Chapitre 2

Une fois de plus, Alain invoqua la chaleur au-dessus de sa main, mobilisant ce qui lui restait de force ainsi que l’énergie résiduelle des lieux drainés par ses sorts précédents. Il prit conscience qu’il aurait pu fuir pendant que les bandits étaient occupés par la capture de la mécanicienne, mais il rejeta l’idée avant qu’elle ne prît corps.

Durant le laps de temps nécessaire à la création du sort, le doigt d’un des malfrats se contracta sur la détente de son arbalète. La mécanicienne aurait pu mourir, mais le bandit à l’arme étrange donna un coup sec dans l’arbalète et le carreau vola au loin sans causer de dommages.

« Imbécile ! S’il devait lui arriver quelque chose… »

La chaleur sur sa paume grimpa en flèche et Alain la déplaça sur un bloc rocheux situé dans le voisinage immédiat de l’homme au milieu du trio. Un battement de cils plus tard, la pierre explosait dans un fracas abominable.

L’individu le plus proche de la boule de feu poussa un cri strident tandis qu’il était propulsé de côté, puis on ne l’entendit plus. Criblés d’éclats acérés, ses compagnons furent projetés en arrière comme des poupées de chiffon.

Alain se plia en deux, tomba à genoux et s’affaissa contre un rocher. Il chercha à reprendre sa respiration en espérant qu’il n’y eût pas d’autres adversaires dans les parages. Alors qu’il s’efforçait de ne pas perdre connaissance, il leva les yeux à l’affût d’un danger potentiel et aperçut les bandits morts. Ses précédentes attaques avaient été portées à distance et il n’en avait pas contemplé le résultat. Cette fois, il vit distinctement le flanc carbonisé du brigand qui s’était trouvé au plus près du point d’impact de la boule de feu. Il vit des ruisseaux de sang s’écouler des dépouilles des deux autres malfrats. Alain détourna le regard des cadavres, se sentant envahi par une impression de vide à la vue des hommes qu’il venait de tuer. Ce ne sont que des ombres, se répétait-il inlassablement, mais ces mots ne lui apportèrent aucun réconfort. Il fut pris de nausées et se félicita de n’avoir rien mangé depuis un certain temps.

La mécanicienne le fixait avec des yeux exorbités. Elle fit quelques pas dans sa direction, posa un genou à terre et tendit la main vers lui, n’arrêtant son geste qu’au dernier instant avant de le toucher. Manifestement, même les mécaniciens savaient qu’on ne touchait jamais un mage sans sa permission.

« Est-ce que tu vas bien ? »

Il hocha la tête, incapable de parler.

« Qu’est-ce que tu as… » La mécanicienne se releva ; évitant les cadavres, elle courut vers le rocher qu’Alain avait embrasé, et effleura des doigts le cratère qui en ornait désormais le sommet. « C’est chaud. Bien trop chaud pour résulter uniquement de l’exposition au soleil. De la vapeur surchauffée pourrait provoquer cela, mais je ne vois pas comment tu pourrais cacher une chaudière à vapeur sous tes robes. Et puis, il n’y a pas de résidu apparent non plus. » La jeune femme revint rapidement vers lui, d’un air décidé. Cette fois, elle attrapa Alain par le bras et l’aida à se remettre sur pied. « C’est impossible à faire sans brûler quelque chose, ou utiliser un accélérateur. Qu’est-ce que c’est ? »

Surpris d’être empoigné par ses vêtements, Alain ne prêta pas immédiatement attention à ce que lui disait la jeune femme. Il ne parvenait pas à se concentrer, l’esprit embrumé par la fatigue et la peur ; aussi secoua-t-il la tête.

« Je ne comprends pas le sens de tes paroles.

— Tu n’as aucune idée de ce dont je parle ?

— Pas la moindre. » Des cris s’élevèrent en contrebas, aux abords de la caravane. « Nous ferions mieux de filer. Ils ont peut-être entendu le rocher exploser sous l’effet de mon sort.

— Un instant. Est-ce que tu tiens sur tes jambes ? »

Alain acquiesça et la mécanicienne le lâcha. Elle fit ensuite volte-face et ramassa l’étrange objet en métal dont la longueur dépassait celle de son bras. Alors qu’il l’observait de loin, Alain nota qu’il ressemblait vaguement à une arbalète, sauf que l’arbrier était plus long et ne comportait pas d’arc. Le métal de l’arme luisait sous la couche de poussière qui la recouvrait. Une odeur intense en émanait, âcre, presque piquante, mais avec en arrière-plan une note huileuse, profonde. Il éprouva le désir de l’examiner plus avant, mais l’objet étant de toute évidence l’œuvre des mécaniciens, il savait que ce ne serait pas avisé. Ses professeurs l’avaient averti des pièges dont les mécaniciens bardaient ce qu’ils avaient coutume d’appeler leurs appareils.

La mécanicienne tournait et retournait l’arme entre ses doigts en la soumettant à une brève inspection.

« Un modèle standard de fusil à répétition. Fabriqué dans les ateliers de la guilde à Danalee, dans la Fédération de Bakre. Celui-ci est tout neuf, il n’a été utilisé qu’une ou deux fois. » Elle leva les yeux vers Alain, puis abandonna l’arme par terre. « Mais le mécanisme de levier a été cassé, il ne nous sera donc d’aucun secours. » Elle jeta un coup d’œil rapide en direction des arbalètes que serraient dans leurs mains les deux autres bandits avant de s’en détourner avec un frisson. « Et je ne veux pas d’arbalètes d’aussi piètre qualité. »

Des cris montèrent de nouveau depuis la caravane ; les intonations révélaient cette fois une déception clairement audible, puis des ordres furent lancés. D’après la propagation du son, Alain supposa que les voix provenaient des environs de la voiture qu’avait occupée la mécanicienne.

« Les bandits viennent de découvrir que tu t’es enfuie.

— Par les étoiles ! Nous devons filer d’ici au plus vite. Est-ce que tu peux grimper sans aide ?

— Oui », dit Alain. Il ne comprenait pas la raison de cette question, mais ne souhaitait pas reconnaître son état de faiblesse.

« Bien. Allons-y. » Son regard s’attarda avec regret sur l’arme gisant au sol, puis elle se retourna et entreprit d’escalader la paroi rocheuse du défilé. « Merci de nous avoir sauvés de ces brutes, mage », laissa-t-elle tomber par-dessus son épaule d’une voix basse.

Alain l’observa pendant quelques instants. Très manifestement, elle voulait qu’il reste à ses côtés. Il n’arrivait plus à se rappeler la manière de réagir à ses dernières paroles. Merci. Ce mot avait eu un sens pour lui, jadis. Il l’avait dit… à Asha. Une seule fois, la nuit où ils avaient tous deux été amenés dans l’hôtel de la guilde des mages avec les autres novices. Il avait été puni pour cela. Cela remontait à… douze ans ? Quel avait été le sens de ce mot ?

Il se hissa à la suite de la mécanicienne qui gravissait péniblement la pente. Il se focalisait sur chacun de ses pas, sur chacune de ses tractions, pour ne pas perdre connaissance. Le nuage de poussière se dissipait peu à peu, mais demeurait suffisamment dense au fond du défilé pour masquer aux yeux du mage les actions des brigands et, pareillement masquer, du moins l’espérait-il, les deux fuyards aux yeux de leurs poursuivants. L’ascension de l’escarpement était difficile, et Alain sentait les quelques forces qui lui restaient se consumer rapidement au fil de leur progression.

La mécanicienne se retourna vers lui, stoppa son avancée et s’accroupit derrière une saillie rocheuse qui la soustrayait aux regards des bandits en contrebas.

« Comment tu t’en sors ? »

Alain dut s’arrêter pour reprendre son souffle avant de parler.

« Pourquoi demandes-tu ça ? Pourquoi me poses-tu sans cesse des questions ? »

Elle eut l’air exaspérée par sa réponse.

« Tu trouves étrange de s’inquiéter pour autrui ? »

Il ne sut quoi rétorquer.

« Par les étoiles ! Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Nous sommes ensemble dans ce pétrin, que ça te plaise ou non. Et, pour ta gouverne, ça ne me plaît pas plus qu’à toi, mais nous n’avons pas le choix, mage. »

Alain la rejoignit en se hissant derrière la même saillie rocheuse. Il aurait aimé ne pas être aussi fatigué par l’effort qu’exigeait de lui le lancer de sorts.

« Cela ne me plaît ni ne me déplaît. Cela est. En revanche, tu es idiote de risquer ta vie pour un autre, de t’inquiéter. L’autre n’a pas d’importance. »

La colère empourpra les joues de la mécanicienne.

« Tout le monde a de l’importance, mage. Ne me mens pas. Tu éprouves nécessairement des sentiments, même si tu les caches sous tes robes et derrière des traits impassibles.

— Tu sembles ne pas très bien connaître les mages. » Alain détourna le regard. Après des années passées avec des mages imperturbables, puis en compagnie de la populace qui cherchait à dissimuler ses réactions aux yeux des membres de sa guilde, les émotions qui animaient le visage de la mécanicienne étaient si fortes et si explicites qu’il avait l’impression qu’elle les lui hurlait à la figure ; leur intensité lui était insupportable. Profitant de l’occasion pour se reposer, Alain scruta la pente au-dessous d’eux en se demandant si les bandits avaient déduit la direction dans laquelle fuyaient leurs proies.

« Tu es le premier mage que je rencontre. Penses-tu que c’est un tort que d’aider les autres ?

— Aider ? » Ce mot aussi avait eu un sens jadis et lui avait valu une punition telle que, même à présent, Alain refusait de se rappeler sa signification.

« Oui. » La mécanicienne le regardait fixement, empreinte d’une émotion qu’il était incapable d’identifier. « Ignores-tu ce qu’aider signifie ? Ou crois-tu que les autres ne le méritent pas ? »

À cette question, il avait une réponse toute prête.

« Les autres n’existent pas. Et ce n’est pas une question de spéculation. Je le sais, voilà tout. Les mages ne croient en rien. »

La franchise de ses paroles parut désarçonner la mécanicienne. « En rien ? Et cela te rend heureux ? »

Une autre réponse facile qui, mille fois martelée, lui avait été rentrée dans le crâne durant ses années de noviciat :

« Le bonheur est une illusion.

— Je ne le crois pas et je n’en reviens pas que tu puisses le penser. » Des cris montèrent de nouveau du fond du défilé. Assourdis par la distance, ils n’en étaient pas moins menaçants. La mécanicienne inspira profondément. « Nous ne pouvons pas nous éterniser ici. Tu es prêt ? »

Alain prit enfin conscience qu’elle était restée à discuter pour lui donner l’opportunité de reprendre des forces malgré le danger accru que cela représentait pour elle. Il mit un moment à répondre, son esprit essayant de comprendre le comportement de sa comparse, bien plus déroutant que ses propos.

« Oui. »

La mécanicienne reprit l’ascension vers la crête qui semblait désormais si proche.

Alain s’attendait à tout instant à entendre la foudre des armes mécaniques cracher leurs projectiles sur lui, mais les fugitifs atteignirent le sommet et se laissèrent glisser de l’autre côté sans que rien n’indiquât qu’ils eussent été repérés. La mécanicienne était assise à couvert, quelques pas en contrebas, sur une pente plongeant sur une courte distance avant de remonter vers des collines qui s’étendaient devant eux. Elle l’attendait une fois de plus.

« Est-ce qu’ils t’ont vu ?

— Non, je ne pense pas.

— Je ne sais pas comment tu peux rester calme et détaché au milieu de tout ça.

— Un mage ne porte aucun intérêt au monde qui l’entoure, expliqua Alain.

— Même pas quand celui-ci essaie de le tuer ? Au moins, tu es cohérent. » Elle se passa la main sur le visage, étalant la poussière et la sueur en un masque de crasse humide. « Tu as dit que tous ceux de la caravane sont morts, n’est-ce pas ?

— C’est ce que je crois. Je n’ai vu que des cadavres. Aucun combattant, aucune tentative de reddition.

— Par les étoiles ! » Elle cligna des yeux pour en chasser les larmes. « Nous avons eu de la chance d’en réchapper.

— Ils ne veulent pas te tuer. Ils veulent te capturer, déclara Alain, en offrant l’explication la plus évidente.

— Quoi ? Moi ? » Elle coula un regard surpris dans sa direction. « Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— L’attaque a détruit l’avant de la caravane. La voiture que tu occupais se trouvait à l’arrière. Aucun tir n’a visé ce périmètre. Les trois malfrats ne t’ont pas tuée dès qu’ils t’ont vue, contrairement à tous les autres membres du convoi, et, avant que je ne les abatte, leur chef a empêché que l’un d’eux ne te blesse. J’ai entendu les cris des bandits dans le défilé quand ils ont atteint ta carriole. Ils étaient mécontents.

— Non, c’est… » Sa voix s’étrangla et elle déglutit. « Des bandits. Ils voulaient piller la caravane. C’est ce qu’ils font tous.

— Ils ont anéanti les wagons de tête. Pourquoi auraient-ils causé tant de dégâts, s’ils voulaient se livrer à un simple pillage ? »

La mécanicienne glissa les doigts dans ses cheveux, ses yeux hantés par l’effroi balayaient les rochers à proximité.

« Ouais, mais… ils n’auraient même pas dû être au courant de ma présence dans ce convoi. Ma guilde a insisté pour que je reste enfermée dans cette voiture afin que personne ne sache que j’étais en route pour Ringhmon. » Son expression s’assombrit de colère. « Ils m’y ont claquemurée. Si je n’avais pas trouvé un moyen de déverrouiller la porte, j’aurais toujours été coincée entre ces quatre murs à l’arrivée des bandits.

— Je t’en aurais fait sortir avant », nuança Alain d’une voix monocorde.

Le regard de la jeune femme se posa à nouveau sur lui.

« C’est pour cela que tu rejoignais les wagons de queue, n’est-ce pas ?

— Oui. » Il n’avait aucune raison de le nier. « J’ai reçu un contrat pour protéger la caravane et j’ai pensé que, quel que soit l’occupant mystérieux de ce véhicule, il pourrait avoir besoin de ma protection.

— Je n’aurais jamais imaginé un mage capable de faire cela. Les mécaniciens émérites ont toujours dit… tu as toi-même dit que les mages n’ont que faire des gens.

— Je n’ai pas agi par intérêt pour toi. Tu n’es rien », commenta Alain d’un ton impassible.

Nul besoin d’être mage pour voir le ressentiment que cette dernière remarque suscita chez la mécanicienne.

« Merci !

— Je ne comprends pas.

— C’est un sarcasme, mage. Comment t’appelles-tu ? »

Alain l’observa longuement pour essayer de saisir ce qui la motivait à demander cette information.

« Si nous devons nous reposer l’un sur l’autre pour survivre, je mérite au moins de le savoir, insista-t-elle. Je veux simplement pouvoir t’appeler autrement que mage. »

Les doyens seraient courroucés s’ils venaient à apprendre qu’il avait adressé la parole à une mécanicienne. Leur ire serait plus grande encore s’ils apprenaient qu’il l’avait accompagnée dans sa fuite. Car même si les doyens, à l’instar de n’importe quel mage, n’étaient pas censés ressentir des émotions, tous les acolytes avaient appris à redouter les fureurs que leurs doyens réfuteraient avoir éprouvées.

Nombre de ces doyens avaient clairement exprimé leur désaccord à la perspective que quelqu’un d’aussi jeune que lui soit déclaré mage, malgré sa capacité à réussir tous les tests.

Et ces mêmes doyens l’avaient envoyé dans ce désert, seul, comme s’ils souhaitaient que sa mission fût un échec.

La révolte qu’il avait pris soin de museler des années durant remonta suffisamment à la surface pour lui faire desserrer les dents.

« Je suis le mage Alain d’Ihris.

— Mage Alain d’Ihris. » Elle le regarda pendant un long moment, sa nervosité s’amenuisant au fur et à mesure de son examen. Maintenant qu’ils étaient installés à proximité l’un de l’autre, Alain eut la confirmation que la mécanicienne était jeune. « Ihris est très au nord d’ici. Je suis la maîtresse mécanicienne Mari de Caer Lyn.

— Caer Lyn. » Des îles, à l’ouest de l’Empire. « C’est également au nord d’ici.

— Certainement pas aussi loin qu’Ihris. » Mari ferma les yeux et respira profondément. « Nous devons continuer à avancer, mais je pense qu’un peu de repos supplémentaire ne nous fera pas de mal. L’escalade par cette chaleur est éreintante, nous allons nous tuer à la tâche si nous n’y prenons garde. » Sans réponse d’Alain, elle ouvrit les yeux et le dévisagea. « Alors ?

— Quoi ? » Tous les mécaniciens se comportaient-ils aussi bizarrement ?

« J’ai donné mon point de vue. Quel est le tien ?

— Cela n’a aucune importance. »

L’expression de la jeune femme passa si vite de l’incrédulité à la colère puis à la résignation qu’il eut à peine le temps d’identifier chaque émotion.

« Très bien, c’est moi qui dirige les opérations, alors. Pourquoi tout le monde veut-il toujours que ce soit moi qui dirige ? As-tu déjà été confronté à une situation pareille ?

— Non, c’est mon premier contrat.

— Moi aussi, dit-elle en fronçant les sourcils. Qu’est-ce qu’un mage aussi jeune et inexpérimenté fait tout seul hors des enclaves de sa guilde ? »

Alain savait qu’aucun mécanicien ne percevrait l’amertume qui perlait dans sa voix par ailleurs impavide.

« Ma guilde m’a conféré le statut de mage à part entière. Mais mon manque d’expérience dévalue mon prix par rapport à celui de mages plus âgés. La caravane ne pouvait se permettre de payer davantage.

— Puisque tu es si inexpérimenté, on n’aurait jamais dû t’envoyer seul pour affronter un tel danger ! » Étrangement, la colère de la mécanicienne semblait focalisée sur les doyens de sa guilde.

« Il est interdit de remettre en cause les ordres des doyens. »

Que pouvait signifier l’expression sur le visage de son interlocutrice ? Une chose était sûre : l’éclat de rire qu’elle laissa échapper ne véhiculait aucune joie.

« Je n’aurais jamais cru entendre un détail concernant ta guilde qui me fasse autant penser à la mienne. »

La conversation prenait une tournure périlleuse. Les secrets de guildes. Si un autre mage s’était trouvé avec eux…

Si un autre mage s’était trouvé avec eux, Alain n’aurait jamais échangé un mot avec la mécanicienne. Il ne l’aurait pas accompagnée. Il n’aurait jamais rien su à son sujet ou au sujet de quelque mécanicien que ce fût.

Si les mécaniciens étaient des ennemis comme on le lui avait toujours rabâché, il était de son devoir d’en apprendre davantage sur leur compte. Peut-être découvrirait-il que cette mécanicienne, au moins, n’était pas une ennemie. Elle ne se comportait pas comme telle. Mais elle n’était pas une mage. Qu’était-elle donc ?

« Pourquoi es-tu ici toute seule, jeune mécanicienne inexpérimentée ? »

Elle s’empourpra.

« J’aimerais bien connaître toutes les réponses à cette question. J’ai bien essayé de demander, mais les mécaniciens émérites n’ont pas l’habitude d’expliciter leurs ordres. La réponse la plus simple est que j’ai des compétences uniques dont Ringhmon a besoin. » La dernière phrase avait été prononcée avec une fierté non dissimulée.

Alain faillit froncer les sourcils, ne se reprenant qu’au dernier instant. Si tout ce que faisaient les mécaniciens n’était que des tours de passe-passe, pourquoi missionner cette fille alors qu’il y avait assurément à Ringhmon des truqueurs plus chevronnés ? Comment était-il possible qu’elle possédât des compétences uniques ? Alain était certain désormais que ce qu’on lui avait inculqué à propos des mécaniciens, ou du moins à propos de leurs armes, était au mieux parcellaire.

« Est-ce à cause de ces compétences que les bandits te recherchent ?

— Non. C’est impossible. Mes compétences n’auraient aucune utilité pour eux, à moins qu’ils ne souhaitent réclamer une rançon. Mais de là à kidnapper un mécanicien ? La guilde ne le tolérerait jamais.

— Les assaillants avaient de nombreuses armes fabriquées par ta guilde, souligna Alain.

— C’est vrai. » Elle fit une moue qui rendit la lecture de ses émotions de nouveau plus difficile. « Une bande de pillards avec autant de puissance de feu qu’une armée tout entière. »

Douze années d’enseignement dans la guilde des mages n’étaient pas venues à bout de la curiosité d’Alain.

« Pourquoi les doyens de ta guilde cautionneraient-ils une telle chose ?

— Je te l’ai dit, mes… doyens… n’ont pas pour habitude de justifier leurs agissements. Ils n’écoutent pas et ils n’expliquent pas. » Ses émotions avaient glissé de l’emportement vers la frustration. « J’aimerais… » La mécanicienne le regarda avec une intensité qui l’étonna. « Je suis désolée. Je ne devrais pas évoquer tout cela avec un…

— Je suis un mage », dit Alain. Ce n’était pas son problème que cet état de fait fût source de quiétude ou de malaise pour les autres – dont les sentiments n’avaient aucune importance, de toute manière –, mais cette fois il comprenait la mécanicienne. Certains sujets ne pouvaient être débattus avec un étranger, et surtout pas avec un mécanicien. Néanmoins, peut-être pourrait-elle l’éclairer sur d’autres points.

« J’ai reçu un enseignement en stratégie militaire, attendu que je serai amené à collaborer avec des troupes de communs. C’est peut-être la raison pour laquelle on m’a jugé apte à mener à bien seul cette mission. Explique-moi ton mouvement tactique. Pourquoi as-tu choisi d’escalader la paroi du défilé au lieu de rebrousser chemin sur la route que nous avions suivie ? Pourquoi avoir opté pour la voie la plus ardue ? »

La mécanicienne s’affaissa, puis se mit à rire doucement, à la surprise d’Alain.

« J’imagine que c’est mon caractère qui veut ça. Quand je travaille sur quelque chose, une locomotive ou un parle-au-loin, je donne le meilleur de moi-même. Je ne cherche pas la simplicité. C’est vrai quoi que je fasse. Je n’aime pas la simplicité. Les mécaniciens émérites n’ont pas toujours apprécié cette façon de procéder. » Elle soupira, les yeux perdus dans le vague. « De ce que j’ai vu de la route que nous avions empruntée, elle était complètement dégagée. Nous aurions été repérés et rattrapés en un rien de temps. Escalader les murs du défilé semblait plus difficile, mais c’était la bonne voie.

— Tu as eu raison, dit Alain, avant de se demander pourquoi il avait éprouvé le besoin de formuler cette remarque à voix haute. Dès que j’ai eu le temps d’examiner les options qui s’offraient à nous, je me suis rendu compte que tu avais eu raison. »

Le regard de la mécanicienne se focalisa sur lui, perplexe. « Pourquoi un mage dit-il à une mécanicienne qu’elle a eu raison ?

— Je… » ne sais pas. « Parce que nous avons survécu et que nous avons une chance désormais d’arriver jusqu’à Ringhmon.

— Ouais. Une chance. » La mécanicienne referma les yeux. « As-tu des vivres ou de l’eau ? Parce que, moi, je n’en ai pas.

— Moi non plus.

— Combien de temps survivrons-nous sans eau dans la Désolation ? »

Alain mit quelques secondes à comprendre que la réponse attendue n’était pas un décompte précis de jours.

« Sur la carte du maître caravanier, j’ai vu des puits indiqués plus loin sur notre route, une fois ce défilé traversé. »

Elle rouvrit les yeux, le regard plein d’espoir.

« En es-tu sûr ? À quelle distance ?

— Je suis sûr, mais je ne sais pas à quelle distance. »

La mécanicienne Mari hocha la tête d’un air las et Alain souhaita pouvoir lui insuffler plus d’espoir. Elle n’est qu’une ombre. Ne l’oublie pas. Tout comme celles que tu as combattues aujourd’hui.

Un vide glacial sembla s’ouvrir en lui. Il n’avait jamais véritablement combattu jusqu’à ce jour, jamais tué. Tous les gens qu’il avait aperçus ou croisés dans le convoi gisaient morts au fond du défilé ; ces gens qui avaient compté sur lui pour les protéger. Ils n’étaient que des ombres, rien de tout cela n’aurait dû avoir d’importance, pourtant cela en avait.

Une autre sensation succéda au vide, et Alain se retourna vers la crête. Un voile noir, de ceux qui envahissent le champ de vision quand on manque de perdre connaissance à cause d’un effort physique trop intense, flottait juste au-dessus du gouffre. Il ne connaissait que trop bien ce phénomène après des années d’entraînement éreintant visant à ignorer ce que les non-mages appelaient réalité. Cependant, ce voile-là était différent. Il ne vacillait pas. Soudain, Alain comprit ce qu’il représentait. Le don d’augure, l’avertissement du danger. Ainsi ce don se manifestait-il enfin, dans une situation de tension extrême, comme l’avaient enseigné les doyens. Ces mêmes doyens l’avaient également mis en garde contre son manque de fiabilité. Alain rampa précautionneusement vers la crête jusqu’à apercevoir la pente qu’ils venaient de gravir. Des silhouettes l’escaladaient, visibles à présent qu’elles avaient surmonté le nuage de poussière, leurs armes mécaniques étincelant sous les rayons du soleil.

Alain se hâta de rebrousser chemin.

« Ils sont en train de grimper pour venir par ici », dit-il d’une voix ne laissant aucune place aux émotions traîtresses.

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