2

XIII. Or, dans le Grand Magasin ne régnaient ni la Nuit ni le Jour, mais seulement l’Heure d’Ouverture et l’Heure de Fermeture. Point n’y tombait la Pluie, non plus que la Neige.

XIV. Ainsi, les gnomes crûrent en tour de taille et se multiplièrent au fil des ans, passant leur temps en Querelles et Petites Guerres entre Rayons et oubliant toute Science du Dehors.

XV. Car, disaient-ils, N’est-il point vrai que chez Arnold Frères (fond. 1905) on trouve TOUT sous UN SEUL TOIT ?

XVI. Et de ceux qui se risquaient à dire : Point vraiment TOUT, peut-être, on se moqua cruellement, en les poussant du coude.

XVII. Et d’autres gnomes arguèrent : S’il existe un Dehors, que nous offrirait-il que nous n’avons point ? Car en ce lieu, nous jouissons de la puissance de l’Électrique, de l’Alimentation et de moult Distractions variées.

XVIII. Ainsi le manteau des Saisons qui passaient se fit-il plus épais que les Coussins du Rayon Literie (3e étage).

XIX. Mais un jour, un Étranger arriva d’une lointaine contrée en poussant une vaste clameur : malheur à vous, malheur à vous !

La Gnomenclature, Premier Étage, Versets XIII-XIX


Ils se cognaient les uns aux autres et avançaient, tête en l’air, bouche bée, en écarquillant les yeux. Angalo s’était arrêté devant un trou dans le mur et leur fit signe d’y passer rapidement.

— Là-dedans, enjoignit-il.

Mémé Morkie renifla avec dédain.

— Mais c’est un trou à rat. Vous n’allez pas me demander d’emprunter un trou à rat ?

Elle se retourna vers Torritt.

— Il me demande d’emprunter un trou à rat ! Je refuse d’emprunter un trou à rat !

— Et pourquoi donc ? s’enquit Angalo.

— Mais parce que c’est un trou à rat !

— Non, voyons ; ça y ressemble, c’est tout. C’est juste une porte dérobée.

— Votre rat vient d’y passer à l’instant, triompha Mémé Morkie. J’ai des yeux pour voir. C’est un trou à rat.

Angalo jeta à Grimma un regard implorant et plongea dans le trou. Elle passa la tête à sa suite.

— Je ne crois pas que ce soit un trou à rat, Mémé, annonça-t-elle d’une voix légèrement étouffée.

— Et pourquoi donc, je te prie ?

— Parce qu’il y a un escalier. Oh, et de mignonnes petites lumières.

L’ascension fut longue. Ils durent faire halte à plusieurs reprises pour permettre aux anciens de les rattraper, et il fallut soutenir Torritt sur la majeure partie du trajet. Au sommet, par une porte à l’aspect plus digne, l’escalier débouchait dans…

Même durant son enfance, Masklinn n’avait jamais vu plus de quarante gnomes à la fois.

Il y en avait davantage, ici. Et de la nourriture. Ça ne ressemblait à rien qu’il connaissait, mais c’était obligatoirement de la nourriture. Après tout, l’assistance s’en régalait.

Un espace deux fois plus haut que lui environ s’étirait à perte de vue. La nourriture était soigneusement entassée en piles séparées par des allées, allées bondées de gnomes. Personne ne prêtait vraiment attention au petit groupe qui suivait docilement Angalo, lequel avait recouvré un peu de sa morgue.

Plusieurs gnomes tenaient en laisse des rats au poil luisant. Parmi les dames, certaines avaient des souris qui trottinaient poliment derrière elles. Du coin de l’oreille, Masklinn put entendre Mémé Morkie émettre des tsk, tsk de désapprobation.

Il entendit aussi le vieux Torritt s’exclamer avec enthousiasme :

— Mais je connais ça ! C’est du fromage ! On a trouvé un sandwich au fromage dans la poubelle, une fois, c’était pendant l’été quatre-vingt-quatre, vous vous souvenez ?

Mémé Morkie lui administra un coup de coude sévère dans ses côtes maigrelettes.

— Toi, tu te tais ! ordonna-t-elle. Tu ne veux pas nous faire honte devant tous ces gens, quand même ? Conduis-toi en chef. Un peu de retenue.

Ils n’étaient pas doués pour ça. Ils avançaient dans un silence ébaubi. Derrière les tables posées sur des tréteaux s’entassaient des fruits et des légumes, sur lesquels des gnomes s’affairaient industrieusement. On voyait également d’autres choses, dont la nature exacte les laissait perplexes. Masklinn ne voulait pas trahir son ignorance, mais la curiosité l’emporta.

— Qu’est-ce que c’est ce machin, là-bas ?

— Un salami, répondit Angalo. Vous en avez déjà goûté ?

— Pas récemment, répondit Masklinn en toute franchise.

— Et voilà des dattes. Et ici des bananes. Je suppose que vous n’aviez jamais vu de bananes, non ?

Masklinn ouvrit la bouche, mais Mémé Morkie le prit de vitesse.

— Un peu maigrichon, celui-là, dit-elle avec un reniflement de dérision. Franchement chétif, comparé à ceux de chez nous.

— Ah bon, vraiment ? fit Angalo, un peu soupçonneux.

— Oh, bien sûr, poursuivit Mémé que le sujet commençait à inspirer. Il est vraiment rachitique, ce banane. Ceux de chez nous…

Une pause. Elle considéra la banane, posée sur deux tréteaux comme un canoë, et ses lèvres remuaient tandis que sa cervelle fonctionnait à plein régime.

— … Eh bien, acheva-t-elle victorieusement, on avait du mal à les déterrer !

Elle lança à Angalo un regard de victoire, et le gnome, après avoir tenté de le soutenir, abandonna le combat.

— Oui, bon, soit, marmonna-t-il en détournant les yeux. Servez-vous tous. Dites aux gnomes responsables de tout inscrire sur le compte des Merceri, d’accord ? Mais ne racontez pas que vous venez de Dehors, je veux que ça reste une surprise.

Ce fut une ruée générale vers la nourriture. Même Mémé Morkie, qui se promenait dans cette direction par le plus grand des hasards, fit montre d’une totale stupéfaction quand son chemin se trouva bloqué par un gâteau.

Seul Masklinn resta figé sur place, en dépit des protestations pressantes de son estomac. Il n’était pas sûr de bien comprendre l’organisation du Grand Magasin, mais il avait l’obscur pressentiment que si on ne faisait pas montre de dignité, on risquait de faire des choses dont on pourrait se repentir.

— Vous n’avez pas faim ? s’étonna Angalo.

— Si, reconnut Masklinn. Mais je ne mange pas, c’est tout. D’où vient toute cette nourriture ?

— Oh, nous la prenons aux humains, répondit négligemment Angalo. Ils sont vraiment très sots, vous savez.

— Et ils ne disent rien ?

— Ils accusent les rats, ricana Angalo. Nous emmenons du pot-pot de rat avec nous. Enfin, pas nous : les familles de l’Alimentation, rectifia-t-il. Parfois, ils permettent à certains de les accompagner. Et comme ça, les humains pensent que c’est la faute des rats.

Le front de Masklinn se plissa.

— Du pot-pot ?

— Vous savez bien… des crottes.

Masklinn hocha la tête.

— Et ça marche ? Ils y croient ?

Il était sceptique.

— Je vous l’ai dit, ils sont vraiment très sots.

Le jeune gnome tourna autour de Masklinn.

— Il faut que vous veniez voir mon père. Bien évidemment, la chose est réglée : vous allez venir rejoindre les Merceri.

Masklinn regarda la tribu. Tout le monde s’était dispersé entre les éventaires de nourriture. Torritt tenait une portion de fromage grosse comme sa tête, Mémé Morkie étudiait une banane avec la componction d’un démineur. Même Grimma ne faisait plus attention à lui.

Masklinn se sentit perdu. Ses talents, il le savait, consistaient à suivre un rat à la piste à travers plusieurs champs, à l’abattre d’un seul jet d’épieu et à le traîner à la maison. Sur ce plan-là, il avait connu des satisfactions. On lui avait dit des choses du genre de : « Bien joué. »

Il soupçonnait vaguement qu’on ne suit pas une banane à la piste.

— Votre père ? demanda-t-il.

— Le duc de Merceri, répondit Angalo avec orgueil. Le défenseur de l’Entresol, l’autocrate de la Cantine du Personnel.

— Il y a trois personnes ? s’étonna Masklinn.

— Ce sont ses titres. Enfin, une partie. C’est à peu de chose près le plus puissant gnome du Grand Magasin. Vous avez des pères, Dehors ?

Curieux, songea Masklinn. C’est un morveux insolent, sauf quand il parle du Dehors. En ces occasions, on dirait un gamin surexcité.

— J’en ai eu un, autrefois, répondit-il.

Il ne tenait pas à s’attarder sur le sujet.

— Vous avez dû vivre des tas d’aventures, je parie !

Masklinn songea aux choses qui lui étaient arrivées – ou, pour être plus précis, à celles qui avaient failli lui arriver – ces derniers temps.

— Oui, répondit-il.

— Vous avez dû vous amuser comme un fou !

S’amuser, se dit Masklinn. Le mot ne lui était pas familier.

Peut-être qualifiait-il une course effrénée à travers des fossés boueux, avec une paire de mâchoires affamées aux trousses.

— Vous chassez ? demanda-t-il.

— Les rats, parfois. Dans la salle des chaudières. C’est obligé, il faut réguler la population, expliqua Angalo en grattant Bobo derrière l’oreille.

— Et vous les mangez ? s’enquit Masklinn.

Son interlocuteur parut horrifié.

— Manger du rat ?

Masklinn considéra les montagnes de nourriture.

— Non, j’aurais dû m’en douter. Vous savez, je n’aurais jamais cru qu’il y avait autant de gnomes dans le monde. Vous êtes combien, ici ?

Angalo le lui dit.

— Deux quoi ? demanda Masklinn.

Angalo répéta ce qu’il venait de dire.

— Ça n’a pas l’air de vous impressionner, constata-t-il devant l’absence de réaction de Masklinn.

Celui-ci fixait le bout de son épieu. C’était un morceau de silex qu’il avait un jour trouvé dans un champ. Il avait passé une éternité à extraire un bout de ficelle du liage d’une botte de foin afin d’arrimer le silex sur sa hampe. En cet instant, c’était la dernière chose encore familière dans un monde devenu fou.

— Je ne sais pas, dit-il enfin. Ça veut dire quoi, mille ?


Le duc Cido de Merceri, qui était également protecteur de l’Escalier qui Monte, défenseur de l’Entresol et chevalier du Comptoir, retourna très lentement le Truc entre ses mains. Puis il s’en débarrassa d’un geste négligent.

— Très amusant, commenta-t-il.

Les gnomes formaient un groupe mal à l’aise dans le palais ducal, actuellement situé sous le plancher du Rayon des Accessoires de Literie. Le duc portait encore son armure et ne semblait pas d’humeur spécialement amusée.

— Ainsi donc vous venez de Dehors, dites-vous ? Et vous pensez vraiment que je vais vous croire ?

— Mais, père, je… commença à dire Angalo.

— Silence ! Tu connais les paroles d’Arnold Frères (fond. 1905) ! Nous avons Tout sous un seul Toit. Tout ! Il ne peut donc pas exister de Dehors. Par conséquent, vous ne pouvez pas en être originaires. Par conséquent, vous arrivez d’un autre secteur du Grand Magasin. La Corseterie. Ou la Mode Enfantine, peut-être. Nous n’avons jamais exploré cette région en détail.

— Non, nous… voulut dire Masklinn.

Le duc leva les mains.

— Écoutez-moi bien, tonna-t-il en toisant Masklinn avec fureur. Ce n’est pas vous que je blâme. Mon fils est un jeune homme impressionnable. Je me doute bien qu’il a réussi à vous convaincre. Il a une passion excessive pour la contemplation des camions, il prête l’oreille à des billevesées, et sa cervelle s’échauffe. Je ne suis pas un mauvais gnome, ajouta-t-il avec un regard qui les mettait au défi de le contredire. Il y a toujours de la place dans la garde des Merceri pour un solide gaillard de votre trempe. Alors, oublions toutes ces sottises, voulez-vous ?

— Mais c’est pourtant la vérité ! Nous venons de Dehors, s’entêta Masklinn.

— Il n’y a pas de Dehors ! tempêta le duc. Sauf, bien sûr, quand un gnome vertueux trépasse après une vie exemplaire. Alors là, oui, il y a un Dehors, où il vivra glorieusement pour l’éternité. Allons, allons (il donna une tape amicale sur l’épaule de Masklinn), laissez tomber ces bêtises et soutenez-nous dans notre vaillante cause.

— Je veux bien, mais pour quoi faire ? demanda Masklinn.

— Vous ne voudriez pas voir les Quincailleri conquérir notre rayon, n’est-ce pas ?

Masklinn jeta un coup d’œil vers Angalo qui secoua énergiquement la tête.

— Je ne crois pas, répondit Masklinn, mais vous êtes tous des gnomes, non ? Et il y a abondance de biens. Perdre du temps à se disputer, ça paraît un peu ridicule.

Du coin de l’œil, il vit Angalo enfouir sa tête entre ses mains.

Le duc vira à l’écarlate.

— Ridicule, dites-vous ?

Masklinn faisait des efforts pour ne pas contrarier le duc, mais on l’avait élevé dans le respect de la franchise. Il savait qu’il n’était pas assez intelligent pour mentir de façon convaincante.

— Eh bien…

— Avez-vous jamais entendu parler d’honneur ? demanda le duc.

Masklinn réfléchit un moment avant de secouer la tête en signe de dénégation.

— Les Quincailleri veulent s’emparer de tout le Grand Magasin, se hâta d’expliquer Angalo. Ce serait une catastrophe. Et les Maroquineri ne valent guère mieux qu’eux.

— Pourquoi ? demanda Masklinn.

— Pourquoi ? Mais parce que ce sont nos ennemis depuis toujours. Et maintenant, vous pouvez disposer.

— Disposer de quoi ? demanda Masklinn.

— Vous pouvez rejoindre les Quincailleri ou les Maroquineri. Allez voir les Papeteri, ce sont bien des gens dans votre genre. Ou retournez donc au-Dehors, peu me chaut, ajouta le duc, sarcastique.

— Nous voulons que vous nous rendiez le Truc, exigea Masklinn.

Le duc le ramassa et le leur jeta.

— Désolé, fit Angalo quand ils s’en furent allés. J’aurais dû vous prévenir. Père n’a pas un caractère commode.

— Tu avais bien besoin de le mettre en colère, s’emporta Grimma. S’il faut s’associer avec quelqu’un, pourquoi pas avec lui ? Qu’est-ce qu’on va devenir, à présent ?

— Il a été très impoli, intervint Mémé Morkie, catégorique.

— Il avait jamais entendu parler du Truc, maugréa Torritt. Quelle calamité ! Ni du Dehors. Ben, moi, j’ai été né et élevé dehors. Et y a pas de morts, là-bas. Enfin, pas qui y vivent glorieusement, en tout cas.

Ils commencèrent à tous se disputer, ce qui était assez courant.

Masklinn les regarda. Puis il regarda ses pieds. Ils avançaient sur une sorte d’herbe courte et sèche qu’Angalo avait appelée moquette. Encore une chose qu’ils avaient volée dans le Grand Magasin au-dessus.

Il avait envie de dire : c’est grotesque. Pourquoi faut-il que, chaque fois qu’un gnome a son content de nourriture et de boisson, il se querelle avec les autres gnomes ? Un gnome devrait quand même aspirer à une autre sorte de vie.

Et il avait également envie de dire : si les humains sont si bêtes que ça, comment ont-ils fait pour édifier ce Grand Magasin et construire tous leurs camions ? Si nous sommes tellement intelligents, c’est eux qui devraient nous voler des choses, pas l’inverse. Grands et lents, c’est une évidence, mais ils sont plutôt malins, en définitive.

Et il voulait ajouter : ça ne m’étonnerait pas qu’ils soient au moins aussi intelligents que, par exemple, des rats.

Mais il ne dit rien de tout cela car, pendant qu’il ruminait ces pensées, son regard tomba sur le Truc, que Torritt serrait dans ses bras.

Il sentit qu’il aurait dû penser à quelque chose. Il débarrassa obligeamment un espace dans son cerveau et attendit sans impatience de voir ce que c’était. Et juste au moment où la pensée allait se former, Grimma demanda à Angalo :

— Qu’est-ce qui arrive aux gnomes qui ne font pas partie d’un rayon ?

— Ils mènent une existence très malheureuse, répondit Angalo. Ils doivent se débrouiller de leur mieux.

Il semblait au bord des larmes.

— Je vous crois, moi. Mon père dit que c’est mal, de regarder les camions. Il dit que ça peut vous mettre de mauvaises pensées en tête. Eh bien, ça fait des mois que je les observe. Parfois, ils arrivent tout mouillés. Le Dehors n’est pas un simple rêve, il se passe des choses. Écoutez, essayez de rester un peu dans le coin, je suis sûr qu’il changera d’avis.


Le Grand Magasin était… grand. Masklinn avait cru que le camion était d’une taille considérable, mais le Grand Magasin était plus grand encore. Il n’en finissait pas : un dédale de planchers, de murs et d’immenses escaliers épuisants. Des gnomes se hâtaient ou déambulaient sans cesse autour du groupe, vaquant à leurs propres activités. Leur nombre semblait infini. En fin de compte, le mot grand était trop étriqué. Pour le Grand Magasin, il aurait fallu inventer un mot tout nouveau.

Bizarrement, à sa façon, le Grand Magasin était encore plus grand que le Dehors. Le Dehors était si vaste qu’on ne s’en apercevait même pas. Il n’avait pas de rebords, pas de dessus. On n’y songeait donc pas en termes de taille. C’était là, un point, c’est tout. Tandis que le Grand Magasin avait des côtés et un couvercle, et ils étaient si éloignés les uns des autres qu’il en apparaissait… euh… grand, quoi.

Tout en suivant Angalo, Masklinn prit une résolution et décida de s’en ouvrir d’abord à Grimma.

— Je repars, dit-il.

Elle le regarda avec de grands yeux.

— Mais on vient juste d’arriver. En quel honneur… ?

— Je ne sais pas. Ça ne me plaît pas ici. Je ne m’y sens pas à l’aise. Je n’arrête pas de me dire que si j’y reste encore, j’oublierai moi aussi qu’il existe quelque chose au-dehors. Pourtant, c’est là-bas que je suis né. Quand vous serez tous installés, je repartirai. Tu peux venir avec moi, si tu veux, ajouta-t-il, mais tu n’es pas obligée.

— Il fait bon, ici, et il y a tant de nourriture !

— Je te l’ai dit, je ne pourrais pas l’expliquer. Mais j’ai comme l’impression qu’on… qu’on nous observe.

Par réflexe, elle leva les yeux vers le plafond, situé à quelques centimètres au-dessus de leur tête. D’où ils venaient, si quelque chose les observait, ça signifiait en général que le quelque chose était en train de mettre au point son repas de midi. Puis elle se reprit et partit d’un petit rire nerveux.

— Ne dis pas de bêtises, dit-elle.

— Je ne me sens pas en sécurité, c’est tout, répéta-t-il, misérable.

— En fait, tu as le sentiment qu’on te néglige.

— Comment ça ?

— C’est la vérité, non ? Tu as passé tout ton temps à grattouiller et à fouiner partout pour le bien de tout le monde, et voilà que c’est devenu inutile. Ça fait drôle, pas vrai ?

Elle s’éloigna d’un pas vif.

Masklinn resta sur place, à tripoter les lanières de son épieu. C’est drôle, se dit-il. Je n’aurais jamais imaginé que quelqu’un d’autre pouvait ressentir la même chose. Lui revinrent à l’esprit de vagues images de Grimma dans le terrier, toujours occupée par la lessive, l’organisation de l’activité des vieilles femmes ou la cuisson de ce qu’il avait trouvé à traîner jusqu’à la maison. C’est drôle. Ne pas remarquer quelque chose d’aussi évident.

Il s’aperçut soudain que les autres avaient fait halte. Le soubassement du parquet s’étendait loin devant eux, confusément illuminé par de petites ampoules fixées çà et là aux boiseries. Les Quincailleri faisaient payer cher l’éclairage, expliqua Angalo, et refusaient de partager le secret du contrôle de l’électrique avec qui que ce soit. C’est une des choses qui assuraient leur puissance.

— Nous avons atteint la frontière actuelle du territoire Merceri, expliqua-t-il. Par là s’étend le pays des Maroquineri. Nos relations sont un peu fraîches, pour l’instant. Euh… Vous trouverez bien un rayon pour vous recueillir…

Il regarda Grimma.

— Hem… ajouta-t-il.

— Nous allons rester ensemble, annonça Mémé Morkie.

Elle jeta un coup d’œil sévère à Masklinn avant de tourner le dos avec une attitude hautaine, et de congédier Angalo d’un geste.

— Allez-vous-en, jeune homme. Masklinn, redresse-moi ces épaules. Et maintenant… en avant.

— C’est toi qui dis en avant ? intervint Torritt. C’est moi le chef, crénom ! Moi. Donner des ordres, c’est mon travail.

— Très bien. Alors, donne-les.

La bouche de Torritt s’activa en silence.

— Bon, réussit-il à articuler. En avant.

Masklinn resta interdit.

— Où comptez-vous aller ? demanda-t-il alors que la vieillarde les poussait plus avant dans l’espace obscur.

— On trouvera bien un endroit. J’ai survécu au Grand Hiver de quatre-vingt-six, moi, repartit fièrement Mémé Morkie. Quelle insolence, ce vieux duc ridicule ! J’ai failli élever la voix. En voilà un qui n’aurait pas duré longtemps pendant le Grand Hiver, faites-moi confiance.

— Y peut rien nous arriver de mal tant qu’on obéira au Truc, ajouta Torritt, en flattant respectueusement l’objet.

Masklinn s’arrêta net. Il venait de décider que la coupe était pleine, désormais.

— Alors, qu’est-ce qu’il dit, le Truc, exactement ? s’enquit-il d’un ton cassant. Précisément ? Là ? Tout de suite ? Qu’est-ce qu’il nous conseille de faire ?

Torritt parut s’affoler un peu.

— Ah… Il est, euh… évident qu’en agissant en groupe et en gardant une att…

— Tu es en train d’inventer au fur et à mesure !

— Comment oses-tu t’adresser à lui de cette façon… commença Grimma.

Masklinn jeta son épieu à terre.

— Eh bien, moi, j’en ai marre ! grommela-t-il. Le Truc a dit ci, le Truc a dit ça… Le Truc a tout dit, sauf des choses qui pourraient être utiles !

— Le Truc se transmet de gnome en gnome depuis des centaines d’années, fit Grimma. C’est un objet très important.

— Pourquoi ?

Grimma se retourna vers Torritt. Celui-ci se passa la langue sur les lèvres.

— Il nous indique… commença-t-il, blême.

— Approchez-moi de l’électricité.

— On croirait que le Truc compte davantage pour vous que… Qu’est-ce qu’il y a ? Vous en faites une tête, s’étonna Masklinn.

— Plus près de l’électricité.

Les mains tremblantes, Torritt baissa la tête pour regarder le Truc.

Sur les surfaces d’habitude noires et lisses dansaient maintenant de petites lumières. Des centaines. En fait, songea Masklinn (assez fier de connaître désormais la signification du mot), il y en avait probablement des mille.

— Qui a dit ça ? demanda Masklinn.

Le Truc échappa aux mains de Torritt et atterrit sur le plancher, où ses lumières jaillirent comme autant de voies rapides la nuit. Les gnomes l’observaient tous avec horreur.

— Alors, c’était vrai, souffla Masklinn. Le Truc te parle bel et bien ! Bon sang !

Torritt agita frénétiquement les mains.

— Pas comme ça ! Pas comme ça ! Il est pas censé parler à voix haute. Il avait encore jamais fait ça !

— Plus près de l’électricité.

— Il veut de l’électricité, observa Masklinn.

— Eh ben, en tout cas, moi, j’y touche pas !

Haussant les épaules, Masklinn se servit de son épieu pour pousser avec précaution le Truc sur le plancher, jusqu’à ce que l’objet se trouve sous les fils électriques.

— Comment fait-il pour parler ? Il n’a pas de bouche, fit observer Grimma.

Le Truc se mit à bourdonner. Des formes colorées clignotèrent sur sa surface plus vite que les yeux de Masklinn ne pouvaient les suivre. La plupart étaient rouges.

Torritt tomba à genoux.

— Il est en colère, gémit-il. On n’aurait jamais dû manger de rat, on n’aurait jamais dû venir ici, on n’aurait jamais dû…

Masklinn s’agenouilla à son tour. Il toucha les zones lumineuses, du bout des doigts d’abord. Mais elles n’étaient pas chaudes.

Il éprouva de nouveau cette étrange sensation : son esprit voulait exprimer certaines pensées sans disposer des mots adéquats.

— Quand le Truc te disait des choses, auparavant, demanda-t-il lentement, tu sais, qu’il fallait vivre selon les règles…

Torritt lui adressa une expression douloureuse.

— Il m’a jamais rien dit, avoua-t-il.

— Mais tu disais…

— Dans le temps ! Dans le temps, d’accord, geignit Torritt. Quand le vieux Vouzel me l’a transmis, il m’a affirmé que ça parlait, autrefois. Mais il m’a dit que ça avait arrêté y a des centaines et des centaines d’années.

— Comment ça ? s’indigna Mémé Morkie. Et pendant toutes ces années, mon beau monsieur, tu nous as pourtant raconté que le Truc disait de faire ceci, de faire cela et que sais-je encore !

Tout d’un coup, Torritt ressemblait à un animal aux abois.

— Eh bien ? insista la vieille femme sur un ton menaçant.

— Ahem. Euh… Selon le vieux Vouzel, il fallait réfléchir à ce que le Truc devrait dire, et le dire à sa place. Garder tout le monde sur le droit chemin, quoi, vous voyez. Les aider à gagner les Cieux. Très important, ça, aller aux Cieux. Le Truc peut aider à aller là-bas, il m’a dit. C’est la chose la plus importante.

— Quoi ? hurla Mémé.

— Enfin, c’est comme ça qu’il m’a dit de faire. Ça a bien marché, non ?

Masklinn les ignora. Des lignes colorées se déplaçaient par vagues hypnotiques à la surface du Truc. Il lui sembla qu’il aurait dû comprendre leur signification. Il était certain qu’elles devaient en avoir une.

Parfois, quand le temps était beau, à l’époque où il n’était pas obligé de chasser tous les jours, il escaladait le talus à quelque distance du terrier, pour pouvoir contempler l’endroit où se rangeaient les camions. Il y avait par là-bas une grande pancarte bleue couverte de petits dessins et d’images. Et dans les corbeilles, les boîtes et les papiers en portaient, eux aussi ; il se souvenait de la longue discussion qu’il avait eue à propos des emballages de poulets ornés de l’image d’un vieillard à grandes moustaches 1. Plusieurs gnomes avaient prétendu que c’était la représentation d’un poulet, mais Masklinn ne croyait pas que les humains passaient leur temps à dévorer leurs vieillards. La réponse devait être plus compliquée. Peut-être que la fabrication des poulets était une tâche réservée aux vieillards.

Le Truc recommença à bourdonner.

— Quinze mille ans ont passé, dit-il.

Masklinn leva le regard vers les autres.

— Vas-y réponds ! ordonna Mémé à Torritt.

Le vieillard battit en retraite.

— Pas moi ! Pas moi ! Je sais pas quoi lui dire !

— En tout cas, pas question que je m’en charge, trancha Mémé. C’est le travail du chef, un point, c’est tout !

— Quinze mille ans ont passé, répéta le Truc.

Masklinn haussa les épaules. Il semblait bien que ce soit encore à lui d’intervenir.

— Ils ont passé quoi ? demanda-t-il.

Le Truc donna l’impression d’être très occupé à réfléchir. Il finit par déclarer :

— Connaissez-vous toujours la signification des mots Navigation en Vol et Ordinateur de Référence ?

— Non, répondit Masklinn avec empressement. Rien de tout ça.

La configuration lumineuse changea.

— Avez-vous des connaissances en navigation interstellaire ?

— Non.

Masklinn eut l’impression de décevoir énormément la boîte.

— Savez-vous que vous êtes venus d’un lieu très éloigné d’ici ? demanda-t-elle.

— Ah oui !

— Ça, on le sait.

— Un lieu plus lointain que la lune ?

— Euh…

Masklinn hésita. Le voyage avait duré longtemps. Il se pouvait bien qu’ils aient dépassé la lune. Le gnome l’avait souvent observée à l’horizon et il était certain que le camion les avait entraînés beaucoup plus loin que ça.

— Oui, conclut-il. Sans doute.

— Le langage évolue au fil des ans, constata le Truc sur un ton pensif.

— Ah bon ? répondit poliment Masklinn.

— Comment appelez-vous cette planète ?

— Je ne sais pas non plus ce que signifie le mot planète.

— Un corps astronomique.

Le visage de Masklinn ne marqua aucune compréhension.

— Comment dénommez-vous ce lieu ?

— Ça s’appelle… le Grand Magasin.

— Le grand magasin…

Les lumières s’agitèrent, comme si le Truc réfléchissait à nouveau.

— Mon jeune ami, je n’ai pas envie de passer toute la journée debout ici, à échanger des calembredaines avec le Truc, intervint Mémé Morkie. La première chose à faire pour l’instant est de déterminer où nous allons et ce que nous allons faire.

— Exact, confirma Torritt sur un ton de défi.

— Est-ce que vous vous rappelez seulement que vous êtes des naufragés ?

— Nous sommes des gnomes. Je ne sais pas ce que c’est, des naufres à geais.

Les lumières adoptèrent une nouvelle configuration. Plus tard, quand il eut appris à connaître le Truc, Masklinn eut toujours l’impression que cette configuration particulière était l’équivalent d’un profond soupir.

— Ma tâche est de vous servir et de vous guider, annonça le Truc.

— Vous voyez ? triompha Torritt qui se sentait un peu sur la touche. Je vous l’avais bien dit !

Masklinn tapota la boîte.

— Alors, vous avez été plutôt discret sur ce plan, ces derniers temps, fit-il remarquer.

Le Truc zonzonna.

— C’était afin de conserver mes batteries internes. Cependant, je peux m’alimenter avec l’électricité ambiante.

— Oh, c’est bien, fit Grimma.

— Vous voulez dire que vous buvez les lumières, en quelque sorte ? demanda Masklinn.

— Cette explication conviendra, pour l’instant.

— Pourquoi n’avez-vous rien dit auparavant, alors ?

— J’écoutais.

— Oh.

— Et maintenant, je suis dans l’expectative.

— Où ça ? demanda Grimma.

— Il attend qu’on lui dise ce qu’il doit faire, je crois, expliqua Masklinn.

Il s’accroupit et observa les lumières.

— De quoi êtes-vous capable ?

— Je sais traduire, calculer, trianguler, assimiler, corréler et extrapoler.

— Je ne crois pas que nous ayons besoin de tout ça. On n’en a pas besoin, hein ? lança Masklinn à la cantonade.

Mémé Morkie parut y réfléchir.

— Non, finit-elle par conclure. On n’en veut pas, de tous ces machins. Remarquez, une autre banane, je dis pas non.

— Je crois que ce que nous voulons vraiment, c’est rentrer chez nous et être en sécurité, fit Masklinn.

— Rentrer chez vous.

— C’est ça.

— Et être en sécurité.

— Oui.

Avec le temps, ces sept mots devinrent une des plus célèbres citations de l’histoire gnomique. On les enseigna à l’école. On les grava dans la pierre. Et il est triste, par conséquent, que personne n’ait pensé à ce moment-là qu’ils avaient beaucoup d’importance.

Il se passa une seule chose. Le Truc dit :

— Programme lancé.

Et puis toutes ses lumières s’éteignirent, sauf un petit voyant vert qui se mit à clignoter.

— C’est pas malheureux, fit Grimma. Quelle horrible petite voix ! Et maintenant, que fait-on ?

— S’il faut en croire le jeune Angalo, dit Mémé, nous allons mener une existence très malheureuse.

Загрузка...