

— Moi.

Diane hurla :

— Tu mens ! Il est impossible que tu aies tué Hugo Jochum.

— Pourquoi ?

— J’étais là, dans le couloir du monastère. J’ai surpris le tueur quand il sortait de la chambre de Jochum.

— Et alors ?

— Et alors j’étais en train de te parler au téléphone, à Paris !

— Qui te dit que j’étais à Paris ? Ce sont les petits miracles de la technologie, ma chérie. J’étais seulement à quelques mètres de toi, dans la chambre de Jochum.

Diane reçut un coup de foudre. La voix essoufflée de sa mère. Le bruit de la circulation, qui coïncidait avec celle d’Ulan Bator : tout simplement les mêmes voitures. Il y avait eu ensuite cette impression confuse, sur le toit, d’avoir déjà vécu cette scène. Et pour cause : la même femme, à seize années d’intervalle, l’avait agressée une nouvelle fois. Elle dit d’une voix brisée :

— C’est… c’est toi qui as tué Langlois ?

— Il avait découvert l’existence des Veilleurs de van Kaen et de Thomas. Il avait fouiné dans le passé de Thomas et trouvé une « Sybille Thiberge » parmi ses anciens élèves. Il m’a aussitôt convoquée. Dans son bureau, je lui ai tranché la gorge et volé son dossier.

— Mais… et les pouvoirs ? En tuant les autres, tu ne pouvais récupérer leurs…

— Je me moque des pouvoirs. Ma clairvoyance me suffit. Je veux rester vivante et les savoir morts. C’est tout. Aujourd’hui, nous ne sommes plus que trois dans le cercle — et la taïga décidera du vainqueur absolu.

— Il est temps.

Mavriski ouvrit la porte de plomb — un rai de lumière provenait des escaliers : le jour du dehors. Diane cria encore :

— Talikh, où est-il ?

— Talikh est mort.

— Quand ?

— Talikh a eu la même idée que Thomas, mais plus tôt. Parmi tous les adversaires du concile, il n’en redoutait réellement qu’un seul : moi. Il a voulu m’éliminer du cercle, m’extraire du combat. Il a tenté de m’attaquer par surprise, durant le mois d’août, aux alentours de notre maison du Lubéron. J’ai senti sa présence avant même qu’il ne s’approche. J’ai lu en lui, mentalement, comme dans un livre ouvert. Et j’ai joué de mon arme intime. (Un sourire s’insinua dans son visage.) Tu sais de quoi je parle…

Diane revoyait la lame glissée sous la langue de sa mère. Elle songeait à ses baisers d’ours — ces petits lapements qu’elle lui prodiguait lorsqu’elle était enfant et qui portaient déjà en eux une charge meurtrière. Tout était déjà écrit. Mavriski se glissa vers les escaliers et se retourna sur le seuil crissant.

— Il est temps.

— Non !

Diane suppliait maintenant. Elle s’adressa à sa mère :

— Il y a une chose… La chose la plus importante à mes yeux. (Elle braqua ses iris sur la fine silhouette à bonnet rouge.) Qui a brûlé les doigts des enfants ? Qui vous a donné rendez-vous ici ?

Sybille parut surprise :

— Mais… personne.

— Il y a bien quelqu’un qui a inscrit la date sur leurs empreintes, non ?

— Personne n’a touché aux doigts des enfants. Ils sont sacrés.

Un dernier abîme s’ouvrait sous ses pas. Elle insista :

— Qui a décidé de la date du duel ?

Sa mère fit un geste de dénégation :

— Tu n’as rien compris à notre histoire. Nous avons pactisé avec des forces supérieures.

— Quelles forces ?

— Les esprits de la taïga. Les forces qui maîtrisent notre univers.

— Je ne comprends pas.

— C’est le secret de notre initiation. L’esprit préexiste à la matière. L’esprit habite chaque atome, chaque particule. L’esprit est la partition de l’univers. La force immatérielle qui forge la réalité concrète.

— Je ne comprends pas.

La voix de sa mère devint plus douce :

— Songe aux doigts des Veilleurs. Songe aux anomalies physiques de van Kaen, de Thomas, de Jochum… Songe au cancer qui a jailli de ton ventre pour rejoindre celui de l’animal…

Diane voyait tout trembler devant ses yeux. Elle revoyait les stigmates des chercheurs, leurs corps atrophiés qu’elle avait crus dominés par une obsession, une volonté malsaine. Elle savait maintenant qu’elle s’était trompée. Sa mère répétait :

— L’esprit contrôle la chair. Telle est notre malédiction : nous nous tenons en deçà de la matière. Et nous sommes revenus pour l’ultime transmutation.

— Quelle… transmutation ?

L’éclat de rire de la femme retentit dans l’anneau grandiose :

— Tu n’as pas compris la loi du concile, mon enfant ? Tu n’as pas compris que tout est vrai ?

72

Les hautes herbes semblaient caresser le vent gris de leurs extrémités ténues, alors que l’aube, lentement, les embrasait à la manière d’une sève écarlate. Les trois chamans s’avancèrent dans la clairière, l‘alaa, et se reculèrent les uns des autres, ne se lâchant plus du regard, ne se déplaçant plus qu’avec une méfiance frémissante, dessinant peu à peu, par leurs seules silhouettes, les trois points d’un triangle parfait. Diane était demeurée, avec Giovanni, sur l’un des tertres de ciment du tokamak. Les adversaires les avaient abandonnés là, ne se souciant plus que de leur propre combat.

Diane tentait de discerner chaque personnage à la surface de la plaine, mais elle ne voyait que les tiges inclinées, les hampes verdoyantes qui paraissaient peu à peu les boire, les absorber, les dissoudre. Lorsqu’ils furent à plus de cent mètres l’un de l’autre, il y eut une immobilité, une fixité de pierre. Une sorte de suspens dans la chair de l’aurore.

Les trois chamans se déshabillèrent. Diane aperçut des chairs pâles, des extrémités osseuses. D’instinct, elle se concentra sur sa mère. Elle vit ses épaules, rondes et musclées, qui se mêlaient à la houle végétale. Elle vit ses mèches blanches qui oscillaient dans le vent. Puis elle saisit que c’était la femme tout entière qui vacillait dans le mouvement de la clairière. Sa mère était en train de s’endormir. Elle glissait dans cet état voilé, intermédiaire, crucial, qui dresse une passerelle spirituelle avec les esprits…

Diane refusait encore de comprendre la vérité quand l’impossible se produisit.

Une ombre l’effleura. Elle leva les yeux. A dix mètres de hauteur, un aigle gigantesque la survolait. Une vaste croix de plumes, comme posée sur le ciel, dans une parfaite posture d’affût. La seconde suivante, un rugissement d’entrailles retentit, dont les notes graves paraissaient soulever les profondeurs de la terre. Diane braqua son regard vers le point de vacillement qu’avait creusé sa mère en sombrant dans le sommeil.

Un ours colossal se dressait parmi les lacis végétaux. Un ours brun — un grizzli — dont le corps dépassait deux mètres de hauteur. Son pelage brun chatoyait de mille reflets. La bosse de son dos ressemblait à un contrefort de puissance et sa gueule noire, morne, souveraine, percée de deux yeux plus noirs encore, était indéchiffrable. « Une femelle », pensa Diane sans hésitation. L’animal se cambra et hurla, comme si le moindre élément de la taïga devait désormais compter avec sa colère.

Diane n’éprouvait aucune peur, aucune panique. Elle se situait au-delà de ces sentiments. Elle se tourna vers le troisième pôle : là où Paul Sacher avait disparu parmi les herbages. Elle ne cherchait plus le vieux dandy mais l’échine hérissée du loup, le canis lupus campestris spécifique de la taïga sibérienne.

Elle ne vit rien mais sentit, comme cela lui était souvent arrivé lors de ses expéditions, une qualité particulière de l’air. L’odeur de la chasse, saturée de faim et de tension, semblait emplir la moindre parcelle d’instant. Un bruissement jaillit sur sa gauche. Diane perçut tout à la fois : le buste blanc et noir, lancé à toute vitesse, le museau effilé, tranchant les herbes, et les yeux, ces yeux ourlés de noir, brillants d’ivresse, qui semblaient posséder déjà un temps d’avance sur l’attaque.

Diane attrapa Giovanni par le bras et l’entraîna dans sa course. Ils longèrent la clairière, en s’éloignant des bâtiments du laboratoire. Tout à coup le sol se déroba sous leurs pas. Ils chutèrent le long d’une pente abrupte, se blessèrent contre des arêtes de pierre, puis s’écrasèrent dans la terre meuble. Aussitôt Diane palpa la zone qui l’entourait : elle avait perdu ses lunettes. A quelques mètres de là, Giovanni était dans la même position. Ce simple détail l’anéantit : deux pauvres humains, bigleux, poussiéreux, vulnérables, face à des animaux surpuissants. Pourtant, quand ses mains attrapèrent sa monture, elle s’aperçut que le loup avait disparu. Le chasseur renonçait, pour l’instant. Giovanni balbutiait, fixant ses propres verres sur son nez.

— Mais que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ?

Diane évaluait déjà la distance qui les séparait de l’aire où sa mère avait franchi le seuil ultime. A priori, quatre cents mètres, plein ouest. C’était risqué mais il n’y avait pas d’autre solution. « Attends-moi là », ordonna-t-elle. Elle s’arc-bouta le long de la pente, attrapant des racines pour s’aider dans son ascension. « Pas question », rétorqua Giovanni en lui emboîtant le pas.

Ils remontèrent ensemble et plongèrent de nouveau dans les vagues végétales. Diane ne possédait pas un sens de l’orientation très sûr mais le souvenir de l’ours brûlait dans sa mémoire. Ils rampèrent, parmi les herbes, jusqu’à l’emplacement de la transmutation. Diane trouva les vêtements de sa mère. Elle fouilla et débusqua sans difficulté le Glock. Un calibre 45. Elle extirpa le chargeur de la crosse et compta : quinze balles, plus une dans la culasse. Elle songea aux armes des deux autres adversaires. Cela valait-il le coup d’aller les récupérer ? Non : trop dangereux. Sans un bruit, sans un effleurement, ils revinrent sur leurs pas et descendirent de nouveau le versant de terre.

Diane s’efforça d’analyser la situation. Ils étaient trois. Trois prédateurs guidés par leur pur instinct de chasseurs. Trois animaux de puissance et de destruction. Des bêtes intuitives, sensitives, dotées de capteurs omniscients. Des combattants parfaitement réglés, parfaitement adaptés à leur environnement. Cette idée même était inexacte : ils n’étaient pas adaptés à la nature, ils étaient la nature. Ils en partageaient les lois, les forces, les rythmes. Cette vibration même était leur raison d’être. Elle était leur « être ».

Elle se tourna vers son compagnon :

— Giovanni, écoute-moi attentivement. La seule chance de nous en sortir, c’est de ne plus appréhender notre environnement comme le ferait un être humain, tu comprends ?

— Non.

— Il n’existe pas une forêt unique, continua-t-elle, mais autant de forêts que d’espèces animales. Chaque bête perçoit, découpe, analyse l’espace en fonction de ses besoins et de ses perceptions. Chaque animal construit son propre monde et ne voit rien au-delà. C’est ce qu’on appelle, en éthologie, l’Umwelt. Si nous voulons sauver notre peau, nous devons absolument prendre en compte le point de vue de nos ennemis. L’Umwelt de l’ours, du loup, de l’aigle. Parce que tels sont nos véritables terrains de combat, et non ce paysage que nous captons avec nos cinq sens humains. Pigé ?

— Mais… mais… on sait rien de…

Diane ne put retenir un sourire de fierté. Depuis combien de temps étudiait-elle ces mécanismes ? Jusqu’à quel degré avait-elle pénétré ces systèmes de perception, ces stratégies d’affrontement ? Dans la brûlure glacée du vent, elle prit le temps de décrire le profil de chaque adversaire.


L’AIGLE : l’oiseau voyait tout. Son œil, de forme tubulaire, lui permettait d’effectuer des agrandissements prodigieux. Survolant la forêt à cent mètres de hauteur, il était capable de focaliser son attention sur un minuscule rongeur au point que ce dernier occupât totalement la surface de sa rétine. A cet instant, il pouvait réaliser un autre miracle : appliquer son acuité visuelle dans deux directions différentes. Tout en se concentrant sur sa cible, située droit devant lui, il pouvait simultanément faire le point au-dessous de lui, dans l’axe de ses serres, afin de préparer son mouvement de capture.

Alors l’amplitude de ses ailes — trois mètres environ — jouait à plein. L’aigle fondait sur sa proie à une vitesse de quatre-vingts kilomètres à l’heure mais, parvenu près d’elle, ralentissait, en quelques fractions de seconde, à la vitesse d’un homme au pas, dans le plus parfait silence. La victime ne se sentait même pas mourir. Bec et serres s’enfonçaient dans son échine avant même qu’elle n’ait sursauté.

La seule faille du rapace était sa dépendance à la lumière. L’extrême profondeur de son œil assombrissait son champ de vision et ne lui permettait de voir qu’en toute clarté. Le rapace attaquerait donc de jour. Aux premiers instants du crépuscule, le combat serait terminé pour lui. C’était une faible consolation. Parce que, d’ici là, rien ni personne n’échapperait à l’acuité de son regard.


LE LOUP : la nuit constituait au contraire son espace de force, son territoire privilégié. Les yeux du loup ne disposaient que d’une vision monochrome, mais possédaient un autre atout : un tissu particulier sur la rétine, le tapetum lusidum, qui lui conférait une vision parfaite, même dans l’obscurité totale. Il possédait aussi une perception du mouvement extraordinaire. Capable de détecter, à plus d’un kilomètre, le déplacement d’une main, il pouvait même en capter le degré de nervosité. La moindre trace d’anxiété, de faiblesse, déclenchait alors son réflexe d’attaque. Sans compter qu’à la même seconde son odorat lui permettait d’analyser les molécules olfactives propres à la transpiration, et, plus profondément, à la peur.

Oui : le loup attendrait la nuit pour passer à l’assaut. C’était ce que Diane se répétait, afin de s’octroyer, mentalement, un certain répit. En réalité, elle n’était sûre de rien. Car l’animal les avait déjà poursuivis, détectant leur vulnérabilité. Cette première fulgurance démontrait que le spécimen était un alpha, un chef de meute, qui n’hésiterait pas à attaquer de nouveau, au moindre signe de peur, de fatigue — ou à la moindre blessure. Diane observait Giovanni, qui tremblait de la tête aux pieds, et saisissait que le canis lupus campestris allait les suivre à travers la forêt comme un sillon d’évidence.


L’OURS : il ne voyait rien, ou presque, et son ouïe n’était pas exceptionnelle. Mais son sens olfactif était sans équivalent. La surface de la muqueuse par laquelle il captait les odeurs était cent fois plus grande que celle de l’homme. Le grizzli était capable de retrouver son chemin à plus de trois cents kilomètres, en se repérant seulement à l’odorat, ou encore de suivre une infime fragrance, portée par le vent, alors même qu’il nageait dans un torrent.

Mais le principal danger de l’ours venait d’ailleurs : tout simplement de sa force. Le grizzli était l’animal le plus puissant du monde. Capable de briser la colonne vertébrale d’un élan d’un coup de patte, ou de faire craquer les membres d’un caribou avec ses mâchoires, l’ours était l’ennemi à éviter entre tous. Une bête solitaire, si peu habituée aux comportements sociaux que sa gueule ne trahissait jamais son état d’esprit. Un animal puissant, cruel, implacable, habitué à régner sur son territoire, qui ne craignait aucun autre rival que ses propres congénères. Les femelles en savaient quelque chose. A chaque printemps elles devaient se battre contre leur mâle afin qu’il ne dévore pas leurs petits.


Giovanni écoutait le discours de Diane. Il était livide, comme broyé par la panique. Pourtant, au terme de ces explications, il n’eut qu’une seule question, un seul étonnement :

— Comment sais-tu tout ça ?

Diane avait la gorge sèche, le palais voilé de terre.

— Je suis éthologue. Les prédateurs constituent ma spécialité depuis douze années.

L’Italien la regardait toujours, les yeux fixes. Elle se pencha vers lui.

— Ecoute-moi bien, Giovanni. Il n’existe pas dix personnes au monde qui pourraient se sortir d’un tel merdier. Alors souris : parce que tu es avec une de ces dix personnes.

— Mais… et les Tsevens, ils… ne vont pas nous aider ?

— Personne ne nous aidera. Et surtout pas les Tsevens. C’est un combat sacré, tu comprends ? Dans cette clairière, il n’y a que deux parasites : nous. Et les animaux vont chercher en priorité à nous éliminer. Le temps de notre destruction, ils resteront alliés. Ensuite seulement, ils s’affronteront, dans l’espace purifié.

Elle ferma sa parka et se releva :

— Je dois trouver une rivière. Vérifier quelque chose.

La pente rejoignait, plus bas, un nouveau versant de la forêt. Ils se glissèrent jusqu’aux premiers taillis puis s’enfoncèrent parmi les arbres. Quelques minutes plus tard, ils atteignirent un torrent qui moussait d’écume blanche. Diane s’agenouilla. Dans les eaux vives, elle distinguait les flammes rose-argent des saumons. L’Italien demanda :

— Qu’est-ce que tu cherches ?

— Je dois connaître le sens de la migration des saumons.

— Pourquoi ?

— D’instinct, l’ours va remonter dans cette direction. Remonter là où les poissons foisonnent.

— Tu es sûre ?

— Non. Jamais personne ne peut prévoir la réaction d’un animal.

« Surtout avec ces bêtes, pensa Diane, d’une espèce si particulière. » Quelle était leur part d’instinct animal ? Leur part d’instinct humain ? Quelle était la résonance du chaman au sein même de la bête ? Elle chuchota, en se retournant :

— Giovanni, tu…

La stupeur lui trancha le cœur. L’homme était arc-bouté sur lui-même, le visage exsangue, le torse ruisselant de rouge. L’aigle l’enveloppait de ses ailes immenses. Ses serres enfoncées dans ses épaules, son bec crochetait déjà sa nuque avec voracité. Diane dégaina. L’Italien et l’oiseau pivotèrent. Une des ailes balaya sa main. Son arme vola à plusieurs mètres. Elle se précipita sur le 45. Quand elle visa de nouveau, l’homme chancelait au bord de l’eau, battant des bras. Elle chercha un axe de tir, puis hurla d’une manière absurde :

— Baisse les bras !

Giovanni tomba, tête en avant. L’oiseau ne le lâchait pas. Soudain, il arracha de son bec un lambeau de chair. La plaie s’ouvrit en un flux écarlate. Diane ne voyait plus que le dos du volatile. Impossible de tirer.

Elle plongea dans la lutte. Elle se glissa sous l’aile du rapace, se nicha sous ses plumes, parvenant à insérer son bras près du torse palpitant de la bête. Alors, elle retourna son poing armé et tira. L’oiseau se cambra. Giovanni hurla. Diane appuya une nouvelle fois sur la détente.

Tout s’arrêta. Le silence s’épancha. Les rémiges noires planèrent avec lenteur. Elle tira encore, deux fois, sentant sa main s’enfoncer dans la chaleur de la blessure. Enfin l’aigle s’affaissa, entraînant dans sa chute Diane et Giovanni. Les trois corps roulèrent jusqu’à l’extrémité de la berge. Lorsqu’elle entendit une des ailes s’abattre lourdement dans la rivière, Diane comprit que tout était fini.

L’œil rond du rapace la fixait. Une mire de mort au cœur d’une cible. Mais ses serres étaient toujours plantées dans le dos de l’Italien. L’oiseau commençait à être entraîné par le courant. Diane glissa son arme dans sa ceinture et s’appliqua à extraire les crochets de corne. Giovanni ne réagissait plus. Lorsqu’elle eut fini, elle découvrit que ces entailles étaient moins profondes qu’elle ne l’aurait cru. En revanche, la blessure à la nuque était mortelle. Le sang coulait à flots, en lentes pulsations. Diane était suffoquée de chagrin, de dégoût. Mais elle se redressa et tendit de nouveau ses muscles. Seul le combat devait occuper son esprit.

Une nouvelle urgence la préoccupait. L’odeur du sang, marque de faiblesse entre toutes, allait attirer le loup. Il fallait étouffer cette source. A vingt mètres en amont, elle aperçut une surface de bois, en rupture avec le relief de la rive. Elle réajusta ses lunettes et se dirigea vers la plaque sombre : c’était une cavité, longue de trois mètres, couverte par cinq madriers noirs.

Elle parvint à soulever l’une des poutres. La fosse possédait une profondeur d’environ un mètre. Elle était tapissée d’un treillis de branches serrées. Les pêcheurs du lac Blanc devaient sécher là-dedans leurs poissons. C’était un refuge parfait. Diane retourna près de l’Italien. Elle l’attrapa sous les aisselles et tira. Giovanni hurla. Les traits voilés de sueur, il se mit à psalmodier des litanies précipitées. Un bref instant elle crut qu’il priait, en latin. Elle se trompait : l’ethnologue gémissait seulement dans sa langue natale. Elle le traîna jusqu’à la cache en s’efforçant de ne pas entendre ses cris. Insensiblement, elle se forgeait elle-même un Umwelt. Un monde de perceptions, de réflexes appliqués à la situation immédiate, entièrement focalisés sur ce seul but : survivre.

Elle souleva un autre madrier, pénétra dans l’excavation puis attira le corps. Elle referma le toit au-dessus de leur tête. L’obscurité les enveloppa. Seuls, les interstices très étroits entre les poutres livraient quelque lumière. C’était l’endroit idéal pour attendre. Attendre quoi : Diane n’en savait rien. Du moins pouvait-elle ici concevoir une nouvelle stratégie. Elle s’allongea près de Giovanni, passa son bras sous sa nuque, puis le serra contre elle, comme elle aurait fait avec un enfant. De son autre main, elle lui caressa le visage, l’enlaça, le cajola — c’était la première fois qu’elle touchait volontairement la peau d’un homme. Et il n’y avait plus de place dans son cœur pour ses hantises ordinaires. Elle ne cessait de chuchoter à son oreille :

— Ça va aller, ça va aller…

Tout à coup, des pas légers résonnèrent au-dessus d’eux, entrecoupés d’un souffle haletant. L’alpha était là. Il marchait sur le bois, écrasant sa truffe le long des rainures, s’emplissant les muqueuses des effluves de sang.

Diane étreignit au plus près Giovanni. Elle ne cessait plus de lui parler en langage bébé, cherchant à couvrir les pas du loup, de plus en plus rapides, de plus en plus frénétiques. Il écorchait maintenant l’écorce à coups de griffes, à quelques centimètres de leur visage.

Soudain, elle aperçut, entre les madriers, sa gueule blanche et noire, tendue, attentive, avide. Elle discerna l’éclat de ses pupilles vertes. Giovanni balbutia : « C’est quoi ? » Diane continua à murmurer des petits mots gentils tout en réfléchissant à la résistance des poutres : combien de temps s’écoulerait-il avant que la bête ne se frayât un passage ? « C’est quoi ? » Les tremblements secouaient le corps de l’Italien. Elle le serra de toutes ses forces, engluée dans son sang. De l’autre main, elle attrapa son Glock.

Il était impossible de tirer. Les lattes de bois étaient trop épaisses pour que les balles les traversent. Les projectiles risquaient au contraire de ricocher et de leur trouer la peau. Un nouveau bruit retentit. Un raclement régulier, à l’autre bout de l’excavation. Diane tendit son regard. Le loup grattait la terre, cherchant à s’insinuer au fond du terrier. Dans quelques secondes, il serait là. Son corps souple se glisserait dans la trappe et ses crocs déchireraient leurs chairs.

Soudain, un trou de lumière éclaboussa la fosse. Les griffes de l’animal jaillirent, fourrageant avec frénésie. « Diane, qu’est-ce qui se passe ? » Giovanni tenta de relever la tête, mais elle le retint, d’une main sur le front. Un baiser, une caresse, puis elle groupa son corps et rampa jusqu’à l’extrémité de la cavité, là où le loup avançait toujours. Elle n’était plus qu’à cinquante centimètres de l’adversaire. Elle discernait ses pattes mouchetées de blanc, ses griffes qui creusaient, creusaient, creusaient. Elle respirait son odeur, prégnante, lourde, menaçante. Jamais une exhalaison ne lui avait paru plus éloignée de l’homme, plus étrangère à sa propre odeur.

A trente centimètres de la trouée, les coudes en appui, Diane noua ses poings sur le 45 et releva, des deux pouces, le chien de l’arme.

Deux mondes allaient s’affronter.

Umwelt contre Umwelt.

Le loup écartait les mottes, totalement à découvert, n’esquissant pas même un recul prudent. L’odeur du sang le rendait fou. Quand Diane vit poindre le museau croûté de terre, elle ferma les yeux et écrasa la détente. Elle sentit une giclée tiède. Elle rouvrit les paupières par réflexe et discerna, à contre-jour, la gueule écorchée. Elle visa un œil, détourna la tête et tira encore, sentant la douille rebondir sur son visage.

Elle s’attendait à recevoir un coup de griffes, une déchirure de crocs. Il ne se passa rien. De nouveau, elle risqua un regard. Les fumées des gaz se dissipaient. Dans l’axe de lumière, le corps se matérialisa, pattes postérieures tendues, comme dans un geste d’étirement. La bête était inerte. Décapitée.

Diane la repoussa, reboucha le trou, puis recula de nouveau jusqu’au visage de Giovanni. Elle l’embrassa, en lui soufflant : « On l’a eu, on l’a eu, on l’a eu… » Elle pleurait et riait à la fois, tout en éjectant le chargeur de la crosse, afin de compter les balles qui lui restaient. Elle répétait toujours : « On l’a eu, on l’a eu… » et songeait que, jusqu’ici, ce n’étaient pas vraiment ses connaissances en éthologie qui les avaient sauvés.

C’est alors que le soleil jaillit.

Tout apparut en bloc. Le ciel. La lumière. Le froid. Et les ombres obliques des madriers qui, un à un, étaient arrachés de leur position. Diane hurla, lâchant pistolet et chargeur. Mais ses cris n’étaient rien face aux rugissements de l’ours, dressé de toute sa hauteur au-dessus de la cavité, balayant les dernières poutres comme s’il s’agissait de simples allumettes. L’animal se voûta vers la fosse, tendit sa gueule noire et poussa un nouveau grognement, ébouriffant sa fourrure brun mordoré, creusant le vent de sa colère.

Diane et Giovanni se serraient à l’autre bout du trou. La bête se penchait toujours, fouettant l’air de ses griffes. Dos à la paroi, Giovanni parvint à se relever dans une cambrure. Elle lui jeta un regard sidéré. Il l’attrapa par le col et lui dit :

— Tire-toi. Tire-toi ! Pour moi, c’est foutu.

L’instant suivant il chancelait sur le treillis, en direction du monstre. Diane était effarée. Il lui fallut quelques secondes pour saisir que Giovanni, l’ethnologue débonnaire, le jeune homme au physique de sucre d’orge, se sacrifiait pour elle.

Elle le vit tituber face à l’animal alors qu’elle-même, les deux mains en appui, se hissait à la surface. Le temps qu’elle effectue ce geste, elle entendit un nouveau rugissement. Elle releva les yeux. A l’autre bout de l’excavation, la patte de l’ours propulsa l’homme à deux mètres de là. Recroquevillée sur le rebord de la fosse, Diane ne parvenait pas à fuir. D’un nouvel arc de fureur, le grizzli déchira le torse de sa victime. Elle vit, en images convulsives, le bouillon de sang jaillir des lèvres de son ami.

Et ce fut son tour de hurler : « NON ! »

Elle sauta de nouveau dans l’excavation, attrapa le Glock, enclencha le chargeur dans la crosse. L’ours dévorait le visage de l’Italien. Elle traversa la tranchée. Prit un dernier élan et s’appuya, des deux pieds joints, sur les mailles de bois pour rebondir au niveau de l’animal.

L’ours se redressa en tenant entre ses crocs le masque de chair. Elle s’agrippa à lui, de face, les deux jambes écartées, et se cramponna à sa nuque de la main gauche. De la droite, elle enfonça l’arme dans sa gueule, sentant le gouffre brûlant du palais mêlé aux lambeaux du faciès humain. Elle pressa la détente. Elle vit le sommet du crâne exploser en débris sanglants. Elle tira de nouveau. La cervelle éclaboussa le ciel. Elle tira, tira, tira et continua à appuyer sur la détente alors que son geste ne produisait rien d’autre que des déclics absorbés par les grognements du monstre. Et il lui sembla qu’elle tirait encore quand l’ours mort lui arracha le bras et l’entraîna dans sa chute jusqu’au plus profond de la rivière.

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