I. Or donc, les Chefs des gnomes s’assemblèrent, et l’Abbé Gurder leur dit : Oyez les paroles de l’Étranger.
II. Et grande fut la colère de certains, car ils dirent : C’est un Étranger, en effet ; par conséquent, pourquoi l’écouterions-nous ?
III. Et l’Abbé Gurder déclara : Parce que ainsi l’a voulu l’ancien Abbé, et que telle est également ma volonté.
IV. En entendant ces Paroles, ils ronchonnèrent mais se turent.
V. Et l’Étranger leur dit : Sur le Chapitre des rumeurs d’une Démolition, j’ai conçu un Plan.
VI. Ne fuyons point tels les Cloportes lorsqu’on retourne une vieille Bûche, mais partons en Gnomes Braves et Libres, à l’Heure qui nous conviendra.
VII. Or ils l’interrompirent et s’enquirent : C’est quoi, des Cloportes ? Et l’Étranger répondit : Bon, disons des Rats, alors.
VIII. Emportons avec nous les objets qui nous seront nécessaires pour recommencer notre vie Dehors, non point en un autre Grand Magasin, mais sous la Voûte du Ciel. Prenons avec nous les vieillards et les enfants, et Tout ce qui nous sera nécessaire, tant Nourriture que Matériel ou Informations.
IX. Et ils demandèrent : Comment ça, tout ? Et il répondit : Tout. Et ils lui répliquèrent : Mais cela n’est point Possible.
— Mais si, expliqua Masklinn. Il suffit de voler un camion.
Un silence de mort s’abattit sur l’assistance.
Le comte de Quincailleri arqua un sourcil.
— Ces gros objets puants avec une roue à chaque coin ? s’enquit-il.
— Exactement, répondit Masklinn.
Tous les yeux s’étaient désormais tournés vers lui et il se sentit rougir.
— Ce gnome est un sot ! jeta le duc de Merceri. Même si le Grand Magasin était en danger – et je ne vois aucune raison, aucune ! je le répète, de le croire -, son idée est pure fantasmagorie.
— Voyez-vous, fit Masklinn en sentant croître sa rougeur, ils sont très spacieux, on peut emporter tout le monde, voler des livres qui nous diront comment faire les choses…
— Je vois s’agiter sa bouche et danser sa langue, mais je n’entends aucune parole sensée, lança le duc.
Un éclat de rire nerveux partit de quelques gnomes de son entourage. Du coin de l’œil, Masklinn aperçut Angalo qui se tenait, le visage brillant, aux côtés de son père.
— Sans vouloir offenser notre défunt Abbé, déclara avec hésitation un nobliau, j’ai entendu dire qu’il y avait d’autres Grands Magasins au-Dehors. Car enfin, nous avons bien dû vivre quelque part avant le Grand Magasin. (Il avala sa salive avec difficulté.) Ce que je veux dire, c’est que, si le Grand Magasin a été bâti en 1905, où vivions-nous en 1904 ? Sans vouloir vexer personne.
— Il n’est pas question d’aller dans un autre Grand Magasin, dit Masklinn. Je parle de vivre libres.
— Et je ne veux plus écouter toutes ces sottises. Le vieil Abbé était un homme sage, mais il a dû perdre quelque peu son bon sens sur le tard, trancha le duc.
Il tourna les talons et sortit avec fracas. La plupart des seigneurs lui emboîtèrent le pas. Certains à contrecœur, remarqua Masklinn ; en fait, plusieurs s’attardèrent au fond de la salle, de façon à pouvoir prétendre, si on leur posait une question, que, justement, ils se préparaient à quitter les lieux.
Parmi ceux qui étaient restés, on dénombrait le comte, une petite bonne femme à l’embonpoint respectable, que Gurder dit être la baronne d’Égustation, et une poignée de hobereaux des sous-rayons.
Le comte regarda autour de lui dans un mouvement théâtral.
— Ah, enfin, on respire. Continuez, jeune homme.
— En fait, c’est à peu près tout, avoua Masklinn. Je ne peux rien mettre au point tant que je ne connaîtrai pas certaines informations supplémentaires. Par exemple, est-ce qu’on peut fabriquer l’électrique ? Pas le voler au Grand Magasin, mais en fabriquer nous-mêmes ?
Le comte se caressa le menton.
— Vous me demandez de vous révéler des secrets de rayon ?
— Messire, intervint sévèrement Gurder, si nous nous lançons dans cette dangereuse entreprise, il est vital que ce soit en parfaite coopération les uns avec les autres, et que nous mettions en commun notre savoir.
— Il a raison, renchérit Masklinn.
— Absolument, reprit Gurder d’un ton ferme. Nous devons agir pour le bien commun des gnomes.
— Bien dit, fit Masklinn. Et voilà pourquoi les Papeteri, pour leur part, apprendront à tous les gnomes qui en feront la demande… à lire.
Il y eut un silence, rompu par le léger râle d’un Gurder qui essayait de ne pas s’étouffer.
— À lire ? ? couina-t-il.
Masklinn hésita. Après tout, il était allé assez loin, autant poursuivre jusqu’au bout. Il vit Grimma le fixer.
— Aux femmes aussi.
Cette fois-ci, ce fut au tour du comte de sembler surpris. La baronne par contre souriait largement. Gurder laissait toujours fuser d’infimes piaulements. Masklinn se lança.
— Les étagères du rayon Papeteri regorgent de livres de toutes sortes. À chaque tâche que nous voulons accomplir correspond un livre qui nous enseignera la façon de procéder. Mais nous allons avoir besoin de nombreux volontaires pour les lire, afin de découvrir ce dont nous avons besoin.
— Je crois que ce dont notre ami Papeteri a besoin, c’est de boire un verre d’eau, fit observer le comte. Tout cet esprit de collaboration et de partage le submerge, ce me semble.
— Jeune homme, intervint la baronne, ce que vous dites est peut-être vrai, mais un de ces précieux livres nous apprendra-t-il à piloter votre fameux camion ?
Masklinn hocha la tête. Il attendait cette question. Grimma apparut derrière lui, traînant un mince opuscule qui était presque aussi grand qu’elle. Masklinn lui prêta main-forte pour le mettre debout, de façon à ce que chacun puisse le voir.
— Voyez, il y a des mots inscrits dessus, annonça-t-il fièrement. Je les ai déjà appris. Ils disent… (Il indiqua chacun de son épieu au fur et à mesure qu’il les énonçait.) Le… Code… de… la… Route. Le Code de la Route. Il y a des images, à l’intérieur. Quand on apprend le Code de la Route, on sait conduire. C’est écrit à l’intérieur. Code de la Route, ajouta-t-il, un peu gauchement.
— Et je suis en train de déchiffrer le sens de certains mots, annonça Grimma.
— Elle sait en lire quelques-uns, renchérit Masklinn.
Il ne put s’empêcher de remarquer que ce fait intéressait visiblement la baronne.
— Et ce n’est pas plus compliqué que ça ? demanda le comte.
— Euh…
Masklinn s’était déjà posé la question. Il avait l’obscur pressentiment que ça ne pouvait pas être aussi simple, mais on n’avait plus le temps de se soucier de détails qu’on pourrait étudier plus tard. Qu’avait dit l’Abbé ? L’important, quand on est un chef, n’est pas d’avoir tort ou raison, mais d’être catégorique. Bien sûr, avoir raison aide beaucoup.
— Eh bien, ce matin, annonça-t-il, je suis allé jeter un coup d’œil dans le nid de camions. Le garage, je veux dire. En faisant l’escalade, on peut regarder à l’intérieur. Il y a des leviers et une roue, et des tas de choses, mais je suppose qu’on peut apprendre à s’en servir en les essayant. (Il prit une profonde inspiration.) Ça ne doit pas être bien compliqué, sinon les humains n’y arriveraient pas. Les gnomes durent concéder cet argument.
— Tout à fait fascinant, fit le comte. Puis-je vous demander ce que vous attendez de nous, maintenant ?
— Des gens, répondit simplement Masklinn. Tous ceux que vous pourrez nous céder. Et surtout tous ceux dont vous ne pouvez pas vous passer. De plus, il faudra les nourrir.
La baronne regarda le comte. Il opina, aussi opina-t-elle également avant de prendre la parole :
— J’aimerais simplement demander à la jeune fille si elle se sent bien. Après toute cette lecture, je veux dire.
— Je ne connais que quelques mots, s’empressa de préciser Grimma. Droite, gauche et bicyclette, par exemple.
— Et vous n’avez ressenti aucune tension sous votre crâne ? insista la baronne en choisissant ses termes.
— Pas vraiment, m’dame.
— Hmm. Voilà une nouvelle passionnante, jugea la baronne en fixant Gurder.
Le nouvel Abbé s’assit.
— Je… Je… bafouilla-t-il.
Intérieurement, Masklinn se permit un gémissement. Il avait pensé qu’apprendre à conduire, apprendre comment fonctionnait un camion, apprendre à lire, seraient des tâches difficiles, mais ce n’étaient que… que de simples travaux délicats. On pouvait cataloguer toutes les difficultés dès le départ. En s’acharnant suffisamment, on finirait bien par les surmonter. Mais il avait eu raison : le plus gros obstacle allait venir des gens eux-mêmes.
Finalement, il y en eut vingt-huit.
— Insuffisant, jugea Grimma.
— C’est un début, répondit Masklinn. Je crois que nous en obtiendrons d’autres avec le temps. Il faut que tous apprennent à lire. Pas de façon parfaite, mais assez bien pour se débrouiller. Ensuite, les cinq meilleurs doivent apprendre à enseigner aux autres.
— Comment as-tu eu l’idée de tout ça ?
— C’est le Truc qui me l’a appris. On appelle ça l’analyse du chemin critique. En clair, il y a toujours une chose par laquelle tu aurais dû commencer. Par exemple, si tu veux construire une maison, il faut savoir fabriquer des briques, mais avant de fabriquer des briques, il faut savoir quelle sorte d’argile on utilise. Et ainsi de suite.
— C’est quoi, l’argile ?
— J’en sais rien.
— Et les briques ?
— Chuis pas sûr.
— Bon. Et une maison, alors ?
— Là, j’ai pas encore tout compris, répondit Masklinn. Mais, de toute façon, c’est capital. L’analyse du chemin critique. Et il y a aussi l’entretien de la progression.
— Et c’est quoi, ça ?
— Je crois que ça veut dire engueuler les gens : « Comment, c’est pas encore fini ? » (Masklinn baissa le regard vers ses pieds.) Je crois qu’on peut confier ce rôle à Mémé Morkie. Je ne pense pas que la lecture l’intéressera énormément, mais quand il s’agit de crier un bon coup, elle n’a pas son pareil.
— Et moi, dans tout ça ?
— Je veux que tu apprennes encore mieux à lire.
— Mais pourquoi ?
— Parce que nous devons apprendre à penser.
— Mais je sais déjà, moi !
— Chuis pas sûr. Enfin, je veux dire, oui, d’accord, tu sais, mais il y a des choses auxquelles nous sommes incapables de penser, parce que nous ne connaissons pas les mots qui conviennent. Comme les gnomes du Grand Magasin. Ils ne savent même pas à quoi ressemblent vraiment la pluie et le vent !
— Je sais. J’ai essayé d’expliquer la neige à la baronne, mais…
Masklinn opina.
— Tu vois bien. Ils ne savent pas, et ils ne savent même pas qu’ils ne savent pas. Et nous ? Qu’est-ce que nous ne savons pas ? Il faudrait lire tout ce qu’on trouve. Gurder n’aime pas trop ça. Il répète que la lecture devrait être le domaine réservé des Papeteri. Mais leur problème, c’est qu’ils ne cherchent pas à comprendre.
Gurder avait été furieux.
— Lire ? s’était-il exclamé. Tous les gnomes vont venir ici, jusqu’aux plus stupides, et ils vont user les textes à force de les regarder ! Vas-y, ne te gêne pas, distribue tous nos secrets à la cantonade ! Apprends-leur aussi à écrire, tant que tu y es !
— On verra ça plus tard, répondit doucement Masklinn.
— Hein ?
— Ça a moins d’importance, tu comprends.
Gurder donna un coup de poing dans le mur.
— Nom d’Arnold Frères (fond. 1905) ! Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas d’abord demandé la permission ?
— Tu me l’aurais accordée ?
— Bien sûr que non !
— Eh bien voilà. C’est pour ça.
— Quand j’ai dit que je t’aiderais, je ne m’attendais pas à en arriver là ! hurla Gurder.
— Moi non plus ! contra Masklinn.
Le nouvel Abbé s’arrêta net.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je croyais que tu m’aiderais, répondit simplement Masklinn.
Gurder sembla se dégonfler.
— Bon, bon. Tu sais bien que je ne peux plus m’y opposer, maintenant, pas devant tout le monde. Fais ce que tu dois faire. Prends tous les gens dont tu auras besoin.
— Parfait. Quand peux-tu te mettre à l’ouvrage ?
— Moi ? Mais…
— Tu le dis toi-même : tu es le meilleur lecteur.
— Oui, bien entendu, c’est le cas, mais…
— Parfait.
Ils s’habituèrent à ce mot, avec le temps. Masklinn savait le moduler sur un ton qui indiquait que tout était réglé et qu’il était inutile d’y revenir.
Gurder moulina des mains de façon encore plus frénétique.
— Que veux-tu que je fasse ?
— Combien de livres y a-t-il ?
— Des centaines ! Des milliers !
— Est-ce que tu sais de quoi ils parlent tous ?
Gurder le regarda avec une totale hébétude.
— Mais tu réalises ce que tu es en train de me demander ?
— Non, mais je veux le savoir.
— Ils parlent de tout ! Tu n’imagines pas ! Ils sont remplis de mots que je ne comprends pas moi-même.
— Est-ce que tu peux dénicher un bouquin qui t’aidera à comprendre les mots que tu ne comprends pas ? demanda Masklinn.
C’est de l’analyse du chemin critique, se dit-il. Bon sang, je fais ça sans même y penser.
Gurder hésita.
— C’est une suggestion pertinente, reconnut-il.
— Je veux tout savoir sur les camions, sur l’électrique et sur la nourriture. Et ensuite, je veux que tu me trouves un livre qui parlera… qui parlera…
— Eh bien ?
Masklinn parut désemparé.
— Y a-t-il un livre qui nous dira comment des gnomes peuvent conduire un camion conçu pour les humains ?
— Tu ne sais pas ça, toi ?
— Pas… vraiment. J’espérais un peu qu’on trouverait la solution le moment venu.
— Mais tu nous as dit qu’il suffisait d’apprendre le Code de la Route !
— O… oui. Et le livre affirme qu’on doit connaître le Code de la Route avant de savoir conduire. Mais j’ai tout de même l’impression que ça n’est peut-être pas aussi simple.
— Bonnes Affaires ! Protégez-nous !
— Je le souhaite, répondit Masklinn. De tout mon cœur.
Enfin vint l’heure de mettre les connaissances à l’épreuve de la pratique.
Le nid de camions était glacé et empestait les sens. Et si les gnomes tombaient de leur poutrelle, le sol était vraiment très loin. Masklinn s’efforça de ne pas regarder vers le bas.
Au-dessous d’eux se trouvait un camion. Il paraissait beaucoup plus grand ici que Dehors. Énorme et rouge, farouche dans la pénombre.
— On est assez loin, jugea Masklinn. Nous sommes juste au-dessus du bout qui dépasse où s’assoit le conducteur.
— La cabine, intervint Angalo.
— C’est ça. La cabine.
L’arrivée d’Angalo avait surpris tout le monde. Il était apparu dans le rayon Papeterie, le souffle court, le visage rubicond, et avait exigé d’apprendre à lire.
Pour pouvoir étudier les camions.
Ces engins le fascinaient.
— Mais ton père est opposé à toute notre entreprise, avait fait remarquer Masklinn.
— C’est sans importance, répliqua vertement Angalo. Ce n’est rien pour vous, vous y avez été, là-bas ! Moi, je veux voir tout ça, je veux aller Dehors, je veux savoir si c’est vrai !
Il avait manifesté peu de dons pour la lecture. Mais alors qu’il s’entêtait jusqu’à en avoir mal au cerveau, les Papeteri lui avaient déniché des livres illustrés d’images de camions. Maintenant, il en savait sans doute plus long sur le sujet que n’importe quel autre gnome. Ce qui ne voulait pas dire grand-chose, Masklinn devait le reconnaître.
Il entendit Angalo marmonner en enfilant les sangles.
— Embrayage, disait-il. Vitesses. Volant. Essuie-glace. Transmission automatique. Appel à toutes les patrouilles. Un hamburger et des frites, un milk-shake. Les routiers sont sympa.
Il leva les yeux et adressa un sourire grave à Masklinn.
— Paré, annonça-t-il.
— Bon. Alors, souviens-toi bien : ils ne laissent pas toujours les fenêtres ouvertes. Si elles sont fermées, tu donnes un coup sur la corde et on te remonte, OK ?
— Roger.
— Hein ?
— C’est du camionneur. Ça veut dire oui, expliqua Angalo.
— Oh ! Très bien. Bon, quand tu seras à l’intérieur, cherche-toi une cachette pour pouvoir surveiller le chauffeur…
— Oui, oui, tu m’as déjà expliqué tout ça, s’impatienta Angalo.
— Très bien, bon, d’accord. Tu as pris tes sandwiches ?
Angalo tapota le paquet accroché à sa taille.
— Ainsi que mon calepin. Paré au départ. À fond la caisse.
— Hein ?
— Ça veut dire on y va, en camionneur.
Masklinn parut intrigué.
— Il faut vraiment savoir tout ça pour en piloter un ?
— Négamatif, répliqua Angalo avec un sourire satisfait.
— Oh ? Enfin, du moment que tu comprends ce que tu racontes, c’est le principal.
Dorcas, qui supervisait la manœuvre de la corde, vint donner une tape sur l’épaule d’Angalo.
— Tu es certain de ne pas vouloir emporter la combinaison de Dehors ? demanda-t-il avec un dernier espoir.
Elle présentait une forme conique et se composait d’étoffe épaisse tendue sur un cadre de bois qui évoquait un parapluie et pouvait se replier. Un modeste hublot permettait de voir à l’extérieur. Dorcas avait insisté pour la mettre au point, afin de protéger les Dehors-nautes.
— Après tout, avait-il expliqué à Masklinn, tu es peut-être adapté à la Pluie et au Vent, toi. Et si vos têtes avaient acquis une dureté exceptionnelle ? On n’est jamais trop prudent.
— Je ne crois pas. Merci quand même, répondit poliment Angalo. Elle est vraiment très lourde et je ne pense pas quitter le camion pendant ce voyage.
— Parfait, conclut Masklinn. Bon, laissons tomber. Pas toi, bien sûr, Angalo. Hahaha ! Prêts à soutenir la charge, les enfants ? À toi, Angalo.
Puis, comme on doit toujours en faire plutôt trop que pas assez et qu’on ne sait jamais ce qui peut s’avérer utile, il ajouta :
— Qu’Arnold Frères (fond. 1905) veille sur toi.
Angalo enjamba le rebord avec précaution et, graduellement, sa silhouette en rotation s’éloigna dans la pénombre, tandis que l’équipe laissait soigneusement filer le cordon. Masklinn priait pour qu’ils aient prévu une longueur suffisante ; le temps de procéder à des mesures précises leur avait manqué.
Il sentit une tension impérieuse sur le cordon et se pencha pour scruter l’abîme. La forme minuscule d’Angalo se trouvait à un mètre en dessous de lui.
— S’il devait m’arriver quoi que ce soit, je ne veux pas qu’on mange Bobo, lança ce dernier.
— Ne t’inquiète pas, répondit Masklinn. Tout va bien se passer.
— Oui, je sais. Mais sinon, il faudra confier Bobo à de bons maîtres.
— Pas de problèmes. De bons maîtres. C’est entendu.
— Qui ne mangent pas de rat. Promis ?
— Aucun mangeur de rat, c’est juré.
Angalo hocha la tête. L’équipe recommença à laisser filer le cordon.
Enfin, Angalo atteignit son but et traversa en toute hâte le toit pentu pour gagner le côté de la cabine. Le simple fait de l’observer donnait le vertige à Masklinn.
La silhouette disparut. Au bout d’un moment, leur parvinrent deux coups sur le cordon, ce qui signifiait : donnez du mou au filin. Ils obéirent. Puis suivirent trois coups. Faibles, mais… il y en avait trois, sans erreur possible. Ils se répétèrent après quelques secondes.
Masklinn recommença à respirer avec un gros soupir.
— Angalo a atterri, annonça-t-il. Remontez le fil. Nous le laisserons sur place, au cas où… enfin, je veux dire, pour son retour.
Il risqua un nouveau coup d’œil vers la masse formidable du véhicule. Des camions sortaient, des camions entraient, et certains théoriciens gnomes tels que Dorcas soutenaient qu’il s’agissait des mêmes. Ils sortaient chargés de marchandises et rentraient, également chargés de marchandises. Quant à savoir pourquoi Arnold Frères (fond. 1905) éprouvait le besoin d’envoyer ses marchandises se promener durant la journée, personne n’avait de réponse à cette question. La seule certitude était qu’ils rentraient toujours au bout d’une journée, deux au maximum.
Masklinn considéra le camion où était désormais installé l’explorateur. Où irait-il, qu’allait-il lui arriver ? Que verrait Angalo avant de rentrer ? Et s’il ne revenait pas, qu’est-ce que Masklinn allait bien pouvoir raconter à ses parents ? Qu’il fallait envoyer quelqu’un, qu’Angalo avait supplié qu’on l’envoie, qu’on devait apprendre à conduire un camion, que tout dépendait de l’explorateur ? Masklinn savait que ces explications ne pèseraient pas lourd en de telles circonstances.
À côté de lui, Dorcas se pencha.
— Ça va bougrement être du boulot, pour faire descendre tout le monde par ce chemin, dit-il.
— Je sais. Il faudra trouver mieux.
Le doigt de l’inventeur se pointa vers les autres camions silencieux.
— Il y a une petite marche, là-bas, juste à côté de la porte du conducteur, regarde. Si on pouvait y grimper et passer une corde autour de la poignée…
Masklinn secoua la tête.
— Trop haut, dit-il. C’est un petit pas pour l’homme, mais un grand bond pour la gnomité.