Avons-nous tourné une nouvelle page de la singulière histoire des Affinités ?
Cela ne fait qu’un quart de siècle que la science de la téléodynamique sociale a découvert de nouvelles manières de modeler la frontière entre conscience et culture. Et c’est seulement quelques années après la fondation du domaine qu’une de ses figures les plus marquantes, Meir Klein, a échangé les salles de cours de l’université de Tel-Aviv contre les couloirs d’une entreprise de data mining alors peu connue appelée InterAlia.
Décision qui a dû sembler judicieuse, à l’époque. InterAlia a utilisé les théories de Klein pour lancer les Affinités sur les marchés nord-américains, rendant ainsi incroyablement riches Meir Klein et ses employeurs. Pendant quelque temps. Jusqu’à ce qu’on étrangle Klein dans son sommeil et qu’InterAlia s’effondre sous le poids des actions de groupe lancées à son encontre.
Quelqu’un se rappelle le côté irrésistiblement branché des Affinités à l’époque ? Klein a donné aux vingt-deux groupes d’Affinités le nom des lettres de l’alphabet phénicien, pour la seule raison qu’un de ses collègues et amis enseignait la littérature du Proche-Orient, et tout le monde s’est mis d’un coup à réciter cet alphabet avec la ferveur d’un écolier protocananéen : Ayin, Phe, Qof, Resh. Et bien sûr les deux balèzes, Tau et Het. Certains d’entre nous ont eu l’audace ou la curiosité de se faire évaluer. Certains d’entre nous ont eu le droit de rejoindre une tranche locale. Et certains d’entre nous ne l’ont pas eu, certains ont été jaloux de ceux qui l’avaient eu, comme si ceux-ci avaient été admis dans un club fermé, celui dont tous les gamins cool faisaient partie.
Oui, c’était comme ça. Promis.
Quelques années plus tard, on ne pouvait plus nier que le bla-bla sur les gens qui « coopéraient plus efficacement » à l’intérieur des Affinités n’était pas que du baratin. Dans certaines d’entre elles, la coopération rapportait beaucoup d’argent par l’intermédiaire de l’entrepreneuriat ou de l’investissement. Et les gens extérieurs à l’Affinité n’étaient pas invités à cette fête-là non plus. Si bien que nous avons commencé à avoir la nette impression d’être exclus, nous autres qui échouions à l’évaluation ou refusions de nous faire évaluer. Nous connaissions tous quelqu’un qui avait disparu dans le trou noir d’un groupe d’Affinité et n’avait plus le temps ou la patience de venir au mariage du cousin ou à la bat-mitsvah de la nièce. Certains d’entre nous étaient assez furieux pour rejoindre les rangs de groupes de défense comme NOTA (None Of The Above) ou, réaction moins structurée, s’en prendre aux inconnus affichant un peu trop leurs allégeances. C’est incroyable comme quelques agressions et combats au couteau bien médiatisés peuvent faire descendre les manches de chemise sur les vieux tatouages hets ou waus. Gros profits pour les professionnels de l’effacement de tatouages au laser… et pour les tatoueurs capables de dissimuler une lettre phénicienne sous un dessin encore plus élaboré. (Vous êtes-vous déjà demandé combien de trentenaires se baladent avec un delt dissimulé dans leur dragon ou un tau caché dans leur feuille de cannabis ?)
L’évaluation affinitaire rapide, bon marché et universelle — ainsi que la publication du code source de la téléodynamique de Klein — a permis aux Affinités de survivre à l’effondrement financier d’InterAlia. Mais cela a aussi fait des Affinités ce qu’elles sont maintenant : des chariots disposés en cercle dans un désert hostile, parfois empêtrés dans une violente lutte entre groupes. Une guerre de tranches, pour ainsi dire. D’après les initiés, Het est à Tau ce que les Hatfield sont aux McCoy[12] et la rumeur, démentie cependant par chacun des deux groupes, veut qu’il y ait eu échange de coups de feu.
Les lois de réforme sur la technologie sociale actuellement en discussion au Congrès vont soit ôter leurs crocs aux Affinités, soit les faire complètement disparaître, suivant la version qui sera votée. Il reste à voir si les vestiges des Affinités de Klein peuvent survivre aux rigueurs de la supervision gouvernementale et aux règles de droit civil de plus en plus draconiennes.
Mais peut-être un défi encore plus grand se profile-t-il à l’horizon pour les Affinités : les gens qui ont joué avec les données téléodynamiques ayant permis à Klein d’inventer les groupes d’Affinités originaux. Il y a d’autres moyens d’interpréter ces chiffres, d’après eux. D’autres moyens de classer le socionome humain. Des algorithmes téléodynamiques complètement nouveaux ont été proposés et sont actuellement en cours de test.
Nous en avons trop appris sur nous-mêmes pour faire machine arrière. Mais comment communiquer les uns avec les autres, post-Affinités ? La question reste ouverte. Et elle fait potentiellement très peur.
Meir Klein a identifié la coopération comme la compétence humaine la plus importante et classé les meilleurs coopérateurs de l’humanité en vingt-deux groupes d’hypercollaboration appelés Affinités. Il espérait que ces groupes en réseau agiraient de concert au bénéfice de l’humanité.
Mais à quoi bon avoir la main sur un levier si on ne sait pas dans quel sens l’actionner ? La capacité au travail n’est pas plus importante que le travail qu’on effectue.
New Socionome a conçu de puissants nouveaux algorithmes sociaux guidés par le résultat, ces algorithmes sont gratuits et leur code est public. Telos est un mot grec qui signifie « but » ou « objectif ». On pourrait dire que nous remettons le telos dans téléodynamique. Pour inventer un monde meilleur, étape par étape.
Une nuit de janvier, quand j’avais seize ans, mon demi-frère Geddy est venu dans ma chambre en mourant de peur sans la moindre raison apparente.
Une fois tiré du sommeil par sa respiration angoissée, je me suis d’abord dit qu’il y avait un problème dans la maison : un incendie, un cambriolage, quelqu’un de malade. Un coup d’œil à la fenêtre m’a montré l’obscurité de l’hiver, une dentelle de glace et quelques flocons en train de tomber paresseusement derrière le verre embué, tandis que l’horloge sur ma table de chevet passait de 4:10 à 4:11. « Geddy ? C’est quoi ce bordel ?
— Tu ne devrais pas dire de gros mots. »
À un mois de ses dix ans, il restait très influencé par maman Laura pour qui même « sacrément » et « diablement » étaient des mots interdits. Je lui ai dit qu’il ne pouvait pas me réveiller en pleine nuit sans s’attendre à un ou deux jurons. « Bon, qu’est-ce qui t’arrive ? lui ai-je ensuite demandé. Un cauchemar ? »
L’hypothèse était plausible, Geddy souffrant de cauchemars chroniques. Il mouillait aussi parfois son lit, mais cette nuit-là, le devant de son pyjama semblait sec. Il paraissait d’ailleurs assez informe, ainsi vêtu : un gamin en surpoids, aux proportions sans élégance, des mèches de cheveux collées au front par la sueur. Maman Laura surchauffait la maison, en hiver. La chaudière grondait au sous-sol comme un dragon enchaîné.
« Je peux te poser une question ? a-t-il demandé d’un ton larmoyant.
— Tu ne peux pas la poser à maman Laura ? »
Il a baissé la tête. « Non.
— Pourquoi pas ?
— Ça réveillerait papa Fisk. »
Pas faux. Mon père s’emportait pour un rien. Geddy n’en avait pas encore pris l’habitude. Remarié depuis six mois, papa n’avait pas encore dit le moindre mot désobligeant ni à ni sur sa nouvelle épouse, mais se montrait de plus en plus impatient avec le fils de celle-ci. Je ne pouvais pas reprocher à Geddy son manque d’envie de réveiller le paternel avec une question.
Il n’aurait pas pu aller voir mon frère Aaron non plus, qui n’appréciait pas les changements provoqués dans la famille par ce remariage. Il se montrait poli avec maman Laura — il trouvait bien trop agréable d’être le premier-né et le préféré de notre père pour mettre ce statut en danger. Mais il n’était qu’à peine aimable avec Geddy. Quand il nous croyait trop loin pour l’entendre, il pouvait faire fondre Geddy en larmes de quelques mots bien choisis.
« D’accord, pose-la-moi.
— Je peux m’asseoir sur ton lit ?
— C’est ta question ? »
Il était insensible à l’ironie. « Non.
— D’accord, assieds-toi. Si tu es sec. »
Il a rougi. « Je suis sec.
— Très bien. »
Il s’est installé au pied du lit. J’ai senti le matelas s’enfoncer sous son poids. « Adam, le monde, il est jeune ou vieux ? »
Il m’a regardé attentivement, dans l’attente d’une réponse.
« Bon Dieu, Geddy, c’est ça qui te turlupine ?
— Ne jure pas !
— Qu’est-ce que ta question veut dire, d’abord ? »
Il a froncé encore davantage les sourcils en cherchant une explication. « Est-ce que tout est déjà utilisé ? Est-ce que l’histoire est presque terminée ? Ou bien elle ne fait que commencer ? »
Étrange petit gars. Je ne savais pas vraiment de quoi il parlait, mais il avait tellement envie qu’on lui réponde que je me suis senti obligé de le faire. « Bon Dieu, Geddy… pardon… mais comment veux-tu que je le sache ? Quelque part entre les deux, j’imagine.
— Entre les deux ?
— Pas assez vieux pour être fini. Pas assez jeune pour être neuf.
— Vraiment ?
— Ben oui. J’imagine. Je veux dire, c’est ce qu’il me semble. »
Il y a réfléchi et a fini par sourire. Je ne pensais pas avoir résolu son problème — dont j’ignorais la teneur —, mais je le lui avais apparemment rendu plus facile à supporter. « Merci, Adam.
— T’es drôlement bizarre, Geddy. »
Je le lui avais souvent dit, mais toujours avec affection, si bien que son sourire s’est élargi. « Toi aussi », a-t-il répondu. Comme toujours.
« Va te coucher, maintenant, d’ac ?
— D’accord. »
Ni lui ni moi ne reviendrions sur cette conversation le matin venu. Ni n’en parlerions à un autre membre de la famille. Geddy s’imaginait sans doute que je l’oublierais complètement.
Mais je ne l’ai pas oubliée, et lui non plus.
Quatre ans avaient passé depuis qu’Amanda Mehta, Trevor Holst et moi avions eu cette discussion dans le grenier de notre maison de tranche à Toronto, confrontés à un avenir que nous comprenions mal. Beaucoup de choses avaient changé depuis.
Premier exemple : je portais un costume ridiculement coûteux. Deuxième exemple : j’étais à New York. Et troisième exemple : je faisais quelque chose pour lequel j’étais doué.
Même si, ce soir-là, je ne m’en sortais pas très bien.
Je dînais dans un restaurant du centre-ville avec une femme que j’avais rencontrée plusieurs fois, pour raisons professionnelles, depuis cette soirée à Toronto. Elle s’appelait Thalia Novak, c’était une quadragénaire maigre au visage étroit nimbé de cheveux frisés. Elle portait un chemisier vert et un collier de perles en verre grosses comme des billes. Thalia était déléguée de sodalité pour l’Affinité Ayin et j’avais l’impression qu’elle s’apprêtait à m’annoncer de mauvaises nouvelles.
Mais nous avons d’abord dîné, comme des gens civilisés. Je me suis dit qu’il était même possible qu’elle change d’avis pendant notre discussion, si la décision en question n’avait pas déjà été prise par les instances supérieures de sa hiérarchie. J’avais fonction de négociateur tau pleinement habilité à passer un marché au nom des sodalités nord-américaines ; Thalia était mon interlocutrice pour Ayin.
C’était un restaurant assez nouveau. Tant son apparence que la vague odeur de sciure et de plâtre laissaient penser que son ouverture ou sa rénovation datait tout au plus de quelques semaines. Ses prix étaient élevés et sa clientèle peu fournie… il n’y avait presque personne à part nous. Sans doute les gens restaient-ils plutôt chez eux devant leurs écrans pour voir si l’Inde et le Pakistan étaient passés d’une guerre conventionnelle à la variante thermonucléaire. La nourriture était bonne, peut-être parce que le chef n’avait pas à jongler avec de nombreuses commandes. Thalia avait demandé du saumon et moi de la paella, le tout aux frais de Tau. Les Ayins étaient une petite Affinité qui n’avait aucune superstructure financière et très peu de fortune collective, ce qu’il ne faisait pas de mal de rappeler à Thalia.
Je l’ai laissée parler pendant le dîner. Le cliché voulait que les Ayins soient bavards et un peu farfelus. J’appréciais Thalia — nous avions négocié à deux ou trois occasions de complexes accords intersodalité, notamment quand Ayin et Tau avaient orchestré l’opposition à une réforme des assurances qui menaçait les caisses de retraite des Affinités —, mais elle n’aurait jamais fait tomber les préjugés sur son Affinité. Elle m’a raconté qu’elle venait de commencer à prendre des cours de « flexion tantrique », des exercices physiques avec une espèce de composante spirituelle. Ça l’aidait à se sentir mieux centrée, d’après elle. Je me suis demandé si ça l’aidait à se sentir mieux quand son Affinité reniait ses engagements envers Tau.
J’ai abordé le sujet au dessert de la manière la plus directe qui soit. « Tu sais que signer cet accord avec Het vous fera sortir de la Bourse. »
Elle a porté sa serviette à sa bouche, puis l’a pliée sur les restes de son sabayon à la framboise. « J’en suis parfaitement consciente. Ça nous préoccupe beaucoup, bien entendu. »
Quatre ans plus tôt, Damian Levay avait ouvert TauBourse aux investisseurs représentant d’autres Affinités. À ce jour, nous avions créé des caisses de retraite solides comme le roc pour douze des Affinités qui existaient encore. Rien n’empêchait les Ayins de retirer leur argent pour l’investir ailleurs. Mais les performances de TauBourse avaient dépassé, et de loin, celles des fonds de référence de Wall Street pour tous les membres des Affinités, en partie parce que nous investissions en priorité dans des entreprises gérées par des Taus. Si les Ayins de Thalia quittaient TauBourse, leurs finances en souffriraient aussitôt.
Mais elle n’avait pas terminé. « Nous entrevoyons toutefois de possibles difficultés juridiques avec TauBourse, Adam. Nous ne sommes pas sûrs que son business model soit stable et durable.
— Il est parfaitement stable, sauf si la loi Griggs-Haskell passe.
— Ce qui semble quand même de plus en plus probable.
— Surtout si les Ayins la soutiennent.
— Nous ne sommes pas une Affinité politique. Tu le sais.
— Mais les Hets, oui. Et si vous les aidez…
— Si nous les aidons, m’interrompit-elle, si cette loi est votée et si le président la promulgue, mieux vaut pour nous que notre argent ne soit pas bloqué dans TauBourse. Tout est là.
— C’est Garrison qui t’a dit ça ?
— Je ne peux pas parler de ce dont j’ai discuté avec Vince Garrison. »
Vince et non Vincent. Elle en était déjà à désigner le négociateur het par son petit nom. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’elle essayait de me laisser tomber en douceur. Ce qui signifiait qu’Ayin avait déjà conclu un accord avec Het.
« Je suis désolée, Adam. Je t’apprécie en tant que personne. Tu as été plus que correct avec moi et avec l’Affinité que je représente. Je t’en suis reconnaissante. Mais tu dois bien comprendre que c’est pour nous une question de survie. Même si le Sénat ne vote pas la Griggs-Haskell, il y aura fatalement une loi. Bien sûr, je préférerais qu’elle soit du genre que Tau écrirait. Et je sais que les Hets essayent de récupérer le statut de reine des Affinités. Mais il y a seulement trois semaines, les Russes ont reproché à Tau son rôle dans la tentative de coup d’…
— C’était une révolution, pas un coup d’État. Et on a beaucoup exagéré le rôle qu’y a joué Tau. Notre présence en Fédération de Russie n’est pas énorme.
— Non, et elle ne va pas s’améliorer, pas vrai ?
— La Russie unie est un régime autoritaire. On est censés collaborer avec elle ?
— Het l’a fait.
— Les Hets ont léché le cul à Valenkov. Autant de fois qu’il a fallu pour obtenir ce qu’ils voulaient.
— Ils ont agi avec beaucoup de pragmatisme. Appelle ça de la realpolitik si tu veux… ça a créé un espace pour les Affinités dans une société fermée.
— Sauf pour Tau.
— C’est vrai.
— Tu en tires quelle conclusion ?
— Que l’inscription est sur le mur. Tu connais cette histoire de l’Ancien Testament ? L’expression vient de là. Le roi Balthazar rendait grâce aux faux dieux avec les coupes sacrées qu’il avait volées dans le temple de Salomon. Alors une main est apparue, une main toute seule qui a écrit Mene, mene, tekel, u-pharsin sur le mur. Ce qui signifiait que les jours du roi Balthazar étaient comptés. Il s’est fait assassiner durant la nuit par des soldats perses. Moralité : il n’y a rien à gagner à s’allier au mauvais dieu, même pour un profit à court terme. Les dieux sont jaloux et ils n’oublient pas. Il se trouve qu’en ce moment, Tau est le mauvais dieu. »
Elle s’est levée. J’en ai fait de même. Elle m’a serré la main. « Le monde poursuit son chemin, Adam. Tau ne peut rester sur place. Transigez pour ne pas vous faire distancer. Si je peux vous donner un conseil, c’est celui-là.
— J’imagine que le fameux souci de justice sociale d’Ayin s’arrête là.
— N’envenime pas la situation. Vous êtes seuls dans un monde à problèmes et vous le savez. » Elle s’est éloignée, puis s’est retournée. « Merci pour le repas. C’était délicieux. »
J’ai appelé Trevor du trottoir devant le restaurant. Si tôt, un jeudi soir, le centre de New York aurait dû être bondé, mais il n’y avait presque personne dans la rue. « Alors, ce dîner ?
— Le restaurant peut s’estimer heureux de nous avoir eus comme clients. On dirait une ville fantôme, ici.
— Et sinon ?
— Ça n’a pas marché. Il va falloir passer au plan B, apparemment. »
Ce qui signifiait aller à Schuyler. Ma ville natale. Pour faire quelque chose qui déchirerait ma famille.
On est partis pour Schuyler dans la matinée. Trev a été le premier à prendre le volant. C’était une chaude journée de fin mai, assez belle pour nous faire un peu oublier nos ennuis. Une fois sortis de l’agglomération, nous avons suivi une route qui sinuait dans les terres arables et les jachères où des panneaux décolorés indiquaient la direction de petites villes non moins décrépites, et Trev a entrouvert sa fenêtre pour laisser entrer une brise aux odeurs de luzerne et de fumier. Le soleil balayait le tableau de bord suivant l’inflexion de la chaussée vers l’ouest et le nord.
Quelque part derrière nous roulait un second véhicule, une camionnette ayant à son bord six membres de l’équipe de Trev. Ils gardaient sur nous un œil protecteur. Tout comme divers Taus sur le chemin, habitants de la région priés de signaler toute voiture suspecte ou inhabituelle. Nous ne prévoyions pas vraiment de difficultés, mais préférions prendre nos précautions, ayant certains problèmes depuis le début de l’année. En février, en Angleterre, le car des délégués d’une tranche tau de Manchester qui traversait le Lake District avait été contraint à une sortie de route à laquelle personne à bord n’avait survécu… si aucune accusation n’avait été portée, nous avions des raisons de soupçonner une équipe het clandestine. Un mois plus tard, un de nos dirigeants de sodalité avait été retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel à Chicago. Là encore, aucune preuve recevable, mais la victime était sur le point de mettre la dernière main à un accord qui aurait allié Tau et Resh au détriment de Het. Et nous savions depuis des années Het capable d’actes extrêmes. La cicatrice toujours visible sous l’épaule d’Amanda Mehta en témoignait.
Il était possible mais peu probable qu’une équipe het nous suive jusqu’à Schuyler. J’avais de solides raisons personnelles de m’y rendre. Certes, un membre du Congrès y serait présent au même moment. Certes, sa voix dans le vote prochain de la loi Griggs-Haskell pourrait s’avérer décisive. Certes, j’allais le rencontrer en personne.
Mais qu’y avait-il de surprenant à tout cela, puisque ce parlementaire était mon frère ?
Sur la route de Schuyler, j’ai reçu un coup de téléphone et en ai passé un.
Celui que j’ai reçu provenait de Damian Levay, qui appelait de la propriété de Laguna Beach où il vivait avec Amanda. J’ai fixé le téléphone au tableau de bord et ai incliné le minuscule écran dans ma direction. Derrière la mine soucieuse de Damian, je devinais la rambarde d’un balcon et l’étendue bleue du Pacifique dans la lumière du petit matin. J’ai dit à Damian qu’on était en route pour Schuyler. « Je veux juste m’assurer que tu n’y vois aucun inconvénient, a-t-il dit.
— Pas du moment que Jenny n’en voit aucun.
— Tant mieux. Mais rien n’est jamais vraiment simple, pas vrai ? Quand il s’agit de la famille. »
Il a prononcé le mot famille d’une manière un peu désobligeante. La famille non tau, voulait-il dire. La famille biologique. La famille comme bride.
« Ce n’est pas un marché unilatéral. Jenny nous aide et nous l’aidons.
— Si nous arrivons à nos fins, tu ne reviendras sans doute plus jamais à Schuyler pour des réunions de famille. »
Je ne reparlerais donc probablement plus jamais à mon frère ou à mon père après ce week-end-là. Mais ce n’était pas comme si nous nous parlions encore beaucoup. Ni comme si j’avais beaucoup à perdre en termes de joyeuse intimité familiale. Tranche ou famille : je n’étais pas le premier Tau confronté à ce choix.
Et Damian le savait parfaitement. C’était autre chose qui le préoccupait. Autre chose qui n’était pas lié à ma famille, mais à moi. Désormais dirigeant de sodalité, Damian m’avait confié des fonctions diplomatiques parce qu’il me croyait doué pour traiter avec les non-Taus, du fait d’une dose supplémentaire d’empathie ou de je ne sais quoi qui se voyait, paraît-il, dans mon évaluation d’Affinité. Mais c’était à double tranchant. Un peu de compassion pour les personnes extérieures à la tribu était utile… du moment que cela n’engendrait aucun dangereux conflit de loyauté.
Mais je comprenais dans quoi je me lançais et je l’ai rassuré sur ce point. Revenir à Schuyler n’était pas « rentrer chez moi ». Je n’avais qu’un véritable chez-moi, où je revenais le plus souvent possible : une maison de Toronto (celle de Lisa, depuis la mort de Loretta l’année précédente), où j’avais toujours ma chambre et des gens qui m’aimaient sincèrement, où il n’y avait ni rivalités qui couvaient ni violence sexuelle cachée… « J’espère juste que ce qu’on fait ce week-end changera quelque chose.
— Il n’y a aucun doute à avoir à ce sujet. » Il a quitté quelques instants l’écran des yeux. « Je te passe quelqu’un qui veut te dire bonjour. »
Amanda.
Les dernières années ne l’avaient pas beaucoup changée. Les mêmes cheveux, brillants comme les ailes d’un oiseau parfaitement noir, la même peau impeccable couleur café crème, le même regard perçant et observateur. Le temps avait laissé des marques subtiles, fantômes d’expressions s’étant attardées assez longtemps pour s’installer, de la détermination là où il y avait eu ouverture d’esprit espiègle, de la résolution là où il y avait eu incertitude. Mais le sourire qu’elle m’a adressé était éternel. « Salut, Adam. »
Nous n’avions guère parlé depuis qu’elle avait épousé Damian. Pas parce que cela nous aurait mis mal à l’aise, mais les occasions nous avaient tout simplement manqué. Elle était partie en Californie avec Damian, j’étais resté à Toronto. Elle était dirigeante de sodalité, moi simple fonctionnaire. Elle m’avait bien fait comprendre, tout comme Damian, que si leur mariage célébrait un authentique engagement, il ne signifiait pas que tout était fini entre elle et moi. Mais nous nous voyions beaucoup moins que par le passé. Et à vrai dire, coucher avec une femme mariée me gênait un peu. Non pour des questions de moralité, mais parce que c’était franchement asymétrique.
Nous avons donc échangé des propos agréables et sans importance pendant deux ou trois minutes avant de mettre fin à la conversation avec des sourires sincères, mais qui semblaient bizarrement éloignés de la crise en cours. Damian est ensuite revenu en ligne.
« Une dernière chose. Pour Trevor aussi bien que pour toi : nous avons appris que des agents de sécurité hets étaient partis pour Schuyler. »
J’ai transmis l’information à Trev, qui m’a jeté un coup d’œil signifiant quelque chose comme : « Waouh… vraiment ? Pourquoi ? »
« Je ne peux pas vous en dire davantage. Ils veulent peut-être garder l’œil sur le député Fisk avant le vote. Ou alors ils y vont avec des intentions moins avouables. Bref, méfiance, d’accord ? »
D’accord.
À l’approche de Schuyler, là où les terres cultivées cèdent la place aux forêts d’arbustes et aux affleurements de débris glaciaires, j’ai appelé chez mon père.
En audio, pas en vidéo. Ni maman Laura ni mon père ne croyaient utile de payer pour obtenir un peu de bande passante supplémentaire. La dernière fois que j’y étais allé, le téléphone était un combiné encombrant relié à une ligne fixe. Mon père avait un appareil moderne pour ses affaires, mais il ne m’en avait jamais donné le numéro.
« Adam ! s’est écriée maman Laura. Je suis si contente de t’entendre ! Tu es où ?
— À seulement quelques kilomètres, en fait.
— Formidable ! Ton ancienne chambre t’attend. Tu n’es pas le premier arrivé… Aaron et Jenny ne sont pas encore là, mais tu devines de qui je parle ?
— De Geddy ? » Je l’espérais. Je ne l’avais pas vu depuis des années, mais il continuait à m’appeler de temps en temps.
« Oui, de Geddy ! Et il n’est pas venu seul !
— Ah bon ?
— Il a amené une amie. » J’entendais à son hésitation qu’elle ne savait pas trop s’il s’agissait ou non d’une petite amie. « Elle s’appelle Rebecca. Rebecca Drabinsky. Elle est de New York, d’un de ces endroits à New York dont on entend parler, je ne sais plus lequel, Brooklyn ? Le Queens ? J’ai oublié. »
C’était sa manière de me dire deux choses : d’abord que la nouvelle amie de Geddy était juive, ensuite qu’elle, maman Laura, n’y voyait aucun inconvénient. Ce qui m’a fait comprendre que mon père en voyait un et qu’elle tenait à faire connaître son opinion personnelle avant qu’une controverse éclate.
« J’ai hâte de faire sa connaissance.
— C’est un sacré numéro ! Mais elle me plaît. Tu arriveras à retrouver la maison ou tu as besoin d’indications ?
— Je la retrouverais les yeux fermés.
— Tant mieux. J’ai hâte de te revoir ! Et laisse-moi te dire que Geddy est très excité aussi. »
Toujours pas le moindre mot sur mon père. « À quelle heure tu veux que les gens soient là pour le dîner ?
— Tu es le bienvenu à n’importe quelle heure. Disons cinq heures, si tu veux te rafraîchir avant ?
— Cinq heures, c’est noté. »
J’ai coupé la communication et Trevor a conduit pendant encore quelques kilomètres. Nous avons dépassé ce que j’ai reconnu comme la route de la carrière, qui sinuait dans une lande où on pouvait se casser la jambe en trébuchant sur un dépôt glaciaire ou en tombant dans un vieux kettle enfoui sous la litière végétale. « La famille, a philosophé Trevor. Tu te souviens de ce qu’en disait Robert Frost ? C’est le lieu où, si vous êtes obligé d’y aller, on doit vous accueillir.
— Ça ne marche pas toujours de cette manière », ai-je répondu.
Arrivés dans les faubourgs de Schuyler, nous avons vu l’enfilade habituelle des commerces de sortie d’autoroute — stations-service et franchises de fast-food —, puis deux motels où il n’y avait pas grand monde. Nous aurions pu nous arrêter là, mais Trevor voulait loger plus près du centre. Ce qui laissait deux choix logiques : un Motel 6 juste à côté de la rue principale ou un Holiday Inn un peu plus au nord. Trev allait tourner en direction du Motel 6 quand il s’est arrêté : on voyait devant nous la quasi-totalité du parking, avec des automobiles devant deux étages de chambres aux portes peintes d’un rose de médicament. « Ah, a-t-il lâché avant de se réinsérer dans la circulation.
— Quoi ?
— Tu vois ça ? Sur le parking ? Les quatre gros 4×4 Chevrolet noirs du même modèle ?
— Et alors ?
— Je te parie ce que tu veux qu’ils sont à des Hets. Et je préférerais éviter de descendre au même endroit que des hommes de main hets. »
Il s’est donc installé au Holiday Inn. Il a demandé au portier comment louer une voiture et je suis parti avec celle dans laquelle nous étions venus. En allant chez maman Laura, j’ai allumé la radio sur une station d’information. Le journaliste se servait de mots graves comme « crise internationale » et « ultimatum », mais personne n’avait encore atomisé qui que ce soit. Pour le moment.
Les commentateurs polis aimaient parler de « rivalité » entre Tau et Het. Il s’agissait plutôt d’un combat… d’un combat pour l’avenir des Affinités. Tau voulait préserver et défendre ce que Meir Klein et InterAlia avaient créé. Het voulait en prendre le contrôle absolu.
Het était en train de gagner.
D’après un recensement effectué peu auparavant, Het et Tau, les plus peuplées des vingt-deux Affinités, avaient un nombre comparable de membres. Aussi nos forces se valaient-elles à peu près sur le champ de bataille, à ceci près que Het disposait d’un avantage immédiat : sa monohiérarchie. Het n’avait en effet qu’une seule hiérarchie : une unique chaîne de commandement rigoureusement établie, un chef, plusieurs niveaux de disciples. C’était une forme de coopération humaine classique : égalité horizontale entre membres du même rang, mais décisions venant d’en haut. Cela ne fonctionnait la plupart du temps qu’avec une certaine dose de police et de coercition, mais Het avait ceci de génial que ses membres se mettaient en général aussi parfaitement en place que des pièces de Tetris. D’où une espèce de monarchie instinctive. Ils ne l’appelaient pas comme ça, mais les Hets avaient un roi : je l’avais croisé lors de négociations de sodalités. Il s’appelait Garrison, et quand Garrison disait de sauter, les Hets sautaient.
Tau était par contre polyhiérarchique. Le truc du chef et des disciples ne nous servait qu’à effectuer une tâche bien précise ou à régler un problème local. S’il fallait éteindre un feu, on laissait le chef des pompiers mener la danse. S’il fallait construire une maison, on s’en remettait à un architecte et à un charpentier. Nous avions des hiérarchies, mais nous ne cessions de les établir et de les démanteler, elles étaient en quelque sorte des circuits temporaires dans un vaste réseau neural.
Cela nous rendait polyvalents, adaptables. Mais aussi désordonnés, complexes et lents, là où Het était direct, simple et rapide.
Et Het était arrivé sur le champ de bataille avec des armes simples et contondantes. Comme la corruption et les lobbyistes coûteux, les menaces en coulisse et les avocats privés. Sans parler — pour quitter la lumière au profit de l’ombre — des armes à feu et des gros bras. Là où nous autres Taus nous étions présentés au combat comme de fervents quakers, quasiment sans autres armes que l’amour de la justice et le pouvoir de persuasion. Pour le dire en quelques mots : on avait pris une déculottée.
Du moins au début. Lentement, petit à petit, nous mettions notre poids dans la balance. Nos coups n’étaient pas très puissants, mais nous savions agir en essaim. Trouver une vulnérabilité et nous y attaquer de tous côtés. Nous savions externaliser une contre-attaque en crowdsourcing.
On cherche par exemple le lien inattendu : disons, entre un Tau et un parlementaire dont la voix pourrait être cruciale dans le vote imminent d’une loi.
Comme entre moi et mon frère Aaron.
On cherche ensuite une faille exploitable. Un mariage qui bat de l’aile, peut-être, dont un des conjoints cache beaucoup de secrets.
Comme le mariage d’Aaron et de Jenny.
On trouve le point faible. Et on appuie dessus jusqu’à ce que quelque chose cède.
C’est maman Laura qui avait organisé cette réunion de famille, et c’est elle qui m’a ouvert la porte.
Nous étions en fin de journée, aussi avais-je le soleil dans le dos. Il traversait le saule recouvert de bourgeons, obligeant maman Laura à s’abriter les yeux. Elle m’a adressé ce qu’elle appelait parfois son « bon vieux grand sourire de bienvenue », mais j’y voyais un peu de gêne. « Adam », a-t-elle dit. Puis, presque comme après coup, elle a ouvert les bras et je l’ai serrée contre moi. « Entre donc. »
Elle avait un peu grisonné et pris de l’embonpoint depuis mon départ de Schuyler des années auparavant, mais le passage du temps s’était montré assez clément avec elle. Et avec la maison, pour ce que j’en voyais depuis le hall d’entrée. La même moquette, le même mobilier défraîchi, les mêmes lourdes tentures, mais tout cela récuré et dépoussiéré depuis peu. Il flottait une odeur d’encaustique qui se mêlait à celle, alléchante, de viande en train de rôtir lentement dans le four. « Geddy n’en peut plus de t’attendre. Il est là-haut dans sa chambre. Ton père est en haut aussi… Je peux t’offrir quelque chose pour faire passer la poussière des routes ? Limonade, coca…
— Non, merci », ai-je commencé à dire, mais j’ai été interrompu par des pas précipités dans l’escalier.
Je doute que Geddy aurait pu arriver plus vite en descendant sur la rampe. Il n’avait jamais été très doué pour dissimuler ses sentiments, et en l’occurrence, il n’essayait même pas. Il souriait jusqu’aux oreilles et n’était pas loin de rire de plaisir. « Adam ! a-t-il lancé en me serrant avec tant d’enthousiasme dans ses bras que nous avons failli perdre l’équilibre. J’ai entendu la sonnette !
— Salut Geddy. »
Il a reculé. « T’es magnifique ! Tu t’habilles mieux qu’avant. »
Maman Laura et moi avons ri. Je n’avais pas mis mon costume à mille dollars — j’avais dans l’idée qu’il m’aurait valu d’être expulsé de la maison pour crime de prétention —, mais une chemise sur mesure et un pantalon en laine devaient paraître haut de gamme à Geddy. Lui-même portait une chemise à carreaux en coton rentrée dans un jean, style que maman Laura appelait « tenue du dimanche de supermarché ». Il avait assez minci pour qu’on puisse à présent parler de maigreur : c’était ce qui avait éclos du cocon potelé de son adolescence.
« Ça avance, les accords ? » C’était la question que je lui posais chaque fois que je l’avais au téléphone. Au départ en référence à sa carrière musicale, mais c’était devenu une espèce de « quoi de neuf ? » générique.
« Je bosse toujours à l’entrepôt, a-t-il répondu. Surtout à l’intérieur, maintenant. Je joue dans un groupe le week-end. Avec des types que je connais. Du jazz trad’, mais on est plutôt carrés. Rebecca dit que… mais il faut que tu fasses sa connaissance ! Elle est au sous-sol, elle farfouille dans les vieux cartons… »
Maman Laura m’a fermement agrippé par le bras. « Je pense qu’Adam devrait d’abord saluer son père. »
C’était la raison de cette réunion, après tout. Celle qui avait fait venir Geddy de Boston, Aaron et Jenny de Washington… et j’étais moi-même là entre autres pour cela.
Mon père avait été informé du diagnostic durant l’hiver, mais avait interdit à maman Laura de nous en parler jusqu’au mois dernier. Elle avait malgré tout rechigné à entrer dans les détails, comme si la maladie de son mari était une affaire intime dont elle n’osait évoquer que les grandes lignes. Cancer. Inopérable. Métastasé. À l’origine dans les poumons, désormais généralisé.
Il avait refusé la chimiothérapie à la fois par déni terrifié et par acceptation stoïque de sa maladie. Il disait se sentir bien, ce qui signifiait que sa douleur était à peu près maîtrisée. Ses symptômes principaux, d’après Laura, étaient une fatigue harassante et une perte d’appétit. Ainsi qu’une irritabilité accrue et des moments de confusion.
Je suis monté le voir. Je l’ai trouvé dans la chambre qu’il partageait avec maman Laura, mais pas au lit : il était assis tout habillé, raide et droit dans le fauteuil tapissé près de la fenêtre, la tête tournée vers le soleil malgré le moniteur vidéo qui caquetait doucement sur la commode. Peut-être appréciait-il le printemps d’une année qui n’aurait sans doute pour lui ni automne ni hiver.
« Adam », a-t-il dit en se tournant dans ma direction, ce qui lui a plongé le visage dans l’ombre. « C’est bien que tu aies pu te libérer.
— Content d’être là.
— Laura était vraiment heureuse que tu viennes. Elle attache beaucoup de prix à la famille.
— Sa cuisine en témoigne. Le rôti sent merveilleusement bon.
— Aucune idée. Je n’ai plus aucun odorat. La nourriture a un goût de sciure et de colle de farine.
— Désolé.
— Ce n’est pas ta faute. Ni celle de personne à part Dieu. Ça a l’air de marcher, pour toi.
— Je ne me plains pas.
— Tu travailles toujours pour ton club, là ?
— Ce n’est pas un club.
— Ouais, je sais, ils en ont parlé aux infos. Les Affinités. Elles sont partout, maintenant, non ? Comme les communistes. Ou les francs-maçons. Impossible de savoir si quelqu’un en est, s’il ne te le dit pas. Enfin, manifestement, tu n’as pas trop mal réussi là-dedans. Tant mieux pour toi, j’imagine. Mais bon, on ne peut pas s’en montrer fiers comme avec Aaron.
— Eh bien, au moins, tu as un fils dont tu peux te montrer fier. »
Je me suis aperçu que je ne savais pas comment m’adresser à lui. Enfants, Aaron et moi avions appris à l’appeler « monsieur », mais je ne l’avais plus fait depuis le jour où il avait insulté Amanda. Il était des dizaines d’années trop tard pour commencer à lui donner du « papa ». Et que je l’appelle par son prénom serait pour lui une insulte mortelle.
Il a désigné le téléviseur, un petit Samsung d’au moins vingt ans. « Toute cette merde qui se passe.
— Du nouveau ?
— Y en a-t-il jamais un jour ? Des menaces pipeaux d’un côté comme de l’autre. De temps en temps, une bombe explose. La seule différence, cette fois, c’est que les bombes se font plus grosses. J’imagine que je ne vivrai pas assez longtemps pour voir qui il restera à la fin. J’ai du mal à le regretter vraiment. » Il a levé la main — elle tremblait un peu — pour lisser la mèche de cheveux grisonnants censée masquer sa calvitie. Son regard s’est fait vague. « Je veux te dire un truc. Tant que j’y pense, avant que j’oublie. C’est un problème que j’ai, maintenant : j’oublie.
— D’accord. À quel sujet ?
— Tu sais que j’ai vendu l’entreprise. Je ne pouvais pas résister éternellement à ces salauds des chaînes de magasins. Donc il y a de l’argent. Assez pour payer ma mort, assez pour subvenir aux besoins de Laura. Et il en restera encore plein après. J’ai fait rédiger un testament définitif par mon notaire. Aaron va hériter de la plus grande partie de l’argent. Désolé si tu en prends ombrage. Il se trouve qu’il était là quand tu ne l’étais pas. Il n’a pas besoin du fric, mais il en sera un bon gardien. Pour Geddy, j’ai mis en place un fonds de dépôt, Aaron a accepté de le gérer. Si tu te retrouves un jour dans la misère, parle-lui-en… je lui ai dit de te laisser ce dont tu as besoin, si tu en as vraiment besoin.
— D’accord.
— Comme j’ai dit, ce n’est pas pour t’insulter. Je pense à toi. C’est juste que… » Il n’a pas terminé sa phrase, peut-être avait-il perdu le fil de sa pensée.
Mais je ne me sentais pas insulté et je comprenais parfaitement. La famille était une hiérarchie. Mon père avait toujours été l’indiscutable patron. Aaron n’avait jamais ouvertement contesté cette position, même si je le soupçonnais de ne la respecter qu’à proximité du paternel. Il jouait à merveille le rôle du fils dévoué, alors que j’avais sauté sur la première occasion de quitter Schuyler et m’étais trouvé une famille plus agréable. C’était là le péché qu’il ne pourrait jamais pardonner.
« D’accord, ai-je répété.
— Quoi ?
— Aucun problème. Tu peux faire ce que tu veux dans ton testament, ça m’ira.
— Tu t’en contrefous, hein ?
— Ce n’est pas ce que j’ai dit.
— Mais c’est ce que tu voulais dire.
— Non. » J’ai fait un pas dans sa direction, ce qui a suffi pour que je sente la maladie sur lui. Plus elle progressait, plus le corps de mon père brûlait ses acides gras, ce qui produisait de l’acétone qui s’évacuait par ses poumons. Son haleine sentait le dissolvant. « Ce que je voulais dire, c’est que tu n’as pas besoin de te faire du souci pour moi, que tu n’es pas obligé de prendre soin de moi et que je n’attends rien de toi.
— Tu n’as jamais rien attendu de moi depuis ton départ. »
Ce qui n’était pas loin d’une vérité incontestable, mais ne valait pas la peine qu’on le reconnaisse. « Je crois que je vais redescendre. Tu dîneras avec nous ?
— Je me joindrai à vous. Je ne promets pas de manger. »
En approchant de la cuisine, j’ai entendu Geddy discuter avec maman Laura, flot de paroles enjouées que je n’ai pas eu le cœur d’interrompre. J’ai donc bifurqué vers la porte du sous-sol, dans lequel, avait dit Geddy, son amie Rebecca triait des cartons.
Elle a relevé la tête quand j’ai descendu les marches. Assise sur une des chaises pliantes vert pomme dont maman Laura avait débarrassé le jardin dix ans plus tôt, elle plongeait les mains dans une grande boîte portant l’inscription AFFAIRES DE GEDDY en enthousiastes lettres noires… œuvre du susnommé des années plus tôt. Le sous-sol était toujours aussi lugubre, avec ses plaques de plâtre sans apprêt, ses moellons à nu et son vieux lave-linge séchant qui évacuait l’humidité dans le monde extérieur par l’intermédiaire d’un tuyau d’aluminium poussiéreux. Rebecca Drabinsky avait l’air minuscule, au milieu des cartons dans ce que nous appelions le « coin entrepôt ». Elle s’est levée en me voyant. « Adam, me suis-je présenté.
— Ah oui, salut ! » Petit corps, petit visage, verres ovales qui lui agrandissaient les yeux, cheveux bruns frisés qui m’ont rappelé le fox-terrier d’un de mes camarades de tranche. Baskets d’une marque peu connue, jean, tee-shirt noir sous une chemise en flanelle non boutonnée. Elle aurait eu l’air à sa place dans n’importe quelle cafétéria d’université américaine, installée avec un livre ou une tablette. « Je ne t’ai pas entendu à la porte.
— J’étais juste à l’étage pour dire bonjour à mon père. Geddy allait nous présenter, mais il est occupé dans la cuisine. Tu explores ses vieilles affaires ? »
Elle a hoché la tête avec détermination. « Geddy m’a demandé de mettre de côté tout ce qui me paraît important et de faire éventuellement un peu de classement. Il veut rapporter ce qu’il y a de mieux chez nous. Il regardera tout ça lui-même, bien entendu. Mais je crois qu’il voulait que je voie ce qu’il laissait ici. Genre des bribes de sa vie d’avant notre rencontre. »
J’ai vu ce qu’elle avait sélectionné et mis de côté sur une couverture jaune jetée à même le sol de béton poussiéreux. Des livres de poche, dont j’avais offert certains à Geddy. Du papier à musique et des exercices datant de l’époque où il commençait le saxophone, plus des anches Vandoren neuves dans leurs boîtes d’origine. Une pile de vieux 33-tours de mamie Fisk. Elle parcourait à présent une boîte de dessins d’enfant. Je me suis souvenu que Geddy dessinait surtout des camions de pompiers, de très hauts bâtiments et des avions, et avec tant de méticulosité que cela ressemblait plutôt à des plans.
Mais Rebecca en tenait un différent à la main. « Il doit être de toi, celui-là », a-t-elle estimé en me le passant.
C’était, sur du papier d’imprimante jauni, le portrait au crayon que j’avais fait de Geddy quand il avait une dizaine d’années. Malgré tout, je m’en souvenais à peine. J’avais dû le faire à la carrière, vu les ébauches d’arbres et d’eau à l’arrière-plan. Terriblement amateur, mais qui réussissait à peu près à rendre le regard écarquillé de Geddy et son sourire tout en dents.
« Tu avais dû dire quelque chose de drôle, pour qu’il sourie comme ça.
— C’est un bon sourire. Je lui racontais des blagues juste pour le voir rire.
— Je comprends très bien. Quand il est heureux, il l’est véritablement… de tout cœur. »
Qu’elle le dise m’a donné bonne opinion d’elle. « Vous vous êtes rencontrés comment ?
— Eh bien, c’est une sacrée histoire. Je raconte aux gens qu’il jouait dans le métro de Boston, la première fois que je l’ai vu. Et c’est vrai, d’une certaine manière. J’ai dû passer des dizaines de fois devant lui à la station Davis. Mais ce n’est pas vraiment comme ça que je l’ai rencontré. Tu es tau, je crois ? »
La question manquait un peu de politesse dans le climat social de l’époque. Mais Geddy avait bien évidemment dû lui parler de moi. « Ouais, ai-je répondu avec prudence. Pourquoi ?
— Pour rien. J’aime bien les Taus. C’est la meilleure Affinité, à mon avis. Tu sais que Geddy a passé l’évaluation, à l’époque où ça se faisait avec InterAlia ? Il a été très déçu de ne pas avoir été pris. Au fond de lui, je crois qu’il voulait être tau comme toi.
— Il ne s’agit pas de rater ou de réussir, Rebecca. Ce n’est pas une évaluation de ce genre-là. Bon, je suis désolé que Geddy n’ait pas d’Affinité, mais…
— Oui, je sais, ce n’est pas ce que je veux dire. Il enviait ce que tu as trouvé en Tau. Il voulait ce que tu avais et il n’a jamais cessé d’en chercher sa propre version. Il a acheté un kit d’évaluation quand ils sont sortis, un des vieux tromblons avec les capteurs crâniens. Juste pour être sûr. Il a enregistré son propre profil téléodynamique. Et c’est comme ça qu’on s’est rencontrés.
— Je ne comprends pas.
— New Socionome.
— Ah.
— C’est un algorithme qui nous a mis ensemble. » Elle m’a dévisagé. « Tu es contre ?
— Non, mais… je ne sais pas grand-chose là-dessus. »
C’était une légère entorse à la vérité : je comprenais le principe général. Des hackers et des activistes forts en maths essayaient de trouver de nouvelles manières, hors Affinités, de mettre les gens en contact. C’était peut-être utile pour quelqu’un comme Geddy, qui ne pouvait pas être placé dans une véritable Affinité. Mais ça n’avait aucun intérêt pour moi, aussi n’avais-je guère prêté attention au phénomène.
« Bref, on s’est rencontrés comme ça. Geddy a soumis son profil téléo à New Socionome. De mon côté, j’étais déjà inscrite. Son nom est apparu dans ma linklist et on a pris contact. Il m’a invitée à un de ses concerts du week-end. C’est là qu’on s’est vraiment rencontrés : dans un bar du South End où j’étais à une table et lui sur scène avec un chanteur, un batteur, un bassiste et un guitariste rythmique. Sous les projecteurs, il avait l’air… » Elle a ri, un bruit joyeux et aigu. « Intense, farfelu et, j’imagine que tu sais comme il devient, genre hors de lui-même. Il est venu me voir après et on a discuté.
— Et de quoi parlent les gens, quand c’est un algorithme qui leur a fait faire connaissance ?
— De rendre le monde meilleur », a-t-elle répondu.
Quand je suis remonté, l’après-midi se terminait. La fenêtre du salon permettait de suivre la progression du soleil sur la grande table que j’aidais maman Laura à dresser. Mon père est resté à l’étage, et si nous avions tous conscience qu’il était malade et condamné, ça ne nous a pas empêchés de discuter et de rire… c’était davantage une thérapie qu’une manifestation d’insensibilité, et maman Laura a dit à un moment que ça lui ferait peut-être du bien, de nous entendre tous ensemble en bas comme avant.
Vers 18 heures, le téléphone a sonné. Maman Laura, n’ayant jamais remplacé le téléphone fixe noir ardoise que mes parents possédaient durant mon adolescence, a eu l’air d’un personnage de téléfilm historique en le décrochant. Son sourire laissait peu de doutes sur l’identité de son interlocuteur. « Aaron, a-t-elle annoncé une fois la communication terminée. Jenny et lui viennent d’atterrir. » Sûrement à l’aéroport régional du comté d’Onenia situé à l’ouest de Schuyler, sans doute à bord d’un avion-taxi affrété à Washington. « Ils seront là dans à peu près quarante-cinq minutes. »
Geddy et Rebecca ont échangé des regards inquiets, ce qui m’a conduit à penser qu’il lui avait confié quelques-uns des secrets de famille les moins ragoûtants. Je me suis excusé et je suis allé aux toilettes, où j’ai sorti mon propre téléphone pour appeler Trevor Holst au Holiday Inn. « Ils arrivent.
— D’accord. Tiens-moi au courant. »
Cinq heures avant que les lumières s’éteignent.
Beaucoup plus tard, j’ai lu quelques-uns des messages laissés par Rebecca Drabinski sur son site web comme sur d’autres. Certains m’ont paru prescients et j’ai mis plusieurs passages en signets, dont celui-ci :
Nous tombons.
Tout ce qui est constitué de matière est en train de tomber. On appelle ça l’entropie. La matière se décompose. Les étoiles finissent par cesser de briller, les planètes refroidissent ou sont réduites en cendres qui elles-mêmes refroidissent. La matière tombe et finit tôt ou tard par toucher le fond.
La vie participe de ce processus. La vie est entropique. Nous dissipons l’énergie du soleil. La vie est une chute en cours.
Ce qui rend uniques les choses vivantes, c’est leur téléodynamique. En dissipant la lumière du soleil contenue dans la nourriture, nous nous maintenons à un niveau supérieur à notre état de repos naturel, qui est la mort. Notre chute est un acte d’autocréation. Nous tombons EN AVANT, nous nous projetons, en tant qu’individus et en tant qu’espèce.
Dans l’histoire de notre espèce, les buts vers lesquels nous nous sommes projetés ont très longtemps été simples. De la nourriture pour nous-mêmes, nos familles et nos tribus. Un abri pour nous-mêmes, nos familles et nos tribus. Les impératifs de l’amour et de la reproduction.
Mais dans le monde moderne, pour une grande partie des êtres humains, ces besoins essentiels sont satisfaits, ne serait-ce que de manière incomplète, inadéquate et injuste. Que signifie se projeter, dans de telles circonstances ?
Les Affinités ont été une tentative de maîtrise et d’amélioration du don humain pour la coopération. Tentative réussie… pour ceux acceptés comme membres. Mais les Affinités sont un modèle tribal. Vingt-deux utopies de poche, chacune avec un droit d’entrée. Vingt-deux édens, chacun clos d’un mur par-dessus lequel une foule d’exclus jaloux et hostiles regarde à l’intérieur.
Parce que favoriser la coopération ne suffit pas. C’est un moyen, pas une fin. Les tribus élaborent des buts bénéfiques pour la tribu, et les tribus entrent en conflit. L’interminable guerre des Affinités — ou la prise de pouvoir politique par une seule Affinité — n’est pas un résultat que nous devrions entériner ou autoriser.
New Socionome ne fonctionne pas de la même manière. Les noyaux sociaux que nous créons sont ouverts et polyvalents. Nous créons des molécules sociales qui se lient de manière complexe et rendent possible un nouveau comportement émergent. Si nos algorithmes de connexion privilégient des transactions à somme non nulle, tout comme les Affinités, ils favorisent aussi des buts universels à long terme : prospérité, paix, équité, durabilité. L’arc de l’histoire humaine est long, mais nos algorithmes tendent vers la justice. Nous ne faisons pas que tomber. Nous nous PROJETONS.
Ce texte qu’elle avait écrit m’a frappé parce qu’il expliquait une grande partie des événements qui se sont déroulés ce week-end-là à Schuyler. Et le rôle que nous y avons joué, elle et moi.
Une heure avant le dîner, Aaron et Jenny sont arrivés de l’aéroport régional dans une de ces vieilles Lincoln MKT noires que la compagnie de taxis locale fait passer pour des limousines. Aaron a sonné, Jenny et lui ont eu le droit aux embrassades et aux poignées de main, puis maman Laura a envoyé Geddy récupérer leurs bagages : deux valises à coque dure identiques, d’une marque allemande haut de gamme.
Mon frère aîné avait appris à se comporter avec le genre d’autorité inhérente que les gens qualifient de « stature d’homme d’État ». Les épaules carrées, le menton relevé. Ses cheveux étaient coiffés avec style et striés de gris sur les tempes. Le gris ne semblait pas naturel, si bien que je me le suis représenté en train de se teindre les mèches devant le miroir de la salle de bains. C’était peut-être une bonne idée, pour un parlementaire débutant et inexpérimenté. Sa poignée de main était rapide et décidée. Elle aussi paraissait répétée. « Salut, petit frère.
— Salut, Aaron. »
Jenny m’a serré dans ses bras. Un peu plus longtemps que nécessaire, mais j’ai essayé de ne pas y voir de message. Je ne pouvais m’empêcher de me demander si sa proposition tenait toujours.
Mais il ne semblait y avoir en elle ni indécision ni incertitude. La Jenny timide à la voix douce d’autrefois — celle ça-me-va-si-ça-te-va, celle que j’avais connue et vaguement courtisée adolescent — avait disparu, remplacée par quelqu’un non seulement de plus âgé, mais aussi de beaucoup plus cynique. Elle avait le regard méfiant, le sourire plus mécanique que sincère.
Maman Laura a annoncé le dîner dès qu’Aaron et Jenny ont posé leurs bagages et fait un brin de toilette. « Vous êtes arrivés juste à temps ! »
Nous avons pris place à table. Le bout de celle-ci est resté inoccupé jusqu’à ce que mon père descende d’un pas traînant, vêtu d’un pantalon habillé et d’une chemise blanche amidonnée qui flottait à présent atrocement sur lui. Nous avons attendu sans mot dire qu’il se laisse glisser sur son siège. Il a salué Jenny d’un signe de tête et adressé à Aaron ce qui se voulait sans doute un clin d’œil enjoué. « Bon, mangeons, a-t-il dit.
— Pas avant les grâces », a répondu maman Laura. Elle a demandé à Aaron de dire quelques mots, et celui-ci a baissé la tête pour rappeler au Seigneur que nous étions tous reconnaissants pour ce que nous étions sur le point de recevoir.
Quatre heures avant que les lumières s’éteignent.
Je caressais vaguement l’espoir que la maladie ait adouci mon père, mais je ne voyais pas grand-chose qui allait dans ce sens. Certes, il n’a pas fait de longues tirades et a semblé pendant presque tout le repas avoir renoncé à sa vieille habitude de corriger les opinions d’autrui. Il a mis dans son assiette une portion du jambon laqué de maman Laura et un monticule des patates douces confites de maman Laura, mais n’a guère fait que donner de petits coups de fourchette à toute cette nourriture. Il nous a tous regardés l’un après l’autre en s’attardant sur chaque visage comme s’il avait besoin de le mémoriser. Nous discutions aimablement mais sans élever la voix et il nous écoutait avec une expression indéchiffrable.
Puis, alors que nous nous resservions, Rebecca lui a demandé s’il y avait du nouveau en Inde.
Elle savait qu’il avait regardé les informations télévisées à l’étage et sans doute voulait-elle l’inclure dans la conversation. Intention tout à fait louable, mais j’ai retenu ma respiration et les autres convives avec moi.
Mon père a braqué les yeux sur elle avec une moue répugnée. Après un long moment sans autre bruit que le crissement de la fourchette de Geddy en train de donner la chasse aux petits pois dans son assiette, il a répondu : « Il y a des drones.
— Des drones ?
— Ouais, vous savez, les avions sans pilote ?
— Je sais ce que c’est, mais…
— Sans doute chinois. Lancés par leurs navires en mer d’Arabie.
— Des drones de surveillance ? » Le gouvernement indien se plaignait depuis des semaines de ceux des Chinois : ils en avaient abattu deux dont ils avaient exposé les débris.
« Non. Ils font sauter des choses. Grande nouvelle. »
Fraîchement nommé à un sous-comité des affaires militaires, Aaron a dressé l’oreille. « Ils font sauter quoi ?
— Des installations militaires. Des villes entières, peut-être. Ils n’en savent rien, à la télé. Plus aucun moyen de communication ne fonctionne dans tout le sous-continent.
— Bon Dieu ! » a lâché Aaron. Maman Laura l’a regardé d’un air peiné. « Désolé pour le juron, mais si la situation s’envenime vraiment, on risque de me rappeler à Washington. »
Il a voulu prendre son téléphone. « Aaron », l’a rappelé à l’ordre maman Laura avant que sa main atteigne le revers de sa veste.
« Il faudrait au moins que je vérifie mes messages.
— Les gens pour qui tu travailles ont le numéro d’ici ?
— Bien sûr, mais…
— Donc, en cas d’urgence, le téléphone posé sur la desserte sonnera. Profite du repas avec nous, d’ici là, peu importe ce qui se passe à l’autre bout de la planète. »
Ce n’était pas négociable. « Bien sûr », a dit Aaron, même si, pendant quelques minutes, il a jeté des coups d’œil réflexes sur l’écran vide et muet installé dans un coin de la pièce voisine. Je n’ai pu m’empêcher d’échanger un regard avec Jenny. Si la visite d’Aaron tournait court, il nous faudrait peut-être changer de plan. Ou renoncer à agir.
Mais la question de Rebecca semblait avoir poussé mon père à s’intéresser à elle. « Vous êtes la copine de Geddy, a-t-il dit alors même qu’ils avaient déjà été présentés.
— Entre autres choses.
— Ce qui veut dire que vous êtes beaucoup d’autres choses, j’imagine.
— Comme tout le monde, non ?
— Il paraît que vous faites partie d’un de ces groupes d’Affinités ?
— Pas vraiment, je…
— Adam, ici présent, travaille pour l’une d’elles. J’ai oublié laquelle.
— Il est tau, a répondu Rebecca, mais je ne suis membre d’aucune Affinité, monsieur Fisk. Je suis engagée dans New Socionome.
— Dans quoi ?
— New Socionome. Une espèce de collectif mondial qui cherche de nouvelles manières de mettre les gens en contact, hors du cadre des Affinités.
— Vous faites sans doute bien de ne pas l’appeler Affinité, vu qu’Aaron veut voter une loi contre.
— La loi Griggs-Haskell, a précisé mon frère. Vous en avez entendu parler ?
— Bien sûr, a répondu Rebecca.
— C’est juste un moyen de réguler une activité gênante et problématique. Je ne suis pas fana de régulation gouvernementale, mais en l’occurrence, on ne peut pas s’en passer. J’imagine que vous êtes d’accord, ayant choisi de ne pas faire partie d’une Affinité.
— En fait, non, je ne suis pas d’accord. Je pense que cette loi est inutile et pire encore. Telle qu’elle est rédigée, elle accordera des pouvoirs de surveillance à la plus grande Affinité, c’est-à-dire Het, ce qui ne fera que renforcer le poids politique d’une Affinité autoritaire. C’est une énorme connerie. » Rebecca a cillé dans le silence qui était tombé sur la tablée. « Euh, désolée, madame Fisk. »
Mon père était moins choqué par son langage que par son refus de se soumettre à Aaron. « Et votre club à vous, il fonctionne comment ?
— New Socionome n’est pas un club. Il réunit de petits cercles de gens de sorte à améliorer la coopération en vue de progresser vers des buts à long terme vaguement définis. Chaque cercle a une valence ouverte, ce qui veut dire qu’il peut s’étendre à sa convenance et inclure qui il veut. On peut comparer ça à la création du grain de poussière autour duquel se formera le flocon de neige.
— Tiens donc, a dit maman Laura tout aussi impressionnée que perplexe, je ne l’avais jamais entendu présenté comme ça. »
Mon père a repris la parole : « J’imagine que ce n’est pas un club particulièrement fermé. Tenez, pendant des années, le club de golf d’ici… On ne pouvait pas en faire partie si on était juif. Mais ils ont assoupli cette règle. »
Geddy a rougi, mais n’a rien dit. Rebecca a semblé… pas exactement surprise, mais à court de mots.
C’est maman Laura qui a fini par briser le silence. « Charles », a-t-elle lancé du ton qu’elle réservait en général aux enfants turbulents. Elle a attendu d’avoir toute l’attention de mon père… un regard squelettique, hostile. « Charles, nous savons tous que tu es malade. Je le sais mieux que personne, crois-moi. Les médecins m’ont dit exactement à quoi m’attendre. Je sais quel est mon devoir. Je te nourrirai si nécessaire, je te nettoierai, je pourvoirai à tes besoins. Pour parler franchement, je viderai ton bassin hygiénique le moment venu, ce pour quoi je n’attends aucun remerciement. Mais Geddy est venu avec une nouvelle amie dont il veut qu’on fasse la connaissance. Et je la trouve adorable. Et je suis ravie pour eux. Et le bonheur de mon fils compte énormément pour moi. Alors même si tu es malade, et même si ça a noué la langue à tout le monde autour de cette table, je ne te laisserai pas gâcher ce repas comme tu en as gâché tant d’autres. Sois poli ou ne dis plus rien, parce que j’ai bien l’intention que nous ayons un dîner agréable, avec ou sans ton aide. »
Mon père l’a regardée bouche bée, les yeux comme des boules de billard dans une peau de papier crépon.
« En dessert, il y a du streusel à la pêche, a-t-elle ajouté. Ou des glaces, pour ceux qui n’aiment pas le streusel. Et je peux lancer une cafetière dès que tout le monde est prêt. »
La conversation s’est orientée vers un sujet moins sensible. Maman Laura a demandé à Jenny des nouvelles de sa mère. Ed Symanski, le père de Jenny, avait succombé un an et demi auparavant à un cancer de l’estomac. Sa mère continuait à vivre seule et en état de démence alcoolique dans la maison familiale, qui se délabrait de plus en plus. Jenny, qui venait d’obtenir la tutelle de sa mère, était en train de la faire admettre dans un centre d’hébergement de longue durée. Il en existait un de bonne réputation non loin d’Utica qui acceptait de prendre en charge l’alcoolisme et la confusion chronique de Mme Symanski, mais il y avait très peu de chances que cette dernière s’y laisse installer sans résistance.
Tout cela était vrai, mais servait aussi commodément d’excuse à Jenny pour rester à Schuyler après le week-end, en laissant Aaron repartir en avion à Washington. Et une fois son mari écarté, Jenny pourrait faire ce qu’elle avait accepté de faire pour Tau. Et pour elle-même, bien entendu. Surtout pour elle-même. Accessoirement pour Tau.
Mon père n’avait pas répondu à la réprimande de maman Laura. Il a gardé le silence durant le dessert, mais paraissait davantage somnolent que renfrogné. Il s’est excusé après le café et a laissé maman Laura le raccompagner à l’étage. Aaron est parti soi-disant aux toilettes, mais avait déjà commencé à sortir son téléphone en quittant la table. Nous n’avons pas tardé à l’entendre parler derrière la porte qui donnait sur le couloir, des questions courtes et inintelligibles, brouillées par la résonance dans un endroit clos.
« On devrait pouvoir allumer la télé dans le salon », a dit Jenny, signifiant ainsi qu’il serait préférable d’obtenir des informations que nous pourrions partager plutôt que d’insulter maman Laura en allant à la pêche aux nouvelles sur nos téléphones. Geddy a retrouvé la télécommande, en a pressé une touche. Le vieil écran s’est allumé paresseusement, déjà branché sur une chaîne d’information, image pixellisée montrant une étendue d’eau sous un ciel nocturne parsemé de lumières. La voix du journaliste débitait des hypothèses sans prendre le risque de s’engager : d’après nos derniers renseignements… le brouillard de la guerre… nous ne sommes pas en mesure de confirmer que…
Maman Laura a jeté un coup d’œil dubitatif au téléviseur en redescendant, puis a demandé de l’aide pour la vaisselle. Je me suis porté volontaire. C’était une tâche traditionnellement féminine dans la maison de mon père, mais il n’était pas là pour critiquer et maman Laura a accepté avec le sourire. Nous essuyions la porcelaine quand elle m’a interrogé sur Amanda : « Cette Indienne que tu as amenée ici il y a des années, tu continues à la voir ?
— Elle est canadienne, pas indienne. Et comme elle a déménagé en Californie, je ne la vois pas souvent.
— Dommage. Je l’aimais bien. Et je sais que toi aussi. Il y a quelqu’un de spécial, en ce moment ?
— Je connais beaucoup de gens spéciaux.
— Oui, dans ton Affinité. Mais je voulais dire quelqu’un de… j’imagine qu’on pourrait dire : spécial sur le plan intime. Une petite amie.
— Plein. »
Elle a posé sur l’égouttoir le plat de service Noritake ébréché qu’elle venait d’essuyer. « Je trouve ça triste. N’as-tu jamais envie d’être juste avec quelqu’un que tu aimes, tout simplement ?
— Est-ce toujours aussi simple ? »
Un sourire chagrin. « Peut-être pas. Et je vais te dire une chose, Adam, je n’ai jamais cru ce que ton père racontait sur Tau, comme quoi ce n’est qu’un ramassis d’homosexuels et de drogués.
— Eh bien, pas que. Mais on n’en manque pas.
— Je ne suis pas sûr que ce soit drôle.
— Ce n’était pas mon intention. »
Trois heures avant que les lumières s’éteignent.
Aaron nous a appelés dans le salon. Il venait encore de se servir de son téléphone, mais il l’a remis dans sa poche pendant que nous nous asseyions. Geddy a laissé la télé allumée, en baissant toutefois le son pour nous permettre d’entendre ce que mon frère avait à nous annoncer.
« Bon, maman Laura, je suis désolé, mais il faut qu’on rentre à Washington ce soir. Ils nous préparent un avion à l’aéroport, je n’ai plus qu’à appeler un taxi.
— C’est si grave que ça, ce qui se passe en Inde ? a demandé maman Laura.
— Personne n’en sait trop rien. Pour l’instant, aucune communication électronique n’en sort. On pense qu’un malware chinois a détruit toute leur infrastructure de télécommunication… les nœuds Internet, les centraux téléphoniques, les satellites et les stations-relais. »
La Chine était alliée au Pakistan et une petite flotte de ses navires stationnait en mer d’Arabie depuis plusieurs semaines, mais il s’agissait là de sa première intervention directe, si l’hypothèse du logiciel malveillant chinois se confirmait. « Selon toute hypothèse, nous avons plutôt affaire à un écran de fumée, a continué Aaron. La Chine n’attaque sans doute pas l’Inde, mais crée un rideau de fumée pour permettre au Pakistan de lancer une attaque sans que le reste du monde s’en rende compte. Elle limite peut-être aussi la capacité de réaction indienne. Nous en saurons davantage dans quelques heures, si nos propres communications ne sont pas affectées.
— Pourquoi le seraient-elles ? a demandé Rebecca.
— Ça fait partie de l’écran de fumée. Notre armée a les meilleurs satellites de surveillance au monde, mais près de la moitié ne communiquent plus rien. On a aussi des pannes de courant inexpliquées à New York, Los Angeles et Seattle. Une espèce de virus informatique très sophistiqué et bien ciblé, peut-être un effet secondaire des attaques sur l’infrastructure des Indiens. Et ça risque de continuer à se dégrader. C’est pour ça qu’on a besoin de moi à Washington. Le Congrès est convoqué demain matin en séance extraordinaire.
— On est en danger ? a demandé maman Laura.
— Personne n’est en train de nous bombarder, nous, si c’est ce que tu veux savoir. Mais une attaque d’infrastructure, techniquement, constitue un acte de guerre. Les Chinois déclinent bien entendu toute responsabilité. Personne ne sait vraiment comment la situation va évoluer. Elle finira par s’améliorer, mais peut-être qu’elle se gâtera d’abord. Jenny, fais les valises. Je vais appeler un taxi.
— Je reste », a dit Jenny.
Nous l’avons tous regardée.
« Ce n’est pas envisageable, a dit Aaron. Les transports vont être perturbés. C’est inévitable. Si tu ne rentres pas avec moi, ton séjour ici risque de durer bien plus longtemps que tu le penses.
— Raison de plus. Je ne peux pas laisser maman comme ça. Elle va finir par se blesser. Et… s’en occuper ne sera pas facile, mais je m’y étais préparée psychologiquement avant de venir. Remettre à plus tard serait difficile pour elle comme pour moi. »
Je me suis dit que c’était le moment critique. Si Aaron avait le moindre soupçon, la réticence de Jenny à rentrer en vaudrait confirmation.
Mais il n’a pas même jeté un coup d’œil dans ma direction et il n’y avait que du mépris dans le regard qu’il a posé sur Jenny. « Écoute, si c’est ce que tu veux…
— C’est ce que je veux.
— Eh bien… tu vas me manquer, bien entendu. » Il avait dit cela à l’intention de la famille. J’ai trouvé admirable que Jenny arrive à ne pas rouler des yeux. « Essayez de ne pas vous inquiéter, nous a-t-il dit ensuite. Ce sont de très mauvaises nouvelles pour les habitants de Mumbai, mais pour les Américains, ça se limitera au pire à quelques jours de désagréments. Je vous donnerai des nouvelles dès que possible.
— Monte donc dire au revoir à ton père, a suggéré maman Laura.
— Oui, bien sûr », a répondu Aaron.
Une autre limousine s’est arrêtée devant la maison pour emmener mon frère.
C’était une nuit au ciel dégagé, une nuit sans lune, fraîche mais pas froide. Une heure plus tard, nous aurions pu voir du jardin l’avion-taxi d’Aaron traverser le ciel entre l’aéroport régional et Washington, ses feux de navigation clignotant en rouge et vert dans l’obscurité. Deux heures plus tard, nous aurions pu voir du même endroit la Voie lactée éparpillée comme de la poudre de diamant, sans être gênés par la moindre pollution lumineuse venue de la ville. Car c’est à ce moment-là que les lumières se sont éteintes.
Enfant, je n’avais jamais considéré mon frère Aaron comme quelqu’un de méchant.
Il était emmerdant, bien sûr. Souvent. Et avec une indéniable touche de cruauté. La première fois que je l’ai remarquée — la première fois que sa méchanceté m’a paru un trait de caractère de mon frère et non relever des habituelles mesquineries de cour d’école —, j’avais neuf ans et Aaron en aurait douze la semaine suivante. C’était par un ennuyeux samedi matin dans le parc juste à côté de l’école, je lançais des balles de softball (le lancer était mon unique talent athlétique) pendant qu’Aaron s’entraînait à la batte. Ni lui ni moi n’avions la moindre chance d’intéresser une équipe de ligue, mais qu’Aaron n’arrive pas à frapper ma balle glissante m’emplissait d’une satisfaction prétentieuse.
Ses swings infructueux amusaient aussi Billy-Ann Blake, qui, installée dans les gradins vides, se moquait de lui avec gourmandise. C’était une grande fille pataude de dix ans qui vivait à trois rues de la nôtre et que ses parents laissaient courir ici et là vêtue d’une salopette en jean rose. Ce matin-là, avec le soleil d’été qui pesait sur nous dans le ciel bleu argenté, sans doute ressortait-elle tous les adjectifs scatologiques jamais parvenus à ses oreilles dans les tournois juniors de softball de la ville, ce qui en représentait un certain nombre. Frustré et embarrassé, Aaron rougissait un peu plus à chaque sarcasme de Billy-Ann. Il a fini par jeter la batte (« mauvais perdant ! » a glapi Billy-Ann) et quitter le terrain en lançant dans ma direction un laconique à plus.
J’ai récupéré gant, batte et balle avant de rentrer. Aaron est revenu vers midi, en sueur, d’humeur renfrognée et peu communicative.
Juste après le déjeuner, la maman de Billy-Ann Blake a frappé à la porte. Maman Laura a discuté quelques instants avec elle dans le salon, puis nous a appelés, mon frère et moi. Nous avons appris qu’alors qu’elle se promenait sur un des sentiers goudronnés du parc après s’être moquée d’Aaron, Billy-Ann avait été poussée assez fort dans le dos pour tomber tête la première et se faire une fracture du nez particulièrement sanglante. Elle était à l’hôpital avec son père, et si elle n’avait pas vu son agresseur, elle était certaine qu’il s’agissait d’Aaron Fisk.
Maman Laura a demandé à Aaron si c’était vrai. Il a soutenu son regard, l’air sombre et inquiet. « Non, a-t-il répondu sans perdre son sang-froid. Je veux dire, Billy-Ann nous regardait jouer à la balle, mais on est rentrés directement du parc. Ça doit être quelqu’un d’autre. »
Ayant passé la matinée dans la cuisine à préparer des plats qui seraient vendus le lendemain à la kermesse de la paroisse, maman Laura n’avait pas prêté attention à nos allées et venues. Elle a continué quelques secondes à dévisager Aaron avant de se tourner vers moi. « C’est vrai, Adam ? »
Je n’ai pas hésité. Je savais ce qu’on attendait de moi. « Ouais. On est rentrés directement. »
La maman de Billy-Ann est partie mécontente et maman Laura a peut-être eu des soupçons, mais on n’a plus jamais parlé de cette histoire dans la demeure des Fisk. Parce que Aaron était de l’or. Fils aîné, fierté de la famille, vedette de l’équipe de débats… nul sur un terrain de base-ball, peut-être, mais toujours choisi en premier au football et étoile montante de l’équipe de natation de l’école. Bien sûr, Aaron s’était emporté et ouais, il avait sans doute poussé Billy-Ann assez fort pour lui casser le nez. Mais ce genre de choses arrivait. Ça ne faisait pas de lui quelqu’un de méchant, si ?
Et mentir pour le protéger n’était rien d’autre que de la loyauté familiale. Même si maman Laura s’est mise à ne plus tout à fait avoir le même regard sur Aaron. Et parfois aussi sur moi.
Jenny Symanski passait beaucoup de temps chez nous, à l’époque, mais elle n’a jamais semblé porter comme nous Aaron aux nues. Et tant mieux. En ce qui me concernait, sa principale qualité était de me préférer à mon frère. Voilà pourquoi, des années après, même une fois tau, même après notre rupture, j’ai été stupéfait qu’elle l’épouse. Je pouvais flatter mon ego en me disant qu’elle s’était contentée d’Aaron parce qu’elle ne pouvait pas m’avoir, mais il était possible aussi qu’une espèce d’attraction mutuelle ait couvé inaperçue jusqu’à ce qu’ils soient en position d’y céder. Et, bon, pourquoi pas ? Aaron était à ce moment-là diplômé, impliqué dans l’entreprise familiale et déjà dans le viseur des pontes du parti républicain local ; j’étais quant à moi le geek distant et vaguement artiste qui avait échangé sa famille contre une espèce de club de rencontre prétentieux et amateur de fumette.
Geddy avait davantage gardé le contact avec eux que moi et c’est lui qui avait repéré les premiers signes de maltraitance. Il y avait fait allusion durant mon séjour à Vancouver, mais plusieurs mois avaient ensuite passé avant qu’il aborde le sujet à l’occasion d’un autre coup de fil.
« Il lui donne des gifles, avait raconté Geddy. Des coups de poing, des fois. Et peut-être pire.
— Vraiment ? Tu en as été témoin ?
— Quand je logeais chez eux. Je veux dire, je n’ai assisté à rien. Mais des fois, le soir, j’entendais crier. Et le lendemain matin, elle avait des bleus. Ou alors elle marchait en faisant un peu attention, comme quelqu’un qui souffre. Si bien que j’ai su. Et elle s’en est aperçue. Elle essayait d’en parler, de temps en temps. »
Jenny n’avait jamais été du genre à se plaindre, mais elle n’avait jamais non plus toléré les imbéciles. J’ai demandé à Geddy pourquoi elle n’avait pas porté plainte.
« Elle a peur qu’Aaron tire des ficelles pour étouffer sa plainte. Ce qui la mettrait dans une position encore pire. Mais elle y songe. »
Une chose que j’avais apprise en regardant mes camarades de tranche se dépêtrer de leurs brides, c’était que les situations de ce genre ne s’arrangeaient jamais d’elles-mêmes. « Il y a des refuges, ai-je indiqué. Des gens qui peuvent lui donner des conseils juridiques. Geddy, si elle veut me parler, je peux sûrement mettre en place une ligne sécurisée. Aaron n’en saurait rien.
— D’accord. Je lui dirai. »
Mais elle ne m’a pas appelé. Et un an plus tard, Geddy m’a annoncé que le problème était résolu.
« Résolu comment ? Ils sont toujours mariés, non ?
— Ça faisait partie du marché. Jenny a décidé qu’elle avait besoin de preuves, tu comprends ? Alors elle a mis sa tablette dans la chambre en enregistrement vidéo. Soir après soir, jusqu’à ce qu’elle ait toutes les preuves dont elle avait besoin. Aaron qui lui crie dessus, qui la gifle, l’agrippe violemment, lui tire les cheveux… Il aime tirer les cheveux, tu le savais ? Et les menaces, aussi. Ce qu’il lui ferait si elle essayait d’en parler à quelqu’un et la manière dont il la mettrait sur la paille si elle le quittait. Parce qu’il a peur d’un scandale public. »
C’était là une autre facette de la personnalité de Jenny qui m’avait échappé : ce stoïcisme calculé, cette capacité à subir l’horreur le temps de concevoir l’outil avec lequel y mettre fin. Vingt-cinq minutes d’enregistrement vidéo, m’a dit Geddy, dont elle avait eu la sagesse de conserver des copies à divers endroits. J’ai imaginé une clé de stockage dans le coffre d’une banque de Washington, une police d’assurance, autrement dit.
Mais elle n’avait pas divorcé.
« Ça fait partie du marché. Elle garde la vidéo pour elle et joue la comédie du bonheur conjugal. En échange, ils mènent des vies complètement séparées, font chambre à part, prennent leurs vacances chacun de leur côté, il lui verse une allocation mensuelle et se porte caution pour son crédit automobile, ce genre de choses. Elle n’est presque pas obligée de le voir, à part aux manifestations publiques.
— Ça ne vaut pas une séparation claire et nette.
— C’est ce qu’elle veut, Adam. Elle a l’impression que ça lui donne du pouvoir sur lui. Elle met de côté tout l’argent qu’il lui donne au cas où il tenterait quoi que ce soit. Mais il voit d’autres femmes. Ce qu’il appelle de discrètes relations à court terme. Ce qui, d’après Jenny, veut grosso modo dire des putes de luxe et des filles levées dans des bars. »
Et cela avait continué ainsi jusqu’à ce que, deux mois auparavant, Jenny m’appelle elle-même. Sur le téléphone de Geddy (qui était à Washington avec son groupe), signe qu’elle se méfiait de son propre téléphone et donc que le torchon s’était remis à brûler avec Aaron.
Je n’ai pas reconnu sa voix tout de suite. Jenny fumait un peu en société à peu près depuis que je la connaissais, mais ses années avec Aaron avaient transformé cette habitude en véritable addiction à un paquet par jour, aussi sa voix était-elle un dessin au fusain de celle dont je me souvenais. Elle avait également perdu toute indécision. « Tu as dit un jour à Geddy que tu étais prêt à m’aider. C’est vrai ? »
J’ai été pris de court. « Bien entendu. Mais je ne suis pas sûr que… enfin, je…
— Je sais que Geddy t’a raconté, pour Aaron et moi. Je n’ai pas besoin de revenir dessus, du coup, si ? »
Je lui ai dit ce que je savais. « Et donc, tu avais un arrangement avec Aaron… j’imagine que la situation a changé ?
— Je veux rendre ça public. Je veux que la vidéo devienne virale. Mais je ne peux pas juste la mettre en ligne. J’ai besoin de conseils juridiques. Et de protection. J’ai pensé à toi parce que je sais qu’Aaron s’est acoquiné avec la sodalité het et que ça ne plaît pas à Tau. »
C’était l’époque où le projet de loi Griggs-Haskell était examiné en comité. Damian et d’autres dirigeants de sodalité s’étaient intéressés à la manière dont voteraient divers parlementaires. Aaron faisait partie de ceux que le lobby het avait mis dans sa poche. Sa campagne électorale avait largement bénéficié de financements dont nous avions pu faire remonter l’origine à de riches contributeurs hets. Donc oui, Tau avait intérêt à voir Aaron discrédité, si ça influait sur son vote. Même si j’ai regretté un instant que Jenny l’ait formulé avec une telle brutalité. De toute évidence, elle ne comptait pas trop sur ma hauteur morale.
« Je peux en toucher un mot à certaines personnes, si tu veux. Puis-je te demander ce qui t’a fait changer d’avis ? »
Elle s’est tue un instant avant de répondre d’une voix impassible : « Aaron est dans ce qu’on appellerait, j’imagine, une relation extraconjugale de longue durée.
— Et ça ne te plaît pas ?
— Je me fous complètement des aventures d’Aaron. Sauf que… j’ai rencontré cette femme. C’est quelqu’un de tout à fait banal, qu’il arrive malgré tout de croiser dans les cocktails. Assez jolie, mais effacée et timide, comme Aaron les aime. Et ces derniers temps, j’ai été frappée par sa manière de s’habiller. Des manches longues en été. Et par sa manière de marcher, des fois. Je suis tombée sur elle dans les toilettes de la Blue Duck Tavern, elle était en train d’étaler du maquillage sur ce qui ressemblait à un gros bleu. Pas besoin d’être Sherlock Holmes pour additionner deux et deux.
— C’est ça qui t’a fait changer d’avis ?
— Bien sûr. Parce que je croyais avoir résolu un problème. Alors que j’avais uniquement résolu le mien. Le véritable problème, c’est Aaron. Il continue comme avant. La seule différence étant que c’est une autre qui en souffre.
— Et tu veux empêcher Aaron de continuer.
— Je veux faire savoir au monde entier qu’il bat les femmes, bordel. Ou du moins mettre le plus de gens possible au courant. »
D’accord : j’ai promis d’en parler à quelqu’un pour voir si Tau pouvait l’aider. Puis j’ai demandé : « Sinon, ça va ? Bon Dieu, Jenny… je ne t’ai pas parlé depuis plus de dix ans.
— Merci, Adam. » Sa voix a perdu de son intensité. « Je suis pas mal occupée, en fait. Pas le temps de bavarder. Mais en cas de besoin, tu peux me joindre par l’intermédiaire de Geddy. »
Les lumières se sont éteintes ce soir-là dans toute l’Amérique du Nord et presque dans le monde entier, mais vu de Schuyler, du moins au début, cela ressemblait à une banale panne de courant.
Nous avons donc réagi comme tout le monde dans une telle situation. Geddy a jeté un coup d’œil dehors et annoncé que tout le quartier était dans le noir, aussi avons-nous su qu’il ne s’agissait pas d’un simple problème de fusibles. Me tendant une torche électrique sortie d’un tiroir de la cuisine, maman Laura m’a envoyé au sous-sol récupérer les bougies qu’elle y gardait en cas d’urgence. (Une vieille boîte de ces bougies de deuil juives qu’elle avait dû acheter dans le minuscule rayon kasher du supermarché local. J’étais certain que maman Laura ne savait pas à quoi elles servaient, même si elle a fait grimacer Rebecca en commençant à les allumer.) Jenny a essayé d’appeler sa mère, mais son téléphone ne fonctionnait plus non plus. Maman Laura est montée voir si mon père était toujours réveillé (il dormait) et prendre la radio à piles sur leur table de chevet.
Nous nous sommes rassemblés dans le salon. Geddy a posé le poste sur la table basse et monté le son. C’était un vieux modèle analogique avec lequel nous n’avons réussi à capter qu’une station locale. Le présentateur de l’émission vespérale d’information et de résultats sportifs avait du mal à suivre la situation : d’après lui, la panne de courant touchait tout le continent, l’Internet filaire comme mobile était perturbé et ne fonctionnait que par intermittence. Le gouvernement fédéral n’avait fait aucune déclaration officielle « à ma connaissance ». Il a conseillé aux gens de rester à l’abri chez eux. A répété l’hypothèse d’Aaron, sûrement rendue publique par les agences de presse peu avant que le black-out soit total : les problèmes de télécommunication et d’électricité étaient sans doute dus au virus malveillant qui avait été mis en circulation en Inde, mais s’était propagé hors de tout contrôle. On ne disposait toujours d’aucune information fiable en provenance de cette partie du monde, toutefois les derniers billets postés sur les médias sociaux depuis la ville de Surate parlaient d’« un nuage brillant et d’une colonne de fumée » dans la direction de Mumbai, à plus de cent cinquante kilomètres. « Mais bien entendu, cela ne prouve rien », a ajouté le présentateur.
« C’est vraiment affreux », a dit maman Laura.
Mumbai. Il y avait là-bas des parents d’Amanda. Ainsi que des communautés taus, sans compter tous ceux qui auraient été taus s’ils avaient passé l’évaluation un jour. De la famille d’un autre genre.
J’ai emporté une bougie aux toilettes, où j’ai essayé d’appeler Trev. Mais mon téléphone ne fonctionnait pas davantage que celui de Jenny, si bien que je ne pouvais pas contacter mon équipe. D’où toute une nouvelle série de problèmes, dont il me fallait maintenant discuter avec Jenny.
Heureusement qu’elle fumait, ce qui augmentait nos chances d’avoir une conversation en tête à tête. Maman Laura n’autorisant aucune cigarette allumée à l’intérieur, Jenny s’est excusée pour sortir sur la terrasse. Geddy et moi l’avons suivie, mais Geddy a précipitamment rebroussé chemin dès qu’elle a sorti son paquet de Marlboro… il détestait l’odeur de tabac en combustion. J’ai attendu que la porte à moustiquaire se referme derrière lui.
Jenny m’a regardé avec prudence dans la nuit fraîche, mais sans vent. La lune montante adoucissait ses traits, lui rendant presque son air d’avant, de l’époque où Jenny Symanski et Adam Fisk traînaient ensemble. « Bon, et maintenant ? »
Le plan initial était admirable de simplicité. Jenny voulait que Tau la protège. Non seulement d’Aaron mais de la tempête médiatique qu’elle provoquerait en publiant la vidéo. Une conférence de presse officielle, une déclaration officielle, la signature d’une déposition sous serment, puis elle voulait disparaître. Parce que, comme elle l’avait dit pendant notre première discussion sur le sujet : « Ça va non seulement détruire la carrière d’Aaron, mais me mettre moi dans l’embarras. Sur cette vidéo, je me vois qui… comment dire ? Qui m’aplatit. Qui rampe. Comme un chien battu ! C’est humiliant, bordel. Ce n’est pas vraiment ce que je veux montrer au monde.
— Mais tu ne t’aplatissais pas, ai-je réagi. La vidéo n’existerait pas, sinon, elle existe parce que tu ne rampais pas, que tu ne le laisses pas s’en tirer. »
À la fin du week-end, j’étais censé conduire Jenny dans une enclave tau à Buffalo, sous la protection de Trev et de ses agents de sécurité, et après une conférence de presse organisée à l’avance, nous lui aurions fait franchir la frontière canadienne. Elle voulait une rupture radicale avec son passé et c’est ce que nous lui avions promis : notre propre version du programme de protection des témoins. Une nouvelle identité avec tous les papiers adéquats, un nouveau logement dans une agréable ville universitaire de l’ouest du pays. Un travail, si elle en voulait un. La sodalité avait les moyens d’assurer de manière simple et invisible l’emploi des camarades taus… et des compagnons de route, en l’occurrence. Une fois la vidéo rendue publique, Jenny pourrait être reconnue, mais le risque me paraissait minime : elle avait ce genre de physique agréable mais ordinaire qu’on peut rendre complètement anonyme avec une nouvelle couleur de cheveux et une nouvelle garde-robe.
« On devrait continuer comme si rien n’avait changé », ai-je dit alors que beaucoup de choses avaient changé. La crise internationale pourrait provoquer le report du vote de la loi Griggs-Haskell, déjà. Et on ne pouvait publier une vidéo ni organiser une conférence de presse tant qu’il n’y avait pas de courant. « On part lundi matin pour Buffalo. D’ici là, on aura peut-être une meilleure idée de ce qui se passe dans le reste du monde. Je dois aussi trouver le moyen de joindre mon ami Trevor au Holiday Inn. » Je n’ai pas parlé du contingent d’hommes de main hets qu’il avait repérés en arrivant. Inutile d’inquiéter Jenny avec ça. « Et il nous faut notre propre copie de la vidéo.
— Pas de problème, a-t-elle doucement répondu. Tout de suite ?
— C’est aussi bien. »
Elle m’a regardé au fond des yeux comme si elle y cherchait une espèce de réconfort. Puis elle a farfouillé dans son sac à main, d’où elle a sorti une clé de stockage bon marché qu’elle m’a mise dans la main.
Elle a fini sa cigarette en écoutant la nuit avec moi. Dans les maisons voisines, des bougies se déplaçaient derrière les fenêtres obscures comme des fantômes incapables de tenir en place. Le jardin donnait sur un terrain marécageux où des grenouilles-taureaux poussaient des coassements dans lesquels maman Laura entendait « djagorom ». Jenny et moi en avions attrapé un énorme spécimen, à peu près un an avant que la puberté se mette à compliquer notre relation. Un animal de quinze centimètres… je l’avais tenu immobile pendant que Jenny le mesurait du museau à la queue avec un mètre à ruban déniché dans la trousse à couture de sa mère. Il avait coassé toute la nuit dans un carton dans le garage de Jenny, et au matin, ses parents l’avaient obligée à le relâcher.
« Ça doit te faire bizarre d’être revenu », a-t-elle dit.
J’ai haussé les épaules.
« Moi, ça me fait bizarre. Tous ces souvenirs qui se superposent, tu sais, comme une photo exposée plusieurs fois. Les choses qu’on faisait à l’époque. Quand je regarde Geddy, je continue à voir un gamin emprunté et potelé. Tout cet enthousiasme dément qu’il ne pouvait pas garder en lui. Tu penses à ce genre de choses, des fois ?
— Ça m’arrive.
— Et à ta famille ?
— Bien sûr. De temps en temps.
— Parce que je pense que ça doit faire bizarre, de revenir ici pour voir ton père plus ou moins sur son lit de mort et pour te préparer avec moi à donner à Aaron un vilain billet pour l’obscurité. »
J’aurais presque voulu pouvoir lui dire que ça m’inquiétait tellement que je n’en dormais plus.
« J’ai une famille différente, maintenant, ai-je répondu. J’espère que je ne vais pas passer pour un monstre sans cœur, mais dans cette maison, j’ai surtout reçu de l’amour de mamie Fisk et ça fait longtemps qu’elle nous a quittés. Je suis désolé pour mon père. Vraiment. Mais je n’ai jamais été beaucoup plus pour lui qu’une pensée après coup et une distraction. Il m’a nourri, toléré, et offert une place dans sa demeure. Ce pour quoi il mérite d’être remercié, j’imagine. Mais ça n’est absolument pas de l’amour et je ne peux pas dire que je l’aie vraiment aimé un jour. »
Jenny m’a regardé comme de très loin. « Ouais, ça te donne un peu l’air sans cœur.
— Les premières personnes à m’avoir accueilli chez elles avec un authentique amour sont deux vieilles femmes qui ont une grande maison à Toronto. J’imagine que mon père les traiterait de vieilles gouines pleines de fric. Je continue à vivre chez elles quand je ne suis pas sur la route. J’aime tous ceux qui habitent là-bas avec moi. L’une de ces femmes, Loretta, est morte il y a deux ans. Cancer, pas très différent de celui de mon père. J’ai pleuré quand elle est morte et elle me manque tous les jours, encore maintenant. Je sais ce que c’est que le deuil, Jenny. Je sais d’où il vient et comment les gens méritent qu’on porte le leur. »
Elle a soufflé de la fumée en direction des étoiles. « D’accord. Le plus curieux, c’est que je ressentais la même chose dans cette maison, à l’époque où mes vieux étaient saouls, ou se disputaient, ou les deux à la fois. Je venais ici parce que mamie Fisk était gentille avec moi, que maman Laura ne criait jamais, que j’aimais bien être avec toi et que Geddy était très divertissant. Et si Aaron m’ignorait, c’est juste parce qu’il était plus âgé et tellement doué pour tout. Certains soirs, je n’arrivais à m’endormir qu’en me racontant que cette famille était la mienne et que j’avais uniquement été obligée de rentrer parce que j’étais née à la mauvaise adresse. »
C’étaient des mots marquants. Née à la mauvaise adresse.
« Alors peut-être que je pense davantage que toi à cette époque, a conclu Jenny.
— Possible.
— Mais j’en doute, parce qu’il y a des choses qu’on ne quitte pas comme ça.
— Ça fait longtemps que j’ai quitté cet endroit. »
Elle a eu un sourire pincé et sans humour. « Eh bien, il y a une chose qui n’a pas changé : tu mens toujours aussi mal.
— J’espère que non. Mon travail actuel est plus ou moins celui d’un diplomate. J’aide Tau à négocier des accords avec les autres Affinités. J’ai besoin de mentir de temps en temps. Je suis un des meilleurs menteurs qu’on ait. »
Elle a écrasé sa cigarette sur le rebord d’un des gros cache-pot en céramique de maman Laura. « Alors que le ciel nous vienne en aide, à Tau et à nous. »
J’ai fait deux autres tentatives pour joindre Trevor Holst, sans succès. J’avais à lui parler, mais il allait apparemment falloir attendre le lendemain matin. Il était tard. Voulant ranger la cuisine pour la nuit, maman Laura nous avait laissés autour de la radio, qui ne nous a rien appris. Geddy a commencé à bâiller.
On a alors frappé quelques coups à la porte d’entrée. « J’y vais », a lancé maman Laura depuis la cuisine. Nous avions déjà eu deux visites ce soir-là : des voisins qui disposaient d’un groupe électrogène et nous invitaient à venir les voir si nous avions besoin de quoi que ce soit. J’ai pensé à une troisième visite de ce type jusqu’à ce que j’entende maman Laura étouffer un petit cri d’inquiétude.
Nous avons tous bondi sur nos pieds, mais j’ai été le premier à attraper une torche électrique et à rejoindre maman Laura figée sur le seuil avec la main devant la bouche. Braquant le faisceau lumineux à l’extérieur, j’ai découvert ce qui l’avait effrayée : un immense homme de couleur avec des tatouages complexes sur le visage et du sang qui lui coulait d’une entaille au-dessus de l’œil droit.
« Bon Dieu, Trevor, ai-je réussi à dire.
— Pardon, s’est-il docilement excusé. J’aurais appelé pour prévenir, si…
— Adam, a demandé maman Laura, tu connais cet homme ?
— C’est un ami à moi. Maman Laura, je te présente Trevor Holst. »
Elle s’est détendue et a libéré l’air qu’elle retenait dans ses poumons. « Oh. Alors entrez, monsieur Holst. Vous semblez blessé… je vais chercher la teinture d’iode et de quoi vous nettoyer. »
Trevor avait manifestement besoin de me parler en privé, mais nous devions en passer par les présentations et explications. Je l’ai emmené dans le salon. La lueur des bougies le rendait encore plus impressionnant : ses tatouages kirituhi semblaient d’un noir d’encre et des gouttes de sang avaient dégouliné par l’arête de son nez pour aller sécher sur ses joues comme des larmes. Il s’est installé comme il a pu sur une chaise en affichant son plus grand sourire salut-je-ne-suis-pas-méchant, mais même celui-là paraissait un peu fourbe.
Je l’ai présenté comme un ami tau qui voyageait avec moi et logeait au Holiday Inn pour le week-end. Trev a mis son entaille sur le compte de la panne de courant : « Les réverbères se sont éteints et je me suis cogné dans l’un d’eux. À l’hôtel, tout un groupe essayait d’avoir des chambres… un bus est tombé en panne aux limites de la ville et le chauffeur n’arrivait à joindre personne pour avoir de l’aide. Du coup, j’ai laissé ma chambre à un couple âgé du Tennessee. Je prévoyais de changer pour le Days Inn, mais il est complet aussi. C’est pour ça que je suis venu te dire que je n’avais nulle part où dormir et me faire éventuellement conseiller deux ou trois endroits… je pensais à un de ces motels plus loin sur la nationale, presque à la limite du comté. »
Maman Laura était déjà redescendue avec une cuvette d’eau tiède et des gants de toilette. Elle a posé la cuvette sur la table basse avant de se pencher sur Trevor pour lui nettoyer le front. « Un autre soir, je vous recommanderais d’aller vous faire poser quelques points de suture à la Creekside Clinic. Vous vous êtes bien ouvert. Il restera peut-être une cicatrice. Mais pour le moment, vous vous en sortirez avec un bandage en coton. Quant à ces motels sur la route, ils grouillent de punaises des lits. Vous pouvez passer la nuit ici, monsieur Holst.
— C’est très généreux de votre part, madame Fisk…
— Il va vous falloir dormir dans le lit du grenier, j’en ai peur, même si vous êtes beaucoup trop grand pour lui. Ça vous convient ?
— Parfaitement. Merci. Appelez-moi Trevor, je vous en prie.
— Tout le monde m’appelle maman Laura.
— Merci, maman Laura. »
Elle a souri. « Il n’y a vraiment pas de quoi. Vous disiez que vous voyagiez avec Adam ?
— New York-Toronto via Schuyler.
— Honte à Adam de vous avoir laissé au Holiday Inn, dans ce cas. Ses amis sont toujours les bienvenus ici. »
Trev m’a jeté un coup d’œil amusé. Ouais, honte à toi. « C’est moi, je ne voulais pas m’imposer dans une réunion de famille.
— C’est gentil de votre part, mais je pense que ça a cessé de n’être qu’une réunion de famille quand on n’a plus eu de lumière. »
En faisant le lit au grenier, maman Laura a retrouvé un très vieux poste radio pour faire la paire avec celui que nous avions déjà descendu au salon. Geddy a mis des piles neuves dans l’appareil, qu’il a emporté à l’étage quand Rachel et lui sont allés se coucher.
Ainsi, nous avons pu parler, Trev, Jenny et moi. Trev a dit à Jenny que c’était lui qui conduirait pour aller à Buffalo et qu’il assurerait sa sécurité. Elle a regardé son crâne bandé. De toute évidence, le plan ne se déroulait pas comme prévu. Mais elle a hoché la tête avant de monter sans poser davantage de questions.
Ce qui m’a permis de lancer : « Bordel, Trevor, mais qu’est-ce qui se passe ? »
Il a répondu à voix basse : « On a perdu nos agents de sécurité. Les deux voitures. J’étais dans celle de tête, on faisait le tour de la ville pour prendre nos marques. Ça devait être une heure avant que les lumières s’éteignent. Ces putains de Hets nous ont tendu une embuscade, ils ont forcé nos deux voitures à faire une sortie de route. La mienne est tombée dans un fossé, l’autre a heurté une jardinière en béton. C’est Tracy Guitierrez qui conduisait… elle est à l’hôpital du coin avec la plupart de mes autres gars, pas gravement blessée, mais HS pour le moment, en tout cas. Elle a perdu un bon paquet de peau sur la droite du visage. Ceux d’entre nous qui étaient encore capables de marcher sont partis juste après avoir appelé les secours. Je ne voulais pas qu’on soit obligés de perdre du temps à raconter des salades aux flics pendant que les Hets avaient les mains libres. Et là, panne de courant. J’ai dû venir à pied. »
J’ai assimilé tout cela. C’est la blessure de Tracy qui m’a vraiment mis en colère. Tau depuis assez peu de temps, elle était donc encore pleine de ce vertige oh-mon-Dieu-je-suis-enfin-chez-moi. Je voulais faire souffrir quelqu’un de sa part. Et il n’y avait pas besoin de télépathie tau pour sentir que Trev irradiait un sentiment analogue comme un poêle à bois irradie la chaleur.
Mais nous devions nous montrer malins sur ce point-là aussi.
« Il faudrait savoir pourquoi les Hets ont fait ça, ai-je dit.
— J’y ai réfléchi en venant. Ils savent manifestement qu’il se trame quelque chose. Et sans doute aussi qu’il y a un rapport avec Jenny. À mon avis, ils ont eu vent de notre plan. Et ils ont bien l’intention de nous mettre des bâtons dans les roues.
— Comment ?
— Si je savais. Tu as pu contacter Damian ou Amanda ?
— Non.
— Moi non plus. Il va donc falloir nous débrouiller tout seuls. D’un autre côté, les Hets sont dans la même situation. Et ils craignent, quand il faut agir sans ordre, ce qui nous donne peut-être un peu de temps.
— Qu’est-ce que tu suggères ?
— Pour ce soir, que quelqu’un monte la garde. Toi et moi, j’imagine. Il faut que l’un de nous deux ouvre l’œil en permanence. Demain matin, on prend ta voiture pour sortir Jenny Fisk de la ville aussitôt que possible. Qu’est-ce que t’en dis ?
— Ça m’a l’air pas mal.
— Alors qui prend le premier tour de garde ?
— Moi. Tu as l’air d’avoir besoin de repos. »
Il n’a pas protesté. « Conduis-moi au grenier. » Il a consulté sa montre. « Et réveille-moi à trois heures. Ou avant, si tu repères quoi que ce soit de suspect. »
Il dépassait d’au moins trente centimètres du lit pliant que lui avait installé maman Laura, mais il a réussi à se mettre à son aise. De retour au rez-de-chaussée, j’ai soufflé les bougies et placé une chaise à un endroit de la baie vitrée d’où on voyait la rue. Je me suis servi du café froid à la cafetière restée dans la pièce après le dîner et j’ai commencé à scruter les ténèbres.
Je montais la garde depuis une soixantaine de minutes, luttant contre le sommeil à proximité de la fenêtre, quand un hurlement a retenti dans le couloir du premier étage, aussitôt suivi de grands cris.
J’ai attrapé une lampe torche avant de me ruer dans l’escalier. Mais à mon arrivée sur le palier, je n’ai vu que mon père par terre en pantalon de pyjama blanc, maman Laura penchée sur lui et, au bout du couloir, Trev l’air surpris et penaud.
Mon père s’était apparemment levé pour aller aux toilettes en s’éclairant avec une des bougies juives de maman Laura sur une soucoupe. Trouvant porte close, il avait frappé et secoué la poignée, pour lâcher sa bougie en hurlant quand la porte s’était ouverte. En hurlant parce qu’il dormait au moment où Trev était arrivé et que maman Laura avait oublié de le prévenir que s’il avait besoin de se soulager en pleine nuit, il risquait de croiser un robuste inconnu de cent dix kilos au visage recouvert de tatouages. Il avait laissé tomber la bougie (qui avait roulé, éteinte, jusqu’au sommet des marches) et réussi à reculer de trois pas avant de se prendre les pieds dans une carpette en tricot. Sortie précipitamment de la chambre, maman Laura avait découvert son mari par terre près de Trev qui lui demandait en boucle : « Ça va, mec ? »
C’était vraisemblablement la première fois qu’on appelait mon père « mec ». Il ne le prenait pas bien. Une fois sa frayeur passée, son agressivité a très vite repris le dessus. « Qui vous a invité, bordel ?
— Moi, ai-je répondu avant de ramasser la bougie. Je te présente Trevor, un ami.
— Tu as des amis foutrement bizarres !
— Il lui fallait un endroit où passer la nuit.
— Bienvenue à l’hôtel Fisk, alors !
— Ne sois pas désagréable », lui a dit maman Laura tout en l’aidant à se relever. Il portait un pyjama, ce qui dissimulait mal l’ampleur de sa perte de poids. Ses genoux pointaient sous le tissu en coton blanc comme des cordes à nœuds. Il n’avait pas de ventre, mais une déclivité sous le tonneau du thorax. « Et évite de jurer. Reviens te coucher, Charles.
— Je n’ai toujours pas pissé, bon Dieu ! »
Même à la lueur de la bougie, j’ai vu maman Laura rougir. « Eh bien, vas-y. »
Il a répondu d’un grognement avant de se diriger vers les toilettes en contournant Trev comme s’il était radioactif. Puis il s’est arrêté pour se retourner vers moi. « Pas étonnant que ce soit un des tiens », a-t-il lancé.
Maman Laura s’est excusée pour toute cette agitation. Trev m’a suivi en bas.
« À part ça, a-t-il demandé, du nouveau ?
— Rien à signaler.
— D’accord. Tu veux que je te relève maintenant ? Je suis complètement réveillé, après tout.
— Moi aussi. Tu devrais essayer de dormir encore deux ou trois heures. »
Il m’a laissé et j’ai regagné ma chaise. Dehors, la rue était encore et toujours déserte. Silence à l’intérieur comme à l’extérieur, jusqu’à ce que j’entende d’autres pas dans l’escalier. Cette fois c’était la compagne de Geddy, Rebecca, pieds nus et vêtue d’une chemise de nuit en coton. Sa maigreur et sa couronne de cheveux bruns lui donnaient l’air d’un coton-tige trempé dans de la peinture noire. « J’arrive pas à dormir, a-t-elle expliqué en me voyant. Avec ce bruit et tout. »
J’ai demandé sans réfléchir : « Ça n’a pas réveillé Geddy ?
— Je suppose que non. On fait chambre à part, je te rappelle. »
Bien sûr : jamais le protestantisme de maman Laura n’aurait accepté qu’un couple non marié dorme dans le même lit sous son toit. Rebecca est allée dans la cuisine, je l’ai entendue ouvrir et refermer le réfrigérateur. Elle est revenue avec un verre de lait. « J’ai mis le reste de la brique au congélateur, il est encore un peu froid. Mais si la panne dure, vous allez finir par devoir jeter ce qui est périssable. Ça te dérange si je m’assois ? »
Ça me dérangeait, parce que sa présence m’empêcherait de me concentrer sur la rue, mais comme je ne pouvais pas le dire, j’ai haussé les épaules. Elle s’est laissée tomber dans le grand fauteuil autrefois réservé à mon père. « J’imagine que tu n’arrivais pas à dormir non plus.
— Je dors peu, de manière générale.
— Ah oui ? » Elle a pris une gorgée de lait.
Dehors, une voiture est passée. Sans s’arrêter. Je l’ai suivie des yeux jusqu’à ce que ses feux disparaissent au carrefour. « Désolé pour les bougies.
— Je n’ai pas de religion et je ne fais pas de sentiment avec ces bougies de deuil. Même si j’en allume toujours une à Yom HaShoah, comme toute ma famille.
— Tu as une grande famille ?
— Ça en a l’air, quand on se retrouve pour les vacances.
— Tu leur as présenté Geddy ? »
Elle a bu un peu de lait, s’est essuyé la lèvre avec le poignet. « Mon petit ami goy ? Bien sûr. Ils l’adorent. Aucun problème, à part avec deux cousins orthodoxes dont personne ne prend les opinions au sérieux. Un moment gênant de temps en temps, pas de quoi en faire un plat.
— Aussi gênant que tout ça ?
— Bon, peut-être pas tout à fait. Mais Geddy m’avait dit à quoi m’attendre, surtout avec son père. Donc aucune surprise à ce niveau. Et je sais comment c’est, avec les familles. »
J’ai hoché la tête et regardé par la fenêtre.
« Les familles traditionnelles, je veux dire. Ton copain Trevor est mignon, au fait. J’aime bien la manière dont tu te comportes avec lui. On voit qu’il y a vraiment de l’amour entre vous. »
Son sixième sens à gays s’était sûrement réveillé dès qu’elle avait vu Trevor et je me suis demandé sur quoi se basait sa supposition quant à la nature de notre relation. Mais bon, pourquoi pas. On pouvait en effet dire qu’il y avait vraiment de l’amour.
« Faire partie d’une Affinité doit être comme ça. Selon moi. Je veux dire : toutes ces merveilleuses et complexes relations qui surgissent quasiment du néant… un million de possibilités, un million de parfums de bonheur potentiel. Tu étais dans les premiers, pas vrai ? Ça devait être génial, à l’époque.
— Ça l’est toujours. Et puis je croyais que tu désapprouvais.
— Non, c’est très bien ! Enfin, oui, je désapprouve, en un sens, mais pas ce qu’une Affinité t’apporte.
— Avec quoi tu n’es pas d’accord, alors ?
— Avec le fait que c’est dans une Affinité. Qu’il y a un mur autour. Tout ça à cause de Meir Klein… il savait qu’une utopie ne convient jamais à tout le monde. On pourrait réunir cent personnes qui mèneraient peut-être des existences meilleures, plus libres, plus pleines, plus heureuses, plus coopératrices… mais seulement les cent bonnes personnes, on ne peut pas les choisir au hasard dans la rue. Donc, une fois qu’on sait quoi mesurer et comment faire les calculs, tadam : les vingt-deux Affinités. Vingt-deux jardins, vingt-deux murs autour d’un jardin. Personne ne conteste que ce soit chouette à l’intérieur, pour qui arrive à entrer. Mais réfléchis à ce que ça veut dire pour ceux qui n’y entrent pas. Tu les sépares soudain des gens qui collaborent le mieux. Ce qui les place eux aussi dans un jardin clos, sauf que ce n’est pas vraiment un jardin, vu que tous les jardiniers compétents ont foutu le camp et que les arbres n’ont pas beaucoup de fruits. Et un jardin clos qui n’est pas un jardin ressemble à autre chose. Il ressemble à une prison.
— Métaphore très parlante, mais…
— Et ce n’est pas le seul problème, m’a-t-elle interrompu. Vous avez créé vingt-deux groupes — vingt-trois, en comptant les gens qui ne sont admis dans aucun — aux intérêts contradictoires. L’important pour les Affinités, c’est la coopération à l’intérieur du groupe et non entre eux. Et donc, bon, un nouvel ordre mondial, vingt-trois espèces de groupes ethniques et de métanations… qu’est-ce qui les empêche de se faire la guerre ? Rien. Apparemment.
— On a fait du bien dans le monde, Rebecca. TauBourse, par exemple, a bénéficié directement et indirectement à beaucoup de gens qui n’étaient pas taus. En ce qui concerne la guerre, on a des camarades dans les hautes sphères en Inde et même quelques-uns au Pakistan qui essayent de prévenir les troubles.
— Et ça marche ? »
J’ai haussé les épaules et de nouveau tourné les yeux vers la fenêtre. Des phares ont fait leur apparition au bout de la rue. Ceux d’un gros véhicule qui approchait, mais l’obscurité ne permettait de rien distinguer sinon une forme parallélépipédique. Il est passé sans ralentir, laissant la rue une fois encore vide.
« Je ne crois pas que tu sois ici en bas parce que tu n’arrives pas à dormir, a dit Rebecca. Je crois que tu montes la garde.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— À part que tu ne quittes pas des yeux une rue déserte, tu veux dire ?
— Contre quoi je monterais la garde ?
— Het, j’imagine.
— Et pourquoi, selon toi ?
— Parce que ta belle-sœur raconte des choses à Geddy, qui me les raconte ensuite. Je suis au courant de sa situation. Je sais comment Aaron la traitait et ce qu’elle a l’intention de faire à ce sujet. Je sais aussi que vous l’aidez, vous les Taus, et je sais pourquoi. Vous pensez que sa vidéo va discréditer Aaron et peut-être même le forcer à se retirer avant le vote de la loi Griggs-Haskell. C’est du gagnant-gagnant, pas vrai ? Sauf pour Het. »
Je l’ai regardée avec un respect nouveau et un peu de méfiance. Peut-être Geddy lui faisait-il suffisamment confiance pour tout lui dire. Mais je n’étais ni Geddy, ni sûr de me fier à son jugement.
« En supposant qu’il y ait un tant soit peu de vérité dans tout ce que tu viens de dire, ai-je demandé, qu’est-ce que ça change pour toi ?
— Pour moi perso ou du point de vue de New Socionome ?
— Peu importe.
— New Socionome n’est pas une Affinité. Il n’y a pas de nous et d’eux. Pas de point de vue unique. De consensus. D’intérêt à mettre en avant, à part faciliter la coopération à somme non nulle. Si bien que la seule opinion que je peux donner est la mienne. À mon avis, les Affinités sont condamnées, que la loi Griggs-Haskell soit votée ou non. Parce que leur dynamique est toxique. Plus vite elles échouent, mieux c’est. Je pense que Jenny a besoin de quitter Aaron et je la trouve courageuse de vouloir révéler qu’il maltraite les femmes. À court terme, ce que vous faites pour l’aider me plaît. Même si c’est délicat. J’imagine que tu as réfléchi aux conséquences sur cette famille ? »
En long et en large. Je le lui ai dit. « Mais je pense que ça vaut le coût.
— Pour Jenny, tu veux dire. Et pour faire le bien.
— Pour Tau, ai-je répondu. Et pour faire le bien. »
Rebecca m’a posé une autre question avant de remonter avec une bougie de deuil : « Tu penses vraiment qu’il pourrait y avoir dans les parages des Hets qui nous veulent du mal ? »
Je me suis demandé s’il ne valait pas mieux m’abstenir de lui répondre. Je ne voulais pas confirmer ses soupçons ou en révéler davantage qu’elle n’en savait déjà. « Mets-toi à leur place : ils surveillent Aaron de près et ils ont sûrement déjà entendu un minimum parler de ses ennuis conjugaux. S’ils ne sont pas au courant pour la vidéo, ils doivent au moins se douter que Jenny est totalement imprévisible. Ils savent aussi que le plus court chemin entre Jenny et Tau passe par moi. Si bien qu’ils vont s’intéresser à tout ce qui me met en contact avec elle.
— Qu’ils s’y intéressent ne fait pas d’eux une menace.
— Imagine qu’ils aient compris ce que Jenny a l’intention de faire. Comment réagir ? Ils ne peuvent pas récupérer la vidéo et ils sont bien obligés de supposer que Tau y a déjà accès. Leur seul moyen de pression est sur Jenny elle-même, en rendant la publication de la vidéo trop pénible pour elle.
— Et ils feraient ça comment ?
— Les outils les plus classiques sont les menaces et les intimidations.
— Quel genre de menaces et d’intimidations ?
— C’est impossible à prévoir. Surtout avec cette panne des communications. Les Hets étant très hiérarchiques, les gens qu’ils ont envoyés à Schuyler hésiteront peut-être à agir sans autorisation. Encore qu’ils pourraient avoir des ordres pour les cas non prévus… on n’a aucun moyen de le savoir.
— Tu as des preuves que leurs intentions sont hostiles ? »
Des preuves en béton : un groupe d’agents de sécurité taus à l’hôpital. Mais Rebecca n’avait pas besoin d’en être informée. « Mieux vaut s’attendre au pire.
— Ton plan consiste donc à rester près de la fenêtre à te ronger les sangs ?
— Jusqu’à ce qu’on puisse faire quitter la ville à Jenny.
— Je vois. D’accord.
— Ravi que tu approuves. »
Elle m’a décerné un autre de ses sourires dissonants : à la fois sincère et cynique. « Pas sûr que j’approuve. Mais je crois que je comprends. »
Trevor est descendu me relever aux heures froides du matin, sortant des ténèbres comme un Goliath éclairé à la bougie. « Salut, Trev. Rien à signaler jusqu’ici.
— Pourvu que ça continue », a-t-il dit à voix basse pour ne réveiller personne, tout en s’installant sur la chaise que je venais de libérer.
Je suis donc allé prendre quelques heures de sommeil qui m’ont été bien utiles. À mon réveil, la maison commençait à se réchauffer dans le soleil matinal de fin mai. Maman Laura préparait le petit déjeuner pour les gens déjà levés (Rebecca dormait encore). Sa cuisinière électrique ne fonctionnait pas, mais elle avait allumé le barbecue à gaz du jardin et, les pantoufles dans la rosée du gazon, un anorak sur sa chemise de nuit, y faisait frire des œufs brouillés. Elle les a servis à table avec un sourire satisfait : le triomphe sur l’adversité. Elle a aussi apporté du café, chauffé au même endroit dans une casserole.
Trev a mangé avec appétit malgré mon père qui, muré dans un silence boudeur, fusillait du regard le gigantesque Maori qui s’était débrouillé pour envahir son domicile. Resté à l’écoute de la radio dans le salon, Geddy nous a fait part des derniers développements : les communications voix et données avaient été plus ou moins rétablies dans certaines parties de la côte ouest, mais fonctionnaient de manière sporadique et capricieuse. New York et Washington bénéficiaient aussi de télécommunications par intermittence, mais ni le reste du pays, ni la majeure partie de l’Europe, ni l’intégralité du sous-continent indien ne pouvaient en dire autant. Quelques informations non confirmées faisaient état d’un incendie qui ravageait Mumbai. Tout cela était relayé par des individus disposant d’émetteurs et de groupes électrogènes personnels, murmures passant d’une oreille à l’autre.
Dès que j’ai pu, j’ai tenu conseil avec Trev et Jenny — là encore, nous avons tiré prétexte du tabagisme de Jenny pour faire bande à part dans le jardin. J’ai dit qu’il fallait partir pour Buffalo le plus vite possible. Visiblement gêné de faire le voyage sans escorte, Trev n’a toutefois pas voulu inquiéter Jenny en évoquant la possibilité d’une attaque het. Elle-même était d’accord pour un départ dans l’après-midi. « Je vais faire mes valises, a-t-elle dit, on pourra se mettre en route dès que Geddy sera revenu.
— Il est sorti ? ai-je demandé au moment où Trev lançait :
— Revenu d’où ?
— De chez ma mère. J’ai besoin de savoir comment elle s’en sort. Il faut vraiment qu’elle quitte cette maison pour un établissement de soins et le plus tôt sera le mieux. Je peux organiser ça par l’intermédiaire de Tau, pas vrai ? Même une fois que je vivrai au Canada sous une nouvelle identité ? »
J’ai réussi à hocher la tête.
« Et donc Geddy a proposé d’aller prendre de ses nouvelles. Elle a toujours été gentille avec lui, même dans ses pires moments.
— Il est parti quand ?
— Il y a quelques minutes. Il a dit qu’il en avait à peu près pour une heure. »
Mais une heure a passé. Puis deux. Sans que Geddy revienne.
J’ai emprunté les clés de la Hyundai de maman Laura, Trev restant monter la garde dans la maison. J’avais l’intention d’aller chez les Symanski demander si Geddy était passé. J’étais prêt à me rendre aussi à l’hôpital et au poste de police, et au cas où j’aurais besoin d’aide, Trev m’avait fourni les coordonnées de quelques Taus de la région.
La voiture était bien entretenue mais très âgée : on avait toujours eu du mal à convaincre maman Laura de remplacer un véhicule « encore en parfait état de fonctionnement » et elle n’avait jamais été à son aise au volant de la Cadillac de mon père. Tant mieux, en l’occurrence, car l’autoradio, une antiquité analogique, ne pouvait capter que la station de radio locale, elle aussi une antiquité analogique. La voix du speaker se brouillait parfois tellement qu’on ne le comprenait plus, mais j’ai pu avoir l’essentiel des informations. Du moins celles qu’on nous donnait.
Et elles étaient d’une étrangeté presque surnaturelle, ces rumeurs d’apocalypse murmurées dans le matin calme de Schuyler, avec les pelouses à quelques jours d’avoir besoin de leur première tonte de la saison, très peu de voitures sur la chaussée et de piétons sur les trottoirs, personne ne se pressant, comme si la panne d’électricité et des communications n’avait pas suscité la panique, mais des espèces de vacances impromptues. Ce que j’ai vu de plus menaçant en allant chez les Symanski a été un danois qui levait la patte sur un nain de jardin au grand sourire de maniaque.
Quelque chose d’affreux s’était de toute évidence produit à Mumbai et dans d’autres parties du sous-continent indien, même si on ne savait pas trop à qui profitait le crime. La panne qui affectait l’ensemble de notre continent était un écho de ce conflit, un rappel que nous n’étions pas à l’abri. Avant que je parte en Hyundai, notre voisin de gauche, Toby Sanderval, propriétaire du magasin franchisé Olive Garden près de l’autoroute, était passé nous conseiller de garder nos portes et fenêtres fermées « pour empêcher les retombées d’entrer ». Ce qui a terrifié maman Laura, jusqu’à ce que Rebecca et moi lui assurions que les retombées d’éventuelles explosions atomiques en Inde auraient à traverser l’équateur et une dizaine de fuseaux horaires avant de présenter le moindre danger pour les habitants d’une ville de l’État de New York comme Schuyler.
Mais il ne sortait pas que des mauvaises nouvelles des haut-parleurs grésillants de la voiture. Le courant électrique avait été rétabli dans certains quartiers de Washington. Une déclaration présidentielle appelant au calme et à la patience avait été communiquée à tous les médias encore actifs. Il se disait même que les réseaux mobiles fonctionnaient sporadiquement dans l’État de New York, mais ce n’était pas le cas à Schuyler… j’ai vérifié.
Je gardais l’œil ouvert, en conduisant. J’étais allé tellement souvent à vélo ou en voiture de chez moi à chez Jenny que je connaissais encore le chemin presque par cœur, même des années après. J’ai essayé de repérer la voiture de Geddy, une Nissan Elysium d’un jaune éclatant, mais n’en ai vu aucune trace. Elle n’était pas non plus devant chez les Symanski quand je m’y suis garé.
La maison où habitait la mère de Jenny était mal entretenue : cela se voyait par exemple à ses bardeaux recourbés et à son revêtement passé. Jenny disait que son père avait laissé assez d’argent pour couvrir les frais d’entretien, mais sa maman était trop esclave de la bouteille pour engager un entrepreneur ou même un homme à tout faire. J’ai monté les trois marches et frappé à la porte d’entrée en me demandant si Mme Symanski me reconnaîtrait.
Deux minutes se sont écoulées avant qu’elle ouvre, laissant s’échapper de la maison des effluves fétides de tabac et d’odeur corporelle. Dans ce vent invisible dont elle n’avait pas conscience, Mme Symanski me regardait, en chemise de nuit grise tachée, méchante caricature de la femme que j’avais connue comme la mère de Jenny. « Vous venez réparer l’électricité ?
— Non, madame Symanski, c’est moi, Adam. Adam Fisk. »
Elle a plissé les yeux. « Aaron ?
— Non, Adam. Son frère.
— Putain de merde, mais oui. Ça alors. Qu’est-ce qui t’amène ?
— Je cherche Geddy, en fait. Il est passé ?
— Hein ? Geddy ?
— Oui. Mon demi-frère. Geddy.
— Que diable Geddy Fisk ferait-il chez moi ?
— Eh bien, justement. Il est sorti ce matin en disant qu’il passerait vous voir. Mais ça fait déjà un bon moment et il n’est pas revenu. Je me suis demandé s’il était arrivé jusqu’ici.
— Pourquoi viendrait-il chez moi ?
— Il est en ville, il voulait vous saluer.
— Eh bien, il ne l’a pas fait. Me saluer, je veux dire. Il est perdu ? Comment peut-on se perdre dans un trou comme Schuyler ?
— Vous ne l’avez pas vu du tout, donc ?
— Pas depuis que Jenny était petite. » Elle m’a regardé plus longuement, comme si elle essayait de me localiser dans les ruines de sa mémoire. « Adam Fisk. Tu cherches Geddy ? Tu ne peux pas, euh, lui téléphoner ?
— Non, malheureusement. Les téléphones ne fonctionnent pas.
— Ni les lumières. Ni ma putain de cuisinière. Ni le frigo. La nourriture s’abîme. Plus rien ne fonctionne comme il faut. »
Vu l’odeur, sa nourriture devait s’abîmer depuis bien avant la panne. Ou alors la mère de Jenny ne se donnait pas la peine de sortir ses poubelles. « Madame Symanski, j’aimerais pouvoir rester…
— Tu aurais dû l’épouser.
— Pardon ?
— Si tu avais épousé Jenny, elle ne serait pas obligée de vivre avec ton frère. J’imagine que tu ne seras pas surpris d’apprendre qu’Aaron est un gros con. Mais je le savais. Je l’ai toujours su, toujours, toujours. Sa manière de regarder les autres. Tu n’étais pas comme lui. Ça se voyait dans tes yeux que tu n’avais pas, mmh, ce côté gros con. Ouais, sauf que tu ne l’as pas épousée, pas vrai ? Tu l’as donnée à Aaron comme on donne un vélo pour lequel on est devenu trop grand.
— Vous n’avez pas vu Geddy, donc ?
— Non, je n’ai pas vu Geddy Fisk, pour le meilleur ou pour le pire.
— Alors il faut que je continue à le chercher. Merci de m’avoir consacré un peu de temps, madame Symanski.
— Tu veux entrer ? »
C’était une invitation à pénétrer dans le royaume d’inanité et de désespoir qu’elle avait fait de sa vie. Le monde que les Affinités étaient censées racheter. « Je ne peux pas pour le moment.
— T’aurais dû l’épouser », a-t-elle dit en me refermant la porte au nez.
Je n’ai pas cessé de penser à Geddy sur le chemin du petit poste de police de Schuyler. Et je me suis alors souvenu de la fois où il avait fait irruption au beau milieu de la nuit dans ma chambre en exigeant de savoir si le monde était jeune ou vieux.
C’était tellement lui, cette attaque d’angoisse philosophique. Attaque incroyablement difficile à prévoir et à laquelle on avait tout autant de mal à répondre. C’était une des choses qui avaient fait de lui un laissé-pour-compte n’ayant aucun ami à l’école et dont on se moquait dans son dos… et même assez souvent en face. Je l’aimais beaucoup, peut-être davantage que mon frère biologique Aaron, mais cette étrangeté était une remontrance perpétuelle : ç’aurait pu être moi. J’avais été un gamin solitaire avec un carnet à dessin et une tendance à aimer la solitude, voie sur laquelle Geddy se trouvait aussi, un tout petit peu plus loin… et beaucoup plus près de l’isolement annihilateur auquel elle conduisait.
Le poste de police de Schuyler se trouvait sur la rue principale. Il n’y avait ce jour-là que très peu de circulation au centre-ville et la plupart des commerces étaient fermés pour des raisons évidentes, mais j’ai remarqué le Sunnyside Diner et deux autres établissements servant café et muffins qui, équipés d’un groupe électrogène, avaient ouvert leurs portes et accueillaient un nombre appréciable de clients. On était dimanche : les parkings des églises méthodiste et catholique étaient pleins. Je me suis garé sur la première place disponible devant le poste de police. J’ai indiqué à l’agent en uniforme à la réception que je cherchais quelqu’un qui n’était pas rentré et voulais m’assurer qu’il n’avait pas été victime d’un accident.
Le policier m’a répondu que le numéro des secours fonctionnant au mieux épisodiquement, peut-être de nombreux problèmes n’avaient-ils pu être signalés, et de toute manière, comme ses collègues « se cassaient le cul » à répondre aux appels et signalements qu’ils avaient reçus, il ne pouvait pas vraiment m’aider… sinon en m’indiquant que la plupart des problèmes connus jusqu’à présent semblaient relativement bénins et que lui-même n’avait eu connaissance d’aucun blessé grave. Mais je pouvais aller vérifier à l’hôpital si je voulais.
L’hôpital régional d’Onenia se trouvait de l’autre côté de la ville, soit généralement à dix minutes en voiture, mais huit m’ont suffi, en ignorant la limitation de vitesse et en pensant à Het. Sans doute les hommes de main hets ayant poussé les automobiles de Trev dans le fossé étaient-ils aussi responsables de la disparition de Geddy. C’était pour cette raison que Trev ne voulait pas que je me déplace seul en ville… mais sa priorité étant désormais de protéger Jenny, il m’avait laissé faire. La question était : à supposer que les Hets aient pris Geddy, que voulaient-ils de lui ?
L’Affinité Het cultivait le secret, mais nous avions appris deux ou trois choses à son sujet depuis qu’une balle perdue sortie d’un de ses fusils avait blessé Amanda, quelques années auparavant. Être un Het signifiait entre autres savoir qui était habilité à donner des ordres et qui était obligé de les suivre… et n’avoir aucun problème avec ça. Les Hets acceptaient volontiers que d’autres Hets leur donnent des ordres, du moment que la hiérarchie paraissait rationnelle et clairement établie. Chacun s’en remettait à son chef de tranche, les tranches étaient organisées par régions, celles-ci élisaient des représentants aux sodalités nationales, les sodalités envoyaient des délégués à un congrès annuel pan-Het. Ils n’aimaient pas révéler le nom de leurs chefs, mais d’après la rumeur, ils avaient un conseil supérieur de dix membres supervisé par leur dirigeant, Garrison. Les autres Affinités avaient une organisation plutôt moins rigide, Tau constituant l’exemple le plus évident, et en raison du laborieux processus de recherche d’un consensus nous ne pouvions mener à bien le genre de manœuvres politiques ultrarapides qui avaient rendu Het célèbre.
À l’époque où elle se battait encore pour le contrôle des Affinités, la société InterAlia avait vu en Het un allié utile et lui avait proposé un marché : si vous nous aidez à manipuler nos opposants, nous ferons de vous un associé secret, une sorte d’Affinité reine. Et quand Meir Klein avait fait défection, c’était très probablement des tueurs hets qu’on avait envoyés s’occuper du problème.
Non que tous les Hets soient des tueurs de sang-froid, loin de là. La plupart ignoraient complètement que leurs sodalités se livraient à des affrontements parfois mortels, dont aucun n’avait donné lieu à une poursuite judiciaire. Mais les Hets se montraient d’une loyauté farouche envers leur Affinité : il était rare que l’un d’eux remette en cause les ordres venus d’en haut ou furète dans les motivations de la sodalité, et ils n’hésitaient guère à menacer ou à faire souffrir un innocent pour servir leurs buts. Ils l’avaient amplement fait comprendre. Mais quand même, s’ils avaient mis la main sur Geddy… pourquoi Geddy ?
La salle d’attente des urgences de l’hôpital était aux trois quarts vide et la préposée aux admissions a semblé presque contente de me voir. Je lui ai donné le nom et le signalement de Geddy en lui demandant s’il avait été hospitalisé ce matin-là. Elle n’a pas eu besoin de vérifier pour me répondre par la négative : elle était de service depuis le début de la journée et le seul nouveau patient était un homme de soixante-dix-huit ans victime d’un infarctus du myocarde pendant qu’il rendait visite à sa fille au service maternité.
Je l’ai remerciée et suis reparti.
J’avais deux ou trois autres endroits où me rendre. Trevor m’avait donné les coordonnées de quelques Taus de la tranche locale. Mais la première adresse m’a suffi.
Elle s’appelait Shannon Handy.
Elle avait cinquante-sept ans, était tau depuis plus de dix, et habitait seule une maison sans étage dans les quartiers est, au sud de l’autoroute. J’ai frappé, me suis présenté comme un Tau de passage disposant de relations dans les sodalités, et lui ai indiqué avoir besoin de lui parler d’une affaire urgente. Elle m’a invité à entrer.
Sa maison était propre et il y flottait une légère odeur d’érable brûlé qui émanait d’un poêle à bois moderne installé dans la cuisine. « Ça pollue l’atmosphère, surtout au niveau carbone, j’imagine, mais c’est pratique quand il n’y a plus de courant. Ça réchauffe la maison et je peux faire du thé pour passer le temps. Je t’en sers une tasse ? »
Nous nous sommes installés dans sa cuisine en attendant que l’eau bouille. Étant taus, nous n’avons pas eu à nous embarrasser de convenances : elle n’avait pas besoin de poser la question pour savoir que j’étais inquiet et moi de lui demander si elle était prête à m’aider. Elle m’a écouté attentivement lui expliquer la situation, m’a demandé deux précisions, et une fois mon explication terminée, nous a servi une tasse de thé chacun, a distribué sucre et lait, puis a siroté quelques instants sa boisson chaude en silence.
« Sacrés événements pour Schuyler, a-t-elle fini par dire. Bigre ! Aaron Fisk, héros de la ville, parlementaire de fraîche date, ami de la classe moyenne en difficulté… et connard de première, apparemment. Il faut donc retrouver ton frère Geddy, et le plus vite possible, à supposer que ces Hets ne l’aient pas déjà discrètement sorti de la ville.
— Je pense que la panne de communications pourrait jouer en notre faveur. Les hommes de main hets n’aiment pas agir sans instructions de leurs supérieurs, de manière générale, et il leur faudrait des téléphones magiques pour en recevoir.
— Ils suivent peut-être un plan préétabli, sans avoir besoin d’instructions.
— Possible. Mais comme je l’ai déjà dit, Geddy n’a aucune implication directe dans tout ça… il n’est même pas tau. Le kidnapper, si c’est ce qu’ils ont fait, ressemble à… de l’improvisation, disons.
— Et même si la panne joue en notre faveur, on ne sait pas jusqu’à quand elle durera. Si bien que, d’une manière ou d’une autre, il faut agir le plus tôt possible. Bref, on n’a pas vraiment le temps de déguster une bonne tasse d’Earl Grey. » Elle s’est levée. « Allons-y.
— Où ça ?
— Je gère une boutique à Schuyler : Gizmos, tu as dû passer devant en allant au poste de police. On vend de l’électronique grand public, des téléphones mobiles, des cafetières électriques, ce genre de merdes.
— Oui, mais…
— Vois-tu, il y a douze foyers taus à Schuyler. Davantage dans les comtés voisins, surtout Duchesne et Flaxborough — nos tranches font toutes la fête ensemble —, mais douze en ville. On a beaucoup de contacts dans la communauté et, pour la plupart, on vit là depuis longtemps. On connaît bien la ville et ses habitants.
— Super, mais…
— Laisse-moi finir. Comme j’ai fait l’inventaire annuel du magasin pas plus tard que la semaine derrière, je sais qu’on a au moins seize paires d’émetteurs-récepteurs portatifs en stock, ce que tu appellerais des talkies-walkies. De petits Motorola avec une portée de presque vingt-cinq kilomètres. T’en prends un, ton copain Trevor aussi, pareil pour tous les Taus de Schuyler capables de se déplacer. Une fois qu’on sera connectés, on pourra se coordonner, élaborer un plan, faire ce qu’on fait le mieux. Qu’est-ce que t’en penses ? »
L’union fait la force. J’ai ressenti une petite poussée d’optimisme, cru possible que cette horrible journée ne se termine pas en tragédie. Shannon m’a souri avec compassion. « On va prendre ma voiture », a-t-elle décidé.
En revenant de Gizmos le coffre rempli d’émetteurs-récepteurs, j’ai donné quelques détails supplémentaires à Shannon sur Jenny, Aaron et leur lien avec Geddy.
Shannon m’a écouté pensivement. « Eh bien, peut-être que ces sbires hets ont juste merdé. Qu’ils voulaient Jenny Fisk, mais comme ils ne pouvaient avoir que Geddy, c’est lui qu’ils ont pris. Mon opinion, pour ce qu’elle vaut ? Ils vont sans doute essayer de passer un marché. Vous rendre Geddy en échange, j’imagine, de la non-publication de la vidéo qui incrimine Aaron.
— De toute manière, on est dans l’impasse jusqu’au rétablissement des communications.
— Parce qu’ils ne peuvent même pas négocier sa libération tant qu’ils ne peuvent pas vous parler. En attendant, ils le gardent dans un endroit où on ne peut pas le trouver. »
Geddy n’avait jamais beaucoup aimé les voyages. Il détestait dormir dans des chambres inconnues, des chambres où avaient dormi des inconnus. C’était ce qui lui plaisait le moins dans les tournées avec son groupe, m’avait-il dit un jour. Tous ces affreux petits lits dans toutes ces affreuses petites chambres.
« Eh bien, haut les cœurs ! a dit Shannon. La ville n’est pas bien grande. On le retrouvera, s’il est encore là. »
Nous nous sommes arrêtés chez elle. Elle a proposé de me préparer à dîner, mais il fallait que je rentre voir Rebecca, Jenny et maman Laura. Shannon voulait parler à Trev, qui pouvait décrire les voitures des Hets et peut-être certains d’entre eux. « Il peut me contacter par radio. Et en attendant… »
Un gazouillis venu de sa poche revolver gauche l’a interrompue. Les yeux écarquillés, elle a sorti son téléphone portable de son jean délavé, mais la sonnerie s’est interrompue avant qu’elle puisse répondre. « Fausse alerte, a-t-elle dit. Ouf. »
Mais ce n’était pas qu’une fausse alerte. C’était aussi une promesse et un avertissement. Partout dans le monde, ingénieurs et spécialistes informatique travaillaient au problème. Les communications seraient bientôt rétablies, peut-être dans la minute qui venait. Pour le meilleur ou pour le pire.
La nuit tombait à mon retour chez mon père. Trevor est sorti pendant que je me garais et m’a rejoint au moment où je descendais de voiture. Je lui ai raconté où j’étais allé et ce que j’avais appris. Il a hoché la tête d’un air approbateur quand je lui ai montré les émetteurs-récepteurs.
« Ça nous donne une chance, au moins. Je vais contacter cette femme… Shannon, tu disais ?
— Shannon Handy.
— Elle mérite son nom, apparemment[13]. Entre donc.
— Il faut que j’explique tout ça à maman Laura.
— Jenny lui a déjà parlé. D’Aaron. Et de la vidéo.
— J’aurais dû être là.
— Elles ne savent pas, pour la troupe het, mais elles pensent l’une et l’autre que Geddy a été enlevé pour que la vidéo ne sorte pas. C’est difficile pour elles, surtout pour maman Laura. Il faut qu’on résolve le problème, pas qu’on l’explique.
— J’ai quand même besoin de lui parler », ai-je dit.
Mais maman Laura n’était pas d’humeur à parler.
Je l’ai trouvée assise sur le lit de l’ancienne chambre de Geddy, les mains jointes sur les genoux, au milieu des vestiges de l’adolescence de son fils : son vieux bureau, sa collection de disques, les rectangles un peu plus pâles aux endroits du mur que ses posters protégeaient autrefois du soleil. Elle semblait examiner tout cela, comme pour bien le mémoriser. Elle m’a à peine accordé un regard quand je suis entré, et il était chargé de mépris.
« Tu es venu sous un faux prétexte, a-t-elle dit.
— Maman Laura, je suis désolé. Il s’est passé que…
— Stop ! Tais-toi donc. » Elle a serré et desserré ses petits poings. « Jenny m’a dit tout ce que j’avais besoin de savoir. Sur Aaron. Et sur ce qu’il lui a fait. Et sur ton intérêt dans cette affaire.
— On aurait dû te le dire plus tôt.
— Peut-être. Ou peut-être que j’aurais dû le deviner. Tu sais, quand j’ai épousé ton père, j’étais une femme célibataire avec un enfant en bas âge et des perspectives d’avenir assez limitées. À notre arrivée dans cette famille — et je ne peux pas vraiment dire qu’on y a été bien accueillis —, j’ai eu l’impression que Geddy et moi étions libérés d’un monde de problèmes. Sauf que non, pas vrai ? Bien au contraire. Nous nous jetions dans un nid de vipères.
— Je suis désolé, ai-je inutilement répété.
— Tu as été assez malin pour quitter la ville. J’aurais préféré que tu ne reviennes pas. Parce que je ne sais pas qui ou ce que tu es avec tes amis, mais ici ? Tu n’es qu’un Fisk comme les autres, tu ne vaux pas mieux que ton frère ou ton père. Tu faisais peut-être semblant d’être gentil avec mon garçon, mais…
— Je n’ai jamais fait semblant. »
Elle a secoué la tête. « N’essaye pas de te trouver des excuses. Je ne veux entendre qu’une seule chose de toi. Tu sais laquelle ?
— On va le ramener, maman Laura.
— Tu as intérêt. »
« Le problème avec ces talkies-walkies, a dit Trevor, c’est que n’importe qui peut écouter ce qu’on se dit avec. Du moins, s’il a un scanner ou équivalent. Et il faut partir du principe que ceux qui en ont un l’ont peut-être ressorti de leurs placards durant la panne. Je ne veux donc pas qu’on discute de quoi que ce soit de crucial sur les ondes. J’ai eu une petite conversation avec Shannon, elle dit qu’on peut se servir de sa maison comme base. Réunir les Taus du coin pour nous organiser à un endroit où personne ne nous entendra. Ça colle pour toi ?
— Si on est chez Shannon, qui montera la garde ici ?
— Jenny et Rebecca veulent nous accompagner — elles l’ont quasiment exigé — et je ne pense pas que ton père ou maman Laura intéressent vraiment Het. Et puis… Shannon ne pouvait pas trop en dire sur les ondes, mais elle donne l’impression d’avoir déjà une idée de ce qui est arrivé à Geddy. »
En fin de compte, on a pris deux voitures : Rebecca est montée avec Trevor et j’ai fait le trajet avec Jenny. Qui est restée sur la banquette arrière sans dire grand-chose, suivant du regard les phares qui défilaient dans les rues obscures des faubourgs de Schuyler. Elle a consulté à deux reprises son téléphone, mais il n’y avait pas de signal.
Nous tournions dans la rue où habitait Shannon quand elle a demandé : « Ils ont pris Geddy à cause de moi, pas vrai ?
— Si Het a enlevé Geddy, c’était pour protéger Aaron.
— Pour m’empêcher de parler de lui.
— Sans doute. Mais il n’y a pas eu de menace effective.
— À cause des problèmes de communication.
— Possible.
— Eh bien, s’ils l’ont enlevé pour me menacer, c’est réussi. Je ne dirai rien sur Aaron avant que Geddy soit en sécurité. Et même ensuite… c’est comme s’ils m’avaient démontré que je suis vulnérable. Que je le serai toujours. J’aurai beau partir au Canada, me cacher, ils pourront toujours s’en prendre à Geddy, ou à ma mère, disons, ou à maman Laura… à quelqu’un à qui je tiens. Ils peuvent me faire souffrir où que je sois, et ils le feront.
— Une fois Aaron démasqué, ils n’auront rien à gagner à te menacer.
— Sauf s’ils veulent me punir d’avoir contrarié leurs plans. Peux-tu dire qu’ils ne feront rien de ce genre ?
— C’est peu probable.
— Mais pas impossible. »
Je n’avais pas de réponse à lui donner.
« Écoute, a-t-elle dit, je tiens à ce qu’Aaron soit impuni pour ce qu’il m’a fait et qu’il fait aux autres femmes. Mais pas si ça doit coûter la vie à quelqu’un.
— Personne n’a été tué.
— Mais Geddy a été enlevé, déjà. Et c’est Geddy… c’est Geddy, Adam ! Geddy qui n’arrive pas à garder contenance si on le regarde d’un air dur. Être fait prisonnier ? Subir une contrainte physique, peut-être un passage à tabac, des mauvais traitements ?
— On ne sait pas s’il lui est arrivé quoi que ce soit de la sorte.
— Mais ça a pu. »
Je n’ai rien dit. Parce qu’elle avait raison, bien entendu. Ça avait pu lui arriver.
Trevor s’est aussitôt retrouvé sur la même longueur d’onde émotionnelle que Shannon Handy. Parce qu’ils étaient tous deux taus, mais pas seulement : Trev se consacrait à la protection des Taus et Shannon avait affûté ses propres instincts protecteurs (entre autres talents) durant une affectation en Afghanistan de nombreuses années auparavant. Ils ne pouvaient pas avoir l’air plus différents — une quinquagénaire blanche propriétaire d’un magasin de produits électroniques grand public et un type de couleur avec des tatouages faciaux de style maori et un corps de videur de bar —, ce qui ne les a pas empêchés de se retrouver en grande et sérieuse conversation à peine présentés.
Ils ont transformé la cuisine de Shannon en un centre de commandement. J’ai attendu dans le salon avec Rebecca, Jenny et deux Taus des environs déjà informés de la situation : un jeune informaticien du nom de Clarence, qui nous a salués d’un hochement de tête circonspect, et une cariste appelée Jolinda Smith qui résidait à l’extérieur de Schuyler et avait fourni des renseignements cruciaux.
« Dès que Shannon est passée me demander si j’avais vu quoi que ce soit qui sorte de l’ordinaire, a-t-elle raconté, j’ai su de quoi elle parlait. » Jolinda était une femme corpulente et costaude. Elle s’est penchée en avant, le regard déterminé. « Parce qu’il n’y a pas beaucoup de circulation là où j’habite. C’est sur Spindevil Road, plus loin que la carrière de gravier, vous connaissez le coin ? Après chez moi, il n’y a que de vieilles fermettes, la plupart délabrées ou abandonnées. Ce matin, je fumais un peu de kush sur le pas de ma porte en attendant que le courant revienne… ce qu’il n’a pas fait. Si bien que ça m’a surprise de voir, comment dire, un convoi qui remontait Spindevil depuis l’autoroute. Faut dire que ce n’est pas quelque chose d’ordinaire, là-bas. Quatre gros 4×4 noirs et une berline genre dernier modèle, tous ensemble, tous très pressés.
— Une idée de leur destination ?
— Aucune. Mais Clarence en a une, lui. »
Grande perche de vingt et quelques années, vêtu d’un chino et assis droit sur son siège, Clarence s’est raclé la gorge. « On tenait la tranche het locale à l’œil, depuis le début des ennuis. On n’en a pas eu ici, mais il faut se tenir prêt, pas vrai ? Bref, on connaît tous les Hets de Schuyler.
— Et c’est qui ?
— Des gens inoffensifs, pour la plupart. Très loyaux à la tranche, mais ils travaillent dans des entreprises locales comme tout le monde, si bien qu’il nous arrive de les croiser. Aucun n’a de casier judiciaire, ou en tout cas rien de plus grave qu’une conduite en état d’ivresse ou un excès de vitesse…
— Tu as vérifié ? »
Il a souri. « On a des contacts au service des permis de conduire, à celui de l’état civil, dans la police locale et dans celle d’État. Donc, ouais, j’ai eu accès à quelques bases de données. Et comme j’ai dit, rien de criminel ni de suspect.
— Mais ?
— Mais un des Hets du coin, Carson Dix, qui est contremaître à la laiterie Schneider, rachète des propriétés délabrées qu’il retape et revend. Il y a deux mois, il a racheté une ferme à étage en très mauvais état, un truc vraiment à l’écart, davantage résidence secondaire qu’exploitation agricole, avec une vue sur le plan d’eau de Killdeer que Dix voyait comme un argument de vente, j’imagine. Il n’a pas encore commencé à la rénover. Le fait est qu’elle appartient à un Het, qu’elle est isolée et qu’on peut uniquement y aller par chez Jolinda.
— Il faut y jeter un coup d’œil, dans ce cas.
— On a déjà commencé. Et comme on trouvait que passer en voiture devant manquerait de discrétion, on a mis un type à l’autre bout du plan d’eau avec des jumelles et un des talkies-walkies de Shannon. Il dit que la maison est occupée, il est catégorique sur ce point. Il y a de la fumée qui sort de la cheminée et de la lumière aux fenêtres. Les véhicules qu’a vus Jolinda sont garés à l’arrière, tout près les uns des autres pour rester invisibles de la route. L’un d’eux est une berline correspondant à la description de celle que conduisait votre gars. On ne peut pas confirmer que votre gars soit présent, mais c’est la conclusion évidente. »
Votre gars. Ça faisait bizarre de l’entendre parler de Geddy de cette manière.
« Et donc, s’il est bien là-dedans, on l’en sort comment ? »
C’est Jolinda qui a répondu. « Je crois que c’est justement ce que Shannon et ton copain Trevor sont en train d’essayer de mettre au point. »
Leurs voix nous parvenaient de la cuisine sans qu’on puisse distinguer de mots, flux et reflux de paroles pressantes qui a duré plus d’une heure. Puis on a entendu un raclement de chaises de cuisine sur le linoléum. Shannon ouvrait la marche quand ils sont entrés dans le salon, l’air fatigué mais rouge d’excitation. « On va vous soumettre notre idée. Mais si on décide de l’appliquer, il va falloir agir très vite. D’accord ? »
Elle a exposé le plan, Trevor intervenant pour fournir des explications et faire la liste de ce dont nous aurions besoin : un véhicule qu’on pouvait sacrifier, de l’essence, des gens en position à la fois ici à Schuyler et à la fermette sur Spindevil. Ce qu’elle a décrit semblait d’une efficacité plausible, mais à coup sûr dangereux. « La question qu’il faut se poser maintenant est donc la suivante : est-on certains qu’il ne vaut pas mieux attendre de voir comment évolue la situation ?
— Si elle évolue, ai-je dit, ce sera sans doute dans une direction qui échappe à notre contrôle. Il faut récupérer Geddy avant qu’ils l’emmènent dans un endroit mieux défendu, un endroit qu’on n’arrivera jamais à trouver.
— On agit donc maintenant ? a demandé Shannon. On peut arriver à un consensus là-dessus ? Parce que toute la mise en place va prendre du temps.
— On agit maintenant, ai-je dit. C’est mon vote. »
Jolinda s’est tournée vers Shannon. « Tu crois que ce plan a une chance raisonnable de fonctionner ?
— Je ne promets rien, mais oui, je crois qu’il peut fonctionner. »
Jolinda a incliné la tête. « D’accord. Je vote pour.
— Pour », a dit Clarence à son tour.
Trevor a incliné la tête lui aussi. « Pour. »
Personne n’a demandé leur avis à Jenny ou Rebecca : elles n’étaient pas taus. Mais elles n’ont soulevé aucune objection. « C’est parti, alors », a conclu Shannon.
Elle s’est servie de son talkie-walkie pour convoquer les Taus de Schuyler et des alentours à un briefing chez elle. La seule chose qui pouvait désormais nous gêner était le rétablissement de l’électricité et des communications, qui permettrait au détachement het de reprendre contact avec ses chefs et a priori de se remettre en mouvement… d’où le « Oh merde ! » angoissé qu’a lâché Trev quand les lumières se sont rallumées.
Plusieurs téléphones ont bipé et sonné. J’ai sorti le mien de ma poche. J’avais deux barres de signal et l’appel provenait d’Amanda Mehta en Californie.
Tout le monde s’est éloigné avec son téléphone dans une direction différente. J’ai emporté le mien dans la cuisine de Shannon Handy.
La ligne était capricieuse. J’ai branché une oreillette pour bénéficier de davantage de confidentialité et me concentrer sur l’image, vu qu’Amanda utilisait son service vidéo ordinaire. Sa voix passait à peu près correctement, mais à l’écran se succédaient des distorsions à la Picasso et des monstruosités en échiquier. « Ne perdons pas de temps, a-t-elle dit. La couverture à l’est du Mississippi est toujours sporadique, ça peut couper à tout moment. »
Puis une image est restée un instant figée sur l’écran : Amanda avec une mèche de cheveux en travers du nez, chacun des yeux entouré au fard d’un motif cachemire qu’elle appelait un boteh. Ce qui n’a pas manqué de me rappeler à quoi elle ressemblait le soir de notre rencontre, quand elle m’avait fait monter sur le toit de la maison de tranche de Toronto fumer de l’herbe en écoutant les bruits de la ville. Le soir où j’étais tombé amoureux d’elle et elle de moi, avec cette différence que de mon côté, c’était ma première expérience amoureuse avec un membre de mon Affinité. Comme elle ne l’ignorait pas, elle m’avait guidé gentiment et doucement (et par le sexe) dans mon apprentissage de la différence entre mon amour pour elle et mon amour naissant pour mon Affinité. Les années écoulées depuis avaient tissé un lien entre nous, fragile mais plus substantiel que cette image d’elle sur l’écran, qui s’est transformée en parasites sous mes yeux.
J’ai commencé par lui exposer la situation à Schuyler. Je lui ai indiqué que Jenny était avec nous mais qu’un groupe de Hets avait enlevé Geddy pour la réduire au silence. Je lui ai expliqué que Jenny n’était plus très disposée à nous laisser publier la vidéo compromettante, mais qu’elle changerait sans doute d’avis si nous récupérions Geddy, et j’ai ajouté que Trev avait élaboré un plan pour cela avec quelques Taus du coin.
« Vous ne pouvez pas le faire », a-t-elle répondu.
Une autre image d’elle s’est figée (ses lèvres en une moue irritée, comme si elle venait de repérer du coin de l’œil quelque chose d’inquiétant), ce qui a réveillé un autre souvenir : la mine avec laquelle elle parlait de ma « regrettable tendance » à nouer des relations en dehors de mon Affinité. Son visage n’exprimait alors pas vraiment de déception ou de désapprobation : elle énonçait simplement un problème qu’on ne pouvait ni ignorer ni écarter. Comme pour dire : On a beau être des Taus, aucun d’entre nous n’est parfait, chacun d’entre nous porte un fardeau d’inconséquence ou de naïveté, et pour Adam, c’est celui-là. Comme pour dire : Adam n’a pas encore tout à fait appris à n’aimer que nous.
« Les choses sont plus compliquées que tu l’imagines, a-t-elle ajouté. On commence à recevoir des informations des sodalités taus de divers pays du monde… et partout on s’en prend physiquement aux tranches. Certaines de ces attaques sont sans doute aveugles. Il y a beaucoup de gens qui en veulent aux Affinités. Mais d’autres ont l’air ciblées. Selon nous, Het profite de l’occasion pour nous infliger des dégâts stratégiques. Ce serait malgré tout très difficile à prouver, et des représailles maladroites ne feront que nous donner l’air de méchants violents et irresponsables. Ce qui reviendrait à rentrer dans leur jeu. C’est peut-être ce qu’ils cherchent, d’ailleurs. Donc, non… Damian et moi avons parlé à tous les délégués de sodalité qu’on a réussi à contacter et le consensus est qu’il ne faut rien faire tant qu’on ne peut pas se coordonner pour réagir. C’est d’une importance vitale. Donc pour le moment, non, tu ne peux absolument pas faire le justicier avec une tranche armée. »
J’ai pensé à Geddy, prisonnier dans une pièce d’une ferme délabrée. Il devait être terrifié. Mais aussi croire qu’on cherchait à le récupérer. Il nous faisait confiance pour ça. Aveuglément. « On parle de mon frère, je te rappelle.
— Demi-frère. Il n’est de ta famille que par alliance. »
Je me suis demandé s’il était possible que la mauvaise qualité de la communication bousille notre télépathie tau. « J’ai grandi avec lui, Amanda.
— Je sais. Mais on a tous grandi avec quelqu’un, Adam. »
L’objectif a capturé une image de son bras droit nu tandis qu’elle pivotait sur sa chaise. Un dragon chinois vivait entre la fossette de son coude et l’articulation de son épaule, animal aux écailles vertes et aux yeux ophidiens noirs lové autour de ce qui ressemblait à un X, mais était en réalité la lettre tau de l’alphabet phénicien. Une déclaration d’allégeance, gravée dans l’argile de son corps.
La lumière sortant du plafonnier de la cuisine a vacillé. « On peut le faire, ai-je assuré. On peut le faire proprement. Et avec la collaboration de Jenny, on peut toujours publier la vidéo.
— Non… sa collaboration n’a plus d’importance.
— Comment ça ?
— Trevor et toi avez déjà sa vidéo. On peut la publier dès qu’on aura un accès fiable aux médias, avec ou sans le consentement de Jenny.
— Mais ça ne marchera pas, si elle ne la corrobore pas. Les gens diront qu’elle est truquée. Personne ne fait confiance à une vidéo brute non corroborée.
— Jenny n’est pas la seule qu’Aaron a fait chier. On a été en contact avec sa toute dernière ex-petite amie, qui nous a donné une déclaration sous serment sur la manière dont il la traitait. On n’a pas besoin d’autre témoignage. On peut rendre tout ça public quand on veut. »
Mais personne ne m’avait dit ça. Sur l’écran s’est encore figée une image : Amanda la tête de trois quarts, le boteh partant de son œil gauche comme une aile de corbeau, et j’ai repensé à la nuit où nous étions rentrés de Vancouver, elle le bras en écharpe et souffrant encore de sa blessure par balle, quand dans le grenier de la maison de tranche, elle nous avait avoué à Trevor et moi qu’elle partait en Californie avec Damian, puis s’était penchée dans un sens pour embrasser Trevor et dans l’autre pour m’embrasser, moi, de longs baisers lourds de signification, trois respirations à l’unisson.
Sa voix a commencé à se morceler. « Adam, on s’est bien compris ? Il ne faut absolument pas que tu ailles chercher Geddy. On a un consensus complet au niveau de la sodalité. Tu as besoin que Damian te le confirme ? Il discute avec l’Europe à côté, mais je peux aller le chercher, si nécessaire.
— Non. » À quoi bon ?
« On est d’accord, donc ?
— Tout à fait. »
Un long silence. Il n’y avait plus d’image à l’écran, rien que des confettis de pixels aléatoires et un bruit de fond comme une conversation de fantômes dans une langue d’étincelles et d’échos.
« Tu en es bien sûr ? » Ttt’n es bbbsûr ?
« Évidemment.
— Parce que tu m’as l’air de… » Pasqqque tu m’alaird…
La communication a été coupée, les barres de signal sont retombées à zéro et le plafonnier de la cuisine s’est à nouveau éteint.
Je suis revenu dans le salon, où tout le monde regardait son téléphone qui avait cessé de fonctionner. Trevor a tourné la tête vers moi d’un air interrogateur. J’ai gagné un peu de temps en lui demandant à qui il avait parlé.
« À Brecker, à l’hôpital. » Un des agents de sécurité taus victimes peu avant la panne d’une sortie de route provoquée. « Ils ont tous été recousus et bandés, mais je ne crois pas qu’ils nous seront très utiles à court terme.
— D’accord.
— Et donc, tu as eu Damian, toi ?
— Amanda.
— Et ?
— Je l’ai informée de ce qui était arrivé à Geddy. Je lui ai dit qu’on s’efforçait de le récupérer.
— Et ? »
Je venais de passer huit mois à travailler comme conseiller diplomatique pour Tau, pendant lesquels j’avais appris à faire usage de mensonges stratégiques. Mais mentir à un camarade de tranche n’était pas la même chose. Trev me regardait d’un air perplexe, regard que j’ai soutenu, sachant l’importance du contact oculaire : le fuir était indicateur de mensonge. Mais ça m’a donné l’impression que je le regardais fixement et j’ai dû me rappeler de cligner des yeux.
« Elle veut qu’on le fasse, qu’on récupère Geddy. »
Il a penché la tête comme s’il avait entendu un bruit lointain mais inquiétant. Puis il a haussé les épaules en souriant. « Très bien. Alors, au travail. »
La maison de Shannon s’est soudain retrouvée bondée de Taus de Schuyler avec lesquels nous avons passé deux heures à mettre la dernière main au plan de sauvetage de Geddy. Plan qui avait des chances de réussite raisonnables, selon moi, mais nous avions besoin de temps pour réunir nos ressources, et minuit était déjà largement passé. Mieux valait lancer l’opération à l’aube, a suggéré Shannon. Ce qui nous laissait trois ou quatre heures pour mettre en place personnel et matériel et procéder aux préparatifs nécessaires.
À supposer que les télécommunications ne soient pas rétablies dans l’intervalle. Un mot de Damian ou d’Amanda suffirait à Trevor pour stopper net le projet.
Shannon a rajouté du bois dans le poêle durant la nuit. Une bruine s’est mise à tomber, embuant les vitres et rendant glissantes les rues obscures. Elle ne nous arrangeait pas, mais nous étions déterminés, à présent, et nous nous sommes dit que ça n’avait pas d’importance. Trevor allait et venait dans le salon pour expliquer sa tâche à chaque Tau et lui faire répéter son rôle, pour s’assurer que tout le monde savait ce qu’il avait à faire et pouvait le faire. C’était une espèce de chorégraphie collective, le génie des Affinités se manifestant dans ce rassemblement de gens ordinaires qui ne semblait dû qu’au hasard : je l’ai senti, tout comme Trevor. Il s’est assis quelques minutes à côté de moi en attendant qu’un des camarades de tranche de Shannon revienne avec une voiture. « Tu sais ce que ça me rappelle ? m’a-t-il demandé alors qu’une bourrasque projetait la pluie sur la fenêtre comme une poignée de petits cailloux. La fois où Mouse a eu des problèmes avec son ex barjo, il y a longtemps, tu venais d’arriver dans la tranche. »
Ah oui, Mouse. Elle avait déménagé quelques années auparavant dans l’Ouest et habitait à présent Calgary où elle travaillait comme comptable dans une entreprise du bâtiment majoritairement tau. Mais elle gardait le contact, appelait la maison de tranche tous les Noëls et tenait alors toujours à nous parler, à Trev et moi. « On était des amateurs, ai-je dit. On a eu de la veine de s’en tirer sans mal. Enfin, sans trop de mal.
— On apprenait ce que ça signifiait d’être tau, on prenait des risques qu’on n’aurait pas pris pour un étranger. Mais ouais, on sait mieux faire, maintenant. C’est toujours la même impulsion, malgré tout, pas vrai ? Ce qu’on ressent quand quelqu’un veut faire du mal à ceux qu’on aime.
— Exact.
— Sauf que cette fois, on n’a pas affaire à un ex jaloux avec une batte de base-ball, mais à un groupe de Hets qui cherche à démolir notre Affinité tout entière. On ne protège pas une seule personne, on protège Tau en tant que mode de vie. »
J’ai hoché la tête.
« Il ne s’agit donc ni de Geddy ni de Jenny. Mais de nous tous. Il faut garder ça à l’esprit. »
Il me regardait à nouveau avec intensité.
« Exact, ai-je dit.
— Très bien. Tu vas pouvoir le faire, donc ?
— Pas de problème.
— Super. » Il a souri. « Parce que je crois que notre moyen de transport vient d’arriver. »
La voiture, fournie par un camarade de tranche de Shannon, était une berline Toyota ayant traversé douze hivers : sa peinture était cloquée, l’habitacle sentait la cigarette et les vieux Doritos. Mais elle roulait et convenait à l’usage que je comptais en avoir. J’ai offert de prendre le volant.
J’avais comme passagers trois Taus de Schuyler, qui se sont montrés peu bavards. Nous avons traversé les quartiers nord en direction de l’autoroute ; la ville avait l’air sinistre sous la pluie, avec ses rues désertes et l’aube qui commençait juste à dévoiler un ciel d’amples nuages. L’autoradio a capté la station analogique qui constituait notre seule source d’informations depuis la panne, et ce matin-là, les nouvelles étaient mitigées et souvent au conditionnel. Quelque chose de terrible avait eu lieu à Mumbai et on entendait parler de batailles rangées à Karachi et à Islamabad. Des experts dont le nom n’a pas été précisé affirmaient qu’une cyberattaque visant les systèmes militaires indiens s’était répandue de manière catastrophique sur tout le globe, poussant les principaux protagonistes à lâcher par mesure de rétorsion des dizaines de variétés de malware militaire ciblant des nœuds d’infrastructure dans à peu près chacune des nations industrialisées de la planète. Le courant électrique venait toutefois d’être rétabli aux États-Unis sur la côte ouest ainsi que dans certaines zones urbaines à l’est, et les opérateurs de télécommunication revenaient en ligne, lentement et en ordre dispersé. Bonnes nouvelles pour le monde, mais peut-être pas pour moi… ni pour Geddy.
Je me suis dit qu’il s’en sortirait. Il pouvait être d’un sérieux et d’une naïveté impressionnants, mais il y avait aussi de la force en lui, un stoïcisme acquis à la dure. J’avais été témoin de ce changement en lui alors qu’il n’avait que treize ans. Avant cela, mon père pouvait le faire éclater en sanglots d’une parole méchante. Ensuite, quand mon père disait quelque chose de cruel, Geddy prenait une mine sombre, mais il serrait les dents et son regard s’emplissait de fureur. Cela n’empêchait pas la douleur — je ne crois pas qu’il était capable de l’empêcher —, mais il refusait de donner à mon père la satisfaction de le voir pleurer.
J’ai imaginé Geddy en captivité, opposant à ses ravisseurs le même défi muet. À moins que quelqu’un d’encore moins indulgent que mon père ait réussi à l’en priver en le passant à tabac.
Le ciel était lumineux quand nous avons pris l’autoroute en direction de l’est. La pluie continuait à tomber en légers rideaux ondulants. Les essuie-glaces de la Toyota grinçaient sur le pare-brise. Au bout de quelques minutes, nous avons atteint la sortie non marquée pour Spindevil Road.
C’était une deux-voies goudronnée pleine de nids-de-poule que négligeaient depuis un certain temps les services d’entretien des routes du comté. Elle contournait la carrière abandonnée — où, bien des étés auparavant, j’étais allé nager avec Aaron, Geddy et Jenny Symanski —, traversait une forêt de broussailles puis des prairies sauvages et rocailleuses, longeait des propriétés isolées bordées de clôtures en demi-rondins et de vieux panneaux ENTRÉE INTERDITE. Les seules autres voitures que j’ai vues appartenaient à des Taus, elles faisaient partie de notre vague convoi, il y en avait une devant moi et trois derrière. Nous nous sommes tous arrêtés à la petite maison de Jolinda Smith, qui ferait office d’avant-poste. La fermette dans laquelle les Hets retenaient Geddy se trouvait cinq kilomètres plus au nord, surveillée par l’un des nôtres, posté à l’autre bout du plan d’eau Killdeer.
C’était surtout Trevor le maître d’œuvre de l’opération, à présent, et une fois tout le monde plus ou moins bien installé chez Jolinda, je suis allé lui demander où on en était.
« On a besoin d’encore un peu de temps, a-t-il répondu. Peut-être une heure, deux max. Shannon est partie au centre-ville de Schuyler, elle est sans doute en place, maintenant, et une fois que tout le reste sera prêt, on la préviendra par talkie-walkie pour qu’elle lance les opérations. Il faut aussi tenir compte du trajet depuis là-bas. Mais une fois tout en place, j’estime à une demi-heure le délai entre la première alerte et le début du spectacle. »
C’était plus long que je l’aurais voulu, mais pas si mal, tout compte fait.
Le Motorola de Trevor a grésillé une nouvelle fois. Comme nous étions à peu près tous là, l’appel ne pouvait provenir que de Shannon ou du type placé en surveillance près de la ferme het. Dans tous les cas, peut-être s’agissait-il de mauvaises nouvelles : un retard, un imprévu dans le plan.
Nous étions sur le perron humide de la maison de Jolinda, la pluie tictaquait sur l’avant-toit et dévalait dans le tuyau d’écoulement. Le talkie-walkie était énorme comparé à un téléphone, mais semblait miniature dans la main de Trevor. Celui-ci l’a porté à son oreille et écouté pendant une dizaine de secondes avec une expression indéfinissable.
« Je ne sais foutre pas qui c’est, m’a-t-il ensuite dit en me le tendant, mais il demande à te parler. À parler à Adam Fisk. »
J’ai pris l’appareil, dont j’ai pressé le bouton d’émission. « Ici Adam Fisk. »
Une voix masculine : « Vous vous êtes donné beaucoup de mal, Adam. Vous ne croyez pas qu’on pourrait commencer par en discuter ?
— Qui est-ce ?
— Un de ceux qui hébergent votre demi-frère. Ça fait plusieurs heures qu’on vous écoute bavarder sur la radio. Et on se dit que vous vous tracassez pour rien, tous. Vous êtes un négociateur, à ce que j’ai cru comprendre. Une espèce de diplomate. Eh bien, peut-être qu’il faudrait négocier un minimum, aujourd’hui.
— Qu’est-ce que vous proposez ?
— Simplement que vous pourriez vouloir venir frapper à notre porte avant de l’enfoncer. Vous êtes un peu plus au sud sur Spindevil, non ? Continuez donc la route pour passer bavarder un peu. Rien que vous.
— Et pourquoi je ferais ça ?
— Pour éviter des violences inutiles. Peut-être pour récupérer votre demi-frère intact, si on parvient à un accord. Nous vous garantissons que vous repartirez d’ici sain et sauf. Mais notre offre est limitée dans le temps. Je pense que vous êtes à quoi ? Cinq minutes en voiture ? Rajoutons-en quelques-unes pour vous laisser discuter de tout ça avec vos copains taus. Disons qu’on vous attend dans un quart d’heure ou pas du tout.
— Pourquoi est-ce que je vous croirais ? » ai-je demandé.
Mais je n’ai pas eu de réponse.
Trevor était contre.
C’est lui qui m’a conduit à la maison des Hets, avec Jolinda à l’arrière pour nous éviter de nous rendre au mauvais endroit. Nous avons pris la Toyota, le véhicule qu’on pouvait sacrifier. « Tu le sais, que tu vas leur donner un autre otage, non ? » a demandé Trev.
Nous avions déjà eu cette discussion, même si elle ne s’était pas terminée comme il l’aurait voulu. « Ils n’ont pas besoin d’un autre. Ce n’est pas ce qu’ils cherchent. »
La suspension fatiguée de la Toyota n’était pas de taille pour les nids-de-poule de Spindevil. Trev gardait les yeux sur la route, même s’il me jetait de temps en temps un regard de côté. Il avait cessé de pleuvoir, enfin, d’un coup, mais un vent froid courbait les chênes et les hêtres au bord de la route. La couverture nuageuse s’était amincie au point de laisser paraître le soleil comme un disque couleur de lait.
J’ai répété ce que je lui avais déjà dit. Étant informés de notre présence, les Hets pouvaient quitter la ferme en voiture avec Geddy sans nous laisser la moindre solution pour les arrêter. Toute intervention directe mettrait Geddy en danger et nous ferait courir un risque que nous ne pouvions nous permettre de courir : celui d’attirer l’attention des forces de l’ordre. Par contre, tant que je discutais à l’intérieur avec eux, ils ne bougeraient pas et cela nous donnerait le temps de nous préparer à intervenir. Si le plan se déroulait comme prévu, que je sois ou non dans la ferme n’avait pas d’importance.
« C’est un putain de gros si, a rétorqué Trevor. Ces types ont quand même envoyé quatre Taus à l’hôpital. Ils feront ce qu’ils estiment pouvoir faire sans s’attirer d’ennuis.
— Un peu plus loin après le virage, lui a indiqué Jolinda. Tu verras leur maison quand on aura dépassé ce bosquet de chênes.
— Ce sont des Hets, ai-je dit. Ils ne feront rien de violent sans avoir obtenu l’autorisation de leurs chefs.
— C’est peut-être vrai de la plupart des Hets, a répondu Trev. Statistiquement parlant. Mais a priori, tu vas traiter avec un seul type. Qui pourrait se trouver à l’extrémité de la courbe des Hets. Qui pourrait être prêt à prendre l’initiative.
— Là ! s’est exclamée Jolinda. Vous la voyez ? »
Trev a ralenti en découvrant notre destination. À cette distance, rien ne la distinguait de la demi-douzaine d’autres propriétés devant lesquelles nous étions passés. Une ferme à un étage construite avec une ossature en bois peut-être cinquante ou soixante ans plus tôt et peinte d’un écœurant vert fatigué. Il manquait des bardeaux au toit, troué à ces endroits-là. Le perron s’affaissait. Il y avait au sud des chênes sauvages, et au nord, recouverts ici et là de broussailles, quelques hectares de terrain que quelqu’un avait peut-être essayé de cultiver, un jour, longtemps auparavant, dans un fol accès d’optimisme. Entourant le tout, un grillage muni de panneaux :
ARRÊT ET ENTRÉE INTERDITS
Tout contrevenant sera poursuivi.
« Il est aussi possible que j’arrive à les convaincre de nous rendre Geddy. Peut-être qu’ils ont réexaminé la question. Que pendant le rétablissement des communications ils ont appris par un coup de fil que la situation avait changé et qu’ils n’avaient plus besoin de lui.
— Comme ta conversation avec Amanda, a dit Trevor.
— Exactement. »
Ses pneus crissant sur le gravillon, la voiture s’est arrêtée à l’embranchement de l’allée qui conduisait à la ferme. J’ai longuement regardé la façade et ses cinq fenêtres sombres : deux à chaque niveau, la dernière, une lucarne minuscule dans ce qui devait être le grenier. Sans doute un Het nous observait-il derrière chacune. « Il y a cinq véhicules garés à l’arrière, a dit Trev, quatre 4×4 hets et la voiture que Geddy conduisait quand ils l’ont enlevé. Donc au moins huit ennemis potentiels là-dedans, à notre avis. Tu ne les verras peut-être pas tous, alors ne présume de rien. Tu as la radio ? »
Un des talkies-walkies de Shannon, accroché à ma ceinture. Nous en avions convenu avant de monter dans la Toyota : un quart d’heure après m’avoir vu entrer, Trevor prendrait contact avec moi. Selon les mots que je prononcerais ou pas, certaines choses se produiraient ou non.
« Mieux vaut y aller tout de suite, si tu es décidé à le faire », a dit Jolinda derrière nous.
J’ai ouvert la portière, suis descendu, ai refermé derrière moi. J’ai senti le vent sur mon visage, humide de la pluie du matin. J’ai entendu les branches des chênes qu’il faisait gémir, le ralenti un peu irrégulier du moteur. Mes jambes me semblaient trop lourdes pour pouvoir bouger, mais je me suis quand même mis en marche sur le gravillon. J’ai avancé vers le perron affaissé de la ferme en pensant aux gens qui me regardaient derrière les miroirs obscurs de ses fenêtres, et en me demandant dans laquelle de ces pièces se trouvait Geddy.
Le perron était encore en plus mauvais état qu’il n’en avait l’air vu de la route. Les marches en bois ont fléchi sous mon poids, élastiques de pourriture. Il y avait au-dessus de la porte une ampoule nue à moitié remplie d’eau de pluie et de rouille. La porte elle-même semblait légèrement de guingois sur ses gonds, et elle s’est ouverte au moment précis où j’allais frapper. Un homme se tenait dans l’ombre. « Entrez donc, monsieur Fisk », a-t-il dit.
J’ai reconnu la voix : c’était celle de l’homme qui m’avait parlé par talkie-walkie.
Et en entrant, j’ai reconnu le visage.
Du moins, il m’a semblé le reconnaître. Ce visage me disait quelque chose, sans que j’arrive pourtant à le relier à un nom ou à un souvenir concret. Grand, blanc, chauve, un physique de rat de salle de sport, l’homme devait être dans la quarantaine et avait l’air vaguement slave, avec ses pommettes saillantes. Il portait un jean et un sweat-shirt noir, simple mais élégant. Son sourire lèvres pincées était presque moqueur. Il a reculé en me faisant signe d’entrer.
Où avais-je déjà vu ce visage ?
J’ai mis le pied dans une grande pièce carrée, avec un escalier qui montait à l’étage et une ouverture voûtée qui donnait apparemment sur une cuisine. Le plancher était éraflé et comme noirci à la fumée. Le mobilier se composait d’un canapé, de six chaises de cuisine en plastique et d’un poêle à bois qui cliquetait dans un coin.
En supposant que ce Het de grande taille soit le chef, trois de ses subalternes lui tenaient compagnie dans la pièce : un à côté de la fenêtre, un autre qui bloquait l’accès à la cuisine et une femme dans l’escalier. Tous trois étaient armés d’un pistolet qu’ils avaient laissé dans leur étui et me regardaient avec des expressions allant du mépris à l’indifférence.
« Asseyez-vous, Adam, a dit l’homme dont la tête me rappelait quelque chose. Autant vous mettre à l’aise pour discuter.
— Il n’y a rien à discuter tant que je ne sais pas si Geddy va bien.
— D’accord, c’est compréhensible. Maggie, tu veux bien faire descendre notre invité ? »
La femme a hoché la tête avant de grimper l’escalier.
« Je vous offrirais bien un rafraîchissement, mais on est un peu à court. Qui est-ce qui vous attend dans la voiture ? Votre ami Trevor ? Cette femme de Schuyler qui tient la boutique Gizmos sur la grand-rue ? C’était malin de sa part, de distribuer des radios. Vous avez mis la tranche à contribution, pas vrai ? Mais nous aussi, nous avons des amis en ville. Des amis susceptibles par exemple de remarquer qu’une Tau d’ici et un inconnu sont en train de sortir un tas de talkies-walkies par l’arrière d’un magasin d’électronique. »
J’ai gardé le silence. Il a haussé les épaules. « Allez-y, asseyez-vous », a-t-il dit en désignant une chaise d’un geste qui, un instant, a soulevé la manche de son sweat-shirt et révélé un petit tatouage het noir. Un rectangle divisé en deux parties égales, comme la représentation d’une fenêtre à guillotine dans une bande dessinée.
C’est à ce moment-là que j’ai compris : non, je n’avais jamais vu ce visage.
Je l’avais dessiné.
La femme est redescendue, suivie par Geddy, lui-même suivi par un autre Het comme s’ils craignaient qu’il se sauve. Ce qui ne semblait guère probable de sa part.
Il portait les mêmes vêtements qu’en sortant de la maison, la veille : un pantalon en lin, une chemise en coton kaki, des tennis miteuses. Il avait l’air aussi lugubre qu’un prisonnier qu’on conduit au gibet. Mais il s’est immobilisé dès qu’il m’a vu. Son visage est passé par plusieurs phases : d’abord un sourire, puis la confusion et enfin la peur.
« Salut, Geddy, ai-je lancé.
— Salut, a-t-il répondu sans conviction.
— Ça va ? Ces types t’ont fait du mal d’une façon ou d’une autre ? »
Il a réfléchi un instant avant de répondre : « Ils ne veulent pas me laisser partir. Ils ne m’ont pas fait de mal. Mais ils m’ont menacé de le faire.
— On va te sortir de là.
— Minute, est intervenu le Het tatoué. Rien n’est encore certain sur ce point. C’est ce dont il faut discuter. Asseyez-vous là sur le canapé, Geddy. » Il s’est tourné vers moi. « Dites, sa mère l’a appelé comme ça à cause de Geddy Lee ? Le type de Rush, un groupe rock canadien d’avant ? On lui a posé la question, mais il n’a pas voulu nous répondre.
— Le nom vient du côté maternel de sa famille. Il y a une longue lignée de Geddy. Et vous ? Vous avez un nom ?
— Appelez-moi Tom.
— C’est votre vrai nom ?
— Bien sûr que non. Et il faut vraiment que vous vous asseyiez. »
Je me suis installé à côté du poêle. J’ai croisé les jambes et posé ma main gauche sur ma cuisse pour pouvoir consulter ma montre sans que ça se voie. Cinq minutes s’étaient écoulées depuis mon arrivée à la ferme. Il en restait dix. « Inutile de tourner autour du pot. Dites-moi juste ce que vous voulez. »
Tom a pris une chaise contre le mur pour venir s’asseoir en face de moi, si près que nos genoux se frôlaient. Quand il a repris la parole, j’ai senti son haleine, aigre et piquante, comme s’il se nourrissait de café noir et de brie. « Sans vouloir vous vexer, vous et vos copains devez être plutôt idiots, si vous ne savez pas ce que nous voulons.
— Qui est ce nous dont vous parlez ? Vous-même ? Votre tranche ? Votre sodalité ? Votre Affinité ?
— Allons, Adam. Nous voulons que votre frère Aaron puisse voter la loi Griggs-Haskell sans que personne s’en mêle. Nous savons que ce n’est pas ce que Tau préférerait et nous savons que Tau dispose d’une vidéo potentiellement assez embarrassante pour forcer Aaron à quitter la Chambre des représentants. Nous soupçonnions un truc de ce genre avant de recueillir Geddy, mais il a eu la gentillesse de nous le confirmer… pas vrai, Geddy ? »
Geddy n’a pas répondu, les yeux toujours baissés sur le plancher.
« Si c’est une menace, il faut vous montrer plus explicite, ai-je dit.
— Ceux qui menacent, c’est vous. Et dans votre cas précis, Adam, vous menacez votre propre frère ! Nous vous rendons simplement la pareille. Alors ne parlez pas comme si vous valiez mieux que nous. »
J’avais dessiné le visage de cet homme à Vancouver, des années auparavant, à partir de la description faite par Rachel Ragland des hommes venus l’interroger. (Chauve comme un œuf, avait-elle dit, la tête comme un pain de mie, la bouche qui s’ouvre à la manière d’une mâchoire de marionnette.) Si ce n’était pas le même homme, c’était du moins quelqu’un qui correspondait à la fois à la description et au portrait. Rachel avait aussi parlé du tatouage het : même taille, même emplacement. Rien d’étonnant donc que ce type semble me connaître. Il travaillait pour les services de sécurité hets et pouvait avoir un dossier sur moi (ainsi que sur Amanda et sur Damian) depuis cette désastreuse assemblée à Vancouver. Peut-être même était-il impliqué dans l’assassinat de Meir Klein.
« Vous ne me dites toujours pas ce que vous voulez, Tom.
— Nous voulons la garantie qu’Aaron sera autorisé à voter à sa guise, comme le souhaitent Dieu et l’électorat.
— Dieu, l’électorat et le lobby het.
— Si vous préférez. Et je tiens à préciser que nous n’avons aucun intérêt à faire du mal à Geddy. Mais si vous ressortiez d’ici avec lui, Het et Aaron se retrouveraient les mains vides. C’est notre moyen de pression sur Jenny, et sans Jenny, vous ne pouvez rien prouver. La vidéo seule ne convaincra personne. Jenny est la clé de tout. Il faut donc qu’on soit en position de négocier. On a besoin que Jenny sache que participer à vos manigances pourrait avoir des conséquences regrettables. »
Il ignorait donc que Tau s’était procuré une autre déclaration sous serment d’une copine récente d’Aaron. Pour ce qui était de Tau, sa menace n’avait aucun poids. Amanda s’était montrée claire sur ce point : la vidéo serait publiée avec ou sans l’accord de Jenny… et que Geddy soit encore captif ou non.
Mais je ne pouvais rien en dire à « Tom ». Selon toute probabilité, il ne me croirait pas. Il ne considérerait certainement pas cela comme une raison pour nous rendre Geddy. Et si, par miracle, il me croyait — ou s’il arrivait à transmettre l’information plus haut dans la chaîne de commandement het —, j’aurais trahi ma propre Affinité en révélant ce secret.
Bien sûr, j’avais déjà trahi Tau en mentant à Trevor. Mais j’espérais obtenir qu’on me pardonne une fois Geddy en sécurité. Je pensais arriver à faire comprendre à Trevor, à Amanda et peut-être même à Damian pourquoi j’avais fait ce que j’étais en train de faire.
« Vous proposez quoi, alors ? ai-je demandé. Mais vous ne pouvez peut-être pas répondre avant d’avoir reçu des instructions ? »
Il a souri d’un air narquois. Son regard a brillé : il semblait presque joyeux. « Quel cliché éculé… les Hets amoureux de la hiérarchie qui ont toujours besoin qu’un chef leur dise quoi faire. Ce n’est pas entièrement faux, bien entendu. Pour ce qui est des actions collectives, nous nous assurons qu’on est bien tous sur la même longueur d’onde et qu’on fait bien tous ce qu’il faut, c’est vrai. Mais dans des situations de ce genre, des opérations sur le terrain ? Ce n’est pas de la chirurgie du cerveau. On envoie quelqu’un qui peut se charger de donner des ordres. En attendant que la panne cesse, je suis cette personne. Si vous nous croyez paralysés tant que les téléphones ne fonctionnent pas, vous n’êtes pas seulement dans l’erreur, vous êtes idiots. »
J’ai jeté un coup d’œil à ma montre. Douze minutes s’étaient écoulées.
« Et donc, a-t-il poursuivi, je veux juste fixer les conditions. On ne peut pas vous donner Geddy. Pas aujourd’hui. Vous comprenez, non ? Vous ne pouvez pas obtenir sa libération, quelle que soit la promesse que vous ferez. On a besoin qu’Aaron vote comme prévu et on a besoin de s’accrocher à Geddy d’ici là. Ce que je veux vous faire comprendre, c’est que ce ne sera pas nécessairement désagréable. Le vote est prévu pour la semaine prochaine, sauf report dû à la crise, et nous pouvons assurer un séjour tout à fait confortable à Geddy d’ici là. Dans un endroit qui va rester secret, bien entendu, mais confortable et tranquille. » Il s’est tourné vers Geddy pour lui adresser un sourire de marionnette. « Voyez ça comme des vacances. Passées à manger, boire, se détendre et regarder des vidéos jusqu’à ce que le problème soit réglé. Après quoi Het paye la note et vous êtes libre. »
Geddy continuait à examiner le plancher entre ses tennis.
« Et en échange ? ai-je demandé.
— Ça coule de source, non ? Des gens à vous plus bas sur la route envisagent une espèce d’opération de sauvetage. Ce qui est parfaitement idiot, excusez-moi de vous le dire. J’imagine que vous avez monté cette opération précisément parce que vous avez perdu le contact avec le, euh, le consensus tau ou je ne sais quel nom vous lui donnez. Nous avons vous et moi tellement à perdre d’une action de ce type. Quelqu’un se fait blesser. Ou la police s’en mêle, ce que nous ne voulons ni les uns ni les autres. Ou bien le conflit dégénère complètement. Un risque ridicule.
— Vous nous demandez de renoncer à tout ce pour quoi on travaille depuis l’assassinat de Klein.
— Comment ça, à cause de cette loi soumise au Congrès ? Je ne vais pas vous mener en bateau : on veut le vote d’Aaron. Mais on dispose de beaucoup d’autres leviers. Et même si le vote nous est défavorable, ça vous avance à quoi, bordel ? »
Quinze minutes. Le talkie-walkie accroché à ma ceinture a grésillé. « Il faut que je donne des nouvelles à mon équipe ».
Le Het a haussé les épaules. « Ne soyez pas trop long. »
Trevor et moi avions mis au point un code. Quand j’ai pris son appel, il a demandé : « Ça fait un petit moment que t’es là-dedans… tout se passe bien ? »
Ce qui signifiait que la première phase du plan de sauvetage avait été lancée et se déroulait comme prévu. En cas de problème, il m’aurait demandé ce qui me prenait autant de temps. Si le plan avait été annulé, il m’aurait dit qu’il s’impatientait.
« On n’a pas fini de discuter », ai-je répondu.
Ce qui voulait dire : venez nous récupérer le plus vite possible.
Le silence s’est fait sur l’émetteur-récepteur.
Tom a dit : « Il faut conclure. Vous savez sûrement que nous nous sommes garés derrière la maison. Mes hommes vont faire monter Geddy dans une de ces voitures et nous allons tous redescendre Spindevil jusqu’à l’autoroute. Personne ne se met en travers de notre chemin. Personne ne nous suit. Aucun contact jusqu’à ce qu’Aaron vote, après quoi nous vous ferons savoir où trouver Geddy. La vidéo reste sous clé entre-temps, et si jamais elle est publiée, Jenny Fisk dit à la presse que c’est un faux. Tout le monde y gagne, comme ça.
— Possible. Sauf qu’on n’a aucune raison de vous croire. Vous dites que vous ne ferez pas de mal à Geddy…
— Du moment qu’Aaron peut voter sans ingérence, m’a-t-il interrompu, vous pouvez compter là-dessus.
— Le passé n’incite pas à vous faire confiance sur ce point.
— Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez.
— J’étais sur l’île Pender, il y a quelques années, quand un de vos types a tiré sur Amanda Mehta. Vous vous souvenez peut-être. Vous essayiez d’obtenir des informations de Rachel Ragland, vous cherchiez quelque chose de compromettant sur moi, Amanda ou Damian Levay. Alors vous avez envoyé un connard avec un fusil pour nous intimider. Malheureusement, ce connard était incompétent, en plus. »
Le Het a eu l’air moins surpris que je m’y attendais, même s’il a gardé le silence un instant. Il a ensuite poussé un soupir. « Ce “connard incompétent” avait trois enfants, vous le saviez ?
— Il n’aurait pas dû se lancer à notre poursuite, alors.
— Trois enfants. On a largué son corps d’une certaine hauteur dans le détroit de Géorgie, d’après le coroner, alors même qu’il était déjà mort deux fois… overdose et blessure par balle. Vous autres Taus êtes minutieux, je vous l’accorde. Quant à Rachel Ragland, on lui a juste posé quelques questions. On ne lui a fait aucun mal. On n’a pas touché à un seul cheveu de sa tête. Bon sang, Adam, contrairement à vous, on ne l’a même pas baisée. Et contrairement à vous, on se tient informés de ce que deviennent les gens avec qui on a été en contact.
— Vous les espionnez, vous voulez dire.
— Si ça vous amuse. Et d’après nos recherches, Rachel a traversé des moments difficiles après votre départ de Vancouver. Elle s’est mise en ménage avec quelqu’un qui avait un problème d’alcool et de pilules, problème qu’il a volontiers partagé avec elle. Les tribunaux ont fini par lui retirer son enfant…
— Suze, n’ai-je pu m’empêcher de dire.
— Suze, qui a été placée en famille d’accueil, j’imagine, mais je n’en sais rien, nos dossiers sont incomplets sur ce point. Bref, vous n’êtes pas en mesure de nous donner des leçons de morale. Vous ne nous faites pas confiance en ce qui concerne Geddy ? Que dites-vous de ça : je vous promets de ne pas lui tirer dessus, de ne pas lui injecter une dose trop forte de stupéfiants et de ne pas le pousser d’un hélicoptère. Je le jure devant Dieu.
— Nous n’avons pas tué Meir Klein, nous, au moins. »
Il a ri. « C’est InterAlia qui a tué Klein, pas Het. Mais nous savions en effet qu’InterAlia s’inquiétait à l’idée qu’il rende ses trucs publics. Le management s’est confié à nous sur ce point parce que ça nous inquiétait aussi. Het réfléchissait à l’avenir bien avant que les idiots que vous êtes se mettent à vendre des kits d’évaluation d’Affinité grand public, vous savez. Les Affinités ont besoin d’un véritable gouvernement. Si ce n’est pas InterAlia, alors Het. Si ce n’est pas Het, nos hommes politiques finiront par prendre des dispositions réglementaires pour nous faire disparaître. Nous… »
Une ampoule nue s’est allumée au plafond. Tout le monde dans la pièce a levé la tête vers elle. Un chœur de sonneries de téléphone a retenti un instant plus tard. L’une sortait de ma poche.
Ni le Het ni moi n’avons touché à nos téléphones, mais lui a autorisé d’un geste son équipe à décrocher.
Je me retrouvais en fâcheuse posture. Mais elle n’était peut-être pas désespérée. Derrière les bourdonnements et tintements des téléphones, j’ai entendu un autre bruit, bien plus agréable à mes oreilles : le hurlement d’une sirène au loin.
Ce devait être un camion de la brigade des pompiers du comté d’Onenia en train de remonter Spindevil Road à toute allure.
Comme prévu dans notre plan. Quelques-uns des Taus du voisinage avaient dû se rassembler sur la route à quelques mètres de la ferme, dissimulés derrière le bosquet de chênes. La Toyota condamnée aussi, avec Trev à la place du conducteur et un bidon d’essence sur le siège passager.
Pour dangereux qu’étaient ces hommes de main hets, ils avaient ordre de ne rien entreprendre qui impliquerait des témoins ou attirerait l’attention des forces de l’ordre. Nous devions donc faire sortir Geddy de la ferme sous les yeux de civils et sans que personne dégaine d’arme. Il nous fallait quelqu’un pour nous tirer les marrons du feu et c’est Shannon qui avait suggéré les pompiers pour cela.
La partie la plus dangereuse de ce plan était sa mise en place : Trev devait aller abandonner la vieille Toyota tout près de la ferme et l’incendier avec une quantité d’essence suffisante pour produire de grandes flammes. L’arrivée du camion de pompiers bloquerait la route, empêchant tout départ des Hets, et Jolinda dirait aux soldats du feu que des squatteurs vivaient dans la ferme. Au mieux, les pompiers évacueraient les occupants, y compris Geddy et moi, la présence de témoins empêchant toute intervention violente des Hets frustrés.
Qui n’étaient pas des squatteurs, bien entendu, comme pourrait en témoigner le propriétaire de la ferme, mais le temps de démêler la situation, Geddy et moi serions loin et en sécurité. Il faudrait expliquer l’incendie de la Toyota, ce que la tranche locale pensait cependant pouvoir gérer. Tout irait donc bien… si Trev parvenait à approcher suffisamment la voiture pour rendre plausible le risque de propagation de l’incendie.
Ce que nous aurions dû voir ensuite, c’est la Toyota arriver à toute allure sur l’allée. Et vite, sinon le bluff ne prendrait pas. Le camion des pompiers ne pouvait pas se trouver à plus de deux ou trois kilomètres. Il nous fallait de la fumée.
Mais rien.
Silence radio.
Et mon téléphone ne sonnait plus.
Celui du Het s’est par contre remis à bourdonner et cette fois, l’homme l’a sorti de sa poche, a jeté un coup d’œil à l’écran et répondu. « Ouais ? » Il a écouté attentivement. M’a regardé. A regardé Geddy. A écouté encore un peu. Puis : « Ouais, d’accord. » Il s’est tourné vers la femme dans l’escalier. « Démarre les voitures. Il est temps d’y aller. »
Trop fort pour passer inaperçu, le bruit de la sirène nous parvenait dans l’air humide derrière les étendues de broussailles et les bosquets de chênes ou d’érables sauvages. Le Het a froncé les sourcils et ordonné à un membre de son équipe de rester à la fenêtre jusqu’à ce que le convoi soit prêt à partir. « Les autres, on se bouge. » Il s’est mis debout, a baissé les yeux sur moi. « Vous. Si vous ne voulez pas nous accompagner, dites-nous ce que c’est que ce bruit. »
Je n’ai pu m’empêcher de jeter un coup d’œil par la fenêtre poussiéreuse. Pas de Toyota. « Aucune idée. »
Il m’a giflé. La main ouverte, mais avec violence. Ma tête est partie en arrière. La douleur a été soudaine et stupéfiante. Un instant, je n’ai plus rien vu.
« Dites-nous ce qui se passe dehors, sinon on vous emmène. »
J’ai senti le goût du sang, comme du cuivre salé. « Va te faire foutre, ai-je répondu. Je n’en ai aucune idée. » Ce qui, sur le moment, était la vérité absolue.
« Des pompiers », a dit le type à la fenêtre.
Tom s’est tourné vers lui. « Quoi ?
— On dirait un camion de pompiers sur la route. »
Je le voyais à présent aussi, un gros camion d’incendie d’où descendaient des types en ciré jaune. Mais ni Toyota ni flammes.
On imaginait sans difficulté ce qui avait mal tourné. Dès que les téléphones s’étaient remis à fonctionner, Trev avait dû appeler Damian, ou Damian l’appeler. Trev lui avait dit que le sauvetage était en cours. Et Damian lui avait répondu qu’il n’y avait pas de sauvetage, qu’on m’avait dit de laisser tomber, que tout ce bordel n’était absolument pas autorisé et devait être annulé immédiatement, point à la ligne.
« Au secours », a lancé Geddy.
Je présume que c’est de voir le camion de pompiers qui l’a fait réagir. Ou bien le sang sur mon visage. Il a d’abord parlé tout bas, comme s’il manquait de souffle pour expulser les mots. Sa deuxième tentative a été plus réussie, presque un croassement : « Au secours ! » Puis la panique a enflé en lui et pris le contrôle de ses poumons : « AU SECOURS ! AU SECOURS ! »
Non qu’on ait pu l’entendre de l’extérieur.
Il a bondi du canapé. Le Het le plus proche a essayé de lui mettre la main dessus, mais Geddy l’a bousculé pour passer. Il était à mi-chemin de la porte quand le garde posté à la fenêtre l’a plaqué au sol. Geddy a continué à crier, malgré l’avant-bras qui, pressé sur sa gorge, étouffait sa voix.
J’ai regardé la fenêtre. Du vieux verre sale. Peut-être arriverais-je à la briser. Ce qui pourrait attirer l’attention des pompiers là-bas sur l’allée. Mais Tom venait de prendre son pistolet à sa ceinture et m’en enfonçait le canon dans la tempe. « Assis, a-t-il jeté. Les autres, en voiture, en sortant par l’arrière, vite. Et maîtrisez cet otage ! »
Trois autres Hets sont descendus du premier étage pour se diriger vers la porte au fond de la cuisine. Le garde à la fenêtre a fait rouler Geddy sur le dos avant d’essayer de le relever. Ils étaient trop occupés pour voir ce que j’ai vu :
La Toyota, enfin, qui contournait en dérapant le camion de pompiers et mettait d’un coup le cap sur la ferme dans une gerbe de gravillons.
« Les deux otages, a dit le Het. Ce n’est pas votre jour de chance, Adam. Debout. »
Je me suis levé.
La voiture a pris de la vitesse. Je n’arrivais pas à voir qui la conduisait, à part que ce n’était pas Trevor Holst, mais quelqu’un de plus petit qui n’avait pas le visage tatoué. Le Het s’est rendu compte que je regardais par la fenêtre et en a fait de même. « Merde ! »
La Toyota a encore accéléré comme s’il n’était pas question qu’elle s’arrête. Et peut-être sa conductrice n’en avait-elle en effet nullement l’intention. Car la voiture était arrivée assez près pour que je reconnaisse la couronne de cheveux frisés derrière le volant : c’était Rebecca, la copine de Geddy.
Le Het a levé son arme comme pour tirer dehors, aussi l’ai-je attrapé par le bras en y mettant tout mon poids, ce qui m’a permis de l’entraîner dans ma chute. J’ai davantage senti que vu ce qui s’est passé ensuite. L’automobile a heurté le vieux perron de la ferme, rebondi sur les marches en bois et renversé un pilier lui aussi en bois ; cela a provoqué l’effondrement du toit du perron, qui a brisé la fenêtre et rempli la pièce de volutes de poussière de plâtre et d’échardes de bois pourri.
Le Het se débattait sous moi, les yeux écarquillés de rage et de frustration. Le sentant qui essayait de lever le bras droit, je lui ai écrasé le coude avec mon genou jusqu’à ce qu’il hurle. Dans la poussière, j’ai vu Geddy échapper à son geôlier et se ruer vers la fenêtre défoncée. Les morceaux de verre crissaient sous ses pas. La ferme a gémi comme si ses chevrons étaient sur le point de céder, comme si le toit allait nous tomber dessus.
J’ai réussi à me lever juste au moment où Geddy franchissait l’ouverture pour poser le pied dans les restes du perron. La Toyota était recouverte de poussière et de débris, mais il avait reconnu Rebecca au volant. Il a crié son nom. Il a écarté de son chemin les planches de bois brut et les lattes brisées.
J’ai baissé les yeux sur le Het, qui essayait de se relever, mais son bras blessé refusait de coopérer. Il avait le visage blanc de plâtre, comme un clown. Son regard a croisé le mien.
« Espèce de connard », a-t-il dit.
Puis la pièce s’est remplie de sauveteurs du comté d’Onenia.
Sa montée des marches de la ferme en Toyota lui ayant valu une légère commotion cérébrale, Rebecca a passé une nuit en observation à l’hôpital du comté. La détonation de l’airbag l’avait dotée de deux yeux au beurre noir et d’un nez enflé digne d’un boxeur professionnel, mais dans l’ensemble, elle allait bien. Du début à la fin de son hospitalisation, Geddy n’a quitté son chevet que pour s’entretenir brièvement avec la police de Schuyler et dormir quelques heures chez mon père.
J’ai passé la nuit au Motel 6. Les communications avaient été totalement rétablies, mais j’avais beau laisser des messages, personne ne me rappelait. Ni Amanda, ni Damian, ni même Trevor Holst. Bien entendu, ils savaient à présent que je leur avais menti pour libérer Geddy et je supposais qu’ils réfléchissaient à la réaction appropriée. J’ai réussi à joindre Shannon Handy, mais quand je me suis identifié, elle a dit : « Euh, désolée, Adam… c’est compliqué, je ne peux pas parler » et elle a raccroché.
J’ai donc regardé les actualités locales et internationales. Le rétablissement des télécommunications avait provoqué un afflux d’images en provenance d’Inde et du Pakistan, la plupart terrifiantes. Mumbai avait été la cible de drones munis d’armes conventionnelles, et non d’un engin nucléaire, mais les destructions avaient été d’une ampleur considérable. Aucun bâtiment gouvernemental d’un tant soit peu d’importance n’avait été épargné. Parti du bidonville de Dharavi, un incendie dévastateur avait fait des dizaines de milliers de victimes : le nombre total de morts finirait par dépasser le million.
À Schuyler, rien au sujet de ce qui s’était passé à la ferme sur Spindevil. Je me suis dit que les Taus ou les Hets du coin, peut-être les deux, avaient assez de relations pour empêcher toute enquête digne de ce nom. Rebecca avait raconté aux secours qu’elle ne se rappelait plus comment elle avait « perdu le contrôle » de la voiture, et le propriétaire het de la ferme avait dû recevoir comme consigne de ne pas porter plainte.
Le lendemain matin, je suis allé en taxi à l’hôpital peu avant qu’on laisse sortir Rebecca. Geddy m’a dit qu’appeler maman Laura ne servirait à rien : ni elle ni mon père n’étaient d’humeur à me parler pour le moment.
Si bien que rien ne me retenait plus à Schuyler. Et je n’avais aucun moyen de transport pour rentrer. L’hôpital a reconduit Rebecca jusqu’au trottoir dans un fauteuil roulant dont elle n’avait nul besoin, et Geddy l’a aidée à monter dans leur voiture. Ils rentraient directement à Boston. Je lui ai demandé s’il pouvait me déposer à l’aéroport régional.
Rebecca s’est penchée par la fenêtre passager : « Ça va t’obliger à prendre un premier vol jusqu’à un aéroport plus grand. Si tu venais avec nous ? Tu peux prendre l’avion à Boston, non ? »
Geddy a hoché vigoureusement la tête. « Oui, viens avec nous ! S’il te plaît, Adam. »
J’ai donc accepté. Parce que leur compagnie me faisait très envie, mais aussi pour ne pas avoir à affronter l’autre grande question : quand je rentrerai chez moi, cela sera-t-il encore chez moi ?
Rebecca se mettant parfois à somnoler à cause des analgésiques et Geddy n’ayant jamais trop aimé tenir le volant, j’ai conduit pendant presque tout le trajet. Qui a été assez facile, par la New York State Thruway jusqu’au Massachusetts Turnpike, avec un ciel dégagé et un temps frais du début à la fin. Conduire me donnait une excuse pour mes silences périodiques, durant lesquels je songeais puis essayais de ne pas songer à ce que j’avais fait.
Geddy a bavardé avec Rebecca chaque fois qu’elle ne dormait pas. J’avais craint que les événements du week-end l’aient traumatisé, mais il en a parlé franchement et, même s’il était tendu en racontant la manière dont les Hets avaient encerclé sa voiture et l’avaient forcé à monter dans une des leurs, il semblait n’en avoir été ni plus ni moins profondément affecté que par toutes les brimades de mon père. Celles-ci n’avaient jamais semblé l’abattre… du moins en plein jour, car elles lui revenaient en rêve, plus pesantes et plus terrifiantes. Peut-être faudrait-il à Rebecca apprendre à réagir aux cauchemars de son compagnon.
Mais peut-être l’avait-elle déjà fait. Elle se montrait tout aussi attentionnée avec lui que lui avec elle et leur relation commençait à me sembler tenir un peu du miracle. En présence de Rebecca, Geddy était calme, détendu, dynamique. Par moments, ils paraissaient presque m’oublier, oublier ce qu’ils venaient tout juste de subir, et leurs propos se faisaient plus doux, des murmures, aussi sûrs d’eux que les reflets du soleil sur l’autoroute.
La nuit était tombée quand nous sommes arrivés à leur minuscule appartement d’Allston Village. J’ai tenté plusieurs fois de joindre Damian, Amanda ou Trevor au téléphone ; j’ai envisagé d’appeler la maison de tranche à Toronto, mais j’avais trop peur de ce que Lisa pourrait dire. À minuit largement passé, incapable de trouver le sommeil, je consultais les sites d’information dans la cuisine en suivant parfois du regard la lente progression du reflet de la lune sur le linoléum du comptoir, quand Geddy est venu me retrouver, en caleçon et tee-shirt blanc, un sourire ensommeillé et narquois aux lèvres. Il m’a dit avoir entendu du mouvement. Je me suis excusé de l’empêcher de dormir. « T’inquiète, m’a-t-il répondu. Je ne suis pas un gros dormeur. »
Il s’est servi un verre de lait avant de me rejoindre à la table de la cuisine. Il a frissonné dans le souffle d’air qui est entré par la fenêtre ouverte et a soulevé le rideau. « Tu rentres chez toi demain, a-t-il dit.
— Si j’ai encore un chez-moi. »
Il a hoché la tête. « Je voulais te remercier de ce que tu as fait pour moi. »
J’ai haussé les épaules.
« Non, vraiment. Je veux dire, tu as joué gros. Et maintenant, plus personne ne te parle.
— Apparemment. Mais je suis tau, Geddy. Ils comprendront tôt ou tard pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait à Schuyler. Et ils me pardonneront. »
Il a cligné deux fois des paupières. « C’est vraiment quelque chose que tu as besoin qu’on te pardonne ? »
On est restés là un moment. Geddy a terminé son lait, lâché un rot impressionnant. « Je devrais retourner me coucher, il est tard. »
Mais quelque chose, peut-être tout simplement la fraîcheur de l’air du printemps et les aboiements d’un chien au loin, me mettait d’humeur philosophique. « Alors, t’en penses quoi, lui ai-je demandé, le monde est jeune ou vieux ? »
Il a eu l’air surpris. Puis a souri. « Tu te souviens !
— Ça fait un bail, hein ?
— Tu l’as dit. Un sacré bail.
— Et donc, quel est le verdict, mon grand ? Juste entre adultes. Le monde est-il jeune ou vieux ? »
Il a pris la question au sérieux. « Eh bien, Rebecca m’a aidé à comprendre. C’est l’apparence qui compte, pas vrai ? Celle que le monde a pour les gens. Au Moyen Âge, le monde devait sembler vraiment vieux, comme s’il n’était fait que de ruines romaines et d’empires déchus, tu vois. Comme si rien de grand ni de bien ne pouvait plus jamais se produire. Comme si on pouvait regarder les restes d’un aqueduc dans la campagne française en se demandant comment on avait pu construire ça un jour. Mais il y a eu la Renaissance et le siècle des Lumières, qui ont tout à coup suscité des façons complètement nouvelles de répondre aux questions, si bien que les gens ont eu l’impression qu’en fait, ils étaient au début de quelque chose, qu’un tout nouveau monde naissait. Pas vrai ?
— Sans doute, oui.
— Et quand on était gosses, toi et moi, ce qui m’inquiétait était que les gens avaient l’air de croire que tout était terminé… la religion était vide, les sciences inutiles, le progrès bidon : si on pensait au futur, c’était genre, tu sais, réchauffement global, surpopulation, guerres pour l’eau et la nourriture. Comme si le monde était vieux, terminé, épuisé.
— Ce sont des choses qui valent la peine qu’on s’en inquiète.
— Oui, bien sûr. Mais personne n’y pouvait rien. L’individu lambda ne pouvait ni y changer ni espérer y changer quoi que ce soit, aucun de ceux qui avaient de l’argent ne voulait le risquer, aucun de ceux qui avaient vraiment du pouvoir ne se souciait de s’en servir. On avait l’impression que c’était tout simplement… trop tard.
— Et ça ne l’est pas ?
— C’est ce que j’ai appris grâce à Rebecca. Et à New Socionome. Quand Meir Klein a découvert la téléodynamique sociale, tu sais ? C’était un tout nouveau moyen de considérer les choses. Comme les Affinités…
— Pour être honnête, l’ai-je interrompu, je ne suis pas sûr que tout se passe comme Klein l’espérait.
— Non, mais ce n’était que le début. Les Affinités ont prouvé la puissance des algorithmes sociaux. Sauf qu’elles étaient uniquement, disons, la Ford T des structures socionomiques. On est en train d’en construire de meilleures ! Des algorithmes évolutionnaires pour améliorer toutes sortes d’échanges à somme non nulle ! Une manière de s’attaquer aux grands problèmes ! » Il commençait à crier, comme quand, enfant, il parlait de son enthousiasme du jour, mais il s’est repris avec un sourire penaud. « Je ne veux pas réveiller Rebecca. Mais il est jeune, Adam. Tout est là. Le monde est jeune ! On est au début de quelque chose, et c’est quelque chose de grand, d’effrayant, mais qui pourrait se révéler être… » Il a ouvert grand les bras, comme pour serrer dedans toute cette nuit de printemps. « … magnifique ! »
Le lendemain, j’ai réussi à trouver une place sur un vol pour Toronto. Ma voisine dans l’avion m’a demandé si je partais en voyage ou si je rentrais chez moi. Je lui ai fait la réponse la plus facile : « Je rentre chez moi. »
On pouvait dire que c’était vrai. Ou faux, suivant la manière dont on définissait « chez moi ». Après avoir passé la douane, je suis allé en taxi prendre une chambre pour la nuit dans un hôtel du centre. Chez moi, c’était bien entendu la maison de tranche à Rosedale, mon domicile quand je n’étais pas en déplacement, mais je me demandais si j’y serais le bienvenu. J’ai donc passé une autre nuit seul, à écouter le bruit des ascenseurs de l’hôtel qui poussaient de l’air vers le haut ou le bas dans leurs cages en béton.
Et le matin venu, j’ai pris mon courage à deux mains et appelé la maison. Quand Lisa a décroché, j’ai dit : « C’est moi. Je suis de retour à Toronto. »
Un silence.
« Adam.
— Ouais. Je voulais… » Mais qu’est-ce que je voulais ? Faire comme si rien n’avait changé ? Impossible. « Je voulais te prévenir que j’arrivais.
— Tu viens à la maison ?
— Eh bien, oui. Évidemment. »
Ce qui m’a valu un autre long silence. Puis : « Tu seras là quand ?
— Je n’en sais rien. Disons dans une heure ?
— J’imagine que ça devrait aller. Une heure.
— Lisa », ai-je commencé. Mais elle avait raccroché.
On dit qu’on n’oublie jamais sa première maison de tranche. Pour ma part, je ne l’avais jamais vraiment quittée.
D’aspect toujours aussi accueillant, elle somnolait dans la douce chaleur de cet après-midi de printemps. La pelouse était fraîchement tondue, les haies taillées. Le grand érable à l’avant avait déjà des graines — des samares, m’avait appris Amanda des années auparavant — qui tombaient en tourbillonnant autour de moi quand le vent agitait les branches. Chacun de mes pas, je le faisais pour la millième ou dix millième fois. Remonter l’allée pavée, grimper sur le perron. Chercher la clé dans ma poche. Pour rien, car on m’a ouvert avant que je la trouve.
« Entre », a dit Lisa depuis la pénombre et la fraîcheur à l’intérieur.
J’ai pénétré dans l’odeur de pain chaud, d’encaustique, de fleurs coupées par Lisa pour agrémenter la table de la salle à manger. N’importe quel autre jour, pour n’importe quel autre retour, Lisa m’aurait serré dans ses bras fragiles. Ce jour-là, elle n’en a rien fait. Elle se tenait très en retrait, prudente, comme si j’étais devenu radioactif. Le calme régnait dans la maison. Un calme inhabituel, même pour un après-midi de semaine. On aurait dit que tout le monde avait voulu m’éviter, une espèce d’absence collective, peut-être orchestrée par télépathie tau. « Bien entendu, tu ne peux pas rester », a dit Lisa.
Si je n’ai pas trouvé ces paroles épouvantables, c’est peut-être parce que, inconsciemment, je les attendais. « Mais j’habite ici, ai-je répondu.
— Non, plus maintenant. Je suis désolée. »
Je n’avais pas d’argument imparable à lui opposer. Je suis resté debout dans l’entrée, ni rebelle ni repentant, à écouter Lisa m’expliquer que j’allais prendre mes dispositions pour débarrasser ma chambre de mes effets personnels, que je pouvais revenir une dernière fois dans ce but et emporter dès à présent tout ce que je voulais. Et qu’à part cela, la maison de tranche m’était interdite.
L’après-midi avait pris une tournure irréelle, un côté vague et flou de rêve. Je suis monté dans ma chambre, devenue un rêve de chambre, tout en souvenir, sans substance, tout en passé, sans présent. Le grand lit, le bureau, mes livres sur l’étagère. La fenêtre, tenue entrebâillée par une bouteille de vin vide sous l’ouvrant. Les rideaux en dentelle posés par Lisa des années plus tôt, avant mon arrivée. Le bruit des branches de l’érable dans les caprices du vent, berceuse de mes chaudes nuits d’été.
La majeure partie de mes biens se trouvait dans cette pièce. Et aucun ne me donnait l’impression de m’appartenir.
Elle attendait quand je suis redescendu, les mains vides. Son absence d’expression m’a un peu agacé. « Je suis toujours tau, ai-je rappelé. Malgré tout ce qui s’est passé. Ça ne change pas.
— Mais si, a-t-elle répondu, avec enfin dans le regard quelque chose qui ressemblait à de la compassion. Ça a changé. Mon pauvre Adam. C’est autant notre faute que la tienne. Tes chiffres ne t’ont jamais intéressé, pas vrai ? Les calculs de Meir Klein t’ont toujours un peu dépassé.
— De quoi tu parles ?
— De dérive, a-t-elle répondu d’un ton triste. Tout simplement… de dérive. C’est ce qui t’a rendu utile pour nous, ces derniers mois. Tu as depuis toujours des facilités pour parler aux extérieurs. Tu voyais le monde à leur manière. Tu avais ce talent. Presque une sorte de double vision, non ? Tau et non-Tau. La raison en est simple : tu flirtais depuis des années avec la limite… tu étais tau à quelques chiffres après la virgule près, pour ainsi dire. Mais tu as tout bonnement échoué à ta dernière reclassification. Non, Adam. Tu n’es pas tau. Tu ne l’es plus. »
J’en suis resté sans voix.
« Mon pauvre Adam, a-t-elle répété. Mais comme tu vois, ta trahison n’est pas entièrement ta faute. On aurait dû s’y attendre.
— Vous saviez que j’allais trahir ? Et vous n’avez rien dit ?
— Damian et Amanda savaient. Et moi, ils m’ont prévenue. Mais personne d’autre. Trevor ne savait pas, n’a su qu’après Schuyler. On te l’aurait dit aussitôt qu’on aurait rendu publique la vidéo de ta belle-sœur, bien entendu. En attendant… on pensait qu’il valait mieux remettre la révélation à plus tard.
— Parce que j’étais utile.
— Pour parler carrément : oui. On n’en est pas fiers. Ça a toujours été un pari. Mais qu’on a fait pour le bien de l’Affinité, Adam. Tu n’aurais pas agi autrement, avant, à notre place.
— Avant. Mais plus maintenant.
— Non, plus maintenant. Parce que toi aussi, tu t’es servi de nous, pas vrai ? Tu nous as menti pour pouvoir sauver ton demi-frère. On a échoué, on n’a pas su le prévoir. Mais on ne te reproche rien… c’est à cause de la dérive. »
N’ayant aucun moyen d’assimiler ce qu’elle venait de me dire, j’ai essayé de faire comme si elle ne l’avait pas dit. Je lui ai indiqué que je m’arrangerais pour récupérer mes affaires dès que j’aurais un endroit où les mettre. Puis je lui ai dit au revoir pour la dernière fois. Je suis sorti pour la dernière fois. Je suis passé pour la dernière fois sous l’érable et dans sa pluie de samares parcheminées. J’avais l’impression que même mon chagrin et ma colère m’avaient été volés. Je n’y avais pas droit : je n’étais pas tau. En fait, je n’étais plus rien du tout.
La vidéo de Jenny a été publiée sur Internet quelques jours plus tard, en même temps qu’une déclaration sous serment de la dernière ex-petite amie d’Aaron, une quadragénaire maigre aux cheveux d’un roux peu crédible qui avait un faible pour les accessoires vestimentaires style léopard. Peut-être son témoignage n’était-il pas aussi convaincant que l’espérait Damian… Aaron a fini par devoir renoncer à son siège à la Chambre, mais a pu s’y cramponner à coups de démentis jusqu’à ce que la loi Griggs-Haskell soit votée.
Elle a été adoptée. Pire, une série d’amendements bipartisans draconiens que le lobby het avait tenté de toutes ses forces de faire supprimer l’ont été en même temps. La loi ne s’appliquait qu’à la sodalité américaine, mais a servi ensuite de modèle au Canada, en Europe, et en fin de compte partout dans le monde.
Autrement dit, c’était le début de la fin de la brève époque des Affinités. Je me suis dit que je m’en fichais. Mais je continuais à trimballer mon identité tau comme une seconde peau, un nom que je ne pouvais plus me donner, une flopée de souvenirs trop indispensables pour que je les étouffe, même si, avec le temps, ils se sont transformés en une collection de moments orphelins. Une fenêtre éclairée sur une nuit d’hiver, des pas dans un escalier invisible, des voix dans le lointain.