Épilogue Une autre maison pleine de voix

L’arc de l’histoire est long, mais nos algorithmes tendent vers la justice.

Rebecca Drabinsky


L’invitation est arrivée par SMS. Quelques noms, l’adresse d’un café au centre-ville, un jour et une heure.

Les six premiers mois après mon départ de la maison de tranche ont été les plus difficiles. J’étais seul et sans emploi, même si j’avais un compte d’épargne suffisamment garni pour me nourrir et louer un deux-pièces en sous-sol dans un quartier miteux mais sans danger. Mes économies ne survivraient pas à l’hiver, mais la chance a voulu que je tombe sur une femme que j’avais vaguement connue pendant mes études au Sheridan College. Comme elle venait de quitter un emploi lucratif dans la publicité pour monter sa propre agence, elle cherchait quelqu’un ayant des compétences professionnelles de graphiste qui accepterait une rémunération de débutant. J’ai été honnête : je lui ai dit que j’avais des années de retard sur les plates-formes graphiques numériques, mais que j’apprenais vite et que le salaire me convenait. Sans doute est-ce cette dernière précision qui m’a permis d’avoir le poste. Mais c’était du travail, du travail honnête, et qui remplissait le vide de mes journées.

Je n’ai plus eu de contact avec ma famille jusqu’au décès de mon père. C’est maman Laura qui m’a téléphoné la nouvelle. « Je ne peux pas dire qu’il est parti sans souffrir, mais l’hôpital n’a pas lésiné sur les analgésiques, ce qui l’a quand même bien soulagé. Aaron est venu le voir à la dernière minute. Il boit beaucoup, ces temps-ci, malheureusement. Mais il était sobre, par égard pour son père. »

On avait organisé des obsèques et une commémoration. Toutes les relations d’affaires paternelles viendraient, dont les figures du parti républicain local. Je n’en serais pas chassé si je voulais y assister, m’a-t-elle dit. Mais ça pourrait être gênant, vu les circonstances.

« Il a demandé de mes nouvelles, à un moment, avant de mourir ? »

La question était stupide et je n’aurais pas dû avoir la bêtise de la poser.

« Adam… non. Mais je suis sûre qu’il a pensé à toi. »

Je ne suis pas allé aux obsèques.

Geddy et Rebecca étaient alors en Inde, où ils collaboraient bénévolement à une ONG qui construisait des logements modulaires pour les légions de pauvres de Mumbai privés de domicile par la Guerre courte. Ils sont revenus peu avant l’inhumation et se sont mis à me donner de leurs nouvelles deux ou trois fois par mois. Leurs appels ont pris une importance absurde pour moi.

Rebecca parlait beaucoup de New Socionome. Sans faire de prosélytisme, mais elle aurait eu du mal à dissimuler son enthousiasme si elle avait voulu s’y essayer. J’ai lu quelques-uns des billets qu’elle a publiés à ce sujet sur son blog. Son idéalisme me plaisait, sauf quand il m’agaçait. Elle a appelé de Boston un soir d’hiver alors que, de retour de ma journée de travail, j’allais m’occuper du linge sale et regarder pendant une heure des émissions de télévision sans rime ni raison avant d’aller me coucher. Impatiente de me parler d’une nouvelle version d’un algorithme de New Socionome, elle a déversé des mots jusqu’à ce que je demande, avec davantage de méchanceté que je n’en avais eu l’intention : « Quelle importance ? Je veux dire, bon Dieu, ça change quoi ? On est huit milliards sur terre, il y a des catastrophes naturelles, des guerres… quelle importance qu’on ait inventé une nouvelle manière de se faire des amis ? »

Bien que surprise, elle ne s’est pas laissé abattre. « Je crois que tu sais que c’est important. Et que c’est pour ça que tu en as si peur. »

On l’appelait le test Klein, désormais. Il avait été simplifié et allégé depuis les premiers et grossiers kits domestiques de test affinitaire que nous avions sortis huit ans plus tôt. Un bandeau de capteurs crâniens, un logiciel d’interprétation des mouvements oculaires et de la conductivité cutanée, une liaison sécurisée avec le site de test de New Socionome, quelques heures à regarder des images générées par ordinateur et à répondre à des questions en apparence simples.

Plus, bien entendu, la pression de touche finale et décisive, celle qui entrait vos données dans le calcul global.

En l’occurrence, mes données. La suite de chiffres qui me définissait. Mon seul et unique nom véritable.

Des semaines ont passé. Rien.

Je me suis dit que je devais être unique, un être humain complètement insulaire, sans la moindre valence sociale utile, sans aucune contribution à apporter au projet de plusieurs siècles visant à rendre le monde meilleur.

Puis j’ai reçu le texto. Une invitation laconique. Date, endroit, heure. Le nom de certains inconnus.

« Il faut vraiment du courage pour ne pas sélectionner EFFACER », m’avait averti Geddy.

Un soir du début de l’été, je me suis donc retrouvé sur un trottoir bondé en route pour une adresse inconnue.

Le monde était toujours aussi merdique et imparfait, mais j’avais commencé à me demander si Geddy et Rebecca ne pouvaient pas avoir raison : peut-être y avait-il quelque chose (pour reprendre les mots de Rebecca sur son blog) « d’un peu Renaissance » dans l’air. Une intuition partagée, perceptible, mais qu’on gardait pour soi, un verdict du cœur, un soupçon, trop fragile pour parler d’optimisme : le monde n’était pas vieux et épuisé, mais jeune et encore à découvrir. Quelque chose qui passait entre inconnus dans le crépuscule comme un sourire entendu.

Le vent d’ouest soulevait la poussière dans la rue chaude d’été, j’ai bifurqué à une intersection et suis arrivé en vue de l’adresse qu’on m’avait indiquée. Un petit café dont les fenêtres déversaient une lumière jaune sur le trottoir. Et, oui, j’avais peur. Mais je trouvais agréable d’être en mouvement, d’être à cet instant-là personne et rien d’autre que moi-même, sur le point d’entrer dans une autre maison pleine de voix.

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