Chapitre 8

Les matins à Ringhmon semblaient aussi chauds que les après-midi, même si la brume jaunâtre qui voilait le ciel était un peu moins dense. Mari avait laissé son paquetage à l’hôtel de la guilde ; cependant, même la sacoche à outils plus petite qu’elle portait à présent paraissait s’alourdir à chacun de ses pas. Elle se dirigea vers un badaud qui marchait non loin.

« Où est le palais du gouvernement ? »

L’homme baissa la tête et tenta de poursuivre son chemin.

Stupéfaite, Mari se campa devant lui.

« Je te parle ! »

Le badaud s’arrêta brusquement et fit mine de ne la remarquer qu’à cet instant.

« Oui, dame mécanicienne ?

— Où est le palais du gouvernement ?

— Au square des Héros, dame mécanicienne », répondit le commun, avant d’essayer de la contourner.

Mari tendit le bras et lui barra la route.

« Comment puis-je m’y rendre ? »

L’homme se renfrogna, jetant de brefs regards alentour à la recherche d’une échappatoire.

« J’sais pas. »

Les gens du commun n’aimaient pas parler aux mécaniciens, mais Mari fut surprise par une telle hostilité et un tel manque de coopération.

Décontenancée, elle afficha l’attitude propre à sa guilde et son ton se fit comminatoire.

« Je te laisse une chance de reconsidérer ta réponse, et si je n’en suis pas satisfaite, tu seras très, très malheureux. Est-ce bien clair ? »

Cette démonstration de force eut l’effet escompté. L’homme hocha la tête rapidement, le visage toujours détourné.

« Les bornes bleues, dame mécanicienne. Le long de la route. Le trolley qui s’y arrête va jusqu’au palais du gouvernement. » Sa voix vibrait de peur, mais aussi de ressentiment.

Mari fixa longuement le commun, tout en essayant de déterminer ce qu’elle allait faire de lui. D’après ce qu’on lui avait enseigné, elle devait à ce stade proférer un chapelet de menaces et remettre l’individu à sa place, mais même si la manœuvre était opérante, elle se haïrait pour en avoir usé. « Ce sera tout. » Elle reprit son chemin en quête des bornes bleues.

Le trolley s’avéra être une carriole tirée par un cheval qui se déplaçait avec une lenteur exaspérante. Au moins le conducteur se montra-t-il assez dégourdi pour ne pas demander à une mécanicienne de payer son billet, bien qu’il se dégageât de lui un mélange de peur et de ressentiment similaire à celui du badaud qu’elle avait croisé. Les communs ne portaient pas les mécaniciens dans leur cœur, mais une animosité aussi crue et palpable était singulière. Était-ce spécifique à Ringhmon ? Ou était-ce une des facettes de ce qui s’était joué à Portjulien ? Les communs ne pouvaient ignorer que, s’ils devaient représenter un jour une menace pour la guilde, ses dirigeants se contenteraient de fournir à l’Empire l’aide nécessaire pour qu’une force armée prenne possession de la ville et la transforme en avant-poste sous son contrôle.

Le trot du canasson qui tirait le trolley étant plus que laborieux, Mari eut tout loisir de regarder, d’un œil morne, défiler mollement la magnifique et crasseuse Ringhmon. Grouillant de gardes et de miliciens, la cité était le théâtre de comportements discutables.

La présence des hommes en armes avait le mérite d’être rassurante. Mari se demanda si, en définitive, les cavaliers qu’elle avait aperçus la veille n’étaient pas bel et bien liés aux bandits du désert. Tout ce qu’elle avait vu de Ringhmon jusqu’à présent semblait indiquer qu’on ne pouvait y circuler en étant ouvertement armé. Malheureusement, c’était la seule chose à porter au crédit de la ville.

Le souvenir des bandits appela celui du mage. Je n’y serais pas arrivée sans son aide. Au moins connaît-il désormais le sens du mot aider. J’espère qu’il a reçu un meilleur accueil dans son hôtel de guilde que moi dans le mien.

Alain quitta l’hôtel de la guilde des mages. À la pénombre des couloirs succéda l’éclat du soleil dans les rues de la ville. Une nuit de méditation et une matinée passée à subir les sombres suspicions de la Question se muèrent en une journée plus lumineuse, sans toutefois apporter de nouvel éclairage sur les problèmes qui le tourmentaient. Je ne me laisserai pas affecter par les insultes de doyens qui ne savent rien de moi. Je ne laisserai pas une brève rencontre avec une mécanicienne détruire mon avenir de mage. Les doyens ne peuvent me changer et la mécanicienne ne peut me contrôler. Quant au don d’augure, que je ne comprends pas, je lui dénie le droit de me déstabiliser. Pour échapper au cercle vicieux de ses pensées, Alain se laissa happer par le mouvement de cette cité étrange.

Il sortit de l’hôtel et, sur un coup de tête, s’enveloppa dans le sort qui courbait la lumière et le rendait invisible. Même un autre mage n’aurait pu sentir que sa présence et sa position. Maintenir le sortilège lui coûtait, mais il le fit pendant un certain temps et marcha sans être vu par les communs et les quelques mécaniciens dont il croisa la route, comme un acolyte se dissimulant aux yeux d’autres acolytes qui ne maîtrisaient pas encore cet art. Les doyens auraient été contrariés de le voir ainsi jouer avec ce sort. C’était sans doute la raison pour laquelle il le faisait.

En traversant une rue, Alain nota les arêtes fissurées et l’effritement des pavés dont l’alignement se détériorait. Les bâtisses témoignaient également d’une lente décrépitude. Ce que les communs et les mécaniciens appelaient réalité n’était qu’une illusion, mais une illusion qu’il convenait d’étudier avec minutie pour définir les cibles d’altérations ultérieures. Aussi Alain scruta-t-il chacune des constructions afin d’en mémoriser la moindre imperfection.

Il descendit une artère bordée de ce qui à première vue apparaissait comme de splendides maisons aux façades de pierre ajustée. Ces « pierres » n’étaient pourtant qu’une autre illusion mise au point par les communs, de simples planches biseautées à intervalles réguliers pour imiter l’apparence des blocs taillés, recouvertes de peinture mélangée à de la poussière.

Alain se surprit à se demander ce que la mécanicienne aurait pensé de ces tentatives visant à faire passer certains matériaux pour d’autres. Qu’aurait-elle dit ? Quelque chose que je n’aurais sans doute pas compris. Les mots qu’elle utilise ne semblent pas avoir la même signification que les miens. Si je pouvais lui demander…

Non. Cesse de penser à elle.

Toujours invisible grâce à son sortilège, Alain observa les communs qui, sans le savoir, partageaient la rue avec lui. Tous marchaient d’un pas lourd, le visage crispé en une expression d’obstination mêlée de lassitude. La superbe de Ringhmon ne devait exister que dans l’esprit de ses dirigeants.

À mesure qu’il s’enfonçait au cœur de la ville, il remarqua des hommes à l’allure aguerrie postés à de nombreux carrefours. Leur armure de cuir signalait leur appartenance à une sorte de milice locale. Chacun d’eux était équipé d’une épée courte et d’un gourdin long comme l’avant-bras. Sensible aux émotions qui émanaient des ombres, Alain eut l’impression de se noyer dans un océan d’oppression et de désespoir.

Il dissipa son sort de dissimulation et ressentit un plaisir pervers en voyant les réactions paniquées des communs face à l’apparition soudaine d’un mage dans leurs rangs. Il poursuivit son chemin vers un monument commémoratif de quelque haut fait militaire, mais quand il fut assez près pour lire la plaque, il découvrit que cette « victoire » faisait référence à une des tentatives avortées de l’Empire pour traverser la Désolation. Alain étudia les représentations de guerriers plus grands que nature qui, brandissant les étendards de la ville, piétinaient les légions impériales. Dans un des coins du panneau, la fine couche de dorure avait disparu, révélant un métal gris grossier. Une autre illusion de richesse, cette fois mâtinée de victoire. Un palimpseste d’imposture. Les citoyens étaient-ils dupes ?

Il secoua la tête de désapprobation et se retourna pour tomber nez à nez avec des citadins qui s’étaient massés autour de lui et le fixaient d’un air circonspect. Leur attitude était d’une singulière imprudence, aussi Alain les fixa-t-il en retour de son œil de mage le plus accompli, mort et impassible, et ils se dispersèrent à la hâte. D’après ce qu’on lui avait enseigné, les communs croyaient les mages capables d’user de leurs sorts sur eux pour modifier leur apparence et leur sexe, les transformer en animaux ou en insectes, ou leur faire perdre la raison. Alain savait que c’était faux. Aucun mage ne pouvait blesser ni altérer une ombre directement ; la guilde encourageait néanmoins toutes ces superstitions, car elle voyait là un moyen parfait de maintenir les communs dans la peur et la soumission. Il aurait cependant mieux fait de simplement ignorer ces quidams. Si les doyens de l’hôtel de la guilde l’avaient vu à l’œuvre, ils auraient eu, pour une fois, de bonnes raisons de s’appesantir sur son jeune âge.

Alain leva la tête en plissant les paupières et constata que la matinée était déjà bien avancée. Comparées à cette lumière crue et cette chaleur désagréable, les cellules sombres et fraîches de l’hôtel de la guilde ne manquaient finalement pas d’attrait. En outre, Alain savait pouvoir y trouver une section consacrée aux archives. De quoi puiser dans les mots d’autrui un réconfort certain face à la vacuité du monde.

Il entreprit de rebrousser chemin et traversa une large artère. Un trolley venait de passer lentement, laborieusement tiré par un imposant cheval de trait dont il ne sut dire s’il était vieux ou juste aussi démoralisé que les habitants de la cité. Alain eut l’impression d’être observé par des yeux aveugles, apostrophé par une bouche muette. Il regarda en direction du trolley. La plupart des places assises étaient occupées par des communs qui, serrés les uns contre les autres, lui tournaient le dos, mais un des bancs ne comptait qu’un seul passager. Un passager vêtu de la courte veste noire des mécaniciens. Et aussi remarquables que cette veste étaient les cheveux de jais, coupés aux épaules, de celle qui la portait.

Maîtresse mécanicienne Mari.

Alain se figea, oublieux des carrioles et des charrettes obligées de le contourner. Les mécaniciens sont des ombres. Ils n’ont pas d’importance. Elle n’a pas d’importance. Je dois reprendre ma route et rejoindre l’hôtel de la guilde.

Pourtant, n’est-il pas curieux que nos chemins se soient croisés dans cette ville, à cet endroit précis, à cet instant précis ? Certains doyens d’Ihris m’ont appris que l’illusion du monde nous guide à sa manière, parfois vers la sagesse, parfois vers l’erreur. Qu’est-ce qui m’a conduit vers cette rue, à cette heure ? Qu’est-ce qui a conduit la mécanicienne à se trouver justement dans ce trolley ?

Comment a-t-elle fait pour que je la regarde ?

Est-ce bien elle qui en est responsable ? Elle ne m’a pas regardé en retour. Pourquoi attirer mon attention de façon aussi subtile pour ensuite éviter ne serait-ce que de croiser mon regard ?

Je ne suis pas ici sans raison. Je le sens. Mais est-ce la voie de la sagesse ou de l’erreur ? Est-ce une voie que la mécanicienne a choisie pour nous deux ? Ou autre chose nous y a-t-il placés à notre insu ?

Alain savait exactement ce que lui auraient dit les doyens de Ringhmon. Il soupesa mentalement leur indignation difficilement contenue et leurs paroles pleines de dédain à son égard. Si rien n’a d’importance, alors rien n’a d’importance. Pourquoi ne pas examiner où me mènera cette voie ?

Mais à quel prix ? Qu’on le surprenne à approcher encore la mécanicienne, et…

En proie au doute, Alain regarda une nouvelle fois le dos de la maîtresse mécanicienne Mari. Son expression ne changea pas, mais l’air qu’il inspira siffla entre ses dents en un réflexe qu’il ne put réprimer. Le don d’augure s’imposa de nouveau à lui, délivrant une vision centrée, de nouveau, sur la mécanicienne. La brume noire était, cette fois, bien plus menaçante que lorsqu’il l’avait vue dans le désert. Aussi noire que la nuit la plus profonde, striée de veines rouges, elle annonçait péril et violence d’une manière telle qu’il n’eut besoin d’aucun doyen pour l’interpréter. Étrangement, il ressentit une fois encore la présence des nuages de tempête qui s’amoncelaient autour de la mécanicienne en convergeant depuis les franges brumeuses. La mécanicienne court un grave danger. Cela est-il lié à la chose qui pense, mais qui ne vit pas ? Quelle est cette chose ? La mécanicienne savait ce dont je parlais, même si elle a essayé de le dissimuler.

Est-ce une sorte de troll mécanique ? Les trolls ne vivent ni ne pensent vraiment, et les mécaniciens sont censés être incapables d’en créer. N’ai-je pas le devoir d’en apprendre davantage pour alerter la guilde ?

Si cette mécanicienne peut contrôler les actions d’un mage tel que moi, faire naître dans mon esprit certaines pensées et me faire réagir à l’appel de mon nom sans qu’il soit appelé, je dois également en informer ma guilde.

Cela n’a rien à voir avec la mécanicienne. Elle n’est rien. Je l’ai déjà mise en garde contre le danger qui l’attendait dans cette ville, une mise en garde dont elle semble n’avoir tenu aucun compte. J’agis uniquement dans l’intérêt de ma guilde. Il répéta cette dernière phrase à plusieurs reprises tout en se demandant quel degré d’illusion comportait son raisonnement. L’illusion semblait suffisante pour justifier ses actes tandis qu’il s’efforçait de décider ce qu’il allait faire.

Pourquoi la mécanicienne n’avait-elle pas pris son avertissement au sérieux ? Alain sentit son irritation monter, mais il réprima implacablement cette émotion. Et pourquoi, alors que tous les mécaniciens qu’il avait croisés depuis le matin se déplaçaient par paires, voyageait-elle seule ? Pourquoi était-elle aussi imprudente ?

Elle n’avait jamais fait montre d’imprudence dans le désert. De désespoir, certainement, surtout quand elle avait pris le risque de dévoiler leur position à ce qui se révéla être une caravane de marchands de sel.

Qui étaient les doyens des mécaniciens ? Elle lui avait dit qu’ils ressemblaient aux siens, même si cela lui avait paru très étrange. L’avaient-ils écoutée ? Si elle les avait informés de l’avertissement, s’était-elle fait vertement rabrouer comme Alain lui-même l’avait été ?

Il eut soudain la certitude que cette mécanicienne n’avait pas d’autre choix que d’avancer vers le danger. Une fois de plus, il savait exactement ce qu’elle ressentait. Il en conçut malaise et inquiétude. Comment chasser ces sensations ? Comment se libérer de l’emprise qu’elle exerçait sur lui ?

Elle lui avait sauvé la vie. Alain faillit sourire avant de se reprendre. Voilà quelle était la solution. Elle l’avait aidé plusieurs fois. C’était par ce biais que la mécanicienne l’influençait. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les doyens s’évertuent à mettre les acolytes en garde contre toute forme d’aide.

Quelle parade trouver ? Les choses semblables s’annihilaient. La magie défaisait la magie. Elle l’avait sauvé ; elle l’avait aidé. Il pouvait à son tour l’aider, peut-être même lui sauver la vie. Ce qui aurait pour effet d’annuler ce que la mécanicienne lui avait fait, quoi que ce fût. Alors, il se libérerait d’elle.

Il ne parvint pas à prendre cette logique en défaut. Ce devait donc être la sagesse.

Alain suivit le trolley afin de ne pas le perdre de vue ; ce ne fut guère compliqué vu la lenteur de l’équipage. La voie pour sortir de l’erreur passait par cette mécanicienne. Il s’y était engagé en faisant équipe avec elle, il allait s’en extraire de la même manière.

Mari songea, morose, qu’avoir choisi ce moyen de locomotion présentait un seul point positif : personne n’osait s’asseoir sur le même banc qu’un mécanicien. Ainsi, que le trolley fût vide ou bondé, elle était certaine de ne jamais manquer d’espace. Ni de temps, hélas. Le temps de ressasser de sombres pensées sur les mécaniciens émérites manifestement déterminés à précipiter sa chute, sur les mages qui ne se comportaient pas comme tels et dispensaient des avertissements à propos de choses dont ils étaient censés ignorer l’existence, ainsi que sur cette ville pleine de communs hostiles qui semblaient prêts à exploser comme une chaudière soumise à un excès de pression.

Mari éprouva une pointe de compassion pour les mécaniciens émérites qui s’inquiétaient de voir Ringhmon s’embraser comme Portjulien. Une pointe, pas davantage. Ces mêmes mécaniciens émérites s’entêtaient à appliquer des réglementations qui non seulement maintenaient les communs sous contrôle, mais induisaient chez eux un ressentiment lié à ce statut inférieur. Alors qu’elle n’était qu’apprentie, Mari avait souvent eu des discussions enflammées avec ses pairs à ce sujet, soutenant pour sa part qu’il devait exister un moyen de garder la mainmise sur les communs sans en rajouter. Elle avait commencé à rallier des gens à son point de vue lorsqu’il fut mis brutalement fin à ces débats. Elle avait été convoquée par le superviseur de l’hôtel de la guilde de Caer Lyn et sévèrement questionnée sur ses opinions. L’entrevue s’était soldée par des ordres très clairs. Nous savons ce que nous faisons. Nous avons des siècles d’expérience. « Voilà encore quelques années, tu vivais dans un taudis parmi les communs, en pensant que tu ne valais pas mieux qu’eux. Tu avais tort à l’époque, tout comme tu as tort aujourd’hui. Écoute, apprends et obéis. »

Mari n’étant pas stupide, elle avait tenu sa langue comme une gentille petite apprentie. Mais elle n’avait pas compris à ce moment-là et ne comprenait toujours pas les raisons pour lesquelles les mécaniciens émérites refusaient une approche différente. Ce n’est pas comme si la supériorité des mécaniciens était artificielle, une pure invention. Les communs sont incapables d’accomplir les tâches des mécaniciens. Ils ont besoin de nous. Leur accorder un peu de dignité n’altérait en rien cette réalité.

« Rien n’est réel. »

Fichu mage. Il avait foi en des préceptes très étranges. Mieux valait qu’elle oublie tout cela aussi vite que possible. Elle savait parfaitement ce qui était réel et ce qui ne l’était pas.

Mari étudia longuement la silhouette d’un mage – facilement reconnaissable, tant les communs laissaient de place autour de lui – qui marchait un peu plus loin dans la rue, avant de se rendre compte qu’elle espérait apercevoir un mage bien particulier. Ce ne pouvait être lui. Trop petit et trop gros.

Pourquoi le cherchait-elle des yeux ? Il appartenait à un passé révolu. Cesse de penser à lui. Elle était ici pour un travail précis. Regarde droit devant. Concentre-toi.

Le trolley arriva enfin devant le palais du gouvernement de la ville. L’imposant édifice qui s’élevait au-dessus d’une vaste place était, au moins de l’extérieur, le plus majestueux que Mari eût vu à Ringhmon, arborant une profusion de colonnes, de balustrades et de balcons coiffés d’une charpente complexe aux multiples toits pentus. L’esplanade devant le palais était quant à elle hérissée de statues, plus grandes que nature, d’hommes aux nobles atours qui regardaient du haut de leurs piédestaux les citoyens affluer de toute part vers l’immense bâtisse.

Mari cala la sangle de son sac à outils sur son épaule et se joignit au flot humain. Elle coula au passage un œil furtif vers certains des socles massifs et lut les inscriptions laudatives qui qualifiaient les hommes immortalisés dans le bronze de « serviteurs du peuple ». Si un autre mécanicien l’avait accompagnée, elle aurait émis quelques commentaires à propos de ces serviteurs qui fixaient avec condescendance ceux qu’ils étaient censés servir.

De nombreux gardes aux airs de brutes épaisses étaient postés autour de la place. Tous semblaient en état d’alerte. Mari s’arrêta en se demandant s’il était prudent d’introduire une arme en fraude dans le palais du gouvernement. La vue du pistolet paraîtrait bien incongrue si elle était amenée, en travaillant, à tomber sa veste pour se faufiler où que ce soit. Elle ne voulait pas que quiconque à Ringhmon sût qu’elle portait une arme. Elle s’agenouilla, feignant de renouer son lacet. Dans cette position, elle put glisser la main sous sa veste et en extraire le pistolet sans se faire remarquer. Elle ouvrit une poche extérieure de sa sacoche à outils, y fourra l’arme et la referma. La cachette n’était pas idéale, mais nul n’irait s’enquérir du contenu de son sac.

En rejoignant les marches, Mari fut bloquée par une longue file de citadins qui attendaient que les gardes les autorisent à pénétrer à l’intérieur du bâtiment. Ça, c’était bon pour les communs. Les mécaniciens vivaient dans un monde régi par d’autres lois, et cette fois elle n’était pas mécontente qu’il en fût ainsi. Mari sortit de la queue et la remonta jusqu’à arriver devant l’entrée où deux gardes en plastron soigneusement poli usaient de leur autorité pour en faire voir de toutes les couleurs à des citoyens choisis arbitrairement.

L’un d’eux l’aperçut du coin de l’œil et se tourna vers elle, la main posée sur la garde tarabiscotée de son épée courte. « Hep ! Toi… » Puis il vit la veste noire. « Euh, ouais ? »

La coupe était pleine. Ces brutes avaient peut-être le pouvoir de rudoyer les gens du commun, mais ils n’allaient certainement pas jouer à ce petit jeu avec elle. Mari fusilla l’homme du regard.

« M’avez-vous adressé la parole ? »

L’autre saisit l’allusion.

« Oui, dame mécanicienne ?

— J’ai un contrat avec les Pères de la cité de Ringhmon. »

Le garde pivota vers son compagnon qui eut un signe d’étonnement. Mari s’efforça de garder son calme tandis que plusieurs communs s’étonnaient à leur tour de sa présence en ces lieux. Le collègue héla quelqu’un à l’intérieur du bâtiment.

« Gerd, il y a une mécanicienne ici. Elle dit qu’elle a un contrat. »

Le dénommé Gerd sortit. Il portait un plastron aussi rutilant que celui de ses comparses, mais était armé d’un fusil. Mari observa l’arme : il s’agissait à nouveau d’un fusil à répétition. Je me fiche pas mal des règlements de la guilde. Si je mets un jour les pieds à Danalee, j’aurai une petite conversation avec les mécaniciens locaux à propos du choix de leurs clients.

Combien de fusils la guilde a-t-elle cédés à la ville de Ringhmon ? Une agglomération de cette taille ne devrait pas en posséder plus d’une douzaine.

Je suppose que c’est là qu’est passé l’argent qui aurait pu permettre de doter la cité d’une architecture digne de ce nom.

Gerd la toisa d’un œil dubitatif.

« Un contrat, dites-vous, dame mécanicienne ?

— En effet, lâcha Mari, agacée par ses manières. Maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn.

— Maîtresse mécanicienne ? » Gerd coula un regard vers elle, vit l’expression de son visage se durcir et décida de changer de sujet. « Quel est l’objet de ce contrat, dame mécanicienne ?

— C’est un contrat passé entre les Pères de la cité de Ringhmon et moi ; je ne suis pas autorisée à l’évoquer avec qui que ce soit d’autre. »

Gerd réfléchit quelques instants, les sourcils froncés. Mari s’imagina voir des rouages rouillés tourner lentement dans sa tête.

« Dans ce cas, c’est avec l’administrateur Polder que vous devez traiter, dame mécanicienne. Je vais vous conduire à lui. Mais d’abord, nous devons fouiller ceci. » Le garde pointa du doigt sa sacoche.

« Ceci est mon équipement. Mes outils. Vous ne fouillerez pas ce sac. » Tout le monde le savait. Les communs n’étaient pas autorisés à toucher les outils des mécaniciens, pas plus qu’ils n’étaient autorisés à fouiller les mécaniciens eux-mêmes.

« Je suis désolé, dame mécanicienne, mais il n’y a pas d’exception. » Gerd se retrancha derrière les formules toutes faites qu’il avait dû servir à un nombre incalculable de gens du commun. « Ce sont les règles. Il n’y a pas d’exception. »

Incroyable ! Cette attitude n’était certainement pas née du jour au lendemain. Pourquoi le superviseur Stimon, qui semblait avoir pris un malin plaisir à l’humilier, avait-il toléré que se développe chez les communs de Ringhmon ce genre de comportement ? Voulait-il forcer la guilde à intervenir dans cette ville ?

« Vous pouvez édicter autant de règles qu’il vous plaira, elles ne me concernent pas, dit Mari. Je ne sais pas pourquoi votre ville a pareillement peur de ses propres concitoyens, mais je suis une mécanicienne. Ringhmon a-t-elle oublié les égards dus à tout membre de la guilde des mécaniciens ? Entend-elle nous offenser ? Dois-je redescendre ces escaliers sur-le-champ, regagner l’hôtel de la guilde avec tous les autres mécaniciens présents dans l’enceinte de cette cité et attendre des excuses officielles de vos Pères accompagnées de la forte amende sanctionnant de tels agissements ? » Même le superviseur Stimon la soutiendrait sûrement dans cette affaire. Aucune ville ne devait être autorisée à traiter les mécaniciens de la sorte.

Mari était certaine de ne pas avoir hurlé, mais simplement énoncé son propos à haute et intelligible voix ; Gerd et ses deux comparses, pourtant, étaient penchés en arrière comme s’ils luttaient contre un grand vent. Gerd, blanc comme un linge, hocha la tête à plusieurs reprises. Même un superviseur subalterne de la garde devait réaliser l’ampleur des conséquences qu’aurait, pour la ville, une mise à l’index prononcée par la guilde des mécaniciens : suppression de toute réparation de matériel existant, interdiction d’achat de nouveaux équipements, arrêt de livraisons ferroviaires, coupure de l’alimentation électrique fournie depuis l’hôtel de la guilde.

« Oui, dame mécanicienne. Je vais vous conduire à l’administrateur Polder. Avec votre sac »

Ayant obtenu gain de cause, Mari acquiesça. Le nom de Polder figurait sur son contrat, elle savait donc qu’il était de ceux avec qui elle pouvait parler.

« Très bien. »

Du coin de l’œil, elle aperçut des communs dans la file d’attente qui cachaient à grand-peine leur jubilation de voir les gardes se faire passer un savon. Certains osèrent même la gratifier de regards approbateurs. Maîtresse mécanicienne Mari, championne des gens du commun, pensa-t-elle. Ouais, c’est tout moi. Les gardes avaient amplement mérité son rappel à l’ordre, mais brandir son statut de mécanicienne lui laissait toujours un goût amer dans la bouche. Elle savait de surcroît que, Gerd et ses sbires s’étant cassé les dents sur elle, c’était sur ces mêmes communs qu’ils se vengeraient de leur humiliation publique. « Tu ne peux rien y faire, Mari. Tu ne peux pas tout réparer. » Combien de fois Alli lui avait-elle répété ces mots ?

Gerd souffla des ordres à ses subordonnés en ponctuant ses paroles de mouvements rageurs. Puis il s’inclina en direction de Mari et l’invita d’un geste à pénétrer dans le bâtiment. Elle lui emboîta le pas, en s’efforçant de prendre une démarche assurée. La plupart des mécaniciens adoptaient une sorte de démarche chaloupée, façon pour eux de mettre l’accent sur la supériorité de leur statut, mais Mari n’avait jamais réussi à imiter convenablement ce déhanchement. À chaque fois qu’elle s’y était essayée, elle donnait l’impression de se dandiner pour aguicher maladroitement le chaland. Ce n’était pas exactement l’image de professionnalisme que Mari souhaitait cultiver, aussi avait-elle décidé de laisser la démarche chaloupée aux autres.

Ayant secrètement toujours trouvé ce trémoussement quelque peu ridicule, elle s’était tenue à sa décision, en dépit des railleries de certains mécaniciens sur son allure, à leurs yeux trop proche du commun. De toute manière, ces mécaniciens-là ne faisaient pas partie de ceux dont l’opinion l’intéressait.

Gerd la conduisit jusqu’à une porte dépourvue d’ornement et, après avoir dégluti nerveusement, il annonça leur présence aux occupants des lieux.

L’administrateur Polder était un homme petit, à la calvitie marquée, au visage pointu et au sourire tranchant. Mari se demanda pourquoi il lui rappelait le superviseur Stimon, pourtant plus grand et plus costaud que lui, avant de se rendre compte que le sourire affiché par Polder était aussi faux que celui que Stimon avait arboré à plusieurs reprises. Ces deux-là étaient faits pour s’entendre.

Mari vit Polder congédier le chef des gardes avec l’aisance routinière des individus rompus à l’exercice du pouvoir. Elle nota également que ses vêtements étaient d’une confection soignée sans être ostentatoires. Sa puissance semblait telle qu’il ne ressentait pas la nécessité d’en remontrer. Un écho inquiétant à la posture des mécaniciens.

Polder l’entraîna plus avant dans les méandres du bâtiment.

« Comment s’est passé votre voyage vers Ringhmon, dame mécanicienne ? »

N’étant pas d’humeur à se remémorer les rudesses qu’elle avait endurées, Mari répondit froidement.

« J’ai connu mieux. Ma caravane a été détruite par des bandits. »

Le sourire faux de Polder ne fléchit pas.

« La Désolation est un endroit effroyable. L’Empire ne fait pas grand-chose pour le maintien de l’ordre de son côté de la frontière ; les brigands qui y sévissent attaquent bien trop souvent les caravanes sur le territoire de Ringhmon et ils prennent la fuite avant que nos forces armées puissent leur faire payer leurs exactions. Il est heureux que ces marchands de sel vous soient venus en aide. »

Il n’y avait rien d’étonnant à ce que l’administrateur ait eu vent de l’arrivée en ville d’une mécanicienne véhiculée par lesdits marchands. Mais pourquoi avait-il éprouvé le besoin de lui indiquer qu’il le savait ?

« Si j’ai bien compris, vous n’étiez pas la seule survivante à être ainsi secourue. »

Nous y étions. Il voulait en savoir davantage sur le mage qui, selon les dires des marchands, l’accompagnait. Mari fit un geste vague pour signifier son indifférence.

« Il y avait en effet un mage dans cette même caravane. Il s’est manifesté quand j’ai repéré le convoi marchand.

— Vous ne voyagiez pas ensemble ? »

Mari se tourna vers Polder, les sourcils froncés. Inutile de mentir, en l’occurrence. Dis seulement ce que tout le monde s’attend à entendre.

« Un mécanicien voyageant avec un mage ? Votre question est-elle sérieuse ?

— Non, dame mécanicienne, bien sûr que non. » Polder s’éclaircit la gorge. « Je dois reconnaître que je suis assez surpris, dame mécanicienne. Notre contrat avec votre guilde spécifiait que nous avions besoin pour cette intervention de quelqu’un de particulièrement qualifié. Le meilleur qui puisse se trouver sur les terres de l’Est. Le bureau de votre guilde à Palandur nous a certifié que vous étiez cette personne.

— Ma guilde a de bonnes raisons d’affirmer que je réponds parfaitement aux exigences du contrat. »

Deux gardes les rejoignirent dans l’un des couloirs. Mari veilla à ne pas avoir l’air méfiante tandis qu’elle observait leurs armures sobres, mais de très bonne facture, leurs gestes précis et alertes. Rien de tape-à-l’œil, contrairement aux butors de l’entrée. Ces hommes étaient de la trempe de ceux qu’elle avait vus dans la garde rapprochée de l’Empereur à Palandur ; ils n’étaient pas choisis pour leur apparence, mais pour leur redoutable efficacité. De véritables loups, chargés d’assurer la sécurité de Polder, pourtant officiellement simple administrateur de la ville.

Mari se demanda soudain qui dirigeait vraiment Ringhmon. Les Pères de la cité pouvaient penser que c’étaient eux, mais il lui semblait de plus en plus que c’était en réalité Polder qui tenait les rênes du pouvoir.

Ils franchirent plusieurs issues sécurisées par des plantons, parcoururent des couloirs exigus jalonnés de portes identiques pourvues d’inscriptions énigmatiques. Le petit groupe s’arrêta devant un vantail en bois renforcé par des lattes métalliques de haute qualité. Polder sortit une grande clé, la tourna dans la serrure, puis frappa quelques coups secs avant d’entrer.

Passé le seuil, Mari comprit la raison de ce manège. Trois gardes étaient postés à l’intérieur, dont un juste derrière la porte. Tous les regardaient avec attention. Elle aperçut alors la machine qu’elle était venue remettre en état et son cœur tressaillit.

« Impressionnant, n’est-ce pas ? lança Polder.

— Très », admit Mari. Elle fit un pas en avant pour appréhender pleinement les dimensions et la complexité de l’appareil qui dominait la pièce. Elle se sentit brusquement ragaillardie, impatiente de se mettre au travail dessus et prouver sa capacité à le réparer.

« Un Modèle 6 tout droit sorti des ateliers des machines de calcul et d’analyse de la guilde des mécaniciens à Alfarin, lâcha Polder d’une voix suffisante.

— Je sais. Pour être exact, il s’agit de la Forme 3 du Modèle 6, avec des modules additionnels de stockage de données et des capacités d’analyse accrues. » Elle regarda Polder qui consentit à se montrer vaguement admiratif.

« Je suppose donc que vous connaissez bien cet appareil.

— Mieux que n’importe qui, hormis le mécanicien qui l’a construit, et ce mécanicien a été un de mes instructeurs pendant un certain temps. »

À ce que Mari en savait, il avait supervisé la fabrication d’un seul des F3. Quelqu’un n’avait pas lésiné sur la dépense pour s’offrir la meilleure machine de calcul et d’analyse susceptible d’être construite, et la guilde avait été heureuse de s’atteler à la tâche.

Néanmoins, si elle devait en croire les registres de Palandur qu’on lui avait montrés avant son départ, Ringhmon n’avait acheté qu’un M6-F1 quelques décennies plus tôt. L’hôtel de Ringhmon avait depuis un contrat de maintenance relatif à cette machine. Une ville de taille moyenne ne disposait d’ordinaire que d’un seul appareil de ce type, car la guilde veillait à maintenir des prix élevés et une offre très réduite. Une offre exclusivement limitée aux M6, bien entendu. La guilde ne construisait jamais qu’un seul modèle à la fois, même si elle autorisait les acheteurs à ajouter des options à la version basique. Le M6 était sur le marché depuis très longtemps. Mari n’avait jamais rencontré personne qui eût vu un M5, et quand ceux-ci avaient été retirés de la circulation, tous les manuels d’utilisation et de maintenance avaient été soit détruits, soit stockés dans les chambres fortes du quartier général à Palandur, auxquelles tout accès était interdit.

Elle avait posé des questions à ce sujet, jusqu’à ce que le trop paternaliste professeur T’mos la mette en garde. « La guilde te dira tout ce que tu dois savoir, Mari. Si une chose est inaccessible, c’est qu’il existe une bonne raison à cela. Il est évident que nous n’avons rien besoin de savoir de ce qui est conservé sous clé. »

Pas étonnant qu’elle ne se fût jamais intéressée à l’histoire, dont l’enseignement évinçait lui aussi trop d’éléments cachés.

Mari regarda autour d’elle, d’abord les trois hommes affectés à la surveillance des lieux, puis l’administrateur Polder, enfin ses deux gardes du corps.

« Je ne peux pas travailler avec tout ce monde dans la pièce. Cela risque de me déconcentrer et j’aimerais éviter d’avoir des gens dans le passage quand je voudrai accéder aux différentes parties de la machine. »

Elle n’était pas inquiète qu’ils la voient à l’œuvre : les codes pensants de calcul et d’analyse étaient bien trop complexes pour l’intelligence des communs. Même la grande majorité des mécaniciens étaient incapables de les comprendre, mais cela ne souciait pas la guilde puisqu’il n’existait qu’un nombre limité de machines en circulation.

Polder acquiesça sans rechigner et fit signe aux trois gardes de quitter leur poste.

Mari jaugea les dimensions de la pièce et le regarda à nouveau.

« Il y a toujours trop de monde. »

L’administrateur la fixa quelques instants, puis pointa ses deux gardes personnels du doigt et leur ordonna sans un mot de sortir à leur tour. Ils obtempérèrent, se positionnant dans le couloir de manière à voir l’intérieur de la salle sous différents angles. Leurs mains reposaient sur les gardes de leurs épées courtes. Polder recula et se colla contre le mur, les bras croisés. De toute évidence, il entendait bien rester.

Parfait. Il ferait le pied de grue des heures pendant qu’elle procéderait à la fastidieuse remise en état de cette machine. Il n’allait pas beaucoup s’amuser et serait aux premières loges pour voir à quel point Mari connaissait son boulot. Oui. Ce serait décidément parfait.

Mari ouvrit sa trousse à outils, en sortit l’équipement nécessaire, puis elle se dirigea vers le panneau de contrôle principal du M6 et saisit les premières requêtes de test. Au lieu de fournir la réponse attendue sur une bande de papier perforé, le M6 produisit une version mécanique d’un haut-le-cœur.

Mari sourit, ses mauvais pressentiments du matin dissous dans la joie d’accomplir une tâche qu’elle maîtrisait à la perfection. Son premier contrat allait s’avérer bien plus simple que bon nombre d’examens qu’elle avait passés pour décrocher son statut de maîtresse mécanicienne. Elle était capable de réparer cela. Ses doutes se dissipèrent comme un nuage de vapeur. Elle ordonna l’impression d’autres éléments sur la bande de papier, tout en examinant des morceaux de code pensant à la recherche d’erreurs. Celles-ci n’étaient pas difficiles à trouver, même si leur présence était surprenante dans un M6 qui était sur le marché depuis longtemps. Mari les traqua avec entrain, composa méticuleusement un correctif de code, le chargea dans la machine et réitéra la série de tests.

Le résultat lui fit froncer les sourcils. Le M6 eut à nouveau un haut-le-cœur, mais d’un genre différent cette fois. Cela n’aurait pas dû arriver. Elle connaissait le code du M6 sur le bout des doigts et le correctif qu’elle avait entré n’aurait pas dû provoquer une telle réaction. Elle composa un nouveau correctif, le chargea, réitéra les tests… pour découvrir que certaines des erreurs initiales étaient revenues.

Elle se frotta le menton en scrutant les grandes boîtes métalliques façonnées à la main empilées face à elle. Il n’y avait qu’une seule explication possible à ce qui se passait. Une explication officiellement impossible, puisqu’elle impliquait quelque chose qui n’était pas censé exister, mais dont on lui avait quand même dévoilé les arcanes sur l’insistance du professeur S’san. Après une profonde inspiration, Mari établit un nouveau protocole de tests. Complètement absorbée par son travail, elle en oublia l’heure qui tournait et la silhouette silencieuse de l’administrateur Polder adossé au mur. Elle ne remarqua pas non plus les lampes électriques que l’on alluma pour éclairer la pièce qui plongeait dans la pénombre à mesure que le soleil, lui, plongeait vers l’horizon.

Les tests s’exécutaient. Mari avait les yeux rivés sur la longue bande de papier qui s’imprimait devant elle. La voilà. Aucun doute. Ce n’est pas une erreur dans le code. C’est une contamination. Quelqu’un a infecté ce Modèle 6 avec un autre code créé spécialement pour l’empêcher de fonctionner correctement. Pas étonnant que le maître mécanicien Xian ait été incapable de réparer ça. Qu’il fût possible de créer de telles infections constituait un secret si brûlant que seuls quelques mécaniciens en avaient connaissance, et un cercle encore plus restreint avait été formé pour apprendre à les combattre. Mari en faisait partie, ce qui expliquait qu’on lui ait confié cette mission à Ringhmon.

Si quelqu’un savait ou même soupçonnait que la source du problème était là, pourquoi ne pas m’en avoir parlé ? Qui a créé cette infection ? Je ne reconnais pas la main qui en a élaboré le code, pourtant je connais chacune des personnes aptes à concevoir des codes comme celui-là. Sans compter que programmer une infection est strictement interdit. La guilde aurait – littéralement – la tête de quiconque serait pris à le faire.

La réparation ne représentait que la moitié du problème. La seconde était de découvrir qui était responsable du dysfonctionnement. Mari leva les yeux vers l’administrateur de la ville.

« Le document contractuel stipule que vous n’avez aucune idée de l’origine du problème affectant cette machine. Avez-vous appris quelque chose depuis que vous l’avez signé ?

— Non. Rien. Est-ce que cela veut dire que vous n’êtes pas en capacité de la réparer ? »

Il mentait. C’était la seule explication possible. Toutes ces mesures de sécurité, tous ces gardes, toutes les armes mécaniques dont Ringhmon disposait démontraient que la ville se pensait entourée d’ennemis. Pourquoi ne les suspectait-elle pas ? Et si l’infection avait été installée à des fins de chantage, les autorités auraient sûrement déjà reçu une demande de rançon en échange d’un correctif. Au lieu de cela, Ringhmon s’était tournée vers la guilde et feignait l’ignorance.

« Je peux la réparer. Je vais avoir besoin d’effacer l’ensemble du code pensant et de le réinstaller, mais vos données, écrites et chiffrées, ne devraient pas en souffrir, sachant qu’elles sont conservées hors des composants d’analyse. »

Elle désigna les bobines de fil dans lesquelles la machine stockait les résultats de son travail.

« Êtes-vous certaine que nous ne perdrons rien ? » demanda Polder.

Mari secoua la tête en s’interrogeant sur les motifs de cette inquiétude qui avait fini par fissurer le masque que Polder affichait depuis l’instant où ils s’étaient rencontrés.

« Vous ne perdrez rien. »

Un M6 supplémentaire et le véritable maître de cette ville qui se préoccupait du sort des données qui y étaient stockées. S’efforçant de garder sur son visage un calme apparent, Mari prit la décision de ne pas quitter le palais avant d’en avoir découvert davantage sur ce qui se tramait entre ses murs.

Quand Mari eut enfin terminé de purger la machine de toute trace de contamination et réinstallé le code pensant, le ciel derrière les fenêtres découpées en haut des murs était noir. Réprimant un bâillement, la jeune femme lança une ultime batterie de tests et fut récompensée par des résultats parfaits. Elle savoura sa réussite, sensation éminemment réconfortante. Combien de mécaniciens auraient pu effectuer cette réparation ? Peut-être deux autres, dont l’un ne quitte jamais Alfarin et le second ne s’éloigne que très rarement de Palandur. Bravo à moi. Premier contrat honoré avec brio. Bon travail, maîtresse mécanicienne Mari, et au diable le superviseur Stimon et ses manœuvres pour me sacquer. Autant que je chante moi-même mes louanges, parce que je doute fort que quiconque le fera.

Et maintenant, le reste du boulot. Elle commanda l’impression d’une liste qui lui permettrait de récupérer les en-têtes de toutes les données stockées dans ce M6. Ni Polder ni aucun autre commun ne seraient en mesure de savoir ce qu’elle examinait, l’opération devait donc être sans danger. Néanmoins, Mari dut prendre sur elle pour dissimuler sa nervosité tandis qu’elle accédait aux fameuses données.

Les éléments cryptés défilèrent sur la bande de papier. Il ne s’agissait pas d’informations financières, de registres du personnel, d’inventaires. Rien de ce qu’on avait coutume de conserver dans ces machines. Non. Mari regarda à deux fois pour être certaine de ne pas s’être trompée. Des mesures : longueur, largeur, épaisseur. Des formes. Des matériaux. Des spécifications.

Le descriptif, sans fioritures, d’un appareil mécanique.

Un fusil à répétition.

Ces données ne peuvent appartenir qu’à quelqu’un qui procède à la rétro-ingénierie d’un fusil élaboré par la guilde en le démontant pièce par pièce pour découvrir le moyen d’en forger une réplique. Qui ferait une chose pareille ? Et pourquoi ? Seuls les mécaniciens sont capables d’accomplir de telles tâches. La guilde interdit aux communs d’essayer de percer ses secrets et leur répète régulièrement que quiconque serait pris à se livrer à ce genre de pratiques subirait un lourd châtiment. Pourquoi le maître mécanicien Xian n’a-t-il pas repéré ce que fabriquaient ces communs ? Il ne peut pas être aussi incompétent ! Que diable se passe-t-il dans cette ville ?

Une infection d’origine inconnue. Des communs aussi hostiles qu’arrogants. Quelqu’un qui s’amusait à jouer avec des secrets de la guilde des mécaniciens. Mari eut le même sentiment que celui qu’elle avait éprouvé lors de l’attaque de la caravane par les bandits. Je ne sais pas ce qu’il y a, mais il faut absolument que je sorte d’ici.

« Et voilà, dit-elle d’une voix qu’elle espérait impassible. C’est fait. »

Une expression enthousiaste illumina les traits de Polder.

« Le Modèle 6 fonctionne à nouveau comme il le devrait ?

— Exactement comme il le devrait. » Mari s’étira lentement, fourbue par la fatigue accumulée au cours de la journée, et nerveuse à la suite de ce qu’elle venait de découvrir. Détends-toi. Tu es épuisée, prête à partir, ton travail est terminé. Sois comme le mage. Ne laisse rien transparaître d’autre.

« Parfait. » Polder la regarda avec un intérêt courtois, pendant qu’il faisait signe aux gardes de revenir dans la pièce. « Quelle était la nature du problème ? »

Quelque chose me dit que tu le sais déjà, et, si ce n’est pas le cas, ne compte pas sur moi pour te le dire. « La cause précise est l’affaire de la guilde et ne doit être évoquée avec aucune personne extérieure. »

Loin de s’indigner ou de laisser percer cet air de ressentiment que les communs ne parvenaient à réprimer quand un mécanicien refusait de partager ses secrets, Polder acquiesça avec une humilité peu conforme au personnage.

« Naturellement. Pouvez-vous néanmoins me dire comment faire en sorte que le problème ne se répète pas ? Est-il lié à l’usage que nous faisons de ce Modèle 6 ?

— Non.

— Vous n’avez rien vu qui sorte de l’ordinaire ? » L’administrateur afficha soudain une mine désolée. « Vous me demandez de croire que vous ne comprenez pas le problème que vous prétendez avoir résolu ? »

L’attitude de Polder déclencha des signaux d’alarme dans la tête de Mari. Elle avait toujours pensé qu’aucun commun n’oserait faire quoi que ce fût contre elle, maintenant moins que jamais, sa présence en ces lieux étant connue de tous. Elle ne prit conscience qu’à cet instant de l’heure avancée de la nuit et des ténèbres à l’extérieur. Polder et ses gardes pourraient jurer qu’elle avait quitté le palais du gouvernement avant de disparaître mystérieusement. Elle réalisa – douloureuse sensation – qu’elle était seule, au fin fond d’un bâtiment qui appartenait à des communs, cernée de communs pour certains très dangereux.

Ils n’oseraient pas… Si ? C’était inconcevable.

Son pistolet étant dissimulé dans son sac à outils, Mari n’avait pas d’arme à portée de main. Aucune arme excepté son statut de mécanicienne. Aussi essaya-t-elle de réaffirmer rapidement sa suprématie.

« Je suis une mécanicienne, soutenue par toute la puissance de ma guilde. Je ne demande pas aux communs de faire les choses, je le leur ordonne. J’en ai fini, je m’en vais. L’hôtel de la guilde vous enverra la note pour mes services. »

Polder ne s’écarta pas de son chemin, ne s’emporta pas, mais la gratifia d’un sourire dépourvu d’humour.

« Je vois. Peut-être est-il temps que votre guilde apprenne que les gens de Ringhmon ne veulent plus rester enfermés dans la petite boîte que les mécaniciens ont fabriquée pour y confiner ce monde.

— Je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez, et cela m’intéresse assez peu, lâcha Mari en imprégnant sa voix de ce qu’elle espérait être un mélange de colère et d’autorité. J’en ai fini, je m’en vais, répéta-t-elle avec plus d’insistance.

— Comme vous voudrez. » Polder fit un signe de la main en jetant un œil derrière Mari, là où ses deux gardes étaient postés.

Mari tournait les talons lorsque quelque chose de dur heurta violemment l’arrière de son crâne. La dernière chose qu’elle vit avant de sombrer dans les ténèbres fut Polder qui la regardait avec un sourire mauvais.

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