Pierre Souvestre et Marcel Allain


Le Voleur d’Or


FANTÔMAS 28

(1913 – Arthème Fayard)


BOUQUINS – ROBERT LAFFONT





I



Vers le drame

La clef tourna dans la serrure, il était six heures et demie du soir environ, Léon Drapier rentrait chez lui.

À peine avait-il franchi la porte faisant communiquer avec l’escalier l’appartement qu’il habitait rue de l’Université – un vaste appartement au troisième étage – que sa femme Eugénie apparut à l’extrémité de la galerie.

Elle avait passé la tête, de derrière une tenture, pour s’assurer que le bruit qu’elle avait entendu était bien produit par l’arrivée de son mari.

Lorsqu’elle se fut rendu compte qu’elle ne se trompait point, M me Drapier vint à la rencontre de son époux.

Elle lui demanda :

— Tu sais la nouvelle, Léon ?

M. Drapier qui, à ce moment, ôtait son pardessus et l’accrochait dans l’antichambre au-dessous de son chapeau, haussa les épaules et, considérant sa femme d’un air légèrement méprisant, répliqua :

— Comment veux-tu que je la connaisse ?… La nouvelle !… Quelle nouvelle ? D’ailleurs j’arrive à l’instant…

— Eh bien, fit Eugénie Drapier d’un air mystérieux, j’ai reçu une dépêche de tante Denise cet après-midi…

— Alors ? interrogea Drapier.

— Tante Denise est souffrante, poursuivit M me Drapier, elle reste à Poitiers, elle ne viendra que dans une huitaine de jours.

« Pauvre tante, j’espère qu’elle n’est pas gravement souffrante…

— C’est assommant ! gronda Léon Drapier.

— N’est-ce pas ? fit sa femme, tante Denise a constamment quelque chose…

— Oui, sans doute, déclara Léon Drapier, interrompant sa femme, et ce qui est assommant c’est que je sois revenu pour elle ; je t’avoue que si j’avais su qu’elle retardait son arrivée, je ne serais pas rentré dîner… Nous avons au cercle une réunion très intéressante…

Drapier regardait sa montre, il parut hésiter un instant.

— Ne t’en va pas ! demanda M me Drapier, j’aime autant que tu restes ce soir.

Son mari cependant paraissait ne point tenir compte de la demande de sa femme.

Mais il ne manifestait pas non plus l’intention de ressortir…

Il éprouvait, comme tous les hommes occupés lorsqu’ils rentrent chez eux, cette lassitude instinctive qui les fait hésiter à repartir lorsqu’ils ne s’y attendent pas, et qui fait que, finalement, ils se résolvent à rester chez eux en vertu de la loi du moindre effort.

M. Léon Drapier, toutefois, passait dans son cabinet de travail qui se trouvait attenant au vaste salon de réception.

Sa femme ne l’y suivit point.

Voyant que son mari ne manifestait plus l’intention de sortir, elle avait rebroussé chemin, elle était repartie vers le fond de la galerie, d’où elle était venue.

M. Léon Drapier ferma précautionneusement la porte de son cabinet de travail, abaissa sur le battant les lourdes portières destinées, semblait-il, à atténuer le bruit des conversations, puis il décrocha le récepteur de son appareil téléphonique et demanda une communication :

— Clichy 122.03 ?

À deux reprises différentes, M. Léon Drapier sollicitait de la téléphoniste cette communication, il ne parvenait pas à l’avoir.

— Clichy 122.03 ne répond pas ! déclarait l’employée.

Et M. Drapier, après avoir eu un instant l’idée de demander la surveillante, y renonça, car, au fond, cela ne l’étonnait pas outre mesure, que le numéro demandé ne répondit point.

— Je téléphonerai à nouveau ce soir après dîner, pensait-il. Dieu ! que cette histoire est assommante ! Je suis rentré dîner uniquement par politesse pour tante Denise, et voilà qu’elle ne vient pas… Ah ! si j’avais su, vraiment !… Eugénie aurait pu me faire prévenir au bureau. A-t-elle écrit au moins à tante Denise, pour lui exprimer tous ses regrets ?

M. Léon Drapier marchait vers la cheminée, appuyait sur un bouton de sonnette.

— Je vais le lui faire demander tout de suite.

Il attendit quelques instants.

M. Léon Drapier était allé s’asseoir devant son bureau ; personne ne vint.

Alors il haussa les épaules et murmura :

— Je suis sûr qu’elle n’a rien écrit du tout, je vais le faire, cela m’occupera en attendant l’heure du dîner !

Et M. Drapier, plongeant sa plume dans une encre violette aux reflets mordorés, commença une belle page d’écriture par ces mots :

Ma chère tante, votre dépêche, cet après-midi, nous a plongés dans la désolation

M. Léon Drapier noircissait quatre pages, au cours desquelles il avait multiplié les protestations de tendresse et les expressions de sympathie les plus touchantes.

Assurément, lorsque tante Denise recevrait cette lettre, elle en serait émue jusqu’aux larmes !

À vrai dire, si M. Léon Drapier, qui n’aimait pas écrire en temps ordinaire, s’était donné la peine de rédiger une lettre de quatre pages pour sa tante retenue à Poitiers par un simple malaise, c’est qu’il avait des raisons sérieuses pour cela !

La tante Denise était une vieille fille, susceptible de laisser un jour un gros héritage à sa nièce Eugénie et, par suite, à son mari Léon Drapier.

Le couple Drapier n’était pas dans le besoin, loin de là. M. Léon Drapier, qui frisait la cinquantaine, était un fonctionnaire de l’administration des finances, ayant déjà fait une belle carrière et appelé à un avenir plus beau encore.

À l’heure actuelle, il était directeur de l’hôtel des Monnaies à Paris, et on prévoyait, lorsqu’il quitterait ce poste, qu’il aurait soit une situation prépondérante au ministère, soit une des plus productives recettes des finances, de Paris ou des environs.

Officier de la Légion d’honneur, membre de plusieurs cercles élégants, très bien considéré dans les milieux politiques et gouvernementaux, M. Léon Drapier était ce qu’il est convenu d’appeler une « personnalité ». Il comptait dans le monde, à Paris, c’était quelqu’un.

M. Léon Drapier non seulement par sa situation avait une large aisance, mais encore il possédait une fortune personnelle. En outre, il n’avait point d’enfant… Mais à l’instar des gens riches, M. Drapier, comme sa femme d’ailleurs, était éminemment désireux de voir sans cesse augmenter sa fortune, et il eût été désespéré si jamais on lui avait dit que, peut-être, l’héritage de la tante Denise ne lui reviendrait pas.

En tout cas, il faisait l’impossible pour s’assurer les bonnes grâces de la vieille fille de Poitiers, qui, d’ailleurs, éprouvait tous les ans un réel plaisir à venir passer quelques mois de printemps chez ses neveux.

Ceux-ci occupaient, rue de l’Université, un fort bel appartement dans une de ces vieilles maisons qui remontent au siècle dernier et qui comportent non seulement des escaliers monumentaux, des salons de réception spacieux, mais encore des chambres confortables, et des étages hauts de plafond.

M. et M me Léon Drapier vivaient là, en bonne intelligence, en époux de Paris qui ont, l’un pour l’autre, une vieille sympathie basée, peut-être, plus sur l’habitude que sur une attirance spontanée, mais qui ne cherchent pas midi à quatorze heures et qui comprennent très bien qu’au bout de vingt ans de mariage monsieur lise son journal – lorsqu’il est en tête à tête avec sa femme – et que celle-ci s’adonne à la tapisserie – silencieusement absorbée – tandis que son mari fume son cigare en digérant !

Depuis longtemps d’ailleurs, ainsi qu’il convient chez les gens comme il faut et suffisamment riches pour avoir de la place dans leur appartement, M. et M me Léon Drapier faisaient chambre à part…

Sa lettre terminée, Léon Drapier parut s’étonner que son coup de sonnette n’ait point amené qui que ce fût.

Il retourna à la cheminée, appuya plus longtemps encore sur le bouton.

Puis il alla entrouvrir la porte donnant sur la galerie, prêta l’oreille quelques secondes et, n’entendant point de bruit de pas, revint une troisième fois sonner.

— Ah ça ! commença-t-il, mais c’est assommant ! La sonnette n’est pourtant pas démolie !

Par la porte qu’il venait d’entrouvrir et qui donnait sur la galerie, M. Drapier entendait, en effet, le tintement du grelot qu’il actionnait en établissant le courant électrique.

Soudain un bruit de pas précipités se perçut dans la galerie, et M me Drapier apparut :

— C’est toi qui sonnes, Léon ?

— Eh oui, c’est moi ! J’ai besoin qu’on m’apporte mon veston d’intérieur…

M me Drapier s’apprêtait à rebrousser chemin.

— Je m’en vais le dire à Firmain ! fit-elle.

Puis, changeant d’avis, elle revint sur ses pas, pénétrant dans le bureau de son mari, fermant la porte derrière elle :

— Au fait, Léon, déclara-t-elle, j’avais oublié de te prévenir : nous avons un nouveau valet de chambre. Je l’ai définitivement arrêté ce matin, après avoir vu ses certificats : ils sont excellents. Ce garçon est resté près de trois ans chez le consul du Mexique qui ne s’en est séparé que parce qu’il retournait dans son pays…

« Il a été aussi chez une baronne, dans le centre de la France, et tu sais que les baronnes, dans le centre de la France, ce sont toujours des gens très bien…

— Je ne dis pas le contraire, fit M. Drapier… Je ne vois d’ailleurs pas pourquoi les baronnes du centre de la France seraient mieux que celles de l’ouest ou du nord…

— C’est pourtant comme cela ! déclara péremptoirement M me Drapier. Donc Firmain est resté deux ans chez cette baronne, il n’en est parti que parce que la pauvre femme est morte. Il est à Paris depuis une huitaine de jours…

— Eh bien, interrompit M. Drapier, qu’il m’apporte ma veste.

— Je vais le lui dire, poursuivit M me Drapier qui ne bougeait pas…

Puis elle ajoutait, considérant son mari d’un air étrange :

— Tu le regarderas bien, n’est-ce pas, quand il viendra ? Tu l’observeras sans qu’il s’en doute, et tu me diras ton opinion ?

— Mon opinion, pourquoi ?

— Eh bien, fit M me Drapier, il me semble qu’un nouveau domestique à la maison cela doit t’intéresser, moi je t’avoue que je n’aime pas introduire des inconnus chez moi, et que c’est toujours avec une nouvelle appréhension que je prends des domestiques que je ne connais point…

— Mais puisqu’il a de bons certificats ?

— En as-tu jamais donné un mauvais ? interrogea M me Drapier, et pourtant, rappelle-toi, cette cuisinière que nous avons renvoyée parce qu’elle volait ! Les certificats, au fond, ça ne rime à rien ! On devrait se renseigner de vive voix…

— La baronne est morte ! observa Léon Drapier.

— Oui, soupira sa femme, et je ne puis pourtant pas m’en aller au Mexique interroger le consul !

— Bah ! fit M. Drapier, il ne faut tout de même pas s’affoler… Je t’en prie, Eugénie, envoie-moi ce… ce comment s’appelle-t-il ?…

— Firmain.

— Oui… envoie-moi Firmain, et qu’il m’apporte ma veste !

Brusquement, M me Drapier tournait les talons, elle ouvrit la porte du cabinet de son mari, qui communiquait avec l’antichambre, elle s’arrêta net sur le seuil, étouffant un cri de surprise.

— Ah ! j’ai eu peur !

— Qu’y a-t-il ? demanda M. Drapier.

Sa femme se retournait, comprimant, d’un geste machinal, son cœur qui battait un peu.

— C’est stupide, fit-elle, c’est Firmain qui passait justement au moment où j’ai ouvert la porte, je me suis presque heurtée à lui…

Se tournant vers le domestique, M me Drapier articula :

— Firmain, entrez ! Voici monsieur, vous aurez particulièrement à vous occuper de son service. Lorsque monsieur rentre, on lui donne sa veste d’intérieur, je vous indiquerai le placard dans lequel elle se trouve… Et puis il faut avoir soin, lorsque vient la nuit, de fermer les persiennes et, s’il fait froid, d’allumer du feu dans le cabinet de monsieur…

— Bien, madame ! déclara le domestique.

Firmain venait d’entrer dans le cabinet de M. Drapier, il demeurait respectueusement immobile devant ses patrons.

C’était M me Drapier qui parlait, Léon Drapier put examiner à loisir le domestique.

Tout d’abord, il ne prêtait qu’une attention distraite à la physionomie de cet homme, vêtu d’un gilet rayé jaune et noir, avec des manches de lustrine, et portant un grand tablier blanc.

Toutefois, au fur et à mesure qu’il l’observait, M. Drapier regardait les yeux du serviteur…

Ce n’étaient pas des yeux ordinaires. Firmain n’avait pas l’air, encore qu’il en eût les manières et l’apparence, d’un véritable valet de chambre !

Il paraissait plutôt un de ces valets de comédie, à la physionomie intelligente, aptes à la soudaine repartie, ayant sans cesse le mot pour rire, la réflexion juste, perpétuellement observateurs et souvent de bon conseil !

Il avait, comme ces héros du théâtre d’ailleurs, la classique chevelure rousse et la face à l’expression comique.

Mais, malgré tout, M. Drapier s’inquiétait en le considérant, car il avait toujours ces yeux, ces yeux bizarres, ces yeux au regard indéfinissable, qui malgré lui le troublaient…

M me Drapier, cependant, se disposait à indiquer au domestique où se trouvait le veston de son nouveau maître, mais Firmain l’interrompit :

— Madame n’a pas besoin de se déranger, je sais où sont toutes les affaires de monsieur !

Il s’éclipsait prestement, revenait quelques instants après avec le vêtement en question.

M me Drapier regarda l’heure au petit cartel qui ornait la cheminée du cabinet de travail de son mari.

— Sept heures et quart ! fit-elle ; il faut aller vous habiller, Firmain, et aujourd’hui la cuisinière mettra le couvert.

Mais Firmain interrompait :

— La cuisinière n’aura pas besoin de se déranger, madame, j’ai déjà mis le couvert… Puisque madame veut bien me le permettre, je vais m’habiller. Dans dix minutes je servirai monsieur et madame !

Encore une fois Firmain s’éclipsait, les deux époux se considérèrent quelques instants, sans rien dire.

— Eh bien ? fit Drapier, il m’a l’air très bien ce domestique.

Sa femme hochait la tête.

— Il est très bien… certainement ! Au début il ne me plaisait pas beaucoup malgré ses bons certificats, or voici que maintenant je me rends compte que c’est un garçon intelligent et que je vais m’y attacher. Nous en ferons quelque chose, j’en suis sûre, c’est si rare d’avoir de bons domestiques… Enfin, je suis heureuse qu’il te plaise.

Drapier protesta :

— Je n’ai pas dit ça du tout ! Et, tiens, c’est même tout le contraire ! Loin de me plaire, il me déplaît, ce garçon-là, avec son air d’être très à son aise ici, avec sa façon de tout connaître avant qu’on lui ait rien montré… Je suis certain que ce gaillard-là doit avoir de lui une opinion excellente et qu’il ne tardera pas à devenir insupportable !

— Enfin, protesta M me Drapier, tu ne vas pas le juger avant de l’avoir vu à l’œuvre. Si c’était toi qui t’occupais des domestiques…

— C’est bien, fit Drapier, on verra ! En attendant passons à table, veux-tu ?

Le quart d’heure s’était écoulé et, ponctuel comme un chronomètre, Firmain, le valet de chambre, s’était trouvé à point nommé dans la salle à manger pour annoncer : « Madame est servie ! » au moment précis où monsieur Drapier manifestait l’intention d’aller se mettre à table.

Même, encore une fois, M me Drapier avait poussé un cri de surprise, car elle ne s’attendait en aucune façon à ce que son domestique fût déjà là, au moment où elle passait du salon dans la salle à manger.

Le dîner était hâtivement expédié, encore qu’il fût servi selon un protocole rigoureux, nécessitant la présence du valet de chambre, dans la salle à manger, tandis que ses maîtres dînaient.

Enfin, vers huit heures et demie, M. et M me Drapier passaient dans le salon et dès lors, en prenant leur café, recommençaient à discuter sur les qualités et défauts du personnage qui, ce soir-là, captait leur attention, de ce nouveau domestique que l’on venait d’engager.

À la cuisine cependant, Caroline, la vieille cuisinière, avait attendu pendant dix minutes que le valet de chambre revînt de la salle à manger pour se mettre à dîner.

Elle ne le vit point venir, elle attendit encore quelques instants, puis, impatiente, ayant faim, désireuse également d’aller se coucher, elle suivit le couloir du service qui conduisait de la cuisine à la galerie et s’en vint à pas de loup dans cette dernière pour voir ce que devenait le domestique.

Elle l’aperçut l’oreille collée au trou de la serrure de la porte qui donnait sur le salon.

— Eh bien, grommela-t-elle, en voilà un qui n’est pas curieux, par exemple !

Et elle lui toucha du doigt l’épaule.

Firmain tressaillit. Voyant la cuisinière, il eut une expression farouche qui épouvanta la vieille femme.

— Il n’a pas l’air aimable, ce garçon ! pensa-t-elle. Puis c’est des drôles de manières que d’écouter aux portes. Enfin ça ne me regarde pas !

Au surplus Caroline connaissait mal Firmain et, bien qu’il y eût entre eux, une grande différence d’âge, elle ne pouvait guère lui faire d’observations.

— Je vous cherchais, disait-elle, c’est l’heure de manger, voulez-vous ?

Caroline repartait pour la cuisine, Firmain la suivit.

Installés l’un en face de l’autre, ils absorbèrent en silence du potage à peu près froid, tandis que la cuisinière s’en allait remettre sur le fourneau le plat de viande à moitié consommé par les maîtres et dont la sauce était figée.

En attendant qu’il fût réchauffé, les deux domestiques engagèrent la conversation.

— Alors, demanda Caroline, comme ça, vous venez de province ?

Le valet de chambre eut un air énigmatique, il considéra la vieille bonne, puis d’une voix légèrement grasse et éraillée, presque faubourienne, il répliqua :

— J’en arrive, en effet !

Caroline Continuait :

— Vous allez vous plaire à Paris… Il y a du mouvement, de l’entrain, quoique dans notre quartier ce soit bien tranquille. On n’est pas gêné par le tapage…

— Oui, reconnut Firmain, les murs sont épais dans les maisons…

Caroline avait toutefois un petit sourire ironique à l’adresse du valet de chambre.

— Les portes aussi ! Mais heureusement qu’il y a le trou des serrures, par lequel, en y collant son oreille, on peut entendre ce qui se passe à côté, hein ?…

Le domestique prit un air vexé.

— C’est pas des choses qu’il est nécessaire d’aller répéter aux patrons ! Quand j’écoute comme cela, de temps en temps, c’est par curiosité, c’est histoire de savoir ce qu’on pense de moi. Un homme averti en vaut deux !

— Vous n’avez pas tort, fit Caroline, après tout, moi, pour mon compte, je sais bien que ça me gênerait d’aller ainsi les espionner, mais chacun fait comme il veut !

Après un silence elle demanda :

— Ont-ils parlé de moi ?

— Non ! déclara Firmain, mais de moi. Ils sont épatés, que j’aie de bons certificats… Ça les embête que je m’appelle Firmain… Ils se demandent s’ils ne vont pas m’obliger à répondre au nom de Charles, et enfin il est question de m’acheter des vêtements neufs… Mais ça finira probablement par le rafistolage de ceux que portait le précédent valet de chambre.

Un coup de sonnette impérieux retentit, qui interrompit le dîner des serviteurs.

— Allez voir, fit la cuisinière, c’est pour vous, voyez le tableau : c’est le patron qui sonne !

Et elle concluait :

— Moi, j’ai bien assez de m’occuper du service de la femme de chambre qui est malade en ce moment !

Firmain, cependant, était allé prendre les ordres de ses maîtres. Il revint au bout d’un quart d’heure.

Le domestique avait l’air tout guilleret, il but d’un trait le café bouillant que la cuisinière avait préparé dans un verre, puis lui souhaita le bonsoir.

— Vous avez votre clé ? demanda Caroline. Vous savez où est votre chambre ?

— Mais oui ! s’écria Firmain. Je connais la tôle ! N’ayez pas peur !

— À quelle heure qu’on vous a dit de descendre ?

— Pour sept heures du matin.

— Eh bien, alors, bonsoir !

Le domestique cependant montait rapidement dans sa chambre, au septième.

Mais il ne s’y installait pas, et loin de se disposer à se coucher, s’il enlevait son gilet rayé jaune, c’était pour y substituer un gilet ordinaire, sur lequel il revêtait un veston.

Firmain se coiffa d’une casquette, puis, ayant allumé une cigarette, il descendit par l’escalier de service.

Il était environ dix heures du soir. Comme l’avait dit Caroline la cuisinière, le quartier était tranquille.

Quelques rares voitures passaient… La plupart des lumières aux fenêtres étaient éteintes, et s’il y avait quelques personnes sur le trottoir, c’était surtout des domestiques, des collègues de Firmain qui promenaient des chiens ou alors venaient à des rendez-vous d’amour !

Par les soupiraux des cuisines, placées au sous-sol, des colloques s’engageaient entre des gentilles femmes de chambre et des mécaniciens, ou alors parfois c’était la cuisinière qui, furtivement sortie, venait conférer à voix basse avec le maître d’hôtel d’un immeuble voisin…

Firmain descendit la rue de l’Université, puis, par le boulevard Saint-Germain, gagna les quais.

Il affectait une démarche nonchalante, toutefois il semblait vouloir avancer assez vite. Étant arrivé à l’entrée du pont de la Concorde, il obliqua brusquement sur la droite, longea la berge de la Seine, assez élevée à cet endroit au-dessus du niveau du fleuve, puis, par un petit escalier métallique, descendit au bord de l’eau.

Il faisait très sombre, à cet endroit. Mais Firmain paraissait connaître à merveille cette berge de la Seine cependant encombrée de matériaux, de grosses pierres et de cahutes en planches réservées aux agents de la navigation.

Il alla se dissimuler derrière l’une d’elles et attendit en fumant une cigarette.

Pour un garçon qui arrivait de province, Firmain semblait bien au courant des détails de Paris !

Sur le quai au-dessus de lui passaient à intervalles irréguliers des tramways électriques. On entendait le bruit de leurs timbres aigus retentir dans le silence de la nuit…

Or, à un moment donné, Firmain, qui prêtait l’oreille, laissa échapper une exclamation.

— Ça y est, voilà la roulante de Rosny-sous-Bois !

Il avait reconnu – au coup de timbre – le tramway venant de cette localité.

Dès lors il sortit de derrière sa cachette, revint dans la direction de l’escalier métallique qui accédait à la berge.

Puis il attendit un homme qui précisément à ce moment le descendait et, lorsque ce personnage fut arrivé à quelques pas de lui, Firmain, touchant du doigt sa casquette, articula ces simples mots :

— Salaud ! salut !

Le nouveau venu rétorquait alors :

— Salut ! salaud !

Et après cet échange de propos qui, évidemment, constituait un signal et un moyen de se reconnaître, les deux hommes s’écartèrent de l’escalier et descendirent le long du quai, fort étroit, jusqu’au bord de la Seine.

Le personnage qui était venu rejoindre Firmain était un solide gaillard aux épaules carrées. Son visage paraissait rasé, il était toutefois difficile d’en apercevoir les traits, car le col de son manteau était relevé jusqu’au dessus de ses oreilles et son chapeau mou à large bord abaissé sur ses yeux.

— Alors, interrogea-t-il à brûle-pourpoint, m’as-tu fait le plan de la tôle ?

Pour toute réponse Firmain sortait de sa poche un papier sur lequel figurait, dessinée à la hâte, mais avec exactitude, la répartition exacte d’un appartement, avec de gros traits bleus figurant les portes et les fenêtres.

À la lueur d’un bec de gaz, placé au-dessus d’eux sur le quai, les deux hommes examinèrent ce plan.

L’homme au visage dissimulé demanda à Firmain :

— Où c’est que pieute la patronne ?

— Dans la carrée au fond du couloir…

— Et le singe ?

— Dans la tôle à côté du bureau !

— T’as les clés ?

— Probable ! Ne suis-je pas le domestique ? Alors, par conséquent, j’ai la confiance !

L’homme au visage dissimulé hocha la tête. Pendant quelques instants il demeura silencieux, puis il proféra :

— Eh bien, mon vieux, dès lors, on n’a plus rien à se dire. Ah ! si ! tout de même… Donne-moi une de tes clés… celle de l’escalier principal… et tu garderas celle de l’escalier de service, c’est plus naturel !

— Mais, interrogea Firmain, en hésitant, pour quand c’est-y ? Pour ce soir ou plus tard ?

L’homme rétorqua :

— T’occupe pas, tiens-toi prêt… Le plus tôt sera le mieux !

Les deux hommes alors se séparaient et, tandis que Firmain revenait rue de l’Université, son interlocuteur, pour n’avoir point l’air de le suivre, regagnait le pont de la Concorde et regardait attentivement couler l’eau noire dans la nuit…


À peu près à la même heure, Léon Drapier téléphonait.

Sans doute avait-il obtenu la communication qu’il avait demandée avant le dîner et qui paraissait tant lui tenir à cœur, car il souriait désormais, faisait des grâces devant l’appareil.

Lorsqu’il eut raccroché le récepteur, son visage était rayonnant.

Puis, soudain, ses traits s’assombrirent :

— Ah ! sapristi ! fit-il, j’ai oublié de donner des instructions à ce nouveau domestique au sujet de… précisément…

M. Léon Drapier se promena de long en large dans son cabinet.

— C’est embêtant, songeait-il, je n’aime pas quand c’est ma femme qui engage un valet de chambre… Il est évident que celui-ci me paraît fort bien… beaucoup trop bien, peut-être… Qu’est-ce qui lui a pris, à Eugénie, d’engager ce garçon-là ?… J’ai essayé de lui faire peur en lui disant que cet homme avait un mauvais regard, elle qui est si peureuse à l’ordinaire n’a pas eu l’air de s’en émotionner.

Léon Drapier, qui venait d’ouvrir un tiroir, paraissait de plus en plus soucieux.

— Il n’y a pas à dire… quelqu’un a fouillé dans mon bureau. Ce désordre n’existait pas hier. Est-ce que, par hasard, Eugénie se douterait de quelque chose ? Non ! pourtant, c’est impossible ! Et cependant…

Léon Drapier se promenait encore, il avait l’air de plus en plus agacé.

— Ça c’est vu… ça c’est vu, ces choses-là… J’ai une femme qui est capable de faire un coup pareil… et puis pour se renseigner, savoir ce qu’elle veut savoir, elle n’hésiterait pas à aller jusqu’à introduire un espion chez moi… Oh ! si jamais cela était, par exemple !… Je me montrerais tel que je suis ! Et c’est extraordinaire… J’en ai le pressentiment. Ce Firmain n’a pas une tête de domestique… Mais là, pas le moins du monde… Si c’était un espion ? un agent de police ? un mouchard ?…





II



Un mensonge grave…

Eugénie Drapier s’était couchée, ce soir-là, un peu plus tard qu’à l’ordinaire.

Minuit avait sonné depuis vingt minutes environ lorsqu’elle se mettait au lit. Non seulement en bonne maîtres se de maison elle avait été surveiller les rangements effectués par son nouveau domestique, s’assurer que l’argenterie était au complet, mais encore Eugénie Drapier avait cru bon, une fois le personnel parti, de veiller plus minutieusement encore qu’à l’ordinaire à toutes les fermetures de la maison.

Elle avait vérifié les persiennes, les verrous de la cuisine, comme ceux de la porte d’entrée.

Sachant son mari dans son cabinet de travail et certaine qu’il ne viendrait pas se moquer d’elle, l’épouse du haut fonctionnaire n’avait pas dédaigné de s’agenouiller dans la salle à manger et dans le salon pour regarder sous les meubles afin de s’assurer qu’ils ne dissimulaient personne de caché !

Le balcon et les grands rideaux, que l’on tirait sur les fenêtres du salon, avaient été l’objet également d’une visite minutieuse et spéciale.

C’était là, en effet, dans l’esprit de M me Drapier, que se cacheraient assurément les cambrioleurs… si d’aventure ceux-ci s’avisaient de venir dévaliser l’appartement !

Cette visite derrière les rideaux, Eugénie Drapier la faisait régulièrement chaque soir, et ce n’était jamais sans une certaine appréhension qu’elle s’approchait de ces redoutables tentures qui, la nuit venue, lui faisaient l’effet de repaires de bandits, car elle les attendait en somme chaque soir, ces fameux cambrioleurs ; elle n’aurait pas été étonnée de découvrir un homme dissimulé dans l’embrasure de ses fenêtres ou caché sous un meuble ; elle pressentait dans son for intérieur qu’infailliblement cela se produirait un jour… de même qu’il y a des gens qui se considèrent comme certains de mourir écrasés, ou de périr en mer !

Ce soir-là, l’émotion de M me Drapier était plus grande qu’à l’ordinaire, car il y avait un nouveau venu dans la maison…

En réalité, bien qu’elle s’accusât souvent de pusillanimité, M me Drapier se convainquit que rien n’était dangereux comme d’introduire du jour au lendemain, sous prétexte qu’il était « domestique », un inconnu dans sa maison.

Et puis enfin, son mari n’avait-il pas remarqué, comme elle d’ailleurs, les yeux de cet homme, son regard intelligent, mystérieux, inquisiteur, regard qui n’était pas celui d’un valet de chambre ordinaire ?

L’appartement était grand, il paraissait immense ce soir-là à M me Drapier.

D’autant plus que sa chambre et son cabinet de toilette se trouvaient tout à l’opposé de la chambre de son mari, laquelle était voisine du cabinet de travail.

Il fallait, pour aller de chez M me Drapier à la chambre de M. Drapier, traverser le grand salon, le petit salon, le fumoir et la salle à manger, ou alors suivre cette interminable galerie sur laquelle s’ouvraient toutes ces pièces.

Revenue enfin dans son cabinet de toilette, après avoir depuis longtemps souhaité le bonsoir à son époux, M me Drapier, qui se sentait un peu fatiguée, se mit en devoir de se dévêtir.

Elle alluma toutes les ampoules électriques, fit beaucoup de lumière pour avoir moins peur ; puis, machinalement, par habitude, et parce qu’elle faisait cela depuis vingt ans, elle se mit, non sans ennui, à couvrir son visage, sa poitrine, ses mains et ses bras de pâtes et d’onguents destinés, lui assurait la marchande, à donner à sa peau l’éclat et le velouté d’une peau de vingt ans !

Hélas ! malgré tous les artifices, la peau de M me Drapier avait bien près de cinquante ans et tous les onguents étaient inutiles…

Ayant orné sa chevelure d’une quantité incommensurable de bigoudis, M me Drapier finit par aller se coucher.

Elle voulut lire un journal, elle n’y trouva que des histoires de crimes ; elle le rejeta dans la ruelle de son lit et, ayant mis sa lampe en veilleuse, chercha à s’endormir.

Elle y parvint aisément.

M me Drapier dormait d’un sommeil lourd et profond, lorsque brusquement elle sursauta dans son lit.

Sa gorge se serra, ses paupières battirent, elle sentit sur son front et ses mains courir les frissons précurseurs d’une transpiration déterminée par l’inquiétude.

Puis elle prêta l’oreille, doutant de ce qu’elle avait cru entendre alors que peut-être elle dormait encore.

M me Drapier avait l’impression qu’on avait marché dans la galerie de l’appartement.

Sous les tapis épais, le plancher avait craqué, puis ç’avait été le bruit d’une porte qui s’ouvre et se referme lentement.

— Mon Dieu ! balbutia M me Drapier qui se signa, est-ce possible ? Il y a quelqu’un dans l’appartement !

Chose extraordinaire, à ce moment précis elle avait moins peur qu’elle se l’imaginait…

Il lui semblait qu’une chose nécessaire, indispensable, attendue quoique redoutée, se produisait enfin.

Il y avait si longtemps qu’elle avait cette émotion d’avoir peur, qu’elle en éprouvait presque une satisfaction !

Mais cette tranquillité d’esprit ne durait point.

Tout d’abord, après avoir entendu ces bruits, M me Drapier douta qu’ils se fussent produits.

— J’ai rêvé ! dit-elle.

Elle alluma sa lampe électrique, qui projeta une lumière étincelante dans la chambre à coucher.

M me Drapier vit l’heure à la petite pendule qui se trouvait sur une console voisine : il était cinq heures du matin.

Elle écouta encore, aucun bruit ne se faisait entendre.

— Certainement, j’ai rêvé ! se dit-elle.

Et après avoir songé à sonner, à crier au secours, elle décidait de n’en rien faire.

Le sommeil la gagnait, elle éprouvait une immense lassitude d’être réveillée si tôt, elle s’étendit dans son lit, appréciant la volupté des couvertures tièdes, lorsqu’elle sursauta encore.

Cette fois, il n’y avait pas de doute, elle avait entendu quelque chose de net, de précis et d’horrible.

Un bruit sourd, soudain, un bruit inimitable qui ne ressemblait aucunement au bruit singulier de l’appartement pendant la nuit, le bruit de quelque chose qui tombe sur le sol, le bruit d’un corps peut-être qui s’écroule…

Sérieusement alarmée, cette fois, pendant dix minutes M me Drapier demeura immobile, aux aguets.

Elle n’entendait plus rien ; c’était le silence absolu, mais elle était certaine qu’il s’était passé quelque chose, et instinctivement son doigt chercha le bouton de la sonnette.

Tout d’un coup M me Drapier esquissa une moue de dépit.

— Mon Dieu, fit-elle, j’oublie que je n’ai pas de femme de chambre dans l’appartement !

Berthe, sa domestique, était en effet malade, absente depuis quelques jours ; la cuisinière était au septième ainsi que le valet de chambre…

— Il faut que j’aille voir ! que je réveille mon mari ! que je sache ! songea M me Drapier.

Faisant effort sur elle-même, elle s’arracha de son lit, passa une robe de chambre, chaussa des mules et, retenant sa respiration, réprimant les battements de son cœur, elle entrebâilla doucement la porte de sa chambre.

Cette porte donnait sur le salon, un trou noir, le commutateur l’éclairant était éloigné… M me Drapier n’osa s’avancer dans l’obscurité.

Elle revint sur ses pas et sortit par l’autre porte, celle qui donnait sur la galerie.

Elle pouvait illuminer cette dernière avant de s’y engager, elle le fit.

Les plafonniers lumineux étincelèrent, M me Drapier jeta un coup d’œil inquiet dans le vaste couloir où rien ne semblait anormal.

Elle s’avança lentement, glissant sur les tapis épais, regardant autour d’elle, avec des yeux écarquillés.

Par moments, elle s’arrêtait, écoutait, elle n’entendait rien… puis reprenait sa marche.

Arrivée devant la porte de la chambre de son mari, elle appuya son oreille tout d’abord contre le panneau, dans l’espoir d’entendre quelques bruits à l’intérieur de la pièce.

Quelquefois son mari ronflait, mais cette fois-là le silence le plus absolu régnait.

D’une voix timide, étranglée par l’émotion, M me Drapier appela :

— Léon !…

Elle répéta deux fois, trois fois, haussant la voix :

— Léon, c’est moi ! Eugénie !

Mais son mari devait dormir bien profondément, car aucune réponse ne lui parvenait.

Certes, M me Drapier savait que son mari, qui n’était guère tendre pour elle, allait la recevoir fort mal et lui faire de sévères observations si elle le réveillait inutilement, néanmoins elle avait tellement d’émotion, elle était si certaine d’avoir entendu quelque chose, qu’elle résolut de passer outre et d’affronter la colère maritale.

Elle tourna le bouton de la porte, entra dans la chambre, alluma l’électricité, et demeura stupéfaite.

La pièce était vide, la couverture prête, mais le lit pas défait.

M me Drapier était si étonnée qu’elle ne trouva rien à penser au premier abord.

Comment ! son mari n’était pas là ?…

Il lui semblait pourtant qu’il ne devait pas sortir !

— J’ai mal compris sans doute, pensa la malheureuse femme ; il a dû me dire hier soir qu’il allait au cercle comme cela lui arrive quelquefois, mais il prétend qu’il est toujours rentré à minuit… Peut-être a-t-il été retenu, je crois qu’il y avait une soirée de gala…

Brusquement M me Drapier devint livide.

— Mais alors, pensa-t-elle, je suis seule dans l’appartement !

Elle n’osait plus faire un pas, avancer, ni reculer.

Elle écoutait encore, et désormais c’était le silence absolu. Même du dehors on ne percevait aucun bruit.

À un moment donné, cependant, le tintamarre d’une charrette de laitier qui passait dans la rue la rassura.

Elle eut l’impression que Paris s’éveillait, elle se sentit moins seule, moins isolée, elle reprenait un peu courage.

Certes, pour rien au monde elle ne serait allée dans les pièces obscures et encombrées de meubles voir s’il s’était passé quelque chose, à aucun prix elle ne se serait aventurée derrière les rideaux du salon ou sur le balcon…

Son mari était sorti… Elle voyait désormais que son manteau, que son chapeau n’étaient point là ; il n’était pas encore rentré… Qu’est-ce que cela signifiait ?

La fraîcheur de la nuit la fit frissonner, elle pensa :

— Je vais m’enrhumer.

Elle mit frileusement son peignoir sur sa gorge, puis rebroussa chemin.

En bonne ménagère qu’elle était, elle éteignit la lumière allumée dans la chambre de son mari, puis avec une raideur d’automate, sans tourner la tête, elle suivit la galerie jusqu’à sa chambre.

Instinctivement, elle s’enfermait alors à double tour dans celle-ci, constatait avec joie que vingt minutes s’étaient écoulées, lorsque, tout d’un coup, son cœur s’arrêta de battre, son sang se figea dans ses veines.

Cette fois, elle était bien sûre de ne pas se tromper ! Elle était parfaitement éveillée, car elle venait d’entendre, de la façon la plus nette, quelqu’un marcher dans la galerie !

Ce quelqu’un ne dissimulait point le bruit de ses pas, il avait presque couru, sans souci du bruit qu’il faisait.

M me Drapier écarta les bras, battit l’air de ses mains tremblantes, puis elle tomba à la renverse, au pied de son lit, perdant connaissance…

Lorsqu’elle ouvrit les yeux, il faisait grand jour.

M me Drapier éprouvait un violent mal de tête, et, presque sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, à demi assoupie, elle alla se jeter sur son lit, éprouvant de violentes courbatures aux jambes et aux reins.

Elle eut l’impression qu’elle s’endormait comme une masse, puis elle ouvrit les yeux, s’imaginant s’être reposée une nuit entière, alors qu’elle avait dormi cinq minutes seulement.

Au fur et à mesure qu’elle s’éveillait pour de bon, M me Drapier sentit revenir à son esprit le souvenir de ce qui s’était passé à cinq heures du matin.

Elle ne savait plus très bien ce qu’il y avait de faux et de vrai dans la promenade qu’elle était allée faire à travers l’appartement.

Était-ce exact qu’elle s’était levée, qu’elle était allée chercher son mari qui ne se trouvait pas dans sa chambre ?

Ou alors avait-elle simplement rêvé les pénibles moments d’un atroce cauchemar ?

Cette fois, M me Drapier sonna.

Au bout de quelques instants, on frappa à sa porte.

— Entrez, dit-elle sans bouger de son lit.

Mais la voix de Caroline la cuisinière retentit.

— Mais je ne peux pas entrer ! Madame s’est enfermée !

À ces mots, la mémoire lui revint…

Elle n’avait pas l’habitude de s’enfermer à clé, elle se souvenait désormais parfaitement avoir donné deux tours de clé lorsqu’elle était revenue du fond de la galerie.

Elle n’avait donc pas rêvé, mais vécu cette heure tragique…

Mais alors, s’il était exact qu’elle s’était levée, les bruits qu’elle avait entendus étaient véritables ?

M me Drapier quitta son lit en hâte, alla ouvrir à la cuisinière.

Celle-ci entrait, tirait les rideaux. Lorsque la lumière du jour pénétra dans la pièce, Caroline poussa un cri d’épouvante.

— Mon Dieu, fit-elle, qu’est-il donc arrivé à madame ?

Et avant qu’Eugénie Drapier ait eu le temps de répondre, la cuisinière poursuivit, exprimant naïvement sa pensée :

— Madame a l’air d’avoir vieilli de dix ans dans la nuit !

Peu importait à Eugénie Drapier ce commentaire.

Elle interrogea :

— Ne s’est-il rien passé ? N’avez-vous rien remarqué d’anormal dans l’appartement ?

— Non, fit la cuisinière interloquée, d’ailleurs j’arrivais à l’instant dans la cuisine, lorsque madame m’a sonnée.

Eugénie Drapier se leva.

— Venez avec moi ! venez voir !…

Désormais les deux femmes, se suivant l’une l’autre, visitaient le salon, le fumoir, la salle à manger, M me Drapier évitait exprès de pénétrer dans la chambre de son mari avec la cuisinière, elle ne voulait pas que celle-ci s’aperçût que M. Drapier avait découché.

M me Drapier renvoya Caroline à la cuisine.

— Où est Firmain ? demanda-t-elle.

— Pas encore descendu, madame !

— Quelle heure est-il donc ?

— Sept heures, sept heures dix, peut-être.

— Allez le chercher !

Caroline s’exécutait.

M me Drapier pénétra alors chez son mari. L’ordre régnait toujours dans la pièce, le lit était intact, par dignité M me Drapier donna quelques coups de poing dans l’oreiller, ramena les couvertures, jeta la chemise de nuit de son mari sur le dos d’un fauteuil puis, entendant revenir Caroline, elle regagna la galerie.

— Eh bien ? demanda-t-elle.

— Eh bien, fit la cuisinière, je reviens du septième, j’ai appelé Firmain dans le couloir, il n’a pas répondu ! Il est vrai que je ne sais pas très bien où est sa chambre, madame sait que je ne fréquente pas beaucoup les autres domestiques et que je connais juste le chemin pour gagner ma mansarde, ce que je fais toujours sans m’occuper des autres !

— C’est curieux ! pensa M me Drapier, que ce domestique ne soit pas en bas, à sept heures et quart… Je lui avais pourtant bien dit hier, de commencer ses appartements à sept heures précises !

Tout d’un coup elle poussa un cri rauque, elle manqua défaillir, la cuisinière la retint.

— Qu’avez-vous, madame ?

Mais Eugénie Drapier ne répondit point. Une affreuse pensée venait de traverser son esprit, elle éprouvait un effroyable remords de ne l’avoir point eue au préalable !

Comment, par suite de sa peur stupide, elle n’était pas allée au fond des choses, elle avait évité de se rendre compte… de savoir ce qui s’était passé… or, voici que tout d’un coup, lumineusement, elle entrevoyait un drame épouvantable !

Son mari n’était pas là, pas rentré ! Hélas, peut-être n’était-il même pas sorti !

Quant à ce Firmain qui avait disparu, cet homme qu’elle ne connaissait pas, malgré ses bons certificats, qui pouvait être un malfaiteur, c’était lui certainement qu’elle avait entendu sortir dans la nuit, courir dans la galerie !

Mais qu’avait-il fait ?

Eugénie Drapier se souvenait alors que, la veille, elle avait quitté son mari dans le cabinet de travail.

— Je n’ai pas encore visité cette pièce ! mon Dieu ! mon Dieu ! balbutia la malheureuse femme, mon Dieu, si Léon avait été assassiné par cet homme ?…

Elle ne pouvait en dire plus.

Titubante, s’appuyant au mur et sur l’épaule de la cuisinière qui ne comprenait rien à ses angoisses, elle se traîna jusqu’à la porte du cabinet de travail.

Elle voulut l’ouvrir : ce fut en vain.

La porte était fermée à clé.

— Léon ! hurla M me Drapier, es-tu là ? Réponds-moi !…

— Monsieur n’est donc pas avec madame ? interrogea la cuisinière.

— Non, Caroline ! non !…

Avec une rage désespérée elle secouait le bouton de la porte qui résistait. Caroline eut une idée.

— Par la chambre de monsieur, on peut entrer dans le cabinet de monsieur…

Caroline mettait son projet à exécution, mais lorsqu’une fois dans la chambre de M. Drapier elle essaya d’entrer dans le cabinet de travail, la cuisinière se heurta également à une porte fermée à clé.

Quant aux clés, elles avaient disparu.

Caroline commençait à s’inquiéter.

Lorsqu’elle revint dans la galerie, la vue de sa maîtresse ne lui parut point faite pour la rassurer.

M me Drapier était tombée à genoux sur le tapis, elle sanglotait, balbutiait ses craintes.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Peut-être est-il là ! assassiné ! mort !… Oh ! oui ! C’est sûr ! C’est certain ! J’ai entendu du bruit ! Cette nuit, Caroline, les parquets ont craqué ! Puis il m’a semblé que quelque chose de lourd tombait, un corps qui s’écroule, puis ce fut ensuite un bruit de pas précipités dans la galerie. Au secours !… au secours !… Et cette porte que je ne peux pas ouvrir, ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Cependant Caroline avait ouvert la fenêtre de la galerie donnant sur la cour, aux fenêtres des appartements voisins apparaissaient de nombreux domestiques qui secouaient leurs tapis ou simplement conversaient agréablement d’une fenêtre à l’autre.

La cuisinière fit des gestes désespérés qui en l’espace de quelques instants déterminèrent l’alarme dans l’immeuble. Cinq minutes après on sonnait à la porte de l’escalier de service, Caroline fut ouvrir, c’était le concierge accompagné de quelques domestiques de la maison.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je ne sais pas ! fit Caroline, un accident ! un crime peut-être ?

— Ah ! mon Dieu, balbutia le concierge qui reculait instinctivement.

La cuisinière autoritairement le prit par le bras.

— S’agit pas de vous en aller ! fit-elle, venez causer à madame !

Pendant le trajet, Caroline racontait tant bien que mal au concierge ce qu’elle avait cru comprendre ; des domestiques suivaient, intéressés, curieux ; ils arrivèrent jusqu’à M me Drapier qui demeurait anéantie devant la porte du cabinet de travail.

— Enfoncez cette porte ! cria-t-elle.

Le concierge hésitait.

— Vaudrait mieux, suggéra quelqu’un, prévenir la police… s’il y avait un crime ?

M me Drapier sursauta.

— Un crime ? qui vous a dit qu’il y a eu un crime ?

— Je ne sais pas, madame, fit le concierge, mais tout de même si cette porte est fermée et qu’elle ne devrait pas l’être ?

En l’espace de quelques secondes, la nouvelle d’un mystère se répandait dans la maison.

On ouvrit la porte qui donnait sur le grand escalier et était toute voisine. Un locataire, M. Marquiset, employé dans une compagnie de chemin de fer, descendait à ce moment ; il se renseigna, parut atterré.

— Cette pauvre M me Drapier ! fit-il.

Puis, apercevant son propre valet de chambre, dans la galerie où se trouvaient d’autres domestiques, il l’appela.

— Jules, au lieu de rester à faire le curieux, courez donc jusqu’au commissariat de police. Il est presque en face… et ramenez deux agents, on ne sait pas ce qui est arrivé !

M me Drapier s’épouvantait de voir la foule peu à peu envahir son appartement.

— S’il ne s’est rien passé, songeait-elle, qu’est-ce que va dire mon mari lorsqu’il saura que j’ai ameuté toute la maison ?

Mais malgré cette crainte, la présence de tous ces gens la rassura.

M. Marquiset, discrètement, ne s’était pas montré à M me Drapier, qui certainement serait très confuse de se trouver en tête à tête avec ce voisin qu’elle connaissait, avec la femme duquel elle était en relations, dans cette tenue matinale que les femmes d’un certain âge aiment peu à révéler.

Mais, tout d’un coup, les conversations qui s’étaient engagées dans la galerie cessèrent.

Des pas lourds avaient retenti dans l’escalier, on vit apparaître les uniformes de deux sergents de ville derrière lesquels marchait un monsieur à l’allure de sous-officier, en civil, le visage barré par une forte moustache et qui portait à la boutonnière un ruban tricolore.

Ce personnage pénétra dans l’appartement.

— M me Drapier ? demanda-t-il.

Puis, ayant deviné la malheureuse femme, il se découvrit, déclara :

— On vient de me faire chercher, madame, je suis le commissaire de police. Qu’est-il donc arrivé ?

M me Drapier considéra le nouveau venu d’un air épouvanté.

— Mon Dieu ! Quel scandale ! pensa-t-elle, le commissaire de police ici !

Elle apercevait les sergents de ville :

— Et des agents !… des agents chez moi !…

Mais le commissaire insistait.

Déjà, en homme expérimenté, habitué à ces sortes d’affaires, il avait compris aux trois ou quatre paroles prononcées à voix basse autour de lui qu’il s’agissait d’une porte fermée à clé, de bruits suspects entendus dans la nuit, il demanda :

— M. Drapier n’est pas là ?

M me Drapier ne répondait pas, elle n’avait pas entendu, mais M. Marquiset s’approchait du commissaire.

— N’insistez pas ! souffla-t-il à son oreille, c’est justement à son sujet que l’on craint !

Et du regard il désignait la porte fermée du cabinet de travail.

— Oh ! oh ! fit le magistrat ; si M. Drapier a disparu, c’est grave !

Il faisait signe aux deux agents.

— Ouvrez cette porte !

L’un des sergents de ville l’ayant essayée ne put y parvenir : le magistrat alors ordonna :

— Enfoncez !

Les deux agents, se faisant un tampon de l’épaule de leur pèlerine, enfoncèrent la porte et pénétrèrent dans la pièce, suivis du commissaire.

Les battants avaient craqué sinistrement, la foule qui grossissait sans cesse dans la galerie voulut pénétrer derrière le magistrat.

Celui-ci s’y opposa :

— Que personne n’avance ! dit-il, je veux être ici seul avec les agents !

Avisant M. Marquiset, le commissaire de police demanda :

— Voulez-vous êtes assez aimable, monsieur, pour vous mettre sur le seuil de cette porte, pour empêcher de passer ?

Le magistrat s’était bien adressé en sollicitant de M. Marquiset ce service.

M. Marquiset était, en effet, dans cette foule de domestiques, le seul maître ; il était bien certain que nul, malgré sa curiosité, n’oserait passer outre.

Un des agents était allé ouvrir les rideaux du cabinet de travail. Lorsque la lumière se fit dans la pièce, le commissaire ne proféra pas de cri, mais il tordit nerveusement sa moustache et grommela :

— Oh ! oh ! C’est grave !

Quant à M. Marquiset, qui avait regardé dans la pièce, lui qui n’avait pas l’habitude devint blême et poussa une exclamation.

— Un assassinat !

Le magistrat cependant venait de se précipiter vers un angle du cabinet de travail où se trouvait le corps d’un homme étendu, baignant dans une marre de sang.

Un poignard gisait à terre à côté, la lame était toute rouge, le malheureux avait été frappé à la gorge, et il était vraisemblablement tombé raide mort entre le bureau et la cheminée.

C’était en vain, désormais, que M. Marquiset empêchait les gens d’entrer, ceux-ci se ruaient, forçaient la consigne… Les deux agents durent intervenir, cependant que le commissaire de police inventoriait immédiatement la pièce, afin de relever un détail quelconque, qui pût lui donner le secret de ce qui s’était passé…

Caroline toutefois, bénéficiant des droits que lui conférait sa qualité de domestique de la maison, voulut entrer dans le cabinet de travail.

M me Drapier, s’accrochant à elle, fit quelques pas mais, se rendant compte que le commissaire était penché sur un corps immobile, elle n’osa regarder.

— C’est mon mari, n’est-ce pas ? interrogea-t-elle d’une voix rauque, étranglée.

Immédiatement, le commissaire la rassurait.

— Je ne crois pas, madame ! Veuillez vous approcher… me dire si vous connaissez la victime ?

En même temps le magistrat se reculait, M me Drapier vit tout d’un coup le corps inerte d’un homme trempé de sang.

Elle poussa un cri épouvantable, battit l’air de ses bras, tomba en arrière. Il fallut l’emporter dans la galerie, la malheureuse femme avait une crise de nerfs.

Caroline, cependant devenue toute pâle, conservait un peu de présence d’esprit.

Ses dents claquaient d’émotion, elle faisait le signe de croix sans discontinuer et cette fois, à l’interrogation du commissaire de police, elle finit par répondre :

— Ah mon Dieu ! le pauvre homme ! Si c’est possible, tout de même, dire que je l’ai vu bien vivant hier au soir, ah ! je comprends qu’il n’a pas répondu quand j’ai été l’appeler ce matin, au septième ! Pauvre de nous, tout de même ! Dire que chacun est exposé…

— Enfin, interrompit le commissaire impatienté, dites-moi qui c’est, puisque vous le connaissez ?

Et alors Caroline rétorqua, croyant que le commissaire avait deviné, s’imaginant que tout le monde devait être au courant :

— Mais, monsieur, c’est Firmain, le nouveau domestique, le valet de chambre qui est entré hier au service de madame et de monsieur !

— Le valet de chambre est assassiné !…

La rumeur se répandait aussitôt dans la galerie.

Et les femmes de chambre qui soignaient M me Drapier s’empressaient à le lui dire, dès qu’elle ouvrait les yeux.

— Ce n’est pas le mari de madame !

Elles ajoutaient avec une cruauté naïve :

— Ce n’est que le domestique !

M me Drapier reprenait connaissance, elle fit un effort suprême pour se tenir debout.

— Mon mari, hurlait-elle, mon mari, où est-il ?

Le commissaire questionnait M. Marquiset :

— Ce M. Drapier qui habite ici, n’est-ce pas le directeur de la Monnaie ?

— Mais parfaitement, monsieur le commissaire ! Peut-être ce dernier est-il à son bureau à l’heure actuelle ?

Caroline, qui décidément avait de la présence d’esprit, se précipitait au téléphone, demandait la communication.

M me Drapier, toute chancelante, se traîna jusqu’à l’appareil.

Elle eut le temps de regarder le cadavre de Firmain.

— Allô ! allô ! c’est toi, Léon ? interrogea-t-elle, angoissée.

Elle eut un soupir de soulagement lorsqu’elle entendit la voix sèche et nerveuse de son mari qui répondait à l’autre bout du fil.

— C’est moi ! qu’est-ce que tu veux ?

— Ah ! Léon ! Léon ! poursuivait M me Drapier dans le téléphone, c’est épouvantable ! C’est affreux ! mon Dieu !…

— Mais qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui se passe ? interrogeait de son bureau, à la Monnaie, le haut fonctionnaire que cet appel téléphonique intriguait certainement au plus haut point.

M me Drapier semblait incapable de fournir une explication et le commissaire lui prit l’appareil des mains ; ce fut lui qui répondit.

— Excusez-moi, monsieur le directeur, mais c’est le commissaire de police. Oui, monsieur ! le commissaire de police !… Parfaitement ! je suis chez vous !… Un accident est arrivé !… Mon ! non ! pas à M me Drapier… Rassurez-vous ! Il ne s’agit que d’un domestique, mais enfin tout de même, c’est grave… Allô ! allô !… Ne coupez pas !… Excessivement grave, oui, monsieur. Pouvez-vous venir ?… Oui, monsieur le directeur !… Le plus tôt sera le mieux, je vous assure !… Entendu ! Tout à l’heure, je vous expliquerai cela !… À tout à l’heure !

Le commissaire raccrochait l’appareil. S’apercevant que les curieux forçaient la consigne, il tonna d’une voix vibrante :

— Personne ici ! je ne veux personne ici ! et surtout qu’on ne change rien à la disposition de la pièce !

Il se penchait vers un agent.

— Vous allez immédiatement aller à la préfecture de police, demander M. le chef de la Sûreté. Voici un mot pour lui.

Le magistrat griffonnait au crayon quelques lignes en hâte sur sa carte, puis revenait auprès de M me Drapier.

— Savez-vous quelque chose, pourriez-vous m’expliquer ?…

La malheureuse était hors d’état de répondre, M. Marquiset suggéra :

— Attendez donc l’arrivée du mari, vous voyez bien que cette pauvre dame est dans un état d’émotion indescriptible !

Le commissaire revenait alors à nouveau auprès du cadavre et considérait la plaie affreuse, béante de la gorge, cherchant à discerner la façon dont le coup avait été porté.

Le commissaire de police avait appartenu, au début de sa carrière, non pas au corps des inspecteurs de la Sûreté, mais à l’administration de la préfecture.

Il savait bien des petites choses, en matière d’enquête, notamment la théorie… Mais, par exemple, s’il n’ignorait pas que l’on doit essayer de découvrir, à la nature de la blessure, la condition sociale de l’assassin et distinguer immédiatement si le coup a été porté par un professionnel du crime ou un débutant, il ne savait pas à quels indices se reconnaissaient ces importants détails.

Cependant un mouvement se fit dans la galerie, on s’écarta pour laisser passer quelqu’un qui arrivait très vite, c’était M. Drapier.

Le commissaire s’avança vers lui.

— Eh bien ? interrogea le directeur de la Monnaie, de quoi s’agit-il ?

— C’est votre valet de chambre, articula le commissaire, que je viens de trouver assassiné dans votre cabinet !

— Ah mon Dieu ! fit M. Drapier, mais comment cela s’est-il passé ?

Il faisait quelques pas dans la pièce, voyait sa femme effondrée sur un canapé. Il alla lui prendre les mains, les étreignit dans les siennes, puis les lâcha subitement et devint livide.

Il avait tourné la tête et vu le mort ensanglanté.

— Ah ! par exemple ! le pauvre garçon ! balbutia M. Drapier.

Il ajoutait, se tournant vers le commissaire :

— C’était notre nouveau valet de chambre.

— Je sais ! fit le magistrat, mais voulez-vous que nous passions dans la pièce voisine avec M me Drapier ? Je serais bien heureux de causer quelques instants avec vous.

Courtoisement, M. Drapier s’inclinait.

— Je suis à vos ordres, monsieur le commissaire !

Puis, allant aider sa femme à se lever, il la soutenait par le bras.

— Viens, Eugénie, dit-il.

Il articulait :

— Ma pauvre amie ! Quelle émotion !

Les deux époux pénétraient dans la chambre de M. Drapier, suivis du commissaire. Celui-ci, en l’espace d’une seconde, avait signifié à ses agents d’interdire à qui que ce soit l’accès du cabinet de travail.

Lorsqu’il pénétra dans sa chambre, M. Drapier, instinctivement, jeta les yeux sur son lit qui était défait, mais il ne proféra pas une parole.

M me Drapier était allée s’effondrer à nouveau dans un fauteuil.

Le commissaire demanda au directeur de la Monnaie :

— Nous sommes en présence, monsieur, d’un crime épouvantable, dont la Sûreté, que j’ai fait demander tout à l’heure, déterminera certainement la nature. Mais d’ores et déjà, voulez-vous me donner quelques renseignements ?

— Certainement, monsieur le commissaire, fit Léon Drapier, questionnez, je vous répondrai !

— Avez-vous vu votre domestique ce matin, avant d’aller à votre bureau ?

— Ma foi non, monsieur le commissaire, je l’ai vu pour la dernière fois hier au soir !

— Vous allez de très bonne heure à la Monnaie, monsieur le directeur ?

— D’ordinaire, pas avant neuf heures du matin ; aujourd’hui, cependant, je m’y suis rendu à sept heures !

— Vous aviez un travail pressé ?

— Un contremaître embauchait de nouveaux ouvriers pour l’atelier de la frappe des bronzes et je voulais être là…

Le commissaire approuvait avec de petits sourires aimables.

— Je crois très bien comprendre, M. Drapier, pourquoi vous n’avez pas vu votre valet de chambre ce matin, tandis qu’à l’ordinaire ce domestique doit vous aider dans votre toilette. Ce matin où vous aviez à sortir de très bonne heure, vous n’avez pas voulu obliger ce garçon à se lever plus tôt que de coutume et vous êtes sorti avant qu’il ne soit descendu ?

— C’est exactement cela, fit M. Drapier, qui, cependant, parut se troubler légèrement. Le commissaire ne le remarqua point.

Il insista sur un autre sujet.

— Le crime pourtant paraît remonter, sinon au milieu de la nuit, du moins à une heure très récente de la matinée, mettons quatre, cinq heures… J’ai constaté que le sang était coagulé, le cadavre presque raidi. Êtes-vous venu dans votre cabinet de travail, monsieur Drapier, avant d’aller à la Monnaie ?

— Non, monsieur le commissaire.

— Donc, continuait celui-ci, il se peut que votre domestique ait été assassiné sans que vous ayez rien entendu, ni vu ?

— En effet !

Le magistrat insistait toujours.

— Votre chambre est pourtant beaucoup plus rapprochée du cabinet de travail que celle de M me Drapier. Si je fais cette remarque, vous ne m’en voudrez pas, monsieur le directeur, c’est simplement parce que je m’étonne que vous n’ayez point été troublé dans votre sommeil alors que M me Drapier, qui habite l’autre extrémité de l’appartement, aurait, dit-on, entendu des bruits suspects.

Léon Drapier demeura quelques instants silencieux, ses paupières battirent, et il allait parler, lorsque la voix de M me Drapier, qui écoutait, s’éleva.

D’une voix toute blanche, voix strangulée par l’émotion, Eugénie Drapier articula lentement, regardant son mari avec une fixité singulière :

— J’ai l’oreille très fine, monsieur le commissaire, et comme j’ai sans cesse peur, je suis toute la nuit aux aguets. Tandis que Léon, qui travaille beaucoup, dort profondément !

— Voilà l’explication, fit le commissaire conciliant, qui ajoutait presque d’un air goguenard : sans ça j’aurais presque été tenté de croire, monsieur Drapier, que vous aviez découché cette nuit !

Cette plaisanterie, pourtant bien innocente, sembla troubler profondément le directeur de la Monnaie.

Ses mains se crispèrent, il articula d’une voix qui tremblait légèrement :

— Je n’ai pas l’habitude de découcher, monsieur le commissaire, au surplus, regardez !…

D’un geste hésitant de la main, il désignait son lit.

— Vous voyez, fit-il, mes couvertures sont encore défaites.

Mais le magistrat n’insistait point.

— Excusez-moi, monsieur le directeur, de ces questions qui doivent vous ennuyer… Si je les fais, c’est parce que tel est mon devoir et vous ne m’en voudrez pas, j’en suis sûr ?

Léon Drapier rétorquait d’un geste protecteur :

— Je ne vous en veux en aucune façon, monsieur le commissaire, bien au contraire, et j’espère que vous trouverez l’assassin de ce malheureux garçon !…

— Permettez que je vous laisse, disait le magistrat, qui se confondait en saluts obséquieux devant le haut fonctionnaire ; j’entends qu’on parle dans la pièce voisine, c’est sans doute M. le chef de la Sûreté qui vient d’arriver…

Le commissaire se retirait, Léon Drapier articula :

— Je me tiendrai à sa disposition s’il l’exige, mais je voudrais bien pouvoir retourner à la Monnaie, où je suis attendu.

— Allez donc, monsieur le directeur, allez donc, il ne faut pas que la mort d’un domestique vous empêche de vous occuper de vos importantes fonctions !

Un instant, M. Léon Drapier et sa femme se trouvèrent seuls dans la chambre.

Léon Drapier offrit son bras.

— Viens, Eugénie, dit-il, ne reste pas là, rentre dans les appartements et prends un peu de repos !

La malheureuse femme obéissait machinalement. Elle se laissa reconduire par son mari.

Celui-ci l’obligeait à s’étendre sur son lit, il l’embrassa au front et, comme Eugénie Drapier fermait les yeux, Léon Drapier déclara, se méprenant sur ce mouvement instinctif :

— Vous êtes fatiguée ? Dormez un peu !

Puis il se retira…

Mais à peine était-il parti qu’Eugénie Drapier se redressait brusquement.

Elle comprima son front de ses deux mains tremblantes, et de sa poitrine oppressée sortirent ces mots hallucinants :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quel rôle a-t-il joué dans cette affaire ? Pourquoi donc Léon a-t-il menti ?… Car il a menti !… menti !… menti !… Il a dit au commissaire qu’il avait passé la nuit dans sa chambre et ce n’est pas vrai, puisque sa chambre était vide quand j’y suis allée ! Il a montré son lit défait pour prouver qu’il y avait couché. Or, c’est moi qui ai défait ses couvertures ! moi qui ai froissé son oreiller ! Mon Dieu, mon Dieu, qu’a donc fait Léon et pourquoi cet effroyable mensonge ?





III



Devoir filial

Tandis que ces événements tragiques se passaient à Paris et commençaient à faire naître dans la capitale un scandale qui devait aller en croissant chaque jour, que devenaient Juve et Fandor ?

Que devenait également Fantômas, le sinistre et effroyable bandit qui n’avait pas craint, raillant les choses les plus sacrées, se moquant des sentiments les plus respectables, d’abuser la malheureuse M me Rambert, de se faire passer pour son mari, de prendre à son foyer la place du mort, de ce malheureux M. Eair disparu en Hollande, tué par lui après avoir déjà ruiné sa vie ?

À la vérité, la situation était tragique. Voyant Fantômas en face de lui, Fandor, une seconde, avait été sur le point de se lancer en avant, de l’agripper au collet, de le maîtriser de force. Depuis tant d’années, en effet, Fandor luttait contre le bandit, depuis tant d’années il avait à souffrir des sinistres audaces du malfaiteur, qu’il eût éprouvé comme une joie débordante à se mesurer enfin avec lui, à pouvoir enfin, face à face, lutter contre lui jusqu’à la mort.

Fantômas, c’était le Génie du crime dont l’influence néfaste avait ruiné sa vie !…

Fantômas était celui qui avait bouleversé le foyer de ses parents. C’était le monstre qui, se traçant une route triomphale malgré le sang, la douleur et les larmes de ses victimes, n’avait jamais reculé devant aucune atrocité !

Fantômas, c’était le légendaire assassin. C’était le Roi de l’épouvante, le Maître de l’effroi, c’était le Crime en personne… C’était encore le ravisseur d’Hélène !

Les sentiments les plus divers se mêlaient en effet dans le cœur de Fandor pour lui inspirer une haine toujours grandissante, toujours plus justifiée aussi, du détestable meurtrier.

Ah ! Fantômas n’était pas seulement l’homme qui avait ruiné sa vie passée, c’était encore et surtout, aux yeux de Fandor, l’insaisissable ennemi qui menaçait son avenir, celui-là qui le séparait d’Hélène, celui-là qui, fort de son audace et bravant les lois pour ne suivre que les caprices de sa volonté, osait considérer Hélène comme sa fille et lui interdisait d’aimer le journaliste, de l’épouser, de vivre avec lui !

Tout cela faisait que, frémissant, à l’instant où Fantômas apparaissait au chevet de sa mère, de la pauvre M me Rambert qui le prenait pour son mari, Fandor ressentait, au fond de son cœur, comme un douloureux tressaillement fait de joie et d’épouvante.

Il s’épouvantait en effet de voir Fantômas, mais il s’en réjouissait en même temps.

Il allait lutter !…

La force jugerait entre eux et déciderait du triomphateur, car l’un des deux hommes ne sortirait pas vivant de cette chambre où le hasard les enfermait face à face.

À l’instant où Fandor allait s’élancer sur cet ennemi mortel, une réflexion l’immobilisait, l’arrêtait net, le forçait à demeurer impassible.

Jérôme Fandor crut entendre résonner dans sa tête, avec le lugubre tintement d’un glas, les dernières paroles que le médecin avait prononcées relativement à M me Rambert :

— Surtout, avait recommandé le praticien, épargnez-lui toute émotion. Une grande joie ou une grande douleur seraient capables de la tuer, et si la mort ne faisait pas son œuvre, il y aurait à craindre pour la raison de cette malheureuse, ébranlée si terriblement déjà par les horreurs de la vie…

Fandor, songeant à cela, se tut. Le devoir filial lui commandait de demeurer immobile. Il ne pouvait pas, prévenu comme il l’était, s’exposer à tuer sa mère du même coup de poignard dont il rêvait d’abattre Fantômas !…

Et certes, il était évident que la pauvre M me Rambert ne résisterait pas à la terrible secousse morale qui résulterait pour elle d’une lutte entre son fils et celui qu’elle croyait être son mari.

Fantômas était entre le lit de la vieille femme et Fandor. Le jeune homme, un instant, cessant de fixer le bandit, aperçut le pâle visage de sa mère, si blême sur les oreillers, que sa pâleur avait quelque chose d’effroyable. Il vit surtout, répandu sur le visage de M me Rambert, comme une extraordinaire expression de joie.

La pauvre femme, à ce moment, se trompant sur la qualité de Fantômas, devait goûter une véritable félicité en imaginant qu’enfin elle voyait réunis ceux qu’elle avait cru perdus pour toujours, ceux qu’elle chérissait entre tous, son mari et son fils.

— Je n’ai pas le droit de la détromper ! songea Fandor.

Il se répéta plus bas :

— Ce serait un assassinat !

Et, se maîtrisant lui-même, donnant une preuve merveilleuse de l’autorité suprême qu’il possédait sur ses nerfs, Jérôme Fandor demeurait immobile ! Jérôme Fandor adressait un sourire à Fantômas !…

Et, alors, d’une voix basse, d’une voix douloureuse, d’une voix que torturait la rage contenue, la haine déguisée, il saluait le bandit :

— Bonjour, papa…

À l’instant où Fandor cependant se décidait ainsi, par devoir filial, à ne point démasquer Fantômas, quelles étaient les secrètes pensées du Maître de l’effroi ?

Certes, si Fandor venait de soutenir avec lui-même un combat moral formidable, certes, s’il avait dû faire appel à toute sa volonté pour ne point se jeter sur le misérable, Fantômas, lui aussi, devait terriblement lutter avec lui-même pour ne point s’élancer sur Jérôme Fandor.

C’était en effet une chose curieuse. Si Jérôme Fandor haïssait Fantômas en raison du mal que celui-ci lui avait fait, Fantômas haïssait le jeune homme en raison du mal qu’il désirait lui faire !

Fandor, c’était, aux yeux de Fantômas, celui qu’Hélène chérissait, c’était lui que la jeune fille lui préférait, celui-là qu’elle adorait, et cela suffisait à faire que le bandit eût éprouvé une âpre volupté, goûté un horrible plaisir en massacrant Fandor !

Fantômas détestait le jeune homme, mais il était capable, lui aussi, de maîtriser sa haine, de s’imposer, de réfléchir.

Tuer Fandor à la minute, ah ! certes, Fantômas l’aurait fait s’il n’avait point eu peur, s’il n’avait point redouté les conséquences de son acte.

Fantômas, en effet, ne savait pas exactement où se trouvait Juve. À l’instant où il fouillait dans sa poche pour y prendre son revolver et faire feu sur Jérôme Fandor, il songea :

— Et si Juve bondit sur moi ? Et si Juve accourt au bruit de la détonation ?

Et Fantômas frissonna…

Il lisait en même temps dans les yeux de Jérôme Fandor les pensées secrètes du jeune homme. Il vit le regard de celui-ci se poser un instant sur la vieille M me Rambert. Fantômas alors, toujours maître de lui, devina les raisons secrètes qui interdisaient à Fandor de faire feu. Il les devina si bien qu’un sourire railleur détendit ses lèvres.

— Allons, murmura-t-il, il ne peut rien, il ne tentera rien !

Et comme Jérôme Fandor l’avait salué d’un mot, comme il lui avait dit :

— Bonjour, papa.

Fantômas tranquillement, répondit, laissant à peine deviner une secrète ironie dans sa voix :

— Bonjour, mon fils…

Les deux hommes, cependant, se toisaient du regard et demeuraient frémissants l’un en face de l’autre.

Comment allait s’achever cette situation tragique entre toutes ?

M me Rambert, à cet instant, s’agita faiblement sur son lit.

— Mon Dieu ! faisait la vieille femme, fort éloignée, à la vérité, de deviner le drame extraordinaire qui se passait si près d’elle, mon Dieu ! Que je suis heureuse !

Puis elle ajoutait :

— Je ne souffre plus, vous pouvez parler… Parlez donc, mes bons amis…

Et son regard, où se lisait sa tendresse, allait de Fandor à Fantômas.

Fandor, cependant, saisissait l’occasion que lui tendait sa mère pour tâcher de dénouer une situation qui persistait.

— Non, répondit-il, ma chère maman, il ne faut pas que nous causions ici. Nous avons tant de choses à nous dire, tant de souvenirs à évoquer, mon père et moi, que nous vous fatiguerions certainement. Pourquoi vous troubler ainsi, d’ailleurs ? Voulez-vous nous permettre de nous absenter quelques minutes ? Père et moi nous causerons, nous reviendrons vous voir ensuite.

M me Rambert acquiesça du geste à la proposition de Jérôme Fandor. Sans doute elle était dupe de la ruse inventée par le jeune homme. Elle trouvait naturel, d’ailleurs, que le père et le fils eussent à causer.

— Allez, dit-elle, mes bons amis, mais revenez vite ; il y a si longtemps que mes pauvres yeux vous pleurent, qu’ils ne peuvent plus se rassasier de vous voir !…

Fantômas, cependant, sourit en écoutant Fandor.

La ruse qu’inventait le journaliste pour sortir de la chambre de sa mère lui paraissait plaisante.

Elle lui paraissait aussi profitable. Il était désireux, en effet, de quitter cette pièce où, d’un instant à l’autre, Juve pouvait survenir, ce qui ne serait évidemment pas sans causer un redoublement d’embarras, un surcroît de péril.

Il appuya la proposition de Fandor :

— Eh bien ! c’est cela, dit-il, sortons !

Et, s’étant rapproché du lit de M me Rambert, Fantômas eut le geste sacrilège que lui imposait le rôle qu’il jouait.

Il prit la main de la pauvre femme, il la baisa dévotement.

Mais Fandor, à son tour, s’approchait de sa mère ; Fandor, avec une brusquerie dont il n’était pas maître, arrachait à Fantômas la main de la vieille femme.

— Maman !… Maman ! ma chère maman ! faisait-il.

Et il embrassait la main de sa mère avec le secret désir d’effacer le baiser de Judas que Fantômas n’avait point hésité à imposer à la vieille dame.

Les deux hommes, cependant, se dirigeaient désormais vers la porte de la chambre à coucher. Fandor réglait son pas sur celui du bandit. Il considérait Fantômas de son clair et franc regard, il semblait littéralement lui dire :

— En ce moment, je ne puis rien et je ne yeux rien tenter. Mais, une fois cette porte franchie, je redeviendrai maître de mes actes, libre de me jeter sur vous et ce sera la lutte sans merci…

Fantômas, de son côté, considérait le jeune homme.

Mais ce n’était point la franchise qui se lisait dans son regard. C’était une expression de raillerie, d’audace et de dépit.

Fantômas semblait dire à Fandor :

— À nous deux !… Je suis encore certain d’échapper à la juste punition de mes crimes, et je me réjouis à la pensée de faire encore le mal !

Fandor ouvrit la porte de la chambre, et il dut frôler Fantômas. Il dut, pour ne point inquiéter sa mère, s’effacer pour laisser passer le bandit.

— Après vous ! déclarait Fandor.

— Bah ! répondit Fantômas sur un ton bonhomme. Je ne suis pas un père terrible ! Passe donc, mon petit, ne fais pas de cérémonie !

Fandor passa.

Lentement, alors, Fantômas sortit de la chambre. Il fermait la porte d’un geste mesuré, il gardait la main sur la poignée.

Encore un instant, évidemment, et Fandor allait être libre de se jeter sur le misérable, allait être libre de combattre…

Et c’était à cet instant que Fantômas, brusquement, changeait d’attitude. Le visage du bandit devenait dur et impérieux. Une flamme s’allumait dans ses prunelles, il siffla d’une voix haletante :

— Fandor, nous nous sommes reconnus ! La lutte va reprendre entre nous, sans merci ni pitié. Soit, je l’accepte et je la désire. Mais en ce moment, je suis le plus fort, prenez garde !…

C’étaient là des paroles étranges, Fandor railla :

— Vous êtes le plus fort, Fantômas ? C’est à savoir !…

Fantômas lui coupa la parole :

— C’est indiscutable, répondit-il d’un ton narquois. Et en voici la preuve : au moindre de vos mouvements, Fandor, je rouvre cette porte, je me précipite auprès de votre mère et je la tue en lui disant la vérité… Est-ce cela que vous voulez ?

Fandor frémit, mais dut se taire.

Il voyait toujours la main du bandit crispée sur le bouton de la porte ; il se rendait compte que Fantômas, en effet, avait tout le loisir de rentrer dans la pièce sans qu’il pût l’en empêcher.

Fantômas poursuivit :

— Je suis le plus fort, Fandor, puisque je suis resté près de cette porte et que je puis rentrer dans cette chambre. Je vais donc vous poser mes conditions et vous les accepterez.

Fantômas fit une pause, puis il continua :

— J’entends sortir d’ici et disparaître sans m’exposer à vos coups de feu. Fandor, voici ce que j’exige : vous allez monter au premier étage de cette maison, vous allez entrer dans la pièce qui est au bout du couloir et dont la porte grince. Quand j’entendrai le grincement de cette porte, je m’enfuirai. Vous serez libre alors de me poursuivre. Mais, jusqu’à ce moment, je resterai là où je suis, c’est-à-dire à deux pas de votre mère et prêt à me venger si bon me semble !

Fandor, alors, grinça des dents. Une rage folle l’envahissait en écoutant Fantômas.

Ah ! certes, le Maître de l’effroi était bien toujours le génial criminel, le tortionnaire qui ne reculait devant rien, qui inventait toujours une douleur nouvelle…

Fandor comprenait fort bien le plan de Fantômas. Le bandit voulait profiter du voisinage où il était de la vieille M me Rambert pour dicter ses conditions au journaliste.

En lui ordonnant de monter au premier étage, d’entrer dans la chambre dont la porte grinçait, Fantômas, naturellement, ne visait qu’à une chose : l’éloigner. Il aurait de la sorte quelque avance, et pourrait profiter pour s’enfuir, pour tenter de disparaître, pour disparaître certainement même, car il était avant tout l’insaisissable, celui que l’on n’arrête pas !

Fandor, en quittant le bandit, crut un instant qu’il ne serait pas maître de ses sentiments, qu’il ne triompherait pas de sa colère. Ses mains eurent un tremblement. Il se précipita comme un fou, comme un furieux sur Fantômas, mais l’imperceptible mouvement que fit le bandit, s’avançant un peu vers la chambre de sa mère, l’immobilisa encore.

— Allons ! jugea Fandor, je suis le plus faible… Il a raison, il faut céder, c’est mon devoir, mon devoir de fils.

Et, lentement, Jérôme Fandor baissa la tête.

— Soit, disait-il simplement, j’accepte vos conditions. Nous recommencerons la lutte dans quelques instants.

— Entendu ! fit Fantômas en ricanant.

Jérôme Fandor alors se recula, marchant en arrière, car il ne voulait point perdre de vue Fantômas qui était fort bien capable de prendre son revolver et de tirer sur lui. Il s’approcha du petit escalier conduisant au premier étage de la maison. Lentement, il en gravit les degrés ; il atteignit le palier, il longea le couloir, il entra dans la chambre…

Or, au moment où Jérôme Fandor entendait le grincement de la porte qu’il ouvrait, il percevait aussi un bruit de pas précipités.

Fantômas fuyait, Fantômas disparaissait, Fantômas échappait…

Jérôme Fandor, pris d’un vertige, bondit vers l’escalier.

Il pensait donner la chasse au bandit, il voulait, maintenant qu’il n’avait plus à craindre que sa mère ne fût mêlée au drame qui allait se passer, en terminer enfin avec le terrible monstre.

— Lui ou moi !… pensait-il.

Et des visions rouges passaient dans ses yeux…

Jérôme Fandor, cependant, qui, en deux bonds, avait atteint l’escalier, s’arrêta net et rebroussa chemin.

— Je deviens fou !…

Il avait entendu tout simplement le bruit d’une clé tournant dans une serrure. Pour gagner du temps, pour retarder la poursuite de Jérôme Fandor, Fantômas avait évidemment fermé la porte d’entrée de la maison. Il faudrait donc au jeune homme, s’il tentait de sortir par là, perdre quelques instants, dilapider quelques minutes pour enfoncer cette porte… Et les minutes étaient précieuses, les secondes avaient leur valeur…

Jérôme Fandor rebroussa chemin, suivit à nouveau le corridor. Il traversa la chambre dans laquelle il avait pénétré ; d’un geste, il ouvrit la fenêtre.

Jérôme Fandor était toujours le gymnaste entraîné ne redoutant aucune acrobatie. Le jeune homme n’hésitait donc pas un instant.

Sauter d’un premier étage, c’était pour lui moins qu’un jeu, à peine une plaisanterie. Il s’élança dans le vide. D’un bond, il franchit un énorme massif de fleurs, puis, retrouvant son équilibre, il se prit à courir vers le bout du jardin.

Jérôme Fandor, à ce moment, était envahi d’un grand espoir.

Il n’avait guère perdu de temps. En sautant par la fenêtre, il avait en quelque sorte déjoué la ruse de Fantômas, qui l’avait forcé à monter au premier étage de la maison. Le bandit n’était pas loin, Jérôme Fandor aperçut sa silhouette au détour d’une allée. Fantômas fuyait, il escaladait évidemment la clôture du jardinet, il allait gagner la route, il trouverait moyen de disparaître.

Mais Fandor, attaché à sa poursuite, ne désespérait pas de le rejoindre.

Et la course s’engageait, une course effrénée, une course qui devait peut-être s’achever par la mort, la mort d’un de ces deux hommes, le poursuivant ou le poursuivi.

À deux reprises, tout d’abord, Jérôme Fandor put apercevoir Fantômas et pensa tirer sur lui.

Mais, au moment où il serrait la crosse de son revolver, une pensée rapide le forçait encore à demeurer calme. Ce coup de revolver, sa mère l’entendrait ; ce coup de revolver terrifierait assurément la vieille femme. Non, non, il ne fallait pas lui donner l’éveil, il ne fallait pas qu’elle pût soupçonner le drame, dont les péripéties se déroulaient si près d’elle !

Que faisait cependant Fantômas ?

Pourquoi n’avait-il pas quitté le jardin ?

Il semblait en effet que le bandit, au lieu de sauter la clôture, tournait sur lui-même, faisait de brusques crochets, cherchant à faire perdre sa piste.

Jérôme Fandor, tout en courant, réfléchit à l’extraordinaire conduite du misérable.

— Que veut-il donc ? se demanda-t-il.

Et il imagina brusquement que Fantômas n’osait peut-être pas se lancer sur la grand-route, songeant qu’il serait alors trop facile à Jérôme Fandor de le prendre pour cible et de l’abattre d’une balle de son browning.

Or, comme Jérôme Fandor, un instant, redoublait d’efforts pour atteindre le meurtrier dont il venait d’apercevoir, au tournant d’un massif, la silhouette, le jeune homme roula brusquement sur le sol. Pour rompre la poursuite, pour gagner quelque temps, Fantômas avait brusquement tendu, au travers de l’allée, un mince fil de fer arraché à la bordure d’une pelouse.

Jérôme Fandor n’avait pas vu l’obstacle, il tomba, jurant !…

Hélas ! quand il se releva, il était trop tard pour agir. En quelques secondes, évidemment, Fantômas avait trouvé moyen de disparaître réellement. L’Insaisissable avait-il découvert une cachette ? L’Insaisissable avait-il pris la fuite tout bonnement ? Jérôme Fandor ne pouvait pas le savoir. Il ne le voyait plus, en tout cas. Il ne l’entendait plus, il n’avait aucune idée de ce qu’il avait pu devenir.

Alors, la rage au cœur, baissant la tête et dévorant les sanglots qui l’étouffaient, Jérôme Fandor se résigna :

— Trop tard ! pensait-il. Fantômas vient d’échapper, je ne puis plus espérer le rejoindre.

Jérôme Fandor, abandonnant toutes poursuites, qui désormais ne pouvaient plus guère avoir de résultats, se dirigea vers la maison d’habitation, pensant rejoindre sa mère, et frémissant encore en se demandant quelles seraient les explications qu’il pourrait lui donner de la disparition de son père.

Or, comme le jeune homme, à pas lents, se rapprochait de la maison, il s’arrêta brusquement, stupéfié, prêtant l’oreille.

Que se passait-il donc encore ?

Jérôme Fandor venait de remarquer qu’il entendait depuis quelques instants un bruit extraordinaire, comme un véritable ronflement, un ronflement formidable, qui semblait s’accompagner de crépitements, d’effondrements aussi.

— Bon Dieu, qu’y a-t-il donc ? se demanda-t-il.

Il soufflait encore ; pourtant, il reprit sa course, un pressentiment le tenait haletant en effet.

Et Jérôme Fandor, quelques instants plus tard, devait concevoir une nouvelle horreur.

Qu’était devenu Fantômas ? Qu’avait-il fait ? Ah ! désormais, le journaliste ne le savait que trop ! Fantômas avait dû se précipiter en toute hâte dans la direction de la maison. Le crime qu’il avait commis alors, il avait dû le préméditer depuis longtemps, il avait dû même le préparer.

Jérôme Fandor, au tournant d’une allée, aperçut soudain la maisonnette où sa mère dormait, qui flambait.

Une fumée noire, âcre, la fumée que produit le pétrole en brûlant, se dégageait de l’incendie. Par moments, on ne voyait qu’elle, en d’autres, des flammes immenses s’élevaient vers le ciel bleu, comme de terribles langues de feu qui claquaient au vent.

— Ma mère !… ma mère ! hurla Fandor…

Et le journaliste fonça vers le brasier.

Il n’avait fallu qu’un instant à Fantômas, en effet, pour commettre l’abominable forfait.

Fantômas, depuis de longs jours, s’était dit qu’assurément le rôle qu’il jouait lui craquerait dans les mains. Juve et Fandor, certainement, l’obligeraient à se démasquer.

Et c’était dans la pensée de cet inévitable événement que Fantômas avait pris ses précautions, qu’il avait inventé la ruse dernière de l’incendie.

Depuis de longs jours, Fantômas transportait mystérieusement dans les caves de la maisonnette des bidons de pétrole dont il aspergeait les murs. Il avait entassé un peu partout des provisions de ce terrible liquide. Il lui avait donc suffi de jeter une allumette pour que l’incendie s’allumât, comme il avait suffi de quelques secondes pour qu’il prît une intensité formidable.

Mais pourquoi Fantômas brûlait-il ainsi la maison de M me Rambert ? Pourquoi voulait-il la mort de cette pauvre femme, qui avait toujours été sa victime et qui ne pouvait pas être pour lui une ennemie dangereuse ?

Fantômas agissait-il par un simple besoin de cruauté, dans le simple désir de torturer Fandor ?

À la vérité, Fantômas avait cédé, en incendiant la maison, à de pressants motifs.

Une fois encore, en effet, il avait tranquillement raisonné, tranquillement réfléchi, tranquillement conclu ce qu’il importait de faire.

Le bandit connaissait en effet la ténacité de Juve et de Fandor. Il savait que ceux-ci ne lui laisseraient point la paix, que, lancés sur une piste, ils le poursuivraient sans trêve ni répit, s’il ne les forçait pas à s’occuper de tout autre chose.

Et Fantômas, qui peut-être à cet instant nourrissait un colossal dessein, peut-être méditait un crime effroyable, ourdissant une de ces intrigues ténébreuses dont il aimait à dénouer les fils, Fantômas, qui avait besoin de ne pas être talonné par Juve et par Fandor, inventait de mettre le feu à la maison de M me Rambert, en se disant :

— Assurément, ils perdront ma trace, ils s’occuperont de la morte, j’aurai le temps de disparaître !

Fantômas ne se trompait pas, en vérité. Dès la minute où il apercevait le terrible incendie, dès l’instant ou il prenait conscience du danger que courait sa mère, Jérôme Fandor cessait de s’acharner à la poursuite de Fantômas pour ne plus songer qu’au péril qui menaçait celle qu’il venait enfin de retrouver.

Fandor n’hésita pas.

Il fonçait vers le brasier comme il avait foncé sur Fantômas. Le vent projetait la fumée de son côté, il crut vite qu’il allait étouffer, asphyxié par l’atmosphère suffocante.

Mais qu’importait, grand Dieu, puisqu’il courait vers sa mère, puisqu’il s’agissait de sauver sa mère ?

Le jeune homme, traversant les flammes, sentant ses habits roussir sur lui, se brûlant aux pans de bois qui commençaient à s’écrouler, s’élançait bientôt à l’intérieur de la maison en flammes.

Des paysans déjà étaient accourus. Il y avait des cris, des hurlements.

Comme dans un rêve, Jérôme Fandor crut comprendre que toute une foule lui conseillait de ne pas entrer, hurlait dans une folie d’épouvante qu’il allait à la mort.

La lueur de l’incendie était aveuglante à l’intérieur de la maison. La chaleur qui y régnait eût suffi à faire l’air irrespirable.

Jérôme Fandor crut que sa poitrine était en feu. Chaque aspiration entraînait dans ses poumons des gaz asphyxiants et surchauffés ; un vertige commençait à faire tourner sa tête. Ses joues saignaient, il avait un bras horriblement brûlé. Il avança encore…

À ce moment, Jérôme Fandor n’agissait plus qu’à la manière d’un automate, incapable de raisonner et de réfléchir.

— La chambre est là, se disait-il, au fond du couloir, à droite…

Et, les mains en avant, comme s’il eût pu écarter les flammes et la fumée, il avançait.

Jérôme Fandor titubait bien vite. L’incendie semblait couler pour ainsi dire devant lui. Des bidons de pétrole, en effet, éclataient à la chaleur du feu et déversaient, du haut du premier étage, un véritable fleuve de flammes.

Il lui fallait traverser cela.

— Maman ! maman ! râla-t-il.

Mais il se jetait toujours en avant. Il atteignait la porte de la chambre de sa mère, cette porte où, quelques instants plus tôt, il avait eu avec Fantômas un scène si terrible.

Fandor, aux trois quarts asphyxié, mort presque, debout par un prodige d’énergie, ouvrit la porte qui flambait.

Une surprise devait lui être réservée.

La chambre de M me Rambert était peut-être le seul endroit de la maison qui ne fût pas encore tout à fait en feu. Comme la malade, en effet, n’avait pas quitté cette pièce depuis de longs jours, Fantômas n’avait pas pu y dissimuler du pétrole.

Fandor, en entrant, eut l’impression de trouver un peu d’air respirable ; il vit en même temps que sa mère était toujours là, qu’elle était à genoux sur son lit, qu’elle faisait de grands gestes, des gestes de démence, qu’elle riait !…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit Fandor.

Il ne sentait plus à ce moment ses brûlures terribles. L’incendie grondait… Il n’avait point conscience que les flammes s’attachaient sur ses pas, qu’elles entraient par la porte ouverte, que, trouvant des matériaux nouveaux, elles renouvelaient de vigueur… Il ne pensait point que la retraite lui serait coupée et qu’il ne sortirait pas vif de cet enfer !…

Jérôme Fandor ne pouvait imaginer rien d’autre que le danger couru par sa mère.

Épuisé, il retrouvait pourtant quelque peu d’énergie, une vaillance même, pour sauver celle qui lui était naturellement si chère.

Jérôme Fandor prit sa mère dans ses bras, il l’entourait dans une couverture pour la protéger de la chute des décombres. Puis, chargé de ce fardeau précieux, n’ayant pas dit un mot, entendant toujours rire d’un rire étrange et démoniaque celle qu’il emportait, il revint en arrière, voulut sortir de la maison.

Jérôme Fandor avait fait un prodige en se frayant un passage à travers l’incendie jusqu’à la chambre de sa mère, et c’était en réalité un miracle qu’il essayait en tentant de quitter cette chambre, et de s’évader des flammes.

Désormais, la maison s’écroulait tout entière.

Les murs s’affaissaient les uns contre les autres, des poutres de fer tordues par la flamme, rougies à blanc, s’écroulaient en un enchevêtrement inextricable.

Il n’y avait plus un coin de la bâtisse qui ne fût en flammes.

Jérôme Fandor, pourtant, avança.

Il se jetait en avant, comme un soldat se jette à l’assaut. Les flammes lui faisaient l’effet d’être de véritables ennemies, il luttait avec elles corps à corps.

Il parut au journaliste qu’il restait une heure dans cette géhenne, il lui fallait en réalité trois minutes au moins pour traverser la maison, se rapprocher de la porte. Déjà, il entrevoyait le salon, déjà il se croyait sauf, lorsqu’un coup violent le heurtait à l’épaule, le renversait.

Jérôme Fandor ne lâcha point sa mère, mais il s’écroula comme une masse, il sentit qu’il était écrasé entre le dallage surchauffé du vestibule et quelque énorme morceau de ferraille que les flammes léchaient encore…


— Mais, fichtre de nom d’un chien ! Juve, vous êtes assommant, il n’y a pas moyen de causer avec vous !… Si maintenant, chaque fois que j’ouvre la bouche, vous fichez le camp sans vouloir me renseigner, j’aime autant que vous me plaquiez ici !

C’était Jérôme Fandor qui fulminait, Jérôme Fandor qui s’essayait à affecter une gaieté qui était loin de son cœur.

Le jeune homme se trouvait alors étendu dans le lit blanc d’une chambre d’hôtel assez confortable. Il avait un énorme bandeau autour du front. Un pansement lui enserrait le cou, son bras droit était en écharpe, et, sous les couvertures, on devinait sa jambe raidie dans un appareil de plâtre.

Juve était devant lui, Juve fumait une cigarette, haussait les épaules et grognait.

À la diatribe de Fandor, il répondit :

— Eh bien, c’est cela, je vais te plaquer ! Après tout, tu deviens assommant, Fandor. Tu radotes comme un vieillard de soixante-dix ans…

— En quoi, Juve ?

— En tout !

Et Juve, haussant les épaules, continuait :

— Voilà vingt fois au moins que tu me demandes comment il se fait que tu n’es pas mort ! Eh bien, mon bon, tu n’es pas mort tout bonnement parce que, quand tu es tombé, tu étais à peu près sorti de la maison et que l’on n’a eu qu’à te retirer un peu plus loin, toi et ta mère, car tu n’avais pas lâché ta mère !

Juve, à la vérité, mentait.

Si Fandor n’était pas mort, c’était en réalité parce que Juve l’avait bel et bien sauvé.

Le policier était survenu sur les lieux du sinistre, juste à temps, en effet, pour entendre la clameur dont la foule saluait l’écroulement d’un pan de muraille.

— Il n’y a personne, là-dedans, au moins ? s’informait Juve.

On lui répondit qu’un jeune homme s’était précipité pour sauver la propriétaire, et qu’il n’avait pas reparu.

Juve, naturellement, n’en demandait pas davantage.

Il comprenait immédiatement que le jeune homme était Fandor, il devinait quelque drame effroyable, et, n’écoutant que son courage, tranquillement, il entrait dans le brasier.

Juve, par bonheur, n’avait pas à aller trop loin. Il découvrait assez vite les corps enlacés de Jérôme Fandor et de M me Rambert qui étaient pris sous une énorme poutre. Juve fit effort, les arracha de cette terrible situation.

Il sauva M me Rambert, d’abord, puisque c’était une femme, puis, risquant une effroyable mort, il rentra une seconde fois dans le brasier pour en retirer Jérôme Fandor.

C’était ce que Juve appelait avoir « tiré Fandor un peu plus loin » !

Le journaliste, affreusement brûlé, s’était réveillé d’un long évanouissement dans une chambre d’hôtel où Juve l’avait fait transporter, cependant qu’on installait à côté la pauvre M me Rambert.

Fandor, retrouvant tout son courage, avait alors anxieusement demandé des nouvelles de Fantômas.

— Disparu ! répondait Juve, enfui !…

Puis Fandor s’inquiétait de sa mère.

— Elle n’est pas blessée, n’est-ce pas ?

Et c’était alors que le malheureux journaliste devait subir le coup le plus douloureux.

Avec des mots très doux, des phrases de pitié, Juve apprenait l’horrible vérité à Fandor.

M me Rambert était folle, sa raison avait chancelé à la suite de l’effroyable drame dont elle venait d’être victime !

Juve, toutefois, laissait un peu d’espoir à Fandor.

— Le médecin affirme, prétendait-il, que cette crise peut n’être que passagère. Ta mère peut retrouver la raison. Il prescrit pour elle un repos absolu, un voyage en Suisse, par exemple, une installation dans une petite bourgade bien tranquille. Il faudrait que tu sois toujours auprès d’elle à guetter les lueurs de sa raison, pour tâcher de l’aider à se sauver de la démence.

Juve parlait lentement, épiant sur le visage de Fandor l’émotion que ces paroles allaient infailliblement causer au jeune homme.

Fandor se troublait en effet, il pâlissait en écoutant Juve.

— Mon Dieu ! répondait-il, le médecin a dit cela ? Juve, Juve, comment donc faudrait-il faire ? Vous n’oubliez pas que je dois partir dans quelques jours pour le Chili, où je dois aller retrouver Hélène ?

Juve, à ce moment, se levait. Sa physionomie devenait grave, cependant qu’il regardait fixement Fandor.

— Je n’oublie pas cela, disait-il, et je sais en effet, Fandor, que tu vas te trouver aux prises avec deux devoirs bien distincts : ton devoir d’amoureux et ton devoir de fils… Et il te faudra choisir, mon petit !

Mais déjà Fandor relevait la tête, déjà il reprenait :

— Vous avez raison, Juve, ce sont deux devoirs, et ces deux devoirs sont tels que ma conscience ne me laisse pas libre de choisir. Ma mère d’abord, Hélène ensuite ! Je sais d’ailleurs que c’est ce qu’exigerait Hélène elle-même !

La voix de Fandor tremblait. Il souffrait affreusement. Il eut pourtant comme une extraordinaire joie en écoutant Juve.

— Écoute, disait le policier, je ne doutais pas de toi ni de ta décision. Il faut en effet que tu restes auprès de ta mère, mais moi, moi qui suis libre, j’irai rechercher Hélène !

Et, s’efforçant de sourire, Juve ajoutait :

— Et, foi de Juve, je te le promets, Fandor, je te ramènerai ta femme !





IV



Adversaires tragiques

Depuis le matin le vent avait cessé et la mer qui, jusqu’alors, s’enflait en vagues violentes, secouant le bâtiment de belle manière, était soudain devenue calme comme il entrait en rade et stationnait à l’embouchure de la Gironde où l’on devait prendre les derniers passagers, les passagers de grand luxe, ceux qui ne s’embarquaient que là pour éviter le trajet assez long du Havre à Bordeaux.

C’était un grand navire qui portait le nom glorieux de Jean-Bartet qui appartenait à une puissante compagnie assurant les services réguliers de l’Amérique du Sud à la France.

Le Jean-Bartétait parti depuis trois jours et, de toute la vitesse de ses robustes machines, avait longé les côtes de France, venant faire une courte escale à Bordeaux avant de reprendre le large, avant de foncer droit vers l’horizon pour traverser l’Atlantique et venir ranger les côtes américaines.

À bord du Jean-Bart,énorme vaisseau, toute une foule de passagers avaient pris place, riches occupants des cabines de première classe, voyageurs économes qui se contentaient des secondes, de pauvres émigrants, encore parqués dans l’entrepont, mal nourris, à moitié vêtus, et devant vivre un véritable cauchemar de froid, de misère et de souffrance pendant toute la traversée.

À bord du Jean-Bart, notamment, on citait la présence de deux agents consulaires, d’une actrice en renom, d’une jeune divorcée dont la réputation était détestable, et, enfin, d’un général mexicain que l’on se désignait du doigt en disant qu’il retournait dans son pays avec le secret désir de jouer un rôle dans les événements politiques qui perpétuellement bouleversent cette malheureuse et belle contrée.

C’était là, croyait l’état-major du bord, toutes les célébrités, toutes les personnalités marquantes qui avaient pris place à bord du paquebot…

On en tombait communément d’accord, et pourtant on faisait erreur, grave erreur même, ainsi qu’on ne devait pas tarder à l’apprendre avec stupéfaction.

Le Jean-Bartavait à peine jeté l’ancre, en effet, et courait encore en cercle sur son erre, autour de la chaîne raidie de son ancre, qu’une série de signaux commençaient à s’échanger entre le bâtiment et le sémaphore de la côte. Assurément, on devait communiquer de graves nouvelles, car bientôt, le jeune enseigne qui était de quart ce matin-là, quittait la passerelle du commandement et se dirigeait vers l’arrière du bâtiment où se trouvaient les appartements réservés au commandant du navire.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demandait l’actrice, qui avait rapidement lié connaissance avec le général mexicain. Sûrement on nous communique une dépêche intéressante. Voyez, tout l’état-major est en l’air !

Des officiers couraient en effet à bord du Jean-Bart, s’abordaient avec des gestes étonnés, semblaient échanger des colloques animés, se demander des renseignements avec une réelle stupéfaction.

Le général mexicain qu’interrogeait l’actrice hocha la tête d’un air convaincu.

— Je ne sais pas ce qu’il y a, faisait-il gravement, mais j’ai peur. Tenez, madame, je pense que le gouvernement français est bien capable de prendre en ce moment une mesure contre moi. Il y a peut-être une intervention officielle de la part du Chili, on va peut-être m’obliger à débarquer…

L’actrice se récriait à ces mots. Elle était vivement intéressée par les suppositions du général, mais elle se refusait à les admettre. La France, c’était le pays de la liberté. La République avait horreur d’intervenir dans les affaires gouvernementales des pays étrangers. Non ! non ! Le général faisait erreur, il ne devait pas s’agir de lui !

Et, se faisant le champion du gouvernement français, l’actrice se répandait en de violentes protestations, affirmant qu’en France on respectait le droit d’agir, et que pas un ministre n’oserait ordonner le débarquement d’un réfugié étranger.

Cependant que ces deux passagers causaient, ailleurs on émettait d’autres suppositions :

— Moi, disait un petite femme qui se trouvait en seconde classe et qui se cramponnait nerveusement au bras d’un robuste gaillard qu’elle affirmait être son mari et qui avait bien dix ans de moins qu’elle, moi, Jules, cela me fait très peur ! Je suis sûre que tous ces signaux sont destinés à annoncer un orage épouvantable… Nous allons avoir une tempête… Sûrement nous allons avoir une tempête, un cyclone peut-être !

Plus loin, parmi le groupe que formaient une théorie de voyageurs de commerce qui se rendaient au Brésil pour y écouler toute une pacotille de marchandises dont ne voulait plus la France, on formait encore d’autres suppositions :

— Pas de veine ! disait l’un des voyageurs. Je parie que c’est un truc du service de santé. Peut-être bien n’avons-nous pas nos patentes en règle et allons-nous être retenus… Ou bien alors, on signale la fièvre jaune quelque part, et l’on nous subtilisera une escale !

À la vérité, tout le monde se trompait.

Il ne s’agissait pas du général mexicain, on ne signalait aucune tempête, et le corps de santé n’exigeait l’accomplissement d’aucune formalité longue et minutieuse.

C’était même de tout autre chose qu’il était question, et les passagers se fussent rassurés s’ils avaient pu entendre le colloque qui s’engageait entre le commandant du Jean-Bartet son premier officier.

Celui-ci, quittant la passerelle, s’était rendu au salon réservé au commandant du paquebot. Son chef venait l’y rejoindre, il interrogeait :

— Vous me demandez, lieutenant ? Qu’y a-t-il donc ?

— Mon commandant, j’ai une dépêche de l’amirauté à vous transmettre.

— De l’amirauté ? sursauta le commandant. Que diable l’amirauté me veut-elle ?

— On nous pose, continua le lieutenant, une question extraordinaire. Je ne voulais pas vous déranger, et j’ai répondu non, tout d’abord, mais de terre on insiste, et l’on m’enjoint de vous prévenir. C’est pourquoi je me suis permis…

— Vous avez bien fait, lieutenant. Que désire l’amirauté ?

Un sourire ironique sembla un instant égayer le visage naturellement sévère du jeune officier. Il répondit brièvement :

— Voilà, mon commandant : la préfecture maritime nous fait signaler par le sémaphore, et cela en vertu d’un télégramme officiel émanant de Paris, cette demande laconique : le policier Juve est-il à bord ?

L’officier, en parlant, surveillait la physionomie du commandant du vaisseau, s’attendait à le voir éclater de rire, car il ne venait pas à la pensée du jeune homme que le célèbre policier pût être en réalité parmi les passagers du Jean-Bartsans qu’il le sût.

Or, le commandant du Jean-Bart, un vieux marin, qui depuis vingt ans traînait sur la mer et en avait connu toutes les traîtrises, toutes les colères, tous les sourires aussi, ne marquait aucun étonnement.

— Ah ! faisait-il simplement… Une dépêche officielle demande si le policier Juve est à bord ? Pourquoi veut-on savoir cela ? Vous l’ignorez ?

Le jeune officier secoua la tête.

— Non, mon commandant. On nous a encore signalé cette fin de dépêche :


Au cas où le policier Juve se trouverait à bord duJean-Bart, lui communiquer un ordre formel du préfet de police d’avoir à débarquer de toute urgence et à regagner la préfecture.


Le commandant du Jean-Bart, entendant cela, haussait les épaules. Il se promenait de long en large dans son salon, il paraissait fort ennuyé.

— Bon ! disait-il, c’est clair, c’est net, mais c’est bigrement fâcheux !

Et, très bas, il ajoutait :

— Oui, c’est bigrement fâcheux !

Le jeune lieutenant de vaisseau, cependant, allait de surprise en surprise. Il ne comprenait pas très nettement ce qui semblait fâcheux à son chef, et surtout il s’étonnait fort de son attitude, car il était toujours persuadé que le policier Juve n’était pas à bord, et qu’en conséquence la dépêche officielle était nulle et sans objet.

Brusquement, le commandant parut prendre une décision :

— C’est bien ! faisait-il. Signalez à la terre que nous allons faire le nécessaire !

Et comme le lieutenant de vaisseau saluait son chef et s’apprêtait à le quitter pour remonter sur la passerelle, le commandant ordonnait : Veuillez prévenir le commissaire du bord d’avoir à venir me parler immédiatement !

À l’instant même, cependant, où le marin donnait cet ordre, on frappait discrètement à la porte du salon.

— Entrez ! ordonna le commandant du Jean-Bart.

Un homme parut, qui pouvait avoir une quarantaine d’années, avait le masque énergique, l’attitude résolue, le geste large et décidé.

Il saluait profondément, en entrant, le commandant du navire, puis, en personnage qui se trouve en présence d’un ami, il déclarait sur un ton bonhomme où perçait une pointe de mécontentement :

— Eh bien, mon commandant, vos précautions étaient inutiles ! Vous savez ce qu’on signale de la terre ?

Le commandant du Jean-Bartsursauta :

— On me l’apprend à la minute, répondait-il. Mais vous comprenez donc les signaux, monsieur Juve ?

— Assurément, affirma le policier. Je les ai appris jadis au cours d’un voyage tragique que je fis au cap de Bonne-Espérance.

Et comme le lieutenant de vaisseau considérait l’étranger d’un air ahuri, Juve, car c’était bien Juve, tranquillement reprenait :

— Vous seriez aimable, monsieur, de signaler à la terre que je descends immédiatement. Quant à vous, mon commandant, je vous serais fort obligé de vouloir bien mettre à ma disposition une baleinière.

— Lieutenant, vous donnerez les ordres nécessaires !

Le commandant avait congédié son officier et il se retournait vers Juve.

Il marchait vers lui les bras tendus :

— Mon cher ami, déclarait-il, il n’y a point de ma faute dans ce qui arrive, je tiens à vous en avertir. Personne à bord ne se doutait de votre présence. J’avais scrupuleusement gardé le secret sur votre personnalité, j’ignore qui a pu renseigner le monde officiel sur votre embarquement à bord du Jean-Bart !

Juve, à ces mots, avait un petit haussement d’épaules résigné ; il ripostait sur un ton un peu las :

— Je n’en doute pas, mon commandant. Et puis, qu’importe ! du moment que le devoir est là, et que je suis forcé d’obéir !…

C’était toute la conclusion malheureuse d’un véritable petit complot ourdi par Juve que cette dépêche atteignant le Jean- Barten rade de Bordeaux et obligeant Juve à quitter le paquebot.

Pourquoi Juve, en effet, se trouvait-il à bord du transatlantique et pourquoi s’y trouvait-il caché incognito, voyageant sous un nom d’emprunt, et avec les apparences d’un très modeste voyageur de seconde classe ?

Juve s’était embarqué trois jours plus tôt à bord du Jean-Bartau Havre pour se diriger vers le Chili. Il s’y était embarqué pour donner satisfaction à Fandor qui, retenu auprès de sa mère par son devoir filial, se désespérait à la pensée qu’Hélène devait incessamment débarquer en Amérique du Sud et, seule là-bas, se trouver exposée aux pires tentatives du terrible Fantômas.

Juve était parti pour chercher la jeune femme et la ramener auprès de Fandor. Juve, toutefois, était parti fort discrètement, et peu rassuré sur les suites qu’allait avoir ce voyage.

Juve était en effet toujours inspecteur à la Sûreté. On lui accordait certes une grande liberté d’action et, en raison de ses mérites, en raison de son génie, en raison de son habileté de policier on ne l’ennuyait pas comme il se plaisait à le dire. Juve comptait toutefois, à la préfecture et parmi les bureaucrates, sinon quelques ennemis, du moins quelques adversaires. Ceux-là trouvaient que le policier en prenait souvent à son aise avec les exigences du service et estimaient que Juve, s’il était un bon agent de la Sûreté, était un déplorable sous-ordre.

— Il marche suivant sa fantaisie, disait-on, il fait ce que bon lui semble, il faudra que cela cesse !

Une campagne avait été menée traîtreusement contre lui, elle avait donné des résultats immédiats, puisque, au moment où Juve venait voir M. Havard et sollicitait de lui un congé nécessaire pour aller chercher Hélène, le chef de la Sûreté, brusquement, refusait toute permission de voyage à Juve.

— Vous vous occupez, disait avec un ricanement M. Havard, d’affaires privées ! Or, vous n’en avez pas le droit. S’il vous plaît de marier votre ami Fandor, démissionnez et vous serez libre. Mais, si vous voulez rester inspecteur de la Sûreté et émarger chaque mois au budget, demeurez en France. Vous êtes l’adversaire de Fantômas. Fantômas est en France, restez-y, vous aussi, et poursuivez la lutte !… Allez !

C’était net et précis, Juve avait fait la grimace, mais avait dû s’incliner.

Depuis longtemps, en effet, Juve savait que M. Havard, tout en étant fort aimable avec lui, était en réalité quelque peu son adversaire et son ennemi. Il y avait de la part du chef de la Sûreté à l’égard de Juve comme une véritable petite jalousie qui se traduisait souvent par de réelles injustices dont Juve n’était pas sans souffrir…

Cette fois-ci, toutefois, Juve avait estimé que M. Havard avait été trop loin. Juve n’était pas riche, il ne pouvait démissionner. Il avait d’autre part plus de cent fois risqué sa vie pour l’intérêt général, il trouvait qu’il méritait une autre récompense à ses bons et loyaux services qu’un refus partiel à une faveur si exceptionnellement sollicitée.

— On aurait pu me donner quinze jours de congé ! songeait-il. Et d’ailleurs…

À ce moment, Juve avait un sourire ironique, une idée extraordinaire lui venait. M. Havard lui ordonnait de poursuivre Fantômas. C’était la consigne impérative qu’on lui passait. Or, pourquoi voulait-il aller au Chili si ce n’était pour protéger Hélène des tentatives criminelles de Fantômas !

— Bon, songea Juve, j’ai fait une gaffe. J’ai demandé mes vacances pour aller rechercher Hélène, j’aurais dû au lieu de solliciter un congé, exiger des frais de route et présenter mon voyage comme une manœuvre policière à la rencontre du bandit !

Fort de ce raisonnement, Juve écrivait le lendemain au chef de la Sûreté une lettre assez peu explicite, dans laquelle il informait celui-ci qu’un hasard venait de le mettre sur la piste de Fantômas et qu’il partait à sa poursuite.

— On aura de mes nouvelles, disait Juve, dès que j’aurai un résultat !

Ayant joué avec les mots, commettant, pour la première fois peut-être, une irrégularité dans son service, par la faute de l’imbécillité malveillante de son chef, Juve allait s’embarquer au Havre sur le Jean-Bartpour partir au Chili.

Juve ne tenait pas toutefois à ce qu’on connût à la préfecture son escapade. Il s’inscrivait donc sur la liste des passagers sous un faux nom et, seulement pour tout prévoir, avertissait de sa véritable personnalité le commandant du navire, tout en lui demandant de lui garder un secret absolu à ce sujet.

Les choses avaient été fort bien jusqu’à Bordeaux, mais à Bordeaux Juve recevait un ordre formel d’avoir à regagner la terre.

— Zut ! grondait-il, cependant qu’une chaloupe le ramenait vers la côte. Comment diable, quai de l’Horloge, a-t-on pu savoir que j’étais à bord du Jean-Bart ?

On l’avait su à la préfecture, et Juve devait l’apprendre le soir même, de la façon la plus simple du monde. Le hasard seul avait trahi Juve. Un cinéma s’était avisé de prendre le départ du général mexicain lors de son embarquement sur le Jean-Bart.Juve, qui suivait l’étranger, avait été, sans s’en douter, photographié.

Un jour plus tard, le film était projeté dans un établissement des boulevards, un inspecteur reconnaissait Juve, signalait le fait, sans penser à mal, à M. Havard. Immédiatement, M. Havard envoyait la dépêche qui devait arrêter Juve !

Le policier apprenait tout cela le soir même de son débarquement à Bordeaux.

À peine avait-il rejoint la côte, en effet, qu’il sautait dans un rapide pour Paris et, aussitôt arrivé à Paris, il courait à la préfecture, où Léon et Michel le mettaient rapidement au fait.

— Très bien, remarqua Juve. C’est un bon savon en perspective de la part de M. Havard !

Il était alors onze heures tout juste. Juve pensait à aller se coucher, étant assez fatigué de son voyage en chemin de fer, lorsque Léon lui disait en souriant :

— Bah ! monsieur Juve, un savon du chef, cela n’a pas grande importance ! Et puis, Havard a bien d’autres choses en tête !… Il est dans son bureau, d’ailleurs. Voulez-vous le voir tout de suite ?

Juve hésita, puis se décida.

— Ma foi oui, autant en finir…

M. Havard était en effet dans son bureau. Il n’y était pas seul, il s’y trouvait en compagnie du directeur du service des recherches. Or, à peine Juve était-il entré dans le cabinet que M. Havard se levait, courait à sa rencontre les mains tendues. M. Havard était nerveux au possible, et cependant, à la grande surprise du policier, faisait à Juve le meilleur accueil.

— Écoutez, mon cher, commençait-il, je vous demande infiniment pardon de vous avoir fait revenir ainsi, mais, ma foi, je n’avais pas le choix des moyens, et l’on a besoin de vous à Paris.

— Vraiment ? dit Juve qui se tenait sur la défensive. Pourquoi, chef ?

— Parce que… parce que… nous sommes dans l’embêtement !

Et comme Juve considérait le chef de la Sûreté d’un air assez surpris, M. Havard, brusquement, expliqua sa pensée :

— Voilà, déclara-t-il, vous étiez parti pour l’Amérique du Sud afin d’y poursuivre Fantômas, n’est-ce pas ?

— Oui et non ! fit Juve, tenant toujours à ne pas se compromettre.

Mais M. Havard ne remarquait pas son hésitation. Il continuait en effet :

— Eh bien, si Fantômas est en Amérique du Sud, s’il a fichu le camp à l’étranger, laissons-le tranquille. Ici, à Paris, nous avons d’autres chiens à fouetter ! Figurez-vous, mon cher Juve, qu’il y a deux jours une affaire terrible et qui vise de hautes personnalités a eu lieu à Paris. Vous êtes seul de taille à débrouiller cette enquête. Évidemment, vous allez vous trouver en face d’un autre adversaire que Fantômas, car Fantômas n’est pas mêlé à cette histoire, mais tout de même elle vous intéressera…

Et, s’aidant d’un dossier qui traînait sur son bureau, donnant des détails que Juve prenait soigneusement en note, M. Havard faisait au policier le récit du crime extraordinaire qui s’était passé deux jours plus tôt chez Léon Drapier, et qui menaçait de tourner au scandale abominable.

— Voilà, achevait-il. Qu’en pensez-vous, Juve ? Qui a tué ? Et pourquoi a-t-on tué ?

Juve répondit qu’il n’en avait aucune idée, mais il n’était peut-être pas très sincère.

Juve, en effet, avait l’air brusquement intéressé par l’étrange histoire dont il venait d’écouter les détails.

Le policier, en sortant du cabinet du chef de la Sûreté, après avoir promis de mener l’enquête activement, articulait en effet d’un ton convaincu :

— Le chef est persuadé que ce n’est pas Fantômas que je vais avoir à combattre, est-ce qu’il ne se tromperait pas, par hasard ? Elle est tragique, cette aventure qui menace d’endeuiller toute la famille du directeur de la Monnaie !…

Juve rentra chez lui, rue Tardieu, fort préoccupé. Il répondit à peine aux questions, d’ailleurs flegmatiques, que lui posait le vieux Jean, étonné malgré son calme de le voir revenir.

Le vieux Jean croyait son maître parti pour deux mois, et Juve arrivait au bout de deux jours. Mais le vieux Jean avait bien trop l’habitude des excentricités de Juve pour s’étonner outre mesure.

— Mon lit est fait ? demandait Juve.

— Naturellement ! répondit le vieux Jean.

Et c’était en effet exact, la couverture était même préparée.

Ce même jour où Juve devait débarquer du Jean-Bartà Bordeaux, rentrer à Paris et apprendre de la bouche même de M. Havard qu’il allait être chargé d’une affaire assez grave et délicate, à trois heures de l’après-midi, deux inséparables amis déambulaient bras dessus, bras dessous le long des berges de la Seine, s’intéressant à la tranquille patience des pêcheurs à la ligne trempant leur fil dans l’eau sans risquer, et pour cause, de pêcher un seul poisson.

Les deux inséparables amis n’étaient autres que Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf.

Ils étaient tour à tour moroses, et tour à tour joyeux.

Bec-de-Gaz, d’un ton plaintif, déclarait :

— Moi, mon vieux, quand je vois tant d’eau, ça me fiche la pépie. Si qu’on allait s’offrir un verre de vin !…

À quoi Œil-de-Bœuf répliquait aimablement ;

— Parbleu, je n’y vois aucun inconvénient, ma vieille, seul’ment, tu m’as l’air d’oublier que j’suis nib de pèze en ce moment.

Le front de Bec-de-Gaz se rembrunit immédiatement.

— Ça, c’est bien vrai, déclarait-il. Depuis quelque temps, ce qu’on est fauchés tous les deux !…

Et, crachant de dégoût, Bec-de-Gaz poursuivait :

— Ah, elle est rien mauvaise, l’année !… Les bourgeois, y n’sortent plus !… L’commerce, ça n’donne rien !… J’ai pas seulement fait un mouchoir depuis trois jours !…

— Et moi, approuva Œil-de-Bœuf, j’ai pas même trouvé une thune et trois linvés dans le sac à or de la vieille que j’ai r’filé à la réunion !

Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf s’étaient improvisés pickpockets et voleurs à la tire depuis quelque temps. Par malheur, comme ils le disaient eux-mêmes, le commerce n’allait pas et ils ne se trouvaient pas sur le chemin de la fortune. Il y avait à cela une raison, il est vrai, c’est que Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, depuis les tragiques affaires du Jockey masqué, étaient devenus des habitués du champ de course.

Ils prétendaient fréquenter le turf pour y visiter les poches des joueurs, mais en réalité ils jouaient eux-mêmes, risquant avec une véritable frénésie les pièces de cent sous qu’ils gagnaient et gardant tout juste assez de lucidité pour mettre de côté chaque jour de quoi s’enivrer copieusement.

Or, il y avait eu précisément, la veille, un malentendu entre Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf. Chacun d’eux avait cru que l’autre gardait de l’argent, et chacun avait joué jusqu’au dernier centime, ce qui faisait qu’ils étaient à jeun et, n’étant pas ivres à cinq heures du soir, s’estimaient aux trois quarts malades.

Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, avançant sur les berges, sursautèrent tout d’un coup. On venait de les appeler.

— Eh là-bas, les aminches !…

— Quoi qu’y n’y a ? répondit Bec-de-Gaz, qui se retourna.

D’un tas de sable où il était vautré, un homme se levait qui appelait toujours :

— Radinez voir, quoi ! Non c’que vous avez l’air marioles, tous les deux… On r’connaît donc plus les poteaux ?

Alors Œil-de-Bœuf eut un grand cri, un cri de joie qui lui venait du cœur.

— Ah bon Dieu, commençait-il, Dégueulasse !…

Au même instant, une autre tête apparaissait, que Bec-de-Gaz identifia à son tour :

— Et Fumier ! dit-il.

Là-dessus, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, au comble de la joie, s’envoyèrent des grandes claques sur les cuisses, en signe de satisfaction. Ils étaient évidemment très heureux de retrouver les deux amis Dégueulasse et Fumier avec qui, jadis, ils avaient fait de si bonnes parties.

Dégueulasse, cependant, était toujours aplati sur son tas de sable. Il invitait :

— Eh bien, montez-donc, rappliquez, les oiseaux ! Y a d’la place pour tout l’monde ! Et si c’est que vous n’êtes pas milliardaires, vous n’perdrez peut-être pas vot’temps…

L’invitation était séduisante, elle semblait sous-entendre une offre alléchante. Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf ne se la firent pas répéter deux fois.

— Voilà, présents ! ripostait Bec-de-Gaz. On s’amène !…

Œil-de-Bœuf demandait en même temps :

— Mais qu’est-ce que vous foutez-là, bon sang, Dégueulasse et Fumier ?

Dégueulasse se découvrit :

— Nous, dit-il, on r’garde l’institut. Ah, et puis, encore, on s’inspire de la Beauté…

Et Fumier ajoutait avec un sourire :

— On a des dames, d’abord !…

De fait, il y avait des dames, il y avait une dame plutôt, avec Dégueulasse et Fumier. Elle était, comme ses compagnons, étendue tout de son long sur la pyramide de sable et elle se chauffait au soleil, les bras écartés, les jambes croisées, tout en couvant d’un œil attendri un grand diable qui, sale à faire peur, l’air voyou au possible, se grattait la tête avec conviction, se livrant évidemment à une chasse des plus fructueuses.

Œil-de-Bœuf, du coup, s’enthousiasma.

— Ah bien alors, fit-il, vous avez trouvé le bon coin, vous autres !… On est rudement bien, là-haut !… Et du moment qu’y a du sesque !…

Mais Dégueulasse rappelait déjà son ami aux convenances.

— Toi, disait-il gentiment, tâche de t’coller un bouchon ! Madame est à la colle solide avec monsieur ! Écoute voir un peu que j’fasse les présentations !

Et Dégueulasse faisait en effet les présentations.

— Madame, disait-il, c’est une garce qu’est rien gironde. C’est la Puce, qu’elle s’appelle, et son homme c’est Mon-Gnasse… Quant à c’qui est de leurs professions et de leurs titres, c’est exactement comme les nôtres, y n’s’en vantent pas…

Cela laissait entendre que ni Mon-Gnasse ni la Puce n’avaient un casier judiciaire rigoureusement vierge.

Bec-de-Gaz, en l’apprenant, eut un sourire satisfait.

— Bon, dit-il, dans c’cas, on est frangins.

Et, continuant à exprimer franchement sa pensée, Bec-de-Gaz ajoutait :

— Seul’ment, voilà, j’ai la pépie. Vous n’aureriez rien à boire, par hasard ?

Dégueulasse éclata de rire.

— C’te question ! remarquait-t-il.

Ses mains sales fouillèrent un instant le tas de sable, il exhiba un litre qui y était couché, dissimulé.

— Colle-toi ça dans l’alambic ! conseilla-t-il.

Bec-de-Gaz ne se le fit pas dire deux fois. Il donna une longue accolade à la bouteille, puis la passa à Œil-de-Bœuf.

— À toi, vieux frère !

Et Bec-de-Gaz claquait de la langue, satisfait.

— C’est du fameux ! déclarait-il. D’où diable que vous t’nez ça ?

Sans rire, Dégueulasse riposta :

— De not’travail.

Et comme Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf haussaient les épaules plaisamment, marquant ainsi qu’ils ne coupaient pas dans le pont et qu’il ne fallait pas venir leur raconter qu’il s’agissait de bien licite, Fumier lui-même appuya les paroles de son copain :

— Mon vieux, tu t’la fourres dans l’œil… C’est comme j’ai l’honneur de t’le dire. C’est not’turbin qui nous rapporte ça. Et d’abord on embauche ! Œil-de-Bœuf et toi, c’est-y que vous voulez gratter avec nous ?

La Puce, en écoutant ces propos, avait relevé la tête. Elle tapa du pied dans le dos de Mon-Gnasse.

— Ouvre donc tes esgourdes, conseillait la Puce. Y a les frères qui jactent…

Cette remarque causa un certain malaise. Mon-Gnasse, en effet, s’était brusquement retourné. Il jetait à Dégueulasse et à Fumier un ordre impératif :

— La ferme, vous !… Bon Dieu, vous n’allez pas débiner l’truc ?

Sur quoi Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf se vexèrent immédiatement.

Comment, il y avait un truc, et on ne voulait pas le leur confier ! Peut-être bien que c’était une manigance qui rapportait du pèze !… Eh ! mais, par exemple ! Ils n’entendaient pas qu’on leur fasse passer ça sous le nez !…

Une convoitise ardente se lisait désormais dans leurs yeux. Ils étaient prêts à se fâcher. Dégueulasse apaisa la querelle :

— Boucle, Mon-Gnasse, conseillait-il, c’est pas parce que t’es nouveau dans la bande qu’y faut en r’montrer aux vieux comme nous… Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz c’est des frangins qu’on peut tout leur dire. Si l’patron était là, il les embaucherait, et y en a pour tout l’monde d’abord…

Mais Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz ne comprenaient toujours pas de quoi il s’agissait, et quel mystère on voulait leur cacher.

Bec-de-Gaz interrogea :

— Enfin quoi… crachez donc dans la soupe, et que ça finisse ! De quel patron qu’vous parlez ? Pour qui qu’c’est qu’vous turbinez ?

Dégueulasse eut un ricanement. Il articula, très fier :

— Tu d’mandes le nom du patron ? Eh bien, voilà, Œil-de-Bœuf, tu vas comprendre tout d’suite que c’est du turbin intéressant. L’patron, c’est l’patron !…

Il disait cela d’un tel ton, que Œil-de-Bœuf roula des yeux effarés.

— Hein, fit-il, Fantômas ? C’est Fantômas qui vous a embauchés ?

— Soi-même ! fit Dégueulasse fièrement.

Et comme Œil-de-Bœuf s’étonnait encore :

— Non, vrai, c’est pas possible, y a si longtemps qu’on n’en avait pas d’nouvelles !… Il avait si bien abandonné les copains !…

Dégueulasse appelait en témoignage ses amis :

— Ma vieille branche, insistait-il, Fumier, Mon-Gnasse et la Puce te le diront tout comme moi ! C’est pour Fantômas qu’on turbine, et l’métal dans lequel on turbine, c’est de l’or…

— De l’or ? répéta Bec-de-Gaz dont la face s’épanouissait d’aise. Ah çà ! Quel métier exercez-vous donc ?

Ce fut Mon-Gnasse qui répondit ; il le fit avec un grand sérieux paraissant jouir d’avance de la surprise d’Œil-de-bœuf et de Bec-de-Gaz :

— Le métier qu’on fait ? demanda-t-il, eh bien, voilà, on est « gratteurs », ou, si t’aimes mieux, on est « découvreurs ».

Et Mon-Gnasse s’interrompait pour demander :

— Passe-moi donc le litre, Dégueulasse, si c’est qu’il le caresse encore, sûr que Fumier va tout licher !…

Le tas de sable miroitait au soleil, se pailletait d’étincelles, et la Seine qui le frôlait avait des reflets moirés.

En vérité, comme l’avait dit Œil-de-Bœuf c’était un joli coin pour causer.

Les apaches allaient causer longuement d’ailleurs, l’heure des confidences sonnait. Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz devaient apprendre d’étranges choses…





V



Les incorrections de Juve

— Allez donc ouvrir, Caroline ; n’entendez-vous pas qu’on sonne ?

Eugénie Drapier, qui se tenait dans la galerie, appelait par deux fois la cuisinière.

Celle-ci enfin apparut, surgissant du couloir de la cuisine. Elle était essoufflée, écarlate, car elle venait de quitter son fourneau qu’elle chauffait à force.

Elle gronda :

— C’est pas Dieu possible de faire un service pareil ! Il y a huit jours… on était trois domestiques, la femme de chambre, le valet de chambre et moi. Voilà la femme de chambre qui tombe malade, le domestique qu’on assassine, qu’est-ce qui va arriver à la cuisinière ?

— Cela s’arrangera, ne vous mettez pas en colère, ma bonne Caroline ! recommandait M me Drapier, vous comprenez qu’il n’y a pas de notre faute dans tout cela et que nous en sommes les premiers ennuyés ?

Caroline, qui était une brave fille, s’adoucissait.

— Oh ! je sais bien qu’il n’y a pas de la faute de madame ni de monsieur !

Et elle allait entreprendre une conversation, lorsqu’un troisième coup de sonnette retentit, plus impérieux, plus prolongé que précédemment.

— Allez ouvrir, Caroline ! supplia M me Drapier, laquelle s’éclipsait aussitôt, entrant dans le petit salon attenant à la salle à manger.

Caroline ouvrit.

Il y avait sur le palier un monsieur qui attendait. La cuisinière, au premier coup d’œil, jugea que c’était quelqu’un de comme il faut, car il était bien chaussé, il était coiffé d’un chapeau melon de bonne forme, revêtu d’un pardessus au col de velours, à la coupe anglaise, à l’étoffe élégante et riche.

Il pouvait avoir une quarantaine d’années environ, ses cheveux, à ses tempes s’argentaient légèrement.

Le visiteur fit un imperceptible signe de tête et demanda à la domestique :

— M. Drapier est-il visible ?

Caroline n’avait pas l’habitude des relations extérieures ni des rapports officiels avec les maîtres, elle savait toutefois qu’il ne fallait jamais répondre ni oui ni non à de semblables questions, mais dire simplement :

— Je ne sais pas ! Je vais aller voir ! Si monsieur veut attendre…

Elle articulait la phrase classique que le visiteur approuva d’un léger signe de tête.

Il pénétrait à la suite de la cuisinière dans la galerie. Caroline se retourna et lui demanda :

— Qui annoncerai-je à monsieur, si monsieur est là ?

Le visiteur avait posé son chapeau, il articula :

— Vous annoncerez M. Juve !

— Monsieur Juve ! s’écria Caroline, ah ! par exemple ! L’agent de police ?

Juve esquissa un ironique sourire.

— Agent de police, fit-il, si vous voulez.

Caroline, toutefois, demeurait abasourdie, elle regardait l’inspecteur de la Sûreté et son visage exprimait une réelle émotion.

— Mon Dieu, mon Dieu, balbutia-t-elle, c’est vous M. Juve !… Le fameux Juve !

— N’exagérez pas !

— Oh, fit Caroline, j’ai bien souvent entendu parler de vous, lu votre nom sur les journaux !…

Elle s’arrêtait net et reprenait, presque terrifiée :

— Ah ça ! vous croyez donc que Fantômas est compromis dans l’affaire ?

— Pourquoi ? demanda Juve interloqué.

— Mais parce que, monsieur… fit naïvement la brave cuisinière, chaque fois qu’il s’agit d’une affaire de Fantômas, vous y êtes mêlé, chaque fois que vous vous occupez d’un drame, c’est qu’à ce drame se mêle le nom de Fantômas… Enfin, comme qui dirait, dès qu’il y a du grabuge quelque part, là où on trouve Juve, on trouve Fantômas, et là où vient Fantômas, Juve ne tarde pas à arriver ! Je m’explique peut-être mal, mais c’est là ma façon de penser !

Juve, malgré lui, souriait…

— Fantômas n’est pas nécessairement dans toutes les affaires dont je m’occupe, et rien ne prouve qu’il soit intervenu dans l’assassinat de ce malheureux Firmin ! Mais le temps passe et vous seriez bien aimable de m’annoncer à M. Drapier. N’est-ce pas, ma bonne Caroline ?

La cuisinière qui tournait les talons s’arrêta, stupéfaite :

— Vous me connaissez, monsieur Juve ?

— Depuis cinq minutes, oui !

— Mais vous savez mon nom !

Le policier souriait encore :

— Affaire d’habitude, nous sommes tous comme ça, nous, les agents de la police, mais ne vous émotionnez pas et dépêchez-vous !…

« M me Drapier, tout à l’heure, semblait fort ennuyée du temps que vous mettiez à venir ouvrir, et je suis convaincu que M. Drapier, qui travaille actuellement dans son bureau, doit se demander quels sont les gens qui bavardent ainsi dans son antichambre !

Caroline était de plus en plus étonnée.

— C’est pas Dieu possible, murmura-t-elle, ces gens de la police savent tout !

Elle interrogeait Juve.

— Qui c’est qui vous a donc dit que monsieur était là ? Je parie que c’est encore la concierge ; cette femme se mêle de tout ce qui ne la regarde pas !…

— Ça n’est pas la concierge, fit Juve doucement, c’est son chapeau.

— Son chapeau ? Elle n’a pas de chapeau !

Juve insistait toujours avec calme.

— Je vous parle du chapeau de M. Drapier qui est pendu ici à ma droite, au porte-manteau, et dont le cuir intérieur est encore tout luisant de la légère transpiration de M. Drapier, ce qui prouve qu’il est rentré il y a dix minutes à peine et qu’il a marché très vite, car il ne fait pas une température à transpirer, si l’on marche à son pas !

— Mais, vous êtes sorcier !

— Ma bonne Caroline, interrompit Juve, je suis surtout un peu pressé, voulez-vous avoir l’obligeance de prévenir ?

Enfin, Caroline se décidait…

Et perdant de plus en plus la tête, au lieu d’observer les règles protocolaires, elle ouvrit simplement en grand la porte du cabinet de M. Drapier, et d’une voix de stentor annonça :

— Monsieur Juve, agent de police !

— Elle y tient décidément, pensa l’inspecteur de la Sûreté !

Juve, toutefois, avait trop le respect et l’amour de sa profession pour estimer qu’il y avait quelque chose de dégradant dans la qualification d’agent de police…

M. Drapier se leva, et vint au devant du célèbre personnage.

Il lui désigna un siège, d’un air grave et compassé, Juve fit semblant de ne pas apercevoir cette offre et resta debout cependant qu’il prenait un air aimable, pour entreprendre sa conversation avec M. Drapier.

C’était la première fois que le policier venait à la maison du crime.

Assommé d’être obligé d’interrompre son voyage, il n’avait consenti à s’occuper de l’affaire qu’avec une certaine mauvaise grâce.

Il estimait qu’elle s’embarquait fort mal pour lui, les conditions de l’assassinat étaient mystérieuses, les motifs du crime n’apparaissaient point, la qualité de la victime, c’était triste à dire, mais vrai, n’avait rien de bien sensationnel, et enfin Juve considérait qu’il était dans une situation peu favorisée, par ce fait qu’il n’avait pas assisté aux premières constatations et que très certainement il n’arriverait jamais à reconstituer exactement ce qui avait pu se passer.

Toutefois, ces objections, lorsqu’il les avait eu faites dans son esprit, n’avaient pas été pour le décourager, bien au contraire !

Juve, en effet, estimait que dans ces sortes de problèmes plus les inconnues sont nombreuses, et plus les problèmes sont attrayants.

Toutefois, au lieu d’aller vite en besogne, il se proposait d’agir doucement, de faire une enquête de tout repos.

Il s’était fait préciser les détails du crime par le commissaire de police, il avait noté la position dans laquelle on avait retrouvé le mort dans le cabinet de travail de M. Drapier et, bien qu’il se trouvât pour la première fois dans cette pièce, dont la disposition des meubles avait été changée, il se rendait parfaitement compte de l’endroit exact où était tombé le cadavre.

Il y avait, recouvrant le tapis qui était étendu sur le plancher, de petits tapis en peau de chèvre, disposés çà et là. Juve, qui ne s’était pas assis, malgré l’invitation de M. Drapier, alla soudain près d’un petit guéridon, enleva le petit tapis qui était à sa base, et découvrit alors une tache brunâtre, qu’il considéra quelques instants.

— C’est là, n’est-ce pas, monsieur, fit-il, que s’est produit l’épanchement de sang ?

Drapier paraissait étonné mais voulut n’en rien montrer, et se contenta de répondre :

— En effet, monsieur !

Juve, d’ailleurs, n’attendait pas d’approbation.

Il avait sorti de sa poche un mètre et un morceau de craie et sur le tapis il traçait quelques lignes, sans souci de faire des saletés.

— Oui, continua-t-il, comme s’il se parlait à lui-même, il avait les pieds tout près de la cheminée, et s’il est tombé de côté, c’est parce qu’en s’effondrant sa tête est venue heurter le bureau de travail et qu’elle a rebondi en avant…

« Voilà, d’ailleurs, la trace bien nette de ce choc…

Juve appuyait le doigt sur l’angle du bureau empire de M. Drapier, et le directeur de la Monnaie, machinalement, regardait. Il remarquait en effet une légère écorchure au vernis du panneau.

Juve, alors, se dirigea du côté de la fenêtre et, de la façon la plus indifférente, demanda à M. Drapier :

— Voulez-vous avoir l’obligeance de m’ouvrir cette fenêtre ?

Léon Drapier obéissait sans comprendre.

Juve s’éloignait.

— Restez là, dit-il à Drapier qui voulait faire comme lui.

Le directeur de la Monnaie obéit.

— Merci ! lui cria le policier du milieu de la pièce ; maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, ayez donc l’obligeance de fermer cette fenêtre, car il me semble qu’il ne fait pas très chaud !

Ces paroles simples, qui semblaient cependant dissimuler un projet mystérieux, étonnaient profondément le directeur de la Monnaie…

Léon Drapier, toutefois, n’osait rien dire ; il savait que Juve, dont la réputation était mondiale, passait pour un original et qu’il aurait été d’une mauvaise politique de le contrarier.

Après avoir ouvert la fenêtre, Léon Drapier la referma donc ; or, comme il tournait l’espagnolette, la voix de Juve retentit à nouveau.

Elle était toute changée, elle se faisait désormais aimable, cordiale ; Juve, du milieu de la pièce, appelait Léon Drapier et lui disait :

— Et maintenant, monsieur, voulez-vous que nous causions ?

— Certainement ! articula Léon Drapier.

Juve l’invitait aimablement.

— Prenez donc la peine de vous asseoir !

Machinalement, Léon Drapier obéissait et s’installait dans un fauteuil, constatant que Juve avait, sans la moindre vergogne, pris sa propre place devant son bureau.

— Ce policier, pensa-t-il, manque d’éducation ; il m’invite à m’asseoir chez moi, alors que ce devrait être le contraire, et il s’installe à la place où j’ai l’habitude de me mettre !

Mais Léon Drapier rougit soudainement ; Juve, en effet, qui avait parfaitement lu dans ses yeux sa pensée, lui répondait d’un air ironique :

— J’ai l’air mal élevé comme cela, mais au fond, je le suis moins que je n’en ai l’air ! Et si j’ai pris votre place, monsieur le directeur, c’est parce qu’au fond je suis un maniaque ! Vous m’en excuserez !

Léon Drapier ne savait que répondre…

Juve, d’ailleurs, ne laissait pas tomber la conversation.

— Vous devez être fort occupé, monsieur Drapier, déclarait-il, en votre qualité de directeur de la Monnaie ? C’est là une situation très importante et qui comporte d’extrêmes responsabilités ; toutefois, j’imagine que la direction de cette usine d’un caractère si spécial… doit être fort attrayante…

— Mais certainement, monsieur, répliquait Drapier, qui s’imaginait peu qu’on allait le questionner sur ses occupations.

Juve, toutefois, poursuivait :

— Vous êtes en somme une personnalité dans le monde des fonctionnaires, et vous devez sans cesse être sollicité pour des recommandations ; si j’en juge par l’importance de votre appartement, non seulement vous êtes riche, monsieur Drapier, mais encore vous devez beaucoup recevoir ?

— C’est-à-dire, fit Drapier, que pendant la saison nous voyons quelques amis, mais ma femme est très sédentaire…

— Je sais, oui, elle sort rarement !

— Pour ainsi dire jamais ! poursuivit Drapier.

— Ce n’est pas comme vous, sourit aimablement Juve, vous appréciez la vie parisienne, charmante, d’ailleurs. Les restaurants élégants ont l’honneur de vous compter au nombre de leurs clients ?

Interloqué, Drapier interrogea :

— Mais comment savez-vous cela ?

— Parce que c’est de notoriété publique, monsieur Drapier, sans doute !

— Vous m’étonnez, fit le directeur de la Monnaie. Je ne dis pas que je ne vais pas quelquefois au restaurant, mais on ne m’y connaît pas sous mon nom et bien peu de gens peuvent m’y voir…

— C’est juste ! fit Juve. J’imagine en effet que si vous allez dans les restaurants parisiens, vous y dînez dans les cabinets particuliers !

— Pardon, monsieur, interrompit Drapier, il me semble que ce sont là des questions d’un ordre tout à fait privé et qui ne concernent guère l’enquête que vous êtes venu faire à mon domicile ?

Juve protestait d’un geste de la main.

— Excusez-moi, monsieur Drapier, en effet, notre conversation s’est égarée à mon insu, nous bavardions agréablement, j’oubliais mon rôle.

« Voyons, je redeviens l’inspecteur de la Sûreté, monsieur Drapier ; veuillez me raconter les circonstances dans lesquelles le drame découvert chez vous est survenu.

« Mais avant que vous ne commenciez, monsieur Drapier, je dois vous dire que j’ai lu votre déposition au commissariat de police, et que si vous n’avez rien d’autre à y ajouter, il est inutile de me répéter les faits que je connais !

— Je n’ai rien d’autre à dire, en effet, monsieur Juve… Mais pardon, que faites-vous ?…

Drapier considérait à ce moment le policier non sans stupéfaction.

Juve, en effet, se livrait à une étrange besogne.

Juve, tout en bavardant avec M. Drapier, avait sorti de sa poche un petit trousseau de clefs, il les essayait les unes après les autres, puis, ayant fini par en découvrir une qui ouvrait l’un des tiroirs, il fouillait dans ce tiroir, en sortait des papiers, que, sans la moindre vergogne, il se mettait à lire.

— Voyez, déclara-t-il très simplement à M. Drapier, sans paraître se rendre compte de l’incorrection qu’il commettait, voyez, monsieur, comme le hasard sert souvent la police !

« Je venais chez vous dans l’intention de vous demander à voir les certificats qui vous ont décidé à engager ce malheureux valet de chambre !

« Or, voici que sans vous occasionner le moindre dérangement, je trouve ces certificats dans votre bureau. Vous me permettez, n’est-il pas vrai, de les emporter ?

Drapier était si abasourdi qu’il ne répondait absolument rien.

Juve, cependant, parcourait les fameux certificats si élogieux qui avaient si aisément décidé M me Drapier à choisir son valet de chambre.

— C’est curieux ! articula-t-il, Alvarez ?… Alvarez Cruisa ?… Voilà un consul du Mexique que j’ai rarement vu figurer dans les annuaires !… Ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’il habitait, à Paris, une rue ne comportant que quatorze numéros, quinze au maximum, or le certificat indique que son domicile se trouvait au numéro 27 !…

— Ah ! vraiment, vous croyez ? fit dès lors M. Drapier qui, intrigué, se rapprochait de Juve, venait voir le certificat.

Le policier se mit à lire, il regardait l’autre certificat fourni par une certaine baronne de Laverdier .

— La baronne de Laverdier, fit Juve, j’ai connu cela, autrefois, grand nom de l’Empire, famille disparue, si je ne me trompe, avec le décès du fils unique de la baronne, mort dans une maison de fous !

« Il faut décidément tout savoir, lorsqu’on est de la police, n’est-il pas vrai, monsieur Drapier ?

— Monsieur Juve, articula le directeur de la Monnaie, vous commencez à m’inquiéter sérieusement. Je comprends où vous voulez en venir, vos observations ne tendent-elles pas à conclure que ces certificats étaient faux ?

— Je n’affirme rien ! fit Juve, mais à vous parler franchement, ma conviction est faite, ces certificats sont faux, la seule chose intéressante d’ailleurs, c’est de savoir qui les a fabriqués…

— Ce ne peut être que le domestique lui-même, articula Léon Drapier.

— Ce que vous dites semble logique au premier abord, poursuivit Juve, malheureusement l’observation démontre le contraire !

« Je suis un peu graphologie, monsieur Drapier ; à mes moments perdus, j’étudie, comme cela, les écritures. C’est une science à laquelle je crois et je ne suis d’ailleurs pas le seul !

« Or, il ressort de mon examen que ces certificats ont été rédigés par une main féminine, et que la personne qui les a écrits, sans avoir une éducation bien extraordinaire, possède néanmoins une bonne petite instruction…

« Elle ne manque pas d’une certaine ambition – un bon sentiment –, elle aime l’argent, le luxe, elle professe pour tout travail matériel une paresse irréductible… Mais voilà que je m’emballe, monsieur Drapier, sur la graphologie, or, nous sommes ici pour autre chose !

« Mon Dieu, monsieur Drapier, que c’est remarquable d’avoir de l’ordre comme vous en avez ! Les tiroirs de votre bureau sont rangés à merveille ; vous m’excuserez, n’est-il pas vrai, de les fouiller comme s’ils m’appartenaient ? Mais c’est un usage consacré par la loi qui permet aux inspecteurs de la Sûreté de visiter les objets personnels de leurs clients, or j’ai l’honneur de vous compter comme client et même, à ce propos, je solliciterai de votre obligeance une faveur…

Drapier était de plus en plus interloqué par l’attitude de son interlocuteur.

Vraiment, ce Juve était un original, avec qui il ne fallait s’étonner de rien !

— Que va-t-il me demander encore ? songea Drapier.

Or la requête de Juve était si simple que le directeur de la Monnaie en fut presque désappointé.

— Je voudrais avoir, fit Juve, votre carte de visite.

— Vraiment ? il y en a dans mon tiroir de gauche.

— Pas celle-là, interrompit vivement le policier, une de celles que vous avez certainement dans votre portefeuille ?

— Soit ! fit Drapier, qui ne savait pas où Juve voulait en venir.

Comme il sortait son portefeuille de sa poche pour en retirer le carton demandé, une enveloppe tomba.

Juve, avec une soudaine rapidité, se précipitait, la ramassait.

La lettre était adressée : M. Léon Drapier. Juve tressaillit légèrement en apercevant la suscription de l’enveloppe !

Toutefois, avec une incorrection parfaite, il sortait de cette enveloppe la lettre qui s’y trouvait…

Drapier redevenait tout rouge.

— Monsieur ! commença-t-il.

Juve l’interrompait encore d’un sourire.

Affectant de ne point regarder la lettre, il la tendait au bout de son bras à Drapier.

— Reprenez ceci qui vous est absolument personnel, monsieur, et permettez-moi simplement de conserver l’enveloppe ! Oui, je collectionne les vieux timbres ! même les plus communs !

« Mais revenons, si vous voulez bien, car tout ceci n’a aucune importance, à la question de ces certificats…

« Il est véritablement étrange que ce domestique que vous avez engagé fût porteur de deux certificats, que nous sommes disposés l’un et l’autre à considérer comme faux.

« Entre nous, M. Drapier, voyons, ce Firmin avait-il bien l’allure d’un domestique ? D’après vous, était-il de la partie ? Ça se voit tout de suite, ces choses-là.

La question que venait de poser Juve, après tant de circonlocutions en apparence inutiles, tombaient évidemment dans un très bon terrain, car M. Drapier poussa une sorte de soupir de soulagement.

— Eh bien, fit-il, je ne suis pas fâché de vous donner mon opinion. Dès la première heure, dès le premier instant où je vis cet homme, ce Firmain, j’ai eu l’impression qu’il avait quelque chose de louche et qu’il était chez moi pour un tout autre motif que le simple but d’y gagner soixante-dix francs à faire mes bottines, brosser mes vêtements et me servir à table !

— C’était, d’après vous, fit Juve, un cambrioleur, un bandit ?

— À vous dire vrai, répliqua M. Drapier, je ne le crois pas ! Et je me suis demandé même si ce n’était pas un policier… un espion !

— Un policier ! un espion ! Pourquoi ?

Juve, sincèrement, dès lors, interrogea du regard son interlocuteur qui se rapprocha de lui et articula à voix basse :

— Voyez-vous…, je me méfie de ma femme et surtout de sa tante, je me défie de tante Denise qui habite Poitiers et qui devait arriver ces jours-ci, pour passer comme d’ordinaire le printemps avec nous…

« Ma femme est la meilleure personne qui existe au monde, elle est incapable de soupçonner quoi que ce soit, et surtout qui que ce soit, mais il n’en est pas de même de sa tante !

« C’est une personne inquiète, méfiante, vindicative, qui est capable d’employer tous les moyens pour se renseigner !

— Ah ! ah ! fit Juve, mais cependant, monsieur Drapier, vous n’avez rien à cacher ?

— Moi ! monsieur Juve ! absolument rien !

— C’est bien ce que je pensais. Vous êtes un haut fonctionnaire, officier de la Légion d’honneur, directeur de la Monnaie, marié à une femme charmante, vivant très retiré avec elle, soit seul, soit en compagnie de votre parente, la tante Denise, lorsque celle-ci vient à Paris, c’est parfait, parfait, je vous félicite vivement…

Tout d’un coup, Juve changea de ton :

— Dites-moi, monsieur Drapier… une simple question encore.

Le directeur de la Monnaie posa son regard perplexe, inquiet, sur celui du policier.

— De quoi s’agit-il ?

— Dites-moi, monsieur Drapier, est-elle brune ou blonde ?

Le directeur de la Monnaie se leva :

— Brune ou blonde ? De qui voulez-vous parler ? de la tante Denise ?

— Non pas ! fit Juve, je ne connais pas votre tante Denise, mais je suis convaincu qu’elle doit avoir une chevelure grisonnante, des cheveux très tirés et quelque peu jaunis à la naissance de la raie… qu’elle doit porter au milieu de la tête, ainsi qu’au bout du chignon. Je ne me permettrais point de vous demander au surplus des détails de ce genre sur quelqu’un de votre famille…

« Voyons, monsieur Drapier, répondez-moi, est-elle brune ou blonde ?

Drapier demeurait perplexe, ne répondait point. Juve insista :

— Eh bien, je vais vous le dire ! Elle est blonde, et lorsqu’elle vous écrit elle rédige ses lettres dans son cabinet de toilette avant d’être coiffée et, cependant qu’elle écrit, ses cheveux épars sur ses épaules font à son visage un cadre fort seyant !

Cependant que Juve parlait, M. Drapier haletait, son visage devenait blême.

— Monsieur, jusqu’à présent, vous m’avez parlé sur un ton d’ironie persifleuse que j’ai toléré, eu égard à votre situation, mais n’oubliez pas que je suis moi-même un fonctionnaire, un haut fonctionnaire, et que vos insinuations peuvent paraître du plus mauvais goût. Où voulez-vous en venir et que signifient ces propos ?

Juve ne s’émotionnait pas, bien au contraire !

— Je voulais dire simplement ceci, monsieur Drapier, et, je vous en supplie, ne vous en formalisez pas ! Je veux dire que vous avez une petite amie, une maîtresse, que cette maîtresse, vous sortez fréquemment avec elle et que vous allez dîner en sa compagnie dans les restaurants à la mode… mais en ayant soin de prendre un cabinet particulier pour n’être point reconnu !

« Je veux dire, chose que vous ignorez certainement à l’heure actuelle, qu’il y a un lien indiscutable entre l’assassinat de Firmain, votre valet de chambre ou soi-disant tel, et vos relations amoureuses ! Voilà, monsieur, ce que je puis vous révéler pour le moment !

« J’aurai l’honneur de vous revoir bientôt. En attendant, je vous invite à vous tenir à la disposition de la justice !

Juve proférait ces dernières paroles sur un ton très sec. Il se levait. M. Drapier se précipita vers lui.

— Je vous prie de m’excuser, monsieur Juve. Je viens d’avoir à votre égard un mouvement de vivacité que je regrette profondément, car je sais avec quelle conscience et avec quelle correction vous menez votre enquête, mais vous m’avez désespéré, car ce que je croyais absolument secret, je vois que vous le saviez déjà !

« J’imaginais que nul n’était au courant de la liaison avec Paulette, et je suis désespéré !…

Juve interrompait son interlocuteur :

— Vous étiez dans le vrai, monsieur, dit-il, votre liaison n’est pas connue, étant donné que je l’ignorais il y a encore cinq minutes… et si cela peut vous tranquilliser, je n’ai aucune raison de vous le dissimuler, je l’ai apprise en causant avec vous !

— En causant avec moi !…

— Oui, monsieur ! Oh ! la chose est très simple. Dans ce petit vide-poche, où vous mettez le soir avant de vous coucher les menus objets que vous retirez de vos vêtements, se trouvent quelques cure-dents enveloppés dans du papier, lesquels portent la suscription, l’adresse des restaurants à la mode. Ceci me prouva que vous alliez parfois dîner au restaurant…

« Pas avec M me Drapier ! m’avez-vous dit ! Elle ne sort jamais ! J’ai insinué que vous étiez populaire dans ces établissements, vous m’avez répondu qu’au contraire, nul ne vous y rencontrait !…

« C’était donc que vous alliez dans les cabinets particuliers !

« On ne va pas seul dans un cabinet particulier, on y va toujours à deux, quel était l’autre ? Je vous ai demandé votre carte de visite pour vous inciter à sortir votre portefeuille, c’est là d’ordinaire qu’on met les lettres qui ne doivent point traîner…

« Précisément, l’une de ces lettres est tombée de votre poche, je vous l’ai rendue… Son contenu ne m’intéresse pas, mais j’ai gardé l’enveloppe et j’ai trouvé, à l’endroit où la fermeture porte de la gomme, un cheveu qui s’est intercalé… C’est en mouillant avec ses lèvres cette gomme que M lle Paulette a pris un de ses cheveux qui est resté dans l’enveloppe !

« Il y a en outre, sur cette enveloppe, quelques taches très caractéristiques, provenant de l’eau dentifrice qu’emploie votre charmante amie, car je ne doute pas qu’elle ne soit charmante, c’est ce qui m’a permis de conclure que M lle Paulette, puisque Paulette il y a, a l’habitude d’écrire sa correspondance dans son cabinet de toilette avec ses cheveux étendus sur ses épaules… Et voilà !

Léon Drapier restait abasourdi devant les logiques déductions de Juve.

Il abandonnait son air arrogant et il se fit très humble désormais, pour murmurer à voix basse :

— Monsieur Juve, je vous admire, et je m’excuse encore une fois de l’attitude que j’ai eue à votre égard. Écoutez-moi bien. Je vous jure que je ne sais ce qui s’est passé… Je vous jure que je ne suis pour rien dans cette mystérieuse affaire… Un seul point au surplus me préoccupe et m’inquiète, surtout qu’on ne sache jamais chez moi que j’ai une maîtresse et que je suis en relation avec Paulette de Valmondois !

Juve souriait aimablement.

— Vous pouvez compter sur moi, déclara-t-il d’un ton sincère, pour être la discrétion même ; puisque nous voici en confiance, et pour m’éviter des recherches inutiles, ayez donc l’obligeance de me donner l’adresse exacte de M lle Paulette ?

Léon Drapier sursauta :

— Et vous voudriez aller la voir ?

— Oui ! fit Juve.

— Et que lui direz-vous ?

— Ceci me regarde.

— Mais qu’a-t-elle à faire dans tout ce drame ? Paulette n’est aucunement mêlée au malheur qui s’est produit…

— Peu importe !… J’aurai plaisir à la connaître !

— Monsieur Juve, je vais vous accompagner chez elle.

— J’irai seul, je vous en prie !

— Monsieur Juve…

Juve était déjà sur le pas de la porte, et c’était en lui prenant sa main dans les deux siennes, que Léon Drapier le retenait.

— Monsieur Juve… monsieur Juve…

— Quoi, monsieur ?

— Vous disiez tout à l’heure, il me semble, qu’il y avait peut-être, entre ma maîtresse et la mort de Firmain, un lien quelconque. Je vous en supplie… fournissez-moi une explication, qu’est-ce que cela signifie ?

— N’ayez pas peur ! déclara Juve d’un ton rassurant, et ne prenez point pour parole d’évangile chacune des idées que j’émets ! Jusqu’à présent je ne peux rien vous dire, mais comptez que je ferai l’impossible pour savoir la vérité, et que, d’autre part, je la dirai discrètement. Alors ? nous disions que M lle Paulette de Valmondois habitait, habite du moins… ?

Résigné, subjugué par l’ascendant de Juve, Léon Drapier articula :

— 187, rue Blanche, au premier au-dessus de l’entresol !

Juve, posément, prenait note de l’adresse, et il se retirait. Il était déjà dans la galerie, lorsque, rebroussant chemin, il s’en vint demander à Léon Drapier en le fixant dans les yeux :

— Vous avez fait des déclarations formelles à cet égard, vous avez signé deux procès-verbaux bien nets et bien précis, de votre nom, de votre titre de directeur de la Monnaie, de votre grade d’officier de la Légion d’honneur, procès-verbaux dans lesquels vous aviez affirmé avoir passé chez vous la nuit à l’issue de laquelle s’est produit le crime…

— J’ai signé cela, en effet, fit Léon Drapier, qui visiblement pâlissait.

— C’est donc que c’est la vérité ? insista Juve.

Après un instant de silence, Léon Drapier articula en hésitant :

— C’est bien la vérité !

— Merci, monsieur !

— Au revoir, monsieur !

Quelques instants après, Juve descendait l’escalier.

Le policier paraissait fort joyeux.

— Elle se présente de façon bizarre, cette affaire, songeait-il, tandis qu’en réalité elle est fort simple !

« Voyons, j’imagine que cet homme ne tardera pas à dire la vérité. J’ai déjà sa confiance, il ne me ment plus qu’à moitié. Et encore, par pudeur… parce qu’il est gêné d’avouer qu’il a fait un mensonge…

« Tout va bien !





VI



Maîtresse infidèle

Paulette de Valmondois téléphonait.

— Bien sûr, mon gros chéri, que ça me fera plaisir de te voir… mais oui, très plaisir !… Tu le sais bien, grande bête ! Seulement voilà… comprends donc… Faut surtout pas t’amener avant cinq heures ce soir… Tu me demandes pourquoi ?… Ah ! par exemple, ça c’est pas ordinaire !…

Si l’interlocuteur, à l’autre bout du fil, avait pu voir Paulette à ce moment, il aurait remarqué que la jolie fille esquissait un geste instinctif d’ignorance absolue.

Mais l’interlocuteur, le « gros chéri », ne pouvait qu’entendre ce que lui disait son interlocutrice.

Or, Paulette venait de trouver une explication plausible au délai qu’elle sollicitait à l’heure qu’elle imposait au « gros chéri ».

— C’est rapport à mon père, dit-elle, tu sais bien que c’est son jour, le mardi, qu’il vient me voir tous les mardis, et si jamais papa te rencontrait, ça ferait une histoire épouvantable… Oui, c’est entendu, tu seras gentil, tu ne viendras qu’à cinq heures… Je t’embrasse de tout mon cœur… Tiens, là ! sur le cornet du téléphone ! Je t’envoie mes baisers par le fil… Il ne faut pas plaisanter ? Ce sont des choses graves que tu as à me dire ? C’est toujours des choses graves !… Allô, allô, allons bon ! c’est coupé !…

Paulette Valmondois raccrochait le récepteur, l’appareil était posé sur la table de la petite salle à manger où se trouvait la demi-mondaine qui déjeunait en tête à tête avec sa bonne.

Celle-ci, une petite Normande aux yeux tout ronds, avait écouté avec la plus grande attention l’entretien de sa patronne au téléphone, elle s’en arrêtait de manger.

— Eh bien ? interrogea Paulette, qu’est-ce que t’attends, Frise-à-plat, pour finir le saucisson ?

La bonne, une toute jeune gamine, piquait dans le plat deux rondelles de cervelas, puis naïvement, après les avoir fourrées dans sa bouche, elle articula :

— Pourquoi c’est t’y que vous lui avions dit de ne point venir avant cinq heures… puisque vous n’avez rien à faire, sauf votre respect, que de vous regarder dans une glace tout l’après-midi ?

Paulette jeta un regard de mépris sur la bonne.

— T’es gourde, Fleur-de-Vice ! fit-elle ; tu n’as pas pour deux sous de raison… Penses-tu que je vais m’appuyer cet homme-là tout l’après-midi !… Tu crois qu’il est rigolo ?… Perpétuellement il a le trac d’être découvert par sa femme, toujours il me raconte que si sa famille était au courant ça ferait des histoires à n’en plus finir… Ah non ! de cinq à sept ça suffit !… Et puis d’abord c’est l’heure des adultères, et comme il est marié, ça lui va comme un gant !

La jeune bonne, qui avait fini le saucisson, reprit avec entêtement :

— N’empêche que c’est M. Léon Drapier, un bien digne homme autant que je pouvions le savoir par les pourboires qu’il me donne, qui paie tout chez vous !

— Ça c’est vrai, la Normande, le loyer, les meubles et le reste. Sans compter la couturière, ajoutait Paulette de Valmondois, qui éclatait de rire puis ajoutait : Tête-de-Pomme, va-t-en chercher les côtelettes !

La jeune bonne obéissait, revenait quelques instants après dans la salle à manger avec deux côtelettes à demi calcinées.

Les deux femmes en prenaient chacune une, et Paulette, sans rien dire, grattait consciencieusement toute la partie de la viande qui était transformée en charbon.

— Eh ben ? qu’est-ce que t’attends, interrogea-t-elle, Cordon-bleu à la manque, pour bouffer ?

Le cordon-bleu, ou soi-disant tel, déclara :

— C’est tout de même une drôle de place chez vous ; si on m’avait dit comme ça, quand j’ai quitté le pays, que je serais en place chez une patronne qui me fait manger à sa table, et qui m’envoie me promener pendant tout l’après-midi, j’aurions dit que c’était des menteries… et pourtant, c’est ben vrai tout de même !…

Paulette de Valmondois éclata de rire.

Et, imitant l’accent de la Normande, elle reprenait :

— C’est ben vrai tout de même ! Ah ! Fleur-de-Gourde, on voit que tu débarques de ton patelin ; n’empêche que tu vas te dessaler bientôt.

« Vois-tu, moi, quand je suis arrivée de la Bourgogne, c’est pas pour dire, mais j’étais aussi moule que toi. Mais ça n’a pas duré, je sais y faire, et je connais mon métier !…

— Tout de même, fit la Normande d’un air offusqué, c’est pas un métier qui convient à tout le monde d’être une demi-mondaine, il faut en avoir des mauvais instincts.

Subitement, Paulette de Valmondois devint toute rouge.

— Imbécile ! criait-elle, si c’était pas que j’ai pitié de ta bêtise je t’enverrais une carafe en travers de la gueule pour t’apprendre à causer ! Des mauvais instincts !… C’est encore des boniments que t’as entendu dire dans la loge ?…

La Normande, terrifiée, s’excusait :

— Sûr que c’est pas moi qui ai trouvé ça ! C’est la concierge qui dit comme ça qu’à force de recevoir toutes sortes d’hommes chez vous, vous finirez par être damnée !…

— Une imbécile aussi, la concierge ! gronda Paulette. Elle peut toujours chiner, elle prend bien la galette des hommes qui viennent me voir… quand ils lui donnent un pourboire. Et pour ce qui est d’avoir du vice, ma petite, apprends-le, je m’en fiche pas mal de tout le truc et de la suite !… Seulement, voilà : on ne choisit pas ! Tu verras cela plus tard, quand tu seras dégourdie. Il t’arrivera ce qui m’est arrivé et ce qui est arrivé à bien d’autres ; on vient à Paris pour gagner sa vie proprement, on trouve un amoureux qui vous a eu au boniment, qui vous plaque avec un gosse, on est chassée de partout et il faut pourtant que le petiot vive, qu’on paye ses mois de nourrice… Alors, on cherche du travail dans son métier, et comme on a un métier de crève-la-faim on se met la ceinture, jusqu’à ce qu’on rencontre dans la rue, ou ailleurs, un homme plus ou moins riche qui vous fait des propositions. On les accepte, il n’y a que le premier pas qui coûte. Allez ! c’est pesé, vendu, il n’y a qu’une mondaine de plus sur le pavé de Paris ! Ces choses-là arrivent tous les jours, ça n’a pas plus d’importance que cela… Seulement, lorsqu’on y réfléchit ou qu’une imbécile de bonne comme toi vient vous le rappeler, alors ça vous fait monter l’eau salée sous les châsses et le rouge qu’on se met aux lèvres vous rapplique sur le front !

« Allez, Boule-de-Beurre ! finis ta côtelette… Seulement, vois-tu, ça fait rager quand on se demande qui c’est qu’est le plus coupable de la pauvre fille qui crève de faim ou du salaud de bourgeois qui la débauche !…

La Normande était abasourdie. Elle aussi se sentait une furieuse envie de pleurer, car elle entrevoyait ce que pouvait être la misère morale de sa jolie patronne, qui lui semblait si heureuse, dans son peignoir de dentelle et ses bas de soie fins comme une toile d’araignée.

Au bout d’une seconde Paulette de Valmondois reprenait, après avoir sorti du petit sac à main qu’elle avait posé à côté d’elle sur la table un billet de cent francs :

— Tiens, voilà cinq louis, t’iras prendre un mandat tout à l’heure pour le père Martin, afin qu’il ne laisse pas mourir mon gosse sans lui donner à manger !

« Et je ne les ai pas volés, je te prie de croire, avec le vieux sénateur de cette nuit !…

Un coup de sonnette retentissait…

— Va voir qui peut bien venir à cette heure, conseilla la demi-mondaine.

La Normande s’en fut ouvrir, elle revint quelques instants après :

— C’est encore un homme qui demande à vous voir.

Paulette de Valmondois, malgré l’amertume qu’elle avait révélé au cours du déjeuner, semblait avoir repris toute sa gaieté :

— Eh bien, dit-elle, tu vois que ça ne chôme pas, mon commerce !

« Fais-le rentrer dans le boudoir et surtout lui demande pas son nom pour me l’annoncer ; ma clientèle, le plus souvent, tient à rester anonyme !

Quelques instants après, ayant au préalable été jeter un coup d’œil à sa personne, dans la psyché de son cabinet de toilette, Paulette de Valmondois, esquissant le sourire le plus aimable, pénétra dans le petit boudoir où l’attendait quelqu’un qu’elle salua, par habitude, d’un cordial :

— Bonjour, mon vieux !

Mais elle s’arrêta, interdite, en présence d’un personnage qu’elle ne connaissait pas !

— Oh ! Je vous demande pardon ! fit-elle, je croyais que c’était…

Elle ne nomma personne, n’ayant eu d’ailleurs aucune idée sur le visiteur qu’elle pouvait escompter.

L’inconnu cependant se levait lentement du divan sur lequel il s’était assis, puis articula d’une voix nette :

— Permettez-moi de me présenter, mademoiselle…

— Oh ! interrompit Paulette, faut pas que ça vous gêne, moi j’ai l’habitude qu’on ne me dise pas son nom !

« D’ailleurs, je sais pourquoi vous venez, c’est-y pas vous qui me faisiez de l’œil hier soir, quand je soupais place Pigalle ?

L’inconnu réprima un sourire :

— Je vais rarement place Pigalle, mademoiselle, et ce n’est pas moi qui vous ai remarquée, cette nuit ; au surplus je ne viens pas pour ce que vous croyez… Je suis l’inspecteur de la Sûreté Juve !

— Ah zut alors ! fit Paulette, Juve, le copain de Fantômas ?

— Non, mademoiselle ! mais là n’est pas la question. Permettez que je vous interroge rapidement… Vous vous appelez bien…

La demi-mondaine interrompait le policier :

— Paulette de Valmondois !

— Pardon, fit Juve, vous voulez dire Virginie Poucke, née à Saincaize, dans le Morvan ?

— Ah ! vous savez ? fit la jeune femme interloquée, eh bien oui, c’est vrai… Seulement, vous comprenez, pour la clientèle, un nom noble ça fait mieux… C’est pour ça que je leur dis à tous…

— Inutile d’insister ! fit Juve, j’ai compris !

Brusquement le policier sortait de son portefeuille deux documents, des lettres, qu’il mettait sous les yeux de la demi-mondaine.

— Voulez-vous me dire si vous connaissez cette écriture ?

Paulette considéra les papiers, puis elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Ma foi, non ! fit-elle en hésitant.

Mais le regard fixe de Juve l’impressionnait.

— Eh bien si ! déclarait-elle toute tremblante, c’est moi qui ai écrit ces certificats.

— Vous le reconnaissez ?

— Je le reconnais.

— Vous êtes au courant de ce qui s’est passé il y a quarante-huit heures ?

— À quel propos, monsieur ?

— Au sujet de l’assassinat du valet de chambre Firmain, trouvé mort dans l’appartement de M. Léon Drapier.

Paulette devenait livide.

— C’est-à-dire, fit-elle, que j’ai lu dans un journal quelque chose comme ça.

« Un domestique du nom de Firmain a été trouvé mort chez un M. D…, c’est ça ?

Elle s’interrompit un instant.

— Ah mon Dieu ! je comprends maintenant. D…, ça voulait dire Drapier ?… Et le domestique que l’on appelait Firmain, c’est…

— C’est celui, continua Juve, que vous désignez dans ces faux certificats.

Paulette se laissa choir dans un fauteuil.

— Que me dites-vous là, monsieur, ce n’est pas possible. Firmain, Firmain est mort assassiné ! Mais c’est épouvantable, c’est affreux ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

La demi-mondaine semblait sur le point de défaillir. Juve alla ouvrir la fenêtre ; un peu d’air frais pénétra, le policier lui frappa dans les mains ; Paulette au surplus réagissait.

Elle sanglotait, désormais, doucement.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! balbutiait-elle, dire que j’ai lu tout cela sans comprendre ! et que Léon ne m’a rien dit ! Mais, là… pas un mot de cette affaire ! Oh ! c’est affreux ! affreux !…

Juve sévèrement reprit :

— Mademoiselle, il faut me dire la vérité ! C’est très grave ! Quel est ce Firmain ?

— Mais, fit Paulette à travers ses larmes, c’est quelqu’un que je connais, qui cherchait du travail ; il m’a dit qu’il pourrait se placer s’il avait de bons certificats, que sans ça c’était inutile de chercher une condition. Alors j’ai écrit, moi, tout ce qu’il voulait.

Juve, fixement, considérait la jeune femme.

— Ce garçon, n’est-ce pas, c’était votre amant ?

— Non ! non ! monsieur ! C’était pas mon amant ! Ça, je vous le jure sur la tête de ma mère ! Ah ! par exemple ! mon Dieu ! mon Dieu ! le pauvre garçon !…

— Comment le connaissiez-vous ?

— Je ne sais pas ! je ne sais pas !… Vous savez, nous autres, on connaît un tas de gens qu’on voit, qu’on ne voit plus ou qu’on retrouve !…

Juve, malgré lui, se sentait gagné à là pitié par la douleur très sincère que semblait éprouver la demi-mondaine. Douleur toute faite d’émotion et de sensibilité, d’ailleurs ; il n’insista plus.

Au demeurant, la conviction de Juve était à peu près faite.

Et cependant que son interlocutrice se recueillait, cherchait à calmer sa douleur, le policier imaginait ce qui avait dû se passer.

Garçon d’hôtel ou de restaurant, sans doute, ce Firmain… qui, certainement avait eu l’occasion de rencontrer à maintes reprises Paulette de Valmondois, vraisemblablement était ou avait été son amant. Il tenait d’elle deux certificats faux qui lui permettaient de se placer et le hasard ou la mauvaise chance le conduisait chez Léon Drapier.

Par suite d’une fâcheuse coïncidence, il advenait que Léon Drapier reconnaissait cet homme, ou alors apprenait, devinait peut-être ses relations avec Paulette de Valmondois, leur commune maîtresse. Une scène éclatait entre les deux hommes et, furieux d’être trompé par son valet de chambre, Léon Drapier, au cours d’une altercation, assassinait ce dernier !

C’était là une hypothèse vraisemblable, il ne s’agissait plus que de savoir dans quelles conditions le drame s’était produit et ce qui avait pu le déterminer.

Juve laissait Paulette de Valmondois se reprendre, se réconforter, puis doucement il l’interrogea :

— Mademoiselle, fit-il, voulez-vous me dire la vérité très exacte ? Cela a beaucoup d’importance pour vous, comme d’ailleurs pour M. Léon Drapier…

« Dites-moi, le vendredi 27, qu’est-il arrivé, lorsque vous avez passé la soirée au théâtre, toute seule ?

« Êtes-vous rentrée chez vous ? Étiez-vous accompagnée ?

Juve s’attendait à une réponse négative, il fut très surpris lorsque Paulette lui déclara sur un ton de naïve sincérité :

— Mais oui, monsieur ! Mon amant est venu me chercher à la sortie. Il a passé la nuit entière chez moi, ce qui ne lui arrivait presque jamais…

— Votre amant ? fit Juve, duquel voulez-vous parler ?

— Mais, déclara Paulette, de Léon, de Léon Drapier !

— Ah ! murmura le policier, voilà qui change mon hypothèse !

Et, en effet, il se disait :

— J’étais convaincu que Léon Drapier n’avait pas passé la nuit dans son lit au moment du crime, mais je ne croyais pas qu’il était venu coucher chez Paulette !

« J’imaginais qu’au contraire il était resté tout le temps dans son cabinet de travail. L’affaire se complique singulièrement.

Juve, soudain, se demandait :

— Cette petite femme me dit-elle la vérité ? Drapier a-t-il réellement passé la nuit avec elle ?

Le policier interrogea encore :

— Quelqu’un a-t-il vu votre amant pendant cette nuit, soit entrer, soit sortir de chez vous ? C’est très important ce que je vous demande là… Réfléchissez bien…

Paulette obéissait, elle ferma les yeux, serra son front dans ses mains, puis au bout d’un instant déclara :

— Ma foi, oui, monsieur ; lorsque nous sommes rentrés vers deux heures du matin Léon Drapier s’est souvenu qu’il avait dans sa poche une lettre qu’il fallait mettre à la poste pour sa tante, une dame qui habite Poitiers, je me rappelle cela parce que je connais Poitiers, et alors il m’a dit : « Descendons jusque chez la concierge et donne-lui cette lettre qu’elle la mette à la boîte le plus tôt possible, demain matin… »

— Alors ? fit Juve.

— Alors, poursuivit la demi-mondaine, je suis allée jusque chez la concierge, et j’y ai dit : « C’est une babillarde à coller dare dare dans la fissure du bureau de poste ! » J’ai glissé une pièce de vingt sous avec et la concierge est allée faire la commission sur le coup de six heures du matin…

— C’est parfait, cela ! pensa Juve tout haut. Bien !… L’affaire, tout en se compliquant, s’éclaircit et l’innocence de Drapier m’apparaît désormais ! Certes, il a menti en déclarant qu’il avait passé la nuit chez lui ; mais je comprends qu’il l’a fait pour éviter une scène avec sa femme légitime. Seulement, ce mensonge aurait pu lui coûter cher !

Juve se leva.

— Mademoiselle, dit-il sévèrement avant de quitter Paulette, je dois vous prévenir que vous vous êtes mise dans une situation fort grave en fabriquant de faux certificats.

« Je reconnais que c’est dans une bonne intention, mais je vous conseille vivement de ne pas recommencer, et je vous signale qu’à l’heure actuelle vous encourez deux ans de prison !

Paulette devint livide.

— Ah, monsieur ! monsieur ! de grâce, ne m’arrêtez pas !

— Je ne vous arrête pas ! fit Juve, mais prenez garde !

Et sur cette recommandation le policier quittait la demi-mondaine.

Celle-ci demeurait écroulée, abasourdie, à demi effondrée sur le divan où elle venait de sangloter.

Soudain la Normande réapparut.

Elle avait son air niais et stupide de ses plus grands jours de bêtise.

Elle articula à voix haute :

— C’étions encore un autre homme pour madame, tout de même, ça en fait-t’y des billets !

Paulette sursautait de colère.

— Qu’on me foute la paix ! cria-t-elle, je ne veux voir personne !

Mais il était trop tard, la bonne avait introduit le visiteur dans le petit boudoir et s’éclipsait immédiatement.

— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Paulette au nouveau venu.

Celui-ci souriait aimablement, il avait l’air élégant, distingué, cossu, des yeux noirs brillaient dans son visage, qu’encadrait une grande barbe poivre et sel.

— Je veux vous voir, vous regarder, jolie Paulette, et vous dire aussi les tendres sentiments que vous m’inspirez !

— Zut alors ! fit la demi-mondaine, maussade, je crois que c’est pas le moment ! La police sort d’ici… j’ai plein d’embêtements !

— Vraiment ? fit le personnage, subitement intéressé, ne pourrais-je pas vous aider ?

— Qui c’est que vous êtes ? demanda Paulette.

— Un homme, ma chère enfant, qui s’intéresse à vous et qui ne manque pas de relations, bien au contraire ! Dites-moi ce qui s’est passé exactement avec le policier qui sort d’ici. Racontez-moi ce que vous lui avez dit.

Et l’homme ajoutait à part :

— Je saurai peut-être de la sorte ce qu’il convient de faire !

Paulette, qui, depuis qu’elle avait appris la mort de ce Firmain, était complètement désorientée, incapable, semblait-il, d’avoir la moindre volonté, d’une voix larmoyante raconta sans omettre un détail la conversation qu’elle venait d’avoir avec Juve.

Elle était si absorbée dans son récit qu’elle ne se rendait point compte de l’impression fâcheuse que celui-ci produisait sur le visiteur.

De temps à autre celui-ci grommelait à part :

— Mais c’est stupide ! idiot ! Mais les aveux de cette femme, déclarant que Léon Drapier a passé la nuit chez elle et qu’il était ici à l’heure du crime, innocentent complètement Léon Drapier ! Ah ! nom d’un chien ! serais-je arrivé trop tard ? Et va-t-il falloir recommencer ?

L’homme semblait animé d’une colère contenue.

— Ce Firmain, quels rapports aviez-vous avec lui ? Pourquoi lui avez-vous donné ces faux certificats ?

Paulette, torturée par toutes ces questions, et s’imaginant avoir affaire encore à un policier, se tordait les bras en sanglotant.

— Est-ce que je sais, moi ! J’ai cru bien faire !

L’homme questionnait comme Juve avait fait précédemment :

— Voyons, c’était votre amant ?

— Mais non ! non ! et non ! hurla, désespérée, Paulette de Valmondois. J’ai pas pu le dire à l’autre qui m’a bourré le crâne avec toutes ses questions, mais la chose est pourtant facile à comprendre, puisque Firmain, c’était mon frangin !… Là ! quoi !… Ça vous entre-t-il dans la caboche, maintenant ?

Загрузка...