TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XIV

Je regarde s’éloigner les plénipotentiaires… A mon avis, jusque-là tout marche bien…

Lorsqu’ils sont sortis de mon champ visuel, je m’approche du téléphone posé sur une table basse du salon. Je chope l’annuaire afin d’y chercher le numéro du Léman-Palace… L’ayant déniché entre un gars qui s’appelle Lelong et une veuve Lemann, j’en compose fiévreusement le numéro…

Je leur balanstique mon numéro de chambre et un résumé de mon curriculum.

— Personne ne m’a demandé ce matin ?

Le préposé interpelle un collègue. Y a du blabla en suisse-allemand. Après quoi il me dit que « ce monsieur » s’est présenté vers les six heures du mat et qu’il est toujours là à poireauter dans le hall…

La constance de ce flic me va droit au cœur.

— Voulez-vous me le passer ?

Il veut. J’ai bientôt Cherio à l’appareil. Je m’excuse pour le retard, le remercie de m’avoir attendu et le prie de radiner dare-dare à l’adresse de la villa du lac.

Il fait : « Très bien, monsieur le commissaire » et nous raccrochons avec un ensemble parfait.

Bon… Si je ne fais pas de fausse manœuvre, tout doit boomer le mieux du monde… Je vais sur le seuil guetter mon zigoto.

Bien que je ne le connaisse pas (et j’ai pour cela la meilleure des raisons : celle de ne l’avoir jamais vu), je le repère au premier regard. C’est un grand costaud qui a une gueule de marteau et des épaules larges comme une cabine téléphonique… Avec ça l’air commode du monsieur qui vient d’apprendre simultanément que sa femme s’est barrée avec les éconocroques de la casba, qu’il a un cancer au pylore et qu’un plaisantin vient de foutre le feu à son domicile… Pourtant son visage neutre et sévère s’éclaire d’un sourire respectueux lorsque je me présente à lui.

— Commissaire San-Antonio, fais-je…

Il s’incline.

— Enchanté de vous connaître, M. Bodard m’a parlé de vous en termes enthousiastes…

On se fait un peu de tennis-baratin, puis j’entre tête boulée dans le vif de la question.

— J’ai neutralisé un gros trafiquant d’armes et son complice. Il est essentiel pour moi que ces gens soient mis au secret absolu pendant au moins trois jours… Pouvez-vous le faire ?

Il soulève son vieux bitos verdâtre et gratte d’un index embarrassé sa manufacture de pellicules.

— C’est que…

M… arabe ! ça commence mal… Il fait sa chochotte, le Cherio… Il est vrai qu’en Suisse, on ne connaît que le droit chemin, fort de ce qu’il est le plus court d’un point à un autre.

— C’est que quoi, inspecteur ?

— Je ne puis incarcérer quelqu’un sans motif…

— Ces gars-là sont des pirates et vous voulez un motif…

— Je ne nie pas que ce soient des pirates, mais ça n’est pas à moi, vous devez le savoir, de décider leur arrestation. Je ne suis qu’un simple inspecteur…

Je réfléchis.

— Ils se sont livrés sur moi à une tentative de meurtre. Je porte plainte contre eux…

— Alors, il faut aller à la maison de police déposer une plainte en bonne et due forme…

La moutarde me grimpe au nez. Je m’efforce au calme.

— Si je dépose plainte contre eux, ça donnera un procès, n’est-ce pas ? Il y aura de la publicité autour de la chose ?

— Naturellement !

— C’est précisément ce que je veux éviter…

Soudain, je me frappe le front…

— J’ai trouvé… Supposez qu’ils soient ivres… Supposez qu’ils vous insultent… Vous les arrêteriez pour outrage à magistrat et ivresse sur la voie publique ?

— Oui.

— O.K., alors asseyez-vous et patientez encore dix petites minutes, je vais arranger ça…

Je monte dans la piaule où m’attend Carnigi…

— A nous deux, mon petit pote, fais-je… Tu vas…

Je la ferme… Il ne va plus rien faire du tout… Il est violet comme un évêque et ne respire plus… Je suis complètement ahuri parce que ça n’est pas la première fois que je bâillonne un gars… J’ai assez de doigté pour ces sortes de choses…

Je pige tout et, malgré la gravité de la situation, je ne peux retenir un sourire…

L’ironie du sort, les gars ! Le hasard, ce grand maître, etc., etc. Figurez-vous qu’une fois seul, mon assassin a tenté de se débarrasser de ses entraves… Il a tiré dessus, s’est trémoussé, bref a dû faire un tel chahut dans le lit que l’une des quatre boules de cuivre qui en ornaient le fronton et qui ne devait pas être vissée à fond, lui est dégringolé sur le pif… Il a saigné du nez… Le sang s’est coagulé, et comme il ne pouvait respirer par la bouche, il est mort asphyxié… Ma foi, c’est ce qu’on peut appeler la justice immanente…

Je le débarrasse de ses liens, du bâillon… Je roule le tout en boule et j’en fais un paquet… Ensuite de quoi je saisis la bouteille de rhum et je m’évacue en vitesse à la cave… Pourvu que Bucher ne soit pas canné aussi !

Non, il est bien vivant… Il tourne vers moi ses pauvres yeux inquiets.

— Alors ? fait-il…

— Alors ça colle… Je les ai eus… Dans trois jours, vous aurez votre fille…

Il reste très soucieux.

— Mon Dieu, fait-il, enlevez ces saloperies de sur moi… J’étouffe…

— Minute, Bucher… Il faut que nous parlions un peu auparavant.

— Qu’avons-nous encore à dire ?

— Maintenant, c’est moi qui suis Bucher pour les gens de la Ligue. Il est donc indispensable que vous disparaissiez pour quelques jours de la circulation. Vous allez avaler quelques centilitres de ce rhum… En haut se trouve un flic suisse de mes amis qui ne cherche qu’un prétexte pour vous incarcérer en douceur… Vous lui flanquerez votre main sur la bouille… Du reste, vous verrez, on meurt d’envie de le faire rien qu’en le regardant. Il vous bouclera discrètement… Quand vous ressortirez, vous aurez votre enfant, je vous en donne ma parole…

Il hoche la tête.

— Les autres vous auront.

— Je ne le pense pas, ils tiennent aux armes, et je ne les leur donnerai qu’une fois la fillette en sécurité.

— Je n’ai pas confiance en vous !

Il me file hors de mes gonds ! Ce gond-là !

— M’en fous, Bucher ! Confiance ou pas, c’est bibi qui tiens les rênes ! En voilà assez ! Si vraiment vous n’êtes pas d’accord, je vous flanque deux dragées dans le buffet, c’est tout ce qu’une ordure de votre espèce mériterait… Ça serait déjà fait si vous ne m’aviez au sentiment avec votre gosse !

« Maintenant, donnez-moi un mot d’explication pour le capitaine du Wander, que ce brave homme ne tombe pas des nues en me voyant prendre en charge la cargaison…

« Et faites vite, ajouté-je en le libérant de sa curieuse prison… »

Il est tout courbatu, Bucher… Il a de la peine à se tenir debout… Il sort son portefeuille… Puis fait mine de chercher son stylo… J’en étais certain ; c’est un pétard qui apparaît dans sa main… Heureusement que j’ai du flair. D’un coup de savate japonaise j’envoie valser l’arme… Ensuite, je le cramponne par le revers et je lui mets une série de crochets dans la boîte à ragoût ! Il manque d’air, tout comme son copain le moustachu ! Je le relève par sa cravate… Dans l’algarade, il a largué ses besicles et, sans elles, il ressemble à un poisson d’aquarium.

— Bon, t’as compris, fesse de rat malade ? Tu vas finir par gagner le canard…

J’ouvre son portefeuille… Dedans, je trouve des fafs concernant une cargaison de coton véhiculée par le Wander, bateau battant pavillon danois. Je les mets en fouille… A la réflexion, je pique aussi le larfeuille… Les papiers d’identité qu’il contient pourront me servir…

— Tu le connais, le capitaine ?

— Non, jamais vu…

— Fais gaffe… Encore une fois la vie de la petite ne tient qu’à un fil… Comment s’appelle-t-il ?

— Fulmer.

— Et tu ne l’as jamais rencontré ?

— Je vous dis que je ne le connais pas…

— Peu importe, signe-moi tout de même un mot disant que tu donnes toute qualité au porteur de la présente pour réceptionner les marchandises…

Il obéit… Muni de ce matériel, je lui tends la bouteille de rhum…

— Bois !

— Je n’aime pas le rhum…

— M’en fous, avale !

Il refuse toujours.

— C’est ça ou du plomb dans les tripes… T’as le choix, mais décide vite !

Il avale du rhum…

— Encore… Tiens, finis le flacon…

Il le vide.

Vous croyez peut-être qu’un demi-litre de Saint James va le mettre en l’air ? Pas du tout ! Il est aussi tranquille qu’avant de s’être mis le goulot sous le nez…

— Bon, maintenant monte… Tu verras une grande armoire… Cogne-lui dessus, vu ?

— Entendu.

D’une bourrade, je pousse Bucher dans le salon où attend le patient Cherio.

Bucher, propulsé par mes soins, lui choit dessus.

J’adresse un coup d’œil au policier.

— Hé, dites donc, grommelle Cherio… Vous ne pouvez pas faire attention ?

Bucher reste un moment indécis. Je lui plante le canon du feu dans les reins…

Alors il file un ramponneau dans la mâchoire de Cherio… Vous pouvez être certain qu’il n’est pas manchot, l’Amerlock ! Le flic bascule par-dessus sa chaise et s’étale, sonné comme un tocsin !

En soufflant, il se relève… L’autre l’attend de pied ferme.

— Si tu bouges, t’es mort ! lui dis-je… Frapper un policier suisse ! Non, mais t’es malade, je te jure ! Voilà un truc qui va te coûter chérot, pas vrai, m’sieur l’inspecteur ?…

Cherio se masse les croqueuses. Il n’a pas l’air content du tout. Sans doute doit-il vouer mon ami Bodard à tous les diables pour l’avoir embarqué dans cette galère…

D’un geste expert, il sort des menottes et les passe aux poignets de Bucher…

— Je vous arrête ! dit-il…

Puis il m’attire dans un coin…

— Bon, vous le voulez trois jours au cachot ?

— Oui. Et au secret le plus absolu ! Ne lui permettez pas de communiquer avec l’extérieur, ne faites aucune commission dont il serait susceptible de vous charger, compris ?

— Comptez sur moi…

Cherio va pour sortir avec son sujet. Il se ravise :

— Ne m’aviez-vous pas dit qu’ils étaient deux ? demande-t-il…

— Si… Mais l’autre est parti en voyage…

Ça ne contrarie pas Cherio, au contraire… Des clients qui lui déballent des bouquets champêtres comme celui de Bucher, moins il en a mieux ça vaut !

CHAPITRE XV

Félicie est transportée d’allégresse en voyant revenir son petit gars sain et sauf… Ma blessure est refermée, en bonne voie de cicatrisation. Je la lui montre afin de la rassurer.

— J’ai beaucoup tremblé pour toi, dit-elle. J’avais l’impression que tu courais un grand danger !

Je rigole en pensant à mon plongeon du sixième.

— Tu plaisantes, m’man, ç’a été une vraie partie de plaisir…

Je la questionne sur l’enquête de police concernant la mort de Sion. Elle me dit que les pandores ont appris la nouvelle à la belle rouquine… Celle-ci s’est trouvée mal (moi je la trouvais bien). Ce petit cinéma a dû impressionner ces braves Ritals si amoureux des démonstrations exagérées.

— Qu’est-elle devenue ? m’enquiers-je.

— Elle est partie le jour même…

— Eh bien, m’man, nous allons faire une petite virouze aussi…

— Quand ?

— Dès demain… Je vais te faire visiter Gênes !

Elle me sourit.

— Je croyais que nous étions beaucoup plus près de Venise ?

— C’est juste ; m’man, t’as la géographie dans l’œil, seulement j’ai encore une petite affaire de rien du tout à régler à Genova !

Elle soupire :

— Encore !

— Oui… Ce sera la dernière… Après on revient passer huit jours ici, et je te mènerai à Venise, Rimini, etc. Des petits pachas, je te promets…

Gigi nous sert un repas particulièrement copieux et succulent… Les autres pensionnaires sont aimables tout plein. Ils nous disent qu’ils aiment beaucoup la France, malgré la couennerie de ceux qui prétendent présider à ses destinées. Je vois que, par sa gentillesse modeste, Félicie les a tous conquis…

On lui cède le meilleur fauteuil devant le poste de télé. Ce soir, on donne un film formidable d’avant 38. Une superproduction naveteuse avec Marlène Dietrich dans le rôle de Marlène Dietrich et je ne sais plus quelle truffe dans celui d’un autre ! Ça chiale du début à la fin. On voit une jeune femme dont le mari est tyrannique, empêché du zozor et affilié à un réseau d’espionnage.

Il la bat, la fout par terre à tout bout de champ, ce qui est grave, et à tout berzingue, ce qui est pire.

La Marlène se venge avec un gars du réseau adverse… Le mari tue l’amant… J’en suis là lorsque la petite Martha se faufile près de moi… Elle me glisse une main dévastatrice le long du genou. J’en suis gêné !

Elle a des projets précis que nous grimpons réaliser dès que possible. En supergala, sous le haut patronage d’honneur de Monsieur le Président de la République, je lui joue « On défoule Paméla » puis « Bien lavé ça ressert », drame hydrothérapique en deux actes et à la chlorophylle !

Le lendemain matin, nous nous levons malgré tout assez tôt… Je conseille à Félicie de prendre sa chemise de nuit et sa brosse à dents… Un expresso, et fouette cocher ! Nous partons pour Genova, via Firenze…

A cause des routes en lacet, il nous faut la journée pour atteindre le grand port qui donna naissance à Christophe Colomb, le plus espagnol des Italiens, qui, comme chacun le sait, découvrit qu’en découpant l’extrémité d’un œuf dur, on pouvait le faire tenir debout[12] !

Ces randonnées au volant me fatiguent. Pour des vacances peinardes, vous admettrez que je suis gâté ! Après ça, on pourra m’inscrire pour le prochain Rallye de Monte-Carlo !

Nous atteignons Gênes au crépuscule… Le ciel est d’un bleu tirant sur le mauve… Mille et une lumières brillent dans le port.

C’est féerique ! Les gratte-ciel dominant la ville ressemblent à une espèce de seconde ville en suspens au-dessus de la première… Nous descendons dans un hôtel important et nous allons illico sur le port… Une fois là, je me rencarde sur le Wander. Un type fringué comme un as de pique défraîchi et portant une casquette galonnée me renseigne… Je ne mets qu’un quart de plombe à dénicher le barlu dans cette armada de bâtiments de tout poil… C’est un vieux cargo poussif, noir comme un curé, avec une grosse cheminée baguée d’un cercle rouge.

Il est immobile sur l’eau huileuse ; inquiétant… Du moins pour moi qui sais ce qu’enferment ses flancs.

Je dis à Félicie de m’attendre un peu à l’écart et je monte à bord… Un gars se présente à moi sitôt que j’ai mis le pied sur le pont.

Il a un maillot cradingue, une casquette à la visière cassée. Il me pose une question en italien.

— Vous parlez français ? je demande…

Il secoue la tête… Puis lève la main en me faisant signe qu’il va me chercher quelqu’un de compétent.

Il s’évacue et je renifle un peu l’atmosphère… Plutôt malsaine… Je ne sais quoi d’hostile, de pénible, me hante comme une nuit écossaise.

J’en ai un frisson gluant le long de l’échine.

Quelques minutes s’écoulent et un officier paraît. Il est court sur pattes, trapu, avec une barbe poivre et sel et des yeux chafouins.

— Vous désirez ? me demande-t-il en un français guttural.

— Voir le capitaine Fulmer.

— C’est moi !

Je souris…

— O.K… Je suis le collaborateur de Bucher…

Il ne bronche pas, attendant la suite…

— Bucher n’a pas pu venir parce qu’il lui est arrivé un petit truc fâcheux…

Je souris pour l’amadouer, mais il reste de bois.

— Il est incarcéré à Montreux (Suisse)…

Je crois remarquer qu’un sourcil du capitaine se soulève…

— Rien de grave : il a eu des mots avec un inspecteur et l’autre était un grincheux…

Je me fouille :

— De toute façon, c’est moi qui devais venir… Voici un mot de Bucher à votre intention…

Je lui donne le billet que j’ai pris la précaution de faire écrire par l’Amerluche. Le capitaine le ligote en fronçant les sourcils. Puis il me dit :

— Un instant, s’il vous plaît…

Et il disparaît dans la coursive… Le mataf qui m’a reçu paraît et vient se placer devant l’échelle… Le capitaine a dû lui donner des instructions à mon sujet, car l’autre me regarde avec l’air de ne pas vouloir me laisser descendre si j’en avais envie. Je remarque que son futal fait une grosse bosse à droite… Où diantre Fulmer est-il allé ? Je suis vaguement inquiet… Dix minutes s’écoulent, enfin il réapparaît.

Son expression a changé. Il paraît détendu, presque courtois.

— Ça va, dit-il… Descendez…

Je le suis, prêt à empoigner l’ami tu-tues en cas de malheur… Je descends l’escalier roide qui conduit à la coursive… Je file le train à l’officier jusqu’à sa cabine… C’est propre, beaucoup plus propre que l’état du barbu ne le laisserait supposer, ripoliné, avec des coussins, des flacons intéressants…

— Asseyez-vous, me dit Fulmer…

Je m’assieds.

— Excusez, fait-il… Mais j’ai préféré comparer l’écriture de Bucher avec une lettre de lui que je possède… Il vaut mieux pécher par excès de prudence, n’est-il pas vrai ?

— Qui songerait à vous donner tort…

Mais j’ai eu chaud. Si le gars San-A n’était pas d’une prudence extrême, il se serait fait faire marron en la conjoncture !

Je tire de mon portefeuille les paperasses piquées à Bucher et les tends au capitaine…

— Je crois que c’est pour les opérations douanières… Il est question de coton…

Et je rigole manière de lui indiquer que ce coton-là ne servira jamais à faire des pansements, bien au contraire !

— Bon, tranche-t-il après avoir pris possession des fafs… Comment vont se dérouler les opérations ?

Je hausse les épaules.

— A vrai dire, je n’en sais rien encore… Nos acheteurs sont des gars très prudents… Je les rencontre demain à dix heures sur le quai… Je pense qu’un transbordement aura lieu… immédiatement. Soyez prêt avec vos hommes…

Je me lève… Je soupire en pensant à mon stylo. L’occasion de l’utiliser est rêvée… Si je le glissais dans un coin de la cabine du pitaine, tout sauterait… Seulement il y aurait du dégât dans le port, vu le chargement du barlu… De plus, la petite serait fichue car les Arabes, privés de leur camelote, s’en débarrasseraient rapidos !

Non, il faut attendre demain en espérant très fort que tout ira bien.

— A demain, capitaine Fulmer… Et ravi de vous avoir connu…

Il me dit :

— J’espère que Bucher vous aura remis l’argent !

Du coup, j’ai l’œsophage qui se déguise en corde à nœuds.

— Naturellement…

Il sourit.

— Et… bien entendu vous me verserez l’argent du fret avant le déchargement ?

— Ça va de soi !

Je suis plutôt dans les ennuis, vous ne trouvez pas ?

— Il a joint la prime ?

C’est le moment de préciser…

— Il m’a donné une somme globale pour vous, sans la détailler, vous vous attendiez à combien ?

J’ai parlé sec, en type que ces questions presque administratives emmouscaillent prodigieusement.

— Cinquante, dit-il…

Je pense que ce sont des dollars ! A moins qu’il ne s’agisse de millions de francs… Dans le doute, je m’abstiens.

— Il m’en a donné cinquante-cinq.

Le visage de l’autre s’épanouit.

— Parfait…

On se serre la louche très énergiquement, en vieux potes de toujours et, l’allure dégagée, je vais rejoindre Félicie qui commence à trouver le temps long.

CHAPITRE XVI

Dix plombes du matin !

Il y a un ramdam formidable sur le port. Brouhaha confus, intense ! Les sirènes qui ululent dans le ciel d’azur… Des gars qui galopent ! Des wagonnets sur des rails… Des grues avec leur zonzonnement régulier… Et des cris, des exclamations, des interjections, des onomatopées !

J’ai, de bon matin, affranchi Félicie sur le rôle qu’elle allait devoir jouer… Elle est bouleversée en sachant que la petite fille de l’hôtel K2 va lui être confiée et qu’elle devra la mettre à l’abri…

— Ton bizeness est simple, lui ai-je dit. Je me planterai bien en vue… Les types arriveront… Ils auront la fillette. Toi, tu te tiendras cachée à l’écart… Je dirai à Carolyne de te rejoindre… A cet instant, il y aura sur le quai une ambulance que je viens de commander en prétendant qu’elle était destinée à une enfant malade qu’on doit débarquer.

« Tu prendras l’enfant dans tes bras et tu iras à l’ambulance… Nous sommes à l’hôtel Ferrari, Via Emmanuel II, ne l’oublie pas… Donne simplement cette adresse et attends-moi dans ta chambre avec la petite… »

— Et toi ? a-t-elle murmuré…

— Ne t’occupe pas, j’en aurai presque fini…

— J’ai peur pour toi !

— Occupe-toi seulement de la gosse ! San-Antonio a son ange gardien ! Je l’ai convoqué pour ce matin…

C’est à lui que je pense, à mon ange gardien… Il s’appelle Félicie et, d’où je suis, en faisant les cent pas, je l’aperçois, immobile entre deux montagnes de caisses sur lesquelles le mot CUBA est écrit en caractères grands comme ça !

A cinquante mètres de là, l’ambulance mandée est stoppée… Son conducteur, un jeune gars brun en blouse blanche, fume une cigarette, assis sur le marchepied du tank…

De ce côté-là, ça joue…

Un clocher essaie de sonner dix coups dans le tumulte.

Je regarde ma montre, elle se déclare entièrement d’accord avec lui.

Bon Dieu, ces ouistitis ne vont pas tarder, j’espère… J’ai les nerfs qui sont survoltés… Un de ces quatre, faudra que je leur fasse mettre un disjoncteur !

Une minute s’écoule, puis deux, puis trois…

Je piaffe ! Qu’est-ce qu’ils maquillent, les Ben Bougnouls brothers ? Est-ce qu’il y aurait contrordre ? Est-ce que cette came de Bucher serait parvenu à feinter Cherio ? Est-ce que…

Soudain une main me frappe sur l’épaule. Je saute : c’est le plus jeune des Arbis, toujours avec son bath pardingue en poils de camel.

— Fidèle au rendez-vous, monsieur Bucher ? fait-il de sa voix nasale.

Je lui souris.

— Où est l’enfant ?

— Elle va arriver… Auparavant je voulais m’assurer que vous étiez bien seul… Je suis ici depuis six heures du matin !

— Non mais, qu’est-ce que vous croyiez ?

— Rien, je redoutais seulement… J’ai vu qu’il n’y avait que la vieille dame… Parfait…

Il ôte son chapeau marron et s’en évente la frime. C’est un signal… Une bagnole radine… Mon battant bondit dans ma gorge. A l’intérieur j’aperçois l’autre Africain avec Carolyne. Saine et sauve ! Et puis, en même temps que je vois l’enfant, je pense à une chose terrible ! La gosse ne va pas me sauter au cou… Ni m’appeler papa… Au contraire, comme elle se rappellera que je l’ai un peu brutalisée l’autre matin, elle va avoir les chocottes…

Je souris…

— Bon… Vous avez aussi l’argent ?

— Mon collègue l’a…

Je vais pour m’approcher de l’auto, mais il me retient.

— Minute… Avant de récupérer l’enfant, vous allez me dire sur quel bateau se trouve la marchandise. J’irai vérifier… Si ça va, on vous rend la gosse… Sinon l’auto démarre et vous n’entendrez plus jamais parler de la fille ! Et puis n’approchez pas de la voiture car elle filerait également… Autre chose : donnez-moi votre revolver !

J’hésite et le lui tends.

Ce sont des fortiches… Je me dis que leur coup est minutieusement préparé.

J’attends donc après lui avoir désigné le Wander.

L’Arbi s’y dirige, grimpe l’échelle et se met à parlementer sur le pont avec… Je ne suis qu’une intense prière… Pourvu que tout aille bien ! Si par hasard l’auto s’éloigne, je suis bourru. Pas moyen de tirer dans les pneus…

Je piétine et me tords les doigts en adressant des risettes à l’enfant qui me regarde d’un air craintif, le nez aplati contre la vitre de l’auto. L’autre zèbre n’a d’yeux que pour son aminche… Pourtant je l’ai vu déplacer son rétroviseur, ce qui lui permet de surveiller itou mes réactions.

Un instant s’écoule… Le gnare descend de la passerelle… Il s’approche de moi.

— Ça me paraît régulier, Bucher.

— Alors, rendez-moi la gosse…

— Attendez ! Le transbordement ne peut s’effectuer ici… Je l’ai prévu en pleine mer… Vous allez donner des ordres à votre capitaine pour qu’il appareille. Vous viendrez avec l’enfant… Lorsque tout sera fini, je vous remettrai l’argent et vous filerez à bord du Wander.

Je gronde :

— En voilà assez ! Je ne lèverai pas le petit doigt tant que la petite ne sera pas en sécurité !

Ses yeux deviennent presque blancs.

— Et moi je vous dis que si vous n’obéissez pas illico, l’auto fout le camp, compris ?

La sueur me dégouline le long de l’échine.

— Allons-y, tranché-je.

— Montez d’abord…

Il faut obéir. Je grimpe. Lui derrière. La porte de l’auto s’ouvre, le plus vieux des deux poils de chameau fait descendre la petite. Il la tire par la main vers l’échelle au milieu de laquelle je me suis arrêté pour voir.

— Avancez ! intime celui qui commande l’expédition.

Mon regard va chercher celui de Félicie entre ces caisses provenant de Cuba.

Elle est folle de désespoir… Elle pige que ça ne se passe pas comme prévu et que nous allons embarquer avec la môme…

Alors la voilà qui s’occupe de Carolyne… D’une bourrade maladroite, elle l’envoie de côté. Elle rafle la gosse et trotte vers l’ambulance.

L’Arabe pousse un juron, retrouve son équilibre et se lance à la poursuite de m’man. Son pote lui crie des trucs en arabe !

Je vois Félicie perdre du terrain.

— Attention, m’man ! crié-je à plein chapeau.

Je ne sais si au milieu du tintamarre elle a entendu…

Oui ! Elle se retourne… Elle voit l’autre sur elle… Elle recule… Choc ! Le gars titube encore… Félicie lâche la gamine et ramasse un morceau de chaîne cassée qui jonche le sol… Il n’y a que quatre ou cinq maillons, mais ils sont mahousses ! Elle lève ce bout de chaîne et l’abat dans la gueule du méchant qui se propulse à terre en bramant.

Le type de l’ambulance a entendu du bruit. Il a contourné les caisses et il assiste à la scène… Il s’avance. Félicie prend la petite dans ses bras… C’est son air digne, affolé, son air de brave femme qui décide le type de l’ambulance à agir… Il ramasse la petite, flanque m’man dans sa tire, se jette au volant.

Le carrosse décambute… L’Arabe se relève, sort son revolver… Pendant ces faits et gestes qui se sont déroulés en vingt secondes, mon tourmenteur a sorti également son feu. Il le braque sur moi, vert de rage.

— C’est toi qui vas payer, Bucher…

Il oublie une chose, c’est qu’étant engagé plus avant dans l’échelle, je le domine… Je chique au mec docile, lève les bras… Et je lève aussi le genou… Il le déguste là où l’on met une feuille de vigne aux statues. Il tire, mais la balle ne fait que m’effleurer, elle fait « ping » sur la coque du barlu… Son pote, qui s’apprêtait à défourailler sur l’ambulance, sursaute en entendant le coup de feu. Manque de réflexe, sans doute, il regarde… L’ambulance disparaît ! Alors il radine à la rescousse pour tirer son petit camarade de la merdouille.

Je n’ai pas perdu un quart de seconde. J’ai filé un coup de savate dans le bide à mon Mohamed… Puis un crochet au menton et il est allé s’écraser le pif sur le quai où il demeure sans connaissance… Voyant ça, l’autre courageux saute dans sa tire et démarre en trombe. Moi, je crains qu’il ne rattrape l’ambulance… Je saute à bas de l’échelle, ramasse le pétard du copain et je vide le chargeur sur l’arrière du véhicule… Poum ! Un boudin éclate. L’auto décrit une embardée… Le chauffeur essaie en vain de redresser la direction… Sa bagnole pique sur le quai, bute contre une bitte d’amarrage et tombe au jus… Des gars se ruent pour le tirer de là, mais la guinde s’engloutit en tourbillonnant dans l’eau noire… Moi, mine de rien, je fais glisser l’autre type inanimé dans la tisane… Puisque c’étaient des amis inséparables, hein ?

Nature, cette épopée a attiré au bastingage du Wander une bonne partie de l’équipage… Je monte à bord… J’ai encore du boulot à accomplir… Le capitaine pousse une sale gueule, je vous le dis.

— Qu’est-ce que ça signifie ? fait-il.

— Ça signifie que les acheteurs ont voulu me posséder… Ils avaient kidnappé ma fille… Vous parlez, ces foies blancs !

Je m’essuie le visage. La balle du crépu m’a égratigné l’oreille gauche.

— Filez-moi un coup de scotch, dis-je au capitaine.

Il fait la grimace.

— Descendez dans ma cabine. Je vous rejoindrai dès que j’aurai donné mes ordres.

Je descends ; une fois seul, au lieu de pinter du rye, je m’empare du fameux stylo… J’arrache la plume, dévisse le corps d’ébonite, j’introduis la plume dedans et je glisse l’instrument dans le tiroir d’un placard… Voilà, chef, mission remplie…

Maintenant, il ne me reste plus qu’à mettre les adjas avant le badaboum ; les feux d’artifice n’étant pas mon fort… Ni mon faible !

Je m’engage dans la coursive après avoir jeté un regard à ma breloque. Il est dix heures vingt. A vingt-cinq, il y aura du remue-ménage dans le port de Gênes !

Le barlu est agité d’un frémissement. Comme je m’approche de l’escalier, le capitaine paraît.

— Vous appareillez ? demandé-je.

— Immédiatement. Vos manigances vont attirer l’attention sur mon bâtiment et je n’ai pas envie qu’on fouille ma cale !

— C’est plus prudent, en effet. Bon, je descends pour en référer à Bucher, il prendra contact avec vous dès que…

La capitaine Fulmer secoue la tête.

— Pas du tout, vous restez avec nous…

Alors là, les enfants, là je les ai comme l’infante d’Espagne qui était toute petite et qu’un duègne gardait !

— Co… comment ? bégayé-je.

Il a une bouille implacable.

— Je dis que vous restez ici ! Je ne vous lâcherai que lorsque j’aurai touché mon dû… J’en ai assez de ces histoires !

— Mais, vous le toucherez… L’argent est à mon hôtel… Le temps de…

Je file un regard à ma breloque : une minute vient de s’écouler depuis que…

— Vous deviez l’emporter ce matin.

— Je…

— Vous vouliez me posséder ! Si vos intentions avaient été pures, vous ne seriez pas venu sans l’argent… Je tirerai tout ça au clair avec Bucher.

Il crie :

— Hank ! Steve !

Deux matafs du genre « laissez passer ce monsieur » s’insinuent dans la coursive… Mon sang cogne à mes tempes. J’ai mal au cœur. Je me sens faible… Le stylo explosif (nouvelle farce et attrape) est en train d’agir… Dans trois minutes, il explosera et on ne retrouvera que ma dent en or !

Le barlu remue… Il quitte le port lentement… Tant mieux pour les bâtiments voisins…

Fulmer dit quelque chose en danois. Les deux matafs me cramponnent chacun par une aile et m’entraînent.

On va au fond de la coursive… Ils ouvrent une porte, près de la cabine du vieux… Comme ça, je vais être aux premières loges pour le zim-boum-boum !

Plus que deux minutes et demie… Peut-être même pas… San-Antonio, mon chéri, c’est le moment de faire quelque chose… Les gars me propulsent à l’intérieur de la cabine… Je vois que le hublot est aveuglé par une plaque de tôle… Rien à faire…

Je me retourne… Incident technique… En me balançant, il m’ont accroché le pied dans une rainure du parquet et j’ai perdu mon soulier droit. Le plus gros se baisse pour l’enlever car il gêne la fermeture de la lourde. Je n’hésite pas. Prenant appui sur mon pied déchaussé, j’envoie un terrible coup de chaussette à clous dans le crâne du marin baissé. Il ne dit rien et s’écroule. Je me rue à l’extérieur. L’autre, qui filait déjà, se retourne. Il a droit à un une-deux à la nuque qui lui fait voir le pays d’Hamlet comme à travers un porte-plume souvenir !

Je l’enjambe sans m’excuser et je bombe… J’atteins le bout de la coursive… Je grimpe l’escalier… Vite ! Vite ! C’est maintenant une question de secondes… Vite, vite… Le capitaine est là… Mais il y aurait une locomotive que ça ne m’empêcherait pas de passer. Quand on a les jetons à ce point, aucune force au monde ne peut vous arrêter…

— Arrêtez ou je tire ! aboie-t-il.

— Ta gueule, hé, c… ! lui lâché-je malgré mon essoufflement. Ton barlu va sauter, j’y ai placé une bombe !

Il est tellement éberlué qu’il ne pense pas à prendre son pistolet. Je traverse le pont en quatre enjambées.

Le temps me scie les oreilles. Je crois que la fatale seconde va se produire…

Je pique dans la baille… Nom d’un cannibale à roulettes ! ça devrait être maintenant… Oui, ça devrait… A moins que j’aie perdu la notion exacte du temps ?

Je nage comme un fou en direction du port. Nous n’avons pas encore franchi la jetée. Je nage comme un dingue. Et il ne se produit toujours rien… Je nage encore, encore… Je nage… Je dépasse un bâtiment qui gagne les quais… Et j’espère pour ma peau… Si l’explosion se produit maintenant, je m’en sortirai peut-être.

Alors ?

Alors quoi… Je suis loin du Wander… Je me retourne et le vois sur le point de sortir du port… Est-ce que je n’ai pas su armer le stylo ? Est-ce qu’il était de qualité inférieure ? Est-ce qu’il a du retard ? Est-ce…

Et soudain, ce que j’attendais, ce que je redoutais, ce que j’espérais, se produit… Il y a une formidable explosion, suivie, ou plutôt accompagnée, d’une chiée d’autres. C’est une grappe de bruits infernaux !

Le tonnerre à l’état pur ! La quintessence du bruit !

La flotte a un grand frisson profond… Je fais la planche et je regarde… A la place du Wander, il ne reste que d’extraordinaires débris et un nuage de fumée qui évoque le champignon de Bikini[13] !

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