Grand conseil chez le Vieux. Il a mis sa belle casquette en peau de fesse, celle qui miroite doucement sous le réflecteur de sa lampe de burlingue. Costar bleu marine, comme presque toujours, chemise blanche amidonnée, cravate noire zébrée d’une imperceptible rayure bleu clair. D’un geste qui lui est familier il tire sur ses manchettes en tripotant les boutons d’or fin. Il est nerveux et pensif à la fois.
— Je conçois mal votre entêtement à vous occuper de cette histoire, San-Antonio… À mon avis elle n’offre pour nous aucun intérêt car c’est de l’histoire ancienne…
— Vous trouvez ?
— Qu’elle est ancienne ? Je comprends !
— Non : qu’elle n’offre aucun intérêt… Bonté, elle fourmille en points obscurs non encore élucidés…
Il lâche ses manchettes impeccables et allonge ses mains fines sur son sous-main en peau de Suède. Les paluches itou semblent être en peau de Suède.
— Rien de très mystérieux dans tout ça, croyez-moi ! murmure-t-il.
Je bondis.
— Rien ! Et les lunettes du squelette ? L’espion fusillé sous le nom de Viaud n’en portait pas !
— J’ai eu des renseignements à ce sujet. Lorsqu’il a été fusillé, comme la famille réclamait le corps, on lui a mis des lunettes puisque Viaud en portait, afin de préciser sa ressemblance avec lui.
— Parce que les deux hommes se ressemblaient ?
Le Vieux hausse les épaules.
— Il est évident qu’ils n’auraient pu se faire passer l’un pour l’autre de leur vivant. Mais une fois mort, avec une partie de la tête fracassée et une même forme de calvitie, l’espion faisait, paraît-il, assez illusion !
Le Vieux semble désenchanté.
Il se tait un instant.
— Écoutez, patron, dis-je soudain, prenant mon courage à deux mains. Vous êtes un homme positif. Ne me dites pas que vous êtes satisfait par les résultats obtenus… D’ordinaire vous vous tracassez davantage pour ce que nous ignorons !
Il fait craquer ses jointures.
— Dans les affaires dont je suis chargé, oui, San-Antonio. Mais je vous fais remarquer que vous avez démarré dans celle-ci pour votre satisfaction personnelle. Je la considère comme un fait divers, voilà tout. Et je vous en parle comme je vous parlerais de la nouvelle Citroën ou du raz de marée de Grèce.
Je colle ça dans ma profonde en y bourrant mon tire-gomme par-dessus.
— Patron, il est des faits divers qui vous fouettent la curiosité. Bon Dieu, que vient fiche ce cadavre en Seine-et-Oise quinze ans après son inhumation à Voiron (Isère) ? Et surtout que fait-il dans la voiture de VIAUD ?
Le Vieux hausse les épaules.
— J’espère que nos collègues de la Sûreté nous l’apprendront d’ici peu. Quant à moi, j’ai ma version intime du… heu… phénomène !
— Ah oui ?
Il n’aime pas beaucoup me voir prendre ce ton persifleur et me foudroie d’un regard vipérin.
— Oui ! Le lendemain de son arrestation, Viaud a disparu : je crois qu’il est allé en Angleterre. Il devait posséder quelque chose que les Allemands auraient voulu récupérer… Ceux-ci ont fouillé l’auto, ont fouillé l’appartement…
Je secoue la tête.
— Non : ils se sont contentés de demander à la veuve si elle connaissait le nom des policiers ayant arrêté son mari…
— Ça revient au même… Vous m’avez dit que Carotier était dans le réseau allemand de Viaud… C’est Carotier qui avait dû fouiller l’appartement au moment de l’arrestation.
— Vous trouvez logique que Viaud ait embringué son vieux copain dans ce réseau alors qu’il travaillait en réalité pour l’Angleterre ?
— Cet homme était sans doute un opportuniste, grommela le Vieux. Le fait qu’il n’ait pas voulu reprendre sa véritable identité le démontre. Il s’est servi de Carotier comme d’un instrument docile… Et qui sait, peut-être le boucher était-il l’amant de Mme Viaud à l’époque ? Imaginez que Viaud l’ait su et qu’il se soit en quelque sorte vengé de cette façon machiavélique ?
J’opine.
— Là, je vous suis tout à fait…
Je mesure combien mon « là » est restrictif. J’enchaîne.
— Bon, poursuivons. Les Allemands recherchaient quelque chose qu’ils avaient tout lieu de croire en possession de Viaud. Ils sont allés jusqu’au cimetière fouiller la tombe… Mais ils n’avaient pas besoin de trimballer le cadavre… En tout cas ils n’attendaient pas après la vieille voiture de Viaud pour le faire !
— Qui vous dit que ce sont les Allemands qui ont enlevé le cadavre ?
— Qui alors ?
— Carotier !
— Quoi ?
Le Vieux sourit exactement comme la Jouvence de l’abbé. Il me domine toujours un brin dans le domaine de la déduction.
Il a comme qui dirait des dons de visionnaire, mon chef ! Ses yeux pâles se perdent dans la brume radieuse de son moi second[5].
— Voyons, vous oubliez la filiation… Carotier avait pour sœur la maîtresse de Laurent, n’est-ce pas ?
— Et alors ?
— C’est à Laurent que Viaud a été obligé de se confier. Il lui a fatalement donné le nom des autorités secrètes à contacter d’urgence. Laurent, sceptique, ne devait pas vouloir prendre ça sous son bonnet. Comme Viaud tenait à être rapidement tiré du mauvais pas, il a exercé un chantage sur Laurent, il le tenait avec l’activité de son beau-frère putatif. Laurent a accepté à cause de sa maîtresse. Seulement, ensuite, sachant le crime dont s’était rendu coupable Carotier (qui lui n’appartenait pas à l’I.S.) il a fait chanter ce dernier… Le brigadier Bazin vous l’a dit ? Le commissaire était un garçon combinard. Carotier l’a tué… Il a prouvé qu’il était capable de commettre un meurtre… Il est probable que sa sœur Charlotte lui a donné la montre de Laurent… ou qu’il se l’est appropriée, le sais-je ?
Je suis suspendu aux lèvres du Vieux. Je sens bien qu’avec sa matière grise il est en train de tisser la toile solide de la vérité[6].
— Alors, interromps-je, histoire de lui prouver qu’entre moi et une portion de gorgonzola il y a tout de même une imperceptible différence, alors ce serait Carotier qui aurait fait disparaître le cadavre et qui aurait perdu la montre dans le caveau.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Mettez-vous à sa place : il a su par Laurent que Viaud l’avait eu puisqu’il était en réalité agent double… Il s’est débrouillé pour savoir ce qui se passait au procès… Peut-être a-t-il fait la connaissance d’un gardien de la prison militaire ? Bref, il a compris que ça n’était pas Viaud qu’on fusillait !
— Alors ?
— Alors, quand les Allemands sont arrivés et ont fait une enquête au domicile de Viaud, Carotier a pensé qu’ils exhumeraient peut-être le cadavre. Ils pouvaient s’apercevoir de la substitution. Celle-ci, s’ils la découvraient, leur prouverait que l’exécution avait été truquée. Ce qui équivalait à dire que Viaud les avait possédés. Par rétroactivité, ce fait compromettait tout son pseudo-réseau dont lui, Carotier, faisait partie… Il risquait de se voir accusé de trahison et de se faire conduire au poteau. Il était plus prudent d’enlever le cadavre. Il a utilisé l’auto de Viaud. Sans doute ces messieurs lui avaient-ils délivré un permis de circuler ? Il a donc chargé le cadavre dans le coffre, là où vous l’avez déniché… Puis il est allé cacher la voiture dans quelque remise discrète…
— Et il l’y aurait laissée quinze ans ?
Mon argument fait tiquer le Vieux !
— Peut-être avait-il caché l’auto ? Peut-être…
Il ne trouve rien et, agacé, frappe la table du poing.
— Enfin, il y a une explication à cela comme au reste… L’auto est restée cachée avec son macabre chargement. Quelqu’un l’aura volée… Et puis il sera tombé en panne et aura abandonné le vieux véhicule là où votre ami l’a trouvé !
Je réfléchis. Le Vieux a raison. Ça n’a pas pu se passer autrement. Tout s’enchaîne merveilleusement. Pour la première fois depuis le début de l’affaire, je me trouve devant une hypothèse complète, menée jusqu’au bout. S’il y a des erreurs, elles n’affectent que les détails de cet édifice…
Un assez long silence s’écoule. Nous ruminons des pensées certainement parallèles…
— Comment se fait-il que Viaud, citoyen français, ait fait partie de l’I.S. ?
Le Vieux hoche la tête.
— Une fantaisie du hasard. Il avait été pressenti par les nazis au cours de ses voyages d’affaires en Allemagne… Viaud n’avait pas donné suite tout d’abord aux propositions qui lui étaient faites mais un jour il rencontra dans un hôtel un agent anglais… C’était après le coup de l’Anschluss… Viaud, je crois, fut amené à rendre un service à cet homme qui devait l’orienter sur l’espionnage britannique. Ensuite, mystère ! L’I.S. se débrouilla avec lui, l’éduqua… Ça ne nous regarde pas !
J’insiste, parce que, voyez-vous, bande de gougnafiers, quand quelque chose me tracasse je suis plus obstiné qu’une mouche excitée par des latrines de caserne.
— Cette montre, de Laurent…
Je la pose sur le sous-main, sous le nez du boss.
— Vous voyez, elle a contenu un objet dur…
Il regarde.
— Et puis après ?
— Je pensais que Viaud avait remis le fameux quelque chose qui, vous l’admettez, intéressait les Allemands, à Laurent… Et je pensais que c’est à cause de ce quelque chose que le commissaire s’est fait tuer…
Le Vieux secoue la tête avec une pointe de commisération.
— Vous avez trop d’imagination, San-Antonio.
— Je sais, dis-je, je l’ai gagnée dans un concours de circonstances. C’était le premier lot !
Je me lève.
— Ainsi les English sont restés bouche cousue au sujet de la retraite de Viaud ?
— Bouche cousue, non ! Ils prétendent que Viaud a disparu depuis la guerre et qu’ils n’en n’ont jamais plus entendu parler…
— Ce sont de petits cachottiers, boss.
— En tout cas, je vous le répète, tout ceci ne nous regarde pas !
C’est une mise en demeure pour qui connaît le Vieux et le pratique. Une mise en demeure d’avoir à lâcher le morcif. Il est respectueux des traditions, le Vieux. Ce qui appartient à César ne peut être rendu à Marius, d’après sa conception de la vie. Donc, une personnalité de l’Intelligence Service n’a rien de commun avec le Deuxième Burlingue.
— Vous viendrez à la conférence de demain tantôt, me dit-il. Je n’ai rien à vous passer pour le moment…
— O.K…
Je vais à la porte.
— San-Antonio ! appelle-t-il.
Je décris sur mon talon gauche un mouvement de rotation impeccable.
— Patron ?
— Soyez gentil : laissez tomber, n’est-ce pas ?
— Mais, bien entendu, puisque c’est un ordre !
Et je me brise en manquant briser aussi la lourde, tellement je suis à cran !
Comme je m’apprête à descendre l’escadrin, l’ascenseur hydraulique que je ne prends jamais because sa lenteur affolante radine à l’étage avec un bruit de course de stock-cars dans une carrière !
Dans l’étroite cabine paraît le buste, puis le tronc et enfin l’ensemble d’un être de légende dont l’élégance bouleverse toutes les règles de la couture masculine. Pinaud, en chair, en os et en serge lie-de-vin… Pinaud avec son costar de chez Albo, son bitos presque neuf qu’il a racheté à la veuve d’un sidi guillotiné. Pinaud avec sa chemise blanche et une cravate violette agrémentée d’une tache de graisse, de deux auréoles de beaujolais et d’une traînée de jaune d’œuf… Pinaud comme jamais nous ne l’avons vu dans les services… La moustache taillée de frais, avec naturellement un côté plus court que l’autre. L’œil moins chassieux ; le menton inégalement rasé, le maigre cheveu inondé d’une lotion de pommadin de village…
Il sourit en m’apercevant, sort de la cage vitrée, se coince le pan de la veste dans la porte coulissante, l’en retire zébré de cambouis et me tend une main plus flasque qu’un kilo de vieux colin n’attendant plus qu’un peu de mayonnaise pour faire une fin.
— Tu as passé de bonnes vacances ? demande-t-il.
— Merveilleuses !
— Où es-tu allé ?
Je hausse les épaules.
— Au zoo…
« Il y avait là-bas un vieux macaque qui m’a beaucoup fait penser à toi.
— Toujours spirituel, grommelle Pinuche. Puis, fier comme Bar-Tabac, il fait un pas en arrière afin de se mettre en relief grâce au recul. Comme il a omis de repousser la porte de l’étage il manque s’offrir un valdingue de dix mètres dans la cage, les fermetures de cet appareil archaïque n’étant point automatiques.
Je le cramponne in extremis par un aileron.
— Tu ne remarques rien ? demande-t-il en arrondissant le bras pour donner de l’aisance à sa veste.
— Si, fais-je, tu as un bouton de fièvre au coin de la lèvre.
— Non, pas ça !
Je fais mine de ne pas voir le complet neuf, je le défrime avec un parti pris farouche.
— Parole, je ne vois pas… Ta moustache est mal taillée, ce qui te donne l’air plus abruti que de coutume, c’est de ça que tu veux parler ?
Il hausse ses maigres épaules auxquelles les rembourrages de Fernand donnent d’extravagants biscotos.
— Je voulais parler de mon costume neuf, tranche-t-il. Je crois que ton ami me l’a assez bien réussi, non ?
— Une merveille ! Ce qui me plaît par-dessus tout c’est la couleur. Qu’en a dit ta digne épouse ?
Il est un tantinet gêné.
— Oui, elle m’en a fait le grief… Elle trouve qu’il faut être jeune pour porter cette teinte-là.
— Il faut plutôt être courageux… En tout cas, tu as changé d’aspect. Le Vieux t’a vu ?
— Pas encore…
— Alors ne le fais pas languir… Va dans la lumière, Néron : le peuple t’attend…
Il gronde des protestations. Puis il s’éloigne. Comme il va pousser la porte il se retourne.
— Pendant que j’y pense, dit-il, ton ami Fernand m’a chargé d’une commission pour toi !
— Je sais : j’ai une note en retard…
— Non, il a dit que c’était au sujet de l’histoire… Je ne sais pas de quoi il a voulu parler…
— Tu ne lis donc pas les journaux ?
— Non… Je suis allé à la pêche ces jours… Avec mon ami le dentiste, tu sais ? On est allés dans un étang, figure-toi que j’ai pêché un brocheton à l’asticot…
— Tu es certain que ça n’était pas un poisson rouge ?
— Idiot !
— T’as plutôt une bouille à attraper les fleurs de nénuphar !
Il s’insurge. Son costar neuf lui donne de l’assurance.
— San-Antonio, j’ai vingt ans de plus que toi et…
Je lui frappe le dos.
— Y a pas de mal, mon vieux, vous êtes tout excusé !
Je le laisse, béant de mauvaise humeur et je quitte la manufacture de chaussettes à clous qui rétribue mes bons offices.
Ça me fait plaisir de retrouver le quartier, les aminches, le bistrot d’en face.
Justement ils ont une nouvelle serveuse. Une chouette gamine de seize carats, pas plus, avec un type provençal ou rital, du poil aux jambes et des yeux qui vous ouvrent littéralement la porte des magasins généraux. Ça me fait penser qu’hier soir j’ai posé un lapinuche carabiné à la soubrette de mon hôtel. Décidément je n’aurai pas été ravagé par la galanterie au cours de mon voyage à Grenoble.
Le gros Bérurier, qui sort de l’hosto[7] et qui passe sa convalescence à la maison Parapluie, histoire de se changer les idées, est là, au rade, racontant au patron son opération en éclusant un grand blanc pudiquement teinté de cassis.
Il m’accueille en levant les bras.
— San-A. ! Tu tombes bien, je cherchais justement qui c’est qu’allait raquer mon glass ! On fait un 421 ?
— Pas le temps !
— Alors en un coup sec ?
Le mastodonte qui préside aux destinées de l’établissement avance une piste. Béru chope les dés savamment, de façon à sortir tous les as d’une seule jetée… Au moment où il va pour jeter les cubes, je lui pousse un peu le coude et il dégauchit un 322 qui lui fait pousser des clameurs d’agonie.
J’annonce une tierce et je commande un scotch histoire de le mettre au supplice. Béru me fait remarquer que le prix de ma consommation est disproportionné comparativement à celui de la sienne, à quoi j’objecte que rien n’ayant été précisé relativement à l’enjeu, il doit s’estimer heureux que je ne commande pas une choucroute garnie en supplément. La petite bonne qui a tout vu se marre comme les trois orfèvres. Je lui balance mon œillade pour mineure perverse et je sens que si dans un an et un jour sa mère n’est pas venue la chercher elle sera pour ma pomme.
— Annonce un jeton de téléphone, dis-je au patron, et sers la mienne à ce pauvre blessé.
Cette décision calme instantanément les vitupérations de Bérurier. Je me rends dans la cabine téléphonique où un client futé a écrit en caractères d’imprimerie qu’il déféquait sur tous ceux qui liraient ce message. Je compose le numéro de Fernand et sa voix calme se glisse dans mes trompes d’Eustache.
— Ah, c’est toi, San-Antonio ? Tu as du nouveau ?
— Couci-couça…
— Parce que moi, j’en ai…
Je m’étrangle.
— Toi ?
— Oui… Parfaitement, ça t’épate ?
— Non : ça me bouleverse… Vas-y, j’ouïs !
— Ce serait trop long, tu ne peux pas venir jusque-là ? J’ai en ce moment un essayage…
— Ça boume, le rate pas, je viens de voir Pinuche : son costar t’as intérêt à le signer d’un pseudonyme !
Fernand se met à protester en bon commerçant :
— D’accord, la couleur est assez marquante !
— C’est pas une couleur, c’est une explosion ! Et la veste, dis, tu as vu où elle descend ? Il est obligé d’en soulever les pans pour monter dans l’autobus.
— Il faut toujours que tu te fiches du monde, proteste Fernand, tu ferais mieux de t’occuper de ton travail, au lieu de le laisser faire par les autres !
Et sur ces paroles qu’on me concédera sibyllines, il me file son déclic en travers de la terrine.
Je trouve Fernand au troquet voisin de son magasin de hardes. Il écluse délicatement un quart Perrier agrémenté d’une rondelle de citron.
— Les clients me fatiguent, aujourd’hui, m’explique-t-il. Ils te demandent la lune, et quand tu la leur donnes ils râlent parce qu’elle brille moins qu’ils ne le supposaient !
Je me juche sur un haut tabouret, près de lui.
— Ne fais pas de littérature, gars… Traduis-moi plutôt en clair ton message chiffré de tout à l’heure…
Il vide son glass et me considère d’un œil scrutateur.
— Qu’est-ce qu’on vous apprend dans la police ? s’informe-t-il. À appuyer sur le bouton du vert pour laisser passer les bagnoles ?
— Oui, fais-je, et aussi à ramoner le pif des tordus qui la ramènent inconsidérément.
Ça l’amuse.
— Alors, cette enquête ?
Son œil pétille comme un feu de sarments.
— Elle est close…
— Pour cause de décès ?
— Oui…
Et de rire parce que c’est le propre de l’homme.
— Dis donc, San-Antonio, je t’ai mis sur une chouette affaire, tu pourrais avoir la politesse de me raconter l’histoire !
Je ricane.
— Hé ben voilà, c’est un Nègre qui entre dans un bureau de tabac. Il dit à la buraliste : « Donnez-moi un paquet de gris-gris et une boîte d’amulettes… »
Fernand reste de marbre.
— À force de prendre les gens pour des c…, tu finiras par te faire des relations, affirme-t-il.
Je lui flanque une bourrade.
— Fais pas cette bouille, je vais éclairer ta lanterne japonaise.
Pour la n-ième fois je me livre au résumé des chapitres précédents. Il m’écoute, bouche bée, captivé par le récit.
— Tu parles d’une épopée, murmure-t-il de temps à autre.
Lorsque j’ai achevé, il murmure :
— Alors tu crois que Carotier avait enlevé le corps, et qu’il avait planqué la voiture jusqu’au jour où celle-ci a été volée ?
Je hausse les épaules.
— Non, c’est mon supérieur hiérarchique qui s’en tient à cette version. Mais elle ne satisfait pas le célèbre San-Antonio, l’homme qui remplace le beurre et les maris en voyage ! Que Carotier ait enlevé le corps, c’est possible, et même probable. Ce gars a bien été capable d’étrangler sa frangine parce qu’elle le menaçait de le dénoncer… Mais il n’aurait pas laissé le cadavre dans une bagnole et la bagnole dans un hangar, c’eût été contraire à ses principes.
— Tu parles !
— C’était le genre de gros tas qui aurait enterré le bonhomme dans son jardin histoire de donner de l’azote à ses rosiers nains…
— Tu parles, répète Fernand qui à ses heures manque de conversation.
— D’autre part, m’obstiné-je, il est impensable que quelqu’un ait eu envie de voler un os pareil… Un voleur de bagnole choisit de préférence un truc capable de rouler…
Mon pote, le roi de la mesure industrielle (le luxe de Dizimieu-les-Tronches et des Champs-Élysées réunis) me met la main sur l’épaule.
— Ce qui revient à dire que je suis dans le vrai !
Je le toise, comme s’il passait le conseil de révision.
— Cesse un peu de faire le mystérieux, Fernand, et déballe ton plat de résistance…
Il fait signe au barman de remettre le couvert. Lors, s’étant re-gazéifié la gargante, il attaque, d’un ton précis :
— Voilà… Lorsque tu as été parti, l’autre jour, ainsi que tes illustres collègues, je me suis mis à réfléchir…
— Ça a dû te donner de la température, coupé-je.
Mon intervention lui cavale sur le grand zygomatique.
— Je t’en prie ! proteste-t-il.
Et il poursuit, imperturbable :
— Ce long week-end se présentait, je n’avais rien à fiche et ce cas m’intéressait d’autant plus que c’était moi qui l’avais découvert…
— Très joli préambule, tu devrais le faire peindre en jaune…
— J’ai donc décidé de faire mon enquête, moi aussi…
— Voyez-vous ! Le peigné-pure-laine ne suffit plus à mossieur !
— J’aime les romans policiers et j’ai toujours rêvé d’être détective.
— Alors tu as pris une bouteille de scotch dans ta poche et tu t’es mis à faire de l’œil à toutes les nanas de passage en leur disant : « Hello poupée ! » C’est ainsi que procèdent tous les détectives de roman.
— Non, dit Albo. J’ai fait travailler mes…
— Cellules grises ? Signé Hercule, avec un H, comme Poirot !
— Oui. Vois-tu, je savais que tes collègues et toi alliez chercher l’origine du mort, celle de l’auto… Que vous alliez enquêter sur les lieux de départ de l’un et de l’autre… Bref…
— Bref ?
— Que vous alliez négliger, provisoirement du moins, le lieu d’arrivée.
Je vide mon verre. Il me semble brusquement qu’on fait éclater un sac en papier à mes oreilles. Qu’est-ce à dire ? Le gars Fernand qui vient me donner des cours du soir à prix de faveur ?
Pourtant, ses dernières paroles m’ont branché en direct sur les grandes ondes. Je fronce les sourcils, ce qui est une façon conventionnelle peut-être, mais efficace, pour marquer l’intérêt.
— Le lieu d’arrivée, Fernoche ?
— Oui. Je me suis dit : « Et si cette voiture et son chargement ne se trouvaient pas ici par un simple résultat du hasard ? Et si on les y avait amenés dans un but déterminé ? »
— Tu t’es dit tout ça, Fernand ?
— Oui, San-Antonio ! Tu n’as pas le privilège des déductions profondes.
— T’as dû te bourrer de Kalmine pour en arriver là, non ?
— Pas nécessairement… J’en prends seulement lorsque je te quitte !
Je ricane.
— Et alors, qu’a donné cet éminent raisonnement ?
Il soupire.
— Quelque chose qui pourrait bien être un résultat. C’est du moins ce que je crois depuis que tu m’as raconté ce que tu as appris… Je t’ai dit, l’autre jour, dans ce même bar, que la voiture insolite se trouvait dans une propriété dont la construction s’est trouvée interrompue par la mort de son propriétaire ?
— Je sais, il est allé embrasser un pylône…
— Je me suis renseigné à la mairie de mon bled sur le personnage…
— Alors ?
— C’est un certain Aristide Veller… Un sujet britannique fixé en France depuis très peu de temps.
— Tiens, tiens !
— Tu commences à t’intéresser à mes exploits à la Sherlock, non ?
— Un peu, continue !
— Sais-tu où il s’était fait domicilier depuis son arrivée en France ?
— Non ?
— À l’adresse de la maison non construite… Il a planté un poteau avec une boîte aux lettres sur le terrain dont il s’était rendu acquéreur et il s’y est fait adresser son courrier.
— Voyez-vous !
Je demande :
— Il avait quel âge, ce citoyen ?
— Une bonne cinquantaine.
— Voyez-vous !
Et des initiales qui me bottent : A. V. ! Auguste Viaud !
Fernand paraît tout émoustillé par l’intérêt qu’il provoque.
— Il y a mieux, déclare-t-il.
— Quoi, mon fils ?
— La boîte aux lettres subsistait sur le chantier. Rouillée, bien sûr, et le pieu qui la soutient est à demi couché… Mais elle contenait du courrier…
Il se fouille et retire de sa poche une lettre dont l’écriture est décolorée par l’humidité. Le papier est mou, spongieux, auréolé de taches brunes… Fernand l’a déjà éventré. Je retire une lettre dont l’écriture pointue est d’une pâleur cadavérique. Les pluies l’ont diluée et il faut se cramponner aux voyelles pour la ligoter.
Fernand glousse d’aise en me voyant bouquiner la missive. Il scrute mes réactions d’un œil gourmand et triomphant.
Je lis :
Cher A… ristide !
Je suis au regret de t’informer que je ne te donnerai pas un sou de mieux. En voilà assez. Fais ce que tu voudras ! N’oublie pas en tout cas que les temps ont changé. Même si le mariage était cassé on continuerait d’habiter ensemble, elle et moi. Quant au reste, ça resterait à prouver. Que tu aies eu le mal du pays ça se comprend, mais ça n’est pas une raison pour em… le monde !
La bafouille n’est pas signée, mais Carotier n’avait pas besoin de la faire authentifier par le commissaire de police de son bled pour que je la lui attribue. Si j’en crois la teneur de la missive, Viaud avait une moralité spéciale… Un jour les services anglais n’ont plus besoin de ses services et il s’est cherché des moyens d’existence… Le mal du pays le prenant, il est rentré en France et a eu l’idée de faire chanter Carotier qu’il savait riche. Il le menaçait de réapparaître, ce qui aurait évidemment rompu le mariage du boucher avec la « veuve » Viaud. Un vrai turbin ! Et comme salade on ne fait pas mieux ! D’après la lettre du retraité des abattoirs, il a raqué une première fois, et copieusement, puisque Viaud a entrepris de se faire construire une carrée. Seulement il n’a rien voulu chiquer à la seconde mise en demeure !
J’examine le tampon de la poste. La bafouille a été postée de Chambéry il y a six mois environ.
Fernand qui a des dons certains va au-devant de ma question.
— Cette lettre a été postée le jour où Veller s’est tué…
— Non !
— Si. Et sais-tu où il s’est tué ?
— Non !
— À Pont-d’Ain, c’est-à-dire sur la route Grenoble-Paris…
— Dans quel sens ?
— Il rentrait sur Paris…
— Après avoir rendu visite à ses petits amis Carotier… Évidemment il ne pouvait guère écrire des lettres de chantage. Sa visite avait du reste plus de poids !
— Non, tu vois, puisque Carotier l’envoie aux quetsches… Dès que l’autre a eu tourné les talons, il s’est précipité sur son papier à lettres.
— Le courage des faibles, murmuré-je en évoquant le gros lard… Un pauvre type sans limites, capable de tout avec pourtant une certaine innocence.
Je gamberge un moment.
— Justice immanente. Le maître chanteur se tue en revenant du boulot ! Le doigt de Dieu !
Fernand hoche la tête.
— Voilà pourtant qui n’explique pas la présence de l’auto dans la propriété du pseudo Veller trois mois après son décès !
— Non, mais en tout cas tu as magistralement pensé en te demandant si l’auto se trouvait là par hasard. Chapeau, tu es le successeur désigné d’Einstein !
Il a le triomphe modeste.
— On remet ça ?
— D’ac, mais en plus alcoolisé, l’eau qui fait pschitt c’est pas tellement mon idéal.
Fernand remarque :
— Ce que je viens de t’apprendre infirme définitivement la thèse de ton chef comme quoi l’auto aurait échoué là par la seule fantaisie d’un voleur de vieux clous !
— Ça ne l’infirme pas, ça la pulvérise…
— Qui donc, en ce cas, a pu conduire le teuf-teuf jusque chez Veller ?
— Quelqu’un qui ignorait sa mort !
— Mais qui n’ignorait pas sa véritable identité ?
— Tu l’as dit !
— Et qui tenait à lui faire une sacrée vacherie, non ? Parce que, enfin, cette carcasse de fusillé dans son ancienne voiture… Tu parles d’une blague !
— Elle bat tous les poils à gratter du monde, toutes les cuillers fondantes et autres verres baveurs !
Je la boucle un moment.
— À quoi penses-tu ? insiste cet insatiable Fernand.
— Je pense qu’il a fallu une planque de tout repos au gars qui camouflait la voiture ! Un os de cette dimension, tu te rends compte ? Le soustraire du monde pendant…
Je bondis en bas du tabouret.
— Nom de Zeus !
— Quoi ? croasse mon pote, les sourcils à l’horizontale.
On dirait qu’il a à la base du front une hirondelle en plein vol. Ses yeux veloutés distillent de la curiosité à plein régime.
— Je pense à quelque chose…
— Vas-y, je t’écoute…
— Non, classe, c’est trop ténu, rien que d’en parler ça pourrait le briser.
— Mais…
Je fiche une claque amicale à mon ami.
— Va déguiser l’humanité laborieuse en Brummell, moi j’ai école…
Sur ces paroles senties je m’évacue du troquet et je cours jusqu’à ma bagnole dont un poulardin relève le numéro because elle empiète passablement sur les clous.
— Ne vous donnez pas tant de bobo, vieux, lui dis-je en présentant mes fafs, nous marnons pour la même taule, y a que le rayon qui change !
Et me voilà fonçant sur Fontenay.
Je vais à la mairie de Fontenay, service du cadastre, et j’y parviens au moment où les employés s’apprêtent à aller grailler la tortore de leurs bonnes femmes.
Le chef de service est sensible à ma personnalité et consent à différer son alimentation pour satisfaire à mes questions.
Je lui annonce l’adresse de la propriété de feu Veller et je lui demande à qui Aristide Veller a acheté ce terrain. Il plonge dans un gros registre et son nez de rat musqué court sur les pages calligraphiées.
— La propriété appartenait à une dame Carotier, veuve Viaud, qui l’avait héritée d’un premier mariage.
Non, les gars, ne criez pas au miracle. Ne vous dites pas que j’ai le nez en forme de pompe aspirante ou que je suis doué d’un sixième sens, seulement je me sers très bien des cinq que le Bon Dieu m’a dévolus et ça donne d’excellents résultats.
En parlant de l’auto avec Fernand tout à l’heure, et de la planque aux pommes qu’il avait fallu, je n’ai pu m’empêcher d’évoquer la propriété voisine de celle de mon ami. C’est une sorte de petit terrain vague en pente qui démarre depuis la voie ferrée. À cet endroit la ligne est à au moins vingt mètres de hauteur et, dans ce remblai naturel se trouvent des grottes artificielles servant de hangars autrefois aux paysans qui cultivaient ce terrain. Ces cavités dans la colline constituent des abris merveilleux. Le reste du raisonnement, d’accord, n’a plus été qu’une question de blair. Par exemple, en évoquant le terrain, je me suis dit qu’il était surprenant que quelqu’un ait eu l’idée de l’acheter pour y faire construire. Comme situation il est plutôt tartouze et il faut l’avoir à soi pour se décider à y bâtir maison. Or, je me suis rappelé que, sur le permis de conduire de Viaud trouvé sur le cadavre, il y est écrit qu’il est né à Fontenay…
Je demande à l’employé qui me lorgne d’un œil indécis.
— Et, avant Auguste Viaud, qui était propriétaire du terrain ?
Il part en recherches.
— Son père, Sébastien Viaud, maréchal-ferrant à Fontenay…
Voilà, nous y sommes ! Le gars Auguste, futur agent double, à été un mouflet. Il a couru dans les rues de cette banlieue, il a joué sur ce terrain vague où son père remisait les vieux chariots qu’on lui donnait à réparer… Un jour, vieillissant, il en a eu marre de l’aventure. Il a tout plaqué et il est revenu en France. Il s’est mis en cheville avec les Carotier pour avoir le terrain, ils le lui ont donné. Ensuite il a voulu du fric, et alors ça n’a plus été du kif !
Le louchébem tenait à ses piastres, à sa tranquillité, à la gonzesse pour qui il avait fait les pires couenneries. Viaud-Veller lui a rendu visite en vain, il a dû lui dire qu’il réfléchirait et puis, dès que l’autre a eu repris la route de Pantruche, il lui a écrit la lettre que vous savez.
— Merci, dis-je au préposé de la mairie.
— De rien, murmure-t-il, je suis un fonctionnaire, comme vous !
Les hommes ont toujours la manie de se gargariser avec des formules tricolorisantes (du moins lorsqu’ils sont Français). Le bleu, couleur du ciel, comme dit un comique célèbre, le blanc, couleur de la blancheur et le rouge qui, s’il était vert, serait la couleur de l’espérance.
— C’est rare de voir un fonctionnaire qui fonctionne, riposté-je en lui tendant cinq doigts valeureux qu’il touche timidement comme une relique.
Comme il est l’heure des braves et que mon estomac qui a la parole fastoche crie famine (et il est poli !) je vais grailler un morcif dans un restaurant du type « chauffeurs de taxi ». En y consommant un céleri rémoulade et un steak échappé d’une cordonnerie-express, je lie connaissance avec des maçons, ce qui est plus aisé que de lier une sauce. On lie les sauces avec du vin blanc et on se lie avec les maçons au moyen du vin rouge[8].
L’un des gars, habilement questionné par mes soins, finit par me rancarder sur l’entreprise de maçonnerie qui a commencé la construction de la maison du faux Veller. Il s’agit de la maison Maideux fils, rue du Lieutenant-Colonel-Sabretache, à Fontenay.
J’y parviens à l’instant précis où une horloge paresseuse égrène le coup d’une heure et demie (si j’ose dire).
Je tombe sur un vieux pionard à la trogne vultueuse. Il a du poil sur le nez, alors que la plupart des gens en ont à l’intérieur. Ses yeux marinent dans le vin rouge et il sent bon le légionnaire négligé.
— M. Maideux ? m’enquiers-je.
Il secoue la tête à la fois pour marquer une rigoureuse négation mais aussi pour faire choir le filament argenté qui pend de sa narine droite.
— L’est mort, déclare le maçon avec un accent italien.
— Son fils n’est pas encore arrivé ?
— Non.
— Vous allez peut-être pouvoir me tuyauter. Il s’agit de ce chantier que vous aviez commencé mais qui n’a pas été fini, près de la voie ferrée.
— Chez l’Anglais ?
— Voilà ! C’est vous qui…
— C’est moi qué jé dirigeais l’équipe…
— Alors vous allez pouvoir me renseigner… Au cours des travaux, n’avez-vous pas remarqué une vieille voiture dans l’une des grottes artificielles creusées dans le remblai ?
Il hésite et se trouble. Sa bouche aux lèvres ripolinées par le picrate s’entrouvre comme celle d’une carpe hors de l’eau.
— Répondez !
Il secoue la tête.
— Je… Non… C’est…
Affolé, le vioquard ! Pour lui filer lgrand saisissement je lui expose ma carte et alors c’est la grosse crise d’asthme. Il manque d’oxygène et ses éponges font bravo.
— Il vaudrait mieux que vous me disiez la vérité, insisté-je. Quand c’est un poulet qui vous la demande on a toujours de graves ennuis en ne la disant pas.
— Quand j’ai lou dans le journal, Madona ! j’ai dit au pétit de ne pas en parler… Si on avait su qu’il y avait un pauvré mort dedans le coffre, Christo Santo, on l’aurait laissée où elle était !
— Allez-y, pépé, je vous prête une oreille attentive que vous me rendrez à la sortie !
Dans un français rendu pratiquement inaudible par l’émotion, il me bonnit la vérité, rien que la vérité.
Oui, au cours des travaux ils avaient repéré une bagnole, son gâcheur de mortier et lui, dans l’une des grottes. L’auto était dissimulée sous des fagots de bois. C’est en allant assouvir un besoin pressant que le commis avait fait cette trouvaille… Seulement, comme Veller leur tombait sur le poil à chaque instant, ils n’avaient touché à rien… Et puis l’English ( !) s’était tué et les travaux avaient été interrompus… Plusieurs mois s’étaient écoulés et un jour, Maideux fils avait voulu récupérer des bâches demeurées sur le chantier. Il avait donc envoyé le vieux et son commis avec la camionnette pour charger le matériel subsistant dans la maison inachevée.
L’arpette s’était souvenu de la vieille guimbarde et avait dit au vieux qu’il voudrait l’amener au jour. Ils avaient débarrassé les fagots et avaient poussé la vieille Renault hors de son trou. Par jeu, le môme avait mis dedans un peu de l’essence de la camionnette et avait essayé de la mettre en marche. Miracle de la bonne marchandise d’avant-guerre. Malgré ses années d’immobilité, malgré que la batterie se fût vidée, le teuf-teuf avait pu démarrer à la manivelle. Le gamin avait parcouru quelques mètres avant de caler. Ils avaient alors abandonné le véhicule là où il se trouvait. La machine leur était sortie de l’esprit et puis, l’autre jour, ils avaient appris par la presse la macabre découverte que nous avions faite, Fernand et moi. Ça leur avait collé les jetons et ils avaient décidé de ne pas moufter.
Je regarde le vieux. Bien sûr, c’est ainsi que les choses se sont passées. Ça ne peut pas s’être passé autrement. Cette tire n’avait que quelques mètres dans le ventre après son séjour de quinze ans dans la grotte. Elle ne pouvait venir de loin… Pourquoi ne me suis-je pas fait la réflexion tout de suite ? Parce que j’ai découvert le cadavre et que je n’ai plus pensé qu’à lui ? Oui, sûrement. Comme quoi il ne faut pas toujours regarder ce qui est le plus visible…
Fernand avait raison…
Tout cela, je l’enregistre… Et puis je poursuis mon boulot de déductions et je me dis que si la voiture se trouvait là où elle était, c’était parce que Viaud l’y avait amenée. Je me dis encore que si Viaud l’a amenée dans la fausse grotte c’est parce que c’est lui qui a exhumé le cadavre de l’espion fusillé à sa place. Du reste, n’était-ce pas son intérêt ? Car enfin, si les Allemands avaient appris que le mort n’était pas Viaud, ils en auraient conclu que Viaud était un gars qui les avait drôlement feintés et ils se seraient mis sérieusement à sa recherche… Bon, Viaud a donc déterré son « remplaçant »… Mais alors ? Alors c’est lui qui avait la montre de Laurent ? Et s’il l’avait, c’est parce qu’il avait tué le commissaire… Il l’a tué parce que celui-ci en savait trop. Le Vieux n’a-t-il pas dit que l’I.S. ne laissait rien au hasard ? Pourquoi lui avoir volé sa montre ensuite ? Parce qu’elle contenait quelque chose que Viaud avait confié à Laurent au moment de son arrestation… Par simple mesure de sécurité… Quelque chose que les Allemands ont cherché à récupérer par la suite…
Le vieux Rital est toujours là, titubant sur ses flubes. Il a les yeux qui lui pendent sur les joues. Les poils de son naze frissonnent dans la brise…
D’autres mecs radinent… Une petite gouape entre autres… Je suis prêt à vous parier une rame de papier contre une rame de métro qu’il s’agit de l’apprenti dont m’a parlé le roi de la truelle. Au regard qu’ils échangent je sens ça… Je lâche le vieux et je m’approche du jeunot. Cheveux bruns, rouflaquettes, œil bravache, petite médaille à dix ronds sur la poitrine… Vous mordez le personnage ? Ça se prend pour un casseur. Ça se bigorne avec des potes quand c’est gelé, ça fait de la moto…
— Par ici, petit gars !
Il me regarde. Il s’efforce à prendre l’air vache de vache…
— De quoi ?
— Amène-toi, j’ai deux mots à te dire.
L’apprenti tourne son regard vers le vieux qui détourne le sien. Je guide le petit mec jusqu’à ma voiture et le fais monter. Puis je m’installe au volant. Je réfléchis. Je n’ai pas envie d’attaquer sec… Autant le laisser mijoter et ne pas faire de fausse manœuvre…
Je pense que ce gamin s’est donné bien du mal à sortir l’auto de la grotte… Il a déplacé des fagots, il l’a nettoyée, il a bricolé le moteur, mis de l’essence… Tout ça, ça n’était pas pour voir si elle fonctionnait. C’était autre chose qu’un jeu… Il voulait la chouraver, simplement. Il s’était dit que le propriétaire du coin étant clamsé, il pouvait s’emparer de la vieille tire sans gros risques… Seulement il ne l’a pas fait ! Pourquoi ? Aurait-il ouvert le coffre et vu son contenu ? Non, le coffre était rouillé, j’ai dû faire de gros efforts pour l’ouvrir… Alors ?
Je le sens fondre. Sa pomme d’Adam monte et descend… Il salive pour essayer de parler, mais il a peur que sa voix se brise. Enfin il articule, comme s’il parlait dans un cornet de carton :
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
Je lui montre ma carte.
— Police !
Ça le stoppe presto. Je m’élance :
— Le vieux m’a tout dit… Allez, aboule ce que tu as trouvé dans l’auto lorsque tu l’as eu sortie !
Il reste un instant immobile…
— T’entends ! Ça va chauffer pour tes plumes, gars, je te le prédis sans avoir besoin de lire tes lignes de malchance !
Il hésite encore… Je lui prends l’oreille délicatement entre le pouce et l’index.
— Tu as tort de te faire tirer l’oreille… Elle pourrait me rester dans les mains… Tu entends ! ! !
J’ai hurlé, il a eu un sursaut…
— Oui, m’sieur… Je ne savais pas de quoi il s’agissait… Je…
Il relève son pull, il a comme ceinture une large sangle de cuir avec des poches hermétiques… Il fouille dans l’un de ces compartiments et en sort une petite boule de papier de soie.
Je la lui arrache des doigts et je me trouve nez à nez avec un splendide diamant… Fiévreusement, je m’empare de la montre de Laurent et je colle le diam dans le boîtier. Il s’y emboîte juste…
— Ce… C’était sous le klaxon, dans le volant, bégaie l’autre… Le disque était coincé… Je l’ai dévissé et… Je… Je ne savais pas…
Je lui montre la portière.
— Fous le camp ! Et n’y reviens plus… Tu as de la chance que je sois un bon type… Va gâcher ton mortier et apprends à bâtir des maisons, ça te rapportera tout compte fait davantage que les sales petites combines.
Il se taille sans demander son reste…
Je glisse la montre dans ma poche…
— Sacré Viaud ! Je comprends pourquoi il a buté Laurent…
Le Vieux examine le caillou à la loupe. Le verre grossissant sert de prisme et crible le crâne du boss de mille feux scintillants.
— Magnifique pierre, décrète le patron…
— On n’en trouve pas dans des pochettes-surprises…
Le boss se caresse la coupole.
— Viaud avait ceci sur lui au moment de son arrestation. Cette pierre appartenait aux Allemands, sans doute devait-elle servir à payer une grosse légume étrangère… Il l’a confiée à Laurent à toutes fins utiles en attendant que son cas s’éclaircisse. Laurent a gardé la gemme. Il n’a pas voulu la rendre à Viaud qui l’a buté pour s’en emparer…
Triomphant il me regarde.
— C’est très simple.
Je secoue la tronche.
— Pas exactement de votre avis, patron…
— Voyez-vous !
— Si la pierre avait appartenu aux Allemands, Viaud l’aurait emmenée en Angleterre… Il ne l’a pas fait parce que, au contraire, le diamant lui avait été remis par les Anglais. Lorsqu’il a été libéré quelques heures après son arrestation, il s’est dit qu’après tout il pouvait se constituer un gentil capital… Il a repris la pierre à Laurent et a tué ce dernier, de façon que l’I.S. croie que le policier marron avait été victime de gens du milieu auxquels il proposait le caillou. Croyez-moi, c’est plutôt quelque chose dans ce goût-là…
« Veller-Viaud a pu faire admettre cette version à ses chefs anglais. Il a poursuivi son boulot de l’autre côté du Channel. Et puis il est revenu en France pour y mener une existence de peinard…
« Alors l’idée lui est venue de construire sa hutte sur le terrain de ses premiers jeux… Il avait pris ses précautions pour que celui-ci ne soit pas vendu par sa « veuve », étant donné le véhicule qu’il recélait ! Comme ça devait être, d’après ce que j’ai appris de lui, un fameux combinard, il a voulu se procurer du liquide par Carotier… Il est probable que l’I.S. surveille pendant un certain temps ses serviteurs après qu’ils l’ont quitté. Viaud, qui le savait, n’était pas pressé de monnayer le caillou…
Le Vieux fait couler la pierre dans sa main.
— Et dire que je vous avais ordonné, ce matin, de lâcher l’affaire…
Je le regarde en biais.
— Il y a ordre et ordre, chef… Vous avez des « non » qui veulent dire « oui »…
Un heurt à la porte. C’est Pinaud qui vient au rapport. Il se tient un instant immobile dans l’embrasure de la fenêtre, pour faire valoir son beau costar. Et le Vieux et moi pouvons constater qu’il s’est assis sur un banc fraîchement peint.