— Ouf ! soufflait un vieux grognard. Deux étages, c’est haut tout de même !

Mais il fut interrompu par Radrap. Celui-ci était le chef de tous. Il commandait, tout en laissant, par coquetterie, le titre de général à l’excellent Croquemitaine qui, d’ailleurs, était toujours son ami et toujours hochait la tête approbativement.

— Silence… dans les rangs ! ordonna Radrap.

Et comme ses compagnons se taisaient, il passa sa main de bois dans un bouton de sa capote, imitant le geste fameux de Napoléon cachant sa main dans un pli de sa redingote grise.

Et Radrap, immédiatement, tenta une proclamation :

— Soldats ! commençait-il.

L’attention était extrême. On eût entendu une mouche voler.

— Soldats ! continuait Radrap. Vous n’ignorez pas pourquoi nous avons sonné ce soir le rassemblement. Les faits sont graves… J’ajoute qu’ils sont certains, que personne ne peut les nier…

— Si, interrompit un vieux grognard. La place prétend que nous rêvons.

Mais Radrap foudroya l’interrupteur du regard comme il foudroya aussi Croquemitaine qui s’était repris à chanter.

Radrap faisait une pause, tirait sur sa moustache, toussait un peu, puis reprenait :

— Soldats ! On prétend, pour se débarrasser de nous, sans doute, que nous sommes des invalides… Des invalides ! Cela fait rire ! Est-ce qu’une jambe ou un bras de moins ont jamais dispensé personne de faire son devoir ? Soldats ! Aujourd’hui, nous avons précisément un devoir à remplir. Il se passe des faits graves. L’ennemi est là, et nous devons défendre l’Autre… Qui d’entre vous veut risquer sa vie, offrir sa poitrine à la mort, conquérir de la gloire encore et défendre l’Autre ?

Il y eut un frémissement.

Radrap était en vérité éloquent. Il avait l’art des proclamations qui enthousiasment, qui électrisent.

Les invalides, d’un même mouvement, se levaient, avançaient d’un pas.

Comme jadis, lorsqu’on demandait deux hommes de bonne volonté pour les envoyer à la mort, ils sortaient tous du rang. Et c’était quelque chose de terrible et d’impressionnant que la tranquillité de ces vieux bonhommes, enfantins un peu, qui semblaient jouer à la guerre et dont l’ambition suprême, alors qu’ils avaient tant donné déjà leur vie, était de donner encore un peu de ce reste de vie qui leur appartenait…

— Bien ! dit Radrap. Vous êtes des hommes !

Il fit une pause, ayant l’air de rouler de sombres projets.

— Voilà ce qu’il faut faire, déclarait-il. Le service d’éclaireurs d’abord… Quatre hommes de bonne volonté à Sa grille.

Il n’était pas besoin d’autres explications ; la grille dont il s’agissait était évidemment la grille qui défendait l’entrée des Invalides, à côté du tombeau.

Radrap continuait :

— Quatre hommes de bonne volonté dans Sa chapelle.

Et il forçait le ton :

— Mission spéciale leur est donnée de veiller aux Aigles… Nous ne pouvons pas tolérer que l’on touche à Ses Aigles…

Et, après avoir fait une nouvelle pause, il ajoutait, continuant à donner ses instructions :

— Trois éclaireurs dans le passage… Trois autres dans la cour d’entrée… Deux à l’intérieur du tombeau… Mon général donnera la clé qu’il a. Cinq resteront ici, corps de réserve, les autres me suivront… C’est compris ?… Pas de rapport aux ordres ?… Bon, allez, marche !

Radrap, d’un pas saccadé, d’un pas qui visait à être le pas militaire et qu’un maudit rhumatisme pris dans les tranchées de Sébastopol faisait tout de même hésitant, longeait la chambre, avançait vers la porte. Il crut entendre derrière lui comme un murmure.

— Pas d’attendrissement, fit-il. On fait son devoir. Et c’est pour Lui !

Puis, la gaieté lui revenait, cette gaieté gavroche des soldats qui plaisantent au moment d’aller au feu.

— Ah, on leur montrera, aux embusqués de la place, de quel bois ils sont faits, les invalides !

Et son ricanement trahissait la douleur qu’il éprouvait d’être vieux.

Le long des couloirs alors des groupes cheminèrent, silencieux. On exécutait fidèlement les ordres du vieillard. On les exécutait avec zèle, avec précaution aussi, car les missions données n’étaient pas sans péril.

Les Invalides ne sont pas, en effet, exclusivement affectés aux vieux braves. Dans les énormes bâtiments du palais, une sorte de caserne existe, occupée par tous les bureaux de l’administration, cependant que de merveilleux appartements sont réservés aux généraux de la place de Paris, aux officiers supérieurs attachés à l’administration.

Les sentinelles, de jeunes soldats, ceux-là, étaient de faction un peu partout. Il convenait de les éviter.

Les invalides ne les aimaient guère, il y avait rivalité entre eux, trop de gloire d’un côté, trop de jeunesse de l’autre.

— Les vieux bonshommes ! disaient les jeunes soldats.

— Les blancs-becs ! ricanaient les invalides.

Parfois des disputes naissaient où les uns se traitaient de moutards et les autres d’infirmes.

Les petits groupes, cependant, les grognards, devaient avoir l’avantage. Dans la tranquillité paisible des bâtiments, les factionnaires montaient une garde fort distraite et peu soucieuse de surveiller les événements.

Les vieux, d’ailleurs, connaissaient tous les détours du palais. Ils savaient se glisser dans la nuit, furtifs comme des ombres, sans faire de bruit. Leurs béquilles elles-mêmes étaient silencieuses, seules auraient pu donner l’éveil leurs médailles s’entrechoquant.

Mais où allaient-ils et que faisaient-ils ?

Radrap, à la tête des dix compagnons qui constituaient le gros de son armée, avait, au sortir de la chambrée, suivi un long corridor. Il conduisait son monde par une galerie jusqu’à la face des bâtiments des Invalides qui regardent le dôme recouvrant le tombeau de l’Empereur.

Quand on arriva à proximité de la chapelle, Radrap se retourna et d’un geste imposa le silence.

— Attention ! dit-il. L’ennemi ne doit pas être loin… Ah ! fichu temps de chien, tout le même !… C’est comme en Crimée, le soir que j’étais de garde et qu’il neigeait si fort qu’au bout de mon bras je ne voyais plus ma main ! Ouvrez l’œil, vous autres !

Ils s’étaient tous arrêtés, ils considéraient la masse sombre du tombeau de l’Empereur, ils écarquillaient leurs yeux, attentifs, émus, grelottant de froid aussi.

Et ce fut l’aveugle, le malheureux aveugle, qui donna le premier l’alarme.

— Entendez-vous ? demandait-il.

Lui, avec ses sens affinés par la cécité, avec cette ouïe merveilleuse qu’acquièrent si vite ceux qui ont perdu l’usage des yeux, venait de surprendre un bruit extraordinaire.

— Sûrement, répétait-il, sûrement l’ennemi est là !…

Les invalides alors tendirent l’oreille anxieusement.

La nuit noire était venteuse. De gros nuages, lourds de pluie, prêts à crever, couraient à ras du sol dans une galopade effrénée.

Sous les invalides, penchés à leur balcon, le vent sifflait avec rage dans les longs couloirs sans porte. Il poussait des hurlements plaintifs, faisait grincer des volets mal attachés, jetait des « hou, hou » tragiques au silence nocturne.

Mais ce n’étaient pas ces bruits de tempête, ce vacarme de mauvais temps, le grondement de la bourrasque que les héroïques invalides épiaient.

Ce qu’ils entendaient maintenant, c’était comme un bruit sourd de marteaux, de chocs d’outils de fer, vigoureusement maniés. Par moments enfin, entre deux rafales, on entendait comme un bruit de lime ou encore, il le semblait du moins, des éclats de voix éloignées.

— Fichtre ! bougonna Radrap.

Et, dans ce mot, il mettait toute son inquiétude, toute sa joie aussi.

Radrap se pencha vers ses compagnons.

— Attention, les hommes ! L’ennemi est là, il faut le surprendre. Demi-tour à droite ! Il faut investir la chapelle. Quand l’investissement sera fait, eh bien, ce sera l’assaut… En avant !

Ils dégringolèrent tous un escalier, arrivèrent dans la petite cour qui longe la chapelle et de laquelle on aperçoit les admirables vitraux qui garnissent les fenêtres. Là, ils tombaient sur les factionnaires envoyés par Radrap.

— Austerlitz !

— Waterloo !

Le mot de passe s’échangea, Radrap, comme un général de corps d’armée, questionnait :

— Avancez, les estafettes ! Au rapport ! Qu’avez-vous entendu ?

Ils n’avaient rien entendu du tout… Grelottant de froid, battus par la tempête, ils parlaient de rentrer dans la chambrée, disant qu’après tout les jours précédents ils avaient dû se tromper.

Alors Radrap les gourmanda :

— Est-ce qu’on avait idée de poules mouillées pareilles ? Peut-être bien qu’ils réclamaient l’artillerie, ou bien encore ces messieurs exigeaient un régiment entier ?

Radrap conclut brusquement :

— On est là pour faire son devoir, on le fera ! Que ceux qui ont peur s’en aillent !

Personne ne bougea, naturellement.

Alors Radrap commanda :

— Mouvement tournant ! Il faut entourer la chapelle, attendre et ouvrir l’œil. Si je juge l’assaut opportun, on verra bien…

Dans une accalmie de tempête, les bruits suspects redoublèrent.

— Ah ! mais, on le défendra, l’Autre ! gronda Radrap.

Et tandis que ses hommes se massaient, prenaient leurs positions, Radrap grognait de sourds jurons :

— Foutre de nom d’un chien !… On leur crèverait la panse à ceux-là qui oseraient s’attaquer à l’Autre, on les étriperait !

— À coups de sabre ! rugissait soudain, de sa voix chevrotante, Radrap… à coups de sabre, tout à l’heure ! Et ce sera de la bonne besogne !

Ils n’avaient d’armes ni les uns ni les autres, ils grelottaient tous de froid, les nuages menaçaient de crever, mais ils restaient là tous, et ces vieux étaient héroïques.


— Dégueulasse, mon vieux, tâche voir moyen à bien te t’nir !

— Fumier, ma vieille, numérote tes abattis… Si jamais tu t’les cassais, faudrait pas qu’on t’les r’monte à l’envers !

— Avance donc, limace. Passe-moi la main, au lieu de gueuler…

Un instant le silence régnait, puis Dégueulasse reprenait :

— Chien de métier, tout d’même ! Ah bien, ils ont eu raison, Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, de bouder à la besogne, on y laissera sa peau !

— Jamais de la vie !… Ce qu’on y laissera, c’est son pantalon !

Fumier avait raison de prétendre que son pantalon courait le plus grand risque. Il avait précisément entendu un craquement sinistre et significatif, il concluait sur un ton pleurard :

— Encore un vieil ami qui me lâche !… Mon fond de culotte qui s’fiche rentier et se r’tire des affaires !

Mais où donc se tenait ce dialogue ?

Dégueulasse et Fumier étaient tout simplement dans une gouttière. Il faisait nuit sombre. Le vent sifflait avec rage, à grosses gouttes la pluie commençait à tomber.

Dégueulasse et Fumier, une heure plus tôt, s’étaient tranquillement cachés dans le musée des uniformes installé aux Invalides. Ils en étaient sortis aux environs de neuf heures du soir. Une lucarne ouverte leur avait permis de descendre sans difficulté sur la toiture d’un petit bâtiment. De là, en hommes qui connaissent le chemin, ils s’étaient dirigés sans hésitation vers d’énormes crampons de fer scellés dans une muraille qui leur avaient servi d’escalier.

Dégueulasse et Fumier, invisibles dans la nuit, s’étaient hissés par ces crampons. Leur ascension avait été pénible et n’avait pas été dépourvue de péril. Il leur avait fallu grimper longuement et ils étaient à bout de souffle lorsqu’ils parvenaient dans une vaste gouttière où Fumier perdait son fond de culotte.

Dégueulasse paraissait ne pas porter attention aux mésaventures de son compagnon.

— Bon, bon, gueule pas ! conseillait-il. Mets-y un bouchon cacheté, ma vieille ! Des fois, ça n’a pas d’importance, l’essentiel est que maintenant on touche au turbin. As-tu les outils, nom de d’là ?

— Bien sûr, que je les ai !

Ils avancèrent encore. Une échelle de fer leur servit opportunément à se hisser à nouveau.

— Qu’est-ce que c’est que ce toit-là ? interrogea Fumier.

— Le toit de la chapelle, c’est là-dedans qu’il y a les drapeaux.

Dégueulasse paraissait très renseigné, il continuait :

— On a plus loin à aller, ma vieille. Tiens, la v’là, la coupole.

En suivant le toit de la chapelle, en effet, ils arrivaient au dôme qui surmonte le tombeau de l’Empereur.

Fumier alors s’arrêtait, interdit, les bras ballants.

— Ah, nom de d’là, faisait-il. Et quand j’pense que c’est en or !

Il ne continuait pas. L’énorme coupole, immense, gigantesque, le plongeait dans une stupéfaction ravie.

Jamais Fumier n’aurait inventé pareille chose. Jamais il n’aurait cru pareil prodige…

— Vrai, remarquait-il, si c’était pas Fantômas qui nous l’avait dit, je te jure bien que je ne l’aurais pas cru !

Et, trouvant la chose énorme, Fumier éclatait de rire.

— C’est tout de même une drôle d’idée, bougonna-t-il, d’avoir été fiche des plaques d’or sur une toiture ! Fallait-il qu’ils y tiennent à leur empereur !

Fumier aurait volontiers causé longuement, mais Dégueulasse, ce soir-là, avait une âme de travailleur.

— Bon, bon ! bougonnait-il, t’occupe pas de ça, mon poteau… C’est d’la politique, et la politique, on s’en fout…

Dégueulasse ajoutait d’un air bonhomme :

— L’important, vois-tu, ma vieille, c’est que l’dôme des Invalides, c’est d’l’or, et que cet or-là, Fantômas en a besoin. Paraît que ça rentre dans des combines qu’il est en train de manigancer. T’as les sacs ?

Mais Fumier ne répondait pas. Fumier, brusquement, s’était jeté à plat ventre sur la toiture dorée. Il étendait les bras, il palpait le métal précieux.

— C’est de l’or ! râlait-il. Dire que c’est de l’or !

Alors Dégueulasse se moqua de lui :

— Bougre d’âne, faisait-il. C’est pas la peine de l’embrasser, cet or-là, ma vieille, elle viendra pas avec toi… As pas peur, tu voleras pas la toiture ! Tu la vol’ras pas en entier, s’entend… car pour c’qui est d’emporter les morceaux, c’est autre chose ! T’as les sacs ?

Fumier avait les sacs. Il s’agissait de deux grands fourreaux de soie qu’il avait enroulés autour de son corps. Il tendit l’un à Dégueulasse et garda l’autre.

— Alors, on s’met au travail ?

— Oui, ma vieille, on s’y colle !

— Sûr qu’on va avoir des ampoules…

— Ça t’gêne, madame la marquise ?

— Non, j’m’en fous, mais ça m’dégoûte !

Il n’était évidemment pas habitué à avoir de pareilles traces sur ses mains, qu’il ne fatiguait pas souvent à de rudes besognes.

Dégueulasse, cependant, s’était emparé d’une lime, d’un ciseau à froid et d’un marteau. Il attaquait alors le dôme, il en découpait des morceaux, des rognures, il en raclait le métal précieux.

— C’est tout de même malheureux, grondait alors Dégueulasse, cependant que Fumier l’imitait, c’est tout d’même malheureux d’penser qu’on va remplir ces sacs-là d’or et que Fantômas, pour not’peine, nous aboulera tout juste quelques sous ! Ah, il est généreux, l’mec !…

Mais Fumier n’était pas de cet avis.

— D’abord, faisait-il, on n’sait pas c’que Fantômas donnera. D’autre part, y a quelque chose de sûr et d’certain, c’est que sans lui on n’aurait jamais pensé à venir ici… Et enfin, ma vieille, c’est entendu qu’on raboule de l’or, mais on s’rait joliment empêché s’il fallait le fourguer… Donc, on a tout intérêt à traiter avec le patron…

Ils travaillèrent longtemps. Leurs sacs se remplissaient. Ils avaient pourtant à peine ébréché un peu du dôme, une plaque d’un mètre peut-être. Cela enthousiasmait Fumier.

— Mince de pépites ! disait-il. Et comment, qu’on l’a trouvée, la mine d’or ! On en a pour cent dix ans, bien sûr, avant d’avoir épuisé le lingot…

Fumier, à ce moment, pliait en hâte les sacs, les liant avec des ficelles.

— On n’en a pas pour cent dix ans avant d’être trempés comme des potages, en tout cas ! V’là qu’y lansquine…

Il pleuvait, en effet, il pleuvait maintenant par rafales, toute une averse qui cinglait et remplissait les gouttières.

— Eh bien, c’est gai ! dit Dégueulasse. On a choisi la température… Mince, alors, cavalons ! Moi, j’en ai marre, de la flotte, je n’l’aime pas plus d’ssus que d’dans…

Il était certain que si Dégueulasse disait vrai, il ne devait guère aimer la pluie. Il buvait en effet fort rarement un verre d’eau, si toutefois il en buvait jamais.

Les deux compagnons alors entreprirent de redescendre. Chacun d’eux portait un sac rempli de rognures d’or. En ouvriers méticuleux, ils avaient tranquillement rangé les outils dans la gouttière du dôme, ne se donnant pas la peine de les emporter, car ils étaient bien décidés à revenir.

Dégueulasse, le premier, toucha le sol. Il était trempé, il se secoua. Fumier, à ce moment, le rejoignit :

— On va s’payer deux litres à douze ! murmurait-il.

Ils causaient ainsi tranquillement, prêts à sortir des Invalides par une petite porte basse dont ils s’étaient procuré la clef, lorsqu’à l’improviste, tout près d’eux, ils entendirent une vieille voix hurler :

— Préparez-vous à charger… Chargez !

Dégueulasse sursauta. Fumier jura.

— Bon, qu’est-ce qui s’passe ?

À ce moment, les béquilles hautes, les mains en avant, des cannes tournoyant autour de leur tête, un groupe d’invalides fonçait sur les deux voleurs.

— Flûte ! jura Fumier. V’là les débris qui s’réveillent !

Dégueulasse, à ce moment, ordonnait :

— Cavalons, mon poteau, cavalons ! Avec le foin qu’ils font, sûr que les pompiers vont rappliquer !…

Dégueulasse et Fumier eurent tout juste la peine de décocher trois ou quatre coups de poing. Il y eut de sourds jurons, une courte lutte. Radrap était tombé par terre, il jurait comme un fou. Croquemitaine, de son côté, geignait qu’il avait sûrement reçu un coup de sabre. Un autre prétendait avoir eu la poitrine trouée par un boulet.

Dans la bande des invalides, ce fut une véritable panique.

Un quart d’heure plus tard cependant, à la chambrée, ils discutaient leurs exploits.

— Enfin, tout d’même, grondait Radrap, on n’pourra plus dire à la place qu’il ne se passe rien et que nous avons le cauchemar ! La meilleure preuve qu’il se passe quelque chose, c’est que Croquemitaine a l’œil poché, que Ravon a la jambe cassée – il s’agissait d’une jambe de bois – et que j’ai reçu des coups de poing qui m’ont enfoncé les côtes. Ce sont des preuves, cela !

Le lendemain, la place, comme ils disaient, les fit gronder tous très fort. Il y avait six cas de bronchite. Cela n’avait pas le sens commun, aussi, de s’en aller rôder la nuit avec des prétextes de l’autre monde ! S’il n’étaient pas sages, on les suspendrait de leurs grades !

Et le jeune lieutenant qui sermonnait les invalides, n’ajoutant pas un instant foi aux récits de leurs aventures, pour avoir le dernier mot osait un châtiment exemplaire :

Ils furent tous punis de tabac !

Radrap, alors, ne décoléra pas.

— Ah bien, disait-il, on s’aperçoit que ce n’est plus l’Autre qui gouverne ! Maintenant, quand on fait campagne, c’est les embêtements qui vous tombent sur la tête !…

Et, dès lors, les invalides eurent une histoire de plus à se raconter.

Il parlaient d’une invraisemblable émeute qu’ils avaient domptée, d’une attaque à main armée contre le tombeau de l’Empereur, qu’ils avaient heureusement pu repousser.

D’ailleurs, comme ils avaient été grondés très fort, comme ils avaient eu très froid aussi, pas un d’eux ne proposa d’aller à nouveau veiller la nuit pour s’assurer que rien de suspect ne se produisait encore…





XIII



Fin de débauche

Les derniers cavaliers venaient de rentrer aux manèges. Comme lasse d’avoir été parcourue par tant de gens, par tant de couples, la route semblait endormie dans un tranquille sommeil. On se serait cru, en la regardant, en présence d’un extraordinaire serpent qui, tout poudré de poussière, aurait eu la fantaisie de s’endormir à flanc de coteau, en laissant son grand corps zigzaguer entre les maisons.

Au lointain, d’ailleurs, l’obscurité naissait, l’obscurité de ces soirs de printemps qui est bleuâtre et opaque, comme alourdie de chaleur. La forêt s’endormait, elle aussi, on entendait tout juste quelques pépiements d’oiseaux bavards, attardés à chercher une branche pour passer commodément la nuit. Au bas du coteau, tout au contraire, Robinson rutilait, flambait d’une foule de flambeaux allumés, cependant que, des moindres jardins, des accents criards de valses ou de polkas s’échappaient, intimement mélangés à une âcre odeur de pommes de terre frites, d’absinthe renversée et de chaleur humaine.

La rue s’était faite déserte, mais les guinguettes regorgeaient de monde. Il y avait des dîneurs dans tous les coins et à toutes les tables et, cependant que la brise fraîche du soir balançait les écriteaux qui annonçaient la présence du véritable arbre de Robinson, on entendait des cris, des rires perlés qui montaient des bosquets, descendaient des branches d’arbres où s’étageaient les belvédères et invariablement annonçaient que quelque cavalier galant serrait d’un peu près sa compagne.

C’était un dimanche soir. Dès midi, Robinson s’était vu envahi par la foule. On avait beaucoup bu, dansé plus encore, les chevaux en avaient vu de raides, les ânes avaient mis à l’épreuve leur patience, et désormais, si les têtes tournaient un peu, les cœurs, par un juste retour des choses, n’étaient pas éloignés de chavirer.

Aussi bien on avait le temps. Sur toute cette foule de midinettes, d’employés de bureau, de jeunes gens, séquestrés toute la semaine dans des bureaux noirs, la menace du lundi inexorable, de la reprise du travail pesait lourdement. On avait questionné les garçons, on savait que les trains partaient de quart d’heure en quart d’heure, qu’il y en avait jusqu’à minuit, et l’on éternisait les heures de ce jour heureux, goûtant la volupté des balançoires, le piquant des vins mousseux, le parfum de l’été aussi et toute la griserie qui s’échappait des boucles blondes un peu défaites, des grands yeux un peu meurtris qui n’avaient plus guère la force désormais de se fâcher ou de se faire méchants.

Si cependant les couples étaient heureux, et les amoureux étaient en majorité dans les restaurants de Robinson, si des arbres, de branche en branche, les éclats de rire dégringolaient en cascades, en averses de gaieté, il n’y avait point, ce dimanche-là à Robinson, que de tendres soupirants. À quatre heures, brusquement, un train avait amené, en effet, une foule d’individus, une dizaine de personnages qui n’appartenaient certainement pas à la clientèle ordinaire de ce pays du rire et de la gaieté.

Les hommes étaient coiffés de casquettes avachies, leurs vestons avaient une coupe étrange, leurs chemises de flanelle étaient déboutonnées au col, et leur seule élégance résidait en leurs bottines d’un jaune criard, aux tiges extravagantes, à la pointe des plus fines.

Les femmes qui les accompagnaient étaient pires qu’eux. Il y avait là deux ou trois brunettes dont le col s’ornait d’un ruban rouge, dont les jupons dégrafés tombaient perpétuellement, dont la gorge, dépourvue de tout corset, avait des houles inquiétantes et vraiment révélatrices.

Eux avaient fui les divertissements. Ils n’étaient entrés ni dans le bal musette, ni dans les tirs à la carabine. Ils avaient dédaigné le photographe qui opère à mi-côte et réussit en deux minutes votre portrait sur un aéroplane qu’il affirme véritable.

Ils n’avaient même pas eu un regard pour les chevaux étiques que malmenaient des cavaliers dont les culottes remontaient jusqu’aux genoux. À peine avaient-ils souri au passage de certaines amazones qui, dépourvues de toute notion d’équitation, se cramponnaient à leur selle sans souci du grotesque effet de leurs jupes relevées sur des jambes plus ou moins jolies, sur des bas à jours plus ou moins déchirés.

Tout simplement la bande, au sortir de la gare, avait tourné à droite, monté la côte, puis, obliquant à gauche à la fourche, s’était enfournée, engouffrée, engloutie dans un extraordinaire baraquement qu’il fallait assurément connaître pour croire que c’était là un mastroquet.

Nulle enseigne ne s’étalait à la porte, et pourtant, dès l’entrée, on était saisi par un âpre relent de boissons fortes. Il y avait là une petite salle dont les murs avaient été blanchis à la chaux, mais qui n’apparaissaient plus que noirs de crasse et surchargés d’inscriptions. On avait tant bu d’alcool en s’appuyant contre eux, tant de fois des doigts graisseux s’étaient essuyés sur leurs angles qu’ils paraissaient suinter le rhum et l’eau de vie.

Par contre, des flaques régnaient, indéfinissables, croupissantes, amoncelant des détritus, bouts de pain, ronds de saucisson, débris de cervelas, dans le carrelage absent qui laissait des trous sous les pas.

Le comptoir était chétif, il tenait à peine la largeur de la pièce. En revanche, il y avait deux tables boiteuses énormes, calées par des bouchons, et devant lesquelles se trouvaient deux bancs sur lesquels il était imprudent de s’asseoir, car leur solidité les reléguait depuis longtemps à un simple effet décoratif.

La bande entra là-dedans comme chez elle.

En tête venait un individu qui sitôt pénétré dans la boutique tapait un grand coup de poing sur le comptoir.

— Oh là, le tôlier !… Ous’que t’es, patron de malheur ?

On entendit un grand vacarme, des bruits de sabots qui se traînaient sur le sol, une porte s’ouvrit, laissant pénétrer une épouvantable odeur de pourriture ; le propriétaire du cabaret sortait de sa chambre.

Lui aussi valait d’être vu.

C’était un abominable bonhomme qui pouvait bien compter dans les quatre-vingts ans. Il portait une grande calotte noire, crasseuse à l’infini, qui recouvrait entièrement son front. Il avait un visage rouge et perpétuellement congestionné. Sur son nez, écrasé en pied de marmite, deux paires de lunettes chevauchaient. La bouche était édentée, le menton en galoche.

Ce bonhomme ne portait pas de veston, il était en bras de chemise. Mieux valait ne point contempler le reste de son accoutrement qui se dissimulait, d’ailleurs, derrière un tablier bleu, fort vieux décidément, et qui n’avait jamais dû connaître les soins du blanchisseur.

Tel quel, le propriétaire de ce bouge s’avançait avec un sourire et demandait d’une voix chevrotante :

— Oh ! mais, voilà de la compagnie !… Et qu’est-ce que c’est donc qu’il faut vous servir ?

— La ferme, tôlier de malheur !… On s’compte !

Et le personnage qui avait heurté le comptoir dénombrait en effet des compagnons :

— Combien qu’on est ? demandait-il.

Et il énonçait à voix haute :

— La Puce… Adèle… Marie-Salope… la Godasse… et c’est tout… Aux mecs, maint’nant.

Il nommait toujours son monde :

— Moi, d’abord, Mon-Gnasse… Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz… Dégueulasse et Fumier… Qui encore ? Ah… Ma-Pomme… Tiens, où est donc Bouzille ?

Bouzille avait été vu au départ, mais personne ne savait s’il avait réellement pris le train ou s’il était resté à Paris.

— Ça ne fait rien ! conclut Mon-Gnasse, Bouzille se retrouvera bien toujours !… De la graine comme ça, ça pousse tout seul !… Sûr’ment que l’bonhomme arrivera à ses cent ans sans qu’on l’aide à manger sa soupe…

Ayant cependant vérifié ceux qui l’accompagnaient, Mon-Gnasse se retournait vers le patron :

— Et alors, vieil idiot, commençait-il, qu’est-ce qu’il y a dans ta cambuse ?

Le patron du bouge semblait ahuri quelque peu. Il n’avait peut-être jamais vu une clientèle si nombreuse en son établissement.

— Il y a d’tout, mon bon monsieur, il y a d’tout !

— Bon ! riposta Mon-Gnasse. Il y a d’tout en trois bouteilles, alors, car ta bibliothèque a plutôt l’air mal garnie…

Puis sans consulter personne, car il connaissait bien les goûts de chacun, Mon-Gnasse commanda :

— Des mominettes pour tout l’monde ! Sans sucre pour les gonces et avec du fondant pour les juponnées… Allez, grouille, foutriquet !

Le patron du bouge, cependant, commençait à perdre littéralement la tête.

— C’est que… commença-t-il, je ne sais pas si…

— Attends, vieux fourneau, repartit Mon-Gnasse, tu vas voir si je te vas t’écraser les puces pour t’apprendre à faire subito !… Qu’est-ce que t’as ?

Mon-Gnasse achevait sa commande en la ponctuant d’une bourrade qui coupait en deux la respiration au chétif vieillard.

Cela fait, Mon-Gnasse revenait vers le milieu de la boutique, empoignant la Puce par les hanches, la soulevant en l’air, et la forçant à valser.

— Non, mais laisse-moi donc ! hurla la fille. T’es pas piqué, des fois ? Tu m’fais mal, eh ! veau !

— Bon, bon, j’ai rien senti ! rétorquait-il. Et puis, c’est pas tout ça, c’est l’printemps qui m’travaille, j’ai des fourmis dans les guibolles… Vive le sexe !…

Marie-Salope, précisément, s’occupait dans un coin à nouer son chignon, qui s’était défait. Cela mettait en gaieté Mon-Gnasse, qui était d’excellente humeur.

— Mince de tifs ! s’écriait-il. C’est ça qui f’rait d’la mèche pour mes lanternes quand j’marche à la cambriole !

Et il plaqua un gros baiser sur la nuque de la pierreuse, ce qui manqua immédiatement de déchaîner une dispute. La Puce bondit sur son homme.

— Non, mais, dégoûtant ! commençait-elle. Si c’est qu’tu veux plus d’moi comme femme, faut l’dire !

La Puce était furieuse et roulait des yeux terribles, cependant que, très flattée, Marie-Salope, qui n’appartenait à personne, étant un peu la femme de tout le monde, plastronnait avantageusement.

— Vas-y, Mon-Gnasse ! Fais-lui fermer l’bec… Non, mais, elle n’te f’ra pas peur, hein, mon homme ?

On crut qu’une dispute aller naître, mais, à ce moment, une diversion heureuse naquit par le fait du patron du bouge qui apportait sur la table quelques verres en compagnie d’une bouteille d’absinthe entamée.

Œil-de-Bœuf, immédiatement, commença une chanson bachique.

Plus pratique, Bec-de-Gaz reniflait la bouteille. Dégueulasse et Fumier, à ce moment, tournaient autour de la table en se menaçant de s’étriper.

— Attends voir, salaud, commençait Dégueulasse qui fuyait devant Fumier. Attends voir un peu que j’m’en vas t’laisser mon absinthe ! Plus souvent qu’tu la licherais à ma place. J’aimerais mieux m’en extirper le nombril !

Il y eut des explications orageuses, on comprit enfin le motif de la querelle.

Dégueulasse et Fumier avaient joué le matin même au dé la tournée du soir. Il s’était trouvé que Fumier avait gagné, il venait de rappeler la chose à Dégueulasse, et il émettait la prétention de boire les deux absinthes. Naturellement, Dégueulasse protestait avec énergie.

Ma-Pomme, heureusement inspiré, trouva le mot de la situation.

— Eh, fichez-nous la paix ! commença-t-il. Y en aura pour tout le monde ! D’accord, c’est pas soi qu’on paye.

Ma-Pomme s’avançait beaucoup. Il avait pris la bouteille d’absinthe en main, il remplissait les verres, que l’on s’était répartis. Ma-Pomme n’était pas chiche d’absinthe. Il n’aimait, pour sa part, que les mominettes bien tassées, les purées épaisses, il servait royalement.

Or, comme il emplissait le quatrième verre, il arriva que la bouteille d’absinthe était vide.

— Hé ! tôlier ! cria Ma-Pomme, rapplique voir ici, cousin d’andouille… Une aut’bouteille !

Le patron du mastroquet blêmit en tordant ses mains sèches.

— Mais je n’en ai pas, mon bon monsieur… J’vous ai donné tout c’que j’avais… Voulez-vous de l’orgeat ?

Alors une dispute formidable éclata. Ma-Pomme et Mon-Gnasse secouaient le bonhomme, l’un le tirant à droite, comme l’autre le poussait à gauche.

Ils n’étaient pas dupes de la déclaration. Le patron du bouge, qui ne les connaissait pas, devait être inquiet sur le paiement des consommations. C’était pour cela qu’il prétendait n’avoir rien d’autre, car il était inadmissible qu’en pareil endroit il n’y eût en vérité qu’une demi-bouteille d’absinthe…

— Toi, mon vieux, proposait Mon-Gnasse, je t’offre deux choses au choix : ou tu vas déballer de la marchandise, ou j’te saigne comme un lapin !

Œil-de-Bœuf était tout aussi explicite :

— On va la crever, la bourrique ! tonnait-il.

Ma-Pomme, de son côté, avait trouvé un divertissement plaisant. Pour faire rire Marie-Salope, qui était secouée d’ailleurs d’un irrésistible accès de gaieté, il était passé derrière le patron du bouge et il lui flanquait une dégelée de coups de pied très bas placés dans le dos.

Abruti, le pauvre homme avait des contorsions effarantes.

— Ou's qu’est ta cave ? répétait inlassablement Ma-Pomme.

Et chaque question s’accompagnait d’un coup de pied.

À ce moment, une nouvelle discussion s’éleva dans le bouge.

Ça, c’était plus fort que tout… C’était à dégoûter des hannetons… à faire fuir des punaises, à faire avorter des cancrelats !

Dégueulasse et Fumier ne venaient-ils pas de commettre une véritable infamie ?

Les deux compagnons, qui se disputaient un moment plus tôt pour savoir qui boirait l’absinthe perdue le matin au zanzibar, s’étaient brusquement raccommodés en effet. Ils n’avaient plus fait de bruit, mais ils n’avaient pas perdu leur temps.

S’ils avaient cessé, en effet, de vouloir s’assassiner, c’était tout bonnement qu’ils avaient avisé les absinthes déjà versées dans les différents verres et qu’avec une gloutonnerie rapace, ils en avaient fait justice.

— Eh bien, c’est du propre ! hurlait Adèle très excitée. Et c’est d’la bonne copinerie !… On s’en fout, des poteaux, n’est-ce pas ? Ils peuvent s’serrer la ceinture, et boire, s’ils ont soif, du cru de la fontaine !… Non, mais, y aura donc pas un homme pour leur en fout’une flopée à ces cocos-là ?

À ce moment, et comme le vacarme devenait assourdissant dans le bouge, une voix grave ordonna :

— La paix !

Et comme par enchantement, chacun se tut. Un silence profond régna, entrecoupé seulement par les hoquets époumonés du malheureux patron qui se frottait avec conviction, car le soulier ferré de Ma-Pomme l’avait cruellement molesté.

— La paix !… Asseyez-vous !

Personne ne rechigna, on s’assit. L’homme qui parlait s’était lui-même attablé dans l’ombre. Il avait posé devant lui un coffre, il promenait sur l’assistance un regard courroucé. Brusquement, il éclata en colère :

— Vraiment, déclarait-il, j’ai honte de vous, et je regrette de vous connaître ! Jamais on ne vous décrassera ! Jamais on ne vous fera comprendre que votre conduite est stupide !… Ce n’est pas agissant comme vous le faites, à la façon de rôdeurs imbéciles, que vous parviendrez jamais à quelque chose ! Vous êtes du gibier de prison, voilà tout… Pas un de vous, peut-être, ne finira grand ouvrier. Je vous renie !

La bande tremblait, ne soufflait mot. On n’osait point même regarder celui qui parlait ainsi, à peine chuchotait-on son nom, sur un ton de respect et d’effroi à la fois :

— Fantômas !… Fantômas !… C’est lui ! C’est Fantômas !…

C’était bien Fantômas, en effet.

Le bandit, probablement désireux de dépister la police, avait donné rendez-vous à toute sa bande à Robinson, indiquant le modeste bouge qu’il connaissait comme lieu de réunion. Il était entré au milieu du vacarme, il avait assisté aux querelles. Maintenant qu’il avait forcé chacun à se tenir tranquille, il continuait à promener un long regard sur ceux qui l’entouraient.

Dans le regard de Fantômas, on devinait alors comme un véritable dédain, comme un cinglant mépris.

Assurément, l’énigmatique tortionnaire, le Maître de l’effroi, le Roi de l’épouvante et du crime, n’était pas de cette race-là. Il n’avait rien de commun avec la canaille dont il se servait parfois.

Ces gens pouvaient être des complices, ils ne seraient jamais des amis, des confidents…

Un froid sourire passa sur le visage de Fantômas, cependant que, d’un air infiniment las et véritablement écœuré, il haussait les épaules.

Fantômas alors appela :

— Le patron de l’établissement !

— C’est moi, déclara l’humble mastroquet.

Fantômas ouvrit son coffre, prit quelque chose à l’intérieur, il dit encore :

— Avance, bonhomme ! Prends cela et va-t-en ! Tu n’as rien vu, tu n’as rien entendu, tu ne nous connais pas !

Avec un geste rapace, le vieillard avait déjà saisi ce que lui tendait Fantômas.

Ses doigts noueux, qui tout à l’heure encore tremblaient, avaient en réalité brusquement retrouvé une souplesse extraordinaire. Sa voix ne chevrotait plus d’ailleurs, tandis qu’il se courbait en révérences.

— Ah, merci bien ! disait-il, tu es bien toujours le même… Merci, merci… Je ne savais pas que c’était des amis, vois-tu, sans quoi… Mais ça n’as pas d’importance, je ne sais rien, ah non, je ne sais rien, je ne saurai jamais rien !

Et il s’éloignait, traînait ses galoches, en multipliant les courbettes.

Fantômas, cependant, avait tiré de sa poche un portefeuille et il étalait sur sa table, devant lui, un grand papier qu’il consultait du regard.

— Voici, déclara le bandit, je paye.

Et comme un frémissement semblait galvaniser tous les apaches réunis dans le bouge, Fantômas poursuivait avec sa coutumière tranquillité :

— Les comptes ne sont pas compliqués, d’ailleurs. À chacun selon son dû. Les femmes ont droit à dix louis, sauf la Puce qui a fait le guet aux Invalides et qui aura pour cela une gratification de cinq louis supplémentaires… Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz ont à peine travaillé, voilà quinze louis pour eux. Dégueulasse et Fumier ont fait merveille, cinquante louis… Je tiens à récompenser Ma-Pomme qui, récemment, s’est distingué, lui aussi, vingt louis pour lui… Je ne dois plus rien. Mais…

À l’instant où Fantômas avait dit : « Je ne dois plus rien », des sourcils s’étaient froncés. On escomptait plus, on trouvait qu’il était chiche.

Or, Fantômas ne laissait pas le temps au mécontentement de s’exprimer. Il tirait du coffret qu’il avait placé devant lui une nouvelle poignée de pièces d’or, il ajoutait :

— Mais, les comptes faits, je tiens à ce que vous soyez, les uns et les autres, sages… Je ne veux pas d’aventures en ce moment. Voilà de l’argent pour que vous soyez tranquilles, prenez !

Et alors, dans l’étroite guinguette, ce fut un spectacle fantastique. L’un après l’autre, Fantômas appelait les apaches, il prenait alors dans sa cassette, par poignées, des louis d’or de vingt francs. Il les remettait sans compter à ses complices.

— Empoche, toi, va-t’en !

Et ce fut, dans la pièce sombre, comme un rutilement extraordinaire, comme une débauche d’or…

Des louis tombaient à terre, avec un tintement joyeux. Ils roulaient sur le sol et les misérables, éblouis, les mains pleines, dédaignaient, avec des airs de grands seigneurs, de les ramasser.

— Ça s’ra pour l’garçon, disait Marie-Salope qui enfouissait sa part dans ses bas.

Ils avaient tous à ce moment les poches pleines, ils se regardaient avec des airs béats, rêvant déjà des noces prochaines, des saouleries certaines qu’ils allaient assurément s’octroyer, des caprices qu’ils se passeraient.

Précisément, le patron du cabaret rentrait. Il connaissait évidemment Fantômas, mais Fantômas à coup sûr, désireux de se ménager ses faveurs, de s’assurer aussi de sa discrétion, l’avait royalement payé. Le bonhomme qui avait peut-être, lui aussi, ses raisons d’être aimable, reparaissait, portant trois bouteilles pleines d’absinthe.

— Voilà, voilà, commençait-il, j’en ai retrouvé !…

Il n’avait pas posé les litres sur la table que tous se bousculaient vers eux…

— Ah ! ça, c’est fameux, par exemple, grommelait Œil-de-Bœuf. Quelle biture qu’on va s’envoyer !

Mais Fantômas intervenait encore :

— Halte ! leur ordonnait le bandit.

Et comme un piqueur qui, brandissant son fouet, arrête la meute aboyante à l’heure de la curée, Fantômas, le bras tendu, immobilisait ses compagnons.

— Pas un de vous ne boira ici ! ordonnait-il. Ma parole, si je vous laissais faire, vous seriez gris dans cinq minutes et bavards dans une heure… Dehors, vous tous, je ne veux même pas que vous rentriez ensemble… Allez, les uns à droite, les autres à gauche. Vous vous saoulerez ce soir s’il vous plaît, brutes que vous êtes, mais vous le ferez quand vous serez loin et quand vous ne pourrez pas me compromettre…

Il y eut de sourds grognements, des jurons étouffés, des protestations coléreuses.

C’était assommant, à la fin, avec Fantômas, c’était pire que dans un couvent ! On ne pouvait pas seulement bosser un quart d’heure tranquille… On avait la langue d’amadou, et il vous empêchait d’licher ! C’était pas Dieu possible !

Mais tout cela se disait à voix basse, sournoisement. Nul n’eût osé braver le Maître en face, nul n’eût osé lui désobéir.

Le regard de Fantômas, d’ailleurs, ne permettait pas aux autres de le fixer.

La force du bandit, la mystérieuse autorité qu’il exerçait si facilement, l’ascendant irrésistible qu’il prenait sur tous résidait peut-être même en ce regard, ce regard extraordinaire, perçant, volontaire, qui n’autorisait aucune discussion, qui forçait tous les yeux à se baisser.

— Dehors ! répétait Fantômas. Allez vous-en !

Ils partirent les uns après les autres. Dégueulasse et Fumier se hâtaient vers la gare, avides de retourner à Paris où ils iraient tout de suite s’enfermer dans un caveau des Halles pour tirer une bordée colossale.

Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, eux, décidaient tout d’abord d’aller danser un peu dans un des bals de l’endroit. Cela n’empêchait pas, parbleu, de vider trois ou quatre bouteilles ; ils emmenaient Marie-Salope et Adèle.

Sans mot dire, la Puce et Mon-Gnasse descendirent vers le tramway qui se dirigeait vers Montrouge.

Pour Fantômas, il sortait le dernier, s’enfonçait dans les bois. Il avait murmuré deux mots à l’oreille du patron du bouge, et celui-ci, resté seul, à genoux, riant d’aise, promenait désormais dans la salle ses mains crochues, repêchant de temps à autre, enfoui dans les détritus, un louis d’or dont il éprouvait l’authenticité en le mâchant immédiatement du bout des dents !


Deux heures plus tard, la Puce et Mon-Gnasse se trouvaient sur les boulevards extérieurs à la hauteur des Entrepôts, au coin de la rue de Flandre, tout juste à l’endroit où se tenait une fête foraine dont les orgues et les chevaux de bois causaient un véritable tintamarre.

La Puce était grise et Mon-Gnasse était amoureux.

— T’es rien gironde, ma poule, disait tendrement l’apache à sa maîtresse. Ah ! c’est pas pour dire, mais dans Pantruche, y en a pas beaucoup encore qui te f’raient la l’çon…

Ils allaient de baraque en baraque. L’or qui tintait dans leurs poches semblait les embarrasser, il les grisait au moins autant que les liqueurs qu’ils avaient absorbées. La Puce voulait tout voir ; elle avait fait six tours de chevaux de bois, elle avait tiré à la carabine, elle était entrée, poussant des éclats de rire énervants, dans une baraque où l’on admirait la femme chameau. De là, elle s’était précipitée dans une boutique de charcuterie, où, sur un pari de Mon-Gnasse, elle avait avalé du boudin cru. Par là-dessus, elle avait d’ailleurs dévalisé un marchand de pain d’épices, et son corsage s’ornait de quatre cochons roses sur lesquels le prénom de Mon-Gnasse avait été dessiné avec du sucre fondu.

— Ah ! c’que c’est chouette !… Ah ! c’que c’est bath !… C’qu’on rigole !…

La Puce dansait le cancan, cependant que Mon-Gnasse, qui avait le vin sentimental, s’arrêtait à tout bout de champ pour l’embrasser et pour lui proposer de l’épouser.

— Tiens, on f’ra ça d’main, disait-il, rien que pour voir la gueule des poteaux… M. l’maire, qu’on l’y dira, au bonhomme qu’a l’ruban en travers, M. l’maire, c’est pas la peine de faire du chichi !… Puisqu’on est ensemble, on s’marie ; c’est rapport à c’qu’on a des sous, maint’nant ! Tu veux, dis ?

Mais la Puce voulait tout autre chose. Contre les arcades du métropolitain, elle venait précisément d’apercevoir une baraque qui la faisait se pâmer d’aise.

— Ah ! ça, c’est rien farce ! hurlait-elle. J’veux y entrer ! Mène-moi là !

L’écriteau annonçait : Manège des Puces savantes.

Il était évidemment tout indiqué que la maîtresse de Mon-Gnasse allât voir celles dont elle usurpait le nom.

— Des puces savantes ! s’exclamait-elle. Non mais des fois !… Elles vont p’t’être me donner des conseils pour mieux y faire !

Elle lançait des regards langoureux à Mon-Gnasse qui la serrait de plus en plus.

Ils entrèrent dans la baraque. On n’y voyait pas très clair. Mon-Gnasse, qui perdait la tête et commençait à parler de radiner vers la tôle, histoire de voir si l’plumard n’avait pas déménagé, embrassa la Puce.

— T’es rien chouette ! disait-il.

Juste à ce moment, la Puce et Mon-Gnasse sursautèrent. Ils venaient, l’un et l’autre, de se sentir empoignés par le bras.

En même temps, deux voix rudes murmuraient :

— Allons, pas de scandale… Suivez-nous de bonne grâce, ou l’on vous colle le cabriolet !

Évidemment, on les arrêtait. Mon-Gnasse, de stupéfaction, voulut protester.

— Non, mais, de quoi ? protesta-t-il. Je l’embrasse, c’est vrai, mais ça r’garde personne… Le pape pas plus qu’un autre… C’est ma gerce, d’abord, et si j’veux, elle s’ra ma femme demain !

On ne lui répondait pas, et Mon-Gnasse, qui prétendait connaître le Code, insistait de plus en plus :

— J’l’embrasse, quoi… c’est pas défendu ! J’vous défie bien d’jacter l’contraire ! Le baiser, c’est permis, c’est pas des attentats !

L’un des deux hommes qui entraînait le couple au-dehors, sans que d’ailleurs personne ne parût s’émotionner parmi les admirateurs des puces savantes, finit pas déclarer sur un ton d’impatience :

— Mais ce n’est pas pour cela qu’on vous arrête…

— C’est pourquoi, alors ? demanda Mon-Gnasse… Non, mais, c’est pourquoi ?

L’ivresse aidant, il pleurait maintenant à grosses larmes, il était très doux mais il s’entêtait :

— C’est pourquoi ? J’voudrais l’savoir… Justement qu’on était aux oignons ce soir, qu’on f’sait douc’ment les amoureux, et v’là qu’on nous poisse !… M’sieur l’agent, c’est pourquoi qu’on m’arrête ?

L’agent appelait un fiacre, on y poussait les deux apaches :

— À la Sûreté ! commandaient les inspecteurs.

Et comme Mon-Gnasse s’entêtait à demander pourquoi on l’arrêtait, l’agent, brusquement, finit par lui répondre :

— Eh ! parbleu, tu le sauras demain ! C’est pas pour avoir fait des pieds-de-nez aux moineaux, bien sûr !…

Mon-Gnasse ne devait pas en apprendre davantage ce soir-là.





XIV



Bavardages

Nerveusement, M. Havard, qui, ce matin-là, se trouvait seul dans son bureau, rangeait les pièces à conviction dans les dossiers, toute la série de documents qui paraissaient encombrer sa table de travail, et qui, en réalité, venaient de lui servir pour expédier une première enquête fort troublante.

M. Havard s’était mis sur son trente et un. Lui qui, d’ordinaire, traînait d’un bout de l’année à l’autre un chapeau haut de forme cabossé, un veston éculé, des pantalons qui faisaient des poches aux genoux, lui qui se moquait pas mal d’être bien habillé, avait, ce matin-là, revêtu un complet tout battant neuf, ce qui l’impressionnait lui-même et parfois le contraignait à se regarder d’un coup d’œil furtif dans la glace ornant la cheminée.

M. Havard s’était rasé de frais. Il avait soigneusement peigné ses cheveux, sa raie était parfaitement droite, et ses manchettes elles-mêmes étaient immaculées.

Cela annonçait quelque chose, et cela l’annonçait d’autant plus qu’il n’était pas davantage dans ses habitudes de mettre de l’ordre dans son bureau, de veiller à ce que rien ne traînât, de prendre enfin grande attention à ce que la pièce fût dans un état parfait.

Que se passait-il donc ?

De temps à autre, le chef de la Sûreté tirait sa montre, vérifiait l’heure, puis se frottait les mains.

— Voyons ! murmurait-il. Tout est-il bien ?… Oui. Alors, ils peuvent venir…

Et l’examen rapide qu’il passait de lui-même et de ses appartements devait assurément le rassurer, car M. Havard se répondait à lui-même avec un air de satisfaction étalé sur son visage :

— Vraiment, tout est très bien !

Au bout de quelques minutes, M. Havard appuyait sur un timbre placé sur son bureau.

Immédiatement, un huissier parut. C’était un vieux bonhomme qui était depuis de longues années attaché au cabinet du chef de la Sûreté. Il ne prenait jamais rien au tragique, était toujours souriant et accomplissait son service avec une négligence apparente qui ne l’empêchait point d’être au fond très ponctuel.

L’huissier accourait, tenant, sans même le dissimuler, un journal à la main. Il était évidemment occupé à lire lorsque le timbre l’avait arraché à ses loisirs.

Voyant cela, M. Havard ne se retint pas de froncer les sourcils.

— Cuche, jetez-moi ce journal ! ordonnait-il. On n’a pas idée de lire comme ça dans les antichambres !… Vous faites bien mal votre service !

L’huissier Cuche, à cette réprimande, ouvrait des yeux extraordinaires. Il n’avait pas l’habitude de recevoir des reproches, et celui-ci, entre autres, lui paraissait complètement injustifié.

Il y avait bien vingt ans en effet que Cuche occupait la petite table placée dans le couloir, et depuis vingt ans Cuche lisait le journal ostensiblement du matin au soir sans que jamais on eût trouvé ça mal, sans que jamais M. Havard se fût formalisé de la façon dont il occupait son poste.

Le chef de la Sûreté pourtant continuait :

— Et qu’est-ce que c’est que ce gilet déboutonné ? En vérité, vous vous moquez du monde ! Ma parole, c’est à se demander à quoi vous pensez ! Fermez donc votre gilet, Cuche !

Cuche, de plus en plus abasourdi, donna satisfaction à M. Havard, ce qui n’était pas sans mérite pour lui, car il possédait une grosse bedaine et n’aimait pas à être serré.

M. Havard, cependant, continuait à dévisager l’huissier.

— Vous me ferez le plaisir, commandait-il, de mettre en ordre également votre table dans le couloir. Je lui ai jeté un coup d’œil en passant, c’est inimaginable de voir dans quel état vous laissez ça !

Cuche roulait toujours des yeux effarés, se demandant d’où venait l’énervement de M. Havard. Il hasarda :

— Oui, monsieur le chef, je ferai cela ce soir.

Or, à ces mots, M. Havard sursauta :

— Ce soir ! disait-il, jamais de la vie ! Vous allez me faire le plaisir de faire ça tout de suite, immédiatement… Je veux que dans dix minutes il n’y ait plus rien qui traîne. Vous m’avez entendu ?

Cuche avait entendu mais ne comprenait pas.

Il fut brusquement renseigné.

— Parbleu ! continuait M. Havard, nous n’allons pourtant pas recevoir le ministre de l’intérieur et le ministre de la Justice dans un service abominable ! J’entends que rien ne cloche !

À ce moment, le visage de Cuche exprima une soudaine satisfaction.

— Ah bon !… Très bien ! fit-il d’une voix de surprise contentée. Je comprends, maintenant… Il y a le ministre qui vient… Ah ! parfaitement !

L’exclamation de Cuche était si naturelle que M. Havard lui-même ne put se retenir de sourire.

Cuche était un philosophe. Cuche ne s’était pas formalisé de ses réprimandes. Cuche, désormais, comprenait à merveille leur motif et trouvait tout naturel qu’on exigeât de lui des soins et des précautions auxquels il n’était pas habitué.

M. Havard conclut tout cela de l’exclamation de l’huissier.

— C’est juste ! reconnut-il avec un sourire et ayant presque l’air de s’excuser. C’est juste, Cuche ! Je ne vous avais pas prévenu… Eh bien, le ministre vient ce matin. Il vient même deux ministres.

— Ils auraient bien pu rester chez eux ! répondit Cuche. Enfin, soyez tranquille, patron, on va faire le nécessaire.

À ce moment, précisément, M. Havard sursauta. Cuche, pour l’écouter, s’était appuyé contre la porte qu’il avait fermée derrière lui. Or, on frappait à cette porte.

— Ah ! nom de Dieu ! grommela le chef de la Sûreté, je parie que ce sont eux !…

Mais Cuche, qui s’était reculé, livrait passage, non pas à une excellence, mais tout simplement à Juve.

Juve, lui aussi, avait fait des frais d’élégance. Toutefois, comme Juve était beaucoup plus simple que M. Havard, comme il avait aussi moins besoin de l’appui des ministres, il s’était tout bonnement contenté, dans son souci d’élégance, de passer un vêtement un peu plus frais que son veston de tous les jours, et d’arborer une cravate neuve, cadeau que lui avait fait Fandor à l’occasion de sa fête.

M. Havard, qui connaissait Juve merveilleusement, jugea les choses d’un coup d’œil.

— Bonjour, mon cher ! disait-il. On est de corvée, ce matin !

— C’est ce que m’a appris votre télégramme, répondit Juve. Il paraît que le ministre de l’Intérieur se rend chez vous ce matin ?

— Pas seulement lui ! répondit M. Havard… Le ministre de la Justice vient aussi.

Juve écoutait le chef de la Sûreté avec un sourire amusé.

— C’est bien cela ! murmurait-il. Quand on sent un scandale, tout le monde se remue ! Si seulement il y allait de l’intérêt général, chacun resterait bien tranquillement chez soi… Enfin, c’est la nature humaine !

Juve achevait à peine de parler, il venait tout juste de plier soigneusement ses gants qu’il avait remis dans sa poche lorsque la porte du cabinet de travail s’ouvrait toute grande, et Cuche, raidi dans une attitude d’apparat merveilleuse, annonçait d’une voix de stentor, avec toute l’habileté d’un huissier bien stylé, les personnages qui le suivaient :

— Leurs Excellences messieurs les ministres ! monsieur le ministre de l’intérieur, monsieur le ministre de la Justice, monsieur le ministre des Finances !

Trois personnages suivaient Cuche, en effet. Celui-ci avait bien fait de les nommer et de les présenter car, à coup sûr, quelqu’un de non prévenu n’aurait jamais deviné qu’il s’agissait là des plus hauts membres de la nation.

Le ministre de l’intérieur était un petit homme ayant un peu l’air d’un bourgeois effacé. On n’aurait pas prêté attention à lui, on l’eût considéré comme un personnage de piètre importance, si une flamme extraordinaire n’avait par moment brillé dans ses yeux.

Cet homme flambait par le regard. Il était impossible, lorsqu’il vous fixait, de ne pas deviner en lui une intelligence extraordinaire, une volonté tenace, ce que l’on appelle une âme et une âme de fer.

Derrière lui, le ministre de la Justice, un ancien magistrat que les hasards de la politique avaient appelé au poste de garde des Sceaux, avait la face débonnaire d’un homme encore tout surpris de ses succès et s’accoutumant peu à sa haute fortune.

Il n’en était pas de même du ministre des Finances. Celui-là était grand, maigre, cassé en deux. Il avait un nez busqué, une paire de lunettes épaisses chevauchait sur ses yeux, ses doigts étaient tachés d’encre. On le disait très travailleur, c’était une autorité dans le monde des finances, mais il n’avait aucune habileté pour en imposer et, d’ailleurs, ne cherchait pas à tenir figure dans les réunions élégantes.

M. Havard, cependant, s’était élancé au-devant de ses visiteurs. Il multipliait les courbettes, avançait des chaises, distribuait à tout propos, et par moments hors de propos, de pompeuses appellations.

— Mais oui, monsieur le ministre… Mais certainement, monsieur le ministre… Que monsieur le ministre veuille bien faire attention…

Il avait tout le zèle d’un fonctionnaire dont le mérite n’aurait aucune valeur s’il ne pouvait pas s’appuyer sur un peu de faveur personnelle.

Les trois visiteurs, cependant, avaient, d’un même coup d’œil dévisagé Juve qui s’était simplement incliné à leur entrée.

Le ministre de la Justice ne connaissait pas le policier. Il en était de même pour le ministre des Finances. Tout au contraire, le ministre de l’intérieur marcha cordialement vers lui, lui tendant la main avec une simplicité qui n’était pas sans grâce.

— Tiens, voilà Juve ! faisait-il. Enchanté de vous voir… Vous allez travailler avec nous ?

Le policier, nullement troublé par la familiarité du ministre, ce qui d’ailleurs stupéfiait M. Havard, qui se sentait, lui, beaucoup moins à l’aise, consulta tranquillement sa montre.

— Messieurs, déclarait-il, je puis facilement vous consacrer trois quarts d’heure. Mais à onze heures, il faudra que je vous quitte. Je suis convoqué pour l’instruction, je dois aller assister à un interrogatoire… pardon, à une déposition de M. Léon Drapier !

Alors le ministre de l’intérieur se tourna vers M. Havard :

— Eh bien, faisait-il, puisque Juve est pressé et que nous-même nous n’avons pas grand temps, procédons immédiatement.

Le ministre venait de prendre une chaise. Assis, les mains croisées sur une petite table qu’il avait devant lui, il n’avait plus rien de l’homme timide et effacé qu’il était un instant avant. Son regard dominait la séance, ses gestes en imposaient.

— Mes collègues et moi, continua le ministre de l’intérieur, s’adressant à M. Havard et par moments se tournant un peu vers Juve, nous sommes venus vous voir ce matin, messieurs, en raison d’une préoccupation particulièrement grave. Vous n’ignorez pas, n’est-ce pas, ni l’un ni l’autre, le redoutable scandale qu’amènerait une accusation infamante portée contre M. Léon Drapier, l’actuel directeur de la Monnaie ?

Juve, à ce moment, ne put s’empêcher de sourire.

— Nous y voilà, pensait le policier. Le gouvernement a le trac du scandale !

Le ministre de l’intérieur continuait cependant :

— D’autre part, monsieur Havard, les responsabilités ministérielles, le souci de faire notre devoir ne peuvent nous permettre d’étouffer une affaire, si réellement cette affaire mérite qu’on lui donne une certaine ampleur. Il y a là deux intérêts contraires qui se heurtent et, naturellement, mon collègue de la Justice sera de mon avis, c’est l’intérêt supérieur de l’équité qui doit l’emporter sans débat.

— Tirade de tribune ! pensa Juve.

Le ministre de l’intérieur, cependant, ces déclarations faites, continuait, fixant cette fois très franchement M. Havard :

— D’autre part, vous nous avez signalé, monsieur Havard, depuis quelque temps, que l’on émettait régulièrement dans le public d’extraordinaires louis d’or qui n’étaient pas sans nous inquiéter un peu. Mon collègue des Finances m’a dit, il est vrai, que ces louis d’or n’étaient pas faux, qu’ils étaient à coup sûr parfaitement titrés, mais que, cependant, leur mise en circulation constituait une irrégularité fort grave. Ainsi que vous l’aviez pressenti, monsieur Havard, ces louis d’or sont, en quelque sorte, faux sans l’être. Ils sont, en effet, d’une frappe qui n’est pas complètement achevée, ils appartiennent, pour tout dire, à une série qui, en cours de fabrication à la Monnaie, ne devait pas être distribuée au public avant une période d’au moins un an…

Le ministre de l’Intérieur se tournait à ce moment vers Juve et l’interrogeait :

— Vous saviez cela, n’est-ce pas ? M. Havard vous a tenu au courant ?

— Parfaitement, répondit Juve.

Et, charitable, le policier n’ajoutait pas qu’il le savait d’autant mieux que c’était lui qui avait averti M. Havard qui, sans doute, s’était targué de la découverte auprès du gouvernement.

Le ministre de l’intérieur poursuivait, sur le même ton dont il aurait développé un rapport à la tribune du Parlement :

— Ces louis d’or véritables, mis en circulation à une date qui ne correspond point avec les nécessités budgétaires, nous inquiétèrent naturellement. J’en parlai à mon collègue des Finances qui, lui-même, interrogea Léon Drapier et cela il y a tout juste trois jours, dans mon propre cabinet.

M. Havard hochait la tête très intéressé, il osa se tourner vers le ministre et demanda :

— Alors, monsieur le ministre, alors l’affaire ne s’est pas éclaircie ?

— Tout au contraire, elle devint plutôt obscure, car Léon Drapier jura ses grands dieux qu’aucune pièce d’or n’avait pu sortir de la Monnaie à la frappe nouvelle, pour la bonne raison que les flancs n’avaient pas encore été essayés.

Le ministre de l’intérieur, à ce moment, baissait un peu le ton, il ajoutait :

— Naturellement, les questions posées à Léon Drapier n’ont pas eu le caractère d’un interrogatoire. Nous avons parlé discrètement et tout simplement sur le ton d’une conversation amicale.

Puis, se tournant vers le ministre de la Justice, le président du conseil continuait :

— Mon collègue, toutefois, est en ce moment saisi, vous ne l’ignorez pas, monsieur Havard, et vous non plus, Juve, d’une double affaire d’assassinat assez bizarre : assassinat d’un valet de chambre, tentative d’assassinat et assassinat d’une demi-mondaine, dans laquelle se trouve impliqué, je ne veux pas dire compromis, précisément M. Léon Drapier. Tout cela fait un ensemble extraordinaire, occasionne une confusion équivoque, il faut en sortir !

La façon dont le ministre disait qu’il fallait en sortir était vraiment significative. Il y avait de l’exaspération dans sa manière de parler. Il y avait aussi de l’entêtement. Sa main avait eu un geste net et catégorique, balayant l’air, comme s’il eût voulu mieux marquer l’intention où il était de faire table rase des événements surprenants.

— C’est à ce moment, continuait-il enfin, que je vous ai fait prier, monsieur Havard, d’organiser une filature discrète et de tâcher de savoir de façon exacte qui émettait et comment on émettait ces louis de vingt francs qui sont, si j’ose m’exprimer ainsi, des louis antidatés.

Le ministre se taisait, regardant d’un rapide coup d’œil ses collègues pour s’assurer qu’ils avaient bien suivi ses explications et qu’ils étaient au fait, maintenant, de la difficulté nouvelle.

— Monsieur Havard, déclarait-il, je vous laisse la parole. Vous m’avez prévenu hier que vous aviez du nouveau, j’attends vos déclarations.

— Monsieur le ministre, je suis à vos ordres et je vais contenter votre curiosité.

M. Havard sonnait, Cuche apparut.

— Faites entrer l’inspecteur Léon !

Cuche disparut, l’inspecteur Léon entrait quelques minutes après.

Léon n’avait pas changé. C’était toujours l’habile et diligent inspecteur, c’était toujours le sous-ordre préféré de Juve, qui appréciait de plus en plus son dévouement, sa fidélité, son intelligence aussi.

Il y eut une rapide présentation, puis M. Havard demanda :

— MM. les ministres vous écoutent, Léon, racontez-nous votre enquête d’hier.

Juve, à ce moment, tapotait d’un air distrait le coin du bureau de M. Havard, auquel il s’était accoudé. Le policier ne paraissait pas prêter très grande attention aux paroles que l’on prononçait devant lui. Son attitude indifférente, toutefois, était peut-être plus voulue que réelle, car Juve, en réalité, n’avait pu s’empêcher de tressaillir en écoutant les déclarations du ministre, en entendant prononcer le nom de Léon Drapier.

Juve prêtait donc une attention soutenue aux paroles de Léon.

Celui-ci, fort simple, comme à son ordinaire, exposait brièvement ses recherches à la façon dont il eût fait un rapport quelconque en tête-à-tête avec M. Havard.

— Voici ce que je sais, messieurs, disait-il. J’avais un ordre de service m’enjoignant de découvrir les individus émettant des louis d’or antidatés. On m’avait donné le modèle d’un de ces louis d’or. L’ordre était vieux de trois jours ; hier au soir je commençais à me désespérer et à me demander si j’arriverais à un résultat, lorsque, en compagnie de mon ami, l’inspecteur Michel, j’eus une très agréable surprise…

Une quinte de toux coupait la parole à Léon, qui était horriblement grippé. Un peu calmé, il reprenait :

— Nous nous promenions, Michel et moi, à la fête foraine qui se tient sur les boulevards extérieurs à la hauteur de la rue de Flandre. Nous étions venus là avec l’idée que, les faux monnayeurs cherchant tous les endroits possibles pour écouler leur marchandise, il était après tout admissible qu’ils viennent faire un peu la bombe au cours de la soirée… Dans la pègre, quand on a de l’argent, on s’amuse, quand on s’amuse, on fait des imprudences ! Le tout, c’est de deviner les imprudences !

— Très bien ! ponctua Juve comme malgré lui.

— Nous nous promenions donc sur le boulevard, lorsque tout à coup je heurtai au passage un couple qui n’était autre qu’un couple d’apaches fort connu de moi pour être susceptible de tous les mauvais coups. Je n’aurais cependant rien eu à dire, car je n’avais aucun mandat à l’endroit de ces individus, lorsque, les ayant heurtés, j’ai eu la surprise d’entendre un tintement extraordinaire dans leurs poches. On eût dit que ces gens-là étaient remplis de monnaie. Cela attira mon attention.

— Très bien ! dit encore Juve.

Léon continua :

— Michel, immédiatement, me proposa une filature. Cela ne devait pas être difficile, d’ailleurs. La femme était grise, l’homme paraissait un peu gai. Nous leur emboîtâmes le pas.

— Et alors ? questionna malgré lui le ministre de l’intérieur, tout comme s’il n’avait pu résister à l’intérêt de ce roman vécu que racontait l’inspecteur, et alors ?

— Oh, c’est bien simple ! termina Léon. Nous vîmes les individus entrer dans trois ou quatre baraques. Partout ils payaient avec des louis d’or, et précisément avec des louis d’or semblables à ceux dont l’émission était suspecte. Il n’y avait pas à hésiter, nous avons arrêté les coupables.

Cette fois, le ministre de l’intérieur battit des mains.

— Bravo, bravo !… dit-il. Et ces individus, où sont-ils ? Qu’ont-ils dit ?

Ce fut M. Havard qui reprit la parole :

— Ils n’ont rien dit du tout. Fouillés, on les a trouvés porteurs d’une quantité de pièces d’or, mais ils n’ont pas voulu en indiquer la provenance. Quant à l’endroit où ils sont, c’est bien simple, ils sont dans la cuisine !

Mais, à ce moment, M. Havard rougit comme un écolier pris en faute et se mordit les lèvres. Il venait de laisser échapper un mot imprudent, il le regrettait de toute son âme, avec le vague espoir que le ministre de l’intérieur ne l’avait pas remarqué.

La « cuisine » est, en effet, en argot policier, non seulement une pièce de la permanence des agents de la Sûreté, mais surtout une opération, une manœuvre que la loi n’a pas prévue, contre laquelle tous les ministres s’élèvent et que tous les policiers, à part de bien rares exceptions, n’hésitent pas à pratiquer.

Juve s’apercevait de l’embarras du chef et dissimulait mal un sourire satisfait.

Juve ne pouvait sentir la cuisine. Il trouvait le procédé honteux, jamais il ne l’avait appliqué. Cuisiner un inculpé, c’est en effet tenter de surprendre sa bonne foi, de capter sa confiance en lui mentant sans vergogne. C’est un peu se mettre à son niveau, c’est user de fourberie et de lâcheté, c’est exécuter un chantage moral !

Les pauvres bougres que l’on arrête, en effet, sont le plus souvent quelque peu effarés lorsqu’ils se sentent pris dans le terrible engrenage qu’est la machine judiciaire. Ils perdent la tête, ils s’épouvantent. Or, l’homme est ainsi fait qu’à l’instant où il a peur, quel qu’il soit, il éprouve le besoin d’une amitié, d’un confident, d’une compassion, d’une plainte.

C’est alors que les policiers cuisinent. On laisse tranquillement l’inculpé s’effrayer, solitaire, dans sa cellule. On affecte une sévérité exagérée à son endroit, cela s’appelle, en argot, lui faire faire cornichon. Et quand l’inculpé est arrivé à un degré complet de désespoir, un nouveau policier paraît. Celui-là affecte d’être bon type. Il cause, il plaisante avec le prisonnier, il ne prend pas son affaire au sérieux. À l’entendre, tout s’arrange, l’important, c’est de ne pas rouspéter et de ne pas nier ce qui n’est pas niable.

Le policier va quelquefois, et de là vient le terme de « cuisine », jusqu’à offrir à sa victime un bon repas qu’il fait venir d’un restaurant voisin. Il dîne lui-même avec le prisonnier, les verres se heurtent, on devient copains et, tout naturellement, l’homme arrêté perd de sa méfiance, croit avoir trouvé un ami, se confesse, avoue, demande des conseils…

Alors, il est perdu !

La cuisine a réussi.

L’agent qui vient de se conduire comme un mouchard rédige un rapport, note les aveux, les communique au juge d’instruction.

C’est une traîtrise de plus, c’est un succès de plus aussi pour le policier !

Juve, maintes fois, avait protesté contre l’usage de pareilles pratiques. M. Havard s’entêtait à les tolérer.

— Bon ! bon ! pensa Juve, constatant l’embarras de son chef. Si par hasard il trinquait, ce ne serait pas volé !

Mais le ministre de l’intérieur avait évidemment d’autres préoccupations à ce moment et ne songeait pas à gourmander M. Havard.

— Pressons-nous, murmurait-il. Si nous interrogions ces gens ?

Un timbre retentit à nouveau. Cuche parut.

— Avertissez à la permanence, ordonna M. Havard, qu’on fasse monter les deux individus qui attendent !

Il fallut quelques secondes pour que l’ordre s’exécutât.

Enfin, la porte du cabinet du chef s’ouvrit, Mon-Gnasse et la Puce entrèrent. Mon-Gnasse avait le visage fleuri, et la Puce elle-même paraissait d’excellente humeur. Mon-Gnasse, d’ailleurs, s’essuyait la bouche du revers de la manche, il sentait encore le vin.

— Et voilà ! annonçait-il en entrant, se dandinant sur ses hanches et inspectant d’un coup d’œil le cabinet du chef de la Sûreté. Bonsoir, m’sieurs dames !… Tout d’même, on aurait bien pu nous laisser finir le gueul’ton ! Quoi qu’y n’y a ?

L’attitude de Mon-Gnasse, immédiatement, renseigna M. Havard.

Assurément, si l’apache se tenait ainsi, c’est qu’il n’avait rien avoué du tout, c’est que la cuisine, interrompue trop tôt peut-être, n’avait pas encore eu de résultats.

M. Havard, furieux, se fit brusque et cassant.

— Taisez-vous, ordonnait-il, avancez !

Mais ni Mon-Gnasse ni la Puce n’obéissaient. La Puce, d’ailleurs, regardait les ministres, un large sourire épanouissant sa figure :

— Ah, mince de flics, alors ! lâchait-elle. Non, mais qu’est-ce qu’on nous veut donc ?

Le ministre de la Justice pouffa, cependant que ses collègues gardaient avec peine leur sérieux.

Alors la Puce ne retint pas sa gaieté.

— Eh, p’tit père, fit-elle en toisant le garde des Sceaux… Sûrement qu’tu viens d’enterrer ta femme, pour et’si gai !… Qu’est-ce que t’as à t’secouer la bedaine ?

— Assez, assez, taisez-vous ! ordonna M. Havard, qui frémissait d’épouvante.

La Puce se tut, haussant les épaules, cependant que Mon-Gnasse, tranquillement, crachait par terre, pris soudain d’une colère furieuse.

— Ah puis, ça va bien ! faisait-il. Faudrait voir à voir à n’pas nous engueuler ! On n’est pas des zigs à s’laisser faire… J’veux des égards pour ma marmite, moi !

M. Havard coupa net la tirade.

— Je vous préviens, disait-il, que si vous continuez sur ce ton, je vais sévir…

Mais Mon-Gnasse se trompait et ne comprenait pas.

— Qu’est-ce que tu vas servir, farceur ? Ah ça, c’est donc la tôle au grand Dab, icigo ?… On vient d’se caler l’estomac et tu parles de r’commencer ? C’est ta tournée, alors ? Tu payes le café ?

Mon-Gnasse, évidemment, crânait. M. Havard, cependant, le laissait aller, sachant fort bien, grâce à son habitude des interrogatoires, que les accusés qui bavardent beaucoup, posent à être forts, sont en réalité ceux qui se troublent le plus.

Tranquillement, M. Havard demandait :

— Allons, allons, du calme ! Et finissons-en ! Voyons, ne nous faites pas perdre de temps ! Voulez-vous avouer, Mon-Gnasse ?

Or Mon-Gnasse, à cette demande, feignait une profonde stupéfaction.

— Avouer quoi ? demandait-il. Qu’on a fait un gueul’ton soigné ? Ça, j’veux bien, quand c’est que l’gouvernement raque, il n’est pas trop raleux, mais c’est tout c’que j’peux avouer…

Et, se frappant sur la poitrine, Mon-Gnasse continuait :

— On est des innocents, nous autres… des anges du paradis… des Jésus… On n’a rien sur la conscience… C’est-y pas vrai, d’abord, la Puce ?

— Sûr et certain ! confirma la Puce.

— Même, ajoutait Mon-Gnasse, qu’on s’en allait pour une nuit d’amour, lorsque les cognes nous ont fait bons… Rapport à quoi ? on n’sait pas !

Puis Mon-Gnasse se montait, la colère semblait le reprendre :

— Et d’ailleurs, achevait-il, ça s’passera pas comme ça !… Si c’est qu’on n’nous rend pas à nos familles, qui sont sans doute dans les larmes, on va faire du raffut !… Tiens, mais des fois, on est en République, aussi !… Pourquoi qu’on nous poisse quand on n’a rien fait ? J’écrirai au Miniss !

Juve, qui n’avait rien dit, se leva brusquement :

— Ah ! tu veux écrire au ministre ! faisait-il, tutoyant Mon-Gnasse avec l’autorité et le sang-froid d’un homme qui en a vu de plus rebelles et de plus durs… Eh bien, mon petit, ce n’est pas la peine de te gêner. Allez, vas-y, parle !… Voilà précisément le ministre de l’intérieur, le ministre de la Justice et le ministre des Finances !

Or, à ces mots, Mon-Gnasse, stupéfait, reculait. Brusquement, il se sentait mal à l’aise. C’était d’une voix beaucoup moins assurée qu’il rétorquait à Juve :

— Des ministres, ces mal fichus-là ?… Non, mais ça n’prend pas ! Faudrait la faire à d’autres ! On est d’Pantruche !…

M. Havard se sentit défaillir.

Les ministres ne bronchaient pas.

Juve, de son côté, ne se troublait aucunement. C’était malgré lui qu’il était intervenu, et parce qu’il trouvait que M. Havard conduisait mal l’interrogatoire.

Il déclara nettement :

— Mon-Gnasse, tu es un imbécile ! Tu veux nier l’évidence, mais cela ne sert à rien. Quand le bifteck est là, il faut se mettre à table !

Les ministres, à cet instant, ne comprenaient peut-être pas, mais Mon-Gnasse, en revanche, saisissait parfaitement l’argot de Juve.

Se mettre à table, c’était avouer… Et ce que Juve désignait par le bifteck, c’était évidemment le corps du délit…

Mon-Gnasse pourtant voulut ruser :

— Le bifteck, quoi ? dit-il. Où c’est qu’il est ? J’le zieute pas, moi !… On n’a rien contre nous !

Mais dès lors que l’apache commençait à discuter, dès lors qu’il répondait aux questions qu’on lui posait, il était d’avance perdu.

Juve ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

— Le bifteck, déclarait-il, ce sont les pièces d’or que vous aviez hier soir, toi et ta femme. D’où viennent-elles ? Allons, parle !

Le teint de Mon-Gnasse était devenu terreux. L’apache, à ce moment, sentait que les choses tournaient mal pour lui. Bien sûr, il se rendait compte que ces pièces d’or découvertes dans sa poche, trouvées dans les bas de la Puce, constituaient une charge inquiétante. Comment expliquer leur présence ?

D’une voix qui hésitait déjà, Mon-Gnasse expliqua :

— Eh bien quoi, les jaunets y n’devaient rien à personne ! J’ai pas à expliquer ma fortune !

— Si, fit Juve. Quand on n’est pas propriétaire, il faut…

Mais Mon-Gnasse venait d’inventer une explication, il se hâta de la donner :

— Eh bien, voilà ! commença-t-il. Ce pèze-là, je l’ai gagné aux courses. J’voulais pas l’dire, parce que mes théories sont contre les courses et que j’suis honteux d’la chose…

En parlant, Mon-Gnasse jetait des coups d’œil sournois pour s’assurer de l’effet que produisaient ses paroles.

Juve, tranquillement, venait de se lever.

Sans hausser la voix, il disait à Léon :

— Faites donc conduire ces bonnes gens-là au cachot. Après tout, nous sommes bien bêtes de perdre du temps avec eux !

Or Mon-Gnasse, en écoutant ce propos, perdait toute son assurance.

Une peur affreuse lui venait.

Des fois, est-ce que les cognes ne l’auraient pas filé depuis Robinson ? Est-ce que la rousse ne savait pas qu’il turbinait pour Fantômas ? Ils étaient tous là à lui tirer les vers du nez ; peut-être bien qu’ils faisaient les imbéciles mais qu’ils en savaient long !…

Et Mon-Gnasse fut pris d’un désespoir violent à la pensée qu’on allait le reconduire dans sa cellule, qu’il y resterait peut-être au secret pendant sept ou huit jours et que, tout ce temps, il ne saurait rien de ce qui se tramait contre lui…

Mon-Gnasse ouvrit la bouche pour parler, mais la Puce le devança :

— Ah ! bien, zut alors ! déclarait la femme. Si c’est comme ça, moi, j’aime mieux jacter ! Bien sûr, qu’on sait des choses !…

Mon-Gnasse, à son tour, reprit la parole :

— Pour en savoir, se hâtait-il d’ajouter, ça, on en sait !… Seul’ment, nous autres, on est innocents…

Puis, d’un coup d’œil, Mon-Gnasse invitait la Puce à se taire.

— On n’peut même pas jacter ce qui s’appelle des renseignements, rapport à ce que l’type qui nous a r’filé les pièces, on l’connaît à peine…

— Ah ! fit Juve. On vous a donc refilé les pièces, maintenant ? Vous ne les avez plus gagnées aux courses ?

Mon-Gnasse se troubla tout à fait.

— C’est que, voilà, commençait-il.

Puis, il se décidait soudain et il parlait d’un ton ferme :

— Est-ce pas, on pourrait vous dire des choses, et vous en faire trouver beaucoup d’autres !… Seul’ment, la Puce et moi, rapporta c’qu’on est des honnêtes types, on connaît pas les noms des bougres qui font les coups… Est-ce qu’on pourrait pas, d’hasard, nous m’ner au cabaret du Cochon-Gras ? Dame, c’est là qu’on vous en montrerait, des pantes !… là, que vous en feriez, un coup de filet !… Ça s’peut-il ?

— On verra ! fit Juve.

Le policier faisait un signe à Léon. Éberlués, Mon-Gnasse et la Puce, se demandant pourquoi l’on coupait court à leur interrogatoire, furent emmenés hors du cabinet du chef de la Sûreté.

Ils étaient à peine partis que Juve expliquait aux ministres :

— Ces gens-là avoueront, messieurs. Ils n’avoueront pas aujourd’hui, évidemment, car ils espèrent encore pouvoir nous tromper, mais je devine qu’ils avoueront… Ils vont demander à se promener dans la pègre dans l’espoir de nous lasser. Quand ils verront qu’on ne les lâche pas, ils se décideront certainement à entrer dans la voie des aveux. C’est bien votre avis, monsieur Havard ?

M. Havard était au fond de son cœur très vexé de l’attitude qu’avait eue Juve, inconsciemment, car, emporté par son intelligence, le roi des policiers avait agi tranquillement, sans trop s’occuper de son chef.

M. Havard riposta avec un peu d’aigreur :

— Si vous m’aviez laissé le temps de parler, Juve, j’aurais exactement dit cela à ces messieurs !

À ce moment, le policier sourit. Il sentait le reproche ; il voulut calmer la jalousie du chef de la Sûreté.

— Fichtre ! murmura Juve tout haut… Et mon rendez-vous chez le juge d’instruction !

Rapidement, Juve prenait congé et partait. Il laissait le chef de la Sûreté reconduire les ministres ; c’était une compensation que M. Havard apprécierait certainement…





XV



Une leçon de discrétion

Juve s’avançait peut-être un peu ou encore ne confessait pas entièrement sa pensée lorsqu’il se déclarait certain que Mon-Gnasse et la Puce, d’ici peu de temps, se décideraient à reconnaître qu’ils n’étaient point aussi innocents qu’ils voulaient bien le dire et se résoudraient à apprendre quelle était la provenance exacte des pièces d’or saisies sur eux.

Juve partait, pour raisonner ainsi, d’un point de départ discutable.

Il n’avait point varié d’opinion, il estimait de plus en plus que le directeur de la Monnaie, autour duquel les soupçons semblaient se resserrer, était un malheureux innocent, victime d’un ensemble de circonstances ou, ce qui était pis encore, victime des plans ténébreux de quelque crapule acharnée à sa perte.

— L’histoire des faux certificats est louche, pensait-il. L’histoire du valet de chambre assassiné est plus louche encore… Enfin, le double attentat commis contre Paulette de Valmondois est si louche lui-même que cela dépasse les bornes permises.

Et Juve finissait par déclarer :

— On n’est pas bête à ce point-là ! Si Léon Drapier était le coupable, il n’aurait pas accumulé autant de maladresses certaines, autant d’indices constituant des charges terribles contre lui !

Juve n’avait pas été trop surpris d’apprendre, quelque temps auparavant, qu’aux charges qui pesaient déjà contre Léon Drapier de nouvelles charges s’étaient encore ajoutées. L’histoire des louis d’or antidatés, de ces louis d’or qui auraient dû, plus d’un an encore, dormir dans les caves de la Monnaie et qui, cependant, se trouvaient en circulation, l’étonnait à peine.

— Diable de diable ! pestait alors Juve. Tout s’enchaîne, tout s’accumule, tout semble s’ajouter pour arriver à charger ce Léon Drapier !… Ce n’était pas assez de deux crimes, voilà maintenant qu’il s’agit d’affaires peu propres, concernant ses fonctions de directeur de la Monnaie ! Allons, à force de s’embrouiller, cette histoire-là finira par s’éclaircir !

Et Juve, qui pestait en réalité de n’avoir pu s’embarquer pour aller au Chili chercher Hélène, commençait à se prendre malgré lui d’intérêt pour une enquête qui chaque jour devenait plus difficile, qui paraissait même devoir être désormais complexe et mystérieuse au possible.

— On verra ! On verra ! se disait Juve.

Et c’était fort de cet optimisme, persuadé que la lumière se ferait, que Juve venait de se montrer si affirmatif devant le ministre en déclarant que Mon-Gnasse et la Puce avoueraient à bref délai.

— Avant tout, songeait-il, il faut gagner du temps. Que diable ! Ce n’est pas Léon Drapier qui livre des louis d’or antidatés à ces deux apaches !… C’est un autre individu. Qui, par exemple ? Je n’en sais rien, mais j’arriverai à le trouver !

Juve, ayant quitté la préfecture, se rendait en hâte au Palais de Justice où il gagnait les couloirs d’instruction, voulant assister à l’enquête qu’un magistrat continuait à mener relativement aux affaires criminelles dans lesquelles s’était trouvé compromis le nom de Léon Drapier.

Juve arriva en retard, mais il n’eut pas à le regretter.

Comme le greffier lui passait en effet, sur un signe du juge, les feuillets qu’il venait de noircir et sur lesquels étaient consignées les questions du magistrat et les réponses qu’avaient faites les différents témoins entendus, Juve arrivait très vite à se faire une conviction. Cette conviction se résumait en ceci :

— L’enquête patauge, estimait Juve. Elle patauge terriblement. On ne trouve rien, on ne découvre pas davantage, et ce serait la bouteille à l’encre si le hasard ne fournissait pas un bouc émissaire dans la personne de Léon Drapier !

Celui-ci était encore là, répondait encore aux questions plus ou moins insinuantes que le juge d’instruction lui posait avec brusquerie, essayant de l’amener à se couper.

Léon Drapier, naturellement, se défendait avec désespoir. Il trouvait des réponses à tout. Peut-être d’ailleurs perdait-il un peu la tête, car il voulait expliquer l’inexplicable et, lorsque par hasard il restait court, il répétait docilement ce que lui soufflait le policier Mix, peut-être mieux intentionné qu’habilement inspiré.

Juve écouta sans mot dire cette dernière phase de l’enquête. Léon Drapier, à ce moment, s’efforçât d’établir sur le conseil de Mix qu’il y avait fort longtemps qu’il n’était venu voir sa maîtresse. Une telle prétention était inadmissible. Le service du Dr Bertillon, en effet, avait facilement relevé dans l’appartement des empreintes, des traces qui prouvaient tout au contraire que Léon Drapier y venait assez fréquemment.

Le directeur de la Monnaie, pourtant, s’entêtait à nier.

— L’imbécile ! pensa Juve. Et quel maladroit que ce policier Mix !

Mais, naturellement, Juve ne dit mot, ne voulant pas se compromettre, tenant surtout à ne pas heurter de front ce qui semblait être la conviction du magistrat, évidemment de plus en plus persuadé que le coupable n’était autre que le directeur de la Monnaie.

Juve pourtant, à ce moment, devait faire preuve, pour se taire, du plus méritoire des silences, de celui qui consiste à ne rien dire alors que les arguments se pressent en foule dans la pensée, alors que l’on se sent de taille à mener une discussion importante.

Par exemple si Juve se taisait, il ne pouvait s’empêcher de songer. Il s’en empêchait si peu qu’à midi et demi, lorsque enfin Léon Drapier se retirait, Juve avait peine à se retenir tant il avait envie de s’élancer sur Mix.

— L’animal ! jurait-il tout bas. Sans s’en apercevoir, il fait faire gaffe sur gaffe à son client !

Puis Juve souriait, interrogeait sa conscience.

— Après tout, n’était-il pas un peu partial ? Ne se montrait-il pas sévère à l’endroit de Mix surtout parce que celui-ci appartenait non pas à la classe des policiers officiels, mais bien à celle des détectives privés ?

Juve finit par hausser les épaules et se traiter lui-même d’imbécile.

— Allons ! se disait-il en faisant son examen de conscience. Est-ce que, par hasard, je serais atteint de la maladie du fétichisme ? Est-ce que je ne voudrais pas reconnaître qu’il y a d’excellents policiers en dehors de ceux qui sont inscrits sur les livres de la préfecture ?

Juve prit congé du magistrat qui se frottait les mains d’un air satisfait en prononçant des paroles de doute :

— Évidemment, disait Juve sans s’avancer, évidemment, il y a quelque chose de troublant dans toutes ces aventures, et la personnalité de Léon Drapier apparaît un peu inquiétante. Il faut attendre toutefois pour se prononcer.

Juve quitta le Palais de Justice, grimpa à la Sûreté.

Juve ne souriait plus. Il se doutait bien que M. Havard, encore vexé de son intervention de la matinée, le recevrait un peu fraîchement. Juve n’était pas homme, toutefois, à s’embarrasser pour si peu.

M. Havard, quelques instants après, recevait en effet Juve avec une certaine nervosité.

— Eh bien ? demandait le policier, où en sommes-nous, patron ? Est-ce aujourd’hui que l’on conduit Mon-Gnasse et la Puce au Cochon-Gras ?

— C’est aujourd’hui, répondit sobrement M. Havard.

— Tant mieux, très bien, approuva Juve qui se mettait en frais d’amabilité. Plus vite on en finira, et mieux cela vaudra !

— C’est évident, répondit laconiquement M. Havard.

Mais Juve insistait :

— À quelle heure les ferez-vous conduire là-bas ?

M. Havard se mit à écrire une lettre, il répondit en affectant d’être distrait :

— J’ai donné les ordres nécessaires. Mon-Gnasse et la Puce doivent être partis…

Juve fit la grimace.

— Déjà ! à deux heures de l’après-midi ! C’est bien tôt pour aller au Cochon-Gras !

— Non, riposta M. Havard. L’établissement a la clientèle des garçons de l’abattoir de la Villette. Il y a beaucoup de monde entre deux et trois heures.

Juve ne voulut pas, évidemment, engager une controverse sur ce point.

— Bon ! bon ! très bien ; fit-il. D’ailleurs, le rapport de Léon ou de Michel nous renseignera.

Juve parlait en toute sincérité, et sans voir malice à ses paroles. M. Havard, pourtant, dressait la tête d’un air peu satisfait.

— De quel rapport parlez-vous ? demandait-il.

— Mais du rapport qui sera déposé sur cette promenade dans les bouges…

M. Havard s’était remis à écrire. Il remarqua à mi-voix :

— Ah bon, très bien ! J’avais cru que vous parliez de Léon ou de Michel…

— Sans doute, dit Juve avec un peu d’impatience. Je suppose bien que c’est Léon que vous avez envoyé là-bas ?

— Non, dit M. Havard un peu sèchement. J’ai envoyé Nalorgne et Pérouzin.

Juve, cette fois, ne répondit pas. Brusquement, son visage s’était renfrogné, il se mordait les lèvres d’un air très peu satisfait.

Juve, en effet, ne se trompait pas sur l’importance des paroles qui venaient d’être dites. Si M. Havard avait chargé Nalorgne et Pérouzin de l’enquête, c’était évidemment pour infliger un blâme implicite à Juve. Celui-ci avait surtout confiance en Léon et en Michel. On choisissait d’autres hommes que ses préférés, c’était tout simplement pour lui être désagréable.

Juve, toutefois, avait trop bon caractère et se moquait trop parfaitement aussi des petits calculs et des petites jalousies de M. Havard pour attacher la moindre importance à un incident qui n’avait pas de valeur à ses yeux. Il n’eût donc pas relevé la chose s’il n’avait pas considéré que Nalorgne et Pérouzin étaient de parfaits imbéciles et qu’il était plus que dangereux de les charger d’une mission délicate.

Juve ne dit mot, se leva, prit congé de M. Havard et quitta le cabinet du chef de la Sûreté.

Dans le corridor, Juve se mit à courir. Il consultait sa montre, il fronçait les sourcils.

— Deux heures vingt ! murmurait-il. Une demi-heure pour aller là-bas, j’y serais tout juste à trois heures… Sera-t-il encore temps ? Ah ! sapristi, j’ai grand peur qu’il y ait du grabuge, du terrible grabuge !

Et Juve, en grommelant, descendit l’escalier, sortit dans la rue, héla le premier taxi-auto qu’il rencontrait.


— Mon vieux Nalorgne, disait Pérouzin, qui, depuis quelque temps, était un peu moins neurasthénique et voyait la vie en rose, mon vieux Nalorgne, ça, c’est significatif. Du moment qu’on nous choisit pour une mission pareille, c’est qu’on connaît enfin notre mérite, c’est que notre avancement est certain !

Nalorgne, qui, de gai qu’il était, était devenu pessimiste, hocha la tête avec accablement :

— Ou bien, murmurait-il, c’est que la mission est dangereuse et qu’on nous a choisis de préférence à tout autre, pour nous faire casser la figure !…

Les deux agents, à midi et demi, venaient tout juste de recevoir de M. Havard l’ordre d’avoir à conduire au Cochon-Gras, cabaret borgne de la rue de Flandre, le couple Mon-Gnasse et la Puce. Ils avaient d’ailleurs reçu des instructions précises. Ils prendraient un fiacre, ils seraient armés, ils ne quitteraient pas des yeux les prisonniers dont ils avaient la charge et dont ils étaient responsables. Nalorgne veillerait sur Mon-Gnasse et Pérouzin sur la Puce.

— Vous comprenez bien la situation ? avait dit M. Havard, qui ne se trompait pas beaucoup en estimant à zéro l’intelligence de ses sous-ordres. Il faut que ces gars-là puissent avoir l’air d’être libres, mais il faut aussi qu’ils ne puissent pas vous filer entre les doigts !

Nalorgne et Pérouzin avaient naturellement juré qu’ils comprenaient à merveille et qu’aucun danger n’était à craindre.

Dans le secret de leur âme, cependant, ils étaient flattés, mais inquiets. Rentrés chez eux, Nalorgne et Pérouzin se dépêchaient de se grimer. Avec une maladresse d’ailleurs complète, ils tentaient de se faire des têtes d’apache. Si la nature ne les avait pas doués l’un et l’autre de physionomies brutales et repoussantes, ils n’y seraient peut-être pas parvenus. Mais comme en réalité ils marquaient mal d’ordinaire, ils arrivaient à incarner assez bien leur rôle en se contentant de passer des vestes usées, de tourner autour de leur cou des foulards rouges, de se coiffer enfin de casquettes plates comme en portent tous les Remparts de tous les Sébastos du monde.

Ainsi accoutrés, Nalorgne et Pérouzin allaient chercher au Dépôt Mon-Gnasse et la Puce. Ceux-ci, à la vue de leurs nouveaux geôliers, ne cachaient pas leur satisfaction.

— Ah ! mince alors ! clamait Mon-Gnasse. V’là que c’est l’mardi gras à c’t’heure ! Et comment qu’ils dégotent, les frères !…

La Puce avait battu des mains.

— Vrai, déclarait-elle en examinant Nalorgne qui s’efforçât d’avoir l’air à l’aise et paraissait emprunté au possible. Vrai, mon fiston, si t’étais réellement un costaud, c’est pas encore toi que j’prendrais pour m’aider à faire le truc !

Là n’était pas la question. Nalorgne et Pérouzin rappelaient les prisonniers au respect des convenances.

— Taisez-vous, disait Nalorgne. On n’est pas là, mon collègue et moi, pour que vous vous payiez notre portrait !

À quoi la Puce répondait immédiatement :

— D’abord, y aurait rien d’fait, j’en voudrais pas !…

— On est là, continuait Nalorgne en roulant de gros yeux et visant à prendre un air terrible, on est là pour faire son devoir et pour vous forcer à réfléchir ! Il s’agit de nous conduire, paraît-il, au Cochon-Gras, et là, vous nous débinerez tous les trucs que vous connaissez.

— Bon, bon ! ça colle ! fit Mon-Gnasse.

— Seulement, continuait Pérouzin, on est là aussi avec des pleins pouvoirs. Si jamais vous tentez de faire les méchants, on vous mettrait proprement un pruneau dans la figure.

Et Pérouzin agitait un browning formidable qu’il avait acquis la veille même, car il avait le culte des armes et prétendait être toujours armé jusqu’aux dents.

Mon-Gnasse ne fut nullement impressionné par le browning de l’agent.

— Allons, l’enflé ! faisait-il familièrement en tapant sur le ventre de Nalorgne. C’est pas la peine de faire le croquemitaine, on s’ra sage !… Seul’ment, n’est-ce pas, si jamais les copains vous reconnaissaient et se fâchaient un peu, on déclare qu’on n’en est pas responsable !… Dame ! la rousse, au Cochon-Gras,n’est peut-être pas très bien vue !

C’était bien ce que pensaient Nalorgne et Pérouzin, et c’était bien ce qui les empêchait de se réjouir de la périlleuse mission qui venait de leur être confiée.

Ils étaient tout juste à demi rassurés, ils n’avaient peut-être pas tort.

Les deux agents cependant et leurs deux prisonniers sortaient bientôt des cellules du Dépôt, arrêtaient un fiacre et se faisaient conduire rue de Flandre.

Le Cochon-Gras, un cabaret d’assez proprette apparence, vu de la rue, un bouge ignoble pour ceux qui le connaissaient réellement, se trouvait tout à côté de la barrière, à quelque distance des abattoirs, ainsi que l’avait dit M. Havard.

C’étaient surtout les bouchers, les conducteurs de bestiaux qui fréquentaient l’endroit, mais à ces honnêtes travailleurs se mêlaient souvent quelques-uns des rôdeurs de barrière qui, on ne sait pourquoi, semblent affectionner le quartier.

Il y avait surtout une salle basse se trouvant derrière le mastroquet proprement dit, où le plus souvent, pendant la journée, dormaient, jouaient ou se disputaient toute une bande d’individus peu recommandables.

Nalorgne et Pérouzin ne l’ignoraient pas. Ils prirent ou voulurent prendre leurs dispositions en conséquence.

— Comment qu’on va faire ? demandait Nalorgne.

Pérouzin, tout aussi embarrassé, retourna la question à Mon-Gnasse.

— Allons, fripouille, demandait-il, comment penses-tu qu’il faut agir ?

C’était là une question si extraordinaire que Mon-Gnasse pensa rêver.

— Sûr qu’y sont piqués ! estima l’apache, glissant un coup d’œil à la Puce pour attirer son attention. V’là maint’nant qu’c’est les roussins qui m’demandent des conseils !… Oh ! mais alors, y a du bon !

Mon-Gnasse prit son air le plus innocent, il répondit, faisant assaut de politesse :

— M’sieur l’agent, ce s’ra juste au juste tout comme ça vous bottera !

Puis après une petite pause, et sans laisser aux inspecteurs le temps d’émettre une proposition, Mon-Gnasse commença :

— Une idée comme ça qui m’vient. Faudrait p’t’ête pas qu’on radine ensemble dans la tôle, histoire de pas s’faire remarquer ? La Puce et moi, s’pas, on entrerait comme des braves bourgeois tranquilles qui veulent s’caler les mâchoires… Vous, vous resteriez d’vant la porte. Une seconde après, naturellement, vous pourriez rappliquer à vot’tour…

Nalorgne hochait la tête, il questionna :

— Ouais ! mon garçon, tu nous crois trop bêtes !… Et si tu t’débinais, hein ?

Mais Mon-Gnasse avait une figure d’innocence absolue.

— Comment que j’me débinerais, murmurait-il, puisque vous seriez d’vant la porte et qu’il n’y a qu’une entrée !

Nalorgne, cette fois, ne répondit pas. Il ignorait à vrai dire si le bouge comportait plusieurs entrées. Il ne voulait pas convenir de son ignorance, et pourtant il tremblait à la pensée que Mon-Gnasse et la Puce pouvaient disparaître et s’évader.

À la fin, une réflexion décida Nalorgne.

— Parbleu ! songea-t-il, si Mon-Gnasse me dit qu’il n’y a qu’une entrée, c’est que c’est la vérité, il n’oserait pas me mentir ainsi !

Nalorgne était peut-être bien confiant, pourtant il se décida.

— Supposons que l’on fasse ainsi, dit-il. Après qu’est-ce qui se passera ?

La Puce répondit à son tour :

— Dame, on s’coll’ra à licher…

Et Mon-Gnasse complétait l’explication :

— Bien sûr, on aura pas l’air d’se connaître !… Puis, comme ça, quand c’est qu’viendra l’mec qui nous a r’filé les pièces d’or, la Puce et moi, on vous f’ra signe.

Pérouzin trouvait cela très bien. Il le déclara nettement.

— Affaire entendue ! disait-il. Nous allons procéder ainsi.

Et, pour se concilier les bonnes grâces des apaches, Pérouzin, qui était généreux à ses heures, décida sans hésiter :

— Vous pourrez boire d’ailleurs tant que vous voudrez, c’est Nalorgne et moi qui paierons les tournées.

Le petit groupe arrivait à ce moment devant le Cochon-Gras. Il était temps de se séparer.

Très fiers, ayant l’air parfaitement innocents, Mon-Gnasse et la Puce quittèrent les deux agents et entrèrent dans le cabaret. À ce moment, Nalorgne claquait des dents.

— Pourvu qu’ils ne s’enfuient pas ! murmurait-il.

Mais Pérouzin riait d’un grand rire de confiance.

— Ils n’oseraient pas ! répétait-il, ils n’oseraient pas !…

Et les deux inspecteurs, quelques instants plus tard, pénétraient à leur tour dans le bouge.

Quelle que fût d’ailleurs leur confiance dans Mon-Gnasse et la Puce, ils poussaient un véritable soupir de soulagement en constatant que les deux misérables étaient toujours là. Le gibier n’avait pas fui, il était encore à portée de leur main.

— Là ! vous voyez bien, Nalorgne ! souffla Pérouzin.

Pérouzin hochait la tête, cependant qu’il commandait d’autorité deux mominettes et de quoi écrire.

Les deux mominettes s’expliquaient assez bien. Pour être inspecteurs de la Sûreté on n’en est pas moins hommes, et Nalorgne et Pérouzin depuis quelque temps, à force de fréquenter les apaches, à force d’enquêter dans les bars, avaient fini par contracter la déplorable habitude de l’absinthe.

Si, d’autre part, ils demandaient en plus de leur consommation de quoi écrire, c’est que Juve leur avait appris récemment un truc policier qui les ravissait.

— Quand vous faites une enquête ensemble, avait dit Juve, et que, vous trouvant dans un milieu suspect, vous désirez vous communiquer des choses que personne ne doit entendre, vous n’avez qu’à les écrire, Nalorgne, par exemple, tracera quelques mots, passera la feuille à Pérouzin. Celui-ci, ayant l’air d’examiner le brouillon d’une lettre, lira le plus naturellement du monde ce que son collègue a écrit et, faisant mine de raturer, répondra tout ce qu’il voudra…

Nalorgne et Pérouzin, en possession de ce qu’il fallait pour écrire, commencèrent immédiatement à correspondre.

— Fichue clientèle ! écrivit Nalorgne.

Pérouzin, maladroit comme tout, lut immédiatement ce mot et écrivit en-dessous :

— Ils ont tous des têtes d’assassins !…

Puis il passa le porte-plume à Nalorgne et, souriant, attendit que celui-ci lui communiquât une nouvelle remarque.

La manœuvre était si simple et si grossièrement faite qu’il eût été véritablement impossible qu’elle échappât à la perspicacité du plus obtus des misérables.

Ce qui pourtant sauvait Nalorgne et Pérouzin, c’était tout bonnement qu’il n’y avait aucun misérable dans le cabaret du Cochon-Graset que Pérouzin se trompait complètement en imaginant voir des têtes d’assassins.

Il n’y avait là, en réalité, que de braves gens, d’honnêtes travailleurs des abattoirs, qui buvaient un coup en passant.

Comment cela se faisait-il ?

L’explication était bien simple.

Le Cochon-Gras, en réalité, ne recevait la clientèle louche qu’à partir de quatre heures du soir. Mon-Gnasse et la Puce, d’ailleurs, avaient donné l’adresse tout à fait au hasard. Ils n’avaient personne à voir, personne à rencontrer dans le bouge, et lorsque Juve avait dit qu’il fallait les y conduire, lors de l’interrogatoire qu’ils avaient subi le matin même, Mon-Gnasse et la Puce avaient été les premiers surpris de l’ordre du policier.

Mon-Gnasse avait parlé du Cochon-Graspour gagner du temps, et sans croire que cela allait prendre. Cela n’avait pas pris en effet, mais Juve, lui aussi, voulait gagner du temps, et c’est pourquoi il avait accepté la proposition.

Désormais, Mon-Gnasse et la Puce, séparés par quelques tables de Nalorgne et de Pérouzin, pouvaient causer sans être entendus.

— Quels ballots !… disait Mon-Gnasse. Ils coupent dans tous les ponts !… Et comment qu’on les balade en bateau ! Si on a un peu d’veine, demain, on d’mandera à aller dans un aut’caboulot…

La Puce approuvait.

— Ah, t’es rien bath, mon homme ! disait-elle avec admiration. T’as des idées de costaud tout d’même !… On contera comme ça qu’on a pas rencontré l’type en question et on s’f’ra vadrouiller ailleurs. C’est quinze jours de lichage aux frais d’la princesse… Veine, alors !

Le plan était très simple. Restait à le mettre à exécution, d’autant que, bien probablement, Mon-Gnasse l’estimait du moins, les agents se lasseraient de les promener et l’on finirait par les remettre en liberté.

Ils en étaient là de leurs projets lorsqu’un homme entrait brusquement dans le cabaret à la façon d’un habitué. Cet homme marchait droit à Mon-Gnasse et à la Puce.

— Tiens, les poteaux ! criait-il. Et comment qu’ça va, les vieux ? Ça circule toujours ?

À la vue de cet homme, Mon-Gnasse et la Puce se trouvaient fort interloqués. Qui diable était-ce ? Ils ne le connaissaient aucunement. Ils pensaient ne l’avoir jamais vu !

Mon-Gnasse, pourtant, ne perdait pas trop son sang-froid.

— Ça, y a pas d’doute, jugea-t-il en un instant de réflexion, c’est un trafalgar qui s’prépare ; c’est des copains qui nous envoient c’type-là, histoire de nous faire barrer !

Mon-Gnasse se fit aimable en conséquence.

— Eh oui, ça circule ! déclarait-il. On n’est pas bons encore pour les pissenlits !… Et toi, ma vieille, quoi d’neuf ?

Mon-Gnasse, d’un petit geste de la main, avait fait signe à Nalorgne et Pérouzin. Les deux agents tressaillaient d’aise.

— Cela doit être l’individu ! écrivit Nalorgne.

Pérouzin répondit :

— Ouvrons l’œil, et le bon !

Ils furent tout yeux, tout oreilles.

La conversation continuait.

— J’ai pas longtemps à moi, déclarait le poteau de Mon-Gnasse et de la Puce, tout juste le temps de faire un cafouillou. Ça colle-t-il ?

Mon-Gnasse n’ignorait pas qu’il n’y avait pas de billard dans l’établissement. La proposition de l’inconnu le confirma donc dans cette pensée qu’il avait des propositions à lui faire.

— Ça colle ! répondit-il.

— Alors, cavale dans la salle du fond !

L’inconnu se retournait vers le patron, il criait :

— Eh, tôlier ! On s’en va au cafouillou… Tu porteras les verres là-bas !

Le tôlier poussa un grognement qui pouvait être à la rigueur une réponse affirmative.

Mon-Gnasse et la Puce se levaient cependant. Ils suivaient l’inconnu, adressant toujours des petits gestes à Nalorgne et Pérouzin qui ne se tenaient pas d’aise. La correspondance reprit entre les deux personnages.

— Ça marche ! écrivait Nalorgne.

— Ça galope ! affirmait Pérouzin.

Et, prenant une feuille neuve, Nalorgne écrivait encore :

— Sûrement l’individu qui vient d’entrer est un apache intéressant. Ils ont fait des signes, attendons !

— Attendons ! acquiesça Pérouzin.

Ils attendirent, en effet, sans inquiétude, car ils étaient persuadés qu’il n’y avait point d’autre sortie, pendant un bon quart d’heure. C’était à peine s’ils trouvaient le temps long et s’ils commençaient à se demander s’il ne serait pas bon d’aller voir dans la salle basse ce qui se passait, lorsqu’un événement, à coup sûr imprévu, se produisit brusquement.

Enfoncée d’un coup d’épaule, la porte de la salle basse s’ouvrait.

Un homme apparaissait dans l’embrasure. C’était Juve !

Juve était livide, et Juve criait :

— À l’aide, nom d’un chien ! Nalorgne, allez vite chercher une voiture ! Pérouzin, aidez-moi !… On s’assassine là-dedans !

Alors, une scène horrible se passait.

Tandis que Nalorgne, affolé, obéissait machinalement, quittait le cabaret et courait chercher un fiacre, Pérouzin, accompagnant Juve, se précipitait dans la salle basse.

L’aspect de la pièce était épouvantable.

Par une fenêtre située à mi-hauteur, une fenêtre dont les grilles étaient arrachées et qui avait servi à Juve pour entrer, un jour pâle pénétrait. Il éclairait une scène abominable.

Le sol était couvert de sang. Le sang avait d’ailleurs giclé jusqu’au plafond, souillant les murs, écrivant un horrible carnage.

Mais ce n’était point le sang qui retenait les regards. Ce qui laissait Pérouzin muet d’effroi, ce qui l’épouvantait au point qu’il pensait défaillir, c’est qu’il apercevait, à l’instant même, deux formes humaines, deux corps qu’agitaient de convulsifs mouvements, le corps d’un homme, le corps d’une femme, le corps de deux malheureux qui étaient Mon-Gnasse et la Puce et qui, tous deux souillés de sang, râlaient à moitié !

— Mon Dieu ! gémit Pérouzin.

Et, machinalement, il cherchait un troisième personnage, le costaud qui avait accompagné Mon-Gnasse et la Puce.

— Imbéciles ! Brutes ! Comprenez-vous votre maladresse, au moins ? Vous les avez perdus de vue !… Ah, sang Dieu, dire que je suis arrivé trop tard !

Juve, en fait, était parvenu au Cochon-Grasjuste à l’instant où Mon-Gnasse et la Puce suivaient l’inconnu pour entrer dans la salle basse ; le policier, qui allait pénétrer dans le cabaret, avait vu, à travers la porte, Nalorgne et Pérouzin laissant tranquillement s’éloigner les deux apaches dont ils avaient la garde.

— Les imbéciles ! avait pensé Juve.

Sans perdre de temps alors, et soupçonnant qu’une évasion était possible, Juve, au lieu d’entrer dans le cabaret, s’était rejeté en arrière, voulant faire le tour de la maison.

Il avait perdu du temps à traverser des cours, à s’orienter. Quand il était arrivé sur la façade opposée du Cochon-Gras, il avait trouvé la fenêtre ouverte, avait compris que quelqu’un avait fui par là, s’était hissé jusqu’à cette lucarne et, par elle, avait aperçu les deux victimes étendues sur le sol…

Que s’était-il passé au juste, cependant ?

Juve ne le savait pas. Il avait vu que Mon-Gnasse et la Puce vomissaient le sang à flots. Ils étaient ligotés. Juve alors donnait l’alarme, envoyait chercher une voiture, puis s’occupait avec Pérouzin de transporter les blessés.

Juve, d’ailleurs oubliait complètement à cet instant qu’il s’agissait de misérables fort peu dignes d’intérêt. Il bousculait même Nalorgne et Pérouzin avec fureur :

— Hâtez-vous donc ! hurlait-il. Vous voyez bien que ces gens-là râlent !… Il faut les secourir ! C’est votre bêtise, que diable, qui vient de les faire assassiner !

Transportés dans un fiacre, Mon-Gnasse et la Puce, évanouis et perdant toujours leur sang, ne donnaient guère signe de vie. Juve prit lui-même les guides en main. À l’ahurissement du cocher, qui ne comprenait rien à la façon de faire de ce client, il fouettait la rosse et la lançait au galop dans la direction de l’hôpital.

Par bonheur, le policier était connu. Un interne accourait immédiatement.

— Grave, grave ! fit-il en hochant la tête. De terribles hémorragies !

Et il demandait :

— Que s’est-il donc passé ? Une rixe ?

— Je ne sais pas, dit Juve.

L’interne, aidé de deux infirmiers, déshabillait les blessés.

— Ils doivent avoir des coups de couteau ou une balle dans les poumons pour vomir le sang de cette façon !

Mais aucune blessure n’apparut sur les deux corps déshabillés.

— Sapristi ! déclara l’interne, qu’est-ce que cela signifie ?

De force, il ouvrit la bouche des deux victimes. Avec des tampons d’ouate, il étanchait le sang et soudain le jeune médecin poussait un cri d’horreur…

— Ah ! nom de Dieu ! c’est abominable !… On leur a coupé la langue !

Et, très pâle, l’interne répétait cependant qu’il cautérisait l’horrible blessure :

— Mais, bon Dieu ! qu’est-ce que tout cela signifie ? Qu’est-ce que cela signifie donc ?

Il interrogeait du regard Juve, Nalorgne et Pérouzin.

Les trois hommes se taisaient.

Nalorgne et Pérouzin n’y comprenaient rien du tout. Juve réfléchissait.

L’interne, à la fin, déclara :

— Ils en réchapperont peut-être, mais voilà des gens muets pour toujours !

Alors, brusquement, Juve se tordit les mains.

Les dernières paroles de l’interne venaient de lui faire deviner la vérité :

— Ah, c’est horrible ! soupira Juve. Sûrement, il s’agit encore d’un crime de Fantômas ! Il n’y a que Fantômas pour avoir osé rêver cela ! Fantômas, sans doute, se méfiait de leurs bavardages ! Oui, c’est bien cela, il a voulu les rendre muets, muets pour toujours !… C’est une terrible leçon de discrétion qu’il vient de donner à des complices trop bavards !

Et Juve, à ce moment, devinait en effet la vérité…





XVI



Sous un monceau d’or

— Il n’est pas encore arrivé ?

— Pas encore !

— Il est pourtant déjà neuf heures un quart, et d’ordinaire le patron est fort exact !

— M. le directeur est, en effet, fort exact à l’ordinaire, je ne comprends pas pourquoi il n’est point là ! Il y a une quinzaine de personnes qui l’attendent, et pour peu que ces gens aient bien des choses à lui dire, nous risquons fort d’aller déjeuner à une heure de l’après-midi !

Le personnage qui s’exprimait ainsi était un majestueux huissier, décoré de plusieurs ordres étrangers, dont le rôle consistait à défendre l’entrée du couloir attenant au cabinet de M. le directeur de la Monnaie.

Il échangeait ces propos et émettait ces craintes en présence d’un employé du personnel, M. Valleret, qui arrivait avec un gros dossier sous le bras.

M. Valleret reprit :

— Dites donc, mon brave, vous allez vous arranger pour m’introduire auprès du patron avant tous ces visiteurs ! Vous savez, nous, les employés, nous n’avons guère le temps d’attendre et j’ai une communication excessivement importante à lui faire !

— Ah ! fit l’huissier d’un air sceptique, vous êtes tous les mêmes ! Ce n’est pas que vous êtes pressé de retourner à votre travail, mais vous voulez en finir rapidement pour être libre à trois heures de l’après-midi !

M. Valleret protestait :

— Moi ? pas du tout, pas du tout !… Et la meilleure preuve, c’est qu’hier à sept heures et demie j’étais encore au bureau. Avec toutes les histoires qui se produisent depuis quelque temps, nous sommes écrasés de besogne et l’on fait des heures supplémentaires que l’on ne nous paie pas !

— Et vous croyez que l’on paie les nôtres ? interrompit l’huissier.

Tout en haussant les épaules, le personnage s’éloignait pour aller recevoir un nouveau venu qui lui tendait sa carte en lui recommandant de bien vouloir la faire passer à M. le directeur de la Monnaie.

L’huissier le toisa dédaigneusement.

— M. le directeur vous recevra à votre tour, s’il vous reçoit.

— Et quel est mon tour ? demanda le nouveau venu.

— Mettons, fit l’huissier, qu’il y ait une vingtaine de personnes à passer avant vous, et nous serons peut-être dans le vrai…

Le nouveau venu faisait une figure longue d’une aune, puis tournait les talons.

— Je repasserai demain ! grogna-t-il.

Et il s’en alla.

L’huissier était revenu s’asseoir à son bureau, auprès duquel se tenait M. Valleret.

— Avez-vous lu les journaux ? demanda-t-il au fonctionnaire.

— Oui, fit ce dernier. Il s’en passe de belles !

— Oh ! dit l’huissier, ce sont là des scandales épouvantables, qui véritablement ne devraient pas arriver.

« Notre police, voyez-vous, M. Valleret, est très mal organisée. Les services de la Sûreté fonctionnent quand ça leur passe par la tête… Paraît qu’ils se détestent les uns les autres, qu’ils se jouent des tours chaque fois qu’ils le peuvent !

— Comme chez nous, cher monsieur, interrompit M. Valleret, comme chez nous… comme d’ailleurs dans toutes les administrations !

— C’est possible, reconnut l’huissier, mais nous, ça ne fait de mal à personne, tandis qu’en procédant de la sorte, à la Sûreté, depuis le grand chef jusqu’au plus petit inspecteur, leur mésentente a pour résultat de laisser les crimes impunis et de permettre aux bandits de commettre leurs forfaits en toute liberté. Enfin, quand je pense que ces deux agents Nalorgne et Pérouzin, auxquels on avait confié deux prisonniers, n’ont pas été capables de les garder !…

— Les prisonniers, dit M. Valleret, doivent rudement le regretter ! Paraît qu’ils ont été affreusement mutilés, qu’on leur a arraché la langue !… Et dire qu’on ne sait pas l’auteur de ce crime monstrueux !

— Mais si, fit l’huissier, n’avez-vous pas lu qu’on attribuait ce forfait à Fantômas ?

— Oh, c’est facile à dire ! Fantômas ! toujours Fantômas !… Je commence à croire que Fantômas n’a jamais existé !

L’huissier prit une allure mystérieuse pour répondre :

— Fantômas existe, n’en ayez crainte, M. Valleret ! Même ce qui m’inquiète, c’est qu’il m’a l’air d’y avoir un lien plus ou moins direct avec les drames qui viennent de se passer hier et les incidents mystérieux qui se produisent ici depuis quelques jours !

M. Valleret, à son tour, changeait de figure.

— Après tout, vous pourriez bien avoir raison ! Savez-vous ce que j’ai dans mon dossier, et ce que je viens dire au patron ?

M. Valleret allait commencer une explication et faire des révélations à son interlocuteur, lorsqu’un violent coup de sonnette retentit :

L’huissier sursauta :

— M. le directeur est arrivé… Je reconnais son coup de sonnette !

Et, dès lors, il se précipitait au fond du couloir, ouvrait une double porte rembourrée et se présentait quelques secondes après dans le cabinet directorial où venait de pénétrer, par une porte privée, M. Léon Drapier.

Le directeur de la Monnaie arrivait très essoufflé. Il se débarrassait en hâte de son pardessus et de son chapeau qu’il jetait machinalement sur un bras de fauteuil, puis s’installait devant son bureau où était disposée une volumineuse correspondance.

— Combien de personnes à recevoir ? demanda-t-il.

— Une quinzaine, monsieur le directeur.

— Eh bien, commença Léon Drapier, introduisez la première personne !

Mais l’huissier, fidèle à la promesse qu’il avait faite, articula :

— Y a M. Valleret, l’employé de la comptabilité, qui sollicite une audience de monsieur le directeur.

— Ah ! très bien, fit Léon Drapier, qu’il entre avant tout le monde.

Cependant que l’huissier s’éloignait lentement, de ce pas majestueux et tranquille qui caractérisait sa solennité, Léon Drapier, sans même jeter un coup d’œil sur le courrier amoncelé devant lui, se prit la tête dans les mains comme un homme excédé.

Depuis quarante-huit heures, Léon Drapier ne dormait plus. Les aventures les plus mystérieuses se produisaient, les drames les plus tragiques éclataient autour de lui. Il avait l’impression qu’un filet se resserrait autour de sa personne, filet aux mailles invisibles dont il sentait l’influence sans les voir.

Léon Drapier avait également l’impression qu’au fur et à mesure que le temps passait il devenait personnellement suspect à son ministre, aux membres du gouvernement. Des faits incompréhensibles s’étaient produits en effet, et les pièces d’or monnayées qui avaient disparu constituaient un fait qui n’était pas pour le réhabiliter dans l’esprit du ministre, d’autant plus que, malgré ses efforts, Léon Drapier n’avait pas pu découvrir l’origine de ces fuites.

Puis, ce matin-là, à la lecture des journaux qu’il avait faite en se levant, Léon Drapier avait été abasourdi ; les détails du drame de la veille étaient pour lui comme un coup de massue qu’il recevait sur la tête.

Il avait espéré que les apaches que l’on avait arrêtés porteurs des pièces d’or non encore mises en circulation se décideraient à faire des aveux et que leurs déclarations mettraient sur la piste de leur pourvoyeur d’argent, c’est-à-dire de l’audacieux coupable qui volait à la Monnaie.

Or voici que ces misérables venaient d’être atrocement mutilés, et qu’il apparaissait certain que cette mutilation avait été faite par quelqu’un qui avait le plus haut intérêt à les terroriser par quelques représailles, afin de les empêcher de parler.

Quel était le formidable bandit assez féroce pour avoir imaginé un aussi cruel supplice ?

Spontanément, un nom était venu aux lèvres de Léon Drapier, nom qu’il avait trouvé d’ailleurs imprimé en toutes lettres dans les journaux qu’il lisait, nom qui, certainement, était dans la pensée de tous :

Fantômas !… Fantômas !… Fantômas !…

Dès lors, à l’anxiété curieuse qu’il éprouvait, au désir impérieux qu’il ressentait en lui de savoir la vérité sur ce qui s’était passé, sur ce qui se passait, se mêlait une inquiétude effroyable, une crainte affreuse à l’idée que peut-être lui-même Léon Drapier était involontairement mêlé à une aventure de Fantômas.

Malgré lui le directeur de la Monnaie en revenait toujours aux deux crimes mystérieux qui s’étaient produits l’un à son domicile, l’autre rue Blanche.

Il savait qu’il n’était pas coupable, il savait qu’il n’avait pas tué le valet de chambre Firmain, pas plus qu’il n’avait assassiné sa maîtresse, Paulette de Valmondois.

La mort inexpliquée de Firmain, le décès tragique de Paulette n’étaient pas faits pourtant pour le rassurer.

En somme, c’étaient là, bien nettement, des crimes à la manière de Fantômas, des drames comme seul le Génie du crime était capable d’en imaginer.

Léon Drapier s’étonnait de ne pas avoir vu depuis quarante-huit heures le seul homme en qui désormais il avait confiance, le détective privé, M. Mix, qui jusqu’à présent, croyait-il, l’avait fort adroitement guidé dans le labyrinthe de mystère, alors que peut-être, s’il avait un peu mieux réfléchi, il se serait rendu compte que M. Mix paraissait plutôt l’observer, lui, Léon Drapier, et s’inquiéter de ce qu’il faisait que de le protéger et de le défendre.

Le directeur de la Monnaie en était là de ses réflexions, lorsque M. Valleret entra dans son cabinet.

L’employé de la comptabilité se confondit en salutations plates et obséquieuses devant le grand chef, mais Léon Drapier mettait fin, d’un geste bref, à ces cérémonies.

— De quoi s’agit-il, monsieur Valleret ? dit-il. Parlez rapidement, je suis très pressé.

M. Valleret déposa son dossier sur le bureau du directeur. Il l’ouvrit lentement, puis, mouillant son doigt, se mit à tourner des pages et des pages sur lesquelles figuraient d’interminables colonnes de chiffres.

Quelques secondes, Léon Drapier le regardait faire, puis, impatienté, nerveux, il interrogea :

— Voyons, de quoi s’agit-il, monsieur Valleret ?

— De la balance de l’enquête, monsieur le directeur !

— Eh bien, quoi, la balance ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Il se passe, monsieur le directeur, que je ne suis pas d’accord avec le trésorier.

— Allons, donc ! À quel point de vue ?

M. Valleret prit un temps pour répondre. Au fond, il était très satisfait d’avoir quelque chose d’important à signaler à M. le directeur. Il semblait que cela le rehaussait dans l’esprit de son chef, et que désormais il allait être dépositaire d’un de ces graves secrets comme il en est parfois dans les administrations et que tout le monde connaît dans les bureaux au bout de cinq minutes.

— Monsieur le directeur, commença-t-il, mon service, ainsi que vous ne l’ignorez pas, est chargé d’établir chaque jour au point de vue comptable, et d’après les états fournis quotidiennement par les ateliers de fabrication, le montant de l’encaisse or et argent. Je ne m’occupe point du bronze, qui doit figurer à la trésorerie. Voilà douze ans que j’appartiens à l’administration, et pendant douze ans nous avons toujours été d’accord, M. le trésorier et moi. Mais, hélas ! les meilleures choses ont une fin, comme dit le proverbe…

Léon Drapier s’exaspérait, il frappa du poing sur son bureau.

— Quand vous aurez fini de discourir ! gronda-t-il. Est-ce que par hasard vous vous moquez de moi ?

— Oh ! monsieur le directeur ! fit Valleret d’un air profondément scandalisé. Comment pouvez-vous penser un seul instant que je sois capable d’une telle incorrection !

— Résumez ! fit sèchement M. Léon Drapier. En deux mots, qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a, monsieur le directeur, qu’il manque vingt mille francs d’or au trésorier, comme il en manquait vingt mille, d’ailleurs, il y a trois jours !

Léon Drapier considéra le comptable d’un air hagard.

— Il manque vingt mille francs d’or ! fit-il, comme il y a trois jours !… Que dit le trésorier ?

— Le trésorier affirme, monsieur le directeur, que c’est moi qui me trompe… Moi j’affirme que c’est lui !

Léon Drapier appuya sur un timbre, l’huissier se présenta.

— Je ne recevrai personne ce matin, déclara-t-il, renvoyez tout le monde !

Puis il ajoutait :

— Faites venir immédiatement le trésorier, dites que je l’attends dans mon bureau !


Tandis que les solliciteurs, qui étaient venus dans l’espoir d’être reçus par M. le directeur de la Monnaie, se retiraient maussades, indifférents ou furieux selon l’importance qu’ils attachaient à leur visite, un groupe de personnes se présentait quai Conti à la façade principale de l’hôtel des Monnaies.

La grande porte venait de s’ouvrir, car il était dix heures du matin, et dès lors le concierge de l’important immeuble faisait pénétrer tous ces gens dans une petite salle à côté de sa loge.

À voir ces gens, on déterminait aisément leur nationalité et leur profession. C’étaient des touristes, pour la plupart des étrangers, des Anglais et des Allemands, qui, respectueusement fidèles à un programme arrêté d’avance par leur guide, s’étaient réunis ce matin-là au quai Conti dans le but de visiter la Monnaie.

Le concierge s’approchait d’un des leurs, un personnage aux cheveux très bruns, à la moustache hérissée comme une moustache de chat.

— Salut, monsieur ! lui dit-il en lui tendant la main, voilà longtemps qu’on ne vous avait pas vu !

Le personnage sourit, il serra cordialement les doigts du fonctionnaire.

— Que voulez-vous, monsieur le concierge ! il faut bien vivre de son métier ! Voici les autorisations du ministère pour que je puisse faire visiter à ma clientèle les salles du musée et les ateliers de la frappe.

Le concierge vérifiait les documents que lui tendait le guide.

— C’est parfait ! déclara-t-il, vous allez pouvoir commencer !

Le guide, dès lors, articulait d’une voix tonitruante, qui résonnait dans la salle vide de meubles :

— Mesdames et messieurs, vous êtes ici à l’hôtel des Monnaies, dont la construction remonte aux années les plus reculées. Autrefois, le droit de battre monnaie appartenait à certains seigneurs, mais, depuis l’abolition du régime féodal, vous voyez que cela ne remonte pas à hier, quelques villes de la France, qui était alors gouvernée par un roi, bénéficiaient de ce privilège. Peu à peu, les hôtels des Monnaies, dans les provinces, disparurent, et là frappe des pièces d’or, d’argent et de bronze, fut réservée à l’hôtel de Paris…

Le guide alors quittait la salle, s’avançait dans une cour intérieure, qu’il faisait traverser par sa troupe de clients.

— Nous allons commencer maintenant la visite, déclarait-il, par la salle dite musée des Médailles. Celle-ci est ouverte au public sans autorisation préalable, n’importe qui peut venir contempler les modèles qui ont été établis pour commémorer certains événements notoires de l’histoire de France… Nous déplorerons, mesdames et messieurs, avec le conservateur de l’établissement, que bon nombre de ces médailles aient été enlevées de ce musée, transportées à la Bibliothèque nationale, où il est à peu près impossible aux amateurs de les examiner. Ceci fut fait lorsqu’on créa la Bibliothèque nationale. Elle était alors une personnalité très bien en cour, si je puis m’exprimer ainsi, et elle obtint de faire transporter chez elle les médailles qui n’auraient jamais dû quitter l’hôtel des Monnaies !

En trois quarts d’heure environ, le guide fournissait à ses clients toutes les explications nécessaires. Il leur montrait la plus grande médaille qui ait jamais été frappée et après celle qui est réputée pour être la plus petite de toutes et qui, ô ironie des choses, consacre la loi qui accorda la liberté de la presse en France !

Les visiteurs allaient et venaient dans le paisible musée de l’hôtel des Monnaies, sans se douter un seul instant des événements qui se passaient dans ce même hôtel et des préoccupations qui hantaient ses hauts dirigeants.

Une dramatique discussion venait d’avoir lieu dans le cabinet de M. Léon Drapier.

Après les déclarations du comptable, le directeur de la Monnaie avait jugé indispensable de faire venir le trésorier. Il avait confronté les deux hommes, et il s’était rendu compte que tous deux étaient également de bonne foi, que chacun d’eux, en outre, avait pleinement raison.

L’encaisse indiscutable de la trésorerie était inférieure de vingt mille francs à l’encaisse accusée par les chiffres du contrôle !…

Léon Drapier était anéanti par ces constatations.

— On nous vole ! hurlait-il, allant et venant dans son cabinet, en proie à une nervosité inexprimable, et il nous est impossible de savoir qui nous vole, comment surtout ces vols sont commis !

Il faisait venir alors le directeur des services de surveillance.

— Monsieur, ordonna Léon Drapier, vous allez me faire le plaisir de doubler votre personnel de veilleurs de nuit !

— C’est déjà fait depuis huit jours, monsieur le directeur !

— Ces hommes n’ont rien découvert, ne se sont aperçus de rien !

Léon Drapier réfléchissait une seconde, puis il invita le comptable et le trésorier à se retirer.

Lorsqu’il fut seul avec le chef de surveillance, Léon Drapier le regarda dans les yeux.

— Voyons, voyons ! fit-il, ça n’est pas possible ! Nous avons des fuites extraordinaires, formidables !

— Hélas ! monsieur le directeur, je le sais, mais qu’y faire ?

— Les empêcher ! pincer les coupables !

— C’est facile à dire !…

— Il faut y parvenir, monsieur ! Dussiez-vous mettre des pièges à loup dans les escaliers, des cartouches de dynamite sous le couvercle des coffres, je ne veux pas, je ne veux pas, entendez-vous, que cela continue quarante-huit heures de suite !

Le chef de surveillance suggéra :

— On pourrait peut-être aviser le service de la Sûreté et demander des inspecteurs ?

Léon Drapier haussa les épaules.

— Vous savez bien que nous l’avons déjà fait ! Lorsqu’il y a des inspecteurs de la Sûreté ici, certes, aucun vol ne se produit, mais sitôt qu’ils ont le dos tourné, les vols recommencent ! Il importe donc de protéger autrement, car les agents de la Sûreté sont certainement connus du voleur.

Léon Drapier s’était approché de la fenêtre, qui donnait sur la troisième cour intérieure, celle par laquelle on allait du musée aux ateliers de la frappe des monnaies.

Il regarda quelques instants, avec une certaine stupéfaction, un groupe de touristes qui traversait la cour et se dirigeait vers l’atelier de l’or.

— Que font ces gens-là ? demanda-t-il à son subordonné.

Le chef de la surveillance s’approcha de la fenêtre.

— Mais, monsieur le directeur, déclara-t-il, ce sont les visiteurs. Il y en a comme ça tous les jours, nous donnons des autorisations assez régulièrement pour qu’on puisse visiter.

Léon Drapier se tourna tout d’une pièce vers le chef de la surveillance.

— Eh bien ! vous ne donnerez plus de ces autorisations à partir de maintenant. Je décide qu’on ne visitera plus la Monnaie jusqu’à nouvel ordre, et, pour commencer, vous allez me faire expulser tous ces gens-là !

Quelques instants après, le groupe des visiteurs, qui déjà s’était introduit dans l’atelier de la frappe d’or, éprouvait une grosse désillusion…

Tandis que le guide, vraiment documenté, était en train de leur expliquer avec le concours des ouvriers la façon ingénieuse et pratique grâce à laquelle on faisait les mélanges des métaux pour obtenir la solidité nécessaire aux pièces d’or, un huissier de l’administration intervenait, coupait la parole à l’orateur, puis lisait une déclaration rapidement écrite sur papier à en-tête aux termes de laquelle les visiteurs étaient priés de se retirer immédiatement.

Le guide n’essayait pas de protester, car il savait que ces sortes de décision sont immuables, mais les clients étaient furieux.

Ils avaient payé d’avance leur voyage, le programme de celui-ci comportait la visite des ateliers de la Monnaie…

L’un d’eux, tout particulièrement, une sorte d’Américain, tempêtait plus que les autres.

— Je vous ferai un procès ! faisait-il au guide, cela ne se passera pas comme ça !

— Cas de force majeure, monsieur, articulait le guide.

Et, quelques instants après, la foule des visiteurs obligée de quitter l’atelier se retrouvait dans la cour de l’hôtel, gagnait la sortie.

L’Américain continuait à tempêter, il ameutait les autres voyageurs. Le guide ne savait plus où donner de la tête, et comme tous ces gens faisaient un formidable tapage, quelques ouvriers qui travaillaient à l’atelier des monnaies d’or quittèrent leurs occupations pour aller dans la cour assister en curieux à la discussion.

Deux d’entre eux venaient à peine d’abandonner leur poste que de sous une sorte de tréteau surgissait une forme humaine qui s’y était dissimulée.

Assurément, ce personnage s’était introduit dans l’atelier avec les visiteurs et il s’était abstenu de sortir en même temps qu’eux.

Ce personnage était vêtu de noir, portait un vêtement souple n’attirant point l’attention. Il tenait à la main des gants noirs et une sorte de foulard, noir également, qui avait tout à fait l’air d’une cagoule.

Évidemment, pour s’être dissimulé de la sorte et caché dans un endroit si surveillé, l’homme devait avoir une audace extrême !

À peine sorti de sous le tréteau qui lui avait servi momentanément d’abri, il ne s’attarda point dans l’atelier de l’or où se trouvaient encore un contremaître et deux autres ouvriers.

Sans faire le moindre bruit, car assurément il avait des semelles feutrées, il se glissa le long d’un mur obscur, se confondant presque avec la cloison.

Puis, à un moment donné, comme une sorte de monte-charge parvenait à la hauteur d’une ouverture pratiquée dans ce mur, l’homme, avec une extraordinaire agilité, se lança dans ce monte-charge qui ralentissant à peine sa marche, continuait à s’élever au sommet de l’immeuble.

Le mystérieux personnage, au moment où il allait arriver dans les combles de l’hôtel des Monnaies, tout en restant accroupi dans le monte-charge, sortait un revolver de sa poche et l’armait.

— On ne sait jamais qui l’on peut trouver ! grommelait-il sourdement. Malheur à quiconque voudrait m’empêcher de passer !

L’homme, toutefois, ne trouvait aucun obstacle.

Le monte-charge, qu’il avait obligé à monter jusqu’au sommet en actionnant la corde qui le commandait, venait de s’arrêter à l’entrée d’un grand grenier absolument vide.

L’homme sauta prestement hors de son ascenseur improvisé, renvoya le monte-charge à son point de départ, s’élança dans le grenier et, dès lors, inspecta le local dans lequel il se trouvait.

C’était une grande salle vide qui ne présentait rien de particulier, si ce n’était toutefois une petite porte encastrée dans la charpente du toit.

L’homme qui venait de s’introduire dans cette salle sortit de sa poche un trousseau de clés ; il en choisit une qui lui permit d’ouvrir la serrure de cette porte dissimulée sans la moindre difficulté.

Assurément, ce n’était pas première fois qu’il passait par ce chemin !

La porte s’entrebâilla ; elle donnait accès au sommet d’une sorte de petit escalier, excessivement étroit, et qui pivotait comme une vrille autour d’un mât central.

L’homme alors referma la porte prudemment, puis se mit à descendre cet escalier. Il descendit la valeur de deux cent seize marches.

Au fur et à mesure qu’il s’enfonçait, l’obscurité se faisait de plus en plus épaisse. Lorsqu’il parvint au bas de l’escalier, il se heurta encore à une porte qu’il ouvrait au moyen d’une des clés de son trousseau…

Le personnage, dès lors, frissonnant machinalement, releva le col de son vêtement. La température, en effet, était singulièrement fraîche.

L’homme prêta l’oreille ; il n’entendit aucun bruit, sauf celui du pêne qui grinça dans la serrure, lorsqu’il referma la porte sur lui.

Dès lors, le mystérieux individu, sortant de sa poche une petite lampe électrique, appuya sur le commutateur et la lampe s’illumina, éclairant autour d’elle la salle dans laquelle se trouvait l’étrange visiteur.

C’était une cave immense et profonde.

De solides et robustes piliers de pierre en soutenaient les voûtes arrondies comme la crypte de quelque église romane.

Le rayon lumineux de la lampe électrique se reflétait toutefois sur d’énormes blocs de matière jaune et brillante, qui étaient amoncelés dans cette cave. Lorsqu’on considérait ces blocs aux reflets éblouissants, on se rendait compté qu’il s’agissait là, non point de blocs compacts, mais d’innombrables pièces d’or disposées en pile les unes au-dessus des autres et maintenues dans des sortes de cuves en verre !

Cette cave était une des caves de la Monnaie, elle contenait une partie du trésor de l’atelier de fabrication.

Quant au personnage qui venait de s’introduire dans ce local aux collections extraordinaires et précieuses, c’était un être dont la réputation était mondiale, dont la cruauté n’avait d’égale que celle des bêtes féroces, dont l’audace n’avait été approchée par personne.

Le personnage vêtu de noir, armé d’un revolver et porteur d’une lampe électrique, qui s’était adroitement introduit dans ce merveilleux sous-sol, n’était autre que Fantômas !…





XVII



Situation compromettante

Ainsi donc, les suppositions les plus extraordinaires étaient fondées ! Ainsi donc, les pressentiments les plus redoutables étaient justifiés !

Fantômas, comme certains l’avaient craint, était réellement dans la place, et c’était évidemment lui qui dérobait dans les sous-sols de la Monnaie l’or dont la disparition stupéfiait tellement le personnel du contrôle et de la trésorerie.

Il avait eu beau martyriser cruellement les deux apaches auxquels il avait donné de cet or en paiement pour les empêcher d’avouer l’origine de ces louis qu’ils possédaient, on avait réussi, sans grande difficulté, à se rendre compte que cet or provenait de la Monnaie et, comme cela coïncidait avec des disparitions de fonds, la filière était établie.

Toutefois, il restait à trouver le coupable, l’auteur de ces vols audacieux, et nul n’y parvenait.

Fantômas, à maintes reprises, s’était introduit dans l’hôtel des Monnaies, si rigoureusement gardé cependant, et avait réussi à déjouer toutes les surveillances.

Or, ce jour, le lendemain même de l’effroyable mutilation qu’il avait fait subir à la Puce et à Mon-Gnasse, Fantômas avait pénétré dans l’intérieur de l’hôtel en se mêlant tout simplement à la foule des touristes étrangers qu’un guide amenait visiter le palais de l’or.

Fantômas, toutefois, avait été obligé d’aviser soudainement de la conduite à tenir.

Un ordre était survenu au cours de la visite habituelle, ordre inattendu, inopiné, qui obligeait les touristes à rebrousser chemin et les empêchait d’achever leur visite, de donner le coup d’œil que l’on faisait jeter d’ordinaire sur les caves dans lesquelles étaient enfermées des quantités incommensurables de pièces de toutes sortes pour des valeurs inappréciables.

Mais Fantômas ne manquait jamais de présence d’esprit, pas plus qu’il était à court d’audace !

C’est pourquoi il s’était dissimulé sous un tréteau, dans l’atelier même de la frappe des pièces d’or, lorsqu’on l’avait fait évacuer par les visiteurs.

Le sinistre bandit s’était tout d’abord rendu, par le moyen du monte-charge, dans les combles du grand immeuble ; après quoi il était descendu par un escalier secret jusqu’à la cave où il opérait, depuis quelque temps déjà, ses mystérieux et productifs larcins.

Comment était-il au courant des dispositions du palais de la Monnaie ?

Comment possédait-il les clés qui ouvraient les serrures les plus secrètes ?

C’était là le secret de Fantômas, et aussi le résultat de la plus extraordinaire et la plus audacieuse machination qui avait jamais été ourdie jusqu’alors par le bandit lui-même, et encore moins par ses imitateurs.

Fantômas savait qu’il ne s’agissait point de chercher à faire sortir de ce sous-sol l’or qu’il pouvait y dérober par le moyen habituel que l’on emploie pour sortir d’un immeuble, c’est-à-dire par la porte ou par les fenêtres.

Le bandit n’ignorait pas que, depuis le directeur lui-même jusqu’au plus modeste des employés, chaque personne était minutieusement examinée, fouillée même, lorsqu’elle se disposait à quitter l’hôtel, surtout lorsqu’elle appartenait à un service par suite duquel on était appelé à toucher de près ou de loin aux réserves des trésors, qu’il s’agisse de pièces monnayées ou encore de lingots d’or ou d’argent.

Fantômas avait trouvé mieux pour extraire de l’or des profondeurs de l’hôtel des Monnaies.

Sans doute le bandit avait dû travailler de longue date le dispositif dont il se servait !

À l’extrémité de cette cave dans laquelle il se trouvait, passait un tuyau métallique qui s’enfonçait dans les profondeurs de la terre et vraisemblablement allait rejoindre un égout se déversant dans la Seine.

Fantômas avait opéré dans ce tuyau une très légère ouverture par laquelle il pouvait introduire à l’intérieur du tube au maximum deux louis d’or à la fois.

Fantômas ne se lassait pas de déverser, dans cette étrange tirelire, le plus de louis qu’il pouvait sans se soucier, en apparence, de l’endroit où cet or allait sortir du tuyau.

En fait, il le savait…

Et si quelqu’un s’était avisé de surveiller les abords de la Seine, à la hauteur du Pont-Neuf, on aurait remarqué qu’à maintes reprises, notamment à la tombée de la nuit, une barque montée de deux pêcheurs venait s’amarrer à un anneau du quai de la rive gauche.

Les pêcheurs jetaient leur ligne patiemment, attendaient un poisson qui ne se faisait jamais prendre, et, tandis qu’ils avaient l’air de se livrer à ce sport pacifique, en réalité, avec une sorte de herse, ils raclaient le fond de la Seine.

Les branches arrondies de leur crampon finissaient par rencontrer l’anneau d’une solide caisse qu’ils attiraient à eux.

Or, c’était dans cette caisse que venait aboutir le tuyau communiquant avec la cave de la Monnaie, dans lequel Fantômas passait des heures à introduire des louis d’or deux par deux !

Fantômas, ce jour-là, agissait avec une fébrile activité.

Il avait découvert non plus des pièces de monnaie qui ne seraient pas mises en circulation avant longtemps, mais tout un lot de louis qui allaient, le mois prochain, être répandus dans le public.

Le bandit avait été rendu sage par l’alerte donnée dans sa bande par la saisie des louis n’ayant pas cours dont il avait été involontairement cause.

Mais, cette fois, il se réjouissait, car une fois les pièces qu’il dérobait mises en circulation, nul ne pourrait reprocher aux porteurs de les posséder sur eux !

Ce travail, toutefois, auquel se livrait le bandit, était fatigant. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front, mais Fantômas était si absorbé qu’il dédaignait la fatigue et ne tenait point compte du temps qui passait.

Lui-même l’ignorait, et il était si attentif qu’il n’entendit point un léger bruit se produire, alors qu’il achevait de vider la grande cuve de verre dans laquelle il avait puisé sans discontinuer depuis son arrivée.

Un léger bruit, en effet, s’était produit, et il était dû à une chose singulière…

Sur le sol s’agitait une silhouette humaine, un corps d’homme qui paraissait surgir des profondeurs de la terre battue à cet endroit, où une croûte de ciment léger avait craqué.

Cet homme était d’une saleté sordide, couvert de gravats, de sable et de boue.

Ce personnage risquait tout d’abord le haut de la tête seulement au-dessus de la terre dont il venait d’émerger. Il regarda autour de lui. Tout d’abord, il ne vit rien, mais il entendit parfaitement le bruit cristallin du métal que maniait Fantômas avec tant de désinvolture.

Le visage de cet homme prit une expression de joie satisfaite, et, dès lors, au front et aux yeux succéda le reste du visage.

Quiconque aurait vu à ce moment cette apparition aurait certainement été terrifié !

On aurait dit le corps d’un homme enterré, surgissant de tombe, et venant demander aux vivants compte de ce qu’ils faisaient.

L’extraordinaire enseveli semblait peu disposé à se dépêcher à sortir ainsi de la terre.

Toutefois, ses yeux s’étant accoutumés à l’obscurité, il aperçut à l’autre extrémité de la cave le sinistre bandit en train de commettre son vol.

— Cette fois, songea-t-il presque à mi-voix, je crois bien que je le tiens !

Lentement, avec des précautions extraordinaires pour ne point faire de bruit et s’efforçant de ne point attirer l’attention, l’homme surgissait peu à peu du sol.

Comment était-il arrivé là ?

Et quel était l’extraordinaire phénomène qui faisait que la terre de la cave vomissait pour ainsi dire un être vivant ?

Si les louis lancés par Fantômas dans le tuyau de fer s’en allaient jusqu’à la Seine, l’homme qui désormais apparaissait dans la cave où agissait le bandit, avait en réalité pris un semblable chemin et fait le trajet en sens inverse.

À quelques heures de là, au cours de la nuit précédente, cet homme, qui rôdait sur les bords de la Seine, avait soudainement plongé dans les eaux noires du fleuve, à l’entrée de la bouche d’un égout, et si des gens l’avaient vu disparaître, ils auraient pu croire à une noyade, à un suicide, car l’homme n’avait point reparu à la surface des eaux.

Excellent nageur et se guidant au sein de l’onde glauque avec une lampe électrique d’une puissance extrême, cet homme s’était engagé dans l’égout. Il avait remonté juste au moment où, la voûte étant plus élevée que le niveau de l’eau, il avait pu sortir la tête et respirer.

L’homme avait empli ses poumons de l’atmosphère âcre et fétide qui régnait dans l’égout et n’avait point semblé y prêter la moindre attention tant le but qu’il poursuivait paraissait lui tenir au cœur.

Au fur et à mesure qu’il s’avançait, le niveau de l’eau baissait dans l’égout.

Et, dès lors, l’homme finissait par marcher à pied sec dans le cloaque immonde.

Ce n’était certes pas la première fois qu’il y venait, et il semblait fort bien connaître ce chemin, car à un moment donné, sans la moindre hésitation, à un carrefour où deux égouts venaient se joindre au premier, il s’engagea dans celui de gauche, non sans avoir pris au préalable, à côté d’un mur, une pioche et une marteau qui se trouvaient là.

Sans doute les avait-il apportés préalablement dans ce lieu ?

L’homme, désormais, s’engageait dans l’égout de gauche dont le diamètre était juste suffisant pour livrer passage à son corps et à ses robustes épaules.

Il s’enfonçait alors dans le trou sombre, se glissant péniblement, manquant d’air à chaque instant, pris à la gorge par les odeurs méphitiques qui s’exhalaient en maints endroits.

À deux ou trois reprises, il était obligé de livrer de véritables batailles à d’énormes rats d’égout qui, loin de fuir à son approche, semblaient vouloir s’opposer à sa marche en avant.

La pioche et le marteau faisaient leur œuvre et, sur son chemin, l’homme laissait quelques cadavres de ces bêtes répugnantes.

À un moment donné, l’homme s’arrêta, se coucha sur le dos, et, après avoir pris quelques minutes de repos car il était exténué, avec son marteau d’abord et sa pioche ensuite, il attaqua la voûte de l’égout !

Les coups qu’il portait à la muraille se répercutaient sourdement au lointain.

Pour ménager sa lumière sans doute, l’homme travaillait dans l’obscurité. À deux ou trois reprises cependant, il allumait sa lampe électrique, consultait un plan qu’il sortait de sa poche.

— Je suis bien au-dessous de la cave, reconnaissait-il, je dois continuer à creuser !

Il creusait toujours.

L’excavation s’agrandissait. À un moment donné, l’extraordinaire travailleur poussa un cri d’épouvante.

Un jet d’eau puissant venait de jaillir et menaçait de remplir l’égout, d’étouffer l’homme qui s’y trouvait.

Celui-ci, dans un malencontreux coup de pioche, avait en effet perforé une conduite d’eau…

Il se rendit compte que l’eau montait toujours – il en avait désormais jusqu’à la ceinture – et qu’elle ne tarderait pas à arriver jusqu’à ses épaules, car l’égout dans lequel elle tombait était si étroit qu’elle menaçait de le remplir complètement. Le premier instant de terreur passé cependant, l’homme reprit courage.

— Il faut que je creuse, se disait-il, que je creuse suffisamment pour arriver à réserver un orifice au-dessus du niveau de l’endroit où j’ai crevé le tuyau d’eau.

Et c’était désormais une lutte de rapidité entre la redoutable cascade et le travail de perforation auquel se livrait cet audacieux individu.

Enfin il atteignit son but !

Dès lors, constatant qu’il était sauf, il continua malgré la fatigue. Les moellons s’effritaient, les blocs de pierre tombaient autour de lui, puis ce fut, au-dessus de sa tête, une chute de terre meuble et de sable fin qui faillit l’aveugler et l’étouffer à la fois.

Mais, en dépit de ces difficultés, l’homme ne perdait pas courage, bien au contraire. Assurément, il devait se rendre compte que plus il creusait, plus il approchait du but qu’il poursuivait si ardemment.

Enfin, il parvint à rencontrer au contact de sa pioche une sorte de croûte de béton qui rendit un son creux lorsqu’il l’eut attaquée.

Cette fois, l’homme s’arrêta, et, accroupi sur les détritus qu’il venait d’extraire du sol, il souffla longuement.

— Je n’ai plus, songeait-il, qu’à briser cette croûte d’asphalte, et je suis dans la place.

Une heure après, l’homme faisait comme il l’avait dit, et c’était à ce moment que sa tête surgissait du sol de la cave, que ses yeux, étant accoutumés à l’obscurité, apercevaient Fantômas en train de dérober des milliers de louis d’or…

L’homme avait fini par s’extraire complètement du sol et désormais il se leva, s’avança lentement, longeait les murs et, de ses vêtements déchirés, souillés de boue, absolument informes, il extrayait un revolver, l’arme était chargée.

— Point de quartier ! pensa-t-il. Six balles d’abord dans la peau de Fantômas, puis ensuite on verra !…

Mais il n’avait pas le temps de réaliser son projet, il venait de faire un pas en avant, lorsqu’un cri terrible s’échappa de sa poitrine, cependant qu’une effroyable douleur manquait de le faire défaillir.

Fantômas avait entendu le cri poussé dans le silence de la cave…

En l’espace d’une seconde, le bandit avait deviné qu’on le traquait, qu’on était à ses trousses. Plus vif que l’éclair, il bondit en avant, gagna la porte par laquelle il était entré et s’en alla, la fermant à double tour.

L’homme cependant se mordait les lèvres, serrait les poings pour s’empêcher de crier, encore que la douleur qu’il éprouvât fût presque insurmontable. Il avait l’impression qu’il était immobilisé sur le sol, qu’au moindre mouvement qu’il faisait quelque chose serrait sa cheville, lui déchirait la jambe…

L’homme enfin, parvenant à surmonter sa souffrance, s’éclaira de sa lampe et regarda à ses pieds.

Un nouveau cri d’horreur s’échappa de sa poitrine ; il était pris dans un piège dont le ressort s’était refermé sur lui.

— Eh bien, reconnut-il après son examen, j’aime encore mieux cela ! On se tire d’un piège lorsqu’on a eu la maladresse d’y tomber, mais si, au lieu de percer le sous-sol de cette cave à l’endroit où je l’ai percé, je m’étais avisé de creuser sous ce piège, c’est ma gorge qui désormais serait écrasée entre ses deux mâchoires de fer, et alors…

L’homme, qui était devenu blafard, tant la douleur qu’il éprouvait était violente, parvenait à s’accroupir au prix de mille difficultés, et dès lors, de ses deux mains, nerveusement, il s’efforçât d’écarter les terribles ferrures du piège qui l’immobilisaient là où il venait d’être pris.

— Fantômas, disait-il, s’est aperçu de quelque chose, ce qui ne présage rien de bon ! Tant mieux ! Je ne redoute personne d’autre ! Et, s’il revient, ce qui est certain, eh bien alors ce sera grave !

L’homme, cependant, s’assurait qu’il avait toujours son revolver dans sa poche.

— J’ai six bonnes balles dans un browning… même lorsqu’on est pris au piège, on se défend !


— Avez-vous entendu ?

— Parbleu ! c’est la sonnerie !

Le chef de la surveillance, qui somnolait dans un petit bureau, au deuxième étage de la Monnaie, sursautait. Le tintement grêle d’un grelot d’alarme se faisait entendre en effet.

Le chef de surveillance s’adressait à un gardien de l’hôtel des Monnaies, qui était assis à côté de lui :

— Brigadier ! s’écria-t-il, cela signifie qu’il y a quelqu’un de pincé dans le piège que nous avons disposé dans la cave. Il faut aller voir sans plus tarder !…

Le brigadier devint tout pâle.

— Dites-donc, chef ! Il est sept heures du soir et nous ne sommes plus que tous les deux…

— Eh bien, brigadier ?

— Eh bien, chef, n’avez-vous pas peur ?

— Peur de quoi ?

Le chef de surveillance posait la question, mais son accent troublé démontrait nettement qu’il partageait les appréhensions de son subordonné.

Néanmoins, il ne voulait rien en laisser paraître.

— Qu’est-ce que cela peut faire ! dit-il. Nous n’avons rien à risquer. Cette sonnerie nous prévient que le piège que l’on a posé dans la cave vient de se refermer et que, par conséquent, le coupable que l’on recherche depuis si longtemps a enfin fini par se laisser prendre…

— Chef, articula le brigadier, je ne peux pas croire cela ! Le piège que l’on a disposé est un moyen grossier, et comme, dans la maison, tout le monde est au courant de son existence, le voleur a dû certainement savoir ce que nous avons préparé et a pris ses dispositions pour éviter de tomber dans le traquenard que nous lui avons tendu… Car, ajoutait le brigadier, je ne puis admettre que le mystérieux bandit qui circule si librement dans l’hôtel des Monnaies ne soit pas quelqu’un de la maison très au courant de la disposition des lieux, quelqu’un qui peut-être nous coudoie tous les jours, que nous connaissons aussi bien qu’il nous connaît et que nous voyons comme je vous vois !…

Le chef de la surveillance paraissait très ébranlé par les propos que lui tenait le gardien.

— Mais alors, demanda-t-il, comment se fait-il que la sonnette ait été agitée, que le grelot tinte toujours ?

— C’est bien simple, articula le brigadier. On veut nous attirer dans ce sous-sol… L’homme a fait se refermer le piège et agir la sonnette pour nous surprendre, nous attaquer dans un véritable guet-apens. Méfiez-vous !… Monsieur le chef, méfions-nous !…

À ce moment, un coup violent était frappé à la porte de la pièce qu’occupaient les deux hommes.

— Mon Dieu ! dit le chef en sursautant, qu’est-ce qu’il y a encore ? Que veut-on ?

Et il devenait livide.

Le brigadier se précipitait pour ouvrir, mais quelqu’un, qui n’avait pas attendu l’autorisation d’entrer, se présentait devant les deux hommes.

Ceux-ci demeurèrent stupéfaits, abasourdis.

Ils avaient en face d’eux un personnage modestement vêtu de noir, au col relevé, au chapeau de feutre mou abaissé sur le nez.

Il n’enleva pas son chapeau, il ne salua même pas. Il demeurait immobile devant le chef et le brigadier et, à brûle-pourpoint, interrogea :

— Léon Drapier n’est donc pas avec vous ?

Léon Drapier !…

Cet homme parlait de M. le directeur avec une déconcertante familiarité.

Le chef de la surveillance était si troublé qu’il ne trouvait rien à rétorquer, mais le brigadier articula :

— M. le directeur quitte le bureau généralement entre cinq heures et demie et six heures ; or, il est six heures passées…

L’homme reprit sèchement :

— Léon Drapier n’a pas quitté la Monnaie ce soir !

— Qu’en savez-vous ? fit le chef de la surveillance.

L’homme, plus sèchement encore, répliqua :

— Je le sais, cela suffit ! Mais je vous répète ma question : savez-vous ce qu’il est devenu ?

— Ah ça ! commença le brigadier, mais d’abord qui êtes-vous ? À qui avons-nous l’honneur de parler, et comment vous êtes-vous introduit vous-même dans l’hôtel des Monnaies ?

Un léger sourire erra sur les lèvres du personnage, qui murmura entre ses dents :

— Je suis comme chez moi à la Monnaie, je m’appelle M. Mix !

Ce nom ne disait rien au brigadier, mais le chef de la surveillance salua légèrement en l’entendant prononcer ce nom.

— Ah ! pardon ! dit-il, j’ignorais… Je ne vous connaissais pas… ou plutôt je ne vous reconnaissais pas, monsieur, car lorsque je vous ai vu dans le cabinet de M. le directeur, vous aviez, il me semble, une grande barbe blonde…

M. Mix, car c’était bien lui, sourit encore :

— Alors, c’était un vendredi !… Généralement, le vendredi, je mets ma barbe blonde. Je réserve ma barbe blanche pour les dimanches, les jours où l’on s’habille, car c’est plus salissant… Il m’arrive parfois d’être borgne aussi et d’avoir un grand bandeau sur l’œil… Quelquefois, je mendie armé de béquilles, mais c’est irrégulier… entre onze heures et midi toutefois. Enfin, monsieur, je suis détective et, par ce fait, cela n’a rien d’étonnant à ce que vous ne m’ayez pas reconnu !

Le brigadier qui, avec stupeur, avait écouté le commencement de ce récit, s’écria à son tour :

— Ah ben, par exemple ! Je ne suis pas fâché de savoir qui vous êtes et de vous rencontrer en ce moment ! Puisque vous êtes M. Mix, le détective du patron, vous êtes certainement au courant de ce qui se passe ici ?

— Oui, fit le détective.

Le chef de la surveillance faisait signe de se taire et, ayant obtenu le silence, il articula :

— Vous entendez cette petite sonnerie, qui tinte depuis quelques instants ?

— Oui, fit encore Mix, et je sais que cela signifie que l’un des pièges disposés dans l’immeuble vient de se refermer sur quelqu’un, le coupable vraisemblablement…

— À moins que…, commença le brigadier qui voulait préciser à nouveau les appréhensions qu’il avait déjà formulées.

Mais M. Mix ne lui en laissa pas le temps.

— J’ai entendu, moi aussi, cette sonnerie, tout à l’heure, non pas la vôtre, celle que l’on entend dans le bureau de Léon Drapier. J’y suis entré…

— Dans le bureau ? s’écria le gardien, il était fermé à clé…

— Ne vous en inquiétez pas, fit Mix, j’ai sur moi de quoi l’ouvrir. Léon Drapier n’y était pas. Qu’est-il devenu ?

Le chef de la surveillance s’épouvantait de plus en plus.

Il courut dans la direction de son appareil téléphonique.

— Il faut prévenir la police ! s’écria-t-il, il faut demander le chef de la Sûreté et ses hommes !

Le détective l’arrêtait d’un geste et d’un mot :

— Laissez donc ! C’est déjà fait… Ces messieurs vont arriver d’un instant à l’autre.


— Ouf, s’écria l’homme qui était pris au piège dans la cave.

Après un effort surhumain, il venait enfin d’écarter les deux terribles mâchoires de fer qui serraient sa jambe meurtrie. Il était libre !…

Toutefois, sa plaie saignait abondamment et il souffrait le martyre, mais l’homme avait une énergie farouche.

Déchirant son mouchoir, il le serra autour de sa cheville. Ayant ainsi arrêté l’épanchement de sang, l’homme s’efforça de marcher. Il faisait quelques pas, boitait affreusement…

— Il faut pourtant, grommela-t-il, que je sorte d’ici coûte que coûte !

Et il se traîna jusqu’à la porte de fer par laquelle était sorti Fantômas.

En vain essayait-il de la secouer, il se rendit compte qu’elle était fermée et qu’aucune puissance humaine ne parviendrait à faire sauter la serrure ou à l’arracher de ses gonds.

— Malédiction ! gronda-t-il, je vais être surpris comme un imbécile dans cette cave, trop heureux que j’en sois quitte pour le ridicule !

Mais soudain son visage s’éclairait.

— Ce n’est que partie remise, dit-il, et l’essentiel c’est que je disparaisse, que nul ne soupçonne la façon dont je me suis introduit dans ce lieu… Par où je suis venu, je m’en irai !

L’homme, en même temps qu’il prononçait ces paroles, s’arrêta net.

Des bruits de pas se faisaient entendre de l’autre côté de la porte de fer, il eut l’impression nette que quelqu’un venait.

Un instant, il eut l’idée d’attendre de pied ferme, le revolver au poing, le personnage qui s’approchait.

Sa première idée lui revenait à l’esprit.

— Non ! non ! se dit-il. Il faut à tout force que l’on ignore que je suis venu dans ce lieu, que j’ai découvert la façon dont Fantômas vole le trésor de la Monnaie !

Et, faisant un effort suprême, l’homme se rapprochait du trou qu’il avait creusé dans la terre pour pénétrer dans la cave.

— Hélas ! articula-t-il, on va s’apercevoir qu’il y a eu un trou de creusé, on va se rendre compte que c’est par là que je suis venu, par là que je me suis enfui… Voilà tout mon plan détruit !… Non ! non !

L’homme, à ce moment, réfléchissait avec une intensité violente, cherchant une solution.

Les secondes avaient une importance considérable, car les pas s’étaient rapprochés, il entendait que l’on introduisait une clé dans la serrure…

Machinalement, pour soulager sa jambe du poids de son corps, il s’était accroché par la main tout à côté du trou qu’il avait creusé, à une grande cuve de verre remplie d’or et placée presque en équilibre sur une autre cuve.

L’homme faisait à ce moment une constatation désastreuse.

Des terres meubles, du sable fin, des gravats de toutes sortes étaient venus, pour ainsi dire, remplir le trou qu’il avait creusé jusqu’à son orifice.

Pour s’en aller par là, il faudrait à nouveau creuser la terre, déblayer le trou, travail, au bas mot, qui prendrait plusieurs heures…

Comme il réfléchissait, l’homme éprouva une sensation affolante… En même temps, il était projeté violemment sur le sol.

La grande cuve remplie de pièces d’or à laquelle il s’était appuyé et qui tenait presque en équilibre sur une autre cuve basculait et, soudainement, une pluie de louis d’or tombant sur le dos du mystérieux prisonnier le projetait la face contre le sol.

En l’espace d’une seconde, son corps disparaissait sous une pile de louis. L’homme suffoqua, paralysé par l’émotion, terrassé par le poids du métal sous lequel il était enseveli.

Mais alors qu’il allait essayer de s’extraire de cet amas de pièces de monnaie, l’homme résolut de ne point bouger.

Il respirait parfaitement et, s’il était immobilisé, il pouvait voir et entendre ce qui allait se passer autour de lui ; il ne risquait d’être découvert que si l’on s’avisait de venir ramasser les pièces d’or pour les remettre dans la cuve.

Or, il espérait que, pendant un certain temps au moins, nul ne songerait à le faire.

La porte de la cave s’ouvrait à ce moment, quelqu’un y pénétra, qui s’avança avec précaution. Il tenait une lanterne d’une main, de l’autre un revolver…

Cet homme s’avançait lentement, regardait autour de lui.

— Ah ! s’écria-t-il d’un ton de surprise affolée, lorsqu’il aperçut l’amas d’or renversé sur le sol, sans se douter assurément qu’un homme était caché dessous.

Mais à ce cri de surprise succédait une exclamation de désespoir. Le personnage, en effet, qui venait de s’introduire dans la cave remarquait, à côté du tuyau métallique dans lequel Fantômas avait introduit tant de louis comme dans une tirelire, une autre cuve de verre, complètement vide, celle-là…

— Encore un vol ! s’écria-t-il, mon Dieu !… mon Dieu !

Puis il s’arrêta net de bouger, de parler…

De l’autre côté de la porte par laquelle il venait d’entrer, il percevait des voix, des rumeurs…


Répondant à l’appel téléphonique qui lui avait été adressé un quart d’heure auparavant par M. Mix, M. Havard, chef de la Sûreté, était accouru jusqu’à la Monnaie. Il était accompagné de deux de ses meilleurs inspecteurs, Léon et Michel, et il y avait encore cinq autres agents de la brigade spéciale des vols et assassinats.

Dès que le chef de la Sûreté se présentait à l’hôtel des Monnaies, il y était reçu par Mix qui lui présentait le chef de la surveillance et le brigadier.

— Monsieur le chef de la Sûreté, déclara le détective, je crois que cette fois le voleur est pris au piège que nous avions disposé dans la cave ! Voulez-vous que nous allions voir ? Dans l’espace d’un instant, nous serons édifiés…

— À vos ordres, monsieur ! déclarait Havard qui ordonnait à ses hommes :

— Préparez vos cabriolets, et surtout vos revolvers…

La petite troupe alors, guidée par Mix, descendait par un escalier privé du service des monnaies vers la cave où l’on réservait les trésors.

On n’entendait aucun bruit, et déjà l’on approchait de la porte de fer qui faisait communiquer le couloir avec la cave, lorsque soudain M. Mix, qui marchait en avant avec le chef de la Sûreté, s’arrêta :

— Qu’y a-t-il ? demanda M. Havard.

— Il y a, fit le détective, qu’il importe d’être prudent. Cette porte est ouverte, assurément quelqu’un est là…

Ils prêtèrent l’oreille ; on n’entendit aucun bruit… Mais tout d’un coup, comme ils s’approchaient, des cris épouvantables retentirent.

— Au secours ! au secours ! Ah, mon Dieu ! C’est affreux ! Que je souffre ! On m’assassine ! Au secours ! Venez ! Venez !

Cette fois, les hommes se précipitaient, pénétraient en se bousculant dans la cave. Un spectacle extraordinaire s’offrait à leurs yeux : un homme se tordait littéralement sur le sol en proie aux plus vives souffrances, un homme qui avait le pied pris dans le piège, un homme que tous reconnaissaient à ce moment :

Léon Drapier ! le directeur de la Monnaie !…

On se précipitait autour de lui.

Des exclamations s’entrecroisaient.

— Ah ! par exemple !

— Ah ! voilà qui est extraordinaire !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Que s’est-il passé ?

En vain essayait-on d’arracher quelques paroles à l’infortuné Léon Drapier ; les hurlements qu’il avait poussés l’avaient exténué, Léon Drapier demeurait désormais inerte, ayant perdu connaissance.

M. Havard, les inspecteurs, les employés de la Monnaie étaient abasourdis. Seul le visage de M. Mix restait impassible ; sur ses lèvres errait un ironique sourire.

— Dégagez-le donc, tout d’abord ! commença-t-il.

Et, machinalement, on s’occupait à défaire le piège qui lui tenait la jambe.

— Emportons-le hors d’ici, suggéra Havard, qu’on le ramène à son bureau et puis on s’expliquera !

— On s’expliquera, en effet…, déclara Mix.

En l’espace de quelques instants, Léon Drapier était dégagé du piège. Sans donner signe de vie, il se laissait aller, secoué sur les épaules des hommes qui le transportaient.

Mix sortit le dernier de la cave, ferma la porte à clé, non sans avoir au préalable jeté un coup d’œil de méfiance sur le tas d’or qu’il venait de remarquer renversé sur le sol.

Un instant, Mix avait eu l’idée de rester dans la cave ; pourquoi ne le faisait-il pas ?

Était-ce qu’il avait peur de quelque chose ?

Était-ce au contraire qu’il ne voulait pas abandonner un seul instant Léon Drapier ?

En tout cas, le détective ne faisait aucune remarque sur la présence insolite de ce tas d’or par terre, il n’en disait rien à son entourage.


Une heure après ces événements, deux hommes étaient en tête-à-tête, seuls, face à face, dans le cabinet de M. le directeur.

C’étaient Léon Drapier et Mix.

Léon Drapier, très pâle, avait la jambe étendue sur une chaise, le pantalon relevé jusqu’au genou, le mollet entouré jusqu’à la cheville de linges sanguinolents. Il paraissait souffrir, autant moralement que physiquement.

Mix fumait placidement une cigarette.

Après un silence, Mix articula :

— Je vous ai sauvé, monsieur Drapier !

— Qu’entendez-vous par là ? gronda le directeur. J’estime qu’au contraire, en appelant la police, en me faisant découvrir pris au piège à l’intérieur de cette cave par M. Havard, vous m’avez rendu ridicule, pour ne pas dire suspect…

Mix haussa les épaules.

— Qu’auriez-vous fait à ma place ? Voyons, monsieur Drapier ! Nous installons cet après-midi avec les plus grandes précautions un piège, un vrai piège à loup dans l’intérieur de la cave. Nous y attachons des fils électriques qui doivent entrer en contact au moment où le piège se refermera sur quelqu’un ; ces fils électriques font agir deux sonnettes, l’une dans le bureau du chef de la surveillance et l’autre dans votre propre cabinet. Vous me dites que vous restez dans votre bureau. Moi, je me promène dans l’immeuble, histoire de regarder un peu partout ce qui se passe. Est-ce exact ?

— C’est exact, reconnut Drapier.

— Tout d’un coup, poursuivit Mix, j’entends une sonnerie… Je veux pénétrer chez vous, la porte est fermée, je l’ouvre et vous n’y êtes pas… Que conclure ? Je ne me pose pas la question en ce qui vous concerne, je me dis simplement que le coupable est pincé, et pour que nous soyons en nombre, j’appelle la police ! Nous descendons tous à la cave et nous avons la surprise, qui est pour vous une malchance, de trouver qui, pris au piège ? Vous, monsieur le directeur, vous en personne, Léon Drapier !…

— Et alors, continuait Léon Drapier, en s’animant, quelle est la conclusion logique que doit formuler le chef de la Sûreté ? C’est qu’assurément le voleur de l’hôtel des Monnaies n’est autre que moi…

Mix souriait énigmatiquement.

— N’auriez-vous pas compris de la sorte ?

— Ah ! par exemple ! hurla Léon Drapier, vous êtes abominable, et vous vous moquez de moi !… Mais non je n’aurais pas compris de la sorte, pour cette bonne raison que je sais que je suis innocent, pour cette bonne raison que je suis resté dans mon bureau jusqu’au moment où la sonnerie a retenti, pour cette bonne raison que c’est à ce moment, uniquement, et n’écoutant que mon courage et mon empressement à découvrir le coupable, que j’ai bondi hors de mon bureau pour vous appeler !… Ne vous voyant pas, ne pouvant résister à la curiosité qui me harcelait, je suis descendu seul dans la cave, j’en ai ouvert la porte de fer, et…

— Et, conclut Mix, vous vous êtes fait prendre au piège que vous aviez tendu ! C’est en tout cas d’une maladresse extraordinaire !

— Maladresse ou non, hurla Léon Drapier, ce n’est pas à vous de me le reprocher, mais bien à vous de me plaindre !

— Qui vous dit que je ne vous plains pas ?

— Lorsque je répondais d’un air égaré, abasourdi, souffrant le martyre aux insupportables questions que me posait le chef de la Sûreté, vous auriez dû à ce moment, vous rendant compte de mon trouble et de mon embarras, prendre la parole, fournir des explications…

— Lesquelles ?

— Lesquelles ? Est-ce que je sais, moi ? Le principal est que je suis innocent…

— Ah ! voilà ! fit Mix.

— Comment ! s’écria Léon Drapier, vous doutez ?

Mix fit un geste négatif.

— Pas maintenant, plus maintenant… Mais je vous avoue que j’aurais été très disposé à douter de votre honnêteté si…

— Si quoi ? haleta Léon Drapier, qui sentait combien malgré son innocence les événements se tournaient contre lui.

— Si, poursuivit Mix, je n’étais convaincu que vous n’avez été pris au piège qu’en second lieu, et qu’un homme vous y a précédé, un homme qui a réussi à s’arracher lui-même des terribles mâchoires de fer, ce qui prouve que ce n’est pas une poule mouillée, un homme qui, vraisemblablement d’ailleurs, doit être encore dans la cave, dissimulé sous un tas d’or qui s’est répandu sur le sol, et sur lui par suite de la chute d’une des cuves de verre…

— Ah, mon ami ! s’écria Léon Drapier, vous devez certainement avoir raison, car en effet, je me souviens maintenant qu’au moment où j’entrais dans la cave, quelques instants avant d’avoir été pris au piège, j’ai entendu un vacarme épouvantable, c’était la cuve pleine d’or qui se renversait…

— Eh bien voilà ! fit Mix, vous y êtes !

Mais une nouvelle colère montait au cerveau du directeur de la Monnaie.

— Pourquoi ? s’écria-t-il, pourquoi ne pas avoir dit tout cela lorsque le chef de la Sûreté était présent ?

— Mon Dieu ! fit d’un air évasif l’énigmatique détective, parce qu’il faut bien que je gagne mes appointements, et que je prouve aussi à tous ces messieurs de la Sûreté qu’ils ont affaire à plus fort qu’eux.





XVIII



Job Askings

— L’affaire a été chaude, mais enfin tout est bien qui finit bien ! N’y pensons plus et agissons !

L’homme qui parlait ainsi se trouvait sur les berges de la Seine, rencogné dans l’endroit sombre que formait, à l’abri de l’auréole des becs de gaz, la pile énorme d’un pont. Il haletait, il soufflait et, par moments, il se frottait la jambe avec l’énergie d’un personnage qui cherche, mais en vain, à dissiper une douleur violente.

Quel était cet homme ?

C’était, en vérité, tout bonnement l’inconnu qui s’était enfui des caves de la Monnaie ; l’inconnu qui, après avoir été cruellement meurtri par le piège à loups, avait réussi à fuir, juste à l’instant où sa capture semblait la plus certaine et où il apparaissait que les policiers, lancés à sa poursuite, M. Mix en particulier, allaient infailliblement réussir à s’emparer de lui.

Comme il le disait, l’affaire avait été chaude. Il s’en était fallu d’un rien qu’elle ne tournât mal, d’ailleurs il n’était pas prouvé qu’il était actuellement complètement hors de danger.

Les quais de la Seine, en effet, aux heures avancées de la nuit, ne sont pas ce que l’on pourrait croire.

Ils ne sont point déserts et abandonnés comme, à coup sûr, une infinité de Parisiens sont disposés à le supposer.

Aux heures tardives de la soirée, en effet, les berges se peuplent d’une foule mystérieuse, hâve, déguenillée, aux apparences étranges, mais peut-être en réalité plus inquiétante que réellement dangereuse.

C’est le rendez-vous de tous les meurt-la-faim, de tous les sans-logis, de tous ceux qui composent cette grande armée de la misère qui, d’un bout de l’année à l’autre, cantonne à Paris, manœuvre dans les rues et gagne, avec chaque jour, un combat contre la faim.

Les moindres coins d’ombre sont alors utilisés. En passant on devine, à l’abri des matériaux que l’on charge ou que l’on décharge des péniches, des formes humaines. Elles sont solitaires ou rassemblées en groupe, tassées les unes contre les autres. Il y a des miséreux qui fuient instinctivement toute société, qui défendent leur isolement avec une farouche volonté et comme s’il représentait à leurs yeux le seul bien enviable.

Il en est d’autres, grelottant de froid, qui s’unissent pour se serrer les uns contre les autres et tromper ainsi la fraîcheur de la nuit.

De temps à autre, de loin en loin, on entend alors le bruit d’un gros flac, de quelque chose de pesant qui tombe à l’eau… Personne ne bouge, il n’y a pas un cri. C’est à peine si quelque habitué des berges murmure :

— Encore un qui a eu le cafard !…

Le « cafard » est une maladie étrange, un vertige extraordinaire, qui sévit dans le peuple des berges. Il prend brusquement son homme, il le serre à la gorge, il l’étouffe…

Cela commence par une larme péniblement pleurée par un œil d’ordinaire atone et sec. Cela finit par un râle, un sanglot de désespoir inimaginable…

L’homme atteint de cafard se lève alors… Il marche, titube, roule vers le fleuve qui clapote au long de la berge. Peut-être n’a-t-il plus conscience de ce qu’il fait, peut-être est-il étourdi par un grand désir, un désir obsédant de repos, de silence et d’ombre…

L’homme fait un pas, se penche… Il est à l’eau. Il se noie sans se débattre, et le cafard a fait une victime de plus… voilà tout !

La police n’ignore pas, bien entendu, l’existence des frères de la berge. Elle opère cependant rarement des rafles parmi ces miséreux dont le désespoir et la détresse ont quelque chose de pitoyable, car elle sait fort bien, en effet, que les meurt-la-faim, les traîne-misère ne sont pas en réalité dangereux. Ceux qui volent, ceux qui tuent, sont riches à côté d’eux et n’accepteraient pas de vivre de pareilles nuits.

Il n’y a là que des individus malheureux et la police n’aurait en vérité nul intérêt, nulle raison d’aller troubler leur sommeil appesanti de bêtes forcées par la fatigue.

Tout a des limites cependant. Et lorsqu’il s’est passé dans les environs un fait étrange, surprenant, lorsqu’autour des berges on signale un attentat, il est bien évident que la première pensée de la police doit être d’aller trier un peu les populations, les troupes cantonnées sur les berges.

Or, c’était bien le cas ou jamais où une rafle était menaçante.

Les événements qui venaient de se dérouler à la Monnaie étaient tels, en effet, que la police, prévenue, exaspérée par son impuissance, allait mettre sans doute tout en œuvre pour rattraper le fugitif… Car à coup sûr on savait désormais que quelqu’un s’était enfui des caves…

L’arrivée des agents était donc imminente. Ils pouvaient apparaître de minute en minute, ils seraient sans doute en nombre ; l’homme, s’il voulait fuir, devait le faire à l’instant même.

Prudemment, alors, l’inconnu quittait l’abri que lui avait ménagé la pile du pont. Il marchait sans faire de bruit et, prêtant l’oreille, se faufilait, ombre noire se mêlant à la nuit entre les tas de sable, les amoncellements de cailloux, les grues gigantesques qui garnissaient les berges.

Son passage, d’ailleurs, si furtif qu’il fût, éveillait les pauvres misérables qui dormaient là. Ceux que la misère talonne, ceux que la faim poursuit connaissent tant de malheurs, vivent tant d’inquiétudes qu’ils n’ont en général même pas le bonheur d’un sommeil complet et définitif. Ils dorment d’un œil, et sont prêts à l’alerte, car les dangers de la vie, de leur vie errante, les tiennent toujours en éveil.

On s’inquiétait donc du passage d’un inconnu. Des têtes effarées surgissaient.

Qui se promenait à pareille heure ?

Et comme un mot d’ordre, tous les frères de la berge échangeaient un avertissement :

— La rousse !…

À ce moment, l’homme qui suivait les quais et tentait de s’évader eut un brusque froncement de sourcils, s’arrêtant net d’avancer :

— Oh ! oh ! murmurait-il, cela se gâte !…

Il venait d’apercevoir, à une cinquantaine de mètres devant lui, une dizaine d’ombres qui, marchant en ligne déployée en éventail, avançaient à grands pas.

— La retraite coupée ! pensa l’inconnu.

Il ne pouvait pas se tromper, en effet, à ce qu’il voyait, c’était bien les agents qui arrivaient, les agents qui commençaient la rafle…

Rapidement alors, mais sans courir, de peur d’attirer l’attention sur lui, l’homme, tournant les talons, s’éloigna.

— Il faut fuir ! murmurait-il les dents serrées. Il faut fuir ou je me fais pincer…

Il ne tremblait pas d’ailleurs, gardait un sang-froid extraordinaire, paraissait de taille à envisager en face les événements, à se battre contre eux jusqu’à ce qu’il en eût triomphé.

L’homme marcha pendant dix minutes…

Il ne s’était pas éloigné cependant, car la nécessité où il était de ne point faire de bruit l’obligeait aux plus grandes précautions. Il devait éviter les matériaux, il devait éviter surtout les frères de la pègre qui dormaient encore.

Brusquement, cependant, il s’arrêta.

En face de lui encore, il discernait une série d’ombres noires qui, descendant un petit escalier, gagnaient la berge et se déployaient encore en éventail.

— Très bien… parfait ! murmura l’homme. Encore des agents !… Je suis cette fois entre deux barrages de policiers qui marchent l’un au-devant de l’autre et qui se rencontreront dans quelques instants chassant devant eux, raflant tous ceux qu’ils auront rencontrés.

Le personnage, un instant plus tard, murmurait :

— Toute la difficulté consiste à ne pas être de ceux-là !

Ne témoignant toujours d’aucun trouble cependant, et gardant un calme extraordinaire, on n’eût jamais cru qu’il courait le plus certain et le plus pressant des dangers, il rebroussait chemin une fois encore.

Où allait-il donc cependant ?

Quelle cachette pouvait-il espérer trouver ?

Avait-il inventé une ruse qui pût lui permettre de passer entre les mailles de ce filet humain que constituaient les vingt agents opérant la rafle sur les quais ?

L’inconnu se hâtait maintenant. Il gagnait le bord du quai, paraissait s’orienter.

— Attention ! murmurait-il soudain.

Et il se livrait alors à la plus extraordinaire des manœuvres.

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