Chapitre 9

Alain observa de loin la mécanicienne descendre du trolley et pénétrer dans un vaste bâtiment, le siège du gouvernement de Ringhmon. Déjà en butte à des regards curieux et inquiets, le mage commença à faire le tour de l’imposant édifice. Comme il s’y attendait, de nombreux restaurants, petits et grands, jalonnaient le périmètre afin de nourrir tous ceux qui y travaillaient. Il repéra également une échoppe qui faisait négoce de livres ; il entra et dénicha un épais volume consacré à l’histoire de Ringhmon. Le commerçant sur lequel il avait jeté son dévolu réagit à sa présence avec un malaise évident qu’Alain feignit de ne pas remarquer.

Il passa devant le comptoir où l’employé fit mine de ne pas le voir et sortit de la boutique, l’ouvrage sous le bras. Les gens du commun payaient les doyens pour bénéficier des services des mages, mais les mages ne payaient rien, avait-on expliqué à Alain. Ils prenaient les choses dont ils avaient besoin auprès de quiconque se trouvait les posséder. Les pourvoyeurs – qui ne comptaient guère, puisqu’ils n’existaient pas – devaient du reste se montrer reconnaissants que le mage n’eût pas décidé de leur prendre davantage. Si un mage souhaitait s’abriter, il entrait simplement sous n’importe quel toit et les communs vidaient les lieux. S’il avait faim, il piochait aux étals ou s’installait dans un établissement où les communs avaient coutume de se sustenter et il était aussitôt servi. Nul ne refusait quoi que ce fût à un mage. À l’exception des mécaniciens. On avait prévenu Alain que ceux-ci ne se laisseraient pas faire et, en conséquence, devaient être ignorés. Il ne fallait jamais s’introduire là où ils se trouvaient ni toucher leurs victuailles. Il suffisait de se rappeler que les mécaniciens n’existaient pas et qu’ils ne méritaient aucune attention.

« Sauf s’ils te menacent. Dans ce cas, tu dois les tuer, mage Alain. Les mécaniciens sont aussi impitoyables que vénaux. Si l’un d’eux te semble dangereux, tue-le. »

« Comment pourrais-je te payer de retour ? » lui avait demandé la mécanicienne Mari.

Alain s’arrêta au beau milieu de la rue, les yeux posés sur le livre qu’il venait de prendre. Jamais il ne pourrait agir comme les gens du commun, même s’il le décidait. « Payer » était, d’une manière ou d’une autre, rattaché à l’argent. C’était tout ce qu’il savait ; mais, d’argent, il n’en avait pas. Pourquoi un mage en aurait-il transporté sur lui puisqu’il n’en faisait jamais usage ?

« Sauf s’ils te menacent. Dans ce cas, tu dois les tuer. »

Que se serait-il passé s’il s’était souvenu de ce conseil pendant l’attaque des bandits, alors que la mécanicienne le visait de son arme ? Il l’aurait tuée. Du moins aurait-il essayé. Et une fois qu’elle aurait été morte, les assaillants l’auraient trouvé et tué à son tour.

Le conseil prodigué par les doyens était à l’évidence déficient sur bien des points.

Au cours de son voyage d’Ihris vers le port impérial de Tersage, Alain avait séjourné dans des maisons et s’était servi en provisions exactement comme on le lui avait inculqué. Ce faisant, il avait remarqué la peur mêlée de ressentiment sur le visage de ceux qui lui fournissaient le gîte ou le couvert. Ils avaient fait de leur mieux pour dissimuler leurs sentiments, effrayés qu’il leur fît subir un sort terrible, mais un mage voyait ces choses-là.

Cela l’avait troublé. Malgré tous les enseignements reçus à l’hôtel de la guilde des mages, quand il était en présence des communs et voyait un homme et une femme, Alain ne pouvait s’empêcher de penser à ses parents. Entouré de ses pairs, il avait imité leur conduite et ignoré ces gens apeurés. Maintenant qu’il était seul au milieu d’eux, il pouvait choisir comment se comporter.

Sans doute allait-il rendre le livre dès qu’il l’aurait terminé.

Il avait néanmoins besoin de s’alimenter. Il sélectionna un restaurant dont l’une des fenêtres offrait une vue dégagée sur l’entrée du bâtiment administratif ; il s’y assit pour attendre la réapparition de la mécanicienne. Il ne savait pas précisément ce qu’il était en train de faire ni ce qu’il ferait par la suite. S’il avait dû comparer sa situation actuelle à une route, il arriverait bientôt à un point où plusieurs possibilités s’ouvraient à ses pas : continuer à avancer, rebrousser chemin ou bifurquer vers une autre voie.

Une serveuse tremblante vint se poster à côté de lui, trop terrorisée pour parler. Alain la considéra d’un œil indifférent et désigna du doigt une table voisine où un quidam déjeunait. La serveuse alla s’emparer de l’assiette et de la chope du client, avant de suspendre son geste en prenant conscience que ce n’était probablement pas ce que l’on attendait d’elle. Alain, vers qui elle se tourna, fit non de la tête et pointa les cuisines.

Il fut servi en moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, puis tout le monde fit comme s’il n’était pas là, tout en guettant discrètement le moindre signe de sa part qui eût indiqué qu’il avait besoin de quelque chose.

Ses doutes se confirmèrent : pareilles situations le troublaient bel et bien. Pour une raison qu’il ne parvenait à s’expliquer, en ces instants-là les souvenirs flous de ses parents lui revenaient en mémoire. Ce n’était pas toutefois le genre de problème qu’il pouvait soumettre à un doyen.

Il mangea à la manière des mages, sans prêter attention au goût. La nourriture était une autre illusion, certes nécessaire, mais une source de distraction si l’on en faisait trop grand cas. C’était, du moins, ce qu’on lui avait enseigné, et les acolytes n’avaient pas pour habitude de remettre en cause la sagesse qui leur était inculquée. Le déjeuner terminé, Alain se plongea dans une posture méditative : immobile, à peine conscient des personnes qui l’entouraient, le livre relatant l’histoire officielle de Ringhmon approuvée par les autorités ouvert devant lui. Ouvert, bien qu’il n’en ait pas lu une ligne.

Le soleil roula sur la voûte céleste et céda le pas aux ténèbres qui s’étirèrent sur la place. Le palais du gouvernement déversa un flot de citadins, employés ou simples visiteurs, qui se dispersèrent dans les rues adjacentes. Alain cligna des yeux, à nouveau lucide et vigilant, certain que la mécanicienne n’avait pas encore quitté les lieux. Combien de temps s’était-il écoulé ? Il avait pris place dans cet établissement avant midi ; maintenant, le soleil était couché. La faim revint le tenailler.

Alain leva les yeux vers la serveuse qui sursauta de terreur sous son regard. Il pointa une nouvelle fois son doigt en direction des cuisines et un dîner lui fut servi aussitôt, qu’il mangea de la même manière que le déjeuner, sans savourer les aliments, absorbé qu’il était par l’idée que la route qu’il avait empruntée ne le conduisait nulle part. Que faisaient les mécaniciens, au juste ? Il ne s’était jamais vraiment posé cette question, mais à bien y réfléchir à cet instant, Alain se dit que leurs occupations, quelles qu’elles fussent, prenaient des heures et des heures. Des jours, peut-être ? Il faillit se lever et s’en aller, mais il décida au dernier instant que, puisque rien n’avait d’importance, patienter dans ce restaurant n’était ni mieux ni pire qu’autre chose. En outre, il n’était pas pressé de croiser à nouveau les doyens de Ringhmon qui lui étaient impassiblement hostiles.

L’obscurité était totale à l’extérieur de la taverne, lorsque la route d’Alain prit un tournant inattendu. Une noirceur plus dense passa devant ses yeux, suivie d’une douleur fulgurante qui explosa dans sa tête. L’une comme l’autre s’évanouirent aussi vite qu’elles étaient apparues. Quel était le sens de tout ceci ? Une douleur qui n’était pas mienne ? Comment était-ce possible ?

Alain baissa le regard vers ses mains et s’efforça d’examiner ce qui venait de se passer à la lumière de ses connaissances. Le don d’augure ? Un événement qui devait advenir prochainement ? Oui, très prochainement. Non pas une vision ni des mots entendus, mais une sensation physique. J’ai ressenti la douleur d’autrui. Comment cela se peut-il ? Les autres n’existent pas. Leur douleur n’est pas réelle. Comment le don d’augure pourrait-il me la faire ressentir ?

Si seulement j’en savais davantage sur l’augure.

Ce qu’il avait éprouvé avait toutes les apparences de la réalité. J’ai partagé des sentiments une fois, avec la maîtresse mécanicienne Mari, quand j’ai subodoré qu’elle non plus ne voulait pas paraître trop jeune ni trop faible. C’était très différent, et pourtant… Alain se concentra pour se remémorer ce qu’il venait de vivre, tentant de recréer cet instant de noirceur et de douleur dans l’espoir d’en apprendre plus. Au lieu de cela, il perçut ce qui ressemblait à un fil, fin et immatériel. Ce fil n’était pas réel, mais il prenait son origine en lui et s’étirait vers l’imposante silhouette du palais du gouvernement de Ringhmon. Alain sonda ce fil qui n’existait pas et sut d’instinct qu’il ne menait pas vers quelque chose, mais vers quelqu’un. Il était lié à une ombre d’une façon des plus mystérieuses.

Tandis qu’il étudiait le fil qui n’existait pas, Alain se rendit compte qu’il s’en dégageait comme une évocation de la mécanicienne.

La situation était pire que ce qu’il avait craint.

Était-ce grâce à ce fil que Mari avait réussi à garder ses pensées tournées vers elle et à le faire agir dans un sens contraire aux enseignements qu’il avait reçus ? Pourtant, aucune énergie magique ne le parcourait. Il était là, voilà tout. Et, en mage accompli, Alain savait qu’il n’y avait de sortilèges sans énergie.

Sa vie prenait un tour des plus insolites. Nul doyen n’avait jamais mentionné un lien susceptible d’exister entre un mage et un tiers. Les mages étaient capables de sentir la présence d’un des leurs à distance. Pas comme ça, absolument pas comme ça ! Mais il y a peut-être un rapport entre les deux phénomènes. Alain hésitait, déchiré entre le savoir qu’on lui avait transmis, sa curiosité, et ce fil énigmatique qui se perdait dans la nuit. Jusqu’à cet instant, il avait pu se contenter d’observer, de regarder où menaient les routes, de différer toute prise de décision. Désormais, deux chemins s’offraient à lui : le premier le menait à l’hôtel de sa guilde et l’éloignait du fil, le second courait le long de celui-ci. Le fil se briserait-il s’il l’écartait de la mécanicienne ? Comment juger de la force de quelque chose qui n’existait pas ?

Une voie vers la sécurité, vers les certitudes de la sagesse enseignée par les doyens, une autre vers les ténèbres, dans tous les sens du terme.

La mécanicienne avait certainement des ennuis.

Cela n’avait aucune importance. Elle n’avait aucune importance.

Si elle mourait, le lien se briserait-il ?

Une sensation singulière s’empara d’Alain à cette pensée. Il avait ressenti la douleur de la mécanicienne. Si elle mourait, ressentirait-il…

Ses yeux le brûlèrent d’une curieuse manière. Il baissa la tête et releva le capuchon de sa robe afin de dissimuler son visage. Il cilla à plusieurs reprises, incapable de comprendre la raison de cet afflux d’eau si soudain. La pensée qui l’avait déclenché était celle de la mort de la mécanicienne…

Voilà que cela recommençait. Les deux choses étaient forcément liées.

Un souvenir. Celui de la petite fille prénommée Asha qui regardait le petit garçon prénommé Alain la première nuit après qu’on les eut conduits dans un hôtel de la guilde pour faire d’eux des acolytes. Sa figure était baignée de… larmes.

Pleurer. Ils avaient appris à ne pas pleurer, à nier tout ce qui pouvait provoquer les larmes traîtresses et les punitions qui en découleraient. Ils avaient fait tant d’efforts pour oublier tout ce qui se rapportait aux sanglots.

La mécanicienne lui avait aussi remémoré cela.

Il ne voulait pas qu’elle meure.

Je n’ai pas pu sauver mes parents. Je n’ai pas pu sauver le maître caravanier, ni le commandant de la garde, ni personne d’autre. Je peux sauver la mécanicienne. Du moins, je peux essayer. Peut-être que, si j’y parviens, le sort qu’elle m’a jeté sera levé, le fil se rompra et je pourrai à nouveau reprendre ma quête de sagesse. Si son étrange influence n’a pas déjà annihilé ma capacité à façonner les sortilèges.

Peut-être devait-il demander conseil, interroger des mages plus âgés et plus sages sur le sens du fil qui le reliait à la mécanicienne et découvrir si les effets de son emprise pouvaient être annulés. Mais retourner à l’hôtel de la guilde, consulter les doyens et revenir prendrait beaucoup de temps. Et si la mécanicienne mourait dans l’intervalle ?

Et si les doyens s’opposaient à ce qu’il revienne ? Et s’ils avaient les yeux posés sur lui au moment où il sentirait la mort de la mécanicienne ?

Je dois agir. Je dois faire ce que je crois nécessaire. De toute manière, mes doyens pensent que je suis un imbécile, ils m’estiment trop jeune pour être mage, trop jeune pour suivre la voie de la sagesse. Alain se leva et plongea son regard dans les ténèbres, là où le conduisait le fil invisible. Peut-être ont-ils raison. Cependant, si je veux continuer à apprendre, je dois m’engager sur cette nouvelle voie. J’en ai la conviction malgré mon jeune âge.

Elle n’est peut-être qu’une ombre, mais je ne l’abandonnerai pas aux ténèbres. Je ne sentirai pas la vie la quitter, pas si je peux l’empêcher, même si je ne comprends pas pourquoi je suis aussi déterminé.

Mari avait l’impression qu’une énorme créature essayait de se frayer un chemin hors de son crâne à grand renfort de coups. Elle serra les paupières pour lutter contre la douleur et prit peu à peu conscience qu’elle était couchée sur une surface rugueuse. Après s’être forcée à ouvrir les yeux, elle attendit que sa vision s’éclaircisse et regarda autour d’elle : des murs en pierre uniquement parés de solides anneaux métalliques scellés à des hauteurs différentes, un plafond assemblé d’épaisses poutres de bois. Une lumière vacillante filtrait chichement à travers un petit judas grillagé, enchâssé dans une lourde porte en bois renforcée de fer et pourvue d’un imposant mécanisme de verrouillage.

Grimaçante de douleur, Mari bascula sur le coude pour se redresser lentement en position assise. On l’avait étendue sur une planche recouverte d’une fine paillasse dont le rembourrage n’avait pas été changé depuis bien longtemps. Elle portait toujours ses vêtements, sa veste de mécanicienne incluse, ainsi que son holster vide, mais son sac à outils avait disparu. Elle passa la main avec précaution sur l’arrière de sa tête, ses doigts rencontrèrent une bosse entourée de touffes de cheveux poissés de ce qu’elle sut être son sang.

Un nouvel élancement la fit se rallonger, les yeux rivés sur la porte massive face à elle. Il n’y avait aucune raison de penser qu’elle n’était pas verrouillée. Et, autant que Mari pût en juger, c’était le seul accès à la geôle.

Elle frotta sa main contre le devant de sa veste de mécanicienne. J’ai toujours cru que cette veste était une sorte d’armure à laquelle aucun homme du commun n’oserait s’attaquer. C’est ce que m’avait dit la guilde : « La guilde est ta famille. Nous serons toujours là pour te protéger. » Et voilà que je me retrouve dans cette cellule. Au moins, je suis toujours en vie. Pourquoi ?

« Aborde un problème sous tous les angles », avait coutume de répéter le professeur S’san. Ils ont encore besoin de moi. Ils veulent m’avoir sous la main pour réparer le M6 au cas où il retomberait en panne. Qu’est-ce qui leur fait croire que je les aiderai ?

Mari se rappela les méthodes de torture dont elle avait entendu parler. Celles dont les gouvernements usaient sur leurs sujets, des sévices dont elle n’avait jamais envisagé être un jour la victime. Peut-être aurait-elle la force d’y résister. Jusqu’à en mourir, en tout cas. À mon âge, je devrais avoir la tête pleine de projets d’avenir, et non de sombres conjectures sur le temps qu’il me reste avant de connaître une fin atroce.

Est-ce que Stimon mobiliserait les ressources de la guilde pour elle ? Dans l’affirmative, elle serait libre avant le lever du jour. Mais le ferait-il ? Que se passerait-il si Polder et ses affidés juraient leurs grands dieux que Mari avait quitté les lieux ? Une maîtresse mécanicienne immature errant dans les rues d’une ville étrangère après le coucher du soleil : il n’en faudrait pas davantage à Stimon pour valider la thèse selon laquelle la jeune femme était seule responsable de sa disparition – même s’il était celui qui avait refusé de lui fournir une escorte.

Personne n’irait lever le petit doigt pour elle. Ringhmon était un client qu’il convenait de soigner, entre la vente des fusils et le contrat – probablement très juteux – lié à l’utilisation secrète du M6. Quelle part de ses profits l’antenne de la guilde à Ringhmon – tout comme la guilde elle-même – serait-elle prête à sacrifier en remettant en cause une histoire parfaitement vraisemblable racontée par les si respectables autorités locales ?

Comment se faisait-il qu’aucun autre mécanicien n’ait jamais remarqué la manière dont Ringhmon exploitait son M6 ? Et si cela avait été le cas, pourquoi ne l’avait-on pas dit à Mari ? Pourquoi rien n’avait-il été entrepris ? Que les gens du commun fussent incapables d’accomplir le travail des mécaniciens ne les exemptait en aucune façon de l’interdiction qui leur était faite de s’y essayer.

Couchée dans sa cellule, Mari se remémora des chuchotements dans les ténèbres. Alli, Calu et elle avaient quitté en douce les baraquements des apprentis au milieu de la nuit pour grimper sur les toits et partager quelques moments d’une liberté prétendument retrouvée, hors de la surveillance des apprentis plus âgés, des mécaniciens et, surtout, des mécaniciens émérites. Fusillant les étoiles du regard, Calu s’était mis à parler d’une voix si basse que seules Mari et Alli avaient pu l’entendre. « Si les communs sont incapables d’accomplir le travail d’un mécanicien, pourquoi faire des mystères autour de ça ? C’est comme si on interdisait aux chevaux d’apprendre l’algèbre. À quoi bon ? Ils n’en sont pas capables. Les seules choses que l’on garde secrètes sont celles dont quelqu’un d’autre pourrait faire usage. Alors pourquoi devons-nous à tout prix empêcher les communs d’apprendre les secrets des mécaniciens ? »

Alli lui avait donné un coup dans les côtes. « La ferme, imbécile ! Est-ce que tu comptes poser cette question à un mécanicien émérite ?

— Non ! Mais, à votre avis, quelle est la réponse ? »

Et, comme Mari en avait déjà pris l’habitude, Alli et Calu s’étaient tournés vers elle en attendant son verdict. Elle avait joué l’indifférence. « Posez donc la question, et vous vous ferez incendier et rétrograder à l’échelon le plus bas des apprentis, celui que nous avions en arrivant ici. On prend les paris ? »

Ils s’étaient abstenus et avaient changé de sujet, s’amusant à passer en revue les mécaniciens émérites pour décerner la palme de la stupidité, ou les garçons avec qui Mari aurait dû essayer de sortir, « parce que tu es vraiment désespérante de ce côté-là, Mari ». Pourtant, la mécanicienne n’avait pas oublié la question de Calu. Et celle-ci l’avait rongée, même quand elle eut fini par accepter les enseignements de la guilde à propos des communs.

Depuis combien de temps était-elle allongée, la tête traversée de vagues de douleur, à broyer du noir ? Elle ne le savait pas. Les lancements refluèrent peu à peu, remplacés au fur et à mesure par la flamme grandissante d’une détermination farouche. Je suis maître mécanicien. Je suis la maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn. J’ai été la plus jeune apprentie de tous les temps à devenir mécanicienne, la plus jeune de tous les temps à devenir maîtresse mécanicienne. Je ne laisserai personne me faire ça. Ni Stimon ni encore moins Polder. Personne. Je ne vais pas rester les bras ballants en attendant que quelqu’un se décide à venir me chercher. Je vais sortir d’ici et obtenir des réponses.

Mari réussit à s’asseoir sans que le martèlement du sang dans sa tête soit cette fois trop insupportable. Elle se leva précautionneusement de sa couchette, les jambes tremblantes. Un pas après l’autre, elle traversa la cellule jusqu’à la porte, effectivement bien verrouillée. Elle s’agenouilla pour en étudier la serrure. Le mécanisme était dissimulé derrière une lourde plaque métallique si ajustée qu’elle n’aurait pu la démonter, même si elle avait disposé de ses outils. Voilà qui était étrange. Pourquoi prendre autant de précautions, sachant qu’aucun commun n’était en mesure de crocheter une serrure ? Se pourrait-il que je ne sois pas le premier mécanicien à disparaître de Ringhmon ? Comment espèrent-ils se tirer d’affaire si on découvre que plusieurs mécaniciens se sont volatilisés après s’être rendus au palais du gouvernement ? Mais ils sont certainement assez malins pour planifier des enlèvements dont on ne saurait les accuser.

L’embuscade. Quelle imbécile tu fais, Mari ! Les soi-disant bandits bardés de fusils hors de prix. Du même modèle que ceux achetés par Ringhmon pour équiper son armée. Imbécile. Pourquoi as-tu mis aussi longtemps à relier les points ? Qui d’autre aurait pu savoir qu’une mécanicienne se trouvait dans cette caravane ? Ils prévoyaient de tuer tout le monde, sauf moi, et de me conduire en ville bâillonnée et encapuchonnée : un prisonnier anonyme de plus. Ma guilde m’aurait cherchée en vain dans la Désolation. Pas étonnant que j’aie aperçu certains de ces bandits en ville. C’étaient probablement des soldats de Ringhmon qui revenaient bredouilles du désert et, une fois que j’avais rallié la cité, ils avaient sûrement ordre de laisser les sbires de Polder gérer cette affaire.

Mari n’avait compris tout cela que trop tard. Elle se doutait cependant que, si elle avait démêlé l’écheveau plus tôt, nul ne l’aurait crue. On l’aurait fait passer pour une gamine surexcitée, promue avant l’heure, trop bleue pour accomplir son travail correctement et qui cherchait toutes les excuses possibles afin de s’en dédouaner. Cela n’avait plus d’importance à présent. Désormais, mon problème est de trouver comment sortir d’ici. Elle se releva et fit le tour de la cellule en quête de quoi que ce fût d’utile.

Il n’y avait rien à part la porte robuste et les murs faits de blocs de pierre dure étroitement scellés. Mari leva les yeux vers le plafond. Les poutres n’offraient guère plus d’espoir ; épaisses, elles étaient taillées dans un bois tellement dense qu’on aurait eu toutes les peines du monde à les fendre, même à la hache. Hache que, de toute manière, elle n’avait pas.

Elle plissa les yeux en remarquant ce qui ressemblait à un grand trou creusé par un nœud dans une des poutres. Quelque chose dans son apparence l’interpella. Elle tira la couchette sous la solive, monta sur la planche en prenant garde de ne pas passer au travers et tâtonna à l’intérieur de l’ouverture.

Un objet métallique y avait été glissé, dissimulé aux regards par les ombres. Mari referma sa main dessus, heureuse qu’elle fût suffisamment menue pour lui permettre ce mouvement, et essaya de déloger cette trouvaille de sa cachette. Elle rencontra une résistance, comme si l’objet était relié à des fils. Elle tira brusquement et entendit les fils se rompre en effaçant toute résistance. La mécanicienne ouvrit les doigts pour regarder ce qu’elle venait de dénicher.

Un écoute-au-loin. Quelqu’un avait installé dans ce cachot un dispositif qui détectait tous les sons émis par ses occupants et les transmettait le long des fils vers un autre endroit où un tiers les écoutait. Mari savait que les mécaniciens fabriquaient ce genre d’appareils. Elle n’aurait jamais imaginé qu’une cellule construite par des communs pour emprisonner des mécaniciens en serait équipée.

Elle examina l’écoute-au-loin avec minutie à la recherche d’indices quant à son lieu de fabrication. À son plus grand étonnement, elle ne décela pas la moindre indication sur la ville ou l’atelier qui l’avait produit. On eût dit que c’était l’œuvre de mécaniciens qui n’appartenaient pas à la guilde. Mais c’est impossible ! Tous les mécaniciens travaillent au sein de la guilde. Tous les mécaniciens sont formés par la guilde. Nul n’est autorisé à exercer hors de son giron. Quiconque avait été formé par un mécanicien et se serait risqué à vendre ses services encourait la peine de mort, tandis que ceux qui y auraient eu recours rejoignaient la liste des proscrits, condamnés à ne plus jamais pouvoir faire appel à la guilde.

Cet écoute-au-loin ne pouvait pas exister. Pourtant, il était bien là.

Après avoir fourré l’appareil cassé dans sa poche, Mari s’assit sur la couchette, le regard braqué sur le mur. Primo, elle avait vu un mage accomplir ce qu’il n’aurait pas dû être capable d’accomplir dans la réalité. Secundo, des communs l’avaient agressée et séquestrée. Tertio, elle disposait maintenant d’une preuve formelle que quelqu’un exerçait le métier de mécanicien sans autorisation. Trois faits impossibles. Ma formation n’a pas été aussi complète que je l’avais imaginée. Il est inconcevable que je sois la première à me rendre compte de tout cela. Par les fournaises, que se passe-t-il ? Si le professeur S’san suspectait que les choses ne tournaient pas rond au point de m’offrir un pistolet pour mon diplôme, pourquoi ne m’en a-t-elle pas dit davantage ?

Que m’a-t-on caché d’autre ?

Il y eut un changement subtil dans la luminosité. Mari leva les yeux vers un des murs de la cellule. Une petite ouverture ressemblant vaguement à une porte s’y dessinait à présent, dans laquelle se tenait le mage Alain.

Mari se leva, estomaquée. Ce mur était solide. Je l’ai touché. Il n’y avait pas d’ouverture. Elle regarda le mage faire deux pas incertains puis s’arrêter tandis que son visage se détendait. Elle battit des paupières en se demandant ce qu’elle venait de voir – et le trou dans le mur disparut comme s’il n’avait jamais existé.

En quelques enjambées, elle se retrouva derrière le mage et frappa la paroi à l’endroit précis où s’était ouverte la brèche un instant plus tôt. La pierre lui mordit la main, dure et immuable comme elle l’avait été lors de son inspection initiale.

Elle fit volte-face et vint se planter devant le mage ; ses mouvements brusques lui firent tourner la tête, encore douloureuse.

« Comment as-tu fait cela ? » demanda-t-elle, en désignant le mur du doigt. Le son de sa voix rauque et éraillée lui fit l’effet d’un électrochoc.

Le visage du mage était aussi impassible que d’ordinaire.

« Je suis venu… aider, dit-il d’un ton égal empreint de fatigue.

— Aider ? Tu es venu m’aider ? » Mari fut prise de vertige et s’adossa à la paroi. « Un mage a traversé le mur d’une cellule pour apporter de l’aide à un mécanicien. » Elle ne put réprimer un frisson. « Ma tête. Ils m’ont frappée et voilà que j’hallucine et que j’entends des voix. »

Le mage s’approcha d’elle, le regard scrutateur.

« Es-tu blessée, mécanicienne Mari ?

— Maîtresse mécanicienne Mari, bredouilla-t-elle par habitude avant de le saisir par le bras. Non, ce ne sont pas des hallucinations. Tu es bien réel.

— Rien n’est réel. Tout n’est qu’illusion. Néanmoins, je me tiens devant toi.

— Ne m’embrouille pas. Je ne suis pas en état. » Mari s’efforça de maîtriser sa respiration et de se calmer. Réalisant qu’elle serrait toujours le bras du mage, elle relâcha son étreinte. Ne touche jamais un mage. Pourquoi le ferais-je ? « Comment as-tu réussi à entrer ?

— J’ai appris qu’il t’était arrivé quelque chose. J’ai senti ta douleur.

— Tu as senti ma douleur ? Est-ce que tu me parles d’empathie, là ?

— Empathie ? » Le mage Alain branla du chef. « Je ne connais pas ce mot. Non. J’ai eu mal. À cet endroit. » Il passa la main à l’arrière de son crâne.

Mari tituba jusqu’à la couche et s’y assit. Très bien. On fait une pause et on réfléchit. Un mage a senti le coup que j’ai pris sur la tête, puis il a traversé un mur pour me rejoindre. De deux choses l’une : soit je suis folle, soit c’est vraiment arrivé. Si c’est arrivé, alors je peux l’analyser et le comprendre.

« Reprenons, si tu veux bien, étape par étape. Comment as-tu su où je me trouvais ?

— Je l’ai senti, dit le mage d’une voix neutre. Un fil nous connecte. »

Mari baissa les yeux pour se regarder.

« Un fil ?

— C’est… une métaphore. Je perçois ça comme un fil. Ce n’est pas réel, mais c’est là. Je ne connais pas son origine ni sa raison d’être. » Quelque chose dans la manière dont le mage prononça ces mots sonnait comme… une accusation ? Non, elle devait sûrement se faire des idées.

Je ne suis pas certaine de vouloir savoir pourquoi un fil métaphorique me relie à ce mage. Ni même ce qui le pousse à penser que ce lien existe.

« Désolée, j’ignore tout de vos pratiques de mages.

— Ce fil n’est pas l’œuvre d’un mage.

— Alors qui… » La tête lui tourna à nouveau. « Laisse tomber. Question suivante. Où sommes-nous ? Toujours dans le palais du gouvernement ?

— Oui. Un palais avec un donjon et des geôles. Rien que de très ordinaire pour une ville comme Ringhmon.

— Toi aussi, tu as remarqué qu’ils étaient bizarres, hein ? » Mari déglutit avant de pointer le mur du doigt. « Comment as-tu fait ça ?

— Je ne peux pas te le dire.

— Un secret de mage ?

— Oui. »

Elle prit une longue et lente inspiration. Ils utilisent de la fumée, des miroirs et divers trucs « magiques » pour faire croire aux communs qu’ils ont le pouvoir de créer des trous dans les murs et autres fantaisies du même acabit. Ce n’est que de la supercherie.

« Les mages sont-ils réellement capables de faire des trous dans les murs ?

— Non. »

Sa douleur à la tête s’intensifiant, elle le fusilla du regard.

« Tu essaies de me dire que tu n’as pas fait de trou dans ce mur, c’est bien ça ?

— J’ai créé l’illusion d’un trou dans l’illusion d’un mur. »

Mari observa le mage Alain pendant ce qui lui parut être une éternité, tentant de déceler un signe de moquerie ou de mensonge. Mais le jeune homme semblait parfaitement sincère. Et, à moins qu’elle n’eût complètement perdu l’esprit, il venait de franchir cette paroi de pierre.

« Si le mur est une illusion, pourquoi n’importe qui ne peut pas le traverser ?

— Il s’agit d’une illusion très puissante.

— Mais toi, tu l’as fait disparaître, ce qui signifie que tu es bien plus puissant que cette illusion.

— Non, lâcha le mage Alain en secouant la tête. Même un mage ne peut nier les illusions que nous voyons. Tout le travail d’un mage est de superposer une autre illusion sur l’illusion que tout le monde voit. »

Étrangement, ce qu’il disait semblait avoir un sens ou, du moins, obéir à une certaine logique, si on pouvait qualifier de logique un acte qui impliquait de jouer les passe-muraille.

« Et pouvons-nous ressortir de la même manière que tu es entré ? En empruntant des brèches imaginaires dans des murs imaginaires ? »

Elle se demanda comment la guilde réagirait en lisant cela dans son rapport. En réalité, la question ne se posait pas, mais elle n’allait sûrement pas laisser passer la chance de s’échapper.

Le mage prit une profonde inspiration et vacilla sur ses jambes avant de répondre.

« Non.

— Non ?

— Malheureusement… » Alain s’effondra sur la couche, juste à côté d’elle. « … l’énergie déployée pour te retrouver m’a épuisé. Il y avait plusieurs murs à traverser. Je ne peux plus le faire pendant quelque temps. Je serai probablement incapable de produire un effort important avant demain matin. » Il haussa les épaules. « Je n’ai pas bien planifié cette opération. Les doyens ont sans doute raison, on est trop jeune pour être un mage à dix-sept ans. »

Mari ne le quittait pas des yeux.

« Serais-tu en train de me dire que tu es venu me sauver en suivant un lien métaphorique à travers des trous imaginaires, et que, maintenant que tu es dans la même cellule que moi, tu es incapable de nous en faire sortir ?

— Oui, c’est exact. Celui-ci a commis une erreur.

— Ah ça, c’est clair. Jusque-là, un seul de nous était coincé là-dedans ; désormais nous sommes deux. »

Le mage lui décocha un regard où perçait une certaine irritation. Il devait être réellement exténué pour laisser paraître une telle émotion.

« Je n’ai pas une grande expérience des sauvetages. Es-tu toujours aussi dure ? »

Mari ressentit soudain une irrépressible envie de rire, qui cessa dès que les pulsations douloureuses reprirent.

« Pour être tout à fait franche, oui. D’ailleurs, tu n’es pas le premier garçon à me le demander. Merci d’être venu. Merci d’être arrivé aussi loin. Au moins, cela me fait de la compagnie. Sauf, bien sûr, si je suis folle ou droguée et que j’imagine tout cela. Peut-être n’es-tu pas réel.

— Je suis réel. C’est toi qui ne l’es pas.

— Tu sais, ce genre de remarque ne nous aide pas beaucoup. Je n’ai aucun moyen de nous sortir d’ici. Et toi, as-tu d’autres trucs ?

— Trucs ?

— Désolée. Comment appelles-tu ça ?

— Des sortilèges », dit Alain en laissant retomber la tête. Sa fatigue était flagrante, même pour Mari. « Des petits. Il m’est impossible de créer une brèche suffisante pour que l’un de nous s’y faufile. Pas avant un certain temps. L’effort requis augmente rapidement avec la taille de l’ouverture.

— Oui, c’est logique. L’accroissement est-il équivalent au carré, comme pour une aire, au cube, comme pour un volume, ou s’agit-il d’une échelle de progression exponentielle ? »

Il la fixa longuement à son tour, en silence.

« Je ne sais pas, répondit-il enfin. Est-ce que tous ces mots ont un sens ?

— Oui, naturellement. J’imagine que les mages ne consacrent pas beaucoup de temps à étudier les maths, pas vrai ?

— Les maths ?

— Oublie. » Elle avait l’impression que le mage Alain et elle vivaient dans deux mondes radicalement différents, même s’ils étaient assis côte à côte sur la paillasse de la geôle.

« Est-ce que tu as des… trucs de mécanicien ?

— Je n’ai pas encore réussi à en trouver un qui pourrait nous faire sortir d’ici », lâcha Mari tout en scrutant d’un air morose la porte de la cellule. Ses yeux glissèrent sur la serrure. « Tu dis ne pas pouvoir créer un autre grand trou imaginaire avant un certain temps. Mais est-ce que tu pourrais en percer un petit ?

— Oui. Ce sera très fatigant, mais je suis sûr d’y arriver. Où en as-tu besoin ? » lui demanda-t-il en suivant son regard.

Elle se leva prudemment pour éviter tout vertige, marcha jusqu’à la porte et désigna la plaque blindée qui protégeait le système de fermeture.

« Juste ici. Et gros comme ça », ajouta-t-elle en délimitant de ses doigts joints la surface désirée. Elle ne réfléchit pas au degré d’absurdité de l’entreprise. Tant que les résultats étaient au rendez-vous, peu lui importaient les moyens. Si elle pouvait atteindre le mécanisme du verrou, elle parviendrait peut-être à le bidouiller pour ouvrir le battant avant que le trou imaginaire du mage ne disparaisse.

« Si tu penses que c’est important, d’accord. »

Mari, les nerfs à fleur de peau, vit le mage plisser les paupières, l’air concentré. Soudain, il écarquilla les yeux.

« Dépêche-toi de faire ce que tu as à faire. Je ne pourrai pas tenir très longtemps. »

Elle se tourna vers la porte et se figea, stupéfaite. Il y avait bien un trou. Un peu plus grand même que celui qu’elle avait demandé. Cependant, ce n’était pas une simple entaille dans la plaque blindée, l’orifice transperçait le verrou de part en part et permettait de voir jusque dans le couloir.

Mari resta bouche bée pendant quelques secondes, incapable d’accepter ce qui était pourtant sous ses yeux, puis elle se rappela subitement qu’elle avait une tâche à accomplir. Plongeant la main dans le trou, effrayée qu’il pût disparaître à tout moment et sceller ses doigts dans l’acier, elle chercha la targette qui était désormais fichée dans le montant de la porte sans aucune structure pour la retenir. Elle la délogea, regarda à la hâte si une autre pièce métallique était assujettie au chambranle et, une fois satisfaite, elle retira sa main et laissa tomber sa prise, comme si elle avait été chauffée à blanc.

« C’est fait. »

Le mage soupira et se détendit. Le trou disparut à l’instant où la targette touchait le sol de la cellule avec un bruit sourd. Mari examina la porte qui, de nouveau, paraissait solide. Pourtant, la petite pièce métallique que la mécanicienne avait ôtée gisait toujours par terre, là où elle l’avait lâchée. Elle poussa légèrement le battant qui pivota sur ses gonds. Je suis folle. Ce n’est pas possible autrement. Cela ne peut être vrai. Elle le poussa une fois encore et il s’entrebâilla un peu plus en grinçant. Mais quitte à imaginer une évasion, autant l’imaginer jusqu’au bout.

Elle ouvrit la porte suffisamment pour passer la tête dans le couloir et vérifier qu’il n’y avait aucun garde en vue. Elle se tourna ensuite vers le mage, toujours affalé sur le lit de fortune.

« Tu ne viens pas ?

— Tu souhaites que je t’accompagne ? demanda-t-il en levant les yeux vers elle.

— Oui, je souhaite que tu m’accompagnes ! Est-ce que tu penses que je te laisserais dans cette cellule ? Par les fournaises, mage, je suis dure, mais pas à ce point ! Viens ! »

Il se mit debout et suivit Mari alors qu’elle se glissait par la porte entrouverte. Elle s’arrêta, les yeux et les oreilles en alerte, guettant le moindre signe des gardes. Elle n’en détecta aucun.

« Ne devrait-il pas y avoir un geôlier ?

— Peut-être que les maîtres des lieux ne veulent pas que des subalternes entendent ce que les détenus auraient à dire. Cette prison n’est pas très grande, et j’ai l’impression que tu en étais la seule occupante, il est donc possible qu’elle soit réservée pour des besoins spécifiques, suggéra Alain quand il l’eut rejointe.

— Ça paraît logique. »

Avançant à pas prudents, Mari regarda par le judas de la cellule adjacente à la sienne. Elle se figea. Il n’y avait pas de prisonnier, mais son sac à outils était posé avec soin au milieu du cachot, à même le sol dallé. Elle tira sur la porte, en vain, celle-ci était verrouillée. Elle chercha une clé des yeux.

« Je n’y crois pas ! Nous avons trouvé mes outils, mais impossible de les récupérer.

— Tes outils ?

— Ils me sont indispensables ! J’ai besoin de ma trousse. » Elle se tourna vers le mage et l’implora, mains jointes. « Ces outils sont… ce sont mes sortilèges. Et mes… doyens m’en feront baver si jamais je les perds. S’il te plaît, mage Alain, pourrais-tu faire un autre trou dans cette serrure ? Juste quelques instants. S’il te plaît.

— Tu as besoin de ces choses pour lancer tes sortilèges ?

— Oui !

— Et pour les rompre également ? »

Rompre des sortilèges ? Qu’est-ce que cela signifiait ?

« Eh bien… oui. Enfin, je veux dire qu’on peut dévisser des trucs, les démonter, les déconnecter…

— Déconnecter ? » Alain se posta face à la porte. « Alors, je dois le faire. » Ses yeux se braquèrent sur la serrure et son front se couvrit de sueur. « Dépêche-toi », lui souffla-t-il.

Mari arracha son regard du mage et le porta sur la serrure : il y avait un trou, bien que plus petit que celui de la fois précédente. Elle y plongea les doigts et découvrit qu’il restait suffisamment de pièces pour maintenir le mécanisme en place, mais elle parvint néanmoins à le manœuvrer manuellement et à déverrouiller la porte. Elle fit pivoter le lourd panneau de bois pour être sûre de son fait et retira sa main.

« C’est fait. »

Le mage acquiesça, le trou disparut sans laisser de trace, et le jeune homme s’affaissa contre le mur, à bout de forces.

Mari le saisit pour l’empêcher de tomber et se sentit submergée par la culpabilité. Elle avait eu l’occasion de le toucher auparavant, mais c’était la première fois qu’elle le tenait à bras-le-corps ; sa maigreur soulignait encore plus que ce mage n’était qu’un garçon de son âge. Dans un sens, c’était heureux, car elle aurait eu bien du mal à supporter le poids d’un homme plus costaud, mais cela lui fit également réaliser qu’elle lui en avait demandé beaucoup trop, et ce de manière parfaitement égoïste.

« Excuse-moi et merci. »

Après avoir installé le mage dans une position confortable, Mari bondit dans la cellule et, ivre de joie, s’empara de son sac. Il ne contenait qu’un outillage simple (tournevis, pinces, clés à molette), mais l’avoir à portée de main la faisait se sentir plus sûre d’elle, plus entière. Elle ouvrit le compartiment secret sur le côté de la sacoche : le pistolet s’y trouvait toujours. Elle prit l’arme, fit monter une cartouche dans la chambre et déverrouilla le cran de sûreté. Pistolet dans une main, sacoche dans l’autre, elle sortit de la cellule et referma la porte d’un coup de hanche.

Le mage Alain se remit debout avec difficulté, en repoussant la main qu’elle lui tendait.

« Il faut que je prenne sur moi, marmonna-t-il. Je suis en état de marcher. »

Mari recula d’un pas. Le mage n’était pas sans traits communs avec d’autres jeunes gens de son âge : elle avait blessé sa fierté en l’obligeant à montrer à quel point il était faible.

« Comme tu le souhaites, mage Alain. »

Elle ouvrit la marche, assez lentement pour tenir compte de sa fatigue, alors que ses nerfs lui hurlaient de détaler à perdre haleine. Durant un court laps de temps après avoir quitté sa cellule, Mari avait été dans un état vaporeux, convaincue qu’elle nageait en plein rêve. Mais maintenant qu’elle avait accepté la réalité des événements, elle sentait une inquiétude grandissante l’envahir à l’idée de tomber sur un détachement de gardes qui s’empareraient d’eux. Elle pourrait faire usage de son pistolet en cas d’extrême nécessité ; cependant, tout comme dans le défilé, elle était consciente qu’un simple tir provoquerait un afflux massif d’ennemis.

Ensemble, ils longèrent le couloir éclairé de loin en loin par des lampes à huile. Il desservait d’autres cellules, toutes vides, et faisait un coude doté de quelques cachots supplémentaires. Une porte barrait le passage à son extrémité. Mari s’en approcha, l’arme au poing, et se figea dans son mouvement en entendant le mage lui souffler un avertissement.

« Stop. Pas un pas de plus. »

Загрузка...