I. Or il y eut des gens pour dire : Nous avons vu les nouvelles Annonces d’Arnold Frères (fond. 1905) dans le Grand Magasin, et nous sommes troublés, car nous n’en comprenons point le Sens.
II. En cette saison devrait se tenir le Fêtons Noël, et pourtant les Panneaux ne sont point ceux du Fêtons Noël.
III. Ce ne sont point non plus ceux de la Quinzaine du Blanc, ni ceux de la Rentrée des Classes, ni du Printemps des Prix, et point non plus l’Été des Affaires, ni aucune Annonce que nous reconnaissons en son Temps.
IV. Car ces Annonces proclament : Liquidation. Et nos Cœurs en sont troublés.
Gurder, avec force courbettes et révérences, les conduisit plus profondément en territoire Papeteri. Il flottait une odeur de moisi. Çà et là s’empilaient des choses dont on apprit à Masklinn qu’il s’agissait de livres. Il ne comprit pas bien quel usage on en faisait, mais Dorcas paraissait les tenir en grande estime.
— Regardez-moi ça, disait-il. Bien des choses là-dedans pourraient nous être bougrement utiles, et les Papeteri les surveillent comme… comme…
— Comme quelque chose de bien surveillé ? suggéra Masklinn.
— Exactement. Exactement. C’est tout à fait ça. Ils les regardent fixement, sans arrêt. Ils appellent ça lire. Mais ils n’y comprennent rien.
Dans les bras de Torritt, le Truc vrombit, et quelques voyants s’allumèrent.
— Les livres sont un dépôt de savoir ? demanda-t-il.
— On prétend qu’ils contiennent beaucoup de choses, assura Dorcas.
— Il est vital que vous en obteniez, conclut le Truc.
— Les Papeteri y tiennent jalousement, expliqua Dorcas. Les livres brûlent la cervelle de ceux qui ne savent pas les lire comme il convient, selon eux.
— Par ici, s’il vous plaît, fit Gurder en écartant une barrière en carton.
Quelqu’un les attendait, assis dans une posture raide sur une pile de coussins, le dos tourné aux nouveaux arrivants.
— Ah ! Gurder, dit-il. Entre. Parfait.
C’était l’Abbé. Il ne se retourna pas.
Masklinn poussa Gurder du coude.
— La première entrevue a déjà été assez pénible. À quoi bon recommencer cette comédie ?
Gurder lui adressa un regard qui semblait dire : faites-moi confiance, c’est le seul moyen.
— As-tu commandé de la nourriture, Gurder ? demanda l’Abbé.
— Monseigneur, je m’apprêtais…
— Charge-t’en sur-le-champ.
— Très bien, monseigneur.
Gurder jeta un nouveau regard implorant à Masklinn avant de disparaître prestement.
Les gnomes attendirent avec embarras, en se demandant ce qui allait se passer.
L’Abbé prit la parole.
— J’ai presque quinze ans. Je suis plus vieux que certains rayons du Grand Magasin. J’ai vu beaucoup de choses merveilleuses, et je vais bientôt partir à la rencontre d’Arnold Frères (fond. 1905) avec l’espoir d’avoir été un gnome bon et vertueux. Je suis si vieux que certains gnomes me confondent d’une certaine façon avec le Grand Magasin, et ils redoutent de le voir disparaître quand je ne serai plus là. Et maintenant, vous venez prétendre la même chose. Qui est le responsable du groupe ?
Masklinn regarda Torritt, mais tous les autres le regardaient, lui.
— Eh bien, euh… Moi, je suppose, dit-il. Pour le moment, en tout cas.
— Voilà, c’est ça, confirma Torritt, soulagé. C’est juste pour le moment que je lui confie la responsabilité du groupe. Parce que le chef, c’est moi.
L’Abbé hocha la tête.
— Sage décision, dit-il.
Torritt eut un sourire radieux.
— Restez ici avec la boîte qui parle, demanda l’Abbé à Masklinn. Tous les autres, veuillez quitter la pièce, je vous prie. On va vous apporter de quoi manger. Veuillez attendre à côté.
— Hem, intervint Masklinn. Non.
Il y eut un silence.
Puis, d’une voix infiniment douce, l’Abbé s’enquit :
— Et pourquoi pas ?
— Parce que, voyez-vous, hem… nous formons un groupe uni. On ne nous a jamais séparés.
— Un sentiment tout à fait louable. Mais vous vous en apercevrez, la vie ne fonctionne pas ainsi. Allons, allons. J’aurais des difficultés à vous faire du mal, vous ne croyez pas ?
— Vas-y, discute avec lui, Masklinn, fit Grimma. Nous ne serons pas loin. Ça n’a pas d’importance.
À contrecœur, il acquiesça.
Quand ils furent partis, l’Abbé se retourna. Vu de près, il semblait encore plus vieux qu’auparavant. Son visage n’était pas simplement ridé. En fait, il ne formait qu’une unique et immense ride. L’Abbé était déjà d’âge mûr à la naissance du vieux Torritt, se dit Masklinn. Il est assez vieux pour être le grand-père de Mémé Morkie !
L’Abbé sourit. Cela ne semblait pas lui venir naturellement. On aurait dit qu’on lui avait expliqué la théorie à mettre en œuvre sans qu’il ait jamais eu l’occasion de l’appliquer.
— J’ai cru comprendre que vous vous nommiez Masklinn, dit-il.
Masklinn ne put le nier.
— Je ne comprends pas ! ajouta le jeune gnome. Vous me voyez ? Il n’y a pas dix minutes, vous affirmiez que je n’existais pas et voilà que vous me parlez !
— Rien de très étrange là-dedans. Il y a dix minutes, l’affaire était officielle. Miséricorde, je ne peux pas laisser les gens croire que je fais fausse route depuis le début, quand même ? Les Abbés réfutent l’existence de quoi que ce soit au-Dehors depuis des générations. Je ne peux pas annoncer brusquement qu’ils se trompaient tous. Les gens penseraient que je suis devenu fou.
— Ah bon ?
— Oh, mais oui. C’est de la politique, voyez-vous. Les Abbés ne peuvent pas sans arrêt changer d’avis. Vous vous en apercevrez un jour. L’important quand on est chef n’est pas d’avoir tort ou raison, mais d’être catégorique. Sinon, les autres ne sauraient pas quoi penser. Bien sûr, avoir raison aide beaucoup, concéda l’Abbé.
Il s’enfonça dans son fauteuil.
— Le Grand Magasin a été le siège de guerres terribles, jadis, poursuivit-il. Terribles. Une période effroyable de notre Histoire. Les gnomes s’entre-déchiraient. C’était il y a des dizaines d’années, bien entendu. Il se trouvait toujours un gnome pour juger que sa famille devait diriger le Grand Magasin. La Bataille du Monte-Charge. La Campagne des Livraisons, les abominables Guerres du Rez-de-Chaussée… Mais tout cela appartient désormais au passé. Et savez-vous pourquoi ?
— Non.
— Parce que c’est nous qui y avons mis un terme. Nous, les Papeteri. En utilisant la ruse, mais aussi le bon sens et la diplomatie. Nous leur avons fait comprendre qu’Arnold Frères (fond. 1905) attend des gnomes la paix générale. Bon. Maintenant, supposons que j’aie déclaré que je vous croyais, tout à l’heure. Les gens se seraient dit : ça y est, le vieux a perdu les pédales.
L’Abbé eut un petit rire.
— Et ensuite, ils auraient pensé : et si les Papeteri s’étaient trompés depuis le début ? C’aurait été la panique. Bien entendu, c’est impensable. Il faut garder les gnomes soudés. Vous les connaissez : ils se chamaillent chaque fois que l’occasion se présente.
— C’est vrai. Et ils vous accusent toujours d’être responsable de tout ce qui se passe, et ils vous demandent : et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire pour y remédier ?
— Vous avez remarqué ça ? (L’Abbé sourit.) Vous êtes parfaitement qualifié pour être chef, ce me semble.
— Je ne le pense pas !
— C’est bien ce que je veux dire. Vous ne tenez pas à en être un. Je ne souhaitais pas devenir Abbé, moi non plus. (Il pianota des doigts sur sa canne avant de tourner un regard pénétrant vers Masklinn.) Les gens sont toujours plus compliqués qu’on ne le pense. Il faut se souvenir de ça, c’est très important.
— Je n’y manquerai pas, assura Masklinn, faute de savoir quoi dire d’autre.
— Vous ne croyez pas en Arnold Frères (fond. 1905), n’est-ce pas ? lui demanda l’Abbé.
Mais c’était plus une affirmation qu’une question.
— Eh bien, euh…
— Je l’ai vu, vous savez. Quand j’étais tout jeune. J’ai fait l’ascension jusqu’au Service Clientèle, tout seul, je me suis caché et je l’ai aperçu à son bureau, en train d’écrire.
— Oh ?
— Il portait la barbe.
— Oh !
Nouveau pianotement des doigts sur la canne. L’Abbé semblait prendre une décision. Enfin, il dit :
— Hmmm. Où viviez-vous ?
Masklinn le lui dit. Bizarrement, tout cela paraissait beaucoup plus agréable, maintenant qu’il y songeait avec un peu de recul. Plus d’étés que d’hivers, plus de noisettes que de rat. Pas de bananes, d’électrique ni de moquette, mais de l’air frais à profusion. Et en y repensant, la bruine et le gel semblaient moins fréquents. Le Papeteri l’écouta poliment.
— Les choses allaient bien mieux quand nous étions nombreux, conclut Masklinn. (Il regarda ses pieds.) Vous pourriez venir vivre avec nous. Quand le Grand Magasin sera démolitionné.
L’Abbé éclata de rire.
— Je ne suis pas sûr d’y trouver ma place, ni de vouloir croire en votre Dehors. Il me paraît bien froid et bien dangereux. De toute façon, je vais m’embarquer pour un voyage autrement plus mystérieux. Et maintenant, veuillez m’excuser. Je dois me reposer.
Il frappa le sol de sa canne. Gurder apparut comme par enchantement.
— Emmène Masklinn et instruis-le un peu, ordonna l’Abbé. Ensuite, revenez ici, tous les deux. Mais laissez la boîte noire avec moi, je vous prie. J’aimerais en apprendre plus long sur son compte. Posez-la par terre.
Masklinn obéit. L’Abbé tapota l’objet du bout de sa canne.
— Boîte noire, qui es-tu et quelle est ta tâche ?
— Je suis l’ordinateur de référence et de navigation du vaisseau stellaire Cygne. J’ai de nombreuses tâches. Actuellement, la principale est de guider et de conseiller les gnomes naufragés ici après l’écrasement de leur vaisseau de reconnaissance, il y a quinze cents ans.
— Elle n’arrête pas de parler comme ça, dit Masklinn pour l’excuser.
— Et de quels gnomes parles-tu ? demanda l’Abbé.
— Tous les gnomes.
— Est-ce là ta seule tâche ?
— On m’a aussi demandé de veiller à la sécurité des gnomes et de les ramener chez eux.
— C’est un objectif tout à fait louable, jugea l’Abbé.
Il leva les yeux vers les deux autres gnomes.
— Eh bien, allez, allez ! leur ordonna-t-il. Montre-lui un peu le monde, Gurder. Et ensuite, j’aurai une mission à vous confier à tous les deux.
Instruis-le un peu, avait dit l’Abbé.
Par conséquent, on devait commencer par la Gnomenclature, qui était constituée de feuilles de papier cousues ensemble et couvertes de marques.
— Les humains s’en servent pour leurs cigarettes, expliqua Gurder, avant de lire les douze premiers versets.
Le groupe écouta en silence, puis Mémé Morkie intervint :
— Alors cet Arnold Frères…
— … (fond. 1905), corrigea Gurder avec un soupçon d’acidité.
— Oui, bon… Il a construit le Grand Magasin juste pour les gnomes ?
— Euh. Ouuu… i.
— Alors, qu’est-ce qu’il y avait ici, avant ?
— Le Site. (Gurder semblait mal à l’aise.) Voyez-vous, l’Abbé dit qu’il n’existe rien en Dehors du Grand Magasin. Hem.
— Mais nous venons…
— Il dit que les histoires du Dehors sont de simples chimères.
— Alors, quand je lui ai tout raconté de l’endroit où on vivait, il se moquait de moi, c’est ça ? demanda Masklinn.
— On a souvent du mal à savoir en quoi l’Abbé croit vraiment, avoua Gurder. Je pense qu’il croit d’abord aux Abbés.
— Mais vous, vous nous croyez, non ? demanda Grimma.
Gurder hocha la tête. Avec quelque réticence.
— Je me suis souvent demandé où vont les camions et d’où viennent les humains, dit-il. Mais l’Abbé se fâche terriblement quand on aborde ce sujet. Par ailleurs, une nouvelle saison est apparue. Ça doit avoir une signification. Certains d’entre nous observent les humains : chaque apparition d’une nouvelle saison laisse présager des événements inhabituels.
— Comment pouvez-vous avoir des saisons, alors que la météo ne varie jamais ? demanda Masklinn.
— La météo n’a rien à voir avec les saisons. Écoutez, pendant que quelqu’un va conduire les anciens à l’Alimentation, je vais vous montrer quelque chose, à tous les deux. Tout cela est très singulier. Mais… (et soudain, le visage de Gurder exprima toute la misère du monde)… vous ne croyez quand même pas qu’Arnold Frères (fond. 1905) voudrait vraiment détruire le Grand Magasin ?