« Fermez ! », commanda une voix.
Les gonds grincèrent. Les deux battants claquèrent avec un bruit sourd. On entendit crisser les cadenas, fer contre fer.
« Fermé ! », dit une voix.
« Fermé ! », dit une autre voix en écho.
Puis ce fut le silence.
La communauté juive était réunie au grand complet sur le campo del Ghetto. Il n’y avait pas eu de programme, de rendez-vous concerté. Ils s’étaient simplement retrouvés là. Et tous avaient cette expression ahurie peinte sur le visage.
C’était la première fois qu’ils étaient enfermés. Ce soir était le premier soir.
Dans le silence qui suivit la fermeture des deux grandes portes, personne ne savait que faire. Les yeux de tous étaient fixés sur les battants cadenassés de l’extérieur.
« Comme des poules dans un poulailler, fit soudain une vieille femme, d’une voix rauque. Quelle horreur. »
Et dans ce silence, tous l’entendirent.
« Tu aurais pu trouver un autre exemple », lui dit un homme à côté d’elle.
Et tous l’entendirent lui aussi.
« Comme une poignée de punaises dans une tabatière, dit alors la vieille femme. Comme une tribu de cafards dans un pot de chambre. Tu veux que je continue ? »
Une autre voix dit : « Non ».
Le silence se fit à nouveau.
Alors, l’idiot de la communauté, un gamin qui avait toujours la bouche grand ouverte et la bave au menton, commença à entonner, de sa voix disgracieuse, un vieux refrain que l’on chantait aux enfants pour les faire s’endormir : « Dans le noir il y a une lumière… elle est à l’intérieur de toi… ferme les yeux, tu la verras… »
Une petite fille de cinq ou six ans, qui se frottait les yeux de sommeil, tendit sa petite main et la mit dans celle de l’idiot.
« Ferme les yeux, tu la verras… c’est celle de l’ange qui veille sur toi… c’est la lumière du jour de demain… »
Le père du garçon, ému, prit l’autre main de son fils et la serra fort. Sa mère, à son tour, prit celle de son mari et posa la tête sur son épaule. « Chante, mon enfant, dit-elle doucement.
— … C’est la lumière du jour de demain… qui sera ton jour, mon trésor… parce que le noir est déjà une lumière à l’intérieur de toi…
— … Parce que le noir est déjà une lumière à l’intérieur de moi… », répétèrent les enfants sur le campo del Ghetto, comme le voulait la chanson.
Et les parents leur firent une caresse et les prirent par la main pendant que l’idiot chantait la fin de la chanson : « … Parce que le noir est déjà une lumière à l’intérieur de nous… parce que l’agneau a retrouvé son troupeau… Dors, mon amour, dors… n’aie pas peur, mon ange… parce qu’il n’y a pas de peur dans la lumière ».
L’un après l’autre, en silence, dans ce nouveau silence, tous les membres de la communauté se prirent par la main, sans se soucier de savoir qui était leur voisin et sans détacher leurs yeux des grandes portes barrées, et ils formèrent une chaîne qui n’avait ni début ni fin.
Alors la voix du rabbin s’éleva, émue et grave : « Demain, à l’aube, quand ils ouvriront, nous serons de nouveau une multitude. Mais ce soir nous ne sommes qu’un.
— Amèn Selah », répondirent-ils tous en chœur à cette prière qui n’avait jamais été prononcée avant.
De nouveau le silence suivit.
À ce moment-là, de l’autre côté du mur d’enceinte, quelqu’un cria : « Je t’emmènerai avec moi, Giuditta ! Je t’emmènerai loin de là, je te le jure ! »
Toutes les femmes, les filles et même les petites filles appelées Giuditta se demandèrent de qui il s’agissait, et les plus vaniteuses pensèrent que cela s’adressait à elles, mais seule Giuditta da Negroponte savait que c’était Mercurio. Elle ressentit une profonde émotion : cette voix remuait quelque chose en elle, malgré elle, même si elle s’était juré de ne plus penser à lui.
Son père se tourna vers elle et la regarda.
Giuditta rougit. « Rentrons, dit-elle rageusement. J’ai froid. »
À l’instant même, les gardes qui tournaient en barque autour du quartier des Juifs aperçurent une silhouette sombre au sommet du mur de briques rouges récemment construit. Mercurio avait grimpé sur une poutre qui, tel un petit pont, allait de la bordure d’un étroit canal jusqu’au mur d’enceinte.
« Descends de là ! », hurla l’un des gardes pendant que l’autre armait son arbalète.
Le garçon leva les mains, en signe de reddition, puis se laissa glisser au bas du mur.
Le garde l’attrapa brutalement et le tira assez fort pour le faire tomber sur le fond glissant de la barque. « Qu’est-ce que tu croyais faire, imbécile ? », grommela-t-il. Puis il fit signe à son collègue de prendre les rames et ils allèrent accoster sur la fondamenta dei Ormesini.
Une petite foule de chrétiens curieux s’était rassemblée sur les pierres blanches d’Istrie qui délimitaient les quais donnant sur le rio San Girolamo, juste en face du campo del Ghetto. Eux aussi n’avaient d’yeux que pour les grandes portes barrées. Et même ceux qui disaient détester les Juifs avaient des regards ahuris, comme s’ils ne croyaient pas possible qu’on soit allé jusque là.
« Par le Bon Dieu, dit une femme qui, tenant sa petite fille par la main, faisait un signe de croix, on les a mis en cage. »
Le garde descendit de la barque et s’ouvrit un chemin dans la foule, tirant Mercurio derrière lui jusqu’à un bâtiment trapu au crépi rouge. Il ouvrit la porte et le fit entrer dans une pièce au plafond bas et oppressant. L’air puait le vin rance.
Le garde poussa Mercurio en avant. « Capitaine, nous avons pris ce garçon qui hurlait qu’il allait faire évader une Juive. Peut-être qu’il est juif lui aussi. »
Le capitaine leva les yeux du verre qui était posé devant lui. Il eut du mal à accommoder son regard sur le prisonnier. Puis son visage courroucé se détendit et il éclata de rire. « Le demi-curé ! », s’exclama-t-il.
Mercurio regardait le capitaine Lanzafame en souriant.
« Laisse-nous seuls, Serravalle, dit le capitaine au garde, qui acquiesça et sortit de la pièce en fermant la porte derrière lui. Assieds-toi, demi-curé, fit Lanzafame, soudainement de bonne humeur, en lui désignant un tabouret à trois pieds devant la table. Bois avec moi, dit-il en lui tendant la bouteille.
— Non, merci, je ne bois pas.
— Tu boiras avec moi. Par politesse, mon garçon. »
Mercurio porta la bouteille à ses lèvres et l’inclina vers le haut, en la bouchant du bout de sa langue pour empêcher le vin de descendre. Il fit semblant d’avaler puis la repassa au capitaine.
Lanzafame le regarda en souriant. « Je faisais pareil quand j’étais petit et que mon père voulait m’obliger à boire, dit-il en hochant tristement la tête à ce souvenir. Si j’avais pu continuer à le faire…
— Vous vous trompez, capitaine, j’ai b…
— Demi-curé ! l’interrompit Lanzafame en tapant du poing sur la table. Je veux bien que tu ne boives pas. Ça m’a même fait sourire. Mais ne me remercie pas en me prenant pour un con, parce que je pourrais me mettre en colère.
— Excusez-moi, dit Mercurio en regardant par terre.
— C’est mieux. » Le capitaine Lanzafame colla ses lèvres au goulot de la bouteille, qu’il vida. « Serravalle ! », cria-t-il.
Le garde se présenta sur le seuil. Il avait de longs cheveux châtains qui bouclaient autour de son visage rond, allongé par un petit bouc. Ses yeux clairs et vifs savaient ce que voulait le capitaine. Il ouvrit une armoire à gauche de la porte, prit une bouteille et la déboucha avec son couteau. Puis il se retira.
« C’était un bon soldat. Un des meilleurs. Et maintenant le voilà à garder les Juifs », marmonna Lanzafame, une note de colère dans la voix. Il fixa Mercurio d’un regard vide.
« Je ne savais pas que c’était vous qui commandiez l’escouade, dit Mercurio pour briser le silence.
— L’escouade ? » Lanzafame le fixa plus attentivement. « Les Cattaveri eux aussi l’appellent comme ça. Huit hommes en tout, quatre à pied et quatre en barque, ça ne fait pas une escouade. Et aucune “escouade” ne monterait la garde autour d’un groupe de Juifs désarmés. Pourquoi, d’ailleurs ? Pour les empêcher de sortir la nuit ? » Lanzafame but une gorgée de vin. « Le matin, on ouvre les portes et les prétendus prisonniers vont librement où ils veulent… les chrétiens entrent se faire prêter de l’argent ou faire des affaires… Tu sais ce que ça veut dire ? Juste une chose. Que les chrétiens ont peur la nuit, mon garçon. Comme les enfants. Ça ne va pas durer longtemps, cette bouffonnerie. »
Mercurio acquiesça, sans savoir quoi dire.
« Elle est où, ta soutane ? lui demanda le capitaine.
— Je l’ai perdue.
— Eh bien, Dieu m’en voudra pas si je dis que ça ne me déplaît pas. Ça me semblait du gâchis que tu sois curé. Et maintenant, qu’est-ce que tu fais ?
— Je veux un navire à moi, dit Mercurio avec emphase.
— De demi-curé à demi-con, on ne peut pas dire que tu fasses un grand pas », commenta Lanzafame en riant.
Mercurio, en revanche, resta sérieux. Impassible. « Un jour, j’aurai un bateau entièrement à moi. »
Le capitaine fut frappé de la force qui émanait de ce garçon. Une force qu’il savait avoir perdue. « C’est une chose tellement absurde et crétine — dit-il avec un mélange de colère et de sarcasme, d’humiliation et de nostalgie pour l’homme qu’il n’était plus capable d’être —, que je te jure, là, maintenant, que si jamais tu réussissais je serais ton escorte armée sans même vouloir un seul sou de paie.
— Je vous prends au mot », le défia Mercurio.
Lanzafame le regarda à travers la déception et la faiblesse que le vin infusait dans son âme. Puis il se secoua. « Et c’est qui, la fille que tu veux faire évader ?
— Pas quelqu’un que vous connaissez, dit Mercurio en cherchant à rester vague.
— Bon Dieu, qu’est-ce que tu en sais, toi, des gens que je connais ? »
Mercurio ne répondit pas.
« C’est pas la fille du docteur, par hasard ?
— Quel docteur ?
— Tu commences à me devenir antipathique, mon garçon. » Lanzafame se pencha par-dessus la table et lui toucha la poitrine du bout du doigt. « Et c’est pas bon pour toi. Déjà, ça me casse le cul d’être ici. Héros de Marignan il n’y a même pas un an, et maintenant je dois monter la garde la nuit pour survivre. Tu comprends bien que mon humeur n’est pas à son meilleur. »
Mercurio acquiesça. « Oui, c’est elle. »
Lanzafame soupira. « Ce gamin que tu emmenais avec toi, il s’est acoquiné avec ce frère prêcheur qui empeste Venise ces derniers temps. Une belle paire de couillons », dit-il, changeant de sujet.
« Ouais.
— Tu ne devais pas les remettre, lui et cette fille aux cheveux roux, à un gros bonnet de l’Église ?
— Je devais, oui…
— Mais le gros bonnet n’existait pas, et donc… »
Mercurio sourit.
Lanzafame aussi. « Et elle, qu’est-ce qu’elle est devenue ?
— Je sais pas. On s’est perdus de vue.
— Dommage. C’était une jolie fille.
— Si je la vois, je lui dis de venir te rendre visite.
— Je suis trop vieux pour elle. Pour toi, elle est bien. En plus, elle est chrétienne et pas juive…, dit le capitaine. Ça simplifie tout, tu trouves pas ?
— Je suis pas fait pour les choses simples, répondit Mercurio en haussant les épaules.
— Peut-être que tu devrais essayer d’aimer ce qui est simple, au moins tant que je suis de garde ici, rétorqua Lanzafame d’une voix dure. Même si c’est une bouffonnerie et que j’aime pas ça, par nature je fais toujours mon devoir, n’oublie pas ça. Ne te fais plus jamais pincer. Et ne mets pas de drôles d’idées dans la tête de cette petite Juive. Elle aura des ennuis si elle se fait attraper dehors la nuit. »
Mercurio reconnaissait à peine l’homme qu’il avait vu chevauchant son hongre, avec son armure et ses enseignes de guerre. Il n’arrivait pas à retrouver ce regard fier, de guerrier, qui l’avait tant fasciné. Il en ressentit une grande peine.
Lanzafame, comme s’il s’en apercevait, but une gorgée rageuse et se dressa sur ses pieds, instable. « Maintenant, je te salue, mon garçon. Va ton chemin, j’ai à faire. » Il ouvrit la porte et fit signe à Mercurio de décamper. « Laisse-le s’en aller, Serravalle, dit-il à son homme. Et remonte dans la barque.
— Oui, mon capitaine », dit Serravalle. Il prit Mercurio par le bras et le tira jusque sur la fondamenta dei Ormesini. Il ramassa une pierre et dit : « Va-t-en, espèce de chien ».
Quand Mercurio s’en fut allé, le capitaine Lanzafame but encore, puis il prit un gobelet et des dés, et sortit. Il atteignit la grande porte du Ghetto, comme tout le monde l’appelait maintenant à Venise. Il fit signe aux deux gardes d’ouvrir et entra.
À l’intérieur, Isacco l’attendait.
« Bonsoir, docteur, dit Lanzafame.
— Bonsoir, capitaine, sourit Isacco.
— On joue ?
— Que vont-ils penser de vous, à vous voir avec un Juif ?
— Que vont-ils penser de toi, à te voir avec un goy ? »
Les deux amis s’assirent par terre, le dos au mur. Puis le capitaine lança les dés contre la porte.
« Tu sais qui j’ai rencontré ce soir ? continua Lanzafame.
— Je dois faire semblant de ne pas le savoir ? demanda Isacco en secouant la tête.
— Pourquoi ? Tu le sais ?
— Ses bêtises, il les a hurlées à gorge déployée. »
Lanzafame rit. « Il est sympathique, non ?
— Je le trouverais plus sympathique si je n’étais pas le père de Giuditta.
— Ouais, acquiesça Lanzafame. À toi, tire. »
Isacco fit rouler les dés dans le gobelet puis les lança contre la porte.
« Cette bouffonnerie finira bientôt, docteur, dit Lanzafame.
— C’est peut-être une bouffonnerie pour ceux qui regardent de l’extérieur, capitaine. Mais pour ceux qui sont à l’intérieur, ce n’en est pas une. Croyez-moi. »
Lanzafame resta quelques instants silencieux. « Ça finira bientôt, répéta-t-il.
— Ça n’aurait même jamais dû commencer », dit Isacco d’une voix sourde.
Lanzafame ramassa les dés et les lança, distraitement. Puis il passa le gobelet à Isacco, qui en fit autant et avec la même distraction. Le capitaine, pendant qu’il comptait les points, tenait dans sa main un collier fin, sans valeur. Il passa le pouce dessus.
Isacco le reconnut. « C’est à Marianna, n’est-ce pas ? », demanda-t-il.
Lanzafame mit les dés dans le gobelet mais resta immobile, égrenant le collier comme un rosaire.
« Je ne jouerai plus jamais les médecins, dit Isacco.
— Tu te trompes.
— Capitaine, je ne suis pas médecin. Je suis un escroc.
— Tous les médecins sont des escrocs, plaisanta Lanzafame.
— Je parle sérieusement. Je suis un pas grand-chose.
— Écoute. » Lanzafame posa le gobelet et attrapa Isacco par le col de sa houppelande. « Je suis pas un curé, et de toute façon t’es pas chrétien. Donc ça n’a aucun sens que tu te confesses à moi, et encore moins que je t’écoute. » Il relâcha sa prise. « Moi, je sais qui tu es. Le reste, ça m’intéresse pas », lui dit-il à sa manière expéditive, avant de baisser à nouveau les yeux vers le collier.
« Elle vous manque ? demanda doucement Isacco.
— Comme l’air, répondit Lanzafame. Et je ne le lui ai jamais fait comprendre. Peut-être que je ne l’avais pas compris moi-même.
— Il y a certaines personnes qui nous entrent dans la peau. »
Lanzafame se tourna vers lui. Il avait les yeux voilés par le vin et par les larmes. « Ta femme t’était entrée dans la peau ?
— Oui, soupira Isacco. Et elle n’en est jamais sortie.
— Joue, docteur, dit Lanzafame en se secouant. J’aime pas quand on devient nostalgiques. »
Isacco tira mais aucun des deux ne ramassa les dés.
« Peut-être que ta fille Giuditta est entrée dans la peau de ce garçon », dit Lanzafame.
Isacco haussa les épaules. « Tant pis pour lui.
— Ou tant mieux. Nous, nos femmes, nous les avons perdues, lui il vient tout juste de trouver la sienne.
— Capitaine, vous voulez jouer ou parler ? », lâcha Isacco.
Lanzafame lança les dés, en hochant la tête, pensif. « Ce garçon est un faiseur d’ennuis.
— Vous pouvez le dire », marmonna Isacco.
Lanzafame le tapa sur l’épaule. « Mais il t’est sympathique. Reconnais-le. »
Isacco se leva. « Vous pouvez faire semblant de ne pas le savoir, mais je suis un escroc, dit-il sérieusement. J’ai quitté l’île de Negroponte parce que désormais tout le monde savait qui j’étais. Et Giuditta n’aurait jamais eu d’avenir, parce que personne, sauf un escroc, n’épouse la fille d’un escroc. Je suis venu ici pour lui donner sa chance. Et que la foudre me réduise en cendres si je la laisse approcher par ce petit escroc après toutes ces lieues de voyage.
— Ce serait un joli tour du destin, non ? se mit à rire Lanzafame.
— Faites votre travail, capitaine. Prenez garde qu’aucun méchant Juif n’aille se promener la nuit pour égorger des enfants chrétiens, dit Isacco, le visage rouge comme un poivron. Moi, je vais dormir. »
Lanzafame rit encore plus. Il attendit qu’Isacco traverse le campo del Ghetto à présent désert. Il le vit se glisser sous les arcades où la boutique de prêt d’Asher Meshullam s’était installée, puis entrer sous une porte sombre. Le capitaine regarda plus haut. Au quatrième étage, une chandelle tremblait derrière une fenêtre. Il imagina une jeune fille juive qui pensait à un garçon chrétien. Son cœur s’adoucit et il ressentit soudain un grand vide. Alors il ordonna aux gardes d’ouvrir la grande porte et retourna d’un pas vif à sa bouteille de malvoisie.
Benedetta courait dans les calli étroites, les larmes aux yeux. Elle heurta un grand bonhomme, buta, tomba. En se relevant, elle sentit une douleur au genou, et l’homme lui cria quelque chose. Sa robe s’était déchirée. Elle recommença à courir à perdre haleine, avec la peur de mourir étouffée par ses larmes si elle s’arrêtait.
Il y avait deux semaines maintenant que Mercurio avait disparu. Benedetta l’avait attendu à l’auberge, dans l’espoir absurde qu’il reviendrait. Mais il n’était pas revenu. Elle avait bien pensé aller jusque chez Anna del Mercato, se découvrant cependant incapable de supporter l’idée d’un second refus. Peut-être parce qu’elle était trop fière. Ou trop effrayée. Ou trop faible. Elle se sentait seule comme jamais. Alors elle était restée immobile sur la paillasse de l’auberge, à se faire dévorer par les punaises.
Mais ce matin-là, dans son demi-sommeil, elle avait entendu les crieurs publics annoncer dans les rues que le jour d’application du décret de la Sérénissime sur les Juifs était arrivé. Les Juifs seraient enfermés le soir même, quand sonnerait la Marangona, la grande cloche de Saint-Marc. Alors elle avait décidé d’aller voir, poussée par ce désir caché de souffrir tissé dans la trame de toutes les histoires d’amour. Inconsciemment, elle voulait voir si Mercurio y serait, lui aussi.
Mais elle n’était pas préparée à ce qui était arrivé. À ce qu’elle avait entendu. Tout de suite, elle avait reconnu sa voix. Quand il avait crié à Giuditta qu’il l’emmènerait loin de là, avec une telle passion, Benedetta s’était sentie mourir. Elle avait pris la fuite, dévastée par la douleur, l’humiliation, la haine pour cette imbécile de fille juive.
Elle courait maintenant sous les arcades qui menaient au campo San Bartolomeo. Et tandis qu’elle se réfugiait de nouveau dans l’auberge, grimpait les escaliers quatre à quatre et se jetait sur la paillasse qui grouillait de punaises, elle ne savait pas si elle souffrait par amour ou par orgueil. Une chose était sûre : elle ressentait une jalousie profonde à l’égard de Giuditta, qui avait tout sans avoir rien fait.
« Putain, tu le mérites pas ! », hurla-t-elle avant de fondre en larmes, enfouissant sa figure dans l’oreiller de son.
Cette nuit-là, elle eut du mal à s’endormir. Elle essayait de penser au beau visage de Mercurio, comme si elle voulait se faire souffrir encore plus, mais ses traits s’effaçaient dans son esprit. Seul lui revenait le visage de Giuditta. Elle secouait la tête pour essayer de chasser l’image de sa rivale, comme on chasse un bourdon. Puis au visage de Giuditta commença à se substituer celui de sa mère.
Et quand elle s’endormit, sa mère lui suggéra quoi faire.
À l’aube, elle entra dans un bain public derrière le Rialto et se lava comme elle ne l’avait pas fait depuis des semaines, s’enduisit le corps d’un baume à la lavande, et se frotta les dents avec un emplâtre de menthe et de cédrat.
Puis elle alla chez un boucher et acheta ce dont elle avait besoin.
Sa décision était prise.
Elle alla jusqu’au débarcadère des gondoles et demanda une adresse.
Quand elle descendit de la gondole, elle sentit qu’elle avait la gorge nouée. Elle regarda le Grand Canal comme si elle le voyait pour la première fois. Puis elle se tourna vers le palais qui l’attendait. Elle leva la tête vers ses trois étages, scandés de fines colonnes qui se tordaient deux à deux, comme des ponctuations légères sur la façade de marbre vert et jaune veiné de noir. Les fenêtres avaient des vitres aux verres colorés et plombés. Le mince balcon de l’étage noble était abrité par une ample tenture de toile rayée or et pourpre, soutenue par quatre longs bâtons noirs, laqués, décorés de têtes de lion à la crinière dorée.
Elle irait jusqu’au bout.
Un serviteur en livrée vert émeraude et chausses jaunes s’inclina avec déférence quand elle se présenta à l’entrée. « Son Excellence a donné des instructions pour qu’on vous accompagne dans ses appartements », dit-il pompeusement avant de la guider à l’intérieur du palais.
À droite et à gauche du vestibule plongé dans la pénombre s’ouvraient de grandes pièces qui recueillaient la lumière du jour et en démultipliaient le reflet à travers les vitres des grandes fenêtres. Au fond, une verrière aux montants de fer forgé donnait sur un jardin soigné, avec des haies de buis qui se suivaient comme les murs bas d’un labyrinthe. Au centre, une fontaine obscène représentait une femme à moitié nue qui serrait ses seins entre ses mains, et dont les mamelons envoyaient un jet d’eau offert à un angelot qui lui faisait face, les bras levés.
Benedetta sentit un frisson courir le long de son échine quand elle s’aperçut que l’angelot de la fontaine avait un bras normal et un bras rabougri, sa petite main comme contractée par un spasme.
Elle suivit le serviteur dans le vaste escalier qui déroulait ses paliers à l’intérieur de la demeure princière. Ils atteignirent le premier étage et passèrent une large porte à deux battants, en noyer clair couleur de miel, au sommet de laquelle un saint sculpté dans le marbre dispensait une bénédiction. De là, on accédait directement à la galerie, lumineuse et démesurée, avec cinq portes-fenêtres donnant sur le Grand Canal et un balcon spectaculaire ouvrant de l’autre côté, sur le jardin. Les murs de la galerie étaient couverts de tapisseries et de tableaux, depuis la hauteur des yeux jusqu’au plafond à caissons décoré de fantaisies florales. Un peu partout, suivant un schéma géométrique que Benedetta peinait à comprendre, des fauteuils, des divans, des chaises, des coussins, à la manière orientale.
Des hommes du maître de maison, et des chiens, toutes sortes de chiens, de toutes les tailles, étaient installés de manière désordonnée sur les sièges et les divans. Hommes et animaux avaient la même attitude pleine d’ennui. Il régnait dans la pièce une odeur forte et désagréable. Sur un tapis clair, exactement au centre de la galerie, trônait un énorme étron dont personne ne se souciait.
Benedetta s’étonna de voir qu’il n’y avait pas une seule femme.
Certains chiens et trois hommes levèrent les yeux vers elle. Un des chiens aboya, paresseusement. Un homme lui envoya un baiser.
« Par ici, suivez-moi », dit le serviteur en traversant la galerie pour ouvrir une porte, lui indiquant une pièce.
Dès que Benedetta eut franchi le seuil, le serviteur reprit sa marche devant elle, lui montrant le chemin dans un dédale de chambres et de chambrettes, de plus en plus sombres. Enfin, face à une large porte à deux battants revêtue d’un tissu damassé, de chaque côté de laquelle étaient allumés deux grands candélabres muraux avec une douzaine de bougies pleurant des larmes de cire sur le plancher, le serviteur s’écarta, ouvrit l’un des battants et fit signe à Benedetta d’entrer.
« Son Excellence vous rejoindra dès qu’il lui conviendra », dit-il.
Benedetta entra dans la pièce et sursauta quand la porte se referma derrière elle. Elle entendit que le serviteur donnait deux tours de clé et sentit le désespoir la gagner. D’instinct, elle s’accrocha à la poignée, terrorisée. Puis elle s’efforça de se calmer.
“Tu sais bien pourquoi tu es ici”, se dit-elle en respirant profondément.
Quand elle était immobile sur la paillasse de l’auberge, à mesure que la douleur de ce silence intérieur devenait plus intolérable, et qu’elle se rendait compte que si elle restait là, couchée, sa haine pour Giuditta la rongerait jusqu’à l’os plus sûrement que les punaises, elle avait décidé d’accepter l’invitation qui lui avait été adressée le jour où Mercurio l’avait chassée. La voix de sa mère le lui avait murmuré à l’oreille. Sa mère la connaissait mieux que tout autre. Sa mère savait qui elle était vraiment.
“Tu sais bien pourquoi tu es ici”, se répéta-t-elle.
Entre-temps, ses yeux s’étaient habitués à la pénombre. Elle se trouvait dans une sorte d’antichambre, étouffante et sombre, peinte en noir. En face, à travers une lourde tenture, filtrait un peu de lumière. Elle avança et écarta l’un des pans. Elle se retrouva dans une salle immense, bleu et or, étincelante. Mais réduite à l’essentiel. D’une élégance que Benedetta peinait à comprendre. Au centre, une table, simple, aux pieds légèrement galbés, fins. Elle était envahie de parchemins à reliure de cuir. Sous la table, un grand tapis, bleu et or comme le reste de la pièce. Dans un renfoncement semi-circulaire de la pièce était installé un lit en alcôve doré, avec des colonnes marquetées qui soutenaient un voile de gaze presque transparent, brodé de fils d’or. Sur le lit, une courtepointe de soie bleue au centre de laquelle étaient brodées les armes de la famille Contarini. Dans les deux cheminées identiques qui se faisaient face, pétillait un feu de bûches de chêne.
Dans la pièce régnait un parfum léger, du jasmin. Benedetta leva les yeux au plafond. Une fresque y représentait un ciel avec des nuages vaporeux et une jeune fille aux cheveux roux, vêtue de blanc, dont la carnation était aussi claire que la tunique qu’elle portait. Elle se balançait sur une escarpolette, souriante.
Au moment précis où elle regardait la fresque, Benedetta entendit une voix perçante qui disait : « Tu te reconnais ? »
Benedetta se tourna mais ne vit personne.
On entendit un rire étouffé. Puis la voix reprit : « Tu ne peux pas encore te reconnaître, n’est-ce pas ? »
Benedetta tentait de comprendre d’où venait la voix.
« Il y a une petite porte à droite du lit. Ouvre-la. »
Benedetta alla à la porte et l’ouvrit. À l’intérieur, elle trouva une tunique immaculée.
« Mets-la », dit la voix perçante.
Benedetta regarda autour d’elle.
« Déshabille-toi et mets-la, répéta la voix. Je veux te voir le faire. »
Benedetta sentit le nœud grossir encore dans sa gorge. “Tu sais bien pourquoi tu es ici”, pensa-t-elle de nouveau. Elle glissa la main dans la poche de la robe de quatre sous qu’elle portait. Elle palpa la chose qu’elle avait préparée pour l’occasion. Elle respira profondément. « Je dois uriner », dit-elle. Et elle resta immobile.
Dans la chambre un long silence s’installa.
Puis la voix recommença à parler, plus aiguë encore, agacée : « Tu ne pouvais pas y penser avant, à pisser ?
— Je vous demande pardon, votre Grâce », dit Benedetta humblement.
Il y eut un autre long silence.
« Sous le lit, il y a un pot de chambre… »
Benedetta tressaillit. Elle ne pouvait pas faire ce qu’elle avait à faire sous le regard du maître de maison.
« … Mais ne gâche pas tout. Pisse dans l’antichambre, loin de mon regard. Dépêche-toi ! »
Benedetta poussa un soupir de soulagement. Elle s’agenouilla au pied du lit, tendit la main et prit le pot de chambre en métal laqué. Elle se rendit dans l’antichambre noire, de l’autre côté de la tenture, releva ses jupes, prit ce qu’elle avait dans sa poche, mouilla la chair entre ses jambes et l’enfila, suffisamment au fond mais pas trop, attentive à ne pas le rompre. Elle se rendit compte que le pot de chambre était vide. N’importe qui se serait rendu compte qu’elle n’avait pas uriné. Alors elle le fit rouler bruyamment sur le sol, puis écarta les tentures, et revint dans la chambre bleu et or.
« Je suis désolée, votre Seigneurie, j’ai renversé le pot de chambre, dit-elle.
— Cela ne m’intéresse pas ! » La voix était irritée.
Benedetta baissa la tête.
Il y eut un nouveau long silence. Puis la voix, retrouvant son calme, parla : « Déshabille-toi. Jette tes affreux vêtements sous le lit, que je ne les voie pas. Et mets la tunique. »
Benedetta commença à se déshabiller.
« Doucement, dit la voix. Un bouton après l’autre… un vêtement après l’autre… »
Benedetta défit un à un les boutons de son corset et l’ôta. Puis, lentement, elle dénoua les lacets de sa robe et la laissa tomber à terre. Elle fit de même pour sa chemise, et resta nue. Elle se pencha pour enfiler la tunique.
« Non ! l’arrêta la voix. Fais d’abord disparaître tes vêtements ! »
Benedetta les ramassa et les poussa sous le lit.
« C’est bien. Maintenant, mets la tunique. »
Benedetta la prit et la fit glisser sur elle. C’était de la soie. D’une douceur extraordinaire, qui lui donna des frissons sur tout le corps, comme une caresse invisible.
« Voilà, dit la voix perçante. Tu te reconnais à présent ? »
Benedetta ne comprenait pas ce que cela voulait dire.
La voix rit tout bas. « Regarde là-haut. »
Benedetta leva les yeux au plafond et se rendit compte qu’elle était habillée comme la jeune fille sur la balançoire. Et qu’elle avait la même couleur de cheveux. Et la même peau d’albâtre.
« Oui… à présent tu te reconnais », murmura la voix avec satisfaction.
Une petite porte, masquée dans le mur, s’ouvrit.
Le prince Contarini s’avança dans la chambre, avec sa démarche de guingois, sa jambe plus courte que l’autre, son bras racorni tendu vers l’extérieur pour chercher l’équilibre et son épaule gauche déformée par sa gibbosité. Il était vêtu de blanc de pied en cap, y compris ses chaussures, légères, décolletées, avec une simple boucle en or, comme les boutons de sa casaque ajustée, cousue sur mesure, avec des manches de longueur différente pour ne pas ajouter à ses défauts.
Benedetta fut tentée de se sauver mais ses jambes étaient de pierre. Elle regardait l’affreux prince avancer vers elle.
Il la prit par la main et la guida jusqu’à l’alcôve. Il la fit s’étendre au milieu du lit puis lui croisa les bras sur la poitrine, comme à un gisant. Il lui sourit en montrant ses dents pointues, avec ce regard cruel et froid. Il posa une couronne de jasmin sur ses mains. Puis il alla au pied du lit et lui écarta les jambes. Il souleva la tunique, découvrant ses cuisses et son ventre. Il observa l’épaisse toison rousse, avec attention, sans la toucher, la tête légèrement inclinée sur le côté. Il renifla l’air. « J’apprécie que tu te sois lavée.
— Merci, votre Seigneurie », répondit Benedetta. Et elle se sentit stupide.
« J’espère que ce que tu as dit est vrai, fit-il de sa petite voix, qui devenait plus rauque d’excitation.
— Je suis vierge, Excellence », mentit Benedetta.
Contarini sourit. « Ce ne sera pas difficile à vérifier. »
Benedetta ferma les yeux.
« Non, dit le prince, qui déboutonnait le devant de ses chausses blanches, où le vêtement déjà se gonflait. Regarde en haut. Regarde cette jolie fille à laquelle tu ressembles sans en être digne. Sais-tu qui elle était ?
— Non, votre Seigneurie…
— Ma sœur bien-aimée, dit le prince Contarini en grimpant sur le lit. Elle si parfaite et moi si imparfait… »
Benedetta sentit la main du prince qui guidait son membre vers elle.
« … Elle, tout, et moi rien… »
Benedetta ne quittait pas des yeux la jeune fille sur la balançoire.
« … Elle morte et moi vivant… »
Benedetta sentit la pointe du membre qui poussait pour entrer en elle.
« Quelqu’un l’a empoisonnée… »
Le prince commença à s’ouvrir un chemin dans son corps.
« … Et puis ce quelqu’un l’a pleurée… »
Benedetta pria pour que le système que sa mère avait utilisé tant de fois, quand elle la vendait, fonctionne. Une fois, une seule encore. Elle pria pour que le prince s’abandonne à la fougue des hommes et ne soit pas délicat comme il l’était en cet instant.
« Tu es vierge ? lui demanda le prince de sa voix perçante.
— Oui…, murmura Benedetta.
— Nous allons voir », dit Contarini, et il poussa son membre en elle avec force.
Benedetta sentit le fin boyau de saucisse, rempli de sang de poulet, qui résistait un instant puis s’ouvrait. Elle cria, comme si elle ressentait une douleur aiguë. Et pensa : “Merci, mère”.
Le prince s’agita en elle, de plus en plus vite, jusqu’à ce que son corps disgracié par la nature se contracte en un spasme. Il gémit et s’effondra sur la couronne de jasmin. Il resta immobile quelques instants puis se retira, regardant entre les jambes de Benedetta, anxieux de vérifier. Son visage effrayant s’élargit en un large sourire satisfait. Il plongea le doigt dans le sang sorti du ventre de Benedetta, qui avait taché la tunique blanche, et le renifla. Puis il la regarda. « Tu ne m’as pas menti.
— Non », dit Benedetta.
Le prince hocha la tête. Il se leva du lit et reboutonna son haut de chausses, taché de sang lui aussi. « Tu ne m’as pas menti, répéta-t-il, satisfait. Je te donnerai une vie comme tu ne l’as jamais rêvée », ajouta-t-il.
Benedetta le regarda caracoler jusqu’à la porte dérobée par laquelle il était apparu. Elle resta là, immobile, étendue sur ce lit où elle avait feint d’être vierge comme des années plus tôt, quand sa mère, chaque nuit, la vendait à un nouveau client comme si c’était sa première fois.
À cet instant, elle entendit le bruit d’une serrure qu’on débloquait et la porte de l’antichambre qui s’ouvrait.
« Benedetta, que c’est bien que tu sois venue vivre avec nous et le prince ! », cria Zolfo en se précipitant à l’intérieur de la chambre, tout heureux de pouvoir l’embrasser. Mais dès qu’il la vit nue, avec le sang qui coulait entre ses jambes, il se pétrifia. Il eut une grimace de dégoût et se détourna.
On entendit l’éclat de rire strident du prince.
« Merci, prince, dit tout bas Benedetta, sans se couvrir le pubis. Merci, parce que tu m’aides, comme ma mère, à me voir telle que je suis. » Et elle se sentit submergée par la sensation de dégoût d’elle-même qui l’avait accompagnée toute son enfance.
Mais la haine qui l’enveloppait s’était ouvert un chemin pour se montrer. Benedetta avait trouvé un allié, si elle était capable de piloter sa cruauté.
“Maudite putain”, pensa-t-elle avec rage.
« Qui est cet homme ? demanda Anna del Mercato.
— Personne », répondit Mercurio.
Anna regarda l’homme grand et maigre qui était venu demander Mercurio quelques instants plus tôt et qui maintenant attendait sur une barque de lagune, large et plate, amarrée dans le canal en face de la maison. Il était habillé de noir, avec d’extraordinaires cheveux longs et lisses, presque blancs, maintenus par un ruban orange, de la même couleur que sa ceinture drapée. « Il est plutôt voyant, pour quelqu’un qui n’est personne, dit-elle.
— C’est vrai », fit Mercurio en s’éloignant pour rejoindre Scarabello.
« Ça t’étonne que je t’aie retrouvé, morpion ? », dit ce dernier en souriant.
Mercurio ne répondit pas.
« C’est moi qui suis le maître, dans ce monde. Et aussi ton maître, continua Scarabello, sûr de l’étonnement de Mercurio. Je sais toujours tout sur tout le monde. Et spécialement sur mes hommes. »
Mercurio lança un coup de pied dans un caillou. Ses boucles brunes retombèrent sur son front. Il regarda Scarabello.
« Et toi, tu es à moi, non ? dit Scarabello.
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Mercurio.
— J’ai un petit travail pour toi. Monte. »
Mercurio regarda vers la maison. Anna était là, sur le seuil, raide et impassible.
« Il te faut la permission ? dit Scarabello en riant.
— Couillon, répondit Mercurio en sautant dans la barque.
— Allons-y », ordonna Scarabello à ses deux hommes. Le visage glacial.
La barque glissa entre les roseaux. Personne ne parlait. On n’entendait que le bruit des rames plongées dans l’eau immobile du canal.
Quand ils furent hors de vue de la maison, Scarabello fit signe à Mercurio de s’approcher de lui. Sur son visage, toujours ce même masque glacial. Quand ils furent face à face, Scarabello, aussi rapide qu’un serpent, le frappa d’un coup de tête en pleine face.
Mercurio tomba en arrière, et sentit le sang couler sur ses lèvres et sur son menton. Ses yeux s’embuèrent de larmes.
Scarabello prit un mouchoir de lin orné de précieuses broderies qu’il trempa dans l’eau du canal, tandis que la barque filait sur l’eau vers Venise. Il tordit le mouchoir, attrapa Mercurio par le col de sa veste, le tira vers lui et nettoya le sang, avec soin. « Tu ne peux pas me traiter de couillon, morpion, lui dit-il. C’est clair ? »
Mercurio sentait le sang battre dans son nez.
Scarabello lui tendit le mouchoir devenu tout rouge. « Garde-le appuyé. »
Mercurio le prit et tamponna le sang qui continuait de lui sortir par les narines.
« Je te disais que j’ai un petit travail qui m’a l’air fait pour toi, reprit Scarabello, comme si rien ne s’était passé.
— Je ne sais pas si je veux continuer les arnaques », dit Mercurio.
Scarabello le regarda en silence. Puis il sourit légèrement. « Pour qui tu m’as pris, mon gars ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je t’ai donné l’impression d’être un bouffon ?
— Non…
— Alors, pourquoi tu veux me traiter comme un bouffon ?
— Je comprends pas… »
Scarabello soupira et vint s’asseoir à côté de lui. Il lui posa le bras sur l’épaule. « Tu es à moi, tu comprends ? Si je te dis que j’ai un petit travail pour toi, tu le fais. Je m’en fiche que ton Anna de mes deux veuille que tu sois pêcheur, ou paysan, ou savetier ou n’importe quoi d’autre. Toi, tu es un arnaqueur. Et un génie du déguisement. » Scarabello l’attira contre lui. Cela pouvait ressembler à un geste amical. Ou à un début d’étranglement. « Et tu es à moi. » Alors il le lâcha. « Tu sais ce que je pense ? Que tu me vois… avec les yeux d’une fille. » Il rit. « Tu te laisses prendre à mes habits, à mes manières raffinées… et tu me prends pour un autre. Alors que je suis exactement ce que je suis. Regarde mes yeux. C’est uniquement là que tu trouves la vérité. Ils te font peur, mes yeux ? » Il sourit. « Oui, mes yeux font peur… parce que c’est ce que je suis, et rien d’autre. Et comme je suis ton ami, je me fiche de ce que tu veux, de tes crises de conscience. C’est clair ? »
Mercurio acquiesça. Il sentait son nez qui gonflait.
Scarabello sourit, satisfait. « C’est bien. » Il s’assit de nouveau à sa place, croisa ses longues jambes et resta silencieux.
Mercurio réfléchissait. Il cherchait une solution. Il avait cru que sa vie était arrivée à un tournant. Qu’il pourrait se concentrer sur son rêve, posséder un navire et emmener Giuditta au loin. Amour et liberté. Mais à présent, assis dans cette barque, il se rendait compte de l’absurdité de ses projets.
“Tu n’es qu’un gamin stupide”, se dit-il, sentant monter la rage en lui.
Il regarda Scarabello. Son nouveau maître. « Qu’est-ce que je dois faire ? »
Scarabello lui fit signe d’attendre.
La barque accosta à Rialto et ils se dirigèrent vers le sotoportego del Banco Giro, où se réunissaient marchands et armateurs. Scarabello fit un signe à un homme bien habillé et partit vers l’église de San Giacomo. L’homme les y rejoignit, et ils se faufilèrent dans les ruines des Fabbriche Vecchie. Il y régnait une puanteur d’excréments et d’urine. Avec une odeur de mortier, de briques cuites au soleil et de bois brûlé pourri par la pluie et l’humidité. Un rat, gros comme un chat, les entendit arriver et se sauva en se glissant entre les pierres et les détritus amoncelés depuis l’incendie. Scarabello, l’homme et Mercurio s’arrêtèrent derrière un mur en ruines, à côté de matériaux de construction.
« J’ai la personne qu’il vous faut, votre Seigneurie, dit Scarabello en désignant Mercurio.
— Un gamin, dit l’homme.
— Si quelqu’un peut le faire, c’est lui », répondit Scarabello.
Mercurio éprouva un sentiment de fierté.
« Deux grands cacatois en toile d’Olona, dit l’homme. En ce moment, il n’y en a pas sur le marché et mon bateau doit lever l’ancre dans une semaine. Les seuls qui en aient une bonne réserve, ce sont ces brigands de l’Arsenal. Mais ils la gardent pour eux, et nous, les armateurs indépendants, on…
— Vous êtes armateur ? l’interrompit Mercurio. Vous avez un navire ? »
Scarabello lui lança un regard mauvais.
Mercurio se tut. Il lui sembla cependant que l’affaire prenait une autre tournure. “Tu es un gamin stupide, c’est sûr, se dit-il en souriant. Mais tu as aussi une chance incroyable.”
« C’est un de mes meilleurs hommes, continua Scarabello. Le roi du travestissement. Vous croyez que c’est du sang ? » Il lui ôta le mouchoir des mains. Le jeta dans la poussière. Puis passa un doigt sous le nez de Mercurio et se frotta le liquide rouge sur le bout des doigts. « C’est de la teinture. » Et il rit.
L’armateur ne savait que penser. « Votre Seigneurie, c’est vrai, dit Mercurio. J’ai pas mal. J’ai pas le nez cassé. » Et il poussa sur son nez vers la droite puis vers la gauche, en résistant à la douleur et en ouvrant grand les yeux pour qu’ils ne se remplissent pas de larmes.
Scarabello regarda Mercurio, puis ses hommes, puis l’armateur. Enfin ses yeux se posèrent à nouveau sur le garçon, avec une sorte d’admiration, et il acquiesça de manière imperceptible. Ce jeune homme lui plaisait, même s’il le mettait mal à l’aise. Il avait une nouvelle fois la sensation qu’un jour il lui causerait des ennuis.
« Je peux entrer dans l’endroit que vous avez dit, fit Mercurio. Et je prendrai pour vous ces grands catois de toile à l’aune.
— Grands cacatois de toile d’Olona, le corrigea l’armateur.
— Grands cacatois de toile d’Olona, répéta Mercurio.
— Comme ça… simplement ? s’étonna l’armateur.
— Non. Ce n’est pas du tout simple, intervint Scarabello d’une voix grave. Le garçon prend de gros risques. » Ses lèvres fines se tendirent dans un sourire. « Combien êtes-vous prêt à mettre pour ce risque-là, votre Seigneurie ?
— Débrouillez-vous pour que mon chargement puisse partir pour Trébizonde et vous ne le regretterez pas, dit l’armateur. Il y a autre chose ?
— Oui, dit Mercurio. Quand je vous aurai rendu ce service, vous m’apprendrez comment on achète un navire. »
Scarabello et l’armateur le regardèrent, ébahis. Puis ils éclatèrent de rire, à l’unisson, après quoi l’homme prit congé. Lorsqu’ils furent seuls, Scarabello se dirigea vers la barque qui les avait attendus à Rialto. Mercurio le suivait en silence. Ils montèrent à bord.
« On va où ? demanda alors Mercurio.
— Tu ne sais vraiment pas où est l’Arsenal ? lui demanda Scarabello. T’en as jamais entendu parler ?
— Non. Pourquoi ? »
Les deux hommes qui ramaient se mirent à ricaner.
La barque redescendit le Grand Canal, navigua dans les eaux libres du bassin de Saint-Marc puis, arrivée près de l’église de San Giovanni in Bragora, accosta dans la zone de la Darsena Vecchia[14]. L’eau avait une odeur âcre, de bitume. De grandes taches épaisses et huileuses flottaient à la surface, luisantes, sans se mélanger à l’eau, colorant de noir les algues qui affleuraient.
« L’Arsenal de Venise est le plus grand chantier naval du monde. Près de deux mille personnes y travaillent. Tu sais combien ça fait, deux mille personnes ? Et en temps de guerre, jusqu’à trois mille, expliqua encore Scarabello, avec une sorte de fierté dans la voix. C’est l’endroit le mieux gardé de Venise. »
Mercurio le suivit sur la fondamenta. Ils firent quelques pas puis Scarabello s’arrêta et pointa l’index. « Ça, c’est la Porte de Terre. »
À travers le fin brouillard qui s’était levé, Mercurio vit une très grande porte. Elle lui rappela certains arcs de Rome, même s’ils étaient anciens, alors que cette porte-là avait l’air toute neuve. Sur la droite, deux tours flanquaient la porte sur l’eau. De chaque côté s’élevait une muraille haute et solide, en briques rouges. Deux gardes armés surveillaient l’entrée par la Porte de Terre.
« Mon père était arsenalier, dit alors Scarabello avec dans la voix une intonation qui parut presque triste à Mercurio. Ça veut dire qu’il était un des privilégiés qui travaillent là-dedans. Mais ce grand connard s’est fait prendre à voler des cordages. » Il hocha la tête. « L’Arsenal offre de grands avantages à ses ouvriers, reprit-il. Ils sont entretenus à vie par la Sérénissime et leurs enfants ont le droit d’y travailler. Sauf qu’il y a des règles militaires. Après le déshonneur de mon père, ma mère et moi avons été chassés de chez nous, et abandonnés à notre sort. Ma mère s’est mise à faire… bon, tu te doutes de ce que peut faire une femme. Mais elle avait les poumons faibles et l’année d’après elle est morte de consomption. Et moi, je suis devenu ce que je suis. » Il fixa la Porte de Terre. « J’ai jamais rien regretté. Si mon père ne s’était pas fait prendre, aujourd’hui je serais sûrement ouvrier à l’Arsenal et je me casserais le dos pour quatre sous à construire des navires. Et je me dirais peut-être même que j’ai de la chance. C’est bizarre, la vie… » Il regarda Mercurio. S’emparant d’un bout de bois, il dessina dans la boue le périmètre des murs de l’Arsenal avec la Porte de Terre. Puis il traça un signe. « Les entrepôts des voileries sont là, sur le côté de la Darsena Nuova[15]. Je le sais parce que j’allais voir mon père et il travaillait à côté, dans la Tana, qui est encore plus au sud que les voileries. » Il traça un autre signe, contre les murs d’enceinte. « C’est le grand magasin du chanvre public. Tu verras des cordes et des câbles de toutes les dimensions. Il y a toujours des gens qui vont et viennent. Si j’étais toi, j’irais là après avoir volé les deux grands cacatois. Si on t’arrête, tu dis que ton prote t’a envoyé vérifier le diamètre des garcettes d’envergure parce que les autres se sont toutes grippées.
— Prote… garcettes de ver… de verdure.
— D’envergure. Garcettes d’envergure.
— Garcettes d’envergure… grippées… »
Scarabello dessina un canal de l’autre côté des murs. « Ça, c’est le rio della Tana. » Il tendit le bras vers la droite. « Il est là-bas. Et il donne directement sur les eaux ouvertes. Il y a une échelle à l’arrière de la Tana. J’y grimpais toujours quand j’étais gamin, et après je sautais sur la muraille. C’est un sacré saut. Tu peux le faire. Après, quand tu es là-haut, tu te jettes dans le canal. Tu trouves quelqu’un avec une embarcation qui n’attire pas l’attention, un pêcheur, par exemple, et le tour est joué. Il te récupère et vous vous en allez. » Scarabello sourit et effaça le dessin du bout de sa botte. « C’est quoi cette histoire de navire ? demanda-t-il.
— Un jour, je voudrais avoir un navire à moi », répondit Mercurio tout d’un trait.
Scarabello leva les sourcils.
Et une nouvelle fois Mercurio se sentit un imbécile.
« Étudie un plan pour pénétrer dans l’Arsenal. » Scarabello lui donna une tape sur l’épaule et commença à s’éloigner. « Et vite.
— Qu’est-ce qu’il est devenu, ton père ? », lui demanda Mercurio.
Scarabello s’arrêta. Il se retourna. « Il a été condamné à mort pour haute trahison et noyé dans la lagune.
— Noyé ? dit doucement Mercurio.
— C’est la méthode la plus propre de la Sérénissime. Regarde autour de toi. L’eau ne manque pas. »
Mercurio sentit la peur lui tenailler la gorge.
Giuditta se leva de la table où elle était restée assise plus de quatre heures à coudre, tête baissée. Ses doigts lui faisaient mal, et le bout de son index gauche était rouge et gonflé à force d’être piqué par l’aiguille. Au sol et sur la table se trouvaient des dizaines de bonnets jaunes de formes variées, cousus d’étoffes de trame différente et de diverses nuances de couleur. Elle lança un regard dans la chambre de son père. Depuis plusieurs jours Isacco restait couché, la tête dans les mains. La mort de Marianna, l’amie de Lanzafame, l’avait plongé dans le désespoir. Giuditta avait assisté à cette chute sans savoir que faire ni comment l’aider. Au pied du lit, elle vit une bouteille de vin. Elle se glissa dans la chambre, essayant de ne pas faire de bruit, et s’en empara.
« Laisse ça là, dit Isacco sans se retourner, d’une voix rauque.
— Tu te fais du mal, père…
— Laisse ça là ! »
Giuditta tressaillit. Elle n’était pas habituée à ce ton de voix. Elle eut envie de pleurer mais retint ses larmes. Elle reposa la bouteille sur le plancher. « Tu es en train de devenir comme le capitaine… »
Isacco se retourna d’un bloc, grinçant des dents, les narines dilatées. « On ne peut pas rester tranquille, dans cette maison ? »
Giuditta fit un pas en arrière, apeurée.
Isacco tendit le bras vers la bouteille, la saisit et l’agita en l’air. « C’est à cause de ça qu’on ne peut pas me laisser tranquille ? »
Giuditta recula jusqu’à la porte.
« C’est à cause de ça ? », hurla encore Isacco en lançant la bouteille contre le mur. Elle explosa, tachant de rouge la paroi et le plancher. « Voilà ! Le problème est résolu ! » Isacco pointa le doigt vers sa fille. « Et ne t’avise pas de ramasser les morceaux et de nettoyer. Dehors ! » Puis il se rejeta sur sa couche, la tête entre ses mains.
Giuditta sortit de la pièce, effrayée. Elle ferma la porte et se mit à la petite fenêtre qui donnait sur le campo del Ghetto. Elle se mordait les lèvres pour ne pas pleurer.
« Ha-Shem, dit-elle tout bas, j’ai besoin de ton aide. Si je n’ai plus mon père… — elle retint un sanglot —, je n’ai plus personne. »
La peur et le désespoir prenaient le dessus. Elle se tourna pour regarder le pauvre logement où ils vivaient. Des plafonds si bas que d’instinct on y marchait courbé, des chambres étroites, des planchers grinçants et pourris, des fenêtres si petites que même ouvertes elles laissaient à peine passer l’air. Deux pièces pour tout faire : dormir, cuisiner et manger. Des habitations misérables dans lesquelles les Juifs étaient tous contraints d’habiter, entassés les uns sur les autres, dans une promiscuité humiliante et pour un loyer bien plus élevé que celui des précédents locataires chrétiens.
Par la minuscule fenêtre, Giuditta voyait des petits garçons jouer sur le campo et, plus loin, l’une des deux grandes portes qui étaient fermées le soir, avec ce bruit sourd du bois et ce grincement des chaînes qui donnaient le frisson.
Elle regarda les murs de briques rouges mal assemblées construits en toute hâte autour de la zone pour les enfermer, comme des animaux dans une cage. Elle pensa à la famille qui habitait juste à côté et dont l’appartement donnait sur le rio et non sur le campo. Leur fenêtre qui ouvrait sur le monde libre avait été murée, comme le prévoyait le décret officiel. Et cette famille de cinq personnes, chaque fois qu’elle s’asseyait à table, avait devant elle ces rangées de briques et de mortier qui bouchaient la fenêtre. Emmurés vivants, se dit Giuditta.
« Je t’emmènerai loin d’ici ! », avait hurlé Mercurio, le premier soir où ils avaient été enfermés.
Giuditta avait encore sa voix dans les oreilles. Tous les jours, elle regardait vers le pont, espérant le voir apparaître. Mais Mercurio n’était jamais revenu, même quand c’était autorisé, même quand les grandes portes de l’enceinte restaient ouvertes. Giuditta commençait d’éprouver une rage sombre, pleine de rancœur. Mercurio était sûrement en train d’embrasser sa Benedetta, se disait-elle. Et ils riaient sûrement d’elle, tous les deux, et de sa naïveté.
“Tu es une idiote”, pensa-t-elle, avec colère.
Mais malgré cela, sa main alla toute seule au mouchoir de lin qu’elle portait toujours sur elle. Ce tissu dans lequel leurs deux sangs s’étaient mêlés, quand ils s’étaient rencontrés pour la première fois. Leur “contrat” rédigé par le destin, ainsi que l’appelait Giuditta.
“Pauvre idiote”, se répéta-t-elle, avec plus de hargne encore.
On frappa à la porte.
Giuditta sursauta, arrachée à ses pensées. « Qui est-ce ?
— C’est moi, qui veux-tu que ce soit ? »
Giuditta alla jusqu’à la porte, l’ouvrit et se jeta dans les bras de Donnola, qui venait comme chaque jour voir Isacco.
« Eh, calme-toi… C’est quoi cette familiarité tout à coup ? plaisanta-t-il, toujours mal à l’aise avec les gestes d’affection.
— Il est saoul », dit Giuditta, en éclatant en sanglots.
Donnola s’agita, sans savoir quoi dire.
« Il va mal et je ne sais pas quoi faire…, sanglotait Giuditta. Je ne sais pas comment l’aider… »
L’assistant du docteur l’écarta et la tint par les épaules, avec un regard grave. « Il va m’entendre. »
Giuditta baissa la tête.
Donnola alla jusqu’à la porte de la chambre d’Isacco, qu’il ouvrit avec fougue. « Levez-vous, docteur ! dit-il d’une voix décidée. Est-ce vrai ce que votre fille me raconte ?
— Tire-toi de là ! »
On entendit un bruit violent, quelque chose qui était lancé. Puis un gémissement.
L’instant d’après l’assistant sortait de la chambre en se massant la jambe, avec une grimace de douleur. « Il faut qu’il se calme, dit-il à Giuditta, à voix basse.
— Ferme la porte ! », hurla Isacco.
Donnola se précipita, obéissant. Il lança un sourire gêné à la jeune fille. « Il doit bien y avoir un moyen pour lui parler… c’est une question de stratégie, tu comprends ? », bafouilla-t-il.
Giuditta hocha la tête, prit un des bonnets jaunes qu’elle avait cousus et s’en coiffa. « Je sors faire quelques pas.
— Voilà, excellente idée, convint Donnola. Excellente idée ! »
Giuditta ouvrit la porte de l’appartement, le regard effrayé. « Va t’amuser », l’encouragea Donnola avec un faux enthousiasme, aussi inquiet qu’elle de la situation.
Giuditta descendit l’escalier étroit et sombre qui sentait le moisi. La porte de l’immeuble était ouverte. Elle se retrouva directement sous les brèves arcades du campo, entre deux boutiques de prêteurs sur gage.
De l’autre côté du pont du Ghetto, elle entendit la voix désormais familière du moine qui prêchait la haine des Juifs. Ce moine qu’ils avaient rencontré dans l’auberge près d’Adria, juste après qu’ils avaient débarqué, son père et elle. Comme s’il les suivait. Ou comme s’il était la voix de ce monde-là.
« Le Seigneur m’a parlé ! hurlait le frère Amadeo. Venise, écoute. Tu les as enfermés, mais regarde-les ! Ils sont le malheur ! Ils sont le chancre ! Ils sont les mages et les sorcières du démon ! »
Giuditta baissa la tête, essayant de ne pas écouter cette voix déplaisante. Elle inspira à fond. L’odeur douceâtre de pourriture de la lagune était particulièrement insupportable quand l’air était immobile et lourd, comme ce jour-là. Une brume légère, humide, se déposait à ras du sol, mouillant la terre du campo. Giuditta releva sa robe et se dirigea, en cherchant à éviter les flaques de boue, vers une boutique d’étoffes de seconde main où elle achetait parfois des chutes.
« Ce n’est pas le même bonnet qu’hier, n’est-ce pas ? », lui dit Ariel Bar Zadok, l’homme qui gérait le petit magasin.
Giuditta fit signe que non et commença, tête baissée, à fouiller parmi les coupons.
« Il est très joli, intervint une cliente. Où l’as-tu acheté ?
— Je l’ai cousu moi-même, répondit timidement Giuditta, sans lever les yeux.
— Toi ? », fit la femme, étonnée.
Giuditta haussa les épaules puis s’empressa de gagner la sortie. Elle n’avait fait que quelques pas en direction de Cannaregio, quand la cliente du magasin la rejoignit.
« Attends, où tu te sauves ? lui dit-elle en marchant près d’elle.
— Je dois faire des courses, excusez-moi.
— Au marché ?
— Oui, c’est ça.
— Ah, bien. Moi aussi », répliqua la femme en souriant, et elle la prit sous le bras pour aller vers le marché aux légumes, juste après les sotoporteghi, de l’autre côté d’une des deux grandes portes qui étaient fermées le soir.
« Venise, écoute-moi ! criait pendant ce temps le frère Amadeo. Repens-toi de tes péchés ! Chasse le Juif immonde ! »
« Ce frère… », s’exclama la femme. Dans sa voix se mêlaient la colère et la peur.
Giuditta aurait préféré rester seule mais ne savait pas comment se débarrasser de cette dame.
« Je m’appelle Ottavia, dit celle-ci en secouant la tête, comme si elle voulait chasser la voix du moine. Je sais, je sais, ce n’est pas un prénom juif, mais mon père avait une passion pour les Romains de l’Antiquité… tu sais qui était Octavie, n’est-ce pas ? »
Giuditta fit timidement signe que non.
« La femme de Néron, son épouse-enfant ! Tu parles d’une idée stupide qu’il a eue là, mon fou de père, que le Ciel l’ait en sa gloire. » Elle serra le bras de Giuditta. « Saute ! », dit-elle en se trouvant devant une flaque, et elle sauta par-dessus, en riant.
Giuditta sauta aussi, instinctivement. Et sourit.
« Il suffit d’un petit saut, non ? dit Ottavia.
— Comment cela ?
— Il suffit de faire quelque chose de stupide pour casser la raideur et tout paraît différent… plus léger. » Ottavia lui fit un clin d’œil.
Giuditta sourit de nouveau.
« En somme, si je ne m’abuse, tu es la fille du docteur qui… qui est l’ami de notre gardien.
— Le capitaine Lanzafame.
— Et tu t’appelles ?
— Giuditta.
— Giuditta quoi ?
— Da Negroponte.
— Ah, voilà pourquoi vous êtes si différents de nous ! s’exclama Ottavia. Nous, nous venons presque tous du centre de l’Europe. Nous sommes allemands, en somme. Ça s’entend à l’accent ? »
Giuditta sourit. « Ça se remarque à peine…
— Ça te fait rire ?
— Non…
— Allons, je ne me vexerai pas.
— Un petit peu, oui… »
Ottavia rit de bon cœur. Puis son regard se fit mélancolique. « Notre parler me manque, tu sais ? Ici tout le monde pense que l’Allemagne, c’est seulement froid. Alors que c’est un endroit plein de force et d’énergie… » Elle regarda Giuditta et soupira. « Une femme suit son mari, ma chère. S’il n’y avait eu que moi, je serais restée là-bas, mais mon mari voulait être prêteur sur gage et nous voilà ici. Il s’est mis en affaires avec Anselmo del Banco. » Elle haussa les épaules. « Quel goût on peut avoir à prêter de l’argent, je me le demande. À Mayence, nous étions imprimeurs, sais-tu ? Les meilleurs d’Europe sont tous là-bas. Ici, ça nous est interdit… juste parce que nous sommes juifs. Les Vénitiens peuvent apprendre gratuitement tous les tours de main et les techniques les plus avancées, mais comme c’est une question de race… » Ottavia souffla. « Ce que l’humain peut être bête ! Note que je ne parle pas seulement des chrétiens. Il y a certains Juifs qui ont la tête comme une casserole vide… Mais laissons cela… Je suis bavarde, hein ? » Elle se mit à rire.
Giuditta rit avec elle.
« Passons aux choses sérieuses, dit Ottavia. Parle-moi de ce bonnet. Il est magnifique. Et Ha-Shem m’en est témoin : jamais je n’aurais pu imaginer dire une chose pareille à propos de cette horreur qu’ils nous obligent à nous mettre sur la tête.
— Je ne sais que dire…, balbutia Giuditta en rougissant.
— Mon enfant, il faut rougir pour une faute, pas pour un mérite, répondit la femme. Le vendeur de fripes disait que tu as un bonnet différent de celui d’hier. Qu’est-ce que ça veut dire ? Que tu en as plusieurs ? »
Giuditta hocha la tête en signe d’acquiescement.
« Il faut une tenaille pour t’arracher les mots de la bouche, soupira Ottavia. Je peux voir un de tes bonnets et pourquoi pas, t’en acheter un ?
— L’acheter ? demanda Giuditta, surprise.
— Que veux-tu faire ? Me l’offrir ? plaisanta Ottavia.
— Oui, je pensais plutôt…
— Tu es sûre d’être juive ? » Ottavia éclata de rire. « Je plaisante, mon trésor. J’aime bien me moquer de nous comme le font ces chrétiens stupides. Je m’habitue à leurs bêtises, comme ça elles me font moins mal.
— Venez, Ottavia », dit tout à coup Giuditta, en la prenant par le bras et en la ramenant sur leurs pas, vers le campo del Ghetto. Lorsqu’elles furent arrivées, elle lui dit : « Attendez ici, je redescends tout de suite ». Elle courut dans les escaliers et pénétra dans l’appartement.
Elle trouva Isacco et Donnola assis sur deux chaises, l’un en face de l’autre, silencieux, tête baissée. Isacco leva les yeux pour la fixer un instant, le regard brillant. Puis il baissa la tête à nouveau, sans rien dire. Il rota tout bas.
Giuditta prit tous les bonnets qu’elle avait cousus dans ses heures solitaires et descendit en courant, heureuse de sortir de cette maison.
« Voilà, choisissez-en un, dit-elle à Ottavia.
— Écoute, mon enfant, ne me dis pas vous. Ça me fait me sentir vieille.
— D’accord », dit Giuditta avec un sourire. Elle lui tendit les bonnets. « Choisis celui qui te plaît. »
Ottavia les prit et les regarda rapidement, l’un après l’autre. « Tu as un grand talent. » Puis elle eut un sourire malicieux. « Viens », dit-elle en se dirigeant vers le centre du campo, où les femmes se tenaient assises en rond.
La plupart échangeaient des potins en épluchant des légumes ou en faisant du raccommodage, un œil sur les enfants qui jouaient autour. Mais certaines, de temps en temps, levaient les yeux vers la fondamenta dei Ormesini, où le frère Amadeo continuait de hurler sa haine des Juifs.
« Bonjour, Rachel, dit Ottavia en les rejoignant. Bonjour à toutes. »
Les femmes observaient Giuditta avec suspicion.
Ottavia faisait comme si de rien n’était. Elle s’assit sur une chaise libre, fit signe à la jeune fille de venir près d’elle et commença, avec une grande lenteur, à examiner les bonnets. « Comment as-tu dit que s’appelait ce modèle ? », lui demanda-t-elle, en agitant un bonnet dans l’air.
Giuditta, qui ne s’y attendait pas, ouvrit la bouche et n’émit qu’un son incompréhensible.
« Mayence, tu m’as dit, je crois, fit Ottavia. Le modèle Mayence. Elle acquiesça, satisfaite. Très approprié, je dirais. » Elle posa le bonnet sur sa tête. « Il me va bien, Rachel ? demanda-t-elle à l’une des femmes.
— C’est un bonnet jaune, dit Rachel en haussant les épaules, comme si elle se désintéressait de l’objet, avec toutefois une hésitation dans la voix, et un regard qui s’attardait.
— Oui, tu as raison, dit Ottavia en ôtant le couvre-chef, qu’elle fit tourner entre ses mains. Mais ces incrustations, cette combinaison de trames différentes, ces différents tons de jaune… qui sait pourquoi… ça me faisait penser… » Elle s’interrompit et haussa les épaules. « Ah, j’allais encore dire une bêtise. » Elle tendit le bonnet à Giuditta. « Tiens.
— Qu’est-ce que tu allais dire ? demanda l’une des femmes.
— Une bêtise, répéta Ottavia.
— Une de plus ou une de moins… Allez, dis-le.
— En somme, il est si beau qu’on ne dirait pas un bonnet de Juif. J’allais dire que c’est un bonnet comme pourrait s’en acheter une chrétienne, voilà. » Elle haussa encore les épaules. « Tu vois comme je peux être bête, des fois. » Elle se tourna vers Giuditta. « Montre-m’en un autre, allez.
— Et celui-là, montre-le-moi aussi, jeune fille », dit une des femmes en parlant du bonnet qu’Ottavia venait d’essayer.
Giuditta le lui tendit, avec timidité et réticence.
La femme le prit, sous les regards curieux de ses amies, qui regrettaient maintenant de n’avoir pas demandé.
« Oh, celui-ci aussi est vraiment particulier, s’exclama Ottavia, un nouveau bonnet à la main.
— Modèle Negroponte », dit Giuditta.
Ottavia la regarda en hochant la tête. « Tu aimes bien blaguer, n’est-ce pas ? Tout à l’heure, tu disais que c’était le modèle Cologne.
— Ah, oui », acquiesça Giuditta.
Ottavia lui sourit et lui murmura à l’oreille : « Des villes du Nord, petite !
— Que lui dis-tu ? », demanda une des femmes.
Ottavia se tourna. « Qu’elle doit me faire un prix. Parce que je crois bien que je vais tous les prendre, ces bonnets. Je veux pouvoir en changer chaque jour.
— Comment ça, tous ? fit la femme qui avait pris le premier bonnet, qu’elle serrait contre sa poitrine. Celui-ci est à moi, je m’apprêtais justement à lui demander à combien elle le faisait.
— Moi, je voulais voir cet autre, là, dit la femme qui s’appelait Rachel en désignant un des bonnets que Giuditta avait à la main.
— Le modèle Amsterdam ? intervint Ottavia. Ah non, celui-là, il est pour moi.
— Il n’en est pas question », s’exclama Rachel en se levant et en arrachant le bonnet des mains de Giuditta.
En un instant, toutes les femmes étaient debout autour de Giuditta et commençaient à essayer les bonnets.
Quand tout fut terminé, les femmes parties, Giuditta compta l’argent qu’elle avait dans la main. En tout, deux matapans, un sou de douze bagatins et cinq tornesels.
« Pas mal, hein ? », fit Ottavia.
Giuditta ne savait que dire.
« Tu as du talent, petite, répéta Ottavia. Moi aussi, dans mon genre, ajouta-t-elle en lui faisant du coude. Nous pourrions penser à une association, qu’en dis-tu ? »
Giuditta resta ébahie.
« Vraiment ?
— Qu’as-tu à faire d’un talent s’il ne te rapporte rien ? »
Giuditta n’en croyait pas ses oreilles. Elle se rendit compte que c’était la réalisation de tout ce qu’elle avait désiré. Elle regarda les femmes qui s’éloignaient, fières, leur bonnet sur la tête. Elle se dit qu’elles étaient aussi belles qu’elle se les était imaginées. « Vraiment ? », dit-elle à nouveau.
Ottavia acquiesça. Elle sourit. « Je sais qu’en ce moment ton père ne travaille pas… », dit-elle tout bas.
Giuditta se raidit.
« Notre communauté est petite, mon enfant…
— Je n’ai pas envie d’en parler », la coupa Giuditta. Elle pivota sur elle-même et se sauva.
Quand elle arriva aux arcades, elle rencontra une petite fille qui semblait avoir dans les treize ans.
« C’est là qu’il habite, le docteur juif ? lui demanda la petite fille.
— Quel docteur ? dit Giuditta sur la défensive.
— Celui qui a soigné Marianna, la putain.
— Qui es-tu ?
— Ma mère aussi fait la putain. Et c’était une amie de Marianna », dit la petite en baissant la tête. Quand elle la releva, elle avait les yeux pleins de larmes, mais une expression de dignité et de force. « Ma mère est malade. Elle a la même maladie que Marianna. Marianna lui avait dit qu’il y avait un docteur juif qui avait un grand cœur, et qu’il connaissait des remèdes pour qu’elle ne souffre pas et… qu’il avait tout fait pour la sauver. »
Giuditta frémit. « Ce docteur, c’est mon père, dit-elle avec fierté. Viens. »
Avant d’entrer dans l’immeuble, elle se retourna vers le pont, où elle continuait d’espérer voir Mercurio arriver.
« Bon Dieu, qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? s’exclama Anna del Mercato quand elle ouvrit la porte à Mercurio et vit son nez enflé.
— Rien, bougonna ce dernier, de mauvaise humeur. Je me suis cogné.
— Contre cet homme qui est venu te chercher ce matin ? demanda Anna en le saisissant par le bras.
— Laisse-moi, fit Mercurio, qui se libéra d’un geste vif.
— Il ne me plaît pas, cet homme.
— Je m’en fous. »
Anna leva la main pour lui donner une claque.
Mercurio l’affronta avec un air de défi.
« Qu’est-ce que tu allais me dire ? fit Anna. Que je ne suis pas ta mère ?
— Exactement », maugréa Mercurio.
Anna baissa lentement sa main. Elle se tourna et partit vers la grande salle.
« Anna, fit Mercurio, qui se rendit compte aussitôt de ce qu’il avait dit. Je suis désolé…
— Non. Tu as raison », répondit-elle en disparaissant dans la grande pièce.
Mercurio hocha la tête, frustré. Il entendait Anna remuer la louche dans la marmite de soupe.
« Je suis désolé », répéta-t-il en la rejoignant.
Anna ne se retourna pas. « Assieds-toi, c’est presque prêt.
— Je le pensais pas… fit Mercurio en s’approchant.
— Oh, enfin, tu vas t’asseoir, fichu garçon ! s’écria Anna, toujours de dos. Pourquoi tu ne fais jamais ce qu’on te dit ? »
Mercurio comprit brusquement qu’Anna pleurait et ne voulait pas qu’il la voie. Il se mit à table.
« Il s’appelle Scarabello… » commença-t-il à dire.
Anna continuait de tourner la soupe.
« C’est quelqu’un de pas très bien. »
Anna versa de la soupe dans une grande écuelle de terre cuite.
Mercurio la vit s’essuyer les yeux avec sa manche.
« Je suis en nage », dit Anna, et elle se retourna. Elle posa l’écuelle sur la table et s’assit face à Mercurio, après lui avoir donné une cuillère.
« Et toi, tu ne manges pas ?
— J’ai déjà mangé. »
Mercurio plongea la cuillère dans la soupe.
« Tu t’apprêtes à faire une bêtise, c’est ça ? », dit brusquement Anna.
Quand Scarabello l’avait laissé devant la Porte de Terre de l’Arsenal, Mercurio avait fait un tour de repérage. Les gardes à l’entrée étaient armés et ne laissaient approcher personne. Il s’était éloigné pour examiner la muraille. Par endroits, le mauvais état du mortier qui unissait les briques permettait d’avoir une prise pour les mains et pour les pieds. S’il ôtait ses chaussures, il pourrait tenter l’escalade, malgré la hauteur. Autrefois, Il avait souvent grimpé dans des maisons pour y trouver quelque chose à voler. C’était faisable. Mais il avait vu un soldat armé d’un long bâton pointu se pencher par-dessus la corniche et inspecter la base du mur d’enceinte. Mercurio était resté à rôder dans les environs, cherchant en vain le point faible. Scarabello avait raison. L’Arsenal était une forteresse imprenable.
« Quelle bêtise ? dit Mercurio. Non… non.
— Ça se lit sur ton visage. »
Mercurio prit une cuillerée de soupe. « C’est bon, marmonna-t-il.
— Raconte-moi ce qui t’est arrivé.
— Rien. » Mercurio laissa tomber la cuillère dans l’écuelle.
« Tu n’as plus l’âge de faire des caprices », dit Anna. Puis, avec douceur, elle ajouta : « Même si tu n’as jamais eu de mère.
— J’ai choisi un rêve trop grand pour moi… », finit par murmurer Mercurio.
Anna soupira. « Mange… »
Mercurio recommença à manger, lentement, vaincu.
Anna montra son nez gonflé. « Je crois qu’il est cassé. » Elle sourit. « Ça te rendra plus intéressant. Tu avais un petit nez de fille. Maintenant tu auras plus l’air d’un homme. » Elle le regarda avec amour. « Il n’y a pas de rêves trop grands… », commença-t-elle à dire. Sa voix était calme. « Les rêves ne se mesurent pas. Ils ne sont ni grands ni petits. »
Mercurio avala une cuillerée de soupe sans regarder Anna.
« Les hommes qui se fixent un but facile… — poursuivit Anna comme dans une réflexion intérieure —, l’atteignent vite. Arrivés là, ils s’assoient… et ils meurent : ils restent là, sans bouger, pendant toute leur ennuyeuse vie. »
Mercurio ne dit rien. Il était sombre, la tête baissée sur son écuelle.
Anna se leva et alla jusqu’à une pierre du mur dont un œil attentif aurait pu voir qu’elle avait moins de mortier. Elle la déplaça, glissa la main dans l’ouverture et en sortit une bourse qui tinta. Elle dénoua le lacet et versa devant lui les pièces d’or qu’il lui avait confiées. « Tu croyais qu’il y en avait beaucoup ? Eh bien, non, il n’y en a pas beaucoup. Fais-les devenir le double, lui dit-elle. Et quand tu en auras le double, double-les encore. Et quand tu en auras le quadruple, quadruple-les encore. Et puis encore, et encore une fois.
— Et alors ? demanda doucement Mercurio.
— Alors tu t’achèteras un navire ! s’exclama Anna, les mains posées sur ses hanches. C’est bien de ça qu’on parle, non ? Et si l’argent ne suffit pas, construis-le de tes propres mains.
— Facile à dire ! explosa Mercurio, rempli de colère. Dans ce monde de merde, personne ne te laisse jamais faire ce que tu veux !
— Si tu crois que je vais te taper sur l’épaule et te dire “mon pauvre petit”, tu te trompes, lui répondit Anna. Tâche de devenir un homme, tu n’es plus un gamin.
— J’y arriverai jamais ! », cria Mercurio. Et il bondit sur ses pieds et courut dans l’escalier. « Je suis juste un petit arnaqueur, moi ! »
Tandis qu’il montait les marches quatre à quatre, Anna éprouvait comme une angoisse, comme un sentiment d’échec. Peut-être semblable à celui qu’éprouvait Mercurio, se dit-elle. Son propre rêve était peut-être trop grand, lui aussi. « Tu as raison ! cria-t-elle, avec la force de l’instinct, juste avant qu’il ne disparaisse dans sa chambre. Tu n’es pas à la hauteur d’une chose aussi extraordinaire ! » Et elle retint son souffle.
Mercurio s’arrêta quelques instants puis redescendit vivement l’escalier. Anna vit qu’il retenait ses larmes de toutes ses forces.
« Tu penses vraiment que je ne suis pas à la hauteur de mon rêve ? », lui demanda Mercurio, étonné et blessé.
Anna le regarda. « Non, je ne le pense pas, répondit-elle.
— Mais il est presque impossible à réaliser », dit Mercurio les yeux baissés.
Anna resta silencieuse.
« Il est… vraiment grand… gigantesque…
— Il est grand parce qu’un navire, c’est grand ? » Anna lui caressa les cheveux et rajusta sa mèche. « Je dois te les couper, sinon bientôt on te prendra pour une fille. » Elle le prit par la main et l’emmena dans la grande pièce. Elle le fit asseoir sur une chaise près du feu. « La grandeur d’un rêve n’a rien à voir avec la taille de la chose que tu veux obtenir, lui dit-elle. Les rêves ne se mesurent pas en perches ni au poids.
— Mais un navire…
— Tu es sûr que ton projet est d’avoir un navire ? », l’interrompit Anna. Elle prit les ciseaux et se mit derrière lui. « Ne bouge pas si tu ne veux pas que je te coupe aussi les oreilles », dit-elle. Puis elle glissa les doigts dans ses boucles brunes et commença à couper. Elle lui passa dans les cheveux un peigne d’os et fit un pas en arrière pour regarder.
« Je n’y avais jamais pensé… » Mercurio s’arrêta.
Anna coupa les cheveux au-dessus de l’oreille. « Tu n’es qu’un petit arnaqueur, c’est ça ? Un vaurien qui n’a pas d’idéal et pas de rêves. »
Mercurio fronça les sourcils. « Tu ne peux pas comprendre…, marmonna-t-il.
— Regarde-moi. » Anna lui mit un doigt sous le menton et l’obligea à tourner la tête vers elle. Elle vérifia la longueur des cheveux, écourtant ici et là, à coups de ciseaux rapides. Puis elle passa derrière Mercurio pour les finitions et reprit la parole. « Tu ne penses pas que vivre dans une fosse d’égout renfermait déjà ton projet ?
— Quel projet il peut y avoir à vi… »
Anna lui donna une bourrade. « Tiens donc ta langue ! Qui commande ? Ta langue ou toi ? Tu n’as pas fini d’écouter que déjà tu parles.
— J’ai entendu ce que tu as dit, fit Mercurio, vexé.
— Et tiens-toi droit, si tu ne veux pas que je me casse le dos. »
Mercurio soupira.
« Pourquoi vivais-tu dans une fosse d’égout ? », reprit Anna, d’un ton revêche.
Mercurio haussa les épaules et eut un petit rire. « Parce que je n’avais plus envie de rester au chaud dans le palais de mes parents, bien logé, bien nourri… »
Anna lui donna une autre bourrade. « Si tu me prends pour une idiote, on peut s’arrêter là, dit-elle, sérieuse. Essaie de répondre à ma question. On sait tous les deux que tu n’as ni père ni mère, que tu étais pauvre à crever de faim, que la vie est une charogne, que tout le monde t’a toujours traité à coups de pied dans le cul et blablabla et blablabla. » Anna lui agita les ciseaux sous le nez. « Pourquoi tu n’es pas resté avec ce Scalzamorto ?
— Scavamorto, dit Mercurio en souriant.
— Quelle importance ? Ne fais pas le malin avec moi. Je commence à perdre patience !
— Parce que…
— Quelle tête de mule tu fais, Pietro Mercurio des Orphelins de Saint-Michel Archange, souffla Anna. Être dans une fosse d’égout puante, dans le noir, sans rien à manger, seul comme un chien, c’était mieux que…
— Il nous enchaînait à nos lits ! explosa Mercurio. Comme des esclaves ! Comme si on était à lui !
— Alors que dans ta fosse d’égout tu étais…
— Libre, bordel de merde ! »
Anna fit mine de lui donner une claque. « Attention à ce que tu dis, méchante langue. » Puis elle tendit la main vers le visage de Mercurio et le caressa. « Libre, mon enfant. Libre, oui. »
Mercurio ne savait pas pourquoi il avait envie de pleurer. Il se retint. Mais c’était comme si quelque chose s’était cassé en lui. Ou comme une reddition. Ses pensées étaient confuses.
« Pour quelqu’un qui n’a jamais eu la passion de la mer, c’est bizarre de vouloir tout à coup posséder un navire, reprit Anna. Allons, quelle est la première chose que tu m’as dite à propos de ton rêve ?
— Que j’emmènerai Giuditta avec moi…
— Non.
— Le Nouveau Monde…
— Non ! » Anna le secoua par l’épaule. « Rappelle-toi ton émotion !
— Que je voulais… être… » Les yeux de Mercurio de remplirent de larmes.
« Dis-le !
— Libre…
— Répète.
— Je voulais être libre. »
Anna le prit dans ses bras. « Oui, mon trésor. C’est cela que tu veux. Que tu as toujours voulu. Pas un navire, pas le Nouveau Monde, tu ne sais même pas comment c’est, et si ça se trouve c’est peuplé de sauvages. Mais être libre. C’est ça, ton projet. Ça l’a toujours été. » Elle s’écarta et lui prit de nouveau le visage entre les mains, émue. « Toi, la liberté, tu l’as dans le sang. Et dans le cœur. Tu… tu sais vraiment ce que c’est. Et tu veux l’offrir aussi à Giuditta. » Elle le reprit dans ses bras. « Tu as un projet beaucoup plus grand qu’un misérable navire. Tu t’en rends compte ? »
Mercurio la regarda. La chaleur du feu séchait déjà ses larmes.
« Que veux-tu que ce soit, un navire ? », se mit à rire Anna en se levant. Elle prit un balai de paille et poussa les mèches de cheveux vers le feu. Elle en ramassa une, la tint un instant dans sa main et la regarda, les yeux perdus dans le passé. « Merci, mon garçon, dit-elle. Autrefois je coupais ceux de mon mari. C’est beau de le faire à nouveau. » Puis elle jeta les cheveux dans le feu et les écouta grésiller.
Mercurio se dit qu’il n’était pas encore libre. Parce que maintenant il appartenait à Scarabello. Mais avec l’aide d’Anna, tout se résoudrait, pensa-t-il. Et il en éprouva une sensation encore plus chaude que celle du feu dans la cheminée.
Il se projeta dans le passé, vers sa vie d’autrefois, et se vit petit garçon, debout au bord de la fosse commune par-delà la piazza del Popolo, à Rome. Il se souvint de sa colère quand il scrutait les cadavres amoncelés à la recherche de celui de sa mère. Parmi les morts. Espérant la trouver morte. Même s’il n’avait aucune chance de la reconnaître, ne l’ayant jamais connue. Il se rappela — et le comprit alors —, que Scavamorto tentait de l’arracher à cette colère en lui faisant jouer à qui était ma mère. Il comprit que Scavamorto, à sa manière, comme un maître avec un esclave, avait eu une sorte d’affection pour lui. Et dans son cœur, à cet instant-là, il lui pardonna.
Mais il n’avait jamais cherché un père. Il avait toujours voulu une mère.
Là, devant la cheminée, il éprouvait une sensation nouvelle de plénitude intérieure. Et il eut peur que ce ne soit pas réel.
« Nous deux, on est une famille, hein ? », dit-il alors.
« Aujourd’hui, au port, on m’a parlé d’un équipage macédonien qui a voulu détrousser deux Juifs l’an dernier, un père et sa fille. Mais dans leurs malles ils n’ont trouvé que des cailloux. » L’éclat de rire d’Ester retentit, cristallin, plus fort que le bruit du ressac.
Shimon Baruch s’arrêta pour la regarder. Ses pieds s’enfonçaient dans le sable, à la lisière de l’eau.
Elle s’arrêta aussi et répondit à son regard, nullement intimidée. Le vent ébouriffait ses cheveux, soulevant des mèches dans sa coiffure en tresses patiemment enroulées autour du front et retenues par de fines épingles d’os. Un coup de vent plus fort arracha son foulard en soie brodée, fixé sur la partie supérieure de la tête. Ester tenta de le rattraper mais la brise l’emporta et le fit danser dans les airs comme un papillon. Ester rit de nouveau.
Shimon ne se laissa pas distraire par le vol du foulard. Il continua de fixer les yeux d’Ester, verts comme des scarabées, et ses lèvres pleines et roses.
« Ce n’est pas drôle ? », demanda-t-elle, avec un sourire.
Shimon acquiesça. Il ne sourit pas. Il n’avait pas encore appris. Mais il savait qu’Ester n’attendait pas cela de lui, pas plus qu’elle ne s’attendait à le voir courir comme un gamin sur cette plage où ils se rencontraient tous les jours pour marcher, depuis qu’il avait décidé de s’arrêter quelque temps à Rimini.
Elle rougit un peu, sous son regard intense.
Elle ne s’attendait pas non plus à ce qu’il soit heureux, pensa Shimon.
Ester se tourna pour regarder le foulard, qui s’était envolé dans l’eau et flottait, semblable à un nénuphar. Elle regarda Shimon, lui sourit de nouveau et haussa les épaules. Cela n’avait pas d’importance. Elle voulut reprendre leur promenade.
Shimon Baruch descendit alors dans l’eau, tout habillé, alla jusqu’au foulard, le saisit et revint sur la plage. Il l’essora et le rendit à Ester.
Elle resta immobile, sans rien dire. Puis, quand son regard tomba sur les vêtements trempés de Shimon qui dégouttaient sur ses pieds en formant des taches plus sombres sur le sable, elle éclata de rire, sans pouvoir se retenir.
Shimon la regarda. En même temps qu’il la regardait, il pensait que chaque nuit, depuis que Mercurio avait révolutionné son existence, la mort dormait à ses côtés. Sa tête décharnée lui soufflait au visage son haleine corrompue. Sa vie n’avait plus été qu’une pierre au bord d’un précipice. Une pierre qui avait commencé à rouler, de plus en plus vite, incontrôlable, condamnée au gouffre. Et dans cette chute impossible à arrêter, Shimon avait découvert qu’il n’était pas ce qu’il avait toujours cru. Il avait découvert qu’une férocité dormait en lui, depuis des années, identique à celle de ce monde qui l’effrayait tant. Qu’il était capable de tuer sans ressentir la moindre émotion, le moindre sentiment de culpabilité. Sans avoir peur.
Il avait découvert qu’il pouvait vivre sans Dieu. Ou en dépit de Dieu.
Depuis cinq mois, il était à Rimini. Et de nouveau quelque chose avait changé, de façon radicale. Depuis cinq mois, il se disait chaque soir qu’il partirait le lendemain, et chaque fois il restait. Il s’était demandé pourquoi mais il retardait la réponse, qui le mettait mal à l’aise. Il était plus simple de se persuader qu’il était prêt à partir le lendemain. Il maintenait intact son projet de vengeance, le but premier de sa vie, en éloignant toute éventuelle réponse embarrassante. “Je suis fatigué, se répétait-il. J’ai juste besoin de me reposer un peu.”
La vérité qu’il devait cependant admettre, c’était qu’à son arrivée à Rimini cinq mois plus tôt, il avait rencontré Ester. Celle dont le nom signifiait “Je me cacherai”, comme si elle connaissait l’histoire de l’homme qui prétendait s’appeler Alessandro Rubirosa.
Il l’avait vue, et en écoutant sa voix, il avait tout de suite éprouvé une sensation de légèreté. Elle lui avait ôté un poids terrible des épaules. En même temps, il s’était senti fatigué, très fatigué, ressentant à ce moment-là seulement toute la fatigue accumulée.
Il avait vu Ester, et il s’était senti pardonné, accueilli. Comme si cette femme pouvait pardonner les péchés et accueillir en elle les pécheurs.
« Venez. Vous ne pouvez pas rester mouillé comme un poussin. Vous allez prendre froid. » Ester lui tendit la main.
Shimon esquissa un pas en arrière, regardant fixement cette main.
Elle la retira.
Mais elle n’avait pas l’air offensé, se dit Shimon. Alors elle vint près de lui et ils se mirent en route vers l’Hosteria de’ Todeschi, son auberge.
Ester réussit à rester sérieuse quelques pas, puis, de nouveau, elle éclata de rire. « Excusez-moi… », dit-elle, en cachant sa bouche, comme une petite fille. Elle rit encore, montrant les chaussures de Shimon qui, à chaque pas, laissaient sortir un peu d’eau en faisant un bruit comique. « On dirait que vous avez des grenouilles dans vos chaussures, dit-elle, les joues rougissantes sous ses tresses en train de se défaire. Vous ne le prenez pas mal, n’est-ce pas ? »
Shimon fit signe que non. Il ne savait pas comment c’était arrivé ni pourquoi. Il savait seulement qu’en rencontrant cette femme, il avait senti s’ouvrir une brèche dans sa cuirasse. Il avait su à ce moment-là qu’il ne partirait pas de Rimini. Il ne suivrait pas la trace de Mercurio, il n’avait pas envie de se priver de la compagnie d’Ester. En tout cas, pas tout de suite.
Parfois, le soir, quand il se couchait dans sa chambre à l’auberge, des pensées funestes l’assaillaient et il sentait de nouveau le souffle de la mort. Mais c’étaient des pensées sans poids. Légères comme des nuages dans une journée venteuse. L’instant d’après, elles avaient disparu.
Alors son être tout entier se concentrait à nouveau sur Ester. Il repensait à la journée écoulée et imaginait celle qui viendrait. Dans cette sensation d’être suspendu à mi-chemin entre aujourd’hui et demain, il trouvait son équilibre, et un immense plaisir.
Il savait à ce moment-là qu’il n’était pas seul.
« Cela vous embarrasse, les regards des gens ? », lui demanda Ester.
Shimon regarda autour de lui et s’aperçut qu’ils avaient quitté la plage et marchaient entre les maisons. Les passants, en les croisant, se retournaient pour regarder ses vêtements trempés.
Il se rendit compte qu’Ester était la seule personne avec laquelle il ne se sentait pas handicapé par son mutisme. Cette femme avait l’art de lui poser des questions auxquelles il suffisait de répondre par oui ou non. Avec elle, il n’avait pas besoin d’écrire, de faire des gestes, d’espérer qu’elle devinerait. Avec elle tout était simple.
Il secoua la tête. Les gens qu’ils rencontraient n’avaient aucune importance.
Ester acquiesça, satisfaite. « Moi non plus », dit-elle.
Shimon la regarda.
Ce matin-là, remarquant qu’il sortait se promener avec elle tous les après-midi, l’aubergiste lui avait dit : « Elle est juive, mais c’est une brave femme ». Puis il s’était penché vers son oreille et avait murmuré : « Mais ce n’est pas le genre à se convertir, votre Seigneurie. Alors, faites ce que bon vous semble… en liberté, disons comme ça ». Et en s’écartant, il lui avait souri, comme font parfois les hommes entre eux quand ils parlent des femmes. Shimon avait eu un regard glacial. L’aubergiste avait fait marche arrière et avait bafouillé, tête baissée : « Ne vous méprenez pas, votre Seigneurie… » Shimon avait continué à le fixer avec une expression de mépris.
« Voulez-vous entrer chez moi pour vous sécher ? dit soudain Ester en s’arrêtant devant la petite porte où, chaque après-midi, après leur promenade, ils se séparaient. Vous pourriez mettre les vêtements de mon mari le temps que les vôtres soient secs. »
Shimon resta interdit. Il regarda autour de lui.
Ce jour-là, après les insinuations vulgaires de l’aubergiste, pour la première fois depuis qu’il la fréquentait, en marchant près d’elle, au bord de la mer, Shimon avait pensé à son corps nu. À sa chaleur. Et il s’était imaginé en train de l’embrasser.
« Les bavardages des gens ne m’intéressent pas, je vous l’ai dit », ajouta Ester.
Shimon se rappela tout à coup la fille de la taverne de Narni qu’il n’avait pas réussi à posséder, malgré le désir qu’il en avait. Pour la première fois depuis des jours et des jours il pensa qu’il allait devoir partir et reprendre sa traque de Mercurio. “Tu n’auras plus la paix tant que tu n’auras pas retrouvé ce maudit garçon et que tu ne l’auras pas fait souffrir.” Il se sentit dos au mur, perçut la rage qui bouillait dans sa poitrine. Il regarda Ester comme il aurait regardé une ennemie. Puis il se tourna brusquement et s’éloigna d’un pas furieux.
Elle ne dit pas un seul mot. N’essaya pas de l’arrêter.
Arrivé à la ruelle où il devait tourner, Shimon regarda en arrière. Il vit Ester qui ouvrait la porte de chez elle, la tête basse. Il vit que ses clés lui échappaient des mains et qu’en se penchant pour les ramasser, elle se passait le dos de la main sous l’œil, comme si elle voulait essuyer une larme.
Il vit de nouveau devant lui le visage corrompu par le vice et le corps provoquant de la fille de Narni, qui l’avait humilié, qui l’avait fait se sentir une moitié d’homme. Sa respiration lui brûla la gorge. Il serra les poings et les mâchoires. Ses ongles se plantèrent dans ses paumes et ses dents grincèrent dans sa bouche.
Ester refermait doucement sa porte quand il s’y précipita. Il la repoussa à l’intérieur, avec violence, les yeux rougis, agrandis par la fureur. Il claqua la porte derrière lui.
Elle lui fit face, sans reculer.
Shimon resta immobile un instant. Il vibrait. Puis il fut sur elle, brutal, sans la moindre attention. Le sang lui était monté à la tête comme une vague que le ressac renvoyait à travers tout son corps en le dévastant puis, dans un jaillissement vertigineux d’écume, le désir avait grandi entre ses jambes. Il poussa contre Ester cette chair raide, colla ses hanches aux siennes, s’accrocha à ses épaules, l’attira à lui. Soulevant ses jupes, il la plaqua contre le mur. Il glissa la main dans sa culotte de toile, arracha le tissu, glissa ses doigts entre ses cuisses.
Ester ferma les yeux et ouvrit la bouche, comme dans un cri muet.
Shimon trouva une touffe rêche de poils. Il les démêla et se glissa plus loin, sentit une résistance charnue, découpée, puis, soudain, la chair céda sous ses doigts et s’ouvrit. Mouillée.
Ester ne respirait plus. Et ses yeux s’agrandissaient. La main de Shimon commença à bouger dans cette bouche chaude, humide, visqueuse qui s’était ouverte entre ses jambes. Il poussa le bout de son doigt sur une petite excroissance, plus dure que le velours qui l’enfermait. Et il écouta le corps d’Ester qui changeait à son toucher. Son autre main se porta au décolleté de sa robe, s’y accrocha et déchira le tissu, jusqu’à dénuder un sein. Il serra le mamelon, avec fougue.
Ester gémit de douleur. Et de plaisir.
Alors Shimon l’embrassa, la mordant presque, l’humiliant par l’arrogance de sa langue qui la violait. Il se dégagea, à bout de souffle. Il fixa les lèvres d’Ester qui brillaient, mouillées par le baiser. Et il vit qu’elle aussi regardait ses lèvres à lui, mouillées du même baiser.
Puis, tout à coup, elle lui prit la main et la poussa fort, serrant les jambes, comprimant sa propre chair, se recroquevillant sur elle-même.
Shimon éprouva une émotion intense, comme si fureur et joie mêlées s’emparaient de lui et le secouaient tout entier. Il fit s’étendre Ester sur le sol, avec brutalité, lui souleva ses jupes et regarda les poils noirs, que sa main avait fouillés. Il vit qu’Ester écartait doucement les jambes, entrouvrant la fente palpitante et humide. Il vit qu’elle contractait les muscles de son ventre. Il délaça son pantalon et se poussa en elle comme s’il voulait la tuer avec son arme de chair. Il ressentit une chaleur qu’il ne connaissait pas. Et tandis qu’Ester secondait son mouvement, Shimon sentit de nouveau tout son sang s’affoler et courir dans son corps, tel un ouragan bouillonnant.
Ester lui prit les mains et les porta à ses seins.
Shimon serra les dents, qu’il entendit grincer. Il donna un, deux, trois coups de reins, avec une fougue toujours plus grande.
« Oui… », gémit Ester.
Mais Shimon ne l’entendait plus. Ses oreilles étaient pleines de ses propres gémissements, sa tête s’était perdue dans la sensation fulgurante qui s’accrochait à son épine dorsale comme un parasite féroce. Enfin, il céda de tout son être à ce plaisir qui ressemblait tant à une souffrance.
Puis, laissant Ester le retenir en elle, il sentit un nœud qui se dénouait brusquement dans sa gorge.
Et pour la première fois depuis qu’il était devenu muet, il s’aperçut qu’il était capable d’émettre un son.
« Pleure, lui disait Ester. Pleure… »
Dans les environs de San Cassiano, la petite fille désigna un groupe d’immeubles hauts comme des tours, serrés les uns contre les autres. Elle marcha plus vite.
Isacco sentit dans l’air un drôle d’arôme, difficile à identifier. Ce n’était ni un parfum ni une odeur, mais plutôt un mélange de plusieurs parfums et d’odeurs fortes, violentes, sans nuances. Il eut envie de faire demi-tour.
Donnola, comme s’il l’avait deviné, le saisit par le bras et le regarda. Le docteur avait le visage marqué par ces tristes journées pendant lesquelles il s’était laissé aller au désespoir. Il ressemblait à un vieillard. Pour arriver jusqu’ici, de l’autre côté du Rialto, et traverser les ruines de l’incendie des Fabbriche Vecchie, il leur avait fallu près d’une heure. Isacco marchait doucement, sans regarder autour de lui. À chaque pas, Donnola craignait qu’il ne s’arrête et change d’avis. La petite fille qui les guidait frémissait d’impatience et ne cessait d’accélérer l’allure, pour se retrouver quelques pas plus loin seule devant eux. Alors elle s’arrêtait et les attendait.
« Ma mère est là », dit la petite fille en pénétrant vivement dans la cour que formaient les bâtiments.
Donnola se tourna vers Isacco et vit qu’il avait le regard perdu. « Venez, docteur… »
Isacco résista dans un premier temps puis céda : « Mais oui, allons tuer aussi cette… ».
Donnola ne commenta pas. Pendant des journées entières le docteur était resté enfermé en lui-même, s’accusant de la mort de sa femme et de celle de Marianna. Impossible de discuter avec lui. Mais cette fois quelque chose avait bougé. Il allait reprendre son activité, il allait réagir. Et c’était grâce à cette petite fille, pensa Donnola. Ou peut-être grâce à l’amour de Giuditta. Isacco avait dû voir dans les yeux de sa fille combien elle était fière de son père, pendant que la petite fille répétait les paroles de Marianna à l’article de la mort : elle avait trouvé un bon médecin, avec un grand cœur, et qui n’avait pas de préjugés.
« Il y a près de douze mille putains à Venise », dit Donnola tandis qu’ils entraient, à la suite de la petite fille, par une porte voyante, peinte en rouge écarlate.
« Je peux donc en tuer autant que je veux, commenta Isacco. Il en restera toujours assez…
— Vous allez arrêter de pleurer sur votre sort, docteur ? dit Donnola.
— Donne-moi une raison de rire.
— Par exemple, le fait qu’il y ait douze mille putains à Venise.
— Quel rapport ?
— Soyez un peu plus juif et pensez à combien ça va vous rapporter, au lieu de penser à combien vous allez en tuer. »
Isacco le regarda. Donnola lui plaisait, décidément. Personne ne se serait comporté comme lui. « Merci, Donnola, lui dit-il.
— Merci de quoi ?
— Laisse tomber… Isacco eut un sourire mélancolique… mais merci.
— Faut être fort pour vous comprendre, docteur. Mais tâchez de pas dire de bêtises à votre première cliente. Vous devez faire bonne impression.
— Va te faire foutre, Donnola.
— Ah, là je vous reconnais ! dit son assistant en riant. Allons-y, avant que le cœur de cette gamine nous fasse un malaise. »
Isacco monta les trois marches qui donnaient dans l’entrée de l’immeuble. Aussitôt à l’intérieur, il sentit qu’il était arrivé dans le laboratoire où se distillaient les odeurs qu’on respirait dans la rue : verveine, coriandre, épices orientales, essences de bois, ambre, myrrhe, encens, fleurs exotiques. Et l’odeur de sueur, d’urine et d’excréments, la saleté, les aliments gâtés, des relents de lait caillé et de moisissure. Une Babel olfactive qui lui fit tourner la tête. Il posa la main sur la rampe de l’escalier.
« Vous vous sentez bien ? », demanda Donnola.
Isacco regarda en l’air. Quelques marches plus haut, une femme s’était évanouie contre la balustrade. Un morveux pissait contre le mur. C’était un va-et-vient constant d’hommes et de femmes qui riaient, juraient, crachaient, se palpaient sous leurs vêtements. Les uns se disputaient, certains se battaient, d’autres s’embrassaient, d’autres encore se couraient après. Cris et odeurs formaient une seule et même cacophonie.
La petite fille attendait, impatiente, au-dessus d’une marche couverte de vomissures.
« Bon Dieu, dit Isacco, mais où sommes-nous ? »
Donnola rit. « C’est le Castelletto, docteur. Le quartier des putains.
— Bon Dieu, répéta Isacco.
— Vite, pressez-vous, s’il vous plaît ! »
Isacco hocha la tête et commença à monter les marches. Une prostituée maigre, le nez busqué comme le bec d’un aigle royal, ouvrit sa chemise devant lui, montrant un sein flétri et vide sur une poitrine qui évoquait plutôt celle d’un homme atteint de phtisie. Isacco protégea son visage de sa main, fit une grimace et continua de monter.
« Sodomite ! », hurla la prostituée.
Le docteur se retourna. La femme avait la bouche ouverte sur une petite poignée de dents longues et jaunes. « T’aimes pas les femmes, sodomite ? »
Donnola ne put s’empêcher d’éclater de rire. Alors Isacco se mit à rire aussi, pour la première fois depuis des jours. Pas fort. Mais il rit. Et quelque chose bougea dans son âme. D’un pas vif, deux marches à la fois, il dépassa Donnola et rejoignit la petite fille.
« Attendez, docteur ! criait Donnola, haletant dans l’escalier. Du diable si on vous comprend ! Qu’est-ce qui vous arrive tout à coup ?
— Presse-toi !
— Ma parole, cet homme est fou », marmonna Donnola.
Au cinquième étage, traversant toute une foule d’hommes et de femmes, la petite fille guida Isacco dans un couloir étroit et sombre. La plupart des lanternes étaient éteintes ou cassées. Des dizaines de portes ouvraient sur ce couloir, collées les unes aux autres. Certaines étaient ouvertes, et Isacco, en passant, entrevoyait des corps mêlés dans des ébats sommaires sur des couches crasseuses.
La fille de la prostituée passait devant sans montrer le moindre trouble. Arrivée à une petite porte où était peinte la silhouette maladroite d’une femme provocante et dénudée, elle frappa trois fois puis une seule et dit : « C’est moi.
— Tu es seule ? dit une voix faible à l’intérieur.
— Je suis avec le docteur. »
Un sanglot étouffé leur parvint. Puis : « Entre ».
La petite prit une clé qu’elle portait accrochée au cou et la fit tourner dans la serrure. Avant de pousser la porte, elle se tourna vers Isacco. « Guérissez ma mère, docteur… s’il vous plaît. » Et elle se mordit la lèvre inférieure pour arrêter ses larmes. « Et ne lui dites pas que j’ai pleuré », ajouta-t-elle dans un murmure.
Isacco acquiesça. Mais il se sentit de nouveau écrasé par la responsabilité. Il aurait mieux fait de partir en disant à la petite que sa mère était condamnée, et qu’elle souffrirait toutes les peines de l’enfer avant de mourir rongée par la maladie.
« Me voilà », dit Donnola, qui les rejoignit.
Isacco le regarda : « Qu’est-ce qu’on fait ? », lui demanda-t-il à voix basse.
La petite les fixait.
Donnola, sur le moment, ne répondit pas.
« Faites ce que vous avez fait pour Marianna, dit la petite, les yeux rouges. Même si elle meurt… », et elle retint un sanglot. « … Faites-la mourir heureuse comme Marianna. » Puis elle sortit de sa poche un mouchoir vert qu’elle dénoua, et tendit un marquet au docteur.
Isacco avait la tête lourde de tout le vin des jours précédents. Il huma l’air malsain du couloir et regarda le marquet dans la main de la petite fille. C’était une pièce de monnaie qui ne circulait que parmi les enfants et les crève-la-faim. Il referma la paume sale de la petite autour de la monnaie des pauvres.
« Garde-le pour toi », lui dit-il.
Puis il entra.
« Mets-toi aux rames, dit Mercurio en sautant dans la Zitella, la barque du pêcheur qui l’avait emmené à Venise la première fois.
— Où vous voulez aller, votre Seigneurie ?
— Rio della Tana, et ensuite Porte de l’Arsenal. »
L’homme hésita. « Rio della Tana ? demanda-t-il d’une voix plus faible. Il n’y a rien… Juste les remparts… »
Mercurio s’assit à la proue et tourna le dos sans répondre.
« Tonio ! », s’écria alors le pêcheur. Un grand gaillard avec une boucle en or à l’oreille gauche apparut. « Appelle ton frère, va falloir ramer. »
Tonio se tourna. « Berto ! Aux avirons ! », cria-t-il.
L’instant d’après apparut un autre gaillard, plus costaud encore, avec la même boucle d’oreille.
Mercurio les regarda. L’idée de se retrouver au milieu de la lagune avec ces deux géants ne lui plaisait guère.
« Monsieur est un ami de Scarabello », dit alors le pêcheur.
Les deux géants s’inclinèrent à la seule écoute de ce nom. « Votre Seigneurie…, lança l’un des deux à l’intention de Mercurio.
— On va à l’Arsenal », dit le pêcheur.
Les frères s’assirent sur le banc central et remontèrent les manches de leur tunique, malgré le froid.
« On ira plus vite si c’est eux qui rament, dit l’homme. Ils sont bonevoglies tous les deux.
— Quoi ?
— On est galériens volontaires, payés à la pièce », répondit Tonio. Il lui montra une marque en cercle sur la peau de son poignet, comme une cicatrice ou un cal. « Même volontaires, on nous enchaîne pendant les batailles, pour qu’on n’ait pas envie de sauter à la mer et de prendre la fuite », ajouta-t-il en riant.
Mercurio hocha la tête devant ce poignet aussi large que son bras.
Le pêcheur largua les amarres et poussa la barque loin du môle. Tonio et Berto se regardèrent pendant la manœuvre, puis prirent une profonde inspiration et plongèrent les rames dans l’eau.
« Et scie… et vogue… et scie… et vogue… », scanda Tonio.
Les rames de vieux hêtre grinçaient sous la poussée puissante des deux frères.
« Doucement, vous allez me les casser ! cria le pêcheur, qui était à la barre. »
Ils se mirent à rire mais ne ralentirent pas.
En un instant, la barque atteignit une vitesse que Mercurio n’avait jamais connue. La proue s’enfonçait avec vigueur dans l’eau qu’elle fendait en deux vagues d’écume. Chaque fois que les rameurs disaient “vogue”, Mercurio devait se tenir au banc pour ne pas tomber, entraîné par la force qu’ils imprimaient à l’embarcation. Il les regarda. Ils avaient l’air de s’amuser, nullement fatigués en dépit de la sueur qui perlait déjà sur leur visage.
Le brouillard ne permettait pas d’y voir à dix pas, mais le pêcheur les guidait avec assurance dans les canaux bordés de joncs. Mercurio ignorait où ils étaient. Ils avancèrent à cette vitesse folle pendant une demi-heure, sans que les deux géants donnent le moindre signe de faiblesse.
Mercurio était plongé dans ses pensées. Il avait déjà étudié un plan pour entrer dans l’Arsenal. Il n’y en avait pas d’autre possible. Comme il n’y avait pas d’autre relation possible avec Scarabello. Pour le moment, cet homme le tenait. Un jour pourtant, tôt ou tard, ce serait lui qui gagnerait, comme avec les curés de l’orphelinat ou Scavamorto ou les gardes du pape.
« On est au rio della Tana, votre Seigneurie », dit le pêcheur.
Mercurio émergea de ses réflexions. Sur sa gauche s’élevaient les remparts de l’Arsenal. Il leva les yeux. Ce serait un sacré plongeon. Mais avec ces deux géants à la rame on pourrait toujours tenter de les suivre, on ne les rattraperait pas. « Je vais avoir besoin de vous. Tous les trois. Dans quelques jours.
— Qu’est-ce qu’on doit faire ? demanda Tonio.
— Vous devrez m’attendre ici, au coucher du soleil, répondit Mercurio. Quand j’arriverai… il faudra être très rapides.
— Votre Seigneurie, moi je…, intervint le pêcheur.
— Vous serez payés trois sols d’argent chacun.
Les deux galériens s’illuminèrent.
— Votre Seigneurie… », insista le pêcheur.
Mercurio lui pointa l’index sur la poitrine. « Toi, tu as encore quelque chose à te faire pardonner. Je pourrais même te demander ça pour rien. Ou dire à Scarabello que tu as refusé de m’aider. »
Le pêcheur pâlit et baissa la tête.
« Maintenant, emmenez-moi à la Porte de Terre, je veux parler avec des gens de l’Arsenal. À quoi on les reconnaît ? »
Quand ils arrivèrent à la DarsenaVecchia, ils accostèrent à un quai où une énorme péate déchargeait des balles de chanvre brut destiné à fabriquer des cordages.
« Voyez, dit le pêcheur à Mercurio en lui désignant des hommes vêtus de haillons, ceux-là sont de simples manœuvres, des débardeurs. Les autres, avec leur uniforme gris et la rayure blanche et rouge sur leurs chausses… sont des arsenaliers. »
Mercurio lui mit une tape sur l’épaule. « Merci », dit-il. Puis il sauta à terre.
« Votre Seigneurie », appela le pêcheur qui l’avait suivi sur la fondamenta et s’arrêta devant lui, la tête basse. Il prit une ou deux inspirations puis parla tout bas, sans lever les yeux de terre. « Je voulais vous demander pardon pour ce qui s’est passé avec Zarlino, la première fois qu’on s’est rencontrés. J’ai été lâche, vous aviez raison. C’est vrai que… ». L’homme se torturait les doigts. « Voilà, c’est vrai que je suis lâche… » Il respira à fond, puis haussa les épaules. « Acceptez mes excuses, votre Seigneurie. »
Mercurio ne s’attendait pas à cette situation. Il ne sut que répondre. « Comment tu t’appelles ? finit-il par demander.
— Battista, dit le pêcheur.
— Et moi Mercurio. Arrête de m’appeler “seigneurie”. »
Le pêcheur leva la tête et sourit. Il hocha la tête, reconnaissant, et dit : « Ciao ».
Mercurio fronça les sourcils « Ciao ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Pour se saluer, la coutume est de dire schiavo vostro, “je suis votre esclave”. Dans notre langue, schiavo se dit s-ciavo. Avec le temps, des lettres se sont perdues… on ne sait pas où ! dit-il en riant.
— Il me plaît, ce mot-là, dit Mercurio en lui tapant sur l’épaule. Ciao, Battista. »
Le pêcheur le retint, en rougissant. « C’est dangereux ce qu’on doit faire dans le rio della Tana ? Parce que j’ai une femme et deux enfants qui sont encore petits…
— Mais non, mentit Mercurio. C’est une bêtise. Ciao, Battista. »
Battista sourit, content. « Ciao… Mercurio. »
Le garçon lui fit un clin d’œil, glissa ses mains dans ses poches et passa tout près de la zone de déchargement. Il salua de la tête le groupe d’arsenaliers. Personne ne lui répondit, à part un jeune homme qui devait avoir son âge.
Il avait l’air cordial. Il ferait l’affaire.
Mercurio feignit de continuer tout droit puis se cacha derrière un bâtiment pour l’observer. Le soleil allait se coucher. Bientôt, la péate s’éloigna et une autre barque arriva, large et basse, à fond plat, les armes de l’Arsenal peintes sur le flanc. Les arsenaliers y chargèrent les balles de chanvre, puis la barque vira et remonta le canal en direction de la Porte d’Eau. Les hommes se saluèrent puis partirent par groupes de deux ou trois vers les logements que leur accordait la Sérénissime.
Il suivit discrètement l’arsenalier qui avait répondu à son salut. Quand il le vit rejoindre ses collègues et entrer dans une vaste construction à deux étages, il fut déçu. Si le jeune homme rentrait chez lui, Mercurio n’avait plus aucun moyen d’engager la conversation avec lui. Mais le garçon réapparut l’instant d’après, lançant des regards alentour pour vérifier que ses camarades étaient loin. Mercurio se tapit dans l’ombre et le vit se diriger d’un pas rapide vers une calle sombre. Ce type avait quelque chose à cacher.
L’arsenalier alla jusqu’au milieu de la ruelle où brillait faiblement une lanterne, ouvrit une porte et disparut.
C’était une taverne. Mercurio jeta un coup d’œil par une petite fenêtre. Il vit le jeune homme se jeter avec avidité sur le verre de vin que lui tendait la tenancière. “Tu aimes boire, se dit-il. C’est bon pour moi.” Puis il vit l’arsenalier s’asseoir à une table où l’on jouait aux dés. “Et tu aimes jouer de l’argent. De mieux en mieux.”
L’arsenalier, qui s’apprêtait à lancer les dés, fit signe à une fille de s’approcher. Elle le rejoignit avec satisfaction et rit quand le garçon, avant de lancer les dés, les frotta sur ses seins. “Et tu aimes les putains, pensa Mercurio. Tu es mon homme.”
Mercurio entra dans la taverne sans un regard pour l’arsenalier, alla vers le comptoir où la tenancière s’épouillait avec nonchalance et fit rebondir un matapan sur la surface de bois, assez fort pour qu’on entende le bruit de la pièce aux tables voisines. Dans l’air vicié par l’haleine des clients flottait une odeur de vin rance et de ragoût de viande caramélisée. Il donna une claque sur le derrière de la fille qui s’était laissé frotter les dés sur les seins.
Celle-ci voulut réagir méchamment, mais Mercurio sortit un autre matapan d’argent et le laissa tomber dans son décolleté. Alors elle rit, avec une grimace pleine de malice.
Mercurio s’assit de façon que l’arsenalier le voie. Il invita la fille à s’approcher et poussa vers elle son verre de vin, qu’il n’avait pas la moindre intention de boire. Il savait que c’était son point faible : il ne tenait pas le vin. La fille le but d’un trait et claqua le verre sur le comptoir.
L’arsenalier, qui s’apprêtait à lancer les dés, appela la fille.
Mercurio lui remplit son verre. Elle bougea la poitrine, provocante, en direction de l’arsenalier, et glissa deux doigts dans son décolleté pour récupérer le matapan d’argent. Elle ferma à demi les paupières et haussa les épaules. Puis elle donna un baiser à Mercurio et avala le second verre.
L’arsenalier lança les dés, mécontent, et perdit. Il tapa du poing sur la table et se leva, malgré les protestations de ses camarades de jeu. Furieux, il attrapa la fille par le poignet. « Quand je te dis de venir me porter chance, tu viens. » Il se tourna vers Mercurio, l’air provocant. « T’as quelque chose à redire ? »
Il n’était pas costaud. Mercurio en aurait facilement raison. Il avait l’agressivité de ceux qui ont une position sociale. Comme les nobles, qui se croient mieux nés et par conséquent inattaquables. Ce garçon pensait qu’il avait plus de droits que les autres et que tous le savaient. Pourtant ce n’était pas un dur. Au contraire. Il avait un regard de faible. Mais sympathique aussi, se dit Mercurio. Sa première impression avait été la bonne.
« Oui, j’ai quelque chose à dire, fit Mercurio.
— Quoi ? », dit le garçon en serrant les poings, mal à l’aise.
Mercurio le regarda sans agressivité. « Je pense que cette pute devrait comprendre que c’est un grand honneur d’être choisie par un arsenalier… »
Le garçon fronça les sourcils, pris à contre-pied.
« Je peux t’offrir à boire ? insista Mercurio. Et toi, tire-toi, fit-il à la fille en la poussant.
— Celui-là, je le garde, dit la fille en serrant dans son poing le matapan d’argent.
— Je lui ai donné un matapan pour payer à boire à tout le monde, les amis ! cria Mercurio aux clients de la taverne.
— Un autre matapan ? », s’exclama la tenancière en se penchant rapidement par-dessus le comptoir pour attraper la fille, qui chercha à l’éviter. Mais la femme la saisit aux cheveux et la retint, pendant que deux clients se levaient pour lui prendre la pièce. Ils la remirent à la tenancière et crièrent : « À boire pour tout le monde ! »
La fille regarda Mercurio avec hargne. « Salaud, lui lança-t-elle.
— La vie est dure, dit Mercurio. Je suis désolé.
— Va te faire foutre !
— Tire-toi, casse pas les couilles, fit l’arsenalier, qui s’assit près de Mercurio. On se connaît ? », lui demanda-t-il.
Ils s’étaient rencontrés quelques instants plus tôt, et l’autre ne le reconnaissait pas. Il n’était pas du tout physionomiste, un autre avantage pour ce que Mercurio avait en tête.
« Non, on se connaît pas, lui répondit-il. Tu crois qu’un type comme moi aurait oublié, s’il connaissait un arsenalier ? »
Le garçon bomba le torse.
À cet instant-là, Mercurio sut qu’il l’avait à sa main. Et qu’un jour ou l’autre il se libérerait du joug de Scarabello et déciderait de sa propre vie. Pour le moment, il allait s’amuser avec ce pigeon.
« Raconte-moi comment c’est, ta vie », lui dit-il.
Costanza Namez — dite “République” parce qu’elle était le bien de tous à Venise, en tout cas des hommes — vivait avec sa fille Lidia dans une chambre misérable au cinquième étage d’une des “Tours”, comme on appelait ces bâtiments très hauts de Castelletto. Quand Isacco pénétra dans la pièce, il y régnait une odeur nauséabonde, due à l’état bien avancé de la maladie, ou à la simple incurie.
La chambre avait une petite fenêtre, coupée à la moitié par une paroi construite pour créer une seconde pièce occupée par une autre prostituée, et ainsi doubler les gains. Sous cette demi-fenêtre, une couche étroite où République gisait sur un matelas de son grouillant de punaises. Un rideau accroché à un fil courait le long de la pièce, séparant cette partie “privée”, si l’on pouvait dire, de la zone de travail près de l’entrée, où se trouvait une autre couche misérable mais plus large, sur laquelle République satisfaisait ses clients.
Mais depuis plus d’un mois, il n’y avait plus de clients. Le bruit s’était répandu très vite. Tous savaient que République avait attrapé la maladie contagieuse.
Isacco s’approcha du lit où la femme était couchée. Lidia, assise près d’elle, lui tenait la main. République était en nage, fiévreuse. Le docteur la regarda. Elle était loin d’être belle. L’ovale de son visage était irrégulier ; ses incisives supérieures, grandes et saillantes sous un nez pointu, la faisaient ressembler à un rongeur. Isacco découvrit les qualités de République quand Lidia déshabilla sa mère pour que le docteur puisse l’examiner. Bien que petite, elle avait un sein généreux, rond, blanc comme du massepain et sillonné de fines veines bleutées. Ses hanches étaient rondes et douces, comme un instrument de musique, et la toison de son pubis, plus sombre à la base, était couleur d’or.
« C’est moi qui lui fais la teinture », dit fièrement sa fille, écartant les jambes de sa mère pour montrer à Isacco la première pustule qui y était apparue.
Isacco reconnut les signes de la maladie qui avait mené Marianna à la mort. « Recouvre-la », dit-il à Lidia. Puis il se tourna vers Donnola. « Uva ursina, arnica, griffe du diable, bardane, calendula, grains d’encens… et fais-toi préparer aussi de l’huile de Palo Santo, lui dit-il.
— Et pas de thériaque, ajouta Donnola avec un sourire.
— Pas de cette abominable thériaque », acquiesça Isacco. Donnola sortit. Isacco ôta sa houppelande et son bonnet jaune et remonta les manches de sa chemise. « Au travail, dit-il à la petite fille. J’ai besoin de linges de lin, propres si possible, et d’eau chaude pour rincer les blessures.
— On n’en a pas ici, dit Lidia. Je dois aller chez Bouche d’or.
— Eh bien, vas-y, chez cette… Bouche, fit Isacco, voyant que la petite ne bougeait pas.
— Pas pour le moment. » Lidia baissa la tête et sourit. « Quand on est passés j’ai entendu qu’elle travaillait.
— Ah, je comprends. » Le docteur déplaça le rideau, pour faire entrer un peu de lumière. « Et il y en a pour longtemps, d’après toi ? »
Lidia haussa les épaules.
« Je vois », souffla Isacco. Il s’approcha de la fenêtre. « Comment on l’ouvre ? Ta mère a besoin d’air pur.
— Elle s’ouvre seulement par l’autre côté de la pièce, répondit Lidia.
— Eh bien, vas-y. »
La petite fille posa l’oreille contre la paroi de séparation des deux pièces. « On peut pas. La Cardinale travaille.
— La Cardinale ? »
Lidia rit. « Quirina s’habille toujours en rouge et elle ressemble plus à un homme qu’à une femme. »
Isacco frappa au mur, impatienté. « Ouvre la fenêtre, Cardinale !
— Va te faire foutre, connard ! entendit-on de l’autre côté.
— Elle a même la voix d’un homme, dit Isacco à Lidia.
— Et elle cogne comme un homme, ajouta la petite fille.
— Alors mieux vaut ne pas insister. » Il s’assit sur la couche, à côté de République et posa la main sur son front. Puis s’adressa à Lidia. « Va voir si on peut au moins faire chauffer de l’eau chez cette… Bouche d’or, tu dis ?
— Oui, on l’appelle comme ça parce que…
— J’imagine, la coupa Isacco. Reste devant sa porte jusqu’à ce qu’elle soit libre, et reviens avec de l’eau et du linge, tu seras gentille. »
La petite fille regarda sa mère.
« Je reste avec elle », lui dit Isacco.
Lidia sortit.
Isacco prit un pan de la couverture et nettoya la sueur du front de République.
La prostituée ouvrit les yeux. Ils étaient rouges mais conscients. « Je fais toujours semblant de dormir, parce que ça me fait tellement de chagrin de regarder ma petite fille. »
Isacco fut étonné. C’était une voix extraordinairement belle, déplacée dans cette physionomie.
République sembla comprendre sa pensée. « Je fais le noir dans la chambre et je dis aux hommes ce qui les excite le plus… Ils apprécient beaucoup.
— Je vois ça, dit Isacco. Comment te sens-tu ? Ça a commencé quand ?
— Docteur, écoute, dit République de sa voix sensuelle. Je sais que je vais mourir. Fais-moi mourir doucement, comme tu as fait avec Marianna. Quand je suis allée la voir, ma maladie venait de commencer. Elle m’a dit que tu l’aidais à mourir en paix. Elle te bénissait pour ce que tu faisais. Elle n’a jamais pensé qu’elle pourrait guérir… mais elle m’a dit…
— Arrête maintenant. Tu ne mourras pas. »
République le regarda en silence. « Je n’ai pas d’argent », finit-elle par dire. Et elle rit, de ce rire mélancolique et sage qu’ont toujours les putains, pensa Isacco. « Et je suis pas sûre que tu veuilles être payé en nature. »
Le docteur lui sourit.
« Je suis arrivée jusqu’à présent à éviter le métier à ma petite, continua République. Mais après ? Quand je n’y serai plus, comment elle fera ? »
Isacco sentit son estomac se nouer mais ne sut que répondre. Il lui tint la main, tête baissée, espérant que la petite reviendrait vite, et Donnola aussi. Quand il avait pensé que son nouveau destin serait d’être médecin, il n’avait pas imaginé que cela voudrait dire vivre avec la présence constante de la mort, et presque toujours avec l’impuissance. “Mais c’est peut-être là que tu voulais me faire arriver, se dit-il comme s’il parlait à sa femme. Je devais respirer l’odeur de la mort pour accepter la tienne.”
La porte s’ouvrit d’un coup et une figure imposante, avec deux seins vastes et fermes qui ballottaient dans une tunique rouge, entra dans la pièce. « C’est toi le casse-couilles de tout à l’heure ? »
Isacco se leva d’un bond. Il mesurait un bon empan de moins que cet être étrange qui, à l’évidence, était la Cardinale. « Je suis désolé… je suis médecin et…
— Comment elle va ? dit la Cardinale.
— Pas bien.
— T’as besoin de quoi ?
— Je veux changer l’air dans la chambre, fit Isacco.
— T’aurais pu le dire avant, marmonna la Cardinale en sortant.
— Oui, je suis bête, dit Isacco tout bas.
— C’est une brave femme », fit République.
La fenêtre s’ouvrit.
« Reste sous les couvertures », lui dit Isacco. Puis il alla dans la pièce à côté, chez la Cardinale. « Merci. Maintenant il faudrait nettoyer un peu. C’est important. »
Il crut que la Cardinale allait lui envoyer un coup de poing dans la figure mais elle sortit sur le palier, se pencha par-dessus la rambarde et cria : « Qui a un balai, de l’eau et des chiffons ? Il faut faire le ménage chez République. Allez, gourdasses, me faites pas descendre sinon je viens vous péter les dents ! » Elle se tourna vers Isacco et dit : « Elles arrivent ».
Peu après surgirent deux prostituées armées de seaux, de chiffons et de brosses. L’une d’elles avait même apporté un peu de lessive. Sans rien dire, elles se mirent à genoux et commencèrent à laver le carrelage. La Cardinale, pendant ce temps, débarrassa les vêtements sales, le bric-à-brac, les restes de repas, et jeta la vaisselle sale dans une cuvette où une autre prostituée les lava avec de l’eau et de la cendre.
En un clin d’œil, la chambre avait été remise à neuf et la mauvaise odeur avait presque disparu. Quand Donnola arriva avec les médicaments, et Lidia avec l’eau bouillante et les linges de lin, ils n’en croyaient pas leurs yeux. La fenêtre fermée, on alluma un bon feu dans la cheminée. Une petite foule de femmes s’était rassemblée dans la chambre.
« À présent, je dois soigner République », dit Isacco. Les prostituées acquiescèrent mais ne bougèrent pas. « Tu es sûr que tu sais ce que tu fais, docteur ? », demanda la Cardinale, sceptique.
Isacco lui sourit.
« Allez, pétasses, cassez pas les couilles et tirez-vous », tonna la Cardinale en faisant un signe à ses collègues.
Les prostituées quittaient peu à peu la pièce quand des murmures effrayés se répandirent parmi elles.
Tout à coup, un homme habillé de noir, suivi de deux autres dont l’un était borgne, fit son entrée. Il portait au côté une épée dont le fourreau était glissé dans une large ceinture de soie.
« Scarabello… », chuchota Donnola, d’un ton craintif.
Scarabello regarda autour de lui, huma l’air et ne daigna pas remarquer Donnola. Il fixa Isacco, vit la houppelande et le bonnet jaune sur une chaise. Puis son regard se posa sur les prostituées. « Qu’est-ce qu’il se passe ?
— On a nettoyé la… », commença la Cardinale.
Scarabello lui fit signe de se taire. Il respira l’air à nouveau. « Cette pièce doit être libérée, dit-il sans regarder personne en particulier. Vous le savez, hein ? »
Les prostituées baissèrent la tête. Mais personne ne parla.
« Et ma mère, qu’est-ce qu’elle va devenir ? dit Lidia.
— C’est pas mon problème, fit Scarabello d’une voix coupante. Je suis désolé, mais c’est pas mon problème. » Il observa la petite, d’un œil détaché et professionnel. « Sauf si tu la remplaces. »
Lidia devint toute rouge. Ses yeux s’emplirent de peur.
Il y eut un murmure.
Puis Lidia dit : « D’accord.
— Non, Lidia ! gémit sa mère depuis son lit.
— Non, pas d’accord ! intervint Isacco en faisant un pas vers Scarabello. Quel genre d’homme êtes-vous ? Cette femme… »
En un instant, Scarabello avait tiré son épée du fourreau et la pointe aiguisée de l’arme était sous le menton d’Isacco, qui se tut.
Scarabello le fixa en silence. Puis il tourna l’arme vers Lidia. « Alors, on est d’accord, petite. Je me fiche de ce que tu gagnes. Je veux un sol d’argent par semaine et je n’accepterai aucun retard…
— Comment pouvez-vous ? », explosa Isacco, indigné.
Scarabello bondit, rapide, en pivotant sur lui-même, l’épée au bout de son bras tendu. Mais Isacco avait grandi sur le port de Negroponte, au milieu des bagarres. Il fit un saut en arrière pour éviter le tranchant puis, avant que Scarabello ne revienne en place, il se projeta vers l’avant et se retrouva directement au contact, mais à son avantage. Le borgne et l’autre sortirent rapidement leurs couteaux.
« Scarabello, non ! s’écria Donnola en se mettant entre eux, les bras écartés. Non, le docteur ne voulait pas te manquer de respect. Il ne sait pas qui tu es, il est nouveau… Je t’en supplie… »
Les prostituées retenaient leur souffle.
Scarabello fit signe à ses hommes de ne pas bouger. Puis il poussa Isacco loin de lui, d’un coup d’épaule. « Comment fait donc un médecin, juif, en plus, pour connaître les règles du combat ? lui demanda-t-il, avec une pointe de respect dans la voix.
— J’ai grandi dans des endroits pires que celui-ci. »
Scarabello le fixa, avant d’éclater de rire. Il se tourna vers les prostituées. « Vous voyez ? Vous vous plaignez toujours que c’est l’enfer ici, et le docteur vous dit qu’en fait c’est pas si mal. »
Les prostituées restèrent sérieuses.
« Je suis désolé, monsieur, dit Isacco. Mais essayez de comprendre… cette petite est…
— Essaie toi-même de comprendre, docteur ! », dit Scarabello en haussant le ton. Il remit son épée au fourreau et s’approcha de lui, son visage face au sien. « Ce sont les affaires. Les Tours sont un lieu de travail. Et le travail doit rapporter de l’argent, sinon c’est pas du travail. Cette chambre ne lui appartient pas. » Il alla jusqu’au lit ou gisait la prostituée. « République, tu l’as achetée, cette chambre ?
— Non, répondit-elle doucement.
— Pendant toutes ces années, tu as gagné plus d’un sol d’argent par semaine, non ? lui demanda Scarabello, qui se tourna vers Isacco.
— Oui…
— Et il y a des tauliers qui demandent deux, ou même trois sols d’argent pour leurs chambres ?
— Oui…
— Tu étais contente de prendre une chambre chez Scarabello, hein ? J’ai été juste avec toi ?
— Oui…
— Bien. Vous avez entendu ce que vous deviez entendre, docteur. Vous pourrez soigner République quand la petite ne travaillera pas. » Scarabello lança un dernier regard à Isacco.
« Et alors ? intervint la Cardinale. Où est le problème ? Lidia fera la putain. Je m’occuperai de lui apprendre et de lui procurer ses premiers clients. D’accord ? »
République, dans son lit, éclata en sanglots.
« Arrête donc, pauvre pétasse, lui dit la Cardinale, agacée. Scarabello a raison. Ça suffit maintenant. »
République se couvrit le visage avec la couverture.
Scarabello renifla l’air à nouveau. « Ah, toutes les chambres devraient être parfumées comme celle-ci. Tu vas te faire une fortune, petite. Mais tâche de te remplumer un peu, crois-moi. Les sacs d’os, ça leur plaît pas, aux hommes. » Alors seulement Scarabello parut s’apercevoir de la présence de Donnola. « Dis-moi un peu, pourquoi un garçon qui travaille pour moi, un certain Mercurio, devrait avoir tellement envie de te retrouver ? »
Donnola lança un rapide coup d’œil à Isacco. Puis il secoua la tête et haussa les épaules. « Qui peut savoir, Scarabello ? répondit-il en essayant de sourire. Comment tu as dit qu’il s’appelait, ton homme ? »
Scarabello se tourna vers Isacco. Il sourit. « Que de mystères pour un seul docteur… » Puis il se tourna à nouveau vers Donnola. « À mon avis, c’est une histoire de femme, ajouta-t-il. En tout cas, je lui dirai qu’il peut te trouver ici. J’imagine que tu es l’assistant du docteur, non ?
— Ben, tu sais comment je suis, fit Donnola. Un jour ici, un jour là… »
Scarabello rit et se tourna vers Isacco. « Alors, qu’est-ce que tu penses du Castelletto, docteur ? Tu croyais que vous étiez les seuls à être enfermés, vous les Juifs, hein ? T’as remarqué que les putains sont obligées de se balader avec un foulard jaune autour du cou ? Il y a des ressemblances entre les Juifs et les putains, on dirait. Par conséquent, bienvenue, docteur. Fais comme chez toi. » Scarabello rit encore et s’en alla.
Dans la pièce, un silence lourd descendit. On n’entendait que les sanglots étouffés de République, qui pleurait sous la couverture. Les prostituées regardaient la Cardinale avec réprobation. Mais aucune ne parlait car elles craignaient ses coups de colère.
« T’en fais pas, maman, dit Lidia dans le silence général, d’une voix qui tremblait. Ça me pèsera pas de faire le métier, tu verras… »
République sanglota.
« Pourquoi tu pleures, espèce d’idiote ? fit la Cardinale en s’approchant du lit et en découvrant République d’un geste violent. Tu crois vraiment qu’on va faire de ta fille une putain ? Par la misère, t’es qu’une pétasse imbécile. Scarabello aura son sol d’argent chaque semaine, mais pas question que Lidia fasse la pute. » Elle se tourna vers les autres prostituées, qui la regardaient, ébahies. « Commencez à mettre des sous de côté, gourdasses. Il faut une pièce d’argent par semaine pour République. Et vous pouvez être sûres que Scarabello, s’il a sa pièce, viendra pas vérifier. »
République pleura plus fort encore. Elle saisit la main de sa fille et l’attira à elle.
« Bon, assez pleurniché ! », marmonna la Cardinale. Puis elle donna une claque sur l’épaule d’Isacco. « Te fais pas tuer par Scarabello. On a besoin de toi ici, docteur. Et mets-toi au travail, sinon qu’est-ce que tu fais là ?
— Juste, dit Isacco. Tout le monde dehors ! »
Ils étaient vêtus de noir et se tenaient debout, sans parler, deux à la proue et deux à la poupe. Le gondolier, vêtu de noir lui aussi, ramait en silence. L’eau était immobile, limoneuse, une mer d’huile. Le bourreau, sa capuche baissée sur le visage, était assis sur le banc à côté de Mercurio. Celui-ci avait les bras attachés dans le dos et se tenait la tête basse, regardant le fond humide de la gondole et les mains du bourreau, maigres et délicates, avec des doigts longs et fins.
La gondole s’arrêta.
Mercurio releva la tête et regarda autour de lui. Ils se trouvaient dans une zone d’eaux ouvertes. La rive, tant à droite qu’à gauche, n’était qu’une ligne floue bordée de roseaux clairs. On ne voyait aucune habitation. Le silence était si parfait et si absolu que le frisson de la gondole sur l’eau semblait être un blasphème.
Le bourreau lui fit signe de se mettre debout.
Mercurio se leva, instable.
Un des deux officiers à la proue lui attacha au bras gauche le parchemin portant la condamnation pour ce qu’il avait fait à l’Arsenal.
Le bourreau prit une corde et, de ses mains fuselées et habiles, comme une araignée tissant sa toile, tressa la corde et forma un nœud coulant. Il la passa au cou de Mercurio. Puis lui fit signe de se mettre debout sur le banc.
Mercurio monta.
« C’est ici que vous mourez tous », dit le bourreau, et il le poussa.
Mercurio tomba de la gondole. L’eau glacée lui coupa le souffle. Il essaya de sortir la tête pour la garder à la surface mais il peinait, n’ayant que les jambes de libres. Il se tourna vers la gondole. Tous le regardaient. Le bourreau liait l’autre extrémité de la corde à une pierre carrée, avec un gros trou en son centre. Il leva la pierre au-dessus de sa tête. Le temps s’arrêta. Il la lança en l’air et elle retomba en soulevant une gerbe d’eau.
Mercurio sentit tirer violemment sur son cou. Il essaya de résister. Mais en un instant sa tête était sous l’eau. Pendant qu’il coulait, il donnait de furieux coups d’échine, s’arquant de toutes ses forces, sans pouvoir arrêter sa descente vers le gouffre noir. Il vit la silhouette de la gondole disparaître peu à peu.
Il donna des coups de reins encore plus forts. Soudain, alors qu’il désespérait et sentait ses forces diminuer, la corde se tendit et cessa de le tirer vers le fond.
Mercurio vit le bout de la corde coupé, effiloché. L’espoir lui donna la force de lancer des ruades encore plus fortes. Il banda les muscles de ses bras. Les nœuds qui enserraient ses poignets se défirent. Il commença à nager vers la surface. Mais à mi-chemin de sa remontée, un courant très puissant le poussa de côté et le coinça dans une sorte de grotte, creusée dans un rocher.
Une fois à l’intérieur, il sentit que ses poumons ne tiendraient pas longtemps. Vers le haut, il vit une lumière et comprit qu’il se trouvait dans une sorte de puits. Il nagea le plus vite possible, profitant du courant qui remontait vers la surface. Il voyait la lumière approcher d’instant en instant. Bientôt il pourrait respirer.
Alors que la lumière se rapprochait, sa remontée fut brusquement interrompue par une grille de fer qui lui barrait le chemin. Mercurio tendit la main, la sentit sortir de l’eau. Il sentit la tiédeur du soleil. Il s’agrippa à la grille et la secoua de toutes ses forces, essayant de la desceller du rocher dans lequel elle était fixée.
Tout à coup, il sentit qu’on lui touchait l’épaule.
Il se tourna.
Face à lui, tout près, le visage de l’ivrogne qui s’était noyé dans la fosse d’égout, à Rome. Le même ivrogne qui l’avait sauvé lui disait à nouveau de nager à contre-courant. Et comme alors, l’ivrogne avait la langue gonflée, les yeux injectés de sang, grands ouverts, presque sortis des orbites.
« Mercurio… », disait-il. Il s’agrippait à son épaule et le retenait. « Mercurio… Mercurio… »
Mercurio hurla, avec tout le souffle qui lui restait.
« Mercurio, réveille-toi ! »
Mercurio se retrouva assis dans son lit, haletant, en nage.
Anna del Mercato le secouait par les épaules.
Mercurio porta la main à son cou. Il n’y avait pas de corde, pas de condamnation attachée à son bras, pas de grille ni d’ivrogne. Incapable de parler, il respirait péniblement.
« Tu m’as fait peur, dit Anna. Tu ne te réveillais pas et tu ne respirais plus. Tu étais tout bleu… »
Mercurio déglutit. Il acquiesça, les yeux écarquillés.
« Maintenant, ça va ?
— Oui… »
Anna lui passa la main dans les cheveux. « Tu es trempé. »
Mercurio la regardait sans parler.
« À quoi est-ce que tu rêvais ?
— À rien…, répondit Mercurio en secouant la tête, tandis que sa respiration commençait à redevenir régulière.
— Tu es rentré en pleine nuit. »
Mercurio ne répondit pas.
« Essuie-toi et puis descends prendre ton déjeuner. » En sortant de la pièce, elle passa près d’un tas de vêtements gris roulés dans un coin. Elle voulut le prendre.
« Non ! », cria Mercurio.
Anna s’arrêta net, la main tendue. Puis, sans un mot, elle sortit et ferma la porte derrière elle.
Mercurio resta immobile, assis dans le lit, frissonnant.
“Ils ne te prendront pas. Tu ne vas pas mourir”, se dit-il.
Demain, il essaierait d’entrer à l’intérieur de l’Arsenal. Et, s’il y parvenait, il volerait les grands cacatois pour l’armateur, comme il l’avait promis à Scarabello. Mais le type de mort auquel il serait condamné s’il se faisait prendre le terrorisait.
Il se leva et alla jusqu’au paquet de vêtements. Il déplia sur le lit le pantalon large qui s’arrêtait aux genoux. Les chausses grises avec la rayure blanche et rouge sur le côté. La tunique à plis, ample et évasée, qui descendait jusqu’en bas du pantalon. Et le bonnet à bandeau étroit dont la partie supérieure devait retomber mollement sur le côté et frôler l’épaule.
“Tu ne vas pas mourir, se répéta-t-il. Tu as un bon déguisement et un bon plan. Tu es plus fort que ces Vénitiens à la con qui noient les gens.”
La veille, à la taverne, il avait saoulé l’arsenalier. Il s’était fait tout raconter de l’Arsenal, du nombre considérable d’hommes qui y travaillaient, des différentes tâches à exécuter, des dépôts, des bassins, des squeri[16]. Quand ils étaient sortis de la taverne, Mercurio savait tout ce qui pouvait lui être utile, à commencer par les horaires. L’arsenalier avait tellement bu qu’il ne tenait pas sur ses jambes. Ils étaient arrivés dans une calle sombre, derrière l’“Enfer”, le “Purgatoire” et le “Paradis”, les trois grands ensembles de logements construits derrière l’Arsenal pour les arsenaliers et leur famille. Là, Mercurio avait laissé le jeune homme par terre et l’avait dépouillé de son uniforme. Avant de s’échapper dans la nuit, il avait eu soin de tirer la cloche d’une porte pour ne pas le laisser mourir de froid.
Il regardait maintenant avec inquiétude la déchirure bien visible sur le côté de la tunique, là où était fixée la manche gauche : pendant que Mercurio le déshabillait, l’arsenalier s’était copieusement agité et la couture avait cédé. Le tissu, peut-être usé, avait craqué aussi. Un tel détail pouvait attirer l’attention sur lui, alors qu’il devait passer le plus inaperçu possible. Il allait devoir garder le bras serré contre le thorax, ce qui rendrait sa démarche peu naturelle. Mais il n’y avait pas d’autre solution.
“Tu vas pas mourir”, se répéta-t-il encore.
Puis il descendit à la cuisine, où Anna l’attendait avec une tasse de bouillon chaud, une tranche de lard croustillant, un demi chou-fleur bouilli et un morceau de pain tout juste sorti du four. Il mangea en silence, la tête penchée.
Anna ne lui adressa pas la parole non plus.
Quand il eut fini de déjeuner, il sortit pour éviter les questions. Il flâna sans but, pensant au lendemain. Longeant une partie du Canal Salso, il revint en arrière jusqu’au quai au poisson et confirma l’heure à Battista, puis se retrouva sur la place du marché. La foule emplissait la vaste place rectangulaire. Les étals se touchaient. Le parfum des fruits et des légumes frais se mêlait à l’odeur de ceux qui pourrissaient à terre. De grandes bassines, larges de deux brassées et hautes comme un homme, bouillonnaient d’anguilles. Les coutelas des marchands de poisson claquaient sur les étals trempés ; têtes et queues, jetées au sol, étaient piétinées par les passants. Des jarres ventrues de terre cuite, simples ou ornées, répandaient alentour leurs arômes de vin, de mélasse, de vinaigre et d’huile d’olive. Les vendeurs de tissus chantaient les louanges de leur marchandise. Les bouchers se paraient de colliers de saucisses et de bracelets de viande séchée. Les lainiers criaient le prix de leurs balles de laine cardée.
Mercurio se laissa enivrer par les voix et les odeurs, et marcha, poussé de-ci de-là, le bras parfois attrapé par un vendeur ambulant. Puis il se retrouva en face d’une boutique abritée par un grand auvent bleu. Il reconnut celle de l’usurier Isaia Saraval, auquel il avait racheté le collier d’Anna. Il s’arrêta devant la porte.
Un des gardiens de l’usurier le regarda de travers.
Mais Isaia Saraval, en le reconnaissant, lui dit « Bonjour, mon bon jeune homme », avec une légère inclinaison de tête pleine de dignité. Il éloigna son garde, qui disparut en conservant son expression agressive.
« Pourquoi n’exposez-vous pas votre marchandise, comme le font tous les autres ? demanda Mercurio, intrigué. Ce ne serait pas mieux pour les affaires ? »
Isaia Saraval sourit tristement. « Cela ne nous est pas possible, dit-il en ouvrant les bras, d’un geste résigné.
— Vous avez peur qu’on vous les vole ?
— Oh, non, non. La loi nous interdit d’exposer devant la boutique les objets mis en gage. Même ceux qui n’ont pas été retirés dans les délais. Si on veut quelque chose, on doit d’abord entrer.
— Pourquoi ? », demanda encore Mercurio, étonné.
L’usurier haussa les épaules et pencha la tête de côté, en serrant les lèvres.
« Parce que vous êtes juifs ?
— Et parce que nous sommes des prêteurs sur gage. »
Mercurio hocha la tête. « Quelle couillonnade, dit-il.
— Vous voulez voir quelque chose ? dit Isaia Saraval. Je suis disposé à faire un rabais pour un bon client comme vous.
— Le collier, c’était pour le rendre à la femme qui l’avait mis en gage…
— Vous n’avez pas une jeune fille à courtiser ? Une fiancée ? »
Mercurio eut le souffle coupé. Il n’avait pas encore eu le courage d’aller parler à Giuditta, après le premier soir où la communauté juive tout entière avait été enfermée sur le campo del Ghetto. Crier depuis le mur d’enceinte avait été facile, une bravade. La regarder dans les yeux et lui expliquer que Benedetta l’avait manipulé, en revanche, ne l’était pas. Il avait peur qu’elle ne le croie pas et qu’elle ne veuille plus le voir.
Il resta immobile, les yeux dans le vide, pendant que l’usurier le regardait en silence. Puis, petit à petit, l’air revint dans ses poumons et un sourire se dessina sur son visage. « Oui, dit-il. Montrez-moi quelque chose de joli. »
Peu de temps après, il sortit avec un papillon aux ailes en filigrane d’argent et au corps émaillé d’un bleu cobalt intense. Il courut au quai au poisson et demanda à Battista de l’emmener à Cannaregio. Le pêcheur le déposa près du pont sous lequel le Bucentaure faisait son entrée dans le Grand Canal, pour la fête des Noces avec la Mer.
Mercurio suivit la fondamenta Barzini puis celle dei Due Ponti. Il prit par San Leonardo, tourna dans la corte[17] et rejoignit enfin la fondamenta dei Ormesini. Là, il attendit presque toute la journée, derrière un immeuble, au milieu des chutes des tissus travaillés dans les ateliers de la zone, épiant le va-et-vient de gens qui entraient et sortaient du Ghetto. Il écouta pendant des heures le moine qui l’avait emmené chez Anna, et se promenait maintenant sur les fondamenta en insultant les Juifs pour inoculer son venin dans le cœur des Vénitiens. Il vit Zolfo qui le suivait, transformé, obéissant comme un petit singe apprivoisé. Il avait les cheveux courts, lavés, et un bel habit propre. Il paraissait même moins maigre. Mais il était mort, pensa Mercurio. Son regard était mort. Mercurio poussa un soupir de soulagement quand ils partirent.
Le soleil s’acheminait lentement vers la fin de sa course, et nulle trace de Giuditta. Mercurio gardait sa main droite dans sa tunique et le bout de son pouce passait et repassait sur la ligne fragile des ailes du papillon en filigrane.
La lumière pâlissait à l’approche du soir quand il la vit arriver. Il sentit son cœur battre plus fort. Et il comprit qu’il n’aurait pas le courage de lui parler.
Il baissa sur son front sa capuche de laine bouillie, rentra la tête dans les épaules et commença à marcher tête basse, d’un pas rapide. De temps en temps il levait la tête pour voir où elle était. À mesure qu’elle se rapprochait, Mercurio avait de plus en plus de mal à respirer. Il ressentait une joie profonde, excitante, une fébrilité qui lui descendait dans les jambes. Il ne pouvait s’empêcher de toucher nerveusement le papillon dans sa poche.
Quand ils furent à seulement quatre pas de distance, Mercurio leva un peu la tête. Giuditta était resplendissante. Plus belle encore qu’il ne l’imaginait chaque soir, quand il se couchait, en fermant les yeux. Ses cheveux plus brillants dépassaient de son bonnet jaune qui, contrairement aux autres Juifs, lui allait bien. Ses lèvres étaient pleines et entrouvertes. Ses yeux profonds sous les sourcils sombres et fournis. Mercurio sentit sa tête tourner sous le coup de l’émotion.
Il fit un autre pas, pensant qu’il trouverait peut-être le courage de lui parler. Mais l’instant d’après sa gorge se serra. Il fit semblant de trébucher et lui tomba dessus, s’accrochant à elle pour ne pas tomber. Il lui toucha l’épaule puis lui prit la main, un instant. Cette main qui avait marqué le début de leur amour silencieux, plein d’espoir et sans promesses.
« Qu’est-ce que tu fais ? dit Giuditta, en essayant de s’écarter.
— Excusez-moi », fit Mercurio, la tête basse, déguisant sa voix, qui avait du mal à sortir. Il se redressa, porta la main de Giuditta à ses lèvres et la baisa, courbé en deux. « Excusez-moi…
— Lâche-moi ! », s’exclama Giuditta, agacée, et elle retira sa main. Elle le repoussa et accéléra le pas vers le pont du Ghetto, suspendu au-dessus du rio di San Girolamo.
Mercurio s’éloigna puis, un instant avant de disparaître dans la calle della Malvasia, se retourna. Son cœur cognait dans ses oreilles. Devant ses yeux, des taches lumineuses.
À ce moment-là, au sommet du petit pont, Giuditta se retourna elle aussi, poussée par une étrange sensation, comme un sanglot intérieur, le souffle coupé. Et, en voyant cette drôle de silhouette encapuchonnée qui la fixait, au coin de la calle, à demi cachée comme si elle l’épiait, elle sentit ses joues qui rougissaient, sans aucun motif. Elle lui tourna le dos, effrayée, et mit sa main dans la poche de sa robe. Alors sa main droite sentit quelque chose. Elle le sortit de sa poche. C’était un papillon en émail bleu, avec des ailes en filigrane d’argent. Sa respiration se bloqua dans sa gorge. Elle se retourna. Mais il n’y avait plus personne. Giuditta s’appuya à la rambarde du pont. Ses jambes ne la portaient plus. Elle vit son reflet dans l’eau trouble. Elle sentit que sa vue se voilait sous le coup de l’émotion. Elle regarda encore le papillon qui avait été glissé dans sa poche. Puis elle vit sa main, que l’inconnu avait serrée dans la sienne. Et baisée.
« Mercurio », murmura-t-elle. Et comme si ce nom résumait tout à lui seul, elle répéta : « Mercurio ». L’instant d’après, sans même s’en rendre compte, elle courait vers l’endroit d’où elle était venue, avec dans le cœur un espoir qui l’étreignait comme une souffrance. « Mercurio ! », cria-t-elle. Elle s’étonna de la puissance de son cri. Elle fut tentée de s’arrêter et de se taire, mais au lieu de cela, presque désespérée, elle cria : « Mercurio ! » Et tandis qu’elle courait, elle craignait de l’avoir perdu.
Alors, à l’endroit même où elle s’était éclipsée, la silhouette encapuchonnée reparut.
Giuditta s’immobilisa, comme paralysée.
Mercurio baissa lentement sa capuche. Et lui non plus n’arrivait pas à venir vers elle. « Me voici », dit-il. Mais d’une voix si basse que Giuditta ne pouvait l’entendre.
Ils étaient là, après tant de nuits où ils avaient pensé l’un à l’autre, mais aucun des deux n’était capable de bouger, malgré la force extraordinaire qui les liait et les attirait l’un vers l’autre.
« Il n’y en a pas d’autre », dit-il, toujours trop bas.
Giuditta n’arrivait pas à lire sur ses lèvres, parce que sa vue était brouillée par l’émotion. Alors elle se força à faire un pas. Un seul. Et quand elle se rendit compte qu’elle pouvait en faire un autre, et encore un autre jusqu’à Mercurio, une voix derrière elle dit : « Giuditta, viens ».
Le capitaine Lanzafame arriva vers elle et la prit par le bras. « Viens, c’est l’heure de fermer les portes. Ton père t’attend. »
Giuditta se raidit et ses yeux s’agrandirent.
Lanzafame fit signe à Mercurio de s’en aller.
Mais Mercurio ne voyait que Giuditta.
« Allons-y », dit le capitaine, qui la tira vers le Ghetto où il allait l’enfermer.
Giuditta le suivait, résignée, sans opposer de résistance ni collaborer, sans jamais détacher ses yeux de Mercurio, qui maintenant la suivait, à la même vitesse, laissant intacte la distance qu’ils n’avaient pas réussi à combler.
Giuditta se laissa mener sur le pont et de l’autre côté de la grande porte par Lanzafame. Puis, quand il lui lâcha le bras et ordonna à ses hommes de fermer, elle resta immobile, les yeux plongés dans ceux de Mercurio. Il avait quelque chose de différent, se disait-elle. Puis elle comprit. Le nez. Son nez avait quelque chose de différent qui le faisait davantage ressembler à un homme. Et le rendait plus beau.
Mercurio s’était arrêté à l’entrée du pont. Quand il entendit le bruit sourd des vantaux, il bondit. « Il n’y en a pas d’autre ! », cria-t-il, retrouvant le souffle qui lui avait manqué.
Le capitaine et les gardes se campèrent au milieu du pont pour lui barrer la route.
Dans leur dos, du côté du Ghetto, on entendit la voix de Giuditta. « Pose les mains sur la porte », disait-elle.
Mercurio fixa Lanzafame et les deux gardes en haletant, le regard désespéré.
Alors Lanzafame et les deux gardes, sans qu’il y ait besoin d’un ordre ou d’une parole, baissèrent les yeux et s’écartèrent.
Mercurio avança doucement. Il les dépassa, d’un pas lent. Il atteignit la porte et posa les mains, paumes ouvertes, sur le bois de chêne. « Je suis là, dit-il.
— Je suis là », dit Giuditta de l’autre côté de la porte. Et lentement, à son tour, elle posa les mains ouvertes sur le bois.
« Je te sens, dit Mercurio de l’autre côté.
— Je te sens », fit Giuditta en écho.
“Je ne verserai plus jamais une seule larme”, s’était juré Benedetta.
Maintenant qu’elle était la maîtresse du prince Contarini, elle avait son argent à disposition.
Elle avait décidé de l’utiliser au mieux.
Et le mieux, selon elle, c’était Reina Bonvicini, connue de tous sous le nom de Reina la magicienne.
« Je vous en prie, entrez, illustrissime Seigneurie », dit une voix de l’autre côté d’un léger rideau bleu nuit richement brodé d’étoiles jaunes.
Benedetta fut saisie par le ton respectueux, autant que par la formule de politesse. Elle se tourna vers la fenêtre de l’antichambre. Elle y vit le reflet d’une jeune femme vêtue d’une robe de soie moirée couleur de châtaigne qui prenait, selon les mouvements de la lumière, des tons orange et rouge chaud. Elle vit les fines dentelles de Burano qui ornaient le décolleté de sa robe, le collier de perles de culture qui donnait de l’éclat à son cou, ses cheveux cuivrés rassemblés en tresses fixées par des épingles, elles aussi de perles. Elle respira son parfum délicat de jasmin mêlé d’essences de bois indiens. En souriant, elle fit une petite révérence amusée à cette figure élégante qui se mirait dans la fenêtre. « Illustrissime Seigneurie », murmura-t-elle.
Puis elle franchit le rideau piqueté d’étoiles.
La pièce où la magicienne recevait ses clients était extraordinaire. Les murs, d’un rouge pompéien, étaient ornés d’un réseau de fins symboles peints à la main. Le long des murs, des étagères ouvertes supportaient des cristaux, des amulettes, des candélabres aux bougies anthropomorphes, des crânes d’animaux, des pattes de lapin et des racines. Une rangée de bocaux de verre montrait des graines, des fleurs séchées, de petites pierres brillantes, de la myrrhe et de l’encens, des serpents et lézards morts, des yeux de verre, des insectes, des coquillages. Des cordes aussi, des plus épaisses aux plus fines, nouées de toutes sortes de manières. Dans un coin, sur un pupitre, un gros livre avec des symboles astrologiques et les orbites des planètes. Par terre, des tapis orientaux superposés, poussiéreux et recouverts de poils. Et deux grands chats angora, l’un gris et l’autre blanc, dont les queues vaporeuses ondulèrent lentement à l’entrée de Benedetta comme des algues au fond des abysses.
« Les gens les regardent avec suspicion parce qu’ils les croient au service de mon pouvoir, dit Reina la magicienne quand elle se leva pour venir à sa rencontre. Mais ils sont simplement là pour manger les souris, illustrissime Seigneurie », ajouta-t-elle en s’inclinant.
Benedetta était surprise. Elle s’attendait à une vieille femme difforme, ou sans dents, avec un grand nez. Or la magicienne était grande, mince, plaisante, avec de longs cheveux noirs teints lâchés sur les épaules, et habillée comme un homme, à l’orientale, avec de larges pantalons de soie orange serrés à la cheville et une tunique au-dessus du genou, violette et noire, boutonnée jusqu’au col. Ses yeux étaient lourdement maquillés et elle portait aux poignets de lourds bracelets de cuivre munis de clochettes qui tintaient à chacun de ses mouvements.
« Je veux que vous me fassiez… », commença aussitôt Benedetta.
La magicienne leva la main pour l’interrompre. « D’abord, asseyez-vous, illustrissime Seigneurie », dit-elle en lui désignant, dans un coin de la pièce, un canapé bas en cuir au-dessus duquel pendait une mousseline claire. Près du divan était allumée une lampe à deux bras qui représentait un Maure. Devant, une petite table basse ronde laquée de noir avec des symboles magiques dorés. Et une natte de chanvre usée, toute simple, pliée en deux.
Benedetta s’installa sur le divan.
La magicienne s’assit sur la vieille natte, croisant les jambes en un mouvement harmonieux, comme un serpent qui s’enroule lentement sur le sol. Elle fit claquer ses doigts aux ongles soignés.
Aussitôt un jeune homme musculeux entra dans la pièce, les yeux baissés, et posa sur la petite table un plateau contenant deux tasses chaudes et fumantes.
La magicienne claqua de nouveau des doigts et le jeune homme disparut en silence, les yeux baissés, comme il était arrivé.
« Buvez, dit Reina.
— Je n’ai pas soif », répondit Benedetta.
La magicienne sourit. « Ce n’est pas pour vous désaltérer.
— Et pourquoi, alors ?
— Pour nous permettre de mieux parler. » La magicienne prit une tasse et but une gorgée.
Benedetta fixait la sienne avec suspicion.
La magicienne reposa sa tasse, prit celle de Benedetta et en but une gorgée. « Ayez confiance, illustrissime Seigneurie. »
Benedetta prit la tasse, humant le liquide laiteux qu’elle contenait. L’arôme était épicé, piquant, agréable. Elle but une gorgée. Il y avait une amertume, qu’on ne sentait pas sur la langue mais dans la gorge. Elle fit une grimace et voulut reposer la tasse, quand la main de la magicienne l’arrêta avec délicatesse et fermeté.
« On ne le boit pas pour son bon goût », lui dit-elle.
Benedetta eut l’impression que sa voix arrivait de plus loin tout en étant plus puissante. Elle but une autre gorgée. La sentit moins amère, et encore moins la troisième. À la quatrième, elle s’aperçut que sa gorge était devenue insensible. Il lui sembla même qu’elle avait gonflé. Elle porta la main à son cou. Mais elle ne se sentait pas inquiète.
Reina la regardait avec attention. Elle buvait aussi.
Benedetta ressentit soudain un grand calme, comme si elle était détachée de ce qui l’entourait. Son champ de vision s’était rétréci. Au centre, elle voyait parfaitement, peut-être même mieux qu’en temps normal. Les couleurs étaient vives, les ombres bien découpées, les formes rondes et pleines. Mais au-delà, les choses devenaient floues, se confondaient les unes aux autres, semblaient plongées dans un liquide huileux. Elle tourna la tête d’un geste brusque, à droite puis à gauche.
« Maintenant vous pouvez voir ce que vous voulez vraiment, de tout votre être, dit la magicienne. Ce qui est au centre de votre être, ce qui fonde votre nature. »
La voix de la femme arrivait par vagues aux oreilles de Benedetta. Et les vagues mettaient en évidence certaines de ses paroles, laissant les autres à l’arrière-plan. Ce qui l’intéressait le plus émergeait, tandis que le reste se noyait. Elle n’était ni effrayée ni confuse. Au contraire, particulièrement consciente d’elle-même.
« Les gens viennent me demander toutes sortes de choses, commença la magicienne. Mais bien peu savent ce qu’ils veulent vraiment. La plupart demandent ce qu’ils croient vouloir. Ils demandent ce que les conventions, la société, l’Église leur a imposé. Ils demandent ce que l’honneur exige, ce que la tradition transmet, ce à quoi la famille s’attend. Ils demandent avec la voix de celui qu’ils voudraient être, mais qu’ils ne sont pas. »
Benedetta sentait que les paroles de la magicienne entraient en elle par absorption, comme si son corps était une éponge.
« Les sentiments sont secrets et complexes, continua la magicienne. Encore plus que le réseau des canaux de notre mystérieuse cité flottante. Vous comprenez, n’est-ce pas ? »
Benedetta acquiesça. Ses paupières se fermaient un peu.
« À présent, illustrissime Seigneurie, voulez-vous me dire comment vous vous appelez, s’il vous plaît ?
— Bene… detta…
— Et en réalité vous vous appelez exactement comme vous l’avez prononcé. Vous êtes une femme “bien dite”.
Benedetta sourit, béate.
« Maintenant, voulez-vous me dire aussi la raison pour laquelle vous m’avez cherchée, par l’intermédiaire de votre noble et puissant protecteur, dont je suis et serai toujours l’humble servante ? »
Benedetta pensa à la raison qui l’avait amenée. « Je ne verserai plus jamais une seule larme », dit-elle tout haut.
La magicienne ne parla pas. Elle se contenta de la regarder intensément.
« Je ne verserai plus jamais une seule larme », répéta Benedetta. La phrase résonna en elle, rebondissant d’une paroi à l’autre de son corps. Puis, tout à coup, elle sentit qu’elle était expulsée. Elle eut peur de se retrouver vide, sans rien à l’intérieur. Elle fixa Reina, la bouche et les yeux grands ouverts, comme si elle cherchait de l’aide.
« N’ayez pas peur, Benedetta, dit-elle aussitôt. C’était quelque chose qui ne vous appartenait pas. Fermez les yeux et écoutez mieux. Que voulez-vous de moi ? Ou plutôt, que voulez-vous pour vous ? »
Benedetta ferma les yeux. Elle entendit un grand bourdonnement, semblable au son du noir dans lequel elle venait de plonger. Puis arriva une tache de couleur. Rouge, palpitante. “Cœur”, pensa-t-elle. Elle sentit battre son propre cœur. Calme, régulier. Elle comprit que son cœur ne lui demandait rien. Le cœur en effet disparut. Elle ne savait pas si elle verserait de nouveau des larmes ou pas, mais ce n’était pas ce qui l’intéressait. La souffrance ne l’effrayait pas. “La souffrance, tu sais ce que c’est”, se dit-elle. Alors elle replongea dans l’obscurité et dans la musique bourdonnante qui résonnait en elle. Dans cette obscurité commença à s’agiter, ondoyant telle une colonne de fumée dense et lourde, un serpent jaune informe, sinueux, qui se divisa en autant de bras de fumée colorant la totalité du noir. “Jaune”, pensa-t-elle. Elle eut la sensation d’avoir trouvé ce qu’elle cherchait.
Elle ouvrit les yeux et regarda la magicienne. Sa vue s’était éclaircie. Son esprit était léger. « Jaune, lui dit-elle.
— Bile, fit la magicienne, en acquiesçant.
— Juive, dit Benedetta.
— À présent, vous savez ce que vous voulez pour vous ?
— Oui, dit Benedetta.
— Quoi ?
— Malheur. Solitude. Désespoir. Faillite. Séparation. »
La magicienne eut un sourire mélancolique. « Beaucoup viennent ici en croyant qu’ils cherchent l’amour, dit-elle doucement. Et découvrent que c’est la haine qui les nourrit.
— Malheur, solitude, désespoir, faillite, séparation… », répéta Benedetta, scandant ses malédictions.
Reina acquiesça. « Construction et destruction. Amour et haine. Notre nature tout entière est là, dans cette croisée des chemins : de ce côté, ou de l’autre. Il n’y a pas de troisième voie.
— Destruction », dit Benedetta.
La magicienne la regarda. « Écoutez-moi bien. Vous devez savoir ce que vous êtes en train de choisir…
— Destruction », dit Benedetta encore plus fort.
Reina la magicienne acquiesça. Elle avait une lueur de chagrin dans le regard. Elle prit une inspiration et recommença à parler. « L’amour nourrit et engraisse. La haine consume et creuse. L’amour enrichit, la haine soustrait. Vous comprenez, Benedetta ?
— Destruction, répéta Benedetta pour la troisième fois, d’une voix décidée, basse et rauque.
— L’amour réchauffe, continua la magicienne. La haine glace. »
Benedetta la fixa sans hésitation ni faiblesse.
« Vous avez choisi, dit alors Reina. Je suis à votre service, mais je ne suis ni votre mal ni votre bien. Ce que je fais, je le fais par votre volonté, et les conséquences ne retomberont pas sur moi. Amen. Dites amen, Benedetta.
— Amen.
— Tout le mal qui est souhaité, un jour ou l’autre, nous revient. Qu’il ne revienne pas sur moi mais sur la personne qui l’a souhaité. C’est clair, Benedetta ?
— Ça ne m’intéresse pas.
— Dites amen.
— Amen.
— J’aurais besoin que vous m’apportiez quelque chose de cette personne. Les cheveux sont l’instrument le plus efficace. Mais un vêtement pourra suffire.
— Vous aurez des cheveux.
— Maintenant, vous êtes prête. Si vous voulez poursuivre, levez-vous et fermez les yeux », dit Reina la magicienne, qui se mit elle-même debout.
Benedetta se leva et ferma les yeux.
La magicienne lui posa une main sur le front et l’autre sur la poitrine, sous le sternum. « De qui voulez-vous la destruction, Benedetta ? Dites son nom, en présence des esprits qui seront vos alliés et que j’invoque. Dites-le !
— Giuditta da Negroponte.
— Qu’il en soit ainsi. »
L’aube était encore loin quand Mercurio se leva. Il n’avait pas beaucoup dormi et n’avait cessé de penser à Giuditta. Il était fatigué, excité et effrayé. Mais il était sûr que tout se passerait bien à l’Arsenal. Rien ne pouvait lui arriver. La vie lui souriait.
Giuditta et lui s’étaient parlé, la veille au soir, se répétait-il à l’infini. Ils s’en étaient dit bien plus que Mercurio n’aurait jamais espéré. Peu de mots, mais si importants et si intenses qu’ils contenaient tous leurs sentiments. S’il avait raconté qu’ils s’étaient touchés à travers une porte, on l’aurait pris pour un fou. Pourtant, pour Mercurio — et il savait que pour elle c’était pareil — ils s’étaient vraiment touchés. Main contre main.
Il était sûr — il hésita à formuler cette pensée, tant elle était énorme, exaltante — que Giuditta éprouvait exactement pour lui ce qu’il éprouvait pour elle. Ils étaient liés. Ils étaient devenus une seule et même chose.
Pour cette raison, il savait que rien ne pourrait lui arriver ce jour-là à l’Arsenal. Il n’allait pas mourir.
Parce que ce n’était pas son destin, tout simplement.
Son destin était de couronner son amour avec Giuditta.
Il se rinça le visage dans la cuvette d’eau, prit les vêtements de l’arsenalier et commença à les enfiler avec une lenteur rituelle, comme si ces mouvements étudiés l’aidaient à entrer dans le rôle. Quand il eut enfilé la tunique, il serra instinctivement le bras gauche contre sa poitrine pour cacher la déchirure du tissu, et baissa les yeux pour vérifier l’effet produit. On ne voyait rien. Il fit deux ou trois pas, pour essayer de marcher le bras contre le torse. Cela ne faisait pas naturel. Alors il en fit deux autres, en le bougeant juste un peu, et s’assura que la déchirure ne devenait pas trop évidente. Or elle ne se voyait même pas. C’était bizarre. Il leva le bras.
La déchirure avait disparu.
Anna l’avait recousue.
Mercurio rit.
Il commença à se maquiller. Il prit une touffe épaisse de crins coupée la veille à la queue d’un cheval. Il en prit quelques-uns et posa les autres sur le lit. Puis il plongea le bout de ses doigts dans une écuelle remplie de résine, recueillie en incisant profondément le tronc d’un sapin. Il en tartina ses cheveux du bout des doigts à la hauteur des oreilles et à l’arrière de sa tête, juste sous la ligne du bonnet de l’arsenalier. Alors, par petites mèches, il colla les poils de la queue de cheval à ses propres cheveux. Rapidement, sa chevelure devint longue et fournie. Il se la noua d’un ruban rouge, très voyant. Quiconque le regarderait serait d’abord distrait par ce détail, et ne prêterait pas attention à sa physionomie. Puis il se passa de la résine sous le nez et y colla d’autres crins, qu’il coupa à la bonne mesure. Il avait une moustache, à présent. Et comme touche finale, il se colla d’autres poils sur les sourcils, les faisant devenir épais et presque réunis au centre. Ces quelques éléments, il le savait, suffisaient à le transformer en une autre personne, et l’arsenalier à qui il avait dérobé ses vêtements aurait bien du mal à le reconnaître, d’autant qu’il n’avait sûrement pas l’intention de se signaler.
Satisfait, il descendit l’escalier sans bruit pour ne pas réveiller Anna et se dirigea vers la porte sur la pointe des pieds.
« Viens manger », dit la voix d’Anna dans la cuisine.
Mercurio s’arrêta, la main sur la clenche.
« Il fait froid et la journée va être longue », ajouta Anna.
Mercurio retira sa main et vint dans la cuisine. Il avait honte de se montrer déguisé et maquillé en arsenalier.
Anna éclata de rire. « Tu es vraiment très fort. »
Le déjeuner était sur la table. Mercurio s’assit et commença à manger. « Qu’est-ce que tu fais déjà debout ? », lui demanda-t-il.
Elle le regarda et sourit. « Ce n’est pas seulement pour toi, espèce de grand vaniteux, lui répondit-elle. J’ai trouvé un travail.
— Quel travail ? », demanda-t-il tout étonné, la bouche pleine.
Anna enfila un long manteau de futaine fourré de peau d’écureuil. « Il faut préparer une réception chez un noble qui n’a pas le nécessaire. Il prend des domestiques pour quelques mois. On y fait de tout, mais il faut d’abord nettoyer le palais. C’est une vraie porcherie.
— Quel besoin as-tu de travailler ? fit Mercurio. Nous avons bien assez d’argent.
— Cet argent, c’est le tien. Garde-le. Tu as un rêve ambitieux. Moi, je suis capable de me débrouiller toute seule… » Anna le regarda avec amour. « Et c’est grâce à toi. Tu m’as redonné la force d’y arriver.
— Mais je ne suis pas d’acc… »
Anna l’interrompit d’un geste. « J’en ai besoin pour moi, dit-elle.
— Oui, mais…
— Écoute, tête de mule. » Anna vint près de lui. « Imagine combien ce serait important pour moi de te donner même un demi-sol pour ton projet. » Elle le regarda dans les yeux, avec son franc sourire. « Tu le comprends, ça ? »
Mercurio hocha la tête.
Anna le baisa au front. « Maintenant laisse-moi partir, parce que c’est long pour arriver jusqu’à Venise.
— À Venise ? dit Mercurio en souriant. Alors, ça n’est pas long du tout. » Il la prit par la main. « Viens, lui dit-il en l’entraînant vers la porte.
— Attends… » Anna lui tendit un panier d’osier. Mercurio la regarda sans comprendre.
« Tu ne sais donc pas que tous les arsenaliers apportent leur déjeuner ? »
Mercurio ouvrit le panier. À l’intérieur, une miche de pain enveloppée dans un morceau de lin, deux grosses tranches de lard, deux oignons.
Sur le seuil, Anna lui couvrit les épaules d’un manteau noir, ample et long. « Ne bouge pas. Pas la peine de te faire voir à tout le monde habillé en arsenalier », lui dit-elle avec rudesse en lui nouant le lacet sur le devant. « C’est ça, la bêtise que tu t’apprêtes à faire ? », ajouta-t-elle.
Mercurio acquiesça et baissa les yeux.
Anna lui prit la tête entre ses mains gercées et l’attira à elle. « L’archange Michel est avec toi. Il ne peut rien t’arriver. Mais fais attention quand même. Ne commets pas d’imprudences. »
Ils prirent la direction du quai aux poissons. Mercurio lui montra Battista qui attendait à bord de la Zitella, avec Tonio et Berto déjà assis sur le banc, les rames à la main.
« Bonjour Battista, dit Anna.
— Bonjour Anna, répondit le pêcheur, gêné, qui eut du mal à reconnaître Mercurio maquillé et en resta bouche bée.
— Alors, c’est vous, le compère de Mercurio… dit Anna.
— Compère ? fit Battista, la voix tremblante.
— Allez, je plaisante ! », dit Anna en riant. Puis elle regarda vers Tonio et Berto, qui fixaient Mercurio, étonnés et amusés. « Bonjour, les gars. Votre mère va mieux ? Cette vilaine toux lui a passé ?
— Oui », bafouilla Tonio la tête basse, gêné lui aussi.
Anna allait de nouveau parler quand Mercurio la poussa à bord. « Maintenant tu vas voir qu’il ne faut pas longtemps pour être à Venise », lui dit-il. Puis il s’adressa à Tonio et Berto : « Faisons siffler le vent dans les cheveux de ma mère ».
Anna eut un coup au cœur et sa gorge se noua.
Puis les rames commencèrent à gémir sous la poussée puissante des bras des deux frères.
Il y avait bien longtemps qu’Anna n’avait été aussi heureuse. Elle se souvint qu’après la mort de son mari elle avait cru qu’elle ne le serait plus jamais. Elle regarda Mercurio et, croisant son regard, lui dit : « Merci.
— Hein ? », fit Mercurio.
Anna haussa les épaules. « Rien. » Ce garçon était vraiment spécial, capable d’une générosité sans bornes, même si personne ne lui avait jamais rien appris. Elle le regarda un instant encore avec amour puis s’abandonna à la sensation du vent dans ses cheveux.
Bientôt ils pénétrèrent dans le rio della Maddalena et, peu avant d’arriver au campo, accostèrent au sotoportego delle Colonette.
Mercurio descendit et aida Anna.
Elle lui montra une entrée sombre, mal entretenue. « C’est là que je travaille.
— Tu es sûre qu’ils ont assez d’argent pour te payer ? fit Mercurio.
— Oui. Ces nobles déchus sont bizarres… j’ai pensé la même chose mais la cuisinière, qui travaille là depuis des années, m’a expliqué que pour ce genre de réception le maître paie toujours. Il ne veut pas qu’on dise de lui qu’il n’a pas d’argent. Je ne comprends pas tout, mais la cuisinière m’a dit que quand le maître veut faire des affaires, il doit prouver qu’il a la bourse pleine. Et que fait-il ? Quelque chose qui selon moi est une folie : il fait remettre son palais à neuf, puis il s’endette jusqu’au cou pour acheter de l’argenterie, des tableaux, des tapisseries, des tapis, des livrées pour les serviteurs et tout ce qui peut servir à le faire passer pour riche, alors qu’il ne l’est pas. Il donne sa réception, organise un banquet digne de ce nom, conclut son affaire et revend tout ce qu’il a acheté en essayant de rembourser ses dettes. Dis-moi, est-ce que ce n’est pas une folie ? »
Mercurio regardait le palais, sans rien dire, l’œil distrait.
« Tu m’entends ? dit Anna.
— Quoi ?
— À quoi tu penses ? »
Mercurio eut un vague sourire. « Rien, une idée…
— Quelle idée ? »
Mercurio haussa les épaules. « Rien.
— Parfois j’ai l’impression que tu es un homme, lui dit Anna.
— Mais je suis un homme !
— Oui, bien sûr, dit Anna avec un sourire. Maintenant je vais travailler, mais toi, mon enfant, ne grandis pas trop vite. S’il te plaît, fais attention à toi », dit-elle en se dirigeant vers la petite porte du palais.
Le pêcheur rougit.
« Alors ? demanda Tonio quand elle eut disparu. On y va ? »
Tous, l’air sérieux, regardaient Mercurio.
« On y va », répondit-il solennellement en remontant à bord.
Personne ne dit un mot pendant tout le trajet. La tension était palpable. L’humeur n’était pas à la plaisanterie.
Ils accostèrent sur la riva degli Schiavoni, mais en s’enfonçant un peu dans un rio latéral discret. Mercurio se leva pour débarquer. Il se tourna vers Battista et les deux frères. « Comment je reconnais un grand cacatois de toile d’Olona ? demanda-t-il, le souffle court.
— Le grand cacatois est la voile la plus petite du grand mât. Celle qui est placée le plus haut, expliqua Tonio. Et toutes les voiles de… de l’Arsenal, si c’est de ça qu’on parle, sont en toile d’Olona. »
Mercurio acquiesça. Il bondit sur la fondamenta. Puis, d’un geste sec, il dénoua son manteau et le lança à bord de la Zitella. « Je n’en ai plus besoin pour l’instant. Gardez-le.
— C’est de la folie… », dit Battista, avec un tressaillement en voyant la tenue d’arsenalier. Puis, Berto, de sa voix caverneuse, éclata d’un rire sonore. « Montre-leur qui tu es, mon gars ! s’exclama-t-il. On t’attendra au rio della Tana. »
Battista hochait la tête, effrayé.
« Au rio della Tana, dit Tonio. Le meilleur moment, c’est quand ils rentrent tous chez eux, vers le coucher du soleil. Ils sont pressés et ils feront moins attention à toi. »
Un silence épais descendit.
Battista continuait de hocher la tête.
Mercurio le regarda. « Vous y serez ?
— C’est de la folie… répéta le pêcheur.
— Tu y seras ? »
Battista leva les yeux et fit signe que oui.
Au même moment retentit dans l’air l’écho vibrant de la Marangona, qui marquait le début de la journée pour tous les Vénitiens.
« Je dois y aller », dit Mercurio. Il leur tourna le dos et partit vers la vaste cour devant le Paradis.
“Quel nom stupide”, se dit Mercurio en regardant les trois immenses bâtiments qui abritaient près de deux mille travailleurs avec leur famille.
L’un après l’autre, puis de plus en plus nombreux, les arsenaliers, jeunes et vieux, leur panier de déjeuner en bandoulière, se mirent en route en silence vers les remparts de l’Arsenal, dans la clarté obscure d’une aube sans soleil. Personne ne parlait. Il faisait froid et tous avaient sommeil. Les calli résonnaient du piétinement de leurs pas.
Mercurio rentra la tête dans les épaules, descendit son bonnet sur son front et se mêla à la foule des ouvriers. Les calli étaient remplies de monde. Ceux qui étaient au centre étaient poussés dans tous les sens, les autres, sur les côtés, se bousculaient contre les murs des maisons. Impossible de s’arrêter, de changer de direction. Mercurio se dit qu’il était une goutte d’eau dans un torrent. Il passerait totalement inaperçu.
À proximité de l’entrée de l’Arsenal, le flot s’arrêta presque. On avançait doucement, un pas, puis on s’arrêtait, un autre pas, et de nouveau on s’arrêtait. Il commença à avoir peur. Y avait-il des contrôles ? Des papiers à présenter ? Que se passait-il ? Il se mit sur la pointe des pieds, essayant de voir plus loin, mais ne discerna rien.
À côté de lui, un arsenalier bâilla. « Quelle connerie le premier tour », lui dit-il.
Mercurio acquiesça. « Ouais…
— Mais qu’ils fassent une autre entrée, je dirais, moi… continua l’arsenalier. Tu crois pas ? Quand je pense que tous les matins faut qu’on reste là à piétiner comme du bétail parce que la porte est trop étroite pour qu’on y passe tous. » Il souffla. « Tu sais quoi ? Si un de ceux qui décident et qui font les lois vivait la vie des gens normaux, les choses marcheraient mieux. Tu crois pas ? Si tous les matins ils faisaient la queue comme nous, au milieu d’autres centaines d’arsenaliers, ils élargiraient la porte ou ils feraient une deuxième entrée.
— Eh, ouais… » dit Mercurio, qui serra les poings en signe de victoire, discrètement. Le ralentissement était dû au nombre extraordinaire d’ouvriers, pas à des contrôles.
Pourtant, en passant sous le grand arc de la Porte de Terre, il sentit son cœur cogner dans ses oreilles, comme un tambour affolé. Une goutte de sueur lui coula le long de la tempe, malgré le froid. Il baissa la tête et essaya de contrôler sa respiration. Il retint ses jambes, qui auraient voulu se mettre à courir pour s’enfuir.
“Pense à Giuditta, se dit-il. Il ne peut rien t’arriver.”
Les gardes ne le regardèrent même pas. Il n’était qu’un parmi tant d’autres. Un arsenalier quelconque parmi des arsenaliers quelconques. Mercurio rit intérieurement. Et tandis qu’il s’éloignait, il se dit que les Vénitiens étaient de sacrés prétentieux. Ils se vantaient de leurs extraordinaires mesures de sécurité mais en réalité n’importe qui pouvait entrer dans l’Arsenal. Facilement, même.
« Eh, toi, où tu vas ? », dit une voix dans son dos.
Mercurio se raidit. “Tu t’es porté malheur tout seul, espèce d’idiot”, se maudit-il. Il ne se retourna pas et continua à marcher, sans accélérer le pas.
« Toi, l’imbécile, réponds ! », dit encore la voix, avant qu’une main puissante ne l’attrape par l’épaule.
« Je t’interdis de voir ce garçon ! dit Isacco, devant le déjeuner que sa fille lui avait préparé. Tu t’es donnée en spectacle ! Toute la communauté en parle !
— Je me moque bien de ce qu’ils disent », répondit avec fougue Giuditta, qui faillit dire à son père ce qu’on racontait sur lui mais se retint.
« C’est ton peuple, continua Isacco. Et de toute façon, je ne veux pas que tu fréquentes ce garçon…
— Il s’appelle Mercurio, dit-elle avec orgueil.
— Non ! Il s’appelle voleur et escroc, voilà son nom ! s’exclama Isacco. Et par le Saint Béni, je ne t’ai pas emmenée loin de notre île abominable pour te voir finir comme… » Il s’interrompit, devint tout rouge.
« Comme qui ? », dit Giuditta.
Isacco s’agita, prêt à exploser. « Comme ta mère, misère de misère ! » Il resta un instant silencieux, tête baissée sur son écuelle de bouillon, soufflant comme un taureau. « Ta mère n’avait pas le choix. Elle s’était éloignée de la communauté et elle ne pouvait plus prétendre qu’à… eh bien, à quelqu’un comme moi.
— Père… », dit Giuditta en s’approchant, émue.
Isacco l’arrêta d’un geste sec. « Tu ne le verras pas et tu ne le fréquenteras pas, que ce soit clair, répéta-t-il d’une voix ferme. Tu vas te l’enlever de la tête. »
Giuditta s’assit, le dos courbé, les mains sur ses genoux. « Grand-mère me manque », dit-elle doucement.
Isacco la regarda, étonné et soudain mal à l’aise. « Quel rapport ? dit-il.
— Je pourrais lui demander pourquoi j’ai si peur de ce que je ressens… », dit Giuditta dans un chuchotement. Elle leva les yeux sur son père mais les baissa aussitôt. « Je pourrais me confier à elle, elle me prendrait dans ses bras et je serais en sécurité… »
Isacco se sentit perdu. Il regarda autour de lui, comme s’il y avait quelqu’un à qui confier l’affaire. Il souffla, mais sans colère, plutôt inquiet. Il s’éventa le visage, devenu brûlant. Puis, lentement, il se leva et vint prendre Giuditta par les épaules. Il se pencha sur elle, la serra dans ses bras, maladroitement et resta quelques instants immobile, les yeux ébahis. « Mais tu ne peux pas te confier à moi, dit-il trop fort. Pas au sujet de Mercurio, en tout cas. »
Giuditta eut un petit sourire. « Et je ne peux même pas te demander ce que c’est, l’amour ?
— Non ! Bien sûr que non ! s’exclama Isacco.
— Même pas pour savoir ce que tu as ressenti la première fois que tu as vu ma mère ? »
Isacco se rejeta vivement en arrière. « Tu veux m’embobiner ! s’exclama-t-il. Misère de misère, tu veux m’embobiner ! » Il s’écarta et commença à tourner en rond dans la pièce, avec une expression butée. « Ce garçon n’est pas bien pour toi. Un point, c’est tout.
— Pourquoi ?
— Tu me demandes pourquoi un voleur et un escroc ne serait pas bien pour toi ? fit Isacco en écartant les bras. La réponse est simple : parce que c’est un voleur et un escroc ! »
Giuditta le fixa en silence. Puis elle acquiesça doucement et baissa la tête. « Tu as raison.
— Bien sûr que j’ai raison », fit Isacco, sur la défensive, observant sa fille. Cette reddition était surprenante.
« Non, tu as raison. Je ne voudrais surtout pas qu’il soit le père de mes enfants, dit doucement Giuditta, comme si elle réfléchissait à voix haute. Comment un voleur et un escroc pourrait-il être un bon père ?
— Tu veux dire que… puisque moi aussi je suis un… » Isacco tapa du pied sur le sol, avec force. « Ah, les femmes ! Le démon en personne vous a fabriquées ! N’essaie même pas… Assez discuté, tu as compris ce que je voulais dire. Moi, c’est moi, lui c’est lui. On n’est pas pareils. »
Giuditta sourit. Son père changerait d’idée. La veille, elle était allée se coucher avec la certitude que rien de mauvais ne pourrait lui arriver dans la vie. Pas après ce qui s’était passé avec Mercurio. Il y avait longtemps que le destin avait scellé pour eux une promesse. Mais c’était eux-mêmes, ce soir-là, qui l’avaient scellée. Et la vie ne pouvait pas préparer certaines rencontres pour qu’ensuite elles n’adviennent pas. Le monde ne pouvait pas être cruel et stupide au point qu’un tel amour n’y triomphe pas. La vie avait tressé leurs deux destins pour n’en faire qu’un, leurs existences séparées pour qu’elles n’en fassent qu’une. Dorénavant, tout ce qui arriverait ne pourrait être que pour le meilleur.
Elle se tourna vers la nouvelle série de bonnets qu’elle cousait. « Il y a autre chose que je dois te dire… », commença-t-elle.
Isacco, entendant résonner la Marangona, signe que la porte du Ghetto allait s’ouvrir, agita la main. « Il suffit que tu ne regardes pas cet escroc et tu as ma bénédiction, dit-il pour couper court.
— Il s’agit de…
— Je n’ai pas le temps, fit Isacco en jetant son manteau sur ses épaules. La maladie se répand et je ne sais pas comment l’arrêter. » Il ouvrit la porte, vit sa fille contrariée et revint sur ses pas la baiser sur le front. « Nous en parlerons une autre fois… » Il lui prit les mains. « Mais qu’est-ce que tu as fait à tes doigts ? »
Giuditta se dégagea. Elle avait les doigts rouges et abîmés par les aiguilles. « Je fais de la couture…
— Ah, c’est pour ça… » Son regard tomba sur le tas de bonnets jaunes pliés sur le tabouret à côté de la table. Il les montra, distraitement. « Ces bonnets ? Mais combien tu en as ?
— C’est de ça que je voulais te parler…
— Pas maintenant, ma chérie. » Il la baisa de nouveau sur le front et sortit.
Giuditta soupira et s’assit, le regard dans le vide. Sa main alla instinctivement au papillon que Mercurio lui avait offert et qu’elle gardait sur son plan de travail. Elle sourit. Tout s’arrangerait. Tout tournerait pour le mieux. Elle regarda ses bonnets. Les choses changeaient déjà. Toutes les femmes de la communauté voulaient une de ses créations. Ottavia en avait même vendu sous le manteau à trois riches chrétiennes. C’était une aventure excitante, et rémunératrice.
Elle tendit le bras vers un bonnet à terminer. L’aiguille et le fil étaient piqués sur le revers. Tirant l’aiguille, elle commença à coudre et fit une grimace. Ses doigts lui faisaient vraiment mal. Si Mercurio les avait vus, il les aurait trouvés vilains. “Non, se dit-elle. Il les couvrirait de baisers.” Elle sourit. Puis, s’abandonnant à cette pensée, elle se mit à rire. Dans le silence de la maison, son rire résonna avec gaieté, comme l’eau d’un torrent d’été sur les pierres.
« À te voir ainsi, on croirait que tu es moitié folle, fit une voix sur le seuil. Alors qu’en fait, tu es peut-être simplement heureuse. »
Giuditta se retourna. « Ottavia ! s’exclama-t-elle.
— Tu ne fermes jamais ta porte ? », dit celle-ci en entrant.
Giuditta lui sourit et reprit son aiguille.
« Arrête, lui dit Ottavia. Regarde-moi ces doigts. » Elle secoua la tête. « On fait de bonnes affaires, mais tu ne peux pas continuer comme ça. D’ailleurs les commandes augmentent… »
Giuditta posa son aiguille. Elle avait le visage fatigué, les traits tirés. Elle caressa les ailes du papillon en filigrane d’argent.
« Si tu tombes malade, adieu les affaires », continua Ottavia. Elle sourit, mais on voyait à son regard qu’elle ne plaisantait pas. « Et ce n’est pas ton père qui pourrait te soigner. Il n’est jamais là. »
Giuditta leva les yeux sur son amie. « Mon père s’occupe de choses très sérieuses. Il n’a pas de temps pour ces bêtises. »
Ottavia alla à la fenêtre. Elle regarda en bas sur le campo et prit une longue inspiration, cherchant les mots justes. « La communauté n’est pas aussi convaincue que ce sont des choses… sérieuses. »
Giuditta se raidit. « Mon père fait son devoir de médecin, dit-elle, sur la défensive.
— La communauté pense que les patientes dont s’occupe ton père ne sont pas… convenables.
— La communauté, la communauté…, souffla Giuditta. Tu sais ce que je me dis parfois ? Les chrétiens nous ont peut-être enfermés dans une cage pour la nuit. Mais la communauté, elle, nous enferme…
— Tais-toi, Giuditta, l’interrompit Ottavia. On finit par exprimer des pensées dangereuses, à dire tout ce qui nous passe par la tête. Arrêtons cette conversation, d’accord ? »
Giuditta ne répliqua pas et reprit sa couture.
Ottavia posa la main sur les siennes, avec tendresse. « Inutile de coudre avec ces doigts-là. Tu finirais par faire des taches rouges sur le tissu. » Elle sourit. « Il faut que ce soit jaune, tu te souviens ? Pas rouge. »
Giuditta la regardait, encore contrariée.
« Et tu es vilaine avec ces sourcils froncés, lui fit Ottavia. On ne te l’a jamais dit ? »
Giuditta dégagea ses mains. Elle regarda Ottavia, et son front peu à peu se détendit. Elle aurait pu penser à elle comme à une mère. C’est peut-être le rôle qu’Ottavia voulait jouer pour elle, elle n’avait pas eu d’enfant avec son mari. Mais Giuditta n’avait pas besoin d’une mère, même si elle n’en avait jamais eue. « Veux-tu être mon amie ? », lui demanda-t-elle brusquement.
Ottavia pencha la tête sur le côté, surprise. « Mais je suis ton amie.
— Vraiment ?
— Oui. Bien sûr. »
Giuditta serra la main d’Ottavia. « Moi, je suis fière de mon père. Ce qu’il fait est très important », dit-elle en la fixant dans les yeux.
Ottavia lui rendit son regard. Puis, lentement, elle acquiesça. « Je ne suis pas une femme courageuse. Je suis rusée, intelligente, bonne en affaires… mais pour certaines choses je n’arrive pas toujours à penser par moi-même.
— Je ne veux pas que la communauté nous sépare, dit Giuditta.
— Tu as raison.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Giuditta avec un sourire.
— C’est-à-dire ?
— C’est toi qui es rusée, intelligente et bonne en affaires, non ? Comment allons-nous le résoudre, ce problème des bonnets ? », dit Giuditta en riant.
Ottavia la prit dans ses bras. « J’y ai déjà réfléchi.
— Dis-moi.
— Nous nous ferons aider par les femmes. Nous les ferons travailler. Et nous les paierons avec un pourcentage à la pièce, dit Ottavia.
— Et les maris, que diront-ils ? Que dira la communauté ?
— Ça, on y réfléchira, ne me donne pas des sueurs froides, répondit Ottavia en ouvrant grand les yeux. D’ailleurs, c’est toi qui t’en occuperas. Je suis celle qui est rusée, intelligente et bonne en affaires, mais la courageuse, la rebelle, c’est toi. »
Giuditta éclata de rire. « Alors nous ferons des bonnets de toutes les couleurs, pas seulement jaunes pour les Juifs. »
Ottavia porta les mains à ses lèvres. « Tu es devenue folle ? Nous ne pouvons pas vendre aux chrétiens ! Les trois que j’ai vendus, c’était comme ça, parce qu’elles me l’avaient demandé, mais se mettre en affaires pour de bon, c’est une chose sérieuse. »
Giuditta sourit. « J’y ai réfléchi. Les chrétiens ne nous permettent de faire que trois métiers. Lesquels ? »
Ottavia hocha la tête. « Tu le sais très bien…
— Lesquels ?
— Prêteur sur gage… commença Ottavia, hésitante.
— Et puis ?
— Médecin…
— Et ?
— Fripier.
Giuditta sourit, satisfaite. « Fripier, exactement ! Et que font les fripiers ?
— Ils vendent des vêtements d’occasion. Mais je ne comprends pas…
— Est-ce qu’ils peuvent vendre ce bonnet-là à une chrétienne ? l’interrompit Giuditta en agitant un bonnet tout juste terminé.
— Non ! Bien sûr que non !
— Pourquoi ?
— Oh, ma chérie ! Parce que c’est un bonnet neuf et que…
— Attends. » Elle prit l’aiguille, se piqua le bout de l’index et appuya pour faire sortir une grosse goutte de sang. « Regarde, Ottavia », dit-elle, et elle posa le bout du doigt sur la bande intérieure du bonnet. Le tissu se tacha de rouge.
« Qu’est-ce que tu fais ?
— Tu trouves encore qu’il a l’air neuf, ce bonnet ? Ou c’est un bonnet d’occasion ? »
Ottavia resta bouche bée. « Tu es un vrai démon, Giuditta da Negroponte ! s’exclama-t-elle, éclatant de rire.
— Et je veux faire des robes, Ottavia ! Des robes qui iront avec les bonnets, continua Giuditta, les yeux enflammés par la passion. Il y a si longtemps que j’y pense. Si nous sommes obligés d’avoir des bonnets jaunes, nous assortirons nos robes à nos bonnets, comme les personnes libres, mais dans l’autre sens. »
Son amie la regardait avec admiration et acquiesçait. « Nous pourrions gagner plus d’argent que nos hommes, tu le sais, ça ?
— Non, je ne suis pas bonne pour les calculs.
— Ça pourrait d’ailleurs poser plus de problèmes que le fait de travailler comme eux, dit Ottavia, pensive.
— Mon père se rangera à nos côtés, déclara Giuditta.
— Bien, nous y réfléchirons, dit Ottavia en souriant, quoiqu’elle fût effrayée par ce qu’elle venait d’entrevoir. Nous y réfléchirons…
— Il faut trouver un nom pour notre entreprise, dit Giuditta, tout excitée.
— Quel nom ? Giuditta la fripière ? Ou Giuditta et Ottavia, les fripières du Ghetto ? »
Giuditta prit le papillon en filigrane d’argent de Mercurio et le lui montra.
« Papillon ? fit Ottavia. C’est moche. »
Giuditta rit, amusée. « Mon île était gouvernée autrefois par les Vénitiens et aujourd’hui par les Turcs. Mais la population est grecque. C’est un peuple ancien et noble. Sais-tu que le papillon, dans leur mythologie, représente l’âme ? Et sais-tu comment les Grecs appellent l’âme ?
— Non.
— Mais si, tu le sais. Tout le monde le sait, dit Giuditta en riant.
— Non, vraiment…
— Psyché.
— Psyché ?
— Exactement. Notre entreprise s’appellera Psyché.
— Psyché ?
— Cesse de toujours tout répéter. »
Ottavia hocha la tête. Elle regarda avec plus d’intérêt le papillon en filigrane. « Qui t’a offert ça ?
— Quelqu’un », répondit Giuditta en rougissant.
Ottavia sourit. « À voir comme tu es devenue écarlate, ça ne risque pas d’être une femme ou un vieux décati. »
Giuditta haussa les épaules.
« Ce n’est pas par hasard… le garçon de la porte ? »
Giuditta ne répondit pas.
« Il n’est pas juif, dit Ottavia. Voilà une autre chose dont parle la communauté. »
Giuditta baissa les yeux.
Ottavia soupira. « Bon. Ou plutôt, pas bon. Pas bon du tout. » Elle désigna de nouveau le papillon. « Et cette chose-là, ce serait ton âme ou la sienne ? »
Giuditta caressa les ailes du papillon. « La nôtre… dit-elle doucement.
— La nôtre ? Ottavia leva les yeux au ciel, hochant la tête. Oh, alors ce n’est vraiment pas bon du tout. Nous sommes officiellement en train de nous jeter dans un océan de problèmes. » Elle soupira de nouveau. « Eh bien, d’accord. Mettons-nous au travail. Une chose à la fois. Maintenant je vais devoir trouver des couturières. Et toi, réfléchis aux modèles de robe. » Elle se dirigea vers la porte. « Ou plutôt, non. Viens avec moi. S’ils doivent nous lapider, qu’ils le fassent au moins quand nous sommes ensemble. »
Giuditta rit, se leva, glissa le papillon dans sa poche, jeta sur ses épaules son lourd manteau de laine bouillie et se prépara à sortir de l’appartement. « Je dois acheter des tissus, dit-elle en descendant l’escalier.
— Tu devrais t’acheter une nouvelle cervelle, ma fille, répliqua Ottavia. Et en prendre une aussi pour moi. On n’est pas normales, tu sais ? On est en train de faire une vraie folie.
— Oui, répondit Giuditta en riant.
— Misère de misère ! », s’exclama Ottavia en sortant sous les arcades. Apercevant son mari, elle lui dit : « Messire Monnaie, donne-moi un tron[18] d’or. J’ai une folie à faire. »
Son mari la regarda en fronçant les sourcils. Puis il sourit, mit la main à la bourse qu’il portait à la ceinture, et lui donna une lire tron.
« Tu crois que je plaisante, hein, mon cher mari ? », fit Ottavia. Elle se tourna vers Giuditta. « Messire Monnaie croit que je plaisante. » Elle regarda de nouveau son mari. « Souviens-toi bien de ça. Je t’ai averti que j’allais faire une folie, et toi, tu m’as encouragée », lui dit-elle en lui pointant le doigt sur la poitrine.
Le mari sourit, même si le soupçon le traversa un instant que quelque chose lui avait échappé.
Ottavia prit Giuditta sous le bras et l’entraîna vers le pont du Ghetto.
En passant devant la grande porte, Giuditta ralentit. Puis elle tendit la main et caressa le bois à travers lequel elle avait touché Mercurio. Elle ferma à demi les paupières et pensa à toutes ces choses qui pouvaient changer d’un jour à l’autre. Le symbole d’une prison soudain transformé en symbole d’amour.
Ottavia la tira par le bras. « On te regarde.
— Je m’en moque », rit Giuditta.
Elles passèrent le pont et commencèrent à marcher sur la fondamenta dei Ormesini, regardant les boutiques de tissus et de dentelles.
« C’est celui-là, ton chrétien ? », dit Ottavia, en désignant un homme dans la trentaine, grand, avec une mâchoire forte et carrée.
Giuditta la regarda. « Non ! s’écria-t-elle. Mercurio n’est pas si vieux et il est bien plus beau ! »
Ottavia prit une voix plaintive. « Mercurio… ces noms qu’ils ont, les chrétiens. Pour les anciens Romains, le dieu Mercure était le protecteur des voleurs. Mais le tien n’est pas un voleur, quand même ?
— Non… Bien sûr que non… » Et Giuditta sourit, gênée.
À ce moment-là, elle vit un gamin maigre déboucher par une calle latérale, un vilain bonnet enfoncé jusqu’aux yeux et un tricot de laine à col haut remonté sur le nez. Il fonçait sur elles à toute vitesse.
Tout se passa en un instant.
Le gamin arriva sur elle, lui attrapa les cheveux, presque à l’attache du crâne, et tira, avec une grande violence.
Giuditta sentit une douleur lancinante, une brûlure intense. Elle hurla. Le gamin serrait dans son poing une longue mèche de ses cheveux.
« Salope de Juive ! », cria-t-il et, d’un bond, il lui arracha son bonnet et partit avec.
Pendant qu’il s’enfuyait, aussi rapide qu’il était apparu, Giuditta, ahurie de douleur et de surprise, eut l’impression de le connaître, peut-être à cause de sa peau si jaune.
« Arrête-toi, vaurien ! », hurla un boutiquier. Il essaya de l’attraper mais le gamin esquiva, agile comme un chat. Le boutiquier vint trouver Giuditta. « Ça va ? »
Elle porta la main à sa tête, là où elle avait le plus mal, et sentit qu’il y avait un peu de sang.
Ottavia la prit dans ses bras.
« Vous êtes blessée ? », demanda le boutiquier.
Giuditta avait les yeux écarquillés. « Je ne peux pas rester ici sans bonnet », dit-elle. Elle porta l’autre main à sa tête et baissa les yeux. Elle avait l’impression d’être nue. Elle se précipita vers le pont du Ghetto, qu’elle franchit d’un seul élan.
Ottavia la suivit, la rejoignit sur le campo et l’arrêta. Elle la serra contre elle.
« Giuditta da Negroponte », dit une voix derrière elles.
Les deux femmes se retournèrent. C’était Ariel Bar Zadok, le marchand de tissus du Ghetto.
« Qu’est-ce que vous voulez ? dit rapidement Ottavia.
— Giuditta da Negroponte », reprit Ariel Bar Zadok, avec une sorte de ton officiel et obséquieux. Il fit un pas en avant. « Permettez-moi… Je voulais vous parler affaires et…
— Ce n’est pas le moment, le coupa Ottavia, d’une voix aigre. Vous n’avez pas vu ce qui s’est passé ?
— Non, je…, fit le marchand, mortifié.
— Parlez, Ariel », dit Giuditta dans un filet de voix. Il la distrairait peut-être de ses pensées et de ses peurs.
« Giuditta da Negroponte… voilà. Je voudrais vous fournir en tissus et en tout ce qui vous servira sans que vous ayez à me payer », dit Ariel Bar Zadok en parlant plus vite à mesure qu’il exposait son idée. Il traça dans l’air un geste plein de délicatesse, comme s’il agitait un foulard de soie. « Nous nous mettrons d’accord pour un pourcentage sur vos créations. Et je voudrais aussi l’exclusivité sur la vente de vos magnifiques modèles. »
Giuditta échangea un regard avec son amie, tout aussi stupéfaite.
« Pour l’exclusivité, tout reste à voir, se lança Ottavia en donnant un coup de coude à Giuditta. Faites-nous une proposition dans les règles et nous réfléchirons. »
Pendant ce temps, dans le dos d’Ariel Bar Zadok, une juive pauvre s’était approchée. Elle baissa doucement la tête et joignit les mains pour les saluer. « Madame, si vous avez besoin d’une bonne couturière, je serai heureuse de vous servir.
— Peut-être aurez-vous besoin de deux couturières, dit alors une autre femme, au visage rubicond. Moi aussi je suis douée. Et mon mari connaît parfaitement la coupe des tissus, et il a ses propres outils et ses ciseaux. »
Giuditta regarda Ottavia, stupéfaite. Puis elle se tourna vers le pont du Ghetto et pensa à Mercurio. Elle se répéta que rien de mauvais ne pouvait lui arriver. L’agression de tout à l’heure n’avait été que le geste d’un gamin, se dit-elle. Même sa douleur à la tête était en train de passer. La vie était une chose merveilleuse. Elle se tourna vers l’homme et lui sourit, confiante.
Le gamin courait sur l’interminable succession de petits ponts des fondamenta. Puis il se faufila dans une calle et, aussitôt, s’arrêta. D’une main il serrait la mèche de cheveux de Giuditta, de l’autre son bonnet jaune. Il rejoignit une gondole, et tendit la mèche et le bonnet à une femme élégamment vêtue dont la voilette cachait le visage.
« Tu es le meilleur, Zolfo, dit la femme.
— Merci, Benedetta. »
« Alors, l’imbécile, où tu vas ? », répéta la voix, et la main qui l’avait saisi à l’épaule dès son entrée à l’Arsenal l’obligea à se retourner.
Mercurio était face à un grand gaillard chargé de toute une série d’instruments bizarres en bois et en métal. Sa longue barbe grise était pleine de nœuds et des miettes de son petit déjeuner. Il avait des yeux clairs, bleus comme le ciel en été, et une paire de lunettes rondes posées sur un nez gibbeux.
« Alors, t’es muet ? », demanda l’homme, d’une voix rude.
Mercurio regarda autour de lui, bouche ouverte, cherchant quelque chose à dire qui ne le trahirait pas. Autour d’eux circulaient des dizaines et des dizaines d’arsenaliers.
« T’es nouveau, c’est ça ? », demanda l’homme.
Mercurio acquiesça.
« Je le savais. Je l’ai vu à ta façon de marcher. Comme quelqu’un qui sait pas où aller. » L’homme hocha la tête, les lèvres serrées. « Quelle race de couillons ils prennent à l’Arsenal, marmonna-t-il. Après ils s’étonnent qu’on n’arrive plus à construire trois galères par jour comme autrefois. » Il fixa Mercurio, exprima bruyamment son dégoût et lui allongea une grande claque sur la nuque. Il pointa le doigt vers une baraque en bois, avec un toit en lattes de sapin. « Je sais pas où ils t’ont assigné mais je m’en fous. J’ai besoin de terre au chantier, donc pour le moment tu travailles pour moi. Prends une brouette, novice. »
Mercurio se précipita dans la baraque et en ressortit avec une brouette en bois munie d’une roue à rayons. « Celle-là ? »
Sans répondre, l’homme lui fit signe de le suivre le long d’un large quai. “Tant que je ne suis pas tout seul, il ne peut rien m’arriver”, se disait Mercurio.
« Tu sais qui je suis ? demanda l’homme sans se retourner.
— Non, monsieur.
— Je suis Tagliafico, le prote », dit l’homme, et il dépassa une enceinte de pieux en bois à l’intérieur de laquelle, sous un auvent, s’élevait une petite montagne de terre rouge. « Tu ne sais même pas qui c’est, le prote, hein ? », demanda l’homme, en s’arrêtant près du tas de terre.
— Je viens juste d’arriver, messer Tagliafico…
— Mais comment ils t’ont engagé ? Ah, c’est bien vrai que Venise est en train de couler. On dirait que plus personne veut travailler, maugréa-t-il. Du coup, même les gens comme toi ça finit par être utile. Le prote, c’est le marangone de l’Arsenal, le maître d’œuvre, le dieu des navires. C’est moi qui les crée. Un navire ne peut pas naître si je ne l’ai pas engendré. Sorti de mes couilles. C’est clair ?
— Très clair, messer Tagliafico…
— Très clair, novice, soupira le prote. Allez, charge la brouette et on se met au travail. Aujourd’hui tu seras l’assistant de tous les maîtres de navire, l’un après l’autre. Et crois-moi, à la fin de cette foutue journée, tu le sauras, ce que t’es venu faire à l’Arsenal. Grouille-toi, on a une galère à faire naître. »
Mercurio prit une pelle et remplit la brouette de terre rouge, fine comme du sable. À peine eut-il terminé que le prote se dirigea d’un pas décidé en dehors du secteur des terres, tourna sur la droite et marcha en direction du bassin de la Darsena Nuova. Il le longea puis coupa sur un pont de barques plates vers la Darsena Nuovissima[19].
Mercurio s’émerveillait de regarder ce monde démesurément grand, un royaume entier d’eau, étendu comme un lac, contenu entre des quais, des murs, des accostages couverts d’auvents, des cales de halage. Une petite mer sur laquelle donnaient des entrepôts remplis de bois, de cordages, d’outils. Les fonderies étaient en pleine activité et d’épais panaches de fumée s’élevaient au-dessus des toits. Il y avait des copeaux de bois partout, on les entendait craquer sous les pas, comme une invasion de sauterelles. Et le parfum de la résine faisait oublier les eaux fétides de la lagune.
« Au moins, tu es curieux, dit le prote, en remarquant son intérêt. Mais maintenant marche. »
Mercurio le suivit jusqu’à un gigantesque chantier terrestre : un espace d’au moins quarante pas sur cent couvert d’un auvent en bois dont les larges voûtes reposaient sur des colonnes de granit de quatre ou cinq perches de haut, avec des chapiteaux bruts mais puissants pour soutenir les charpentes.
Le prote lui montra une sorte de petite brouette fermée en métal brillant, avec un entonnoir sous le caisson et un levier sur le côté. « Remplis-la. »
Mercurio pelleta un peu de terre rouge dans la petite brouette. La terre descendait par l’embout de l’entonnoir et se déposait sur le sol.
« Le levier, imbécile ! », hurla le prote en le voyant tenter de boucher l’entonnoir avec la main.
Mercurio fit basculer le levier sur le côté de la petite brouette et le flux de terre rouge s’interrompit.
Un petit garçon souffla alors dans un étrange instrument semblable à un cor mais au son plus aigu, et en quelques instants une véritable foule accourut sur le chantier jusque là désert. Mercurio vit au premier rang des charpentiers portant des haches et des scies, et toutes sortes d’outils pour travailler le bois, ébauchoirs, poinçons, massettes et gouges. Derrière eux, toute une troupe d’apprentis, jeunes pour la plupart, portaient des scies fixées le long d’une perche, avec des lames dentées et des poignées de part et d’autre. Un autre groupe d’ouvriers portait des bidons ; ils avaient les mains noires, leur visage était sale et leurs cheveux collés comme de l’étoupe. Un bidon plus grand était posé sur le plan métallique d’une charrette percée d’un trou, sous lequel quelques manœuvres préparaient un fourneau. Eux aussi étaient entourés d’une équipe d’apprentis tout aussi noirs et sales, armés de maillets de bois et de ciseaux à pointe plate, et portant des balles de chanvre brut. Tous s’étaient disposés autour du chantier pour assister au spectacle mais sans se mélanger, comme les régiments d’une armée.
Au centre du chantier, le prote était seul. Il regardait le sol, semblant y lire quelque chose qu’il était seul à voir. Il resta longtemps ainsi, absorbé. Personne ne parlait.
Mercurio avait la sensation que d’un instant à l’autre allait se réaliser un prodige. Et cette sensation était sûrement partagée, à en juger par l’atmosphère générale.
Le prote Tagliafico leva les yeux du terrain. Il tourna sur lui-même, les bras écartés, ses compas à la main, fixant les ouvriers, le visage grave. Il y eut un léger murmure, comme l’écho sonore de l’attente. Puis Tagliafico prit une poignée de terre rouge, alla à grands pas à une extrémité du chantier et en déposa un petit tas. Il s’agenouilla et pointa vers la partie opposée du chantier un instrument complexe constitué de mesureurs et de loupes.
« Mets-toi là avec la trace, le nouveau », lui dit-il.
Mercurio sentit le regard de tous sur lui. « La trace ? demanda-t-il tout bas au gamin qui avait joué du cor.
— La brouette, répondit celui-ci. Grouille-toi. »
Mercurio courut de l’autre côté du chantier en poussant la petite brouette. Il s’installa au centre.
Tagliafico lui fit signe d’avancer.
Mercurio démarra aussitôt.
« Doucement ! », hurla le prote.
Les spectateurs ricanèrent.
Mercurio s’arrêta.
« Bascule le levier et avance en ligne droite jusqu’à moi. »
Mercurio bascula le levier. La terre rouge commença à descendre par l’entonnoir. À mi-chantier, il se retourna pour voir la ligne qu’il avait tracée. Et il dévia.
« Regarde devant toi, couillon ! », cria le prote.
Mercurio obéit. Il sentait tous les regards sur lui. Il rentra la tête dans les épaules, priant pour que l’arsenalier dont il avait volé les vêtements ne soit pas parmi les spectateurs.
Quand Mercurio fut arrivé près de lui, le prote ferma le levier de la petite brouette puis se tourna vers un homme du groupe des charpentiers. « Maître de hache Scoacamin, je vous confie ce novice. » Il tira Mercurio par l’oreille.
Mercurio eut une grimace de souffrance.
L’assistance se mit à rire.
« Il ne sait pas comment on construit un navire. Aujourd’hui, nous ferons de lui un vrai arsenalier », ajouta Tagliafico d’un ton grave. Tous cessèrent de rire et hochèrent la tête. « Le maître de hache le passera au maître calfateur, et vous le confierez à chaque fois à un maître d’art différent. » Tagliafico poussa Mercurio vers le premier homme auquel il s’était adressé.
« Je suis le maître de hache Scoacamin, lui dit celui-ci. Tagliafico t’a fait un grand honneur. Remercie-le en regardant avec attention comment il travaille. Personne n’est meilleur que lui dans le tracé du gabarit. »
Le prote, tirant derrière lui la petite brouette et s’agenouillant pour mesurer avec ses compas, traça des signes le long de la ligne droite que Mercurio avait dessinée. Il y eut bientôt sur le sol du chantier tout un réseau de lignes rouges, comme une grande toile d’araignée. Quand il eut fini, il était en nage et sa tunique noire de prote était couverte de terre rouge, ainsi que ses mains, sa barbe et les verres de ses lunettes. Il leva les mains au ciel, et tous applaudirent longuement.
Mercurio ne comprenait pas.
« Le navire tout entier est là, lui dit le maître de hache en désignant les signes rouges sur la terre. Maintenant, il nous reste la tâche la plus facile. » Il se tourna vers ses hommes et cria : « Au travail ! »
En un instant arrivèrent trois grandes charrettes sur lesquelles étaient empilées de grosses poutres à section carrée et des poutres plus fines, à section rectangulaire.
« Posez la quille ! », ordonna le maître de hache à un groupe.
Les charpentiers prirent une poutre gigantesque qu’ils posèrent sur un des traits rouges du prote, et qu’ils coupèrent pour l’adapter à la ligne. Puis, à une vitesse extraordinaire, coordonnés comme des danseurs, ils ajoutèrent une à une des planches, qu’ils encastraient les unes dans les autres. Ils pratiquèrent des trous perpendiculaires et y enfoncèrent de longues chevilles de bois pour fixer entre elles les poutres à la quille.
Le maître de hache ordonna : « Rode de poupe et rode de proue ! » et un autre groupe de charpentiers, après avoir découpé des mortaises, inséra deux éléments courbes, eux aussi de section carrée. L’encastrement était à peine terminé que déjà une série de membrures, les madiers, était insérée dans la quille et maintenue par une poutre plus petite, de section rectangulaire, appelée carlingue. La coque fut consolidée par des baux et l’on installa entre ces baux et la carlingue un ensemble de planches constituant le vaigrage de fond.
Le maître de hache contrôla le travail et ordonna une brève pause, durant laquelle les apprentis, et Mercurio avec eux, débarrassèrent le sol des copeaux, éclisses de bois et autres déchets. Quand ils eurent fini, il ne restait plus trace des lignes de terre rouge. À leur place s’érigeait la silhouette de la future galère, comme le squelette puissant d’un animal mythologique.
Alors, on commença à mettre la peau sur le navire, c’est-à-dire les bordages extérieurs, qu’on renforça jusqu’à ce que sonne la cloche du déjeuner.
Après un rapide repas, le maître de hache Scoacamin emmena Mercurio auprès du maître calfateur. C’était l’un de ceux qui avaient les mains noires. L’homme lui fit un signe de tête et le confia à un apprenti.
« Attention à pas te brûler », lui dit celui-ci en lui passant un bidon de poix liquide avec une louche incrustée de noir. Mercurio comprit d’où provenait la couleur de leurs mains. L’assistant versa la poix dans un seau où un autre apprenti avait enroulé une série de bandes de chanvre brut.
Le maître calfateur passa la main entre les planches des bordages. « Malebête », dit-il. On lui tendit un ciseau à pointe plate. « Maillet de calfatage » dit-il alors, et on lui passa un maillet en bois. Il se tourna vers l’apprenti, qui plongea aussitôt les mains dans le seau et étendit une bande de chanvre trempée de poix bouillante entre les planches du bordé. Pendant que l’apprenti tendait le chanvre, le maître calfateur le poussait entre les planches à l’aide du ciseau, en tapant fort avec le maillet.
Mercurio regarda la coque. Il y avait au moins cinquante calfateurs de chaque côté qui martelaient, les uns au sol, les autres grimpés sur des échelles, et au moins le double d’assistants. Le bruit des maillets qui tapaient était assourdissant et le travail avançait à une vitesse extraordinaire.
Quand ils eurent terminé, la voix du prote résonna, puissante : « Au bassin ! »
Un silence tendu tomba tout à coup.
Tous les arsenaliers entouraient la galère en construction. Une trentaine d’hommes attachèrent d’épais cordages à la proue du navire et d’autres aux murailles, à drette et à senestre, et les mirent en tension. « Prêts ! », hurla le chef d’équipe. Les apprentis des maîtres de hache firent tomber les longs étais latéraux, tandis qu’un autre groupe commençait à placer des pieux sous la quille, à mesure que la coque était tirée vers l’avant par les deux câbles de proue. La coque se mit bientôt à rouler rapidement sur les pieux vers une goulotte qui plongeait dans une cale de carénage. Le grand bassin en maçonnerie était à sec et le sol était en dessous du niveau de la Darsena Nuovissima, qui s’ouvrait largement devant. Quand la coque atteignit le centre du bassin, les hommes qui l’avaient tirée jusque là sortirent en courant de la cale de carénage et harponnèrent les flancs du navire à l’aide de longs bâtons munis de crochets. Les ouvriers se massèrent au bord du bassin ; des engrenages à roues dentelées levèrent la cloison étanche, telle une vanne. L’eau envahit le bassin.
Tous retenaient leur souffle. C’était le moment où l’on vérifiait si la coque était imperméable et si le centrage lui permettait d’être stable.
Mercurio regardait, fasciné, l’eau limoneuse qui écumait en passant sous la vanne de la cloison étanche. La coque de la galère tressaillait, sous la poussée du courant. Quand le bassin fut plein, la cloison fut de nouveau fermée. Le maître calfateur, sous la supervision du prote, monta à bord. Il avait un ciseau à la main et contrôlait la coque, pied à pied, de bas en haut. À la fin de son inspection, il regarda le prote et hocha la tête.
Alors Tagliafico, vers lequel tous s’étaient tournés, leva les mains au ciel et annonça : « La Sérénissime a une nouvelle galère ! »
Ce fut un chœur de cris de joie.
« Fermez la coque ! », ordonna le prote, avec un sourire satisfait.
En un clin d’œil, Mercurio vit les maîtres de hache, les charpentiers, les calfateurs et les apprentis s’élancer sur la galère en construction pour installer la paroi de collision et celle du presse-garniture. On ferma les gavons, avec leurs caisses d’assiette et leurs puits à chaînes. Les ponts intermédiaires furent créés : le pont de vogue, le pont de coursive, le pont de batterie avec ses écoutilles pour l’artillerie, et enfin le pont de couverte. On forma les estives, les cabines et la cambuse, on jeta les bases du château, on mit en place l’étai de poupe, les hanches, le balcon, ainsi que les bouques pour le timon et les passants pour la mâture.
On aurait cru voir une femme qui s’habillait, pensait Mercurio. Et aussitôt il imagina Giuditta. Un jour, il la regarderait s’habiller. Et peut-être chaque matin de sa vie, s’il arrivait à réaliser son rêve.
Un bruit de gonds roulant dans leurs axes le ramena à la réalité. On ouvrait la vanne. On fit sortir le navire du bassin et on le tira le long du côté Est des deux darses puis le long du côté Sud de la Darsena Nuovissima.
Pendant tout le trajet, Mercurio était à bord, assistant à la naissance des moindres détails. Rien n’était laissé au hasard. Il se rendit compte que les heures avaient passé sans même qu’il s’en aperçût.
Rapidement, avec deux hautes grues de bois, à bras roulant, mues par des engrenages à dents et des cordages de chanvre tressés, on monta les arbres de mestre, de méjane et de trinquet, puis les vergues. On fixa la hune au sommet de l’arbre de mestre et on tendit tous les cordages. Puis l’on passa à la fabrication des rames : de longs troncs droits de hêtres venus des forêts friulanes, travaillés et polis jusqu’à leur forme définitive, furent chargés à bord et installés dans les scalmes, à la hauteur des bancs, chacun muni de chaînes et d’anneaux à clé. Petit à petit, on acheva chaque détail de la galère, des différents chomards pour le passage de cordages d’amarre à toute la série des poulies en usage à bord. On chargea les lits de sangle sur lesquels dormirait l’équipage, le pain biscuit, nourriture de base de la chiourme en navigation, une galette cuite et préparée dans les fours de l’Arsenal avec de la farine, de l’eau et une pincée de sel. On monta les bombardes, venues directement de la fonderie de l’Arsenal, et des barils.
« C’est de la poudre, dit un apprenti. Si quelqu’un fait une connerie, on saute tous. »
Quand la galère fut prête, Mercurio comprit que le moment était arrivé. Il descendit du navire et suivit les apprentis qui se dirigeaient vers l’entrepôt des voileries. Étant maintenant connu, il avait une grande liberté de mouvements, mais chacun voulait lui apprendre quelque chose, ce qui, au final, revenait à un contrôle permanent.
« Le prote Tagliafico a besoin de deux grands cacatois », se décida-t-il à demander à un magasinier.
L’homme le regarda de travers. « Et qu’est-ce qu’il va en faire, le prote, de deux grands cacatois pour une seule galère ?
— T’as qu’à lui demander, fit Mercurio, en haussant les épaules.
— Non, moi je lui demande rien du tout.
— Donc je dois lui dire de venir te supplier à genoux, lui-même, en personne, c’est ça ? », reprit Mercurio.
Le magasinier n’était pas préparé à discuter avec un apprenti qui avait le sens de la répartie. Il resta interdit, bafouilla quelques mots incompréhensibles, puis, presque en colère, demanda : « Ben alors, qu’est-ce que tu veux faire ?
— T’es con ou quoi ? dit Mercurio, qui avait compris que la partie tournait à son avantage.
— Con toi-même. Je vais te les chercher, tes deux grands cacatois », maugréa le magasinier, résigné. Il alla dans la salle derrière lui, remplie d’énormes étagères sur lesquelles étaient repliées des dizaines et des dizaines de voiles, choisit les deux que lui avait demandées Mercurio et les fit claquer avec mauvaise grâce sur le comptoir. « Mais tu les porteras tout seul », ajouta-t-il, les poings sur les hanches.
Mercurio chargea sur son épaule les deux lourdes toiles et sortit de l’entrepôt en vacillant.
Il poussa un soupir de soulagement quand il trouva enfin la Tana, puis le magasin du chanvre public. Il se tourna vers le bassin de la Darsena. Dans la douce lumière du couchant, il regarda avec admiration la galère qu’il avait vue naître de quelques traits de terre rouge tracés sur les dalles. En un seul jour. Le navire était en rade, les voiles affalées. Il vit les arsenaliers, sur le pont de couverte, lever les bras au ciel et sauter sur place. Il ne pouvait pas les entendre, mais il savait qu’ils riaient. Il sentit son cœur se serrer : il aurait voulu être là-bas, avec eux, à faire la fête.
“Sauf que toi, tu n’es qu’un voleur” se dit-il, écrasé par le poids des deux grands cacatois.
Dans la Tana, il marcha d’un pas rapide, feignant d’être très occupé. Nul ne lui prêta attention. Il n’était qu’un arsenalier qui s’attardait avec deux grandes voiles au lieu d’aller chez lui manger et se reposer, comme c’était le cas de chacun après une longue journée.
Mercurio trouva l’escalier arrière, le monta au prix d’un grand effort et se retrouva au sommet dans une pièce avec une vaste fenêtre qui donnait sur les remparts de l’Arsenal. Il regarda en bas. Le saut était périlleux. Mais le plus difficile était de jeter son fardeau par-delà le rempart. Il n’était pas sûr d’en avoir la force. Voyant arriver deux gardes, il s’aplatit contre la paroi. Il les entendit passer. Ils parlaient de femmes, l’un de la sienne et l’autre d’une putain, et ils riaient.
Quand ils se furent éloignés, Mercurio se décida. Assez attendu ou réfléchi : il fallait essayer. Il serra contre sa poitrine un des deux grands cacatois et sauta de la fenêtre sur le rempart. Il atterrit assez aisément sur le chemin de ronde. Penché entre deux créneaux, il vit en bas, dans le rio della Tana, la barque de Battista qui l’attendait. Un sacré plongeon, pensa-t-il.
« Eh », dit-il à mi-voix.
Battista et les deux frères levèrent aussitôt la tête. Tonio lui fit signe de sauter. Battista avait l’air effrayé.
Mercurio s’apprêta à revenir en arrière.
« Qui va là ? », hurla un des gardes en se penchant d’une tour au fond, à l’aplomb du rempart.
Mercurio se rendit compte qu’il n’avait plus le temps de récupérer le second cacatois. Il sentit son cœur s’arrêter. S’il était pris, il serait condamné à la noyade. Il pensa à son cauchemar, revit la face gonflée de l’ivrogne dans les égouts de Rome et le papillon qu’il avait offert à Giuditta, imagina le visage d’Anna del Mercato en larmes à ses funérailles sans cadavre. Il était paralysé par la peur.
“Il ne peut rien t’arriver”, se dit-il. Mais il pensa à Giuditta, qui était le but final de toute cette entreprise. Son destin. La raison pour laquelle il ne pouvait rien lui arriver.
« Qui va là ? », hurla encore la voix du garde, plus proche.
Mercurio posa le pied sur un créneau, serra contre lui le grand cacatois et cria, de toutes ses forces, en fermant les yeux. Pendant qu’il tombait, la voile s’ouvrit, se gonfla d’air et ralentit sa chute. Mercurio atterrit à moitié dans la barque à moitié dans l’eau, avec un bruit terrifiant. Sous l’impact, l’air fut expulsé si violemment de ses poumons qu’il faillit s’évanouir.
« Arrêtez ! », crièrent les gardes, au sommet de la muraille.
Tonio et Berto étaient déjà aux rames et les faisaient gémir, ramant de toutes leurs forces. Pendant ce temps, Battista avait récupéré Mercurio et l’avait hissé complètement à bord.
« Remontez aussi la voile ! hurla Tonio. Elle nous ralentit ! »
Un trait d’arbalète tiré par un garde se planta dans le fond de la barque. Battista prit peur et lâcha le grand cacatois, qu’il avait presque entièrement récupéré. La toile se déroula de nouveau dans l’eau.
« Tirez-le à bord, nom de Dieu ! », cria Tonio, d’une voix rompue par la fatigue, tandis qu’il ramait les dents serrées.
Mercurio était encore assommé par le choc. Il se pencha pardessus bord, mais il était affaibli et ses mains ne répondaient pas bien. Battista, recroquevillé au fond de la Zitella, tremblait de peur.
« Battista ! Aide-moi, aide-moi, j’y arrive pas ! », cria Mercurio.
Le pêcheur baissa la tête et évita son regard, comme il avait fait la première fois, quand Zarlino avait essayé de les voler, Benedetta et lui.
« Lâche ! », lui cria Mercurio, rageusement.
Un autre trait se ficha sur le flanc de la barque, à la poupe. Mercurio ne se tint pas pour battu, et se pencha pour essayer de tirer sur le cacatois. Mais une violente accélération imprimée par les deux frères le fit basculer par-dessus bord. Il se raccrocha au gouvernail.
« Battista ! cria-t-il, la voix brisée par le désespoir. Je t’en supplie ! »
Alors, tout à coup, le pêcheur réagit. Il se leva, se pencha à la poupe et l’attrapa par les bras. Pendant qu’on le remontait dans la barque, Mercurio sentit filer dans l’air un trait d’arbalète. Comme un sifflement silencieux. Battista s’arrêta, un court instant. Mercurio était encore suspendu au-dessus de l’eau.
« Battista… ! »
Le pêcheur regardait Mercurio avec une expression étonnée. Puis il serra les dents et le hissa à bord. Mercurio se pencha au-dessus de l’eau pour aider Battista à haler le cacatois.
« Plus vite ! Plus vite ! criait Tonio en ramant vers l’embouchure de la Tana. On y est presque ! »
Mercurio tira de toute la force qui lui restait. Il vit que les mouvements de Battista ralentissaient. « Allez, merde ! T’arrête pas maintenant ! », lui cria-t-il.
Battista sembla reprendre le rythme mais bientôt ralentit de nouveau.
« Vas-y, merde ! », l’encouragea Mercurio.
Et il vit que la toile du grand cacatois commençait à se colorer de rouge.
« Non ! », hurla-t-il alors, comprenant ce qui se passait. Il tira à bord le dernier pan de la voile, complètement trempé de sang. Battista tomba à la renverse au fond de la barque, qui filait maintenant à toute vitesse et se perdait dans les eaux ouvertes du bassin de Saint-Marc. « Battista… Non… »
Le pêcheur haletait, comme un de ces poissons qu’il avait tirés toute sa vie dans le fond de sa barque. « On y est… arrivés… »
Mercurio vit le trait d’arbalète, fiché dans ses côtes. Il était entré de biais, sous son bras.
« T’as vu… Mercurio ? », disait Battista tout doucement, ballotté par les mouvements de rames des deux frères, qui entraînaient la barque loin dans la lagune. « T’as vu ? répéta-t-il, et il chercha la main de Mercurio. Je suis pas… un… lâche… »
Mercurio sentit les larmes lui brouiller la vue. « Non… non… t’es pas un lâche… » Il retint un sanglot. « Non… tu es un homme courageux… »
Sur le visage de Battista se forma un sourire, lointain et mélancolique. Puis ses yeux devinrent opaques, tandis que son sang se mêlait à celui des poissons au fond de la barque.
“Pourquoi doit-il être heureux ?” : cette question, Shimon Baruch n’avait cessé de se la poser. Elle avait nourri son désir de vengeance à l’égard de Mercurio. Elle sous-entendait que lui, en revanche, était malheureux. Immensément malheureux.
Depuis qu’il avait pleuré entre les bras d’Ester, ce postulat avait cependant perdu toute consistance. Pleurer avait défait un nœud, dilué la douleur, dissous la dureté. Une fois ses larmes séchées, Shimon avait continué de répéter par habitude “Pourquoi devrait-il être heureux ?” Mais il sentait que lui aussi l’était, heureux. Heureux comme jamais.
Mercurio l’avait fait sombrer dans le désespoir le plus profond, un cauchemar dans lequel il avait éprouvé un vertige de peur qu’il n’avait jamais ressenti jusque-là.
Dans cette chute dramatique, Shimon avait tout perdu, pas seulement son argent. Il avait failli y laisser la vie, avec ce coup d’épée à la gorge. Et il y avait laissé sa voix. Mais surtout, il s’était perdu lui-même.
Au bord de la mer, Shimon regardait les vagues écumer sous un ciel de plomb. Sa chute lui avait fait comprendre qu’il n’était pas aussi faible qu’il le croyait : elle avait révélé sa vraie nature. L’homme qu’il était maintenant n’aurait jamais pu reprendre sa vie passée. Il n’était peut-être pas meilleur selon la loi de Dieu ou de son peuple, mais Shimon se moquait bien de devenir meilleur. Il savait qu’il était fort, maintenant. La douleur pouvait le briser, mais pas la peur. Sa vie de lapin s’était terminée le jour où il avait senti la lame de l’épée entrer dans sa gorge.
Mercurio avait tué en lui Shimon-Baruch-le-lâche.
Il se leva, épousseta le sable qui recouvrait ses vêtements, et se tourna vers Rimini et la maison d’Ester, là où il parvenait à être heureux. Sur la route, il s’assit sur une pierre miliaire, ôta ses chaussures et regarda le sable clair et fin s’écouler sur le sol, comme une clepsydre qui ne mesurerait pas le temps. Il respira à fond, porta la main à sa gorge et passa le bout de son index sur la terrible cicatrice de la brûlure qu’il s’était infligée pour cautériser la plaie. Il sentit le dessin du lys incandescent et se rappela son incapacité d’alors à ressentir la douleur. À formuler des pensées qui ne soient pas vengeresses. Mais aussi son exaltante sensation de force, de férocité, sa totale absence de peur. Il aurait déjà dû se rendre compte de sa chance à ce moment-là.
Ses lèvres formèrent une espèce de sourire. “Mais tu étais jeune, se dit-il. Tu n’avais que quelques jours.” Il émit un bruit semblable à un sanglot, qu’il écouta avec stupeur et avec joie.
Il avait appris à pleurer.
Et maintenant il apprenait à rire.
Il fit un nouvel essai. Comme un gamin qui apprend à siffler. Tout en marchant vers la maison d’Ester, il continua d’essayer de rire en contractant le diaphragme et haussant les épaules, pour laisser sortir de sa bouche muette ce cri disgracieux.
Arrivé à sa porte, il pensa qu’il aimerait parler de Mercurio à Ester, lui faire part de ses réflexions. Perdu dans ses pensées, la main sur la porte, le poing fermé pour frapper, il entendit alors une voix masculine provenir de l’intérieur, et il se figea. Tendant l’oreille, il fit un pas en arrière. Il n’aimait pas le ton de cette voix. Ou il n’aimait pas qu’il y ait un homme dans la maison d’Ester.
Il regarda autour de lui. Personne à l’horizon. Il fit le tour du bâtiment, avec circonspection, en épiant par les fenêtres. Enfin, par la fenêtre sur la grande pièce avec la cheminée, là où ils s’asseyaient souvent pour lire, l’un près de l’autre, où une fois ils avaient fait l’amour, il vit un homme costaud, les épaules rondes et puissantes, les cheveux courts. Une succession de plis sur la peau rosâtre de sa nuque lui rappela le cou d’un cochon. Ses mains étaient courtes, grasses, avec de gros doigts difficiles à plier qu’il agitait en parlant, ou plutôt, en criant.
Ester semblait encore plus petite. Le corps tendu en arrière, comme pour fuir, les bras serrés contre sa poitrine dans un mouvement de défense. Shimon lisait la peur et le désespoir dans son regard.
« Tu n’es jamais qu’une putain de Juive, n’oublie pas que je peux t’écraser comme un cafard », disait l’homme, de dos. Il avait la voix molle d’une personne bête et méchante, et il articulait mal. « Si tu n’as pas de quoi me rendre mon argent, je prendrai ta maison. » Il agita une feuille de papier. « Tout est marqué là. Tout est légal.
— Messer Carnacina, dit Ester dont la voix tremblait, ma maison… ma maison… c’est tout ce que j’ai… c’est tout ce qui me reste…
— Que veux-tu que ça me fasse ? » Carnacina marcha sur elle.
Ester plissa les paupières, comme s’il allait la frapper.
Shimon, à la fenêtre, écoutait la conversation. Une part de lui frémissait de colère. Mais au fond de son être, il était calme. Il n’éprouvait rien.
« Messer Carnacina, reprit Ester, ma maison… vaut beaucoup plus que ce prêt, vous devez en convenir… et puis je ne saurais pas où aller… »
Carnacina se tapa la main sur la cuisse et rit. « Que veux-tu que ça me fasse ? répéta-t-il, en riant encore plus fort. Qui a signé ce papier ? Lis là. Il y a marqué ton nom, idiote de putain juive. Si tu ne me rends pas l’argent que je t’ai légalement prêté, je prends ta maison.
— Je pensais réussir à vous rendre ce prêt en travaillant, et… » La voix d’Ester était brisée par l’angoisse.
« Demande au muet. Il paraît qu’il vient souvent te voir. Je ne donnerais pas un sou à une femme maigre comme toi, mais si tu lui plais… » Il eut un rire vulgaire, qui s’arrêta net. Il la pointa du doigt. « Demain. Ou la maison est à moi. » Il se tourna pour aller vers la porte d’entrée.
Shimon le regarda : une face large et plate, des lèvres démesurément charnues et rouges, des dents minuscules, un nez en trompette, des joues rubicondes.
Il se cacha en attendant qu’il sorte et porta la main à son cœur. Les battements étaient réguliers. Il vit Carnacina qui sortait d’un pas lourd, à grandes enjambées. Et il vit Ester refermer la porte, la tête basse.
Shimon sortit de sa cachette et le suivit. Il ne se demandait même pas pourquoi. Il le vit entrer dans un petit immeuble de trois étages. Un vieux serviteur lui ouvrit la porte, et Carnacina le poussa avec rudesse. Shimon fit le tour pour regarder par les fenêtres. Côté est, vers la plage, il vit l’homme sortir dans le jardin et s’approcher d’une belle roseraie. Avec une étonnante délicatesse, il tailla ses roses, débarrassa les boutons de leurs parasites, fuma la terre, et un sourire presque enfantin s’étala sur son large visage.
Shimon revint à la maison d’Ester. Il se demandait à combien s’élevait sa dette. Question stérile, puisque lui-même n’avait presque plus d’argent et surtout aucune idée de la manière de s’en procurer.
Il frappa. Ester vint lui ouvrir, le sourire aux lèvres, mais Shimon vit qu’elle avait les yeux rouges. Il passa la soirée avec elle et, avant de la quitter, prit discrètement un grand couteau à anguilles. Il embrassa tendrement Ester sur les lèvres puis feignit de se diriger vers son auberge. Mais à peine eut-elle fermé la porte qu’il changea de direction et se glissa dans une ruelle.
Devant l’immeuble de Carnacina, il vit à une fenêtre du premier étage une lumière tremblotante. L’homme faisait sans doute ses comptes. “Les usuriers chrétiens valent bien les prêteurs juifs”, se dit Shimon. Il escalada le mur de clôture et se glissa dans le jardin, où il se pelotonna dans un coin. Personne. Tout était plongé dans le silence. Il s’approcha de la roseraie et coupa tout à la base. Avec une froide cruauté. Indifférent aux épines, il prit des roses qu’il frappa contre le sol. Il se dirigea vers la maison avec le bouquet de fleurs cassées.
Il força la serrure de la petite porte qui donnait sur le jardin et pénétra prudemment à l’intérieur. Tout était dans l’ombre, les serviteurs sans doute couchés. Un escalier menait à l’étage. Il monta silencieusement jusqu’au premier, et tendit l’oreille pendant que ses yeux s’habituaient à l’obscurité. La lumière filtrait d’une porte à droite. Il s’avançait d’un pas décidé quand un bruit monta du rez-de-chaussée : le vieux serviteur arrivait en traînant les pieds, sa chandelle à la main. Le vieil homme vit que la porte du jardin était ouverte. Il approcha la chandelle de la serrure.
Shimon serra plus fort le couteau.
Le vieil homme regarda vers le palier. Puis de nouveau vers la serrure, et de nouveau vers le palier, avant de fermer la porte et de commencer à monter l’escalier en soufflant.
Shimon se rencogna dans l’obscurité et retint sa respiration.
Le serviteur vint doucement frapper à la porte près de laquelle Shimon se tenait immobile, le couteau brandi. Il l’ouvrit.
« Que veux-tu ? bougonna Carnacina de l’intérieur.
— Vous allez bien, maître ?
— Très bien, oiseau de mauvais augure. Va-t-en », répondit Carnacina, de sa voix désagréable.
Le serviteur s’inclina et s’apprêta à fermer la porte. Il vit sur le sol un bouton de rose, qu’il ramassa. Il le regarda puis regarda son maître.
« Ferme », hurla Carnacina.
Habitué à être traité comme un chien, le serviteur obéit. À la lueur de la chandelle, il vit une feuille de rose sur le tapis d’escalier. Puis un pétale. Un pas en avant et sa chandelle éclaira une paire de chaussures. Il leva le chandelier au moment même où Shimon abaissait la main qui tenait le couteau.
Il le frappa à la tempe, violemment. Avec le manche du couteau et non avec la lame car, au dernier moment, il ne savait pourquoi, Shimon avait tourné la main.
Le serviteur s’écroula à terre, évanoui.
Shimon bondit pour attraper la poignée de la porte de la chambre de Carnacina et l’ouvrir. Il referma résolument derrière lui.
Carnacina, assis à son bureau, donna un coup sur la table et demanda : « Qu’est-ce que tu veux encore, imbécile ? »
Shimon se plaça derrière lui. Il voyait sa nuque de porc, hérissée de plis rosâtres.
Carnacina se retourna, agacé.
Shimon lui tendait le bouquet de roses brisées.
« Mes… » Puis Carnacina comprit que l’homme qui était en face de lui tenait un couteau et ouvrit la bouche pour appeler à l’aide.
Shimon frappa très vite, du tranchant, en visant la gorge.
Le cri s’étouffa dans le sang. Carnacina porta les mains à sa gorge tranchée, les yeux exorbités.
Shimon lâcha les roses et se mit à rire, de son rire disgracieux, pendant que Carnacina, mourant, tombait au sol.
Shimon fouilla dans les papiers sur le bureau et trouva vite la reconnaissance de dette d’Ester, bien en évidence pour le lendemain. Il la chiffonna. Il ouvrit les tiroirs du bureau sans rien y voir d’intéressant puis fouilla le corps sans vie, et trouva une bourse contenant sept pièces d’or des États Pontificaux et une grosse clé. Il chercha autour de lui et vit le coffre-fort. Il l’ouvrit avec la clé. À l’intérieur, une petite caisse remplie de monnaie d’or et de bijoux. Shimon prit les pièces de monnaie, une petite fortune, et laissa les bijoux.
Regardant le cadavre, il se mit de nouveau à rire, en se tapant sur la cuisse. Il approcha la reconnaissance de dette de la lampe pour y mettre le feu, puis s’en servit pour brûler les livres comptables de Carnacina. Et avec eux, les lourds rideaux. Quand il sortit de la chambre, il regarda l’endroit où le serviteur s’était évanoui et ne vit personne. Il dévala l’escalier et quitta la maison par le jardin, en escaladant le mur.
Tandis qu’il s’éloignait, il entendit crier : « Au feu ! Au feu ! »
Cette nuit-là, il ne revint pas à l’auberge mais frappa à la porte d’Ester. Dès qu’elle eut ouvert, étonnée et peut-être effrayée, il l’embrassa. Ce fut seulement en faisant l’amour avec elle qu’il sentit la glace abandonner son corps et son âme.
Il n’arrivait pas à s’endormir, écoutant, près de lui, la respiration inquiète d’Ester, rêvant peut-être qu’on lui prenait sa maison.
Peu de temps avant l’aube, réfléchissant à cette partie de sa nature qui s’était réveillée et avait supprimé Carnacina comme un buisson de roses, il pensa que sa nature glacée et implacable le conduirait probablement à mener sa vengeance jusqu’à son terme. Que Mercurio soit devenu entre-temps une sorte de bienfaiteur n’avait aucune importance à ses yeux. Sa nature à lui se nourrissait de la mort. “Pourquoi devrait-il être heureux ?”, se demandait-il en s’endormant, sentant que la rancune et la hargne revenaient empoisonner son âme.
Quand il se leva, Ester était en train de laver sa houppelande. L’eau dans l’évier était rouge de sang.
On disait en ville que Carnacina était mort dans un incendie.
Mais le serviteur était vivant et pourrait probablement le reconnaître. Shimon comprit alors pourquoi il ne l’avait pas tué. Dorénavant, il ne pourrait plus rester.
La nuit, Mercurio rêva de Battista qui prit ensuite la figure du marchand juif qu’il avait tué à Rome. Et, comme alors, Mercurio sentit son corps se couvrir de sang visqueux et collant.
Puis, avec l’absence de logique des rêves, il se retrouva dans un lit avec Benedetta. Comme ce jour-là à l’auberge, Benedetta lui prit la main et la posa sur son sein. Le corps de Benedetta était lui aussi couvert d’un liquide visqueux, mais qui n’était pas du sang.
Mercurio se réveilla en nage, excité.
Il s’obligea à orienter immédiatement ses pensées vers Giuditta. Il se sentait en faute, comme s’il l’avait trompée. Il voulait oublier le plus vite possible ce rêve effrayant et sensuel où se révélait une part de lui qui lui faisait peur.
Le soir où Battista était mort, Mercurio aurait voulu courir retrouver Giuditta. Mais il ne l’avait pas fait : cette mort l’avait sali.
Il se sentait aussi sali par son incapacité à se fixer sur l’image de Giuditta. Sa pensée revenait sans cesse à Benedetta, tel le fer attiré par l’aimant. Il se rappelait ses lèvres, son corps nu, sa peau douce sous ses mains, le mamelon dur entre ses doigts. Il avait beau lutter, une part profonde et incontrôlable de son être s’attardait sur ces images sensuelles et cultivait le désir de caresser encore ce sein, de posséder ce corps.
Il se leva et alla directement plonger son visage dans la cuvette d’eau. L’eau fraîche lui coupa le souffle, et effaça ces pensées qui lui faisaient peur.
Habillé, il se précipita hors de la chambre et s’arrêta : il n’avait pas envie de rencontrer Anna.
Mais elle était là cependant, et semblait l’attendre. Aussitôt elle demanda : « C’est vrai que Battista est mort ? »
Mercurio sentit un poids sur ses épaules. Il baissa la tête et s’avachit sur une chaise près de la table.
« Alors, c’est vrai. »
Mercurio leva sur elle des yeux rouges et désespérés. Il n’arrivait pas à pleurer. Depuis la mort de Battista, c’était comme si les larmes en lui s’étaient taries. « C’est ma faute, dit-il, la voix étranglée. Tout est ma faute. »
Anna vint près de lui avec douceur. « C’était un adulte, il savait ce qu’il faisait…
— Non, non ! », dit Mercurio en tapant sur la table. Loin de l’Arsenal, ils avaient attaché une pierre au cadavre de Battista et l’avaient laissé couler au fond de la lagune. Impossible de rendre à sa veuve un cadavre transpercé par un trait d’arbalète. Après une prière rapide, ils l’avaient abandonné aux poissons et aux crabes. « C’était un homme peureux et je l’ai forcé à m’obéir. Je l’ai menacé, s’il ne m’obéissait pas, de le répéter à Scarabello… Il ne voulait pas, c’était un pêcheur, un brave homme… et je l’ai tué. C’est moi qui l’ai tué !
— C’est donc pour ça que tu as acheté sa barque pour deux pièces d’or, je l’ai entendu dire au marché », dit Anna. Elle s’assit près de lui et lui posa la main sur la cuisse.
Mercurio détourna la tête.
Il était allé trouver la femme de Battista, la veille au soir, et lui avait dit que son mari s’était noyé dans les hautes eaux sans qu’ils puissent retrouver son corps. Elle s’était effondrée dans un gémissement. Sa main tenait encore le couteau à vider les poissons. Son chemisier était couvert d’écailles. Elle avait regardé le couteau, puis l’avait lâché. « Qu’est-ce qu’on va manger maintenant ? », avait-elle dit à voix basse. Et lentement, comme si elle les voyait pour la première fois, ou peut-être pour la dernière, elle avait commencé à ôter les écailles de son chemisier et à les ranger auprès de son couteau. Comme si elle se déshabillait. Mercurio lui avait proposé deux sols d’or pour racheter la barque de Battista, une somme exorbitante. Elle avait pris les pièces et avait mordu dedans, incrédule. Puis, les pièces dans sa paume, elle avait levé les yeux sur lui : « C’est vous qui l’avez tué, hein ? »
Anna lui serra la cuisse.
« Il y a toujours des morts autour de moi, dit Mercurio d’une voix monocorde, comme si ce n’était pas vraiment la sienne. Ou comme s’il n’était pas là. J’apporte la mort. Je suis maudit…
— Ne dis pas ça… »
Mercurio se tourna brusquement vers Anna.
« Tu sais comment je suis arrivé jusqu’ici ? Tu ne me l’as jamais demandé.
— Tu étais un escroc…
— Je suis un escroc !
— D’accord, tu es un escroc, tu as plein de pièces d’or… C’est facile à imaginer…
— Eh bien, tu te trompes, fit-il d’une voix sombre, et il baissa de nouveau les yeux sur le bois taché de la table. Je fuis parce que… parce que j’ai tué un homme. »
Le silence tomba.
« Je n’y crois pas, finit par dire Anna.
— Mais si, tu dois le croire. »
Anna lui releva le visage et le regarda dans les yeux. Longuement. Puis elle dit, avec encore plus de fermeté qu’auparavant : « Je n’y crois pas ».
Mercurio ouvrit la bouche pour parler. Puis, dépassé par une émotion violente, presque féroce, qui le déchira et le bouleversa tout entier, il éclata en sanglots désespérés. Des pleurs sauvages, entre le vagissement et les larmes. Ces larmes qu’il n’avait pas versées pour Battista, ni pour le marchand juif de Rome. Il pleurait pour l’ivrogne noyé dans les égouts en face de l’île Tibérine, et aussi parce qu’il n’avait jamais eu de mère et qu’il pouvait seulement maintenant, avec Anna, se permettre d’entendre cette douleur sans fond, ce vide, ce gouffre qu’il avait dans le cœur.
« Raconte-moi tout », dit Anna d’une voix pleine d’amour en lui caressant les cheveux, quand les sanglots de Mercurio se furent calmés.
Il se tourna vers elle et la prit dans ses bras, enlaçant son corps chaud et protecteur. Il la serra avec fougue, mouilla sa robe avec ses larmes. « Pas maintenant, chuchota-t-il. Je n’y arriverais pas… »
Anna lui donna un baiser dans les cheveux. Elle murmura : « Je suis là ». Puis elle se leva. « Viens, allons dehors. Moi, ça m’a toujours fait du bien de regarder l’herbe, les arbres, le ciel. Je les regarde et je me sens moins seule.
— C’est idiot…, dit Mercurio avec un petit rire.
— Viens », répéta Anna en le tirant par la main.
Mercurio, se leva, s’essuya le visage avec sa manche et suivit Anna sur le seuil de la maison.
Elle l’emmena derrière, où poussaient quelques maigres légumes. Le bras tendu, elle désigna un peu plus loin une énorme construction qui paraissait abandonnée. La partie inférieure était en pierres sèches et la partie supérieure en bois de sapin. « Tu vois ça ? Autrefois, c’était l’étable. Nous étions considérés comme riches. Il y avait de quoi vivre pour deux familles dans cette maison. »
Mercurio regarda le bâtiment, qu’il voyait de la fenêtre de sa chambre sans avoir jamais demandé ce que c’était.
Anna le prit par la main. « Viens », lui dit-elle, et elle l’emmena jusqu’à la porte déglinguée de l’étable. Elle l’ouvrit. À l’intérieur, un oiseau s’envola. Une souris montra sa tête dans la mangeoire. « On a eu jusqu’à cinquante vaches. C’est à cette époque-là qu’il m’a acheté le collier », se souvint-elle avec un sourire, en caressant le bijou que Mercurio avait racheté pour elle. « Et puis il y a eu la disette. Il n’y avait plus d’herbe pour les vaches. Elles sont devenues maigres à faire peur et elles ne donnaient plus de lait. À la fin de l’année, une nuit, des brigands sont descendus du Frioul et nous en ont volé dix. Puis des paysans des alentours sont arrivés, et ils se sont excusés mais ils avaient besoin de viande pour leurs enfants qui mouraient de faim. Ils nous ont pris une vache. Et dix jours après une autre, et une autre encore. Chaque fois ils étaient plus agressifs. Ils ne s’excusaient plus et ils venaient avec des couteaux de plus en plus longs. » Elle soupira et hocha la tête. « Alors est arrivée une épidémie. Toutes les vaches ont été emportées en une semaine. » Elle recula et ferma la porte de l’étable. « On était sur la paille. Mais on était ensemble. » Elle sourit. « On était encore ensemble, mon mari et moi. C’était tout ce qui comptait. Maintenant qu’il est mort, je me rends compte de la chance qu’on avait. » Elle regarda Mercurio. « Je ne sais pas pourquoi je t’ai raconté tout ça. »
Mercurio regardait l’étable, songeur. « Je dois y aller, je reviens vite », dit-il enfin.
Anna acquiesça et le regarda s’éloigner. Elle sourit de nouveau, à sa manière douce : elle savait parfaitement pourquoi elle lui avait raconté cette histoire. Et elle savait aussi où il était si pressé d’aller.
Mercurio frappa à la porte de Tonio et Berto. Il devait absolument voir Giuditta. C’était ce qu’il avait compris de l’histoire d’Anna : quoi qu’il arrive, il devait être avec Giuditta, cela seul comptait.
Il se fit accompagner à Cannaregio dans la barque de Battista, qu’il avait cachée parmi les joncs. Il la repeindrait plus tard, pour qu’elle ne soit pas reconnue par les autorités. Il leur donna rendez-vous au campo Santo Aponal au coucher du soleil pour recevoir leur salaire de Scarabello.
Aussitôt seul, il se dirigea vers le campo del Ghetto. Là, il s’assit et attendit de voir passer Giuditta.
Mais il ne pouvait s’empêcher de penser à Benedetta, à mesure que le temps s’écoulait. Les images sensuelles se bousculaient, sombres et morbides, augmentant son malaise. C’était comme un nuage noir qui s’amoncelait sur sa tête. Sans savoir pourquoi, il éprouva une sensation de danger et de peur.
Le soleil allait se coucher. Mercurio se levait pour aller à son rendez-vous au campo Santo Aponal quand Giuditta apparut sur la fondamenta dei Ormesini. Elle s’avançait au milieu des dentelles et des toiles d’organdi installées devant les boutiques comme autant de luxueuses bannières. Dès qu’il la vit, les nuages qui s’étaient rassemblés au-dessus de sa tête disparurent comme par magie. Il se leva pour aller à sa rencontre. Mais Giuditta n’était pas seule. Un garçon corpulent l’accompagnait, un court et épais bâton à la ceinture.
Giuditta portait des pièces d’étoffe ; elle leva les yeux et le vit. Son visage s’illumina. Elle sourit. Puis elle se tourna, embarrassée, vers son accompagnateur qu’elle désigna du menton à Mercurio, avant de hausser les épaules.
Mercurio ne comprenait pas. Il sentit son sang bouillonner dans ses veines. Il voulait absolument savoir qui était cet individu qui marchait à larges enjambées, regardant autour de lui avec insolence.
Mercurio se planta devant Giuditta. « Ciao, lui dit-il en utilisant cette manière de se saluer qu’il avait apprise de Battista.
— J’aime bien ce mot, moi aussi, dit Giuditta.
— Qu’est-ce que tu veux ? », fit tout de suite le garçon, qui se plaça entre eux, la main sur sa matraque.
Mercurio ne le regarda pas. Il fixait Giuditta.
« J’ai été agressée par un petit garçon et mon père a demandé à Joseph de…, commença-t-elle à expliquer.
— Agressée ? l’interrompit Mercurio, préoccupé.
— Tu es le garçon de la porte ! s’écria Joseph, le doigt tendu vers lui.
— Qui ? demanda Mercurio en fronçant les sourcils.
— Va-t-en. Reste loin d’elle, lui ordonna Joseph, qui devenait agressif. Son père ne veut pas te voir dans les parages. »
Mercurio regarda Giuditta et lut la surprise dans ses yeux. Elle ignorait jusque-là pourquoi son père l’avait flanquée de Joseph.
« Je t’écrase quand je veux, espèce de singe », réagit Mercurio.
Joseph gonfla le thorax.
Mais Mercurio vit à ce moment-là une prière muette dans les yeux de Giuditta. Elle était embarrassée et mortifiée, et lui demandait de renoncer, de s’en aller.
« Je plaisante, gros lard », fit Mercurio. Il regarda encore un instant Giuditta, intensément, puis il s’éloigna.
Il n’avait pas tourné au coin de la rue que la colère explosa en lui, incontrôlable. « Sac à merde ! maugréa-t-il. Sac à merde ! » À un passant qui le regardait avec insistance, il montra le poing et dit « Qu’est-ce que tu veux, connard ? » Il s’appuya contre le mur lézardé d’un palais et s’efforça de retrouver son calme. Puis il revint sur la fondamenta dei Ormesini et regarda vers le Ghetto.
Giuditta aussi, sur le pont, s’était retournée.
Leurs yeux s’enlacèrent.
Mercurio sentait pourtant que cet échange de regards dans lesquels ils se perdaient ne lui suffisait plus. Il n’acceptait pas d’être exclu. Il lui fallait trouver un moyen de tromper cette surveillance. Toucher Giuditta à travers le bois inanimé de la grande porte ne suffisait plus. Mais, à la seule pensée d’effleurer Giuditta, ses mains se rappelèrent le sein velouté de Benedetta et il prit peur. Il partit au pas de course pour se défouler et faire taire ses pensées. Il arriva sur le campo Santo Aponal tel un taureau furieux.
Sur sa lancée, il demanda à Scarabello, sans même le saluer : « Alors ? C’est combien, ma part ?
— Même pas un marquet, répondit Scarabello, qui fixait dans le dos de Mercurio les deux géants immobiles, bras croisés sur leur poitrine vigoureuse.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— T’auras pas un sou parce que j’ai rien eu. Les marins sont superstitieux. Et les armateurs encore pires.
— Quel rapport ? demanda Mercurio.
— La voile était tachée de sang », dit Scarabello, avec une pointe de mauvaise humeur. Il regarda encore les deux géants et se toucha le lobe de l’oreille. « Vous avez ces boucles d’oreille parce que vous êtes des marins ?
— Oui, répondit Tonio.
— Vous embarqueriez sur un navire avec une voile tachée de sang ?
— Non.
— Non ! Bien sûr que non ! » Scarabello écarta théâtralement les bras. « T’as raté ton coup, mon gars. Et tu m’as fait rater le mien.
— Un homme en est mort ! », hurla Mercurio saisi d’une haine profonde, en le fixant de ses yeux rouges.
Scarabello soutint son regard. « La mort de cet homme ne me concerne pas. »
Mercurio continuait de le fixer avec haine mais il savait que Scarabello avait raison. La mort de Battista ne le concernait pas.
« Pourquoi tu es venu avec ces deux-là ? demanda Scarabello. Tu pensais m’intimider ? »
Mercurio fronça les sourcils. Il n’y avait pas pensé. Mais il comprenait que Scarabello ressentait le même malaise que lui la première fois qu’il avait vu les deux géants. « Non, fit-il. Je voulais te dire qu’on a une barque à nous. Si tu as besoin de faire certains transports particuliers qui ne doivent pas être contrôlés par les gardes, on est l’équipe qu’il te faut. Personne n’est plus rapide que nous.
— T’es toujours le même comique », dit Scarabello. Ce garçon lui plaisait. Et l’impression désagréable qu’il s’en repentirait un jour ne le quittait pas. « J’y penserai. J’ai souvent besoin de transports… rapides. Généralement la nuit. »
Mercurio acquiesça. « Tu sais où me trouver.
— Attends, mon gars », le stoppa Scarabello. Il lui mit la main sur l’épaule et l’emmena à l’écart, en parlant à mi-voix. « Si je te disais que j’ai rencontré ton ami Donnola ? Tu le cherches toujours ?
Mercurio fit signe que cela n’avait pas d’importance.
— Tu ne le cherches plus ? Ni son ami le docteur ? »
Mercurio secoua la tête.
Scarabello sourit. « Ça veut dire que tu en as marre de la fille du docteur, ou que tu l’as déjà retrouvée ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ?
— C’est juste pour causer, dit Scarabello d’un ton vague. Comme le docteur est en train de se mettre en travers de mes affaires et qu’il me casse les couilles… »
Mercurio se raidit.
Scarabello éclata de rire. « Ah, voilà. Tu n’en as pas encore marre de la petite famille juive.
— Qu’est-ce qu’il t’a fait ? demanda Mercurio.
— Rien. C’est les affaires.
— Quelles affaires ?
— À cause de lui, le Castelletto devient un endroit où les gens n’ont plus trop envie d’aller.
— C’est quoi, le Castelletto ? »
Scarabello écarquilla les yeux. « Mais tu baises jamais, mon gars ? »
Mercurio rougit.
Scarabello éclata de rire. « Tu connais pas le Castelletto ?
— Qu’est-ce qu’il t’a fait, le docteur ? », demanda une nouvelle fois Mercurio.
Scarabello redevint sérieux. Il planta l’index contre la poitrine de Mercurio et l’appuya trois fois avant de parler. « Si tu le vois, dis-lui bien que les affaires, c’est les affaires. Je doute pas qu’il en fasse de bonnes. Mais avant, y avait qu’une putain malade, maintenant il y en a des dizaines. Sauf que les Tours, c’est pas l’hôpital, et je veux pas perdre des clients à cause de lui. J’en ai rien à foutre des autres, moi. Je suis comme les béliers… T’as déjà vu un bélier ? Drôle d’animal. Je les aime bien. Ils tournent pas autour de l’obstacle, ils l’attaquent à coups de cornes et ils le détruisent. Voilà ma philosophie. » Il pinça la joue de Mercurio et lui fit un clin d’œil. « Si tu le rencontres, ton docteur, raconte-lui l’histoire du bélier. Il comprendra. » Puis il fit signe à ses hommes de le suivre. Après quelque pas, il s’arrêta et se retourna, comme s’il se rappelait soudain quelque chose. « J’ai appris que ta belle est devenue la maîtresse du prince fou. Quel goût ! Et quel courage !
— La maîtresse ? » Mercurio éprouva une étrange, désagréable sensation. « Pas possible…
— Tiens, une autre dent sensible…
— J’en ai rien à foutre de Benedetta », dit Mercurio avec une véhémence excessive.
Scarabello se mit à rire.
« J’en ai rien à foutre ! », lui hurla presque Mercurio sous le nez.
Scarabello l’attrapa à la gorge. « Calme-toi, morpion, dit-il d’une ton glacial. J’ai fini de m’amuser », et il s’éloigna, sa fourrure noire ouverte sur le devant et ses cheveux d’argent ondoyant dans l’air.
Mercurio resta au centre du campo, fixant sans le voir le puits en pierre d’Istrie. Il était désorienté. Quelque chose bougeait en lui, qu’il ne réussissait pas à discerner.
« Qu’est-ce qu’on fait ? », demanda Tonio en s’approchant.
Mercurio se retourna, comme s’il revenait à la réalité. Il regarda Tonio d’un œil noir. « Tirez-vous, siffla-t-il. Faites ce que vous voulez. »
Et d’un pas furieux, il se rendit à l’auberge de la Lanterna Rossa, où il avait logé avec Benedetta.
« Elle est où ? demanda-t-il au vieux, toujours sur sa chaise.
— Qui ? »
Mercurio donna un coup de pied dans la chaise. Le vieux roula sur le sol. « Elle est où ?
— Elle est partie il y a quelque temps avec un homme du prince Contarini, gémit le vieux en se massant le coude, la tête rentrée dans les épaules.
— Où ?
— Je sais pas, répondit le vieux effrayé, en se réinstallant sur sa chaise. Je te le jure… »
Mercurio s’en alla sans lui accorder un seul regard. À Rialto, il tourna à gauche sur la riva del Vin. Là, il s’assit sur un baril vide et regarda passer les embarcations.
Il repensa à Benedetta. De nouveau, il sentit cette oppression dans sa poitrine, en même temps que l’excitation morbide qui le tourmentait depuis la nuit précédente.
”J’avais promis à Scavamorto de te protéger”, se dit-il, et il se sentit coupable.
Puis il se rappela quand Benedetta l’avait embrassé pour faire croire à Giuditta qu’elle était sa petite amie. Il se rappela avec quelle désinvolture et quelle détermination elle avait agi.
Il éprouva de nouveau cette sensation de danger et de peur.
« Voici pour toi un calice de vin et de myrrhe, mon frère, tel qu’il fut offert à notre Seigneur Jésus-Christ quand il arriva au sommet du Golgotha, pour qu’il supporte les souffrances qu’il allait endurer », dit le prince Contarini, la main tendue vers une coupe de verre soufflé de Murano qu’un serviteur apportait sur un plateau.
Frère Amadeo la prit et la vida d’un trait.
Le prince difforme rit. « Mais notre Seigneur, lui, a refusé de se soustraire à la douleur. » Il rit encore. « Je te trouve sage, tout compte fait. » Il se tourna vers la cheminée, dans laquelle brûlait un feu de braises, et fit signe à l’un de ses hommes. Puis il enfila des gants de ferronnier ou de maréchal-ferrant en cuir épais.
L’homme lui passa une pique de fer du diamètre d’un gros clou. Le métal était rouge.
Un des chiens qui assistaient à la scène aboya.
« Tenez-le bien », dit le prince Contarini.
Deux hommes de chaque côté saisirent frère Amadeo par les bras et les maintinrent tendus, les mains posées sur deux morceaux de bois, la paume vers le haut.
Zolfo se serra contre Benedetta.
Le moine, le souffle court et les yeux exorbités, regardait le prince s’approcher avec le bout de fer incandescent.
« Maintenez-le », dit Contarini en pointant la pique vers son bras gauche.
Les deux hommes qui le tenaient serrèrent plus fort.
Frère Amadeo chercha d’instinct à se dégager et ferma le poing.
« Ouvre la main », ordonna le prince.
Lentement frère Amadeo déplia les doigts.
Le prince enfonça avec force la pointe rougie au centre de la paume du frère. La chair grésilla en s’ouvrant, cédant à la pénétration du métal.
Le moine hurla, et se tordit de douleur.
Les chiens aboyèrent de nouveau. Deux d’entre eux grognèrent comme s’ils voulaient se jeter sur les chevilles du frère. Le prince leur lança un coup de pied et ils reculèrent en glapissant.
Zolfo ferma les yeux et appuya sa tête contre la robe élégante de Benedetta. Elle restait immobile, impassible. Elle regarda le fer pénétrer à fond dans la paume et brûler la surface du bois qui était dessous.
Quand l’odeur du bois se superposa à celle de la chair grillée, le prince, avec une expression satisfaite, retira le fer.
Frère Amadeo pleurait et transpirait. « Excellence, dit-il d’une voix faible, je vous en supplie…
— Tais-toi », l’interrompit le prince en tournant autour de lui pour se positionner près de sa main droite. « Tenez-le », dit-il à ses hommes. Puis, voyant que le moine serrait le poing, il ordonna : « Ouvre.
— Excellence… je vous en supplie… non…, gémit frère Amadeo.
— Ouvre la main, siffla le prince Contarini.
— Non, lâchez-le ! », s’écria Zolfo en se précipitant vers le prince.
Benedetta ne fit rien pour le retenir.
Un des hommes du prince frappa Zolfo d’un revers de main violent qui le fit tomber au sol, la lèvre ouverte.
Zolfo se releva et revint s’agripper à Benedetta.
Elle s’écarta. « Tu salis ma robe », lui dit-elle.
Le prince lui adressa un regard satisfait. Puis il fixa le frère. « C’est pour rendre ton chemin et ta croisade plus faciles, moine. Tu ne comprends donc pas que je fais cela pour ton bien, comme notre Seigneur fit avec le poverello d’Assise, François, quand il lui transmit les saints stigmates ? En ce moment personne ne t’écoute, tes paroles se noient dans la lagune, nul ne s’intéresse à ta bataille contre les Juifs… Mais après ce petit sacrifice, tu passeras pour un saint homme. Et tes paroles sonneront alors comme les trompettes du Jugement Dernier. Ouvre la main, allez.
— Excellence, non… », pleura frère Amadeo, désespéré.
Une expression agacée apparut sur le visage du prince. Il posa la pointe rougeoyante sur les doigts du moine dont le poing restait fermé.
Le frère hurla de douleur et ouvrit la main.
Alors le prince abattit la pointe de fer avec violence. Il transperça la chair. Puis, après l’avoir extraite de la main martyrisée, il jeta le clou dans la cheminée. « Te voilà saint ! », s’exclama-t-il en riant.
Ses hommes rirent avec lui et lâchèrent le moine. Les chiens aboyèrent, sans comprendre s’il fallait faire fête ou attaquer. Deux des chiens se battirent et récoltèrent un nouveau coup de pied.
Frère Amadeo se recroquevilla au sol, ses mains tremblaient de douleur.
Zolfo se précipita vers lui et le prit dans ses bras. Le frère l’éloigna d’un coup de coude.
Benedetta regarda Zolfo, qui se retirait à l’écart, mortifié. “Nous avons choisi des maîtres semblables, pensa-t-elle. Parce que nous sommes semblables toi et moi.”
« Emmenez-le chez lui et donnez-lui du vin à volonté, ordonna le prince en désignant frère Amadeo, toujours recroquevillé au sol. Il ne se doutait pas qu’il pourrait devenir un saint. Il va devoir s’habituer à cette idée. ».
Contarini se tourna en souriant vers Benedetta.
Elle répondit à son sourire. Et sentit une sorte de frémissement à l’aine. Quelque chose qui ressemblait autant au plaisir qu’à la peur.
« Allons-nous-en, lui dit le prince Contarini en lui tendant son bras atrophié. Les misères humaines qui suivent les grands événements me mettent de mauvaise humeur. »
Benedetta prit son bras, comme une dame bien élevée, et ils quittèrent à pas mesurés la pièce qui sentait la chair brûlée. Sur le seuil, Benedetta se tourna vers Zolfo, collé au moine comme un chien. “Oui, nous avons choisi des maîtres semblables.” Elle regarda sa propre main serrée autour du bras difforme du prince : il ne lui avait jamais offert son bras valide. “C’est parce que tous les deux nous ne cherchons que le mépris”, se dit-elle en se retournant pour suivre du coin de l’œil la silhouette de Zolfo qui disparaissait.
Le prince rejoignit la chambre à coucher où il croyait avoir pris la virginité de Benedetta et s’assit à son écritoire, encombrée de documents. Il prit dans un tiroir une paire de petites lunettes rondes, les chaussa puis baissa la tête sur des livres de compte, la plume à la main, prêt à la tremper dans l’encrier.
Benedetta ôta son élégante robe, une de celles qui avaient appartenu à la sœur défunte du prince et qu’il lui avait permis de porter après leur première fois. Elle ouvrit la porte à côté de l’alcôve et enfila la tunique blanche du premier jour, encore tachée de sang. Du sang de poulet. Elle prit dans un tiroir le bonnet jaune que Zolfo avait arraché à Giuditta et le serra dans sa main. Enfin, elle se dirigea vers la balançoire que le prince avait fait installer juste devant son écritoire et s’y assit. Elle arrangea la tunique de manière à ce que la tache de sang soit bien visible. Puis elle commença à se balancer, paresseusement.
Le prince feignit de ne pas la voir.
Mais Benedetta savait qu’il la respirait de toute son âme, aussi difforme que son corps. Elle savait que bientôt il lèverait les yeux. D’abord distraitement, puis avec une convoitise croissante. Et tandis qu’elle se balançait, en avant, en arrière, Benedetta serrait contre elle le bonnet jaune, avec haine, pour lui imprimer toute sa malveillance.
Le prince enleva ses lunettes, fit tomber la plume sur l’écritoire et son visage commença à devenir rouge. Il rejoignit Benedetta et la prit là, lui debout et elle sur la balançoire. Et au moment du plaisir, il leva les yeux vers la fresque qui représentait sa sœur morte. Puis il se détacha de Benedetta, et lui ordonna presque avec mépris d’enlever la tunique et de se rhabiller. Enfin, avec son membre tout mou qui sortait encore de ses chausses, il se laissa aller sur le lit, couché sur le dos.
Benedetta remit la robe élégante qu’elle portait avant le coït, noua autour de son cou un collier de perles grosses comme des petits pois et vint s’étendre elle aussi, du côté du bras handicapé. Sa main continuait de serrer le bonnet jaune, dont le prince ne se souciait nullement. Elle attendit que le corps de son seigneur fût complètement détendu.
« Je dois te demander un cadeau, mon amour », dit-elle alors.
Le prince ne bougea pas un muscle. Mais sa voix sonna aussi froide qu’un bloc de glace, aussi tranchante qu’un rasoir. « Si tu m’appelles mon amour ne serait qu’une fois encore, je te fais jeter dans le canal avec une pierre au cou. »
Benedetta sentit la peur lui serrer la gorge. Elle savait que le prince n’aurait pas hésité à le faire. Elle resta silencieuse.
« Maintenant je veux dormir, murmura bientôt le prince. Quand je me réveillerai, tu pourras me demander ce que tu veux. » Il glissa sa main dans son décolleté et lui pinça le mamelon, à lui faire mal. « Et tu l’auras. » Il ôta sa main et respira profondément.
Benedetta, avec délicatesse, lui nettoya le membre avec un bout de drap et le lui remit dans ses chausses.
« Merci », dit le prince Contarini d’une voix que le sommeil éteignait peu à peu.
Quand elle sentit que la respiration de son amant devenait profonde et régulière, Benedetta se dressa sur le coude et regarda le bonnet jaune serré dans sa main. Elle avait appris que de nombreuses chrétiennes, des dames de l’aristocratie ou des courtisanes cultivées, avaient été si charmées par ces formes originales, ce mélange d’étoffes toutes jaunes mais si différentes et si bien assemblées, qu’elles avaient voulu s’acheter des bonnets, bien que la loi interdise aux Juifs de les vendre.
Tout à coup, elle remarqua à l’intérieur, sur le revers, une tache rouge sombre. Cela ressemblait à du sang.
Benedetta caressa le poitrail caréné de son puissant amant, qui se gonflait et se dégonflait à un rythme constant. Il dormait profondément.
« J’ai besoin de ton argent et je ne peux pas attendre… mon amour », murmura-t-elle.
Elle ouvrit la petite bourse de velours et de soie que le prince portait à la ceinture et y prit trois pièces d’or. Puis elle se leva pour aller chercher le sachet qui contenait les cheveux de Giuditta. Elle sortit de la pièce et se fit accompagner par un serviteur chez Reina la magicienne.
« Tu as ce que je t’ai demandé ? », lui demanda celle-ci.
Benedetta lui tendit le sachet contenant les cheveux et le bonnet jaune.
« Il y a une tache à l’intérieur du bonnet, fit-elle, en la lui montrant. On dirait du sang.
— C’est peut-être une sorcière ? », dit la magicienne en riant. Puis elle ouvrit le sachet des cheveux et les sortit. « Ils sont mouillés, dit-elle en faisant une grimace.
Oui, répondit Benedetta. J’ai craché dessus. »
« Tu n’as pas confiance en moi ! s’écria Giuditta, furieuse, en barrant la porte à son père qui s’apprêtait à sortir.
— Je n’ai pas confiance dans ce voleur ! répondit Isacco d’une voix plus forte.
— Cesse de l’appeler ainsi ! », répondit-elle, le visage tout rouge.
Isacco secoua la tête, essayant de se calmer. Mais il ressemblait à un animal en cage. « Je t’interdis de le voir, dit-il, serrant les poings.
— Et comment je pourrais, avec ce gardien que tu m’as collé aux basques ? », siffla Giuditta. Elle était hors d’elle. Elle avait cru que son père avait mis Joseph à ses côtés pour qu’elle se sente plus en sécurité, depuis l’agression par ce gamin qui lui avait arraché une mèche de cheveux et volé son bonnet. Mais elle se sentait trompée. « La nuit, les chrétiens me mettent en cage, fit-elle d’un air sombre, et le jour, c’est mon père.
— C’est pour ton bien, coupa Isacco.
— Évidemment, répondit Giuditta avec un sourire méprisant.
— Tu es jeune, continua Isacco, cherchant à calmer le jeu, bien qu’il sentît le sang lui monter à la tête. Pour l’instant, tu ne comprends pas. Un jour, tu me remercieras.
— Un jour, je m’enfuirai ! », hurla Giuditta avec rage.
Alors Isacco, avant même de comprendre ce qu’il faisait, lui donna une claque.
Giuditta écarquilla les yeux. Bouche bée, elle porta lentement la main à sa joue qui palpitait.
« Mon enfant… », dit doucement Isacco.
Giuditta lui tourna le dos et lui ouvrit la porte.
Isacco aurait voulu prendre sa fille dans ses bras, lui demander pardon. Lui expliquer. Lui dire qu’il regrettait. Mais il resta la bouche ouverte, aussi incapable de parler que de respirer. Il aurait voulu que sa femme soit encore là : elle aurait su quoi faire, alors qu’il était impuissant. Il franchit la porte, presque en s’enfuyant, au moment où Joseph apparaissait dans l’escalier.
« Bonjour, docteur, dit le garçon, la main sur sa matraque.
— Bonjour mon cul ! », lui cracha Isacco au visage, en descendant l’escalier d’un pas lourd. Après quelques marches, il s’arrêta et se retourna vers Joseph. Le doigt pointé, il lui cria : « Tu es renvoyé !
— Mais, docteur…, dit Joseph, étonné.
— Va-t-en ou je te casse la tête avec ta matraque. »
Le garçon, sans comprendre, commença à descendre l’escalier, lentement.
« Plus vite ! »
Joseph le dépassa, la tête baissée comme s’il craignait un coup, et disparut aussitôt.
Isacco descendit encore quelques marches. Puis, telle une furie, il les remonta quatre à quatre jusqu’à la porte de l’appartement et cria : « Si j’apprends que tu fréquentes cet escroc… » Il agita le poing et claqua la porte.
« Il s’appelle Mercurio, cria Giuditta derrière le battant.
— Mercurio-de-mon-cul, oui », marmonna Isacco en s’en allant.
Il trouva Donnola qui l’attendait sur la fondamenta en plaisantant avec un des gardes. Il le dépassa sans même le saluer.
Donnola le rattrapa. « Nous sommes de bonne humeur, je vois, dit-il en riant.
— Oh, va au diable toi aussi », fit Isacco.
Donnola rit encore plus fort.
Il flottait dans l’air l’odeur âcre du vin bon marché des boutiques autour de la calle della Malvasia. Un vin qui se transformait rapidement en vinaigre et dont les vapeurs pestilentielles donnèrent la nausée à Isacco. Il avança d’un pas plus vif, courant presque.
Devant l’abbaye de Santa Maria della Misericordia, la puanteur de vin aigre fut remplacée par l’odeur, plus subtile mais tout aussi dérangeante, de chair gâtée et de mort qu’exhalaient les malades et les blessés qui attendaient sur les marches de l’hospice.
Isacco s’interrogeait sur l’évolution de la maladie qui affligeait les prostituées. C’était un véritable châtiment. Le nombre de femmes infectées croissait de jour en jour. Il soignait plus de quarante malades, mais combien étaient-elles en réalité ? La plupart refusait de se soigner, de peur de perdre des clients, augmentant ainsi la contagion. Le plus inquiétant était l’idée que s’en faisaient les gens, encouragés par les prêtres et les médecins de mauvaise foi : « L’homme a voulu faire l’amour avec les singes, disaient-ils, et il a attrapé la maladie des animaux ».
Dans ce panorama décourageant, seuls le prieur de la Note Scuola Grande di Santa Maria della Misericordia et sa femme, de la confraternité laïque des Battuti qui gérait l’hospice, tentaient comme lui d’affronter la maladie de manière empirique. Devant l’église, au fond de la fondamenta della Misericordia, Isacco aperçut le zappafanghi, l’émissaire du syndicat de la confraternité. Il l’appela d’un geste de la main. Ce dernier, l’ayant reconnu, s’approcha et lui dit que le prieur et sa femme venaient d’accueillir trois hommes qui présentaient les signes du mal français.
« Je peux les voir ? demanda Isacco aussitôt.
— Non, répondit l’homme. Le prieur a demandé la discrétion… » Il se pencha vers lui, avec des airs de conspirateur. « Ce sont des personnes haut placées. Des nobles. Il paraît que l’un d’eux est membre du Conseil des Dix… »
Le médecin acquiesça. Le prieur le mettrait certainement au courant de l’évolution de la maladie dans les jours à venir. Isacco se moquait bien de savoir de qui il s’agissait, seule lui importait l’avancée de la maladie chez les hommes. À première vue, il semblait qu’elle soit plus mortelle encore chez eux. Il prit dans sa sacoche une petite bouteille, qu’il tendit au zappafanghi. « Donnez cela au prieur, lui dit-il. C’est de l’huile de Palo Santo. Elle calme les plaies. » Il le salua et fit signe à Donnola qu’ils pouvaient poursuivre leur chemin.
Au Castelletto, ils traversèrent l’entrée sale et malodorante de la Torre delle Ghiandaie et montaient l’escalier quand Isacco s’arrêta et regarda son assistant.
« Donnola… » Isacco soupira, levant la tête vers le cinquième étage. « Que faisons-nous pour ces pauvres femmes ?
— Vous les aidez, docteur, répondit Donnola, d’une voix assurée. Et tout ça pour ne pas gagner grand-chose.
— Je gagne bien plus que je ne mérite, dit Isacco. Quatre femmes sont déjà mortes sans que je puisse les sauver. Pourquoi devrais-je me faire payer ?
— Pour le temps que vous leur consacrez, répondit avec sérieux Donnola. Vous êtes ici du matin au soir. Qui d’autre ferait ça ?
— N’importe quelle dame de compagnie.
— Ah, vous les Juifs, toujours à vous pleurer dessus. C’est pénible, à la fin. »
Isacco sourit. « D’après toi, est-ce que je néglige Giuditta ?
— Vous êtes le seul à le savoir, docteur. Mais s’il y a quelqu’un à qui il faut poser la question, c’est votre fille.
— Tu deviens philosophe et casse-couilles, Donnola, dit Isacco en lui tapant sur l’épaule. Mais merci. »
Au cinquième étage, la Cardinale, qui les attendait, les avait vus arriver. « On a trois malades supplémentaires, dit-elle. Il n’y a plus de place.
— On se serrera, fit Isacco.
— Il y en aurait même deux autres de plus, mais elles disent que… elles disent qu’elles ne…
— Qu’elles ne veulent pas se laisser toucher par un Juif ? »
La Cardinale acquiesça tristement.
« Si seulement elles n’étaient que deux, soupira Isacco. Je suis désolé d’être juif, fit-il en écartant les bras. Mais c’est bien ce que je suis, non ?
— Vous êtes notre docteur, c’est tout », fit la Cardinale.
Donnola passa devant elle et sourit. « Bien répondu. En récompense, un jour je te ferai goûter mon corps, beauté, lui dit-il.
— En récompense, un jour, je te ferai goûter une bonne claque dans la gueule », lui répondit-elle.
Donnola rit et rejoignit Isacco qui, dans le couloir, s’arrêtait devant chaque chambre, avec un salut et un sourire pour chacune des prostituées malades. Donnola alla à la dernière porte du couloir.
« Bonjour, République, dit-il gaiement. Comment tu te sens aujourd’hui ?
— Mieux. »
Donnola regarda Isacco, qui arrivait. « Vous voyez ? Il y en a une qui a l’air de s’en sortir malgré l’incapacité de sa dame de compagnie.
— Ne crions pas victoire trop tôt.
— Docteur, j’ai envie de vous étrangler quelquefois. »
Isacco entra dans la chambre.
Lidia, la fille de République, courut à sa rencontre et se jeta dans ses bras. « Les plaies se referment ! Elles se referment ! Merci, merci !
— Voyons ça », fit Isacco. Il s’assit au bord du lit et vit que République avait les joues moins pâles. La maladie avait desséché son sein généreux mais elle était toujours en vie. Il déplaça la couverture et vérifia les pansements, l’un après l’autre, avec un soin maniaque. “N’oublie jamais que tu n’es pas un vrai docteur”, se disait-il.
« Docteur, Marianna est fière de toi, dit République comme si elle avait deviné ses pensées. J’ai rêvé d’elle cette nuit. »
Isacco écouta la voix sensuelle de cette femme qui pénétrait en lui, comme un baume, et le faisait se sentir un homme. Il se mit debout, avec brusquerie. « Oui, dit-il avec sérieux. Effectivement, les plaies vont mieux. »
Les yeux de République devinrent humides. Elle serra les lèvres, retenant le sourire qui l’aurait fait éclater en sanglots.
Isacco baissa les yeux au sol. Dans le silence qui suivit, il sentit une petite main se glisser dans la sienne.
La petite Lidia lui laissa un petit objet froid dans la paume.
Isacco regarda et vit, nettoyé pour l’occasion, le marquet que la petite lui avait déjà offert en paiement la première fois qu’il était entré dans cette chambre. Il se retourna.
Lidia le regardait et secouait la tête. Elle n’accepterait pas un second refus.
Isacco ferma les doigts sur la petite pièce de monnaie des pauvres. “Oui. Tu l’as bien gagné, escroc”, se dit-il.
« Ôte-toi de là, servante, tu ne vois pas que je veux passer ? ronchonna le gros bonhomme d’une voix plaintive, aiguë et désagréable. Tu veux salir mes chaussures en satin des Flandres ? »
Anna del Mercato retint un mouvement de révolte. Elle baissa la tête, prit le balai-brosse et le seau, et se colla humblement contre le mur, alors que l’homme avait largement la place de passer, malgré la taille de son ventre.
“Connards de riches”, pensa-t-elle avec rage.
« Espèce d’idiote, pousse-toi donc ! », s’exclama le maître de maison, Girolamo Zulian de’ Gritti, le noble désargenté pour lequel Anna travaillait. Hors d’haleine, les mains au ciel et tout dépeigné, il se précipitait au bas des escaliers à la rencontre du riche visiteur qu’on venait de lui annoncer. Passant à côté d’Anna, il répéta : « Espèce d’idiote, je devrais te renvoyer ! » Il se prosterna presque devant son visiteur. « Pardonnez, messire, les serviteurs… », et il laissa la phrase en suspens.
« Les serviteurs sont idiots par nature », dit le gros homme avec une grimace en direction d’Anna. Il avait une drôle de tête, maigre aux pommettes et au menton, mais avec de grosses joues sur lesquelles poussait une barbe longue et clairsemée.
Anna éprouva autant d’antipathie que de répulsion pour cet homme. Son nez gibbeux, rosâtre, était probablement un signe de goutte ou de quelque autre maladie. Ses yeux étroits, deux fentes, semblaient gênés par la lumière. Et sa bouche s’inclinait vers le bas dans une grimace permanente de dégoût.
« On dit que les nègres sont inférieurs, reprit le gros homme en continuant de fixer Anna, mais je crois que tous les serviteurs le sont. Leur ignorance et leur mesquinerie sont telles qu’on se demande s’ils n’appartiennent pas à une autre race », dit-il avec un profond mépris. Puis il se tourna vers l’entrée du palais et montra deux serviteurs gigantesques, à la peau noire et coiffés d’un turban, qui se tenaient immobiles auprès d’une chaise à porteurs. « Voyez ces deux singes, fit-il. Diriez-vous qu’ils sont humains ? »
Girolamo Zulian de’ Gritti eut un rire complice, tout en regardant la chaise à porteurs ornée de colonnes finement sculptées, dorées, et de précieux voiles de soie dans laquelle était arrivé son visiteur. Les seuls costumes des deux serviteurs maures avaient dû coûter les yeux de la tête, se dit-il.
Le gros homme semblait tenir à humilier Anna del Mercato. Il s’approcha d’un pas et renifla l’air. « Au moins, elle ne pue pas comme un animal », dit-il, et il s’éventa à l’aide d’un mouchoir parfumé.
Le maître de maison rit.
Anna sentit qu’elle allait exploser. Elle aurait voulu lancer son seau d’eau sale à la face de ce gros lard répugnant. Elle baissa la tête pendant que l’autre lui tournait le dos et s’adressait au noble désargenté.
« Un Père de l’Église me désapprouverait sans doute, dit le gros homme à ce dernier, mais c’est ainsi que je vois les choses. Qui est en haut est en haut, et qui est en bas… respire l’odeur de mes pets ! » Il rit de sa plaisanterie. « Laissons cela. J’ai l’intention de vous proposer une affaire qui, je pense, devrait vous convenir, excellence.
— Allons, pas de compliments ni d’“excellence” entre nous… Je suis seulement un des nombreux nobles de vieille lignée de cette très noble cité… », se gargarisa Girolamo Zulian de’ Gritti. Affamé d’argent et en quasi banqueroute, il ne voyait pas ce que ce gros homme riche pouvait attendre de lui.
« Vous n’avez rien contre les Juifs ? demanda ce dernier tandis qu’ils se dirigeaient vers l’escalier.
— À part le fait qu’ils sont juifs ? », répliqua en riant le maître de maison.
Le gros homme rit avec lui. « Nous allons être d’accord, je le sens déjà. »
Tandis qu’ils s’éloignaient dans l’escalier d’honneur, Anna le foudroya du regard. Puis elle reprit son travail. Elle avait mal aux genoux, aux bras et aux épaules. Ses mains étaient pleines de crevasses. La droite, serrée toute la journée sur le manche à balai, commençait à saigner.
“Je vieillis”, pensa-t-elle.
Mercurio, qui s’était aperçu la veille de sa fatigue et de sa main blessée, lui avait demandé de renoncer à ce travail. Mais Anna s’était entêtée. C’était devenu une sorte de défi. Elle ne voulait pas se rendre à l’évidence : elle ne pouvait plus, à son âge, faire certains travaux pénibles.
Elle regarda en direction du gros homme qui haletait et soufflait en arrivant à l’étage supérieur.
“Si ça se trouve, c’est moi qui crèverai avant toi, salaud”, pensa-t-elle avec hargne.
Puis elle se tourna vers les deux serviteurs maures près de la chaise à porteurs.
« Donne-leur de l’eau », dit-elle au serviteur chargé de cette tâche. Elle fit un signe aux deux Maures. « Venez boire. »
Ceux-ci lui tournèrent aussitôt le dos.
« Allez au diable vous aussi », maugréa Anna, et elle se remit à frotter le sol, où une magnifique marqueterie de marbre commençait d’apparaître sous la crasse.
« Anna del Mercato ! cria une demi-heure plus tard un serviteur en livrée par-dessus la balustrade de marbre jaune du premier étage.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Anna.
— Monte, répondit celui-ci. Le maître et son invité veulent te voir. »
Anna serra les poings et la mâchoire. « Ça ne leur a pas suffi ? », marmonna-t-elle tout bas.
Tandis qu’elle montait l’escalier, tous les serviteurs avaient les yeux sur elle. Des regards de pitié et de peur. Quand les maîtres vous convoquent, ce n’est jamais bon signe.
« Courage, lui dit une vieille édentée en lui touchant l’épaule.
— Merci », répondit Anna. Une marche après l’autre, en s’accrochant à la balustrade et sentant ses genoux craquer, elle arriva en haut des escaliers, où le serviteur en livrée frémissait d’impatience.
« Vite, vite, lui dit-il.
— Je ne suis pas pressée », répondit Anna, qui avança dans le grand couloir menant à la galerie. Elle entendait à chaque pas le bruit de ses chaussures humides sur le sol. Malgré ses prières matin et soir pour que Mercurio ne reste pas un voleur, elle se dit qu’elle aimerait bien le voir détrousser ce maudit bonhomme qui se réjouissait sûrement à la perspective de l’humilier de nouveau.
Le serviteur frappa et annonça : « Anna del Mercato, Seigneur.
— Qu’elle entre », entendit-elle dire à l’intérieur.
Le serviteur s’écarta et regarda Anna.
Celle-ci hésita un instant, puis prit une profonde inspiration et entra.
« Ce serait donc toi Anna del Mercato ? », dit le visiteur d’un ton surpris, quand il la vit.
“Fumier de salaud, pensa Anna. Fais-la-moi courte, ta comédie.”
« Il semblerait que je te doive des excuses », continua le gros bonhomme, de sa voix stridente.
Pendant un instant, Anna resta stupéfaite. Puis elle comprit que ces deux-là voulaient s’amuser encore plus à ses dépens. Elle ne répondit pas. Telle une bête de somme, elle baissa la tête. “Vas-y, frappe”, se dit-elle.
« Et moi aussi, dit Girolamo Zulian de’ Gritti. Messer Bernardino da Caravaglio, ici présent, avec lequel je viens de conclure une excellente affaire, et qui jouit de ma totale confiance, de toute mon estime et de ma confiance infinies… »
Le gros homme se déroba : « Allons, noble de’ Gritti, n’exagérons pas…
— Si, si, mon cher, répliqua aussitôt le maître de maison, il faut le dire…
— C’est donc un effet de votre bonté », dit Bernardino da Caravaglio en tentant une révérence que son ventre démesuré l’empêcha de mener à bien.
“Assez maintenant, donnez-moi le coup de grâce”, pensait Anna del Mercato, la tête baissée.
« Messer Bernardino da Caravaglio s’apprêtait à partir, reprit le noble désargenté, quand il m’a dit, sans savoir de qui il s’agissait, que j’aurais bien besoin d’une Anna del Mercato pour organiser l’approvisionnement de ma fête imminente. Il dit que tu le faisais autrefois pour les familles importantes de Venise. C’est vrai ? Est-ce bien toi ? »
Anna leva la tête, ébahie. Sa bouche en resta ouverte de surprise. « Je…
— Mon ami, s’il me permet de l’appeler ainsi, dit que tu n’avais pas ta pareille pour dénicher les meilleures marchandises… au prix le plus bas. C’est vrai ? »
Anna regarda le gros homme auquel elle avait jusque-là souhaité tout le mal possible. Certes, elle avait autrefois aidé quelques familles importantes en difficulté à s’approvisionner à bon prix, grâce à sa connaissance du marché de Mestre, moins cher que les marchés vénitiens. Mais comment cet homme pouvait-il le savoir ? Il connaissait peut-être quelques-unes de ces familles.
« Alors ? insista le noble. C’est toi ?
— Effectivement… Excellence illustrissime…, balbutia Anna.
— Mais enfin, femme, grinça le gros lard, en haussant d’une octave sa voix antipathique. Tu as un talent, de l’expérience… et tu te contentes de gratter les carrelages ? Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt à ton noble maître ?
— Eh bien… je… » Anna était en pleine confusion. La tête lui tournait. Au bord du malaise, elle s’appuya au dossier d’une chaise pour rester debout. « Je…
— Rentre chez toi, l’interrompit le maître de maison. Repose-toi quelques jours. Puis présente-toi à la cuisine et fais-toi donner la liste de ce qu’il te faut et le crédit nécessaire. Ta paie est quadruplée. Maintenant, va-t-en. » Il fit un geste pour la congédier.
Anna resta bouche bée. Puis elle se secoua, tourna les talons et s’enfuit presque.
Les deux autres éclatèrent de rire dans son dos.
« Anna del Mercato ! la rappela le gros bonhomme alors qu’elle était déjà sur le seuil. Sois plus éveillée à l’avenir.
— Merci, votre Seigneurie, merci », dit Anna en s’inclinant.
Elle sortit, descendit l’escalier sans ressentir ses douleurs aux genoux, lança un coup de pied dans le seau d’eau sale et dit en passant à côté des deux Maures gigantesques : « Votre maître est moins horrible que je le croyais ». Elle disparut par le sotoportego delle Colonette en riant comme une petite fille.
Plus tard, entrant chez elle tout excitée, elle s’écria : « Mercurio, mon garçon ! Tu ne devineras jamais ce qui m’est arrivé !
— Que t’est-il arrivé ? », dit de l’intérieur une voix aiguë et familière.
Anna s’arrêta net, puis s’avança doucement vers la pièce à la cheminée.
Là, assis à leur table, se trouvait le gros Bernardino da Caravaglio.
Anna était abasourdie. Et soudain, tout fut clair.
Le gros bonhomme se mit à rire et enleva les deux morceaux de tissu qui se trouvaient à l’intérieur de ses joues. « Bienvenue », lui dit Mercurio en cessant de déguiser sa voix.
Les yeux d’Anna se remplirent de larmes. Tandis que Mercurio commençait à défaire son costume rembourré, elle s’élança contre lui pour le taper à coups de poing, riant et pleurant à la fois, de joie, d’émotion, de surprise.
Mercurio riait avec elle, tout content. « Idiote de servante, tu aurais bien voulu me poignarder, avoue-le, lui disait-il, tout fier qu’elle ne l’ait pas reconnu.
— Mais comment tu as fait ? lui demanda Anna. Ou plutôt, non : comment j’ai fait ?
— Parce que je t’ai attaquée tout de suite, dit Mercurio en riant. Le truc, c’est d’empêcher le pigeon de réfléchir. De le jeter tout de suite dans un torrent d’émotions. » Il rit de nouveau. « Qu’est-ce que je me suis amusé ! Si tu avais vu ta tête ! J’ai cru que tu allais exploser. Tu n’as même pas reconnu Tonio et Berto !
— Tonio et… » Anna resta bouche bée, une fois encore. « Voilà pourquoi ils détournaient la tête chaque fois que je leur parlais ! Mais où as-tu pris tout ce matériel… la chaise à porteurs…
— Au Théâtre de l’Anzelo, sourit Mercurio. J’ai un crédit chez eux. »
Anna se donna une tape sur le front. « Et voilà pourquoi ce gros dégueulasse connaissait mon histoire, dit-elle, comprenant tout à coup. C’est moi qui te l’ai racontée !
— La première fois que nous nous sommes vus, dit Mercurio. Tu m’as raconté qu’au lieu de t’en être reconnaissants, ces salauds, une fois riches, ne voulaient plus de toi parce tu leur rappelais des temps difficiles…
— Tu te souviens de ça… », dit Anna, émue de découvrir qu’il l’avait écoutée. Elle se rappela ce jour ou le frère Amadeo avait frappé à sa porte avec ces trois gamins sales, mal nourris et effrayés. « Tu étais trempé comme un poussin… et habillé d’une soutane ! J’aurais dû comprendre tout de suite que tu étais un escroc ! »
Mercurio rit encore. Il semblait redevenu un gamin.
Anna le regarda, fière. « C’est vrai que tu es très fort, mon garçon. Tu es un phénomène. Tu as un talent immense. »
Mercurio rougit.
Ce fut au tour d’Anna de rire. Elle le prit dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues. Puis elle fit une grimace. « Ah, c’est dégoûtant… il m’est resté plein de tes poils dans la bouche…
— Ce sont les poils du chat de la voisine, dit Mercurio en riant de nouveau. Il aura froid aux fesses pendant quelque temps. » Il finit de se déshabiller, ôta son maquillage puis se dirigea vers la sortie. « Je dois aller voir Isaia Saraval », dit-il.
Mais Anna ne l’écoutait plus. Elle regardait le feu, revivant toutes les émotions et les images de ce jour-là. Elle hochait la tête et souriait, heureuse.
Mercurio entra dans la boutique de l’usurier sur la place du marché. Le noble désargenté avait vite compris l’intérêt de la proposition de Mercurio ; il s’agissait maintenant de convaincre Isaia Saraval.
« Nous établirons une somme hypothétique, expliqua-t-il au prêteur juif. Avec cette somme, le noble chrétien achète tout ce dont il a besoin, y compris des bijoux pour sa femme et pour lui-même : il faut qu’il ait l’air d’être très riche. Tout cela, il l’achète chez vous. Et vous, vous le lui rachetez tout de suite, pour une somme hypothétique elle aussi, sauf que ce sera pour une somme inférieure. Ainsi, il ne vous paiera que la différence, voyez-vous ? Et toute la marchandise qu’il prendra continuera de vous appartenir. Bref, c’est comme si vous lui faisiez payer une location, vous me suivez ? »
Saraval acquiesçait, admiratif.
« Ce n’est pas tout, fit Mercurio. Pourquoi vous contenter de louer vos objets magnifiques qui sont en gage ?
— Pourquoi m’en contenter ? », répéta Saraval, qui ne comprenait toujours pas.
Mercurio rit. « Vous m’avez bien dit que vous ne pouviez pas exposer votre marchandise parce que c’est interdit aux prêteurs juifs ?
— C’est bien ça…
— Sauf que là, ce ne serait pas vous qui exposeriez votre marchandise…
— … mais notre noble chrétien ! s’exclama Saraval. Et donc personne n’enfreint la loi !
— Et si vous lui faites un petit rabais sur ce que nous appellerons d’ores et déjà un loyer, conclut Mercurio, il répandra le bruit parmi ceux de ses hôtes qui souhaitent renouveler l’ameublement de leur maison… Des tableaux, des tapisseries, des tapis, tout ce que vous lui avez loué, y compris des bijoux… Ainsi, chacun de ses hôtes fortunés pourra acheter ce qui lui plaît. Et c’est vous qu’il chargera de traiter ces affaires, parce qu’il prétendra que ces vils et bas commerces l’ennuient. Qu’en pensez-vous ? »
Saraval était sans voix. Il hochait la tête et regardait autour de lui, caressant des yeux toute cette marchandise qui ne resterait plus ici, dans son arrière-boutique, à se couvrir de poussière. Jamais prêteur sur gage n’avait eu jusque là cette idée. Pourtant, elle était simple. Et comme toutes les idées simples, elle était géniale. « Ce que j’en pense… ce que j’en pense… » Il respira à fond. « Je pense que tu es un cadeau envoyé par Ha-Shem, que son nom soit toujours béni. » Il le regarda. « Et j’imagine qu’une idée de ce genre demande une récompense.
— Une récompense élevée, même, dit Mercurio. Je veux un quart de vos gains.
— Un quart ? », fit Saraval. Il réfléchit un instant, puis acquiesça. « Bon. Affaire conclue ! » Il lui mit la main sur l’épaule. « Tu es sûr de ne pas être juif, mon gars ?
— Sûr et certain, répondit Mercurio. Je suis un escroc. » Saraval resta sérieux un moment, sans savoir s’il fallait le croire ou non, puis il éclata d’un rire fracassant.
Mercurio resta bouche bée en se retrouvant devant l’accumulation d’édifices la plus improbable qui soit, avec des constructions hautes comme des tours accolées les unes aux autres sans aucune logique.
« Voilà le Castelletto », lui dit le gamin qui l’avait guidé jusque-là.
Mercurio lui donna un marquet et observa les alentours. La cour au milieu des Tours était emplie d’une foule incroyable de femmes de tous âges, des petites filles aux femmes mûres, le visage fardé de blanc de céruse et les lèvres rouges. Toutes portaient des robes voyantes et décolletées, et un foulard jaune autour du cou. Certaines, en passant près de lui, lui firent des signes obscènes avec leur langue, l’une d’elle releva ses jupes et agita devant lui son cul rond d’un blanc crémeux, avant de s’éloigner en se déhanchant.
« T’as juste l’embarras du choix, dit en riant un homme qui sortait d’une des Tours.
— Je cherche le docteur Isacco da Negroponte, lui dit Mercurio.
— Un docteur ? Ici ? T’es pas venu pour baiser ?
— Isacco da Negroponte », répéta Mercurio.
L’homme hocha la tête et s’éloigna.
Mercurio se dirigea d’un pas décidé vers le premier bâtiment. Il éprouva une sorte de vertige à respirer l’odeur âcre et fétide du sexe bon marché. Instinctivement, il porta les mains à ses oreilles pour les protéger du tapage des cris qui se répercutaient dans la haute trombe d’escalier. Une prostituée s’approcha de lui en tortillant des hanches.
« Tu connais le docteur Negroponte ? », lui demanda-t-il.
La prostituée tendit la main, sans la moindre hésitation, et lui saisit le membre. « Où est-ce que t’as mal, mon trésor ? Je vais te soigner, moi… »
Mercurio la repoussa. « Je cherche le docteur Negroponte, dit-il encore.
— Ici, on cherche des putes, connard », lui répondit hargneusement la prostituée. Elle lui tourna le dos et disparut.
Mercurio regarda autour de lui. Il vit une femme d’un certain âge, immobile au centre d’un vestibule, debout, les jambes un peu écartées. Elle avait des cheveux blancs avec des mèches teintes de rose et de vert.
« Excusez-moi, lui dit Mercurio en s’approchant, vous connaissez le docteur Negroponte ?
La femme le regarda sans répondre. Elle poussa un soupir de soulagement.
— Je dois le trouver d’urgence », insista Mercurio.
La femme souleva à peine ses jupes et se déplaça. Par terre, une flaque d’urine. « Moi aussi j’avais une urgence, mon joli, dit-elle en souriant.
— Mais le docteur Negroponte, vous le connaissez ?
— Va savoir. J’en connais beaucoup, mais je ne connais pas leur nom. Et même quand ils me le disent, je l’oublie aussitôt qu’ils ont sorti leur machin d’entre mes cuisses. »
Mercurio allait s’éloigner, quand une jolie fille dont le décolleté vertigineux montrait des mamelons clairs couleur d’abricot, lui fit un signe. Mercurio se sentit profondément troublé. Il baissa les yeux, évitant de croiser le regard de la jeune prostituée, et sortit de la Tour, un poids sur la poitrine.
« Attends », dit une voix derrière lui.
Mercurio se retourna. La fille l’avait suivi et s’approchait de lui. Ses seins ballottaient, comme pour l’inviter.
« Non, merci ! », dit-il avec une fougue excessive.
La fille se mit à rire. « Je parie que tu es vierge », fit-elle avec un clin d’œil, tandis qu’elle se rapprochait.
Mercurio voulait partir mais ses yeux le retenaient.
« Roule pas comme ça des yeux, ils vont tomber par terre.
— Oh… pardon…, fit Mercurio, qui fit un grand effort pour se décider à partir.
— J’ai entendu que tu cherches le médecin des putains, l’arrêta la fille, en lui prenant le bras.
— Tu le connais ? », demanda Mercurio, qui ne put empêcher ses yeux de revenir se poser sur le sein découvert de la prostituée.
Elle remonta son corsage. « Comme ça, c’est mieux ? Tu arrives à comprendre ce que je te dis maintenant ? »
Mercurio rougit.
« Oui, c’est sûr que tu es puceau, dit en riant la fille. À la Torre delle Ghiandaie. Cinquième étage. Demande la Cardinale, dit la prostituée en indiquant l’entrée d’une autre tour.
— Merci », dit Mercurio.
La prostituée baissa son corsage et lui agita ses petits seins sous le nez. Puis elle éclata de rire, sans malice, comme une petite fille, et s’en alla.
Mercurio se dirigea à pas lents vers la Torre delle Ghiandaie. De temps en temps, il se retournait vers la prostituée. Elle lui fit un signe de la main, comme aurait fait n’importe quelle fille, et Mercurio lui répondit, en souriant, encore assommé. Son corps et ses instincts s’étaient réveillés. Alors il pensa à Giuditta. Il ne pouvait plus se contenter de toucher le bois d’un portail.
“C’est bien pour ça que tu es ici”, se dit-il en franchissant l’entrée de la Torre delle Ghiandaie. Il regarda vers le haut et commença à monter l’escalier qui s’enroulait comme un gigantesque serpent. Dans sa poche tintaient trente et une pièces d’or et sept d’argent. Un petit trésor, le produit de la fête du noble désargenté. Il avait reçu sa part le matin même, deux semaines à peine après avoir eu cette idée. Les affaires avaient marché au-delà des prévisions les plus optimistes et Saraval la lui avait donnée avec enthousiasme. De l’argent arriverait encore car deux nobles dames étaient en tractations pour l’achat d’un collier et d’une bague de grande valeur. Un vrai succès. Mercurio avait toutes ses pièces sur lui, comme un porte-bonheur. En montant l’escalier sale de la Torre delle Ghiandaie, il se répétait la phrase qu’il avait préparée. Une simple phrase, mais qui produirait son effet.
« Qu’est-ce que tu veux ? », lui demanda une gigantesque bonne femme vêtue d’une robe rouge pourpre, quand il arriva au dernier étage. L’odeur de saleté et de sexe avait laissé place à un parfum de propre, de savon et de lessive.
Mercurio la regarda. « C’est le cinquième étage ?
— Qu’est-ce que tu veux ? répéta la grande bonne femme.
— Je cherche la Cardinale.
— Je travaille pas aujourd’hui.
— C’est toi, la Cardinale ? fit Mercurio.
— T’es con ou quoi ? dit la femme.
— Tu connais le docteur juif ? »
Sur le visage de la Cardinale apparut une expression soupçonneuse. « Je te le demande pour la dernière fois, sinon je te jette dans l’escalier : qu’est-ce que tu veux ?
— J’ai quelque chose à lui dire.
— Dis-le-moi et je lui transmettrai quand je le verrai, répondit-elle.
— Non, je dois lui dire personnellement. » Mercurio fit une pause. « C’est important. Ça concerne sa fille. »
Les traits de la Cardinale se figèrent. « Elle va mal ? Il lui est arrivé quelque chose ?
— Non… non… qu’est-ce que tu vas chercher ? »
La Cardinale le toisa un instant. « Reste ici », lui dit-elle. Puis elle se dirigea vers une porte, au début du long couloir. Elle frappa et ouvrit.
De l’intérieur une voix arriva : « Qui est-ce ?
— C’est moi, docteur, répondit Mercurio, qui avait suivi la Cardinale.
— Moi qui ?
— Mercurio.
— Oh, merde ! s’exclama Isacco.
— Je le jette dans l’escalier ? », demanda la Cardinale en attrapant Mercurio par le col de sa casaque.
Isacco apparut sur le seuil. Il avait le visage marqué par les semaines passées à lutter contre le mal français. Il regarda Mercurio sans le voir. Puis se tourna vers la Cardinale et secoua la tête en signe de dénégation.
La prostituée se figea et eut les larmes aux yeux.
Isacco se tourna de nouveau vers Mercurio. « Entre », lui dit-il. L’invitation n’était pas amicale. Caressant l’épaule de la Cardinale, il dit : « Fais ce qu’il faut ».
Mercurio entra dans la pièce. Il vit une femme étendue sur une couche. Elle avait une expression sereine, en dépit de son nez creusé et mangé par une plaie.
« Bonjour, dit-il tout bas à la femme.
— Elle ne peut plus t’entendre, dit Isacco en refermant la porte. Aujourd’hui, elle a fini de souffrir. »
Mercurio recula vivement.
« Je t’ai fait entrer uniquement parce que j’ai une chose à te dire, reprit Isacco qui vint tout près de lui, d’une manière agressive, malgré la fatigue et la frustration qu’on lisait dans ses yeux. Reste loin de ma fille. » Il lui tapa l’index contre la poitrine plusieurs fois et répéta, en détachant chaque mot : « Reste… loin… de… ma… fille ».
Mercurio sentit le sang lui monter à la tête. La colère fit vibrer son corps. Les vieilles défenses innées qui se déclenchaient chaque fois qu’il se sentait agressé injustement s’activèrent. Il fit un effort pour se retenir et dire la phrase qu’il avait préparée. Il inspira à fond. « Je suis devenu comme vous… docteur, dit-il d’une voix étranglée. Je suis devenu honnête.
— Toi, c’est écrit sur ton front que tu es un escroc, grogna Isacco en approchant son visage de celui de Mercurio. Tu es un criminel, une racaille.
— Et vous, alors ?
— Tu me menaces ? demanda Isacco en l’attrapant au collet.
— Pourquoi vous avez le droit de changer et pas les autres ? », fit Mercurio, les yeux fous, révolté par l’injustice. Il se dégagea de la prise. « Vous vous prenez pour qui ? »
Isacco le regarda en silence.
« Docteur, écoutez-moi, reprit Mercurio en cherchant à se contrôler. J’ai un travail honnête, maintenant. » Il sortit sa bourse avec les pièces de monnaie qu’il avait gagnées, l’ouvrit, la tendit vers Isacco, sûr de son effet. « Regardez. Je vais devenir riche, en plus d’être honnête, dit-il fièrement.
— Reste loin de ma fille, répéta Isacco sans même accorder un regard à la bourse de Mercurio.
— Je suis amoureux de votre fille », cria Mercurio, s’effrayant presque de prononcer la phrase à voix haute.
Isacco allait lui sauter dessus quand la porte s’ouvrit.
Apparurent la Cardinale, les yeux rouges, et deux autres prostituées, tête basse. Elles tenaient une civière. Elles entrèrent en silence et, pleines d’attentions pour leur compagne, comme si elle était encore vivante, déposèrent avec respect son cadavre sur la civière puis l’emportèrent à l’extérieur.
Isacco, d’un pas lent, alla vers la porte, qu’il referma. Il resta la main sur la poignée, tournant le dos à Mercurio. « S’il est vrai que tu aimes Giuditta, dit-il d’une voix grave et basse, rends-toi compte du mal que tu pourrais lui faire. Penses-y, si tu l’aimes. »
Mercurio se sentit mortifié et humilié. Il ferma sa bourse et la remit dans sa casaque. Au fond de lui, il sentait que le docteur avait raison. Il se recroquevilla, presque vaincu. Mais il pensa à Anna, à la confiance qu’elle avait en lui. Et surtout à la façon dont Giuditta le regardait, chaque fois qu’ils se rencontraient. Elle l’aimait aussi, avec la même détermination.
« Non, dit-il. Non ! »
Isacco se tourna vers lui, le visage rouge.
« Je deviendrai honnête ! continua Mercurio. Je deviendrai digne d’elle !
— Oui ? Et après ? » Le docteur était de plus en plus écarlate. « Tu deviendras juif aussi ?
— Oui, s’il le faut !
— Va-t-en, mon garçon. Nos deux mondes peuvent cohabiter mais ne peuvent pas en former un seul.
— Parce que vous n’avez pas d’imagination, répondit d’instinct Mercurio.
— Ça te sert à quoi, l’imagination ? demanda Isacco d’un ton sarcastique, le sourcil relevé.
— On peut imaginer un monde différent. »
Le docteur le regarda en silence. Il hocha la tête. Puis ouvrit la porte. « Va-t-en, mon garçon, répéta-t-il en l’invitant à sortir. Tu n’es qu’un idiot. »
Mercurio marcha lentement, le plus dignement possible. Il passa devant lui et sur le seuil commença à dire : « Je deviendrai…
— Tu ne sais même pas qui tu es, l’interrompit Isacco avec agacement. Comment pourrais-tu savoir ce que tu deviendras ? »
Mercurio se retourna brusquement. « Je suis tous ceux que je veux être !
— Tu vois bien que tu n’es qu’un escroc ? Isacco le poussa vers l’escalier. Il faut être indécrottable pour dire une chose pareille. Tu dois être une seule et unique personne, idiot ! »
Mercurio fut blessé. Isacco avait peut-être raison. Il eut peur de ne pas savoir qui il était, de n’être personne. Et cette peur brûla en lui comme de l’alcool pur, déchaînant la colère, cette colère qui l’avait toujours fait avancer. « Vous qui prêchez tant, comment faites-vous pour accepter que votre fille vive en cage, comme un animal ? Quel homme êtes-vous ? Quel père êtes-vous ? Est-ce que Giuditta mérite ça ? »
Isacco bondit en avant, les bras tendus, sans même se rendre compte de ce qu’il s’apprêtait à faire. « Espèce de salaud ! », hurla-t-il, renversant Mercurio dans sa fureur. Ensuite, quand quelques prostituées les eurent séparés, le docteur n’eut pas le courage de regarder Mercurio en face. Parce qu’Isacco aussi avait peur. Peur que Mercurio n’ait raison. Il avait voulu arracher sa fille à ses racines sur leur île pour lui offrir une vie meilleure, mais était-ce vraiment une vie meilleure ?
« J’emmènerai Giuditta loin d’ici ! cria Mercurio.
— Et moi je t’arracherai le cœur avec mes dents ! », répliqua Isacco, à voix basse. « Faites-le sortir », ajouta-t-il, les yeux à terre.
Mercurio quitta le Castelletto avec un sentiment de rébellion qui l’empêchait de réfléchir. À son mépris pour ce qu’Isacco avait dit se joignait un profond sentiment d’incertitude, car ses paroles avaient résonné en lui. Serait-il capable de devenir un homme, un vrai, un de ceux qui ne sont pas obligés de se cacher ou de se sauver pendant toute leur vie ?
Il marchait à pas furieux, sans même regarder où il allait, perdu dans ses raisonnements. Parfois il butait contre un passant mais n’entendait pas ses insultes et ne s’arrêtait pas pour s’excuser. Avec la fin du jour tomba un épais brouillard, qui l’isola encore plus du monde qui l’entourait.
Pouvait-il vraiment aimer Giuditta ? Qu’avait-il à lui offrir ? Isacco l’avait blessé par ses paroles, touchant un nerf à vif. “Qui es-tu ?”, se demandait Mercurio. Au docteur il avait répondu : “Je suis tous ceux que je veux être”. Mais qui était-il en réalité, sous ses travestissements ?
Quand il se fut répété plusieurs fois cette question il s’arrêta, à bout de souffle, appuyant les mains sur ses yeux avec la force de la colère et du désespoir. Il essaya de se calmer et regarda où il se trouvait. Tout était voilé sous un brouillard dense comme du coton.
Il fit un pas en avant. Sa chaussure s’enfonça dans la boue. Un saut de côté et il se retrouva sur une pierre équarrie, blanche, une pierre d’Istrie, de celles qui délimitaient les canaux. Mais il ne voyait pas d’eau, juste une sorte de cale de halage, ou du moins lui sembla-t-il, faite de planches plates enfoncées dans la boue. Sur toute sa surface poussaient des algues à moitié pourries. Et cela sentait fortement le moisi.
Il suivit la bordure de pierre vers l’endroit où il entendait un clapotis. Là, à mi-chemin entre la terre et l’eau, il se retrouva devant un mur sombre, concave, gigantesque.
« Qui va là ? », fit une voix. Un chien gronda tout bas.
Mercurio ne savait que répondre. « Où sommes-nous ? », demanda-t-il, sans comprendre d’où était venue la voix. Et en même temps il posa la main contre ce mur devant lui. Il était en bois et ondoyait doucement. Comme s’il respirait. Mercurio éprouva une émotion très intense qu’il ne savait pas nommer ni expliquer.
« Tu es au squero de Zuan dell’Olmo, c’est-à-dire moi », dit la voix derrière lui.
Mercurio se retourna d’un coup.
Un chien tigré, aux oreilles dépeignées, maigre, avec une queue fine et un museau tout fripé qui montrait des dents jaunes et usées, s’approcha en grognant. Il semblait plus effrayé qu’agressif.
Mercurio tendit la main vers l’animal.
Le chien recula, puis s’avança de nouveau, réconforté par la présence de son vieux maître, sorti entre-temps de l’épais rideau de brouillard. Le chien renifla la main de Mercurio puis remua la queue.
« Tranquille, Mosè », dit le vieux Zuan dell’Olmo.
Mercurio retenait son souffle, hypnotisé par la masse de bois sombre dont il ne voyait pas la fin, ni à droite ni à gauche ni en haut. « Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
— C’est une caraque, répondit Zuan.
— Une caraque ?
— Un navire à voiles », dit le vieil homme, en riant doucement.
« Il est grand… murmura Mercurio.
— J’aurais plutôt dû dire c’était, ajouta-t-il, sérieux.
— C’était ?
— Elle va être coulée, dit Zuan, avec une note de mélancolie dans la voix. Dès que je trouve trois sous, il faudra que je la coule, oui… soupira-t-il.
— Mais pourquoi ? »
Zuan s’avança jusqu’au flanc du navire et y tapa la main. « Tu ne connais foutre rien à la mer, hein, mon garçon ? » Il rit. Mais sans gaieté.
Mercurio haussa les épaules. « Non.
— C’est comme un cheval. Quand il boîte, il faut l’achever.
— Et… elle boîte ?
— Oui, la pauvre…
— Elle est à vous ?
— Maintenant qu’elle est dans cet état, oui », dit Zuan en riant, un rire empreint de tristesse. Il tapa de nouveau contre le navire. « C’est le bateau sur lequel je me suis engagé tout môme. Et j’ai vieilli dessus. Ces bois-là, ils ont quarante ans », et cette fois, au lieu de taper, il caressa les bordages de la coque. Le navire s’inclina un peu, mu par un ressac paresseux, et grinça en réponse.
De nouveau Mercurio eut la sensation que c’était quelque chose de vivant.
« Et quand l’armateur a décidé de la couler, reprit Zuan, il y a cinq ans… » Il s’interrompit et hocha la tête, comme s’il ne croyait pas lui-même à ce qu’il avait fait. « Ils rigolent tous de moi, ici, ils ont raison… Tu peux penser toi aussi, que je suis un vieux con qu’a pas toute sa tête… Quand l’armateur a décidé que le temps de la couler était venu, je lui ai demandé de me la donner en échange d’une année de paie. J’arrivais pas à m’en séparer de cette… cette… » Il poussa un petit cri, comme s’il n’y croyait pas lui-même. « Ah ! Vieux con… Je me disais qu’elle méritait d’être coulée par quelqu’un qui l’avait aimée plutôt que par une bande d’inconnus. »
Le chien remua la queue puis donna un timide coup de langue à Mercurio.
Zuan le vit. « Toi aussi, Mosè, t’es un vieux con, dit-il. Qu’est-ce que t’en sais, si c’est quelqu’un de bien ? Si ça se trouve il va nous couper la gorge à tous les deux pour nous voler.
— Oh non, monsieur ! fit Mercurio. Je n’ai pas l’intention de…
— Je le sais bien, mon gars, dit Zuan en l’arrêtant d’un geste de sa main déformée par la vieillesse et les années d’humidité de ce monde sur l’eau. Il est pas con, Mosè. Si tu étais un criminel, il t’aurait déjà mordu.
— Vous pensez que je ne suis pas un criminel ? demanda Mercurio.
— Bien sûr, répondit Zuan, sans hésiter.
— Vous savez qui je suis ?
— Comment je saurais ? » Zuan le regarda, surpris.
Mercurio le fixait, attendant une réponse. Comme si ce vieil homme pouvait résoudre toutes les questions qu’il s’était posées, et qu’Isacco lui avait posées.
« À mon avis…, reprit le vieux.
— Oui ? fit Mercurio, plein d’espoir.
— T’es un gars qui s’est perdu », dit Zuan en haussant les épaules.
Mercurio le regarda en silence. « Oui, reconnut-il alors. Vous avez raison. »
Zuan indiqua un endroit derrière lui. « Tu suis ce canal à ta droite, c’est le rio di Santa Giustina. Tu vas tout droit jusqu’à ce que tu trouves un autre rio sur ta droite, le rio di Fontego. Tu le suis sans jamais t’en écarter et tu arrives à l’Arsenal. Après, tu sauras rentrer chez toi ?
— Oui, répondit Mercurio. Merci.
— On y va, Mosè », fit le vieil homme, et il se dirigea à pas lents vers l’endroit d’où il était venu.
Mercurio posa la main sur la coque, exactement là où Zuan dell’Olmo avait posé la sienne. Il sentit le chanvre et la poix durcie dans les interstices des bordages.
Le navire bougea et grinça, comme s’il lui parlait.
« Pourquoi vous ne le réparez pas ? demanda-t-il à la silhouette qui commençait à se perdre dans le brouillard.
— J’ai pas les sous pour le couler, dit le vieil homme de sa voix triste, tu penses bien que je les ai pas pour le renflouer. » On entendit ses pas, puis plus rien.
Le navire grinça de nouveau, comme s’il avait encore quelque chose à dire.
La main de Mercurio se posa sur sa bourse, avec les trente et une pièces d’or qu’il avait gagnées honnêtement. « Je le trouverai, moi, l’argent ! », cria-t-il au mur de brouillard.
La phrase retentit dans le vide, jusqu’à ce que ses vibrations s’éteignent.
Puis le silence tomba.
Alors, de ce silence, émergèrent à nouveau les silhouettes bancales du chien et de son maître.
« Tu dois être encore plus con que Zuan dell’Olmo, mon garçon », dit le vieux en riant. Et il n’y avait plus cette pointe de tristesse dans sa voix.
« Ferme les yeux », dit Ottavia, prenant Giuditta par le bras pour la guider à travers le campo del Ghetto au milieu d’une petite foule de curieux.
Giuditta frémissait d’impatience mais garda les yeux fermés.
Tout s’était passé si vite. En trois semaines seulement sa vie avait été bouleversée. Ses deux rêves se réalisaient.
Le ciel, ce jour-là, était extraordinairement limpide. Bleu comme il est rare à Venise. Tandis qu’elle avançait doucement, guidée par son amie, Giuditta sentait les rayons bienveillants du soleil réchauffer son visage. Elle imagina que cette chaleur était la respiration de Mercurio, ses caresses, ses attentions. Quelque chose à l’intérieur de son corps bougea en profondeur. Giuditta rougit. Depuis leur rencontre de chaque côté de la porte, quand Mercurio lui avait avoué son amour, il arrivait de plus en plus souvent que son corps lui rappelle qu’elle était une femme. Elle rougit encore plus, s’abandonnant au désir qui la traversait tout entière. Ce rêve-là était le premier qui se réalisait. Le papillon en filigrane d’argent qu’elle serrait dans sa main en était la preuve.
« Tu verras, lui dit Ottavia à l’oreille, quand elles furent à la moitié du campo. Tu verras… »
Giuditta sourit. Son second rêve. Celui-là aussi s’était réalisé avec une rapidité extraordinaire. Sous la conduite d’Ottavia, le marchand de tissus Ariel Bar Zadok, chiffonnier du Ghetto, avait été très efficace. Tous deux avaient mis Giuditta au travail et lui avaient fait dessiner dix modèles de bonnets et autant de robes. C’était à peine croyable. Ils lui avaient donné du papier, des crayons, des couleurs, des plumes et des pinceaux, de l’encre. Puis demandé les mesures et proposé des étoffes. Toutes les idées de Giuditta, ils les avaient acceptées. Alors ils avaient enrôlé une équipe de couturières de la communauté et un tailleur. Giuditta avait passé des journées entières avec eux, dans une grande salle qu’Ariel Bar Zadok avait équipée de lampes avec des miroirs qui reflétaient la lumière tout autour, comme dans les théâtres. Les couturières et le tailleur l’avaient félicitée de ses modèles et des idées novatrices, simples mais fonctionnelles, qui les inspiraient toujours.
Et voilà que le grand moment était arrivé.
« Tu es prête ? », demanda Ottavia, en s’arrêtant.
Giuditta sentit son cœur battre dans sa gorge sous le coup de l’émotion. « Attends », dit-elle, à bout de souffle.
Ottavia se mit à rire.
Son rire léger rassura Giuditta. « Je suis prête ! », répondit-elle tout excitée.
« Alors, vas-y, Ariel Bar Zadok ! s’exclama Ottavia. On ouvre la boutique ! Et toi, Giuditta, tu ouvres les yeux ! »
« Repens-toi, Venise, hurla à ce moment-là une voix de stentor pleine de colère.
— Repens-toi ! », reprit en écho une autre voix, plus jeune mais tout aussi haineuse.
Giuditta se tourna vers l’endroit d’où venaient ces invocations, au-delà du pont sur le rio di San Girolamo. Elle y vit un moine, les mains tournées vers le ciel, entouré d’un groupe de fanatiques.
On l’appelait le Saint, parce qu’il disait avoir reçu de saint Marc lui-même les stigmates du Christ. Mais Giuditta savait bien qui il était. C’était frère Amadeo, le moine qu’elle avait rencontré pour la première fois dans l’auberge où ils s’étaient arrêtés, son père et elle, après avoir débarqué, et qui les avait poursuivis pour les lyncher. Un petit garçon aux airs triomphants se tenait toujours aux côtés du frère. Parce qu’il imitait toujours son maître mais aussi à cause des vêtements voyants que lui imposait le prince Contarini, il avait récolté un surnom nettement moins avantageux : on l’appelait le Singe. Giuditta savait qu’il s’appelait Zolfo, celui-là même qui avait tenté de la poignarder dans le camp du capitaine Lanzafame. Le jour où Mercurio avait pris sa défense.
« Maudit moine ! maugréa Ottavia. Tu ne vas pas nous gâcher l’inauguration. Vas-y, Ariel ! »
Giuditta eut un frisson et un mauvais pressentiment.
« Ne le regarde pas, Giuditta, lui dit Ottavia en la tirant par le bras. Fais comme s’il n’existait pas. » Elle se tourna vers les gens. « Faites comme s’il n’existait pas ! », cria-t-elle. Puis elle donna une petite tape à Ariel Bar Zadok. « Vas-y, Ariel, misère de misère ! »
Mais le marchand ne bougea pas. Il pointa le doigt vers le moine et ses fidèles. « Ils sont en train de brûler nos livres sacrés… », dit-il avec horreur.
Les gens de la communauté se retournèrent. Devant le pont, sur la fondamenta dei Ormesini, des flammes commençaient à s’élever. Les tisserands chrétiens sortaient sur le pas de leur boutique en hochant la tête.
« Les Juifs sont le chancre de Dieu ! hurla le Saint en jetant un énorme livre dans le feu.
— Le chancre de Dieu ! répéta Zolfo le Singe, tourné vers la foule des possédés et les invitant à s’unir au chœur.
— Le chancre de Dieu ! hurlèrent ces derniers, dans une cacophonie où se mêlaient des rires.
— Venise, libère-toi de leur poids ! scanda le Saint, ses mains meurtries par les stigmates tournées vers le ciel. Libère-toi de leurs livres immondes ! »
Les flammes se dressèrent plus haut. Et plus elles grandissaient, plus les fanatiques s’excitaient.
« Peuple de Satan ! », tonna le Saint, en tournant sur lui-même, les bras toujours levés. Il prit un rouleau de parchemin, le montra aux gens puis le jeta dans les flammes.
« La Torah ! », murmurèrent les Juifs réunis sur le campo, terrorisés par ce sacrilège. Une vieille femme se mit à pleurer silencieusement, résignée, comme si elle avait déjà vu cette scène tant de fois.
La foule de partisans hurla plus fort, tandis que les flammes montaient.
« Brûle, Sion ! », disait le Saint.
Une dizaine d’exaltés voulut s’élancer vers le pont pour envahir le campo del Ghetto, des bâtons à la main.
Les Juifs prirent peur et reculèrent d’un pas, même ceux qui étaient encore loin. Les enfants s’accrochèrent aux jupes de leur mère.
À ce moment-là, le capitaine Lanzafame sortit de la guérite des gardes, chancelant. Il avait dû boire. Il était suivi par Serravalle et cinq hommes, l’épée dégainée. Lanzafame se précipita sur le feu et, à coups de pied, jeta tout dans le canal. Les livres sacrés grésillèrent en s’éteignant. Une colonne noire de fumée à l’odeur âcre s’éleva dans l’air.
« Dispersez-vous ! cria le capitaine.
— C’est notre plein droit de rester ici ! répondit le Saint.
— Encore toi, moine, dit Lanzafame d’un air sombre en pointant le doigt contre lui.
— Encore toi, soldat de Satan », répondit le frère, se tournant vers sa petite armée pour les enflammer et avoir leur soutien.
Mais Lanzafame n’était pas du genre à se laisser intimider. Furieux, il attrapa le frère par la capuche de son froc. Puis, le tirant derrière lui comme un chien par une laisse, il le jeta au sol. « Moine de Satan ! », lui cria-t-il.
La foule de fanatiques grogna d’un air mauvais, sans trop savoir que faire, pendant que le Saint se relevait, son froc sali par la boue.
« Serravalle ! tonna Lanzafame. Chasse-moi tous ces connards à coups de pied au cul ! »
Serravalle et les soldats chargèrent, lançant quelques coups d’épée dans l’air et frappant à coups de pommeau.
Alors les loups, même les plus malintentionnés, se retirèrent comme un troupeau de moutons, la tête basse. Ils défilèrent en courbant l’échine et se dispersèrent aussitôt à bonne distance.
Seul Zolfo s’arrêta devant Lanzafame, pour le défier. Il le fixa en silence puis cracha par terre, entre les pieds du capitaine.
Lanzafame, sans hésiter, le souleva et le jeta dans le canal. « Je te devais ça depuis la dernière fois qu’on s’est vus, espèce de punaise ! »
Tandis que Zolfo remontait à la surface, crachant l’eau sale, les gens qui avaient assisté à la scène éclatèrent de rire.
Le Saint, sans que personne s’en aperçoive, avait choisi de battre en retraite.
« Frère Amadeo ! l’appelait Zolfo en le poursuivant, dès qu’il fut sorti du canal, frère Amadeo !
— Cours retrouver ton maître ! Cours, le Singe ! », hurlaient les spectateurs.
Lanzafame monta sur le pont du Ghetto. Les poings sur les hanches, les cheveux dépeignés, les narines dilatées, la bouche serrée et les muscles des mâchoires contractés.
L’espace d’un instant, il ressembla au guerrier que Giuditta avait connu.
« Continuez votre vie ! cria le capitaine à la communauté des Juifs effrayés. Il ne s’est rien passé ! » Il les regarda, en silence, immobile, puis fit demi-tour pour revenir à la guérite des gardes.
Dans la communauté réunie sur le campo, personne ne bougea. Un petit garçon vint ramasser un bâton et s’élança contre un ennemi imaginaire. « Je suis le capitaine Lanzafame, moine de Satan ! Je vais te le faire payer !
— Non, Simone, tenta de l’arrêter sa mère en le tirant par le bras. Non ! Même s’il nous a aidés, c’est un chrétien. »
Le petit garçon la regarda un instant. Puis il se dégagea et répéta : « Maudit moine, je suis le capitaine Lanzafame ! »
Alors deux autres enfants se précipitèrent sur lui, en criant : « Je suis le capitaine Lanzafame ! » Et tous les autres ensuite, en une joyeuse guerre.
Giuditta les observa. Qu’y pouvaient-ils, ces enfants, si aucun Juif n’avait été héroïque, ce jour-là ? Qu’y pouvaient-ils, si tous les hommes de la communauté s’étaient terrés dans leur peur et ne les avaient pas défendus ?
« Le capitaine a raison, dit Ottavia derrière elle. Il ne s’est rien passé. »
Giuditta se retourna pour la fixer. « Il ne s’est rien passé ? », lui demanda-t-elle.
Ottavia était pâle. Elle dit malgré tout : « Courage, inaugurons notre boutique ».
Giuditta regarda aussi Ariel Bar Zadok. Le marchand était gêné. Il ne savait que faire.
« Venez, braves gens ! hurla tout à coup Ottavia en invitant les femmes de la communauté. Venez voir les créations de Giuditta da Negroponte ! » Elle poussa Ariel Bar Zadok et le gronda : « Allez, presse-toi, vieux bouc ! »
Le marchand tenait à la main le pan d’un drap de soie rouge qu’il avait accroché au montant de l’entrée de la boutique, pour ne la dévoiler qu’au dernier moment. Mais il ne se décidait pas à tirer dessus.
Les gens de la communauté traînèrent encore quelques instants sur le campo. Tous étaient tournés vers le rio di San Girolamo, où s’élevait encore la fumée du feu qui avait brûlé les livres sacrés. Le rabbin, avec deux bedeaux, tentait de récupérer dans l’eau les feuilles qui n’avaient pas été détruites.
« Venez, Rachel, dit Ottavia en invitant une des premières femmes qui avaient acheté un bonnet à Giuditta. Venez voir ces merveilles.
— Pas aujourd’hui, Ottavia », répondit celle-ci, préférant rentrer chez elle.
Et l’un après l’autre tous les habitants du Ghetto qui étaient présents sur le campo rentrèrent chez eux. Ne restèrent plus que quelques gamins qui jouaient encore avec leurs épées de bois au capitaine Lanzafame et au moine de Satan.
« Et toi, tu ne veux pas voir ? », dit alors Ottavia à Giuditta, la mine défaite.
Giuditta se tourna vers la boutique. Ariel Bar Zadok se tenait sur le seuil, le pan de drap de soie dans la main. Giuditta le trouva irrésistiblement ridicule. Et triste. Elle le serra dans ses bras, lui donna un baiser sur la joue. « Mais oui ! dit-elle tournée vers Ottavia, faussement gaie. Montrez-moi ce que vous avez imaginé.
— Allez, Ariel », fit Ottavia en lui arrachant des mains le pan de drap rouge qu’elle tira. Dans un bruissement, le drap de soie s’envola et dévoila la boutique.
Giuditta, qui s’apprêtait à entrer, resta bouche bée en voyant dans la vitrine une des robes qu’elle avait dessinées, plus belle que tout ce qu’elle avait imaginé.
« Eh bien ? Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Ottavia avec un sourire de satisfaction.
— Elle est magnifique… »
Ottavia rit. « Tu le dis comme si ce n’était pas toi qui l’avais créée.
— En effet… ça ne me semble pas réel…, balbutia Giuditta.
— Allons, entre, l’invita son amie. Ariel a tout fait comme tu avais dit. »
Giuditta ne se décidait pas à entrer. Ce n’était pas le bon jour pour inaugurer leur boutique, ils auraient dû remettre les choses au lendemain. Elle regardait autour d’elle, cherchant les mots pour le dire à son amie, quand elle vit une étincelante gondole couverte accoster au débarcadère de la fondamenta dei Ormesini. Il en sortit une femme habillée avec une grande élégance, aidée par deux serviteurs en livrée. Elle se dirigea vers le pont du Ghetto, toujours escortée par les deux hommes.
Giuditta sentit un frisson le long de son échine, sans savoir pourquoi.
La dame avait atteint les premières marches du pont.
« Où allez-vous, madame ? », lui demanda le capitaine Lanzafame, devant la porte de la guérite des gardes, une bouteille à la main.
La dame se tourna vers lui. Elle avait un étrange chapeau sur la tête et une voilette noire, avec de minuscules roses bleues brodées dessus. « Il ne m’est pas permis d’aller où il me plaît ? », répondit-elle d’une voix sensuelle.
Lanzafame fit un pas vers elle, paresseusement. « Quel intérêt pour une noble dame comme vous de venir dans cet endroit ? lui demanda-t-il.
— Vous êtes le… portier ? », dit la femme. Le ton était autoritaire et plein de ce mépris que les aristocrates éprouvent pour la plèbe, mais la voix était légèrement faussée par la tension.
« Il y a eu des petits problèmes avec un moine et quelques excités », lui répondit Lanzafame.
La dame savait parfaitement ce qui était arrivé, puisque c’était elle qui l’avait organisé. Elle huma l’air. « Vous les avez fait rôtir ? »
Lanzafame sourit.
« J’avais entendu dire que vous étiez l’ami des Juifs, fit la femme.
— Vous avez mal entendu, madame, répliqua Lanzafame. Avec tout votre respect, je me fiche complètement des Juifs et des chrétiens. Je suis l’ami de simples individus.
— Alors vous valez mieux que ce qu’on raconte », dit la femme. Elle lui tourna le dos et monta sur le pont.
Il y avait quelque chose de familier dans la voix de cette femme, pensa Lanzafame en la regardant se diriger vers la boutique du chiffonnier.
Benedetta poursuivait son chemin, figée, bombant le torse. Le capitaine ne l’avait pas reconnue. La Juive non plus ne la reconnaîtrait pas. Elle respira profondément. Elle devait être calme et lucide pour faire ce qu’elle avait en tête. La première chose était simple. La magicienne lui avait recommandé d’établir un contact physique après le sortilège, pour l’activer. Le reste était plus compliqué. Mais elle réussirait, elle en était certaine. Comme voleuse, elle était douée. Elle savait bouger les mains sans être vue, rapidement. Elle sourit. Cette fois, elle ne volerait rien. Elle devrait user de toute son habileté pour laisser quelque chose. Quelque chose qui était dans le petit sac de velours broché d’or qu’elle portait à son bras gauche. Le bras du cœur. Le bras de l’amour. Et de la haine.
Giuditta, Ottavia et Ariel Bar Zadok l’avaient regardée s’approcher sans la quitter des yeux. Cette femme avait quelque chose de magnétique.
Giuditta éprouva une nouvelle fois ce frisson désagréable le long de son dos.
« N’est-ce pas aujourd’hui que doit être inaugurée la boutique de Giuditta… Giuditta da… je ne me rappelle pas bien son nom…, dit Benedetta en se touchant le front à travers sa voilette et en s’efforçant de déguiser sa voix.
— Giuditta da Negroponte, lui souffla Ottavia.
— Voilà, acquiesça Benedetta.
— C’est elle ! », dit Ottavia en indiquant son amie.
Benedetta eut un petit cri étonné, comme si elle ne la connaissait pas, puis elle ôta rapidement son gant et tendit la main vers celle de Giuditta, en la lui prenant avec fermeté. « Quel plaisir », dit-elle, et elle la retint alors que Giuditta, embarrassée, tentait de la retirer. Elle la serrait avec force, enfonçant les ongles dans sa paume. “Active-toi, sortilège”, pensa-t-elle. Alors seulement elle lâcha la main de Giuditta.
Giuditta se sentait mal à l’aise. Cette femme la regardait avec trop d’insistance derrière la voilette qui lui cachait le visage.
« Notre Giuditta n’a pas encore vu sa boutique… », commença à dire Ottavia.
Benedetta leva les yeux pour regarder l’enseigne. Un papillon en bois et une inscription sur les ailes. PSYCHÉ, lut-elle.
« … Si bien que nous vous la montrerons en même temps que nous la lui montrons, votre Seigneurie, dit Ottavia en riant.
— Je suis venue pour les robes, pas pour la boutique », répondit Benedetta. « Attendez-moi ici », dit-elle à ses deux serviteurs, et elle entra, non sans avoir jeté un coup d’œil à l’ensemble disposé dans la vitrine et commenté froidement : « Joli ».
« Notre première cliente, chuchota Ottavia surexcitée à Giuditta, avant d’entrer.
— Ottavia… », tenta de l’arrêter Giuditta, qui n’arrivait pas à se libérer de son sentiment d’oppression.
Mais son amie était déjà à l’intérieur, suivant la dame. « Vous voyez ? Couleur sauge sur les murs. Et lavande dans la cabine d’essayage et de couture. » Elle pirouetta sur elle-même. « Le tout très simple. Et vous savez pourquoi ? Parce que ce sont les couleurs des vêtements qui comptent. C’est sur les vêtements que doit se concentrer l’attention des clientes. »
Benedetta ne répondit pas et alla vers un bâton en bois sur lequel des robes étaient accrochées. « Elles sont déjà confectionnées ? » Elle les regarda. « Mais… celle-ci est décousue… et celle-ci aussi… », dit-elle, étonnée.
Ottavia sourit en montrant toutes ses dents. « Madame, c’est cela le secret de nos modèles ! s’exclama-t-elle.
— Qu’ils soient décousus ? », demanda Benedetta, sarcastique.
Ottavia se tourna vers Giuditta. « Allons, explique toi-même à sa Seigneurie. »
Giuditta ne bougea pas.
« Oui, allons, expliquez-moi donc cette bizarrerie, fit Benedetta.
— Voilà… commença Giuditta, incertaine. Nos robes sont réparties selon le modèle, la couleur et les… mesures.
— Les mesures ? s’exclama Benedetta.
— Les mesures ! », confirma Ottavia.
Giuditta fut un instant distraite de son malaise. Elle regarda en souriant les robes exposées. La boutique était exactement telle qu’elle l’avait rêvée. Et durant cet instant elle oublia la dame voilée et la sensation désagréable qu’elle provoquait en elle. Elle se concentra uniquement sur ce qu’elle voyait. Son rêve avait été réalisé point par point par Ottavia et Ariel Bar Zadok. « Oui. Les mesures, dit-elle fièrement. J’ai imaginé cinq types de corpulence. Et c’est sur ces… tailles, appelons-les ainsi, que nous fabriquons nos vêtements.
— Ce sera un problème s’ils ne sont pas cousus sur la personne, objecta Benedetta.
— S’ils restaient ainsi, bien sûr, reprit Giuditta. Mais ce ne sont pas les modèles définitifs. Il y a la possibilité de faire de petites mais essentielles corrections. Ce qui vous paraît, à vous, décousu, c’est en réalité notre marque pour élargir ou resserrer un peu, allonger ou raccourcir, que ce soit la jupe ou le corset, ou les manches ou le décolleté. Mais la base est déjà prête.
— Et pourquoi cela ? », demanda Benedetta qui commençait à comprendre que Giuditta avait eu une excellente idée qui pourrait lui faire gagner énormément d’argent. Alors, à la haine s’ajouta l’envie. Et son dessein de lui nuire se renforça.
« Écoutez-moi, recommença Giuditta, prise cette fois par l’excitation de son projet. Quand je vais dans une boutique de couturière, on me montre un modèle, la plupart du temps dessiné. Ensuite, on me montre des tissus. Des pièces inanimées qu’on drape sur moi. Et la seule chose que je puisse voir, c’est si la couleur va avec mon teint, rien de plus. Quand je sors de la boutique, je me pose deux questions : est-ce que cette robe m’ira bien ? quand l’aurai-je enfin ? C’est ainsi n’est-ce pas, oui ou non ?
— Oui…, dit Benedetta.
— Ici, en revanche, vous pourrez porter tout de suite le modèle qui vous plaît. Vous pourrez vérifier immédiatement si la robe vous va, et ensuite, en une heure de temps, vous pourrez la récupérer et la porter, sans devoir attendre une semaine parce qu’ici, dans la cabine d’essayage, il y a une couturière à votre entière disposition. » Giuditta regarda Ottavia et Ariel Bar Zadok, au comble de l’euphorie. « C’est une mode…
— … prête à porter ! conclurent en chœur Ottavia et le marchand.
— Ingénieux », dit Benedetta. Elle battit des mains, feignant le détachement, alors qu’un fiel amer lui montait à la gorge. « Une mode prête à porter… ingénieux. »
Giuditta prit Ottavia dans ses bras.
“Maudite putain”, pensa Benedetta.
« Vous voulez essayer un modèle ? lui demanda Ottavia.
— Non, répondit Benedetta. Je veux tous les essayer. »
Ottavia porta les mains à son cœur, émue. Puis elle commença à prendre, l’une après l’autre, les robes que Benedetta lui indiquait. Elle les lui apporta dans la cabine d’essayage et la laissa seule avec la couturière.
Benedetta se déshabilla derrière un paravent de satin à trois panneaux, couleur lavande comme les murs, sur lequel étaient brodées des dizaines et des dizaines de papillons. Elle garda son chapeau et sa voilette. Elle passa la première robe. Même sans les corrections de la couturière elle était magnifique. L’étoffe avait un moelleux incomparable. La coupe enveloppante exaltait les formes féminines. La jupe tombait bien droit, d’aplomb, sans défauts. Le sein était moulé et valorisé avec une sensuelle simplicité. Benedetta sentait la haine et l’envie grandir en elle à chaque instant.
Alors elle prit son petit sac de velours broché d’or et l’ouvrit. Elle ôta la robe et, dans un pli intérieur, à la hauteur du cœur, cacha une plume de corbeau.
« Non, celle-ci ne me plaît pas, dit-elle à la couturière. Donnez-m’en une autre. »
La couturière lui passa la robe par-dessus le paravent.
Celle-ci aussi était merveilleuse. Cette maudite Juive avait du talent, pensa Benedetta. Si on ne l’arrêtait pas, elle allait devenir riche et célèbre. Mais aussitôt après elle pensa : “Peut-être vaut-il mieux attendre qu’elle devienne riche et célèbre”. Elle savoura la joie maligne de cette pensée. “Plus haut tu es, plus dure sera la chute.”
Elle n’essaya pas la robe, mais dans celle-ci aussi cacha une plume de corbeau et une dent de bébé.
« Non, elle ne me plaît pas », dit-elle, et elle s’en fit donner une autre et une autre et une autre encore, jusqu’à ce qu’elle eût caché dans chacune des robes des plumes de corbeau, des dents de bébé, des griffes de chat, de la peau de serpent séchée, des cheveux noués et même une perle cassée avec un petit pic retourné. À la fin, elle prit la première robe qu’elle avait essayée, laissa la couturière la lui ajuster et l’acheta, sans discuter le prix.
« Vous, les Juifs, vous n’avez pas le droit de vendre de la marchandise neuve », dit-elle avant de s’en aller.
Giuditta et Ottavia se regardèrent. Elles se sourirent. Giuditta ouvrit le paquet qui contenait la robe achetée par Benedetta et lui montra le bord du corset, là où il se fronçait pour s’attacher à la jupe. Elle ouvrit les deux pièces de tissu superposées et lui montra une petite tache rouge. « Il n’est pas neuf, dit-elle en souriant. Il est d’occasion, vous voyez ? J’espère que cela ne vous embête pas. »
Benedetta la fixa. « Donc c’est une arnaque. »
Giuditta rougit violemment.
« Je plaisante, ma chère », dit Benedetta. Elle prit sa main dans la sienne et de nouveau pensa : “Active-toi, sortilège !”. Puis elle regarda de près la tache, dont elle connaissait déjà l’existence. Il ne lui restait plus qu’une chose à faire. La plus difficile. Parce qu’elle ne dépendait pas seulement d’elle. Il lui fallait la collaboration de sa victime elle-même. « On dirait du sang, dit-elle en montrant la tache.
— Non, ne vous inquiétez pas, répondit aussitôt Giuditta. C’est simplement de l’encre. Mais c’est drôle que vous disiez cela… »
Benedetta nota que Giuditta s’interrompait brusquement et se tournait vers son amie, cherchant un consentement. Et l’autre, en effet, lui fit un signe d’encouragement.
« La première fois, quand il m’est venu cette idée… reprit alors Giuditta, c’était vraiment une tache de sang. »
Benedetta ne connaissait pas ce détail. Elle sentit un frisson d’excitation courir avec force dans tout son corps. La chance était de son côté. Il ne lui restait plus qu’à s’en servir et les jeux étaient faits.
« Savez-vous ce que je pense ? dit-elle d’un ton suave. Que le hasard a voulu vous faire un cadeau.
— Quel cadeau ? », demanda Giuditta.
Benedetta se tourna vers Ottavia. Le moment était venu de l’utiliser. « Vous m’avez comprise, vous, n’est-ce pas ? »
Ottavia sourit, en s’approchant. « Peut-être, mentit-elle Mais dites… »
“Merci, idiote”, pensa Benedetta.
« Moi non, je n’ai pas compris… dit Giuditta.
— La concurrence est grande. » Benedetta se tourna d’un air complice vers Ottavia, qui acquiesça promptement.
« Pardonnez-moi, toutes les deux, mais je ne vous suis pas, fit Giuditta. Je vous en prie, votre Seigneurie, dites. »
Benedetta passa la main sur la tache de la robe qu’elle venait d’acheter. « Vos robes sont plutôt belles… même si elles ne sont pas extraordinaires… » Elle regarda Giuditta. « Pour être spéciales, elles devraient avoir un petit quelque chose de plus.
— Quoi ?
— Du sang.
— Du sang ?
— Dites que ces taches sont du sang, expliqua Benedetta en regardant en l’air comme si l’inspiration lui venait sur le moment. Du sang d’amoureux. Ainsi les femmes achèteront vos robes non seulement parce qu’elles sont belles, mais en espérant aimer et être aimées. Des robes… ensorcelées ! » Puis, sans attendre de réponse, sans leur laisser le temps de penser ni de raisonner ni de faire la moindre objection, elle prit son paquet et sortit de la boutique Psyché dont elle avait été la première cliente, et rejoignit d’un pas rapide sa gondole noire.
Giuditta et Ottavia restèrent silencieuses, se regardant, indécises.
« Du sang d’amoureux ! s’exclama un instant après Ariel Bar Zadok derrière elles. Quelle idée ! Je voudrais l’avoir comme associée, une femme comme celle-là. Même si c’est une chrétienne. »
Alors Giuditta et Ottavia éclatèrent de rire, amusées, puis dirent en chœur : « Du sang d’amoureux ! »
Pendant que son amie continuait de rire, Giuditta reprit son sérieux et pensa au mouchoir sur lequel son sang et celui de Mercurio s’étaient mêlés. Et de nouveau le désir fit frémir son corps et son âme.
« Du sang d’amoureux », soupira-t-elle langoureusement.
Il l’avait reconnu, c’était sûr. Et pour quelque raison obscure ne l’avait pas dénoncé, du moins pas encore.
Shimon fit semblant de n’avoir rien vu et continua de marcher. Mais il observait du coin de l’œil le comportement du serviteur qu’il avait laissé en vie la nuit du meurtre de l’usurier chrétien Carnacina qui voulait prendre la maison d’Ester.
Peut-être ne l’avait-il pas dénoncé parce qu’il avait lui-même volé les bijoux de son maître. Ou tout simplement parce qu’il avait peur. Ou parce qu’il voulait le faire chanter, se dit Shimon, caché derrière un petit immeuble, quand il le vit partir en courant vers deux individus tatoués auxquels il fit signe de le suivre. Le serviteur était peut-être encore plus avide que le maître. Il décida d’en avoir le cœur net.
Il sortit de sa cachette et se laissa filer par les deux types tatoués, qui se croyaient discrets.
Après avoir tué Carnacina, il avait parfois eu des nuits difficiles. Il ne rêvait jamais de sang ni de crimes horribles, mais il avait rêvé du buisson de roses coupé le soir du meurtre. Et chaque fois que Shimon rêvait de ce buisson rasé au sol, il se réveillait troublé, comme si cela annonçait quelque malheur.
En réalité, ce qui s’était passé avec Carnacina l’avait profondément secoué. Pas l’assassinat en lui-même, qui n’avait rien remué en lui sur le plan émotif et encore moins sur le plan moral, mais le fait d’avoir tué pour Ester. Comme s’il pouvait y avoir de l’affection dans ce geste brutal.
“Qui es-tu ?”, se demandait-il chaque matin, au réveil.
Il était le Juif qui avait abandonné sa femme sans jamais se retourner, l’assassin qui avait plongé ses mains dans le sang de beaucoup d’hommes sans que jamais les battements de son cœur s’accélèrent.
“Qui es-tu vraiment ?”
Et chaque matin, comme une sorte de réponse muette, l’image du visage souriant d’Ester se formait dans son esprit. Chaque matin il pensait avec joie à leur rencontre tranquille de l’après-midi, à leur soirée affectueuse, au plaisir de la regarder dîner en face de lui, au désir de se fondre dans son corps.
“Qui es-tu, alors ?”
Ce jour-là aussi, il était plongé dans ses réflexions, quand il avait vu le serviteur de Carnacina. Et le serviteur l’avait vu. Ils s’étaient reconnus. Son cœur s’était arrêté. Il avait sauté deux ou trois battements, comme s’il s’était enrayé. Un instant de suspension, puis il avait recommencé à battre.
Maintenant, ces deux vauriens le suivaient, essayant de ne pas se faire remarquer. Le démasqueraient-ils ou allaient-ils le faire chanter ? Dans la tête de Shimon, toute autre question s’était apaisée.
Il emmena les deux vauriens en vadrouille ici et là jusqu’au moment où, à proximité de l’auberge, il se décida à prendre le risque. Tournant à l’angle d’une rue, il se cacha. Quand les deux autres arrivèrent, il se campa devant eux et les regarda. Sans peur.
Les vauriens s’arrêtèrent net, décontenancés. En un instant toute leur arrogance avait disparu.
Shimon comprit qu’ils n’étaient pas là pour le tuer.
« Un de nos amis a quelque chose à te demander, dit l’un des deux. Mais il voudrait que ce soit discret. »
Shimon acquiesça. Apparemment, le serviteur était encore plus avide que son maître.
« Ce soir. Après le coucher du soleil », dit l’autre.
Shimon acquiesça de nouveau.
« On viendra te chercher. Où t’habites ? »
Shimon tourna le coin de la rue et indiqua l’Hostaria de’ Todeschi.
Les deux vauriens le regardèrent en silence, tentant de récupérer le terrain perdu et de lui faire peur.
Shimon soutint leur regard sans sourciller.
« Après le coucher du soleil », répéta le premier. Ils partirent.
Shimon entra dans une armurerie et acheta un long couteau à la lame légèrement recourbée. Puis il s’enferma dans sa chambre. Il prit une pierre, de l’huile et de l’eau et passa la journée à faire et refaire la lame pour l’affiler de plus en plus, sans aller voir Ester.
Peu avant le coucher du soleil, on frappa à la porte de sa chambre.
Shimon mit le couteau sous sa tunique et ouvrit.
Ester le regardait, souriante comme à l’accoutumée. « Je suis venue voir s’il t’était arrivé quelque chose, dit-elle, sans la moindre réprobation dans la voix. Tu vas bien ? »
Shimon admira comme toujours la capacité d’Ester à ne lui poser de questions que s’il pouvait répondre d’un signe de tête, par oui ou par non, et à ne jamais le faire se sentir impuissant. Mais cette fois, il ne pouvait répondre par oui ou par non. Il se dirigea vers l’écritoire, prit un bout de papier et trempa la plume d’oie dans l’encrier. Il écrivit puis lui remit le billet.
“Va-t-en”, avait-il écrit.
Le sourire d’Ester s’effaça. Il y avait de la stupeur dans ses yeux. Mais aussi de la peine. Il tapa du doigt avec détermination sur ce qu’il avait écrit.
“Va-t-en.”
Ester laissa tomber le billet à terre et recula, secouant à peine la tête, en un minuscule “non” plein de douleur.
Shimon lui claqua la porte au nez. Il serra les poings et plissa les yeux, essayant de contenir la souffrance que lui-même ressentait. Il posa le front sur la porte et resta là, immobile. Un instant plus tard, il entendit les pas lents d’Ester qui s’éloignaient le long du couloir de l’auberge.
Shimon recommença à aiguiser sa lame. Il attacha le couteau à son mollet et le cacha sous la longue tunique qu’il portait.
Quand le patron de l’auberge lui annonça que deux hommes l’attendaient, il sortit et les suivit jusqu’au port, dans un entrepôt humide et sombre. Avant d’entrer, les deux vauriens le poussèrent contre le mur et le palpèrent autour de la taille et au thorax pour voir s’il avait une arme. Ils firent coulisser la porte et le poussèrent à l’intérieur.
Le serviteur était au fond de l’entrepôt, assis sur une caisse. Sur une autre caisse brûlait une chandelle de suif. « Venez », dit-il. Il avait une voix mielleuse.
Shimon pensa qu’il cherchait à imiter son défunt maître. Il avait dû le haïr, être constamment humilié par lui, et maintenant qu’il était libre, tout ce qu’il réussissait à faire, c’était de lui ressembler.
Shimon avança lentement.
Un des vauriens le poussa. Shimon ne réagit pas. Peut-être était-ce lui, cette fois, qui allait mourir. Il revit devant ses yeux le buisson de roses coupé dans le jardin de Carnacina. Le message de son rêve était peut-être qu’il n’avait pas suffisamment aimé la vie.
Alors il s’arrêta, à mi-chemin, pensant à Ester. Il se dit qu’avec elle, en tout cas, il avait commencé à aimer la vie. C’était peut-être pour cela qu’il avait épargné cet homme qui se trouvait maintenant devant lui. Pour s’obliger à partir.
« Qui es-tu ? », demanda le serviteur.
Shimon sourit. La question qu’il se posait lui-même tous les matins.
« T’as volé plein d’argent. J’en veux la moitié ou je te dénonce aux autorités. »
Shimon se baissa, arracha le couteau des lacets qui le maintenaient à son mollet et se retourna d’un coup, le bras tendu, l’arme à la hauteur du cou du premier vaurien. Il y eut un gémissement et la lame s’enfonça dans les chairs. Quand il se fut entièrement retourné, il fut inondé par un jet de sang.
Le serviteur se leva de la caisse et partit en courant vers la sortie.
Shimon se lança à sa poursuite mais l’autre vaurien lui lança un bâton dans les jambes et le fit tomber, avant de se jeter aussitôt sur lui avec un couteau court, à double tranchant.
Au sol, Shimon réussit à rassembler ses jambes puis à les détendre d’un coup, de toutes ses forces, le frappant en plein abdomen.
L’autre, au moment d’être projeté en arrière, eut le temps de frapper et planta son couteau dans le mollet de Shimon.
Ce dernier resta bouche ouverte, dans un cri muet de douleur. Il sortit le couteau de son mollet puis tenta de se remettre debout et d’achever son adversaire.
Mais d’autres hommes accouraient, appelés en renfort par le serviteur.
Shimon vit un géant se jeter sur lui avec un bâton court et massif. Il sentit le coup lui fracasser les côtes. Il parvint à rouler sur le flanc et à se relever. Il n’arrivait plus à respirer mais s’élança vers la porte. Un autre type le frappa au visage, avec une masse. Shimon sentit son arcade sourcilière s’ouvrir et le sang commença à couler dans son œil. De son poing fermé, il envoya un coup dans la gorge de l’homme. La trachée, à ce contact, craqua. L’homme porta les mains à son cou et s’écroula au sol. Shimon, dans un effort surhumain, enjamba son corps et disparut dans les ruelles derrière le port.
Il resta caché, comme un animal sauvage, haletant et tentant de résister à la douleur. Quand les voix se furent éloignées, il sortit et se traîna vers le seul endroit où il voulait aller.
À la porte d’Ester, il n’eut pas beaucoup à attendre.
Elle ouvrit, le vit couvert de sang et se couvrit la bouche pour ne pas hurler. Elle le fit entrer et voulut le soigner, sans dire un seul mot, comme si elle aussi était devenue muette.
Mais Shimon l’arrêta. Il alla à l’écritoire. Prit du papier et un encrier et commença à écrire, avec fougue.
“Mon vrai nom est Shimon Baruch, je viens de Rome. J’étais un marchand…”
Il écrivait vite, la tête baissée. Le sang de la blessure de son arcade sourcilière coulait sur les feuilles qu’il passait à Ester, pour qu’elle lise toute son histoire, sans censure.
“… Alors je me suis glissé dans la fosse d’égout et j’ai découvert un homme appelé Scavamorto, qui emportait les affaires de ce garçon…”
Il respirait avec difficulté. La douleur au thorax, là où le géant lui avait cassé les côtes, était lancinante.
“… Avant de mourir il m’a dit que le voleur s’appelait Mercurio…”
Ester lisait avec la même fougue. Et quand elle avait fini de lire une feuille, elle la laissait tomber au sol, venait se mettre derrière Shimon pour lire par-dessus son épaule ce qu’il écrivait, plissant les yeux à la lumière tremblotante de la chandelle.
“… La voiture fut attaquée par les brigands et je me rendis compte que j’allais peut-être mourir, et pourtant je n’avais pas peur…”
Le sang commençait à couler plus paresseusement de sa blessure au sourcil. Shimon écrivait. Ester lisait. C’était comme une course entre eux.
“… Et puis tu es arrivée, toi.”
Shimon s’arrêta, le visage contracté par la douleur, et regarda Ester.
Ester aussi avait les yeux posés sur lui et retenait sa respiration.
“Je ne suis pas capable de dire ce que j’éprouve pour toi. Je ne le sais même pas…”
Ester le regarda. Puis, tout doucement, elle dit : « Tu m’as défendue contre Carnacina ».
Shimon sentit un coup au cœur.
“Tu le savais ?”, écrivit-il.
« Oui ».
Shimon posa la plume d’oie.
« Laisse-moi te soigner », dit Ester.
Shimon fit signe que non. Il l’attira à lui et l’embrassa, la souillant de sang. Puis Ester s’étendit sur le sol et le laissa la prendre, tandis que le sang et les larmes s’écoulaient sur elle.
Shimon comprit enfin le sens du buisson de rose coupé : un amour qui ne fleurirait pas.
Le lendemain matin, il avait disparu.
“Adieu”, disait le billet qu’Ester trouva sur l’oreiller près d’elle.
Les gardes du Ghetto fermaient la grande porte qui donnait sur la fondamenta dei Ormesini quand ils virent arriver un retardataire. L’homme avançait courant et boitant, comme s’il traînait derrière lui sa jambe droite. Bossu et emmitouflé, il portait un bonnet jaune si grand qu’on aurait dit une capuche. Le Juif monta sur le pont au-dessus du rio di San Girolamo en agitant les mains.
« Shalom Aleichem, dit-il au garde en haletant.
— Oui, la paix soit avec toi aussi, marmonna Serravalle. Si tu restes dehors, tu vas sentir ta douleur, tu le sais, non ?
— Mazel Tov ! Mazel Tov ! fit le Juif, qui avait le nez long et gibbeux, avec des rides qui ressemblaient à des crevasses, et une barbiche de chèvre.
— Encore un qui ne connaît pas un mot de vénitien », soupira Serravalle en s’adressant à l’autre garde. « Oui, oui, allez, grouille », dit-il au retardataire.
Le Juif, la tête penchée et le bonnet enfoncé jusqu’aux yeux, boita jusqu’à la première porte des portiques. Il essaya de l’ouvrir mais elle était fermée. Il regarda autour de lui et vit à ce moment-là un des bedeaux du rabbin qui faisait le tour du Ghetto pour vérifier que tout allait bien. Il baissa la tête et traversa le campo en essayant de l’éviter.
« Shalom Aleichem, frère, dit le bedeau.
— Aleichem Shalom, répondit le Juif en accélérant le pas, en dépit de sa boiterie.
— Qui es-tu ?
— Mazel Tov !
— Tous mes vœux à toi aussi, mon frère, répondit le bedeau. Mais je t’ai demandé qui tu es ? Où tu habites ?
— Mazel Tov ! répéta le Juif, qui se faufila presque en courant entre deux immeubles donnant sur le rio del Ghetto.
— Eh ! s’écria l’autre, et il s’élança à sa poursuite.
Le Juif rejoignit un petit jardin potager derrière la scuola[20], grimpa sur une façade à mi-hauteur et de là, en s’agrippant à une gouttière comme un chat, gagna un petit toit en avancée. Il y monta et s’y aplatit, devenant invisible.
Le bedeau du rabbin arriva essoufflé. Il inspecta les recoins sombres mais ne trouva pas trace de l’homme qu’il poursuivait. Sa lanterne levée, il regardait autour de lui en se demandant comment son coreligionnaire avait bien pu disparaître dans le néant, quand un objet à la base du mur de clôture du petit potager attira son attention. Il le ramassa, le tourna entre ses mains, sans comprendre de quoi il s’agissait. Soudain, tout s’éclaircit. Il porta l’objet à son nez. Renifla et sourit. « Les enfants… » Il le tourna encore entre ses mains, admirant la qualité de fabrication et se souvenant que lui aussi, enfant, jouait à ce jeu. Mais il y avait des années qu’il n’en avait plus vu. Surtout aussi bien fait. « Un faux nez en mie de pain », dit-il en riant. Il le mit dans sa poche. Le lendemain il l’offrirait à son fils. « Il est tard, les enfants, s’écria-t-il avec un sourire sur les lèvres. Allez vous coucher !
— Va te coucher toi-même, Mordechai, tu nous casses les couilles ! »
Le bedeau rentra la tête et s’en alla sur la pointe des pieds.
Étendu sur le toit, Mercurio se toucha le nez, s’apercevant seulement maintenant qu’il l’avait perdu. « Bordel de merde », dit-il tout bas. Il porta la main à sa barbe et l’arracha, retenant un gémissement. Il se massa le menton, irrité par la colle de poisson, et remit son béret jaune. Il se laissa glisser doucement, toujours agrippé à la gouttière. Aussitôt à terre, il mit une main dans sa poche pour vérifier s’il n’avait pas perdu en plus l’outil qu’il avait apporté. Prudemment, il revint jusqu’aux portiques. Personne en vue. Il sortit le crochet de sa poche et ouvrit en un instant la serrure rudimentaire de la porte. Il entra et la ferma silencieusement derrière lui.
« Quatrième étage », murmura-t-il, sentant un coup au cœur.
Puis il commença à monter l’escalier étroit. À mesure qu’il montait, il était de plus en plus convaincu qu’il faisait une folie. Il lui semblait que son cœur montait en même temps et tentait de forcer sa gorge. Il sentait ses jambes devenir raides, il avait du mal à les plier. Mais il continua à monter, parce qu’il avait compris depuis sa dispute avec Isacco à Castelletto qu’il voulait être près de Giuditta.
En arrivant au quatrième étage, il était si ému que le crochet lui glissa des mains. L’instrument rebondit de marche en marche, produisant un bruit de métal sur la pierre. Mercurio se plaqua contre le mur, retenant son souffle, sûr que tout le monde dans l’immeuble avait entendu. Mais personne n’ouvrit sa porte. Alors il reprit courage, descendit les marches et chercha son crochet à tâtons. Il le récupéra et remonta au palier du quatrième. Il y avait deux portes. Il tenta de s’orienter, supposant que celle de gauche correspondait à l’appartement qui donnait sur le campo del Ghetto. Mercurio savait que Giuditta habitait l’autre, parce qu’il l’avait vue se pencher à la fenêtre qui donnait sur le campo, quelques jours plus tôt, et faire une chose étrange, qu’il n’avait pas comprise. Il l’avait vue pointer le doigt vers le ciel, comme si elle voulait montrer quelque chose, et rester quelque temps dans cette drôle de position. Puis elle était rentrée à l’intérieur.
Il glissa le crochet dans la serrure et commença à le faire tourner.
Il venait d’accrocher le mécanisme interne et s’apprêtait à le faire jouer quand la porte s’ouvrit à l’improviste, lui arrachant le crochet des mains. La première chose qu’il vit fut un grand couteau brandi en l’air.
« Arrête, c’est moi ! », dit Mercurio en bondissant en arrière.
Dans la lumière de sa chandelle, une longue chemise de nuit en lin qui lui arrivait jusqu’aux pieds, Giuditta était toute pâle. « Toi… », dit-elle doucement, et ses yeux se remplirent de larmes à cause de la peur. Mais la peur céda ensuite à la colère et elle pointa le couteau sur lui, sans s’en apercevoir, comme elle aurait pointé l’index. « Toi…
— Chut, parle tout bas…, chuchota Mercurio en s’approchant de la pointe du couteau et en l’écartant avec sa main. Parle tout bas.
— Tu as failli me faire mourir de peur…
— Je suis désolé, dit Mercurio en bougeant encore d’un pas.
— Qu’est-ce tu fais ici ? demanda Giuditta, bouche bée, ébahie, bouleversée, étourdie par l’émotion, les larmes coulant sur ses joues et les yeux écarquillés, sans réussir à les détacher du garçon qu’elle avait juré d’aimer.
— Je voulais te voir… », dit Mercurio. Il était près d’elle, à moins d’un demi-pas, sentant qu’il n’arrivait plus à respirer.
« Comment tu as fait ? », murmura Giuditta. Elle laissa tomber le couteau, qui se planta avec un bruit sourd dans les lames grinçantes du parquet en bois.
« Je voulais te voir, répéta-t-il, et il combla l’espace qui les séparait d’un demi-pas. Je ne pouvais plus attendre…
— Tu es entré dans le Ghetto pour moi… » Les lèvres de Giuditta se fermèrent à peine.
« Oui. » Les lèvres de Mercurio s’approchèrent.
« Tu m’as fait peur… soupira-t-elle en offrant les siennes.
— Je suis désolé… »
Les lèvres de Mercurio s’unirent à celles de Giuditta. Puis, lentement, comme si tous deux connaissaient les mouvements et les danses de l’amour sans les avoir jamais pratiqués, les mains de Mercurio enlacèrent Giuditta, commencèrent à lui caresser le dos, et ses mains à elle se serrèrent contre ses hanches, s’agrippant, comme si elle craignait de le perdre. Et leurs lèvres, qui étaient restées collées sagement, bougèrent de leur vie propre, devinrent des animaux en lutte, dont chacun voulait se nourrir de l’autre. Leurs mains, en réponse, serrèrent plus fort, cherchèrent avec plus de fougue, griffèrent, pincèrent et s’enfoncèrent dans la chair de l’autre, sans plus de retenue. Sous cette nouvelle impulsion, leurs bouches osèrent encore plus et leurs langues commencèrent à se mêler, cherchant les profondeurs humides de l’autre.
Tout à coup, comme à l’unisson, les deux jeunes gens s’arrêtèrent. Haletants, épuisés, ils se fixèrent, les yeux agrandis. Les lèvres mouillées et brillantes à la lumière de la chandelle.
Chacun des deux écouta le désir en lui. Là, à portée de main. Ce désir qui faisait d’eux un homme et une femme.
« Je ne l’ai jamais fait, dit Giuditta.
— Moi non plus, dit Mercurio.
— Tu as peur ? demanda-t-elle.
— Non. Maintenant, non. Et toi ?
— Non… Maintenant non. »
Ils restèrent ainsi, les yeux dans les yeux, avec la sensation du baiser sur les lèvres.
« Tu veux… me voir ? », demanda ensuite Giuditta.
Mercurio acquiesça, doucement.
Giuditta délaça sa chemise de nuit, sans détacher ses yeux des yeux de Mercurio. Elle la laissa glisser au sol. Elle rougit. Mais ne se couvrit pas.
« Tu es belle…
— Qu’est-ce que je dois faire ? »
Mercurio étendit la chemise de nuit sur le palier, tira un peu la porte et attira Giuditta à lui. Il la fit s’étendre sur le palier.
« Tu as froid ? lui demanda-t-il.
— Un peu… »
Mercurio s’étendit sur elle, la recouvrant de son corps et de sa cape.
« Et maintenant ? », dit Giuditta.
Mercurio l’embrassa. Tandis qu’il l’embrassait, il sentit sa propre chair grandir. Et Giuditta, en l’embrassant, sentit sa chair qui fondait. Mercurio laissa sa main courir vers ses seins. Il lui pinça un mamelon. Giuditta ouvrit la bouche et se détacha de son baiser.
« Je t’ai fait mal ?
— Non… »
Mercurio sentit que Giuditta bougeait les hanches, rythmiquement, en se poussant contre lui. Et il se poussa lui aussi contre elle. Il éprouva le besoin de serrer les mâchoires tandis que dans sa gorge montait un gargouillis rauque. Les mains de Giuditta s’agrippèrent à ses fesses et le serrèrent convulsivement contre elle. Mercurio porta la main à ses chausses et les baissa, avec fureur, maladroitement. Les mains de Giuditta l’aidèrent avec la même fureur et la même maladresse. Puis les jambes de Giuditta s’écartèrent et s’enroulèrent autour de lui, le liant à elle. Mercurio sentit sa propre chair vibrer. Il poussa la main entre Giuditta et lui et sentit qu’elle aussi était mouillée. La main de Giuditta rejoignit la sienne. Leurs doigts s’enlacèrent, là, entre leurs deux corps attirés l’un sur l’autre, l’un vers l’autre. Ils commencèrent à se caresser ensemble et ensemble apprirent ce qu’ils n’avaient jamais fait.
« Tu as peur ? demanda encore Mercurio, haletant.
— Non, chuchota Giuditta, qui ouvrit encore plus les jambes.
— Tu le veux ?
— Je le veux… »
Le membre de Mercurio poussa contre Giuditta. Puis, à l’improviste, s’enfonça dans sa chair. Giuditta sentit une déchirure lancinante, brûlante. Elle s’agrippa de toutes ses forces au dos de Mercurio. Mais la douleur passa en un instant et disparut. Giuditta lécha la peau du cou de Mercurio. Elle émit un râle rauque, à mesure que la douleur se dissolvait en une vibrante palpitation, qui la prenait par vagues, à un rythme de plus en plus rapide. Elle sentit que Mercurio gémissait.
« C’est comme ça pour toi aussi ? haleta Giuditta près de son oreille.
— Oui », répondit Mercurio dans un filet de voix.
Puis, à mesure que Mercurio bougeait en elle de plus en plus vite, Giuditta se contracta elle aussi et le serra entre ses jambes et ses bras en essayant de synchroniser leurs mouvements.
Tout à coup, Giuditta écarquilla les yeux.
Mercurio aussi.
Ils se regardèrent, effrayés. Incapables de s’embrasser, de peur de mourir étouffés. Et tandis qu’ils étaient traversés par quelque chose qu’ils n’avaient jamais imaginé, ils se serrèrent et s’éloignèrent à la fois, s’agrippant l’un à l’autre tout en voulant se détacher, jusqu’à rester inertes, l’un sur l’autre, l’un dans l’autre. Respirant doucement.
« Alors, c’est ça…, murmura doucement Giuditta.
— Oui… », dit Mercurio.
De nouveau descendit le silence. Les mains des deux jeunes gens se posèrent sur le visage de l’autre, le caressant doucement, sans plus aucune fougue. Leur souffle se calma. Leur peau sentait le contact de la peau de l’autre.
« C’est ça, quoi ? demanda doucement Mercurio.
— L’amour, dit encore plus doucement Giuditta, en rougissant.
— Oui… », dit Mercurio. Il écarta son visage de celui de Giuditta et la regarda. Il n’avait jamais imaginé qu’elle pouvait être aussi belle qu’en ce moment. Même après ce qui venait de se passer entre eux il ne trouva pas le courage de le lui dire. Il lui sourit seulement et l’embrassa.
Giuditta se laissa embrasser, tendrement. Et il lui sembla que ce baiser était encore plus beau que les précédents.
« Et maintenant ? », dit Giuditta, dans la pénombre humide du palier, encore nue.
Mercurio, étendu sur elle, lui caressait les cheveux. Sa main s’arrêta, sentant le poids de cette question. Il détacha son regard, évitant les yeux de Giuditta, fixés sur les siens. Puis il fit ce qu’il faisait chaque fois qu’il était en difficulté. « Maintenant habille-toi, sinon tu vas mourir de froid », plaisanta-t-il.
Giuditta ne bougea pas. Elle sourit à peine. Ses yeux se voilèrent d’une légère déception.
Mercurio sentait la pression, la lutte interne. Il n’était pas habitué à parler de ses sentiments. Il ne savait pas par où commencer. Pour la première fois de sa vie, il ne voulait pas perdre la bataille. Il voulait sortir de sa coquille. « Maintenant…, dit-il tout bas, maintenant… » Il sentit que ses yeux se remplissaient de larmes de rage. Il pensa qu’il était stupide. Il savait parfaitement quoi répondre à cette question. Il le savait au plus profond de son âme, au plus vrai de son cœur. Mais il n’arrivait pas à le dire.
Giuditta le regardait, attendant sa réponse. Puis, lentement, elle tourna la tête sur le côté, laissant errer son regard vers la lumière tremblotante de la chandelle qui troublait la pénombre là-bas dans l’appartement.
Mercurio sentit qu’il était en train de la perdre. « Maintenant je vais t’emmener loin d’ici », dit-il d’un trait, la voix étranglée et un peu aiguë, tournant son visage pour que leurs regards se croisent de nouveau. Il espérait que dans cette obscurité Giuditta ne s’apercevrait pas de la couleur de ses joues. Il savait qu’elles s’étaient empourprées, il sentait parfaitement leur chaleur. Mais il avait gagné. Il l’avait dit. Et maintenant qu’il avait surmonté cet obstacle qui lui avait paru invincible, il ressentit une sorte d’euphorie. « J’ai un navire. » Il repensa à l’épave de Zuan dell’Olmo. « Ce n’est pas grand-chose. » Il sourit. « Et j’ai un travail. Je le réparerai et je t’emmènerai loin d’ici ! répéta-t-il avec fougue.
— Chut, parle doucement, dit Giuditta en riant, le doigt posé sur ses lèvres. »
Mercurio vit qu’elle avait une lumière différente dans les yeux. Il lui baisa le doigt puis la main, approchant son visage du sien pour l’embrasser de nouveau sur les lèvres. « Quel bon goût tu as. »
Elle ferma à demi les yeux.
« Tu dois t’habiller, maintenant, ou tu mourras vraiment de froid », dit Mercurio. Il se détacha de Giuditta et sentit un vide, à la hauteur de l’estomac. « Encore un instant, chuchota-t-il en revenant s’étendre sur elle. Encore un instant. » Il comprit qu’il n’était entier qu’avec elle, mais il n’avait pas encore la force de le lui dire. Il l’embrassa, passionnément, et frissonna de plaisir en sentant les doigts de Giuditta se glisser dans ses cheveux, dénouant les nœuds. Puis il se leva et lui tendit la main. Maintenant qu’elle était sienne, il la trouvait encore plus belle. Sans savoir pourquoi, il eut honte de cette pensée. « Allons, rhabille-toi, lui dit-il.
— Tu t’es déjà lassé de me regarder ? », demanda Giuditta dans un filet de voix, rougissant jusqu’à la racine des cheveux, abandonnée sur sa chemise de nuit, les mamelons durcis par le froid.
Mercurio lui prit la main et la fit se relever. Il l’aida à renfiler sa chemise de nuit. Il se souvint du jour où il était allé à l’Arsenal et qu’en voyant le navire se former, il avait pensé à ce moment où il verrait Giuditta s’habiller. Il rit.
« Pourquoi ris-tu ?
— Parce que j’avais déjà imaginé ce moment », répondit Mercurio en la serrant contre lui. Puis il fit asseoir Giuditta sur la première marche de l’escalier et l’enveloppa dans sa cape. Il s’assit à côté d’elle, le bras autour de son épaule.
« Viens dessous toi aussi », dit Giuditta en ouvrant la cape.
Mercurio se serra plus près encore. Il n’arrivait pas à croire à la merveille de ce moment. « Je t’emmènerai loin d’ici, répéta-t-il, d’un ton plus résolu. Je ne supporte pas de te voir enfermée dans une cage. »
Giuditta abandonna sa tête contre son épaule. Elle sourit, heureuse. « Je ne me sens pas en cage.
— Et comment appelles-tu cet endroit, alors ? frémit Mercurio. Je sais ce que c’est. À l’orphelinat, j’étais en cage, on me frappait, on me fouettait. Certains d’entre nous étaient attachés, la nuit. Et même quand Scavamorto m’a acheté… » Mercurio sentait tout son sang bouillir, mais pour la première fois ce souvenir produisait de la douleur pure et non pas de la colère. C’était grâce à Giuditta. Il se tourna vers elle, qui le regardait avec des yeux émus.
« Quoi ? fit Giuditta.
— Je sais ce que c’est. Et je ne peux pas supporter que tu sois en cage. »
Giuditta lui prit la main, la porta à ses lèvres et la baisa. « Merci. Mais je ne me sens pas en cage. Au début, peut-être. J’avais peur aussi. Je ne sais même pas de quoi. Peut-être peur que la situation dégénère. Mais maintenant je ne me sens pas en cage…
— Comment fais-tu ? demanda Mercurio, en s’agitant.
— J’ai un truc, dit Giuditta avec un petit rire.
— Quel truc ?
— Ma mère est morte en me mettant au monde, commença doucement Giuditta. Je ne l’ai jamais connue. »
Mercurio la serra plus fort. Cela aussi il savait ce que c’était.
« J’ai grandi avec ma grand-mère…, reprit Giuditta. Et ma grand-mère était amie avec un vieil homme que tout le monde, sur l’île de Negroponte, considérait comme à moitié fou. Mais elle, elle disait que c’étaient des bêtises de gens ignorants… » Elle sourit. « Peut-être parce qu’elle était plus folle que lui. »
Mercurio rit.
« Chut, doucement ou tu vas réveiller mon père. »
Mercurio l’embrassa sur les deux yeux. « Continue.
— Bref, ce vieil homme venait chez nous presque tous les soirs. Ma grand-mère lui donnait à manger, puis ils restaient assis ensemble sous la véranda. Ils parlaient jusque tard dans la nuit. Moi, j’étais petite, et leurs voix arrivaient jusqu’à ma chambre. Ce bourdonnement m’aidait à m’endormir sans que je me sente trop seule. Je crois que je l’aimais bien moi aussi, cet homme. Un soir, pour moi c’était la nuit, je me suis réveillée en proie à la peur. J’avais fait un cauchemar. Je suis descendue au rez-de-chaussée, d’où venaient les voix, parce que j’avais besoin que ma grand-mère me prenne dans ses bras. J’étais tout endormie, j’avais l’impression de ne pas être entièrement sortie du rêve. En sortant de la maison, j’ai appelé ma grand-mère mais ni elle ni le vieil homme n’ont répondu. Ils étaient au milieu de la cour, debout, et avaient le bras gauche levé et l’index pointé vers le ciel étoilé. Je me suis arrêtée. On aurait dit une sorte de rêve. On aurait dit qu’ils étaient ailleurs. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé ça. Je pouvais les voir mais ils étaient ailleurs. Voilà pourquoi ils ne m’avaient pas entendue. Ils riaient doucement, tendrement, complices. Cela a suffi pour faire passer ma peur et je suis retournée me coucher. Le lendemain soir, comme tous les soirs, j’ai embrassé ma grand-mère pour lui dire bonsoir. Au même moment j’ai vu arriver le vieil homme et je lui ai demandé : “Que faisiez-vous hier soir ?” Alors il m’a prise sur ses genoux puis il m’a dit : “Je vais te révéler mon truc. Comme ça, tu pourras t’en servir toi aussi. Regarde là-haut”. Il m’a montré le ciel. “Tu vois les étoiles ? Si tu les regardes, dans quelques instants elles ne seront plus là, elles se seront déplacées. Tu sais pourquoi ? Parce que les étoiles sont les carrosses du ciel. Et tu sais comment on fait pour monter dedans ?” Il tendit mon bras gauche et me fit pointer l’index vers le ciel. “Tu dois te servir de l’index gauche parce que c’est celui du cœur, et le cœur est beaucoup plus fort que l’esprit. Ensuite, tu choisis une étoile. Regarde-la bien, elles ne sont pas toutes pareilles. Moi, j’aime bien celle-ci, par exemple. Elle a des sièges confortables et à mon âge on a mal aux fesses. Mais toi qui es si jeune, tu peux prendre aussi cette autre, là, tu vois. C’est une des plus rapides. J’ai toujours aimé voyager. Je suis un marin. Mais maintenant plus personne ne veut de moi à bord et je m’ennuie à rester sur cette île. Je me sens en cage.” » Giuditta se tourna vers Mercurio qui, fasciné par ce récit, l’écoutait bouche bée, comme un enfant. « Il a vraiment dit “cage”, comme toi. Il m’a expliqué que lui, tous les soirs, il chevauchait les étoiles, et ma grand-mère partait souvent en voyage avec lui. Ils avaient visité l’Inde, la Chine, l’Afrique, l’Espagne… » Elle rit. « Même la Lune. “Mais tu dois y croire avec ton cœur”, me dit-il à la fin en me tapant le doigt contre la poitrine. » Giuditta abandonna de nouveau sa tête contre l’épaule de Mercurio. Sa voix devint triste. « Mon père n’était jamais chez nous pendant ces années-là. Je souffrais de son absence. Je croyais même qu’il me détestait parce que j’avais fait mourir ma mère… »
Mercurio la serra plus fort contre lui.
« Si bien qu’à partir de ce soir-là, chaque nuit, je me mettais à la fenêtre de ma chambre, je touchais le ciel avec le doigt et je montais sur une étoile. Ensuite je me faisais emporter jusqu’à lui… »
Mercurio comprit enfin ce que Giuditta faisait quand il l’avait vue à la fenêtre de l’appartement du Ghetto.
« En grandissant, j’ai oublié. Mais quand ils nous ont mis en cage, comme tu dis, je me suis rappelé que je pouvais toucher le ciel, chevaucher les étoiles et m’en aller quand je voulais sans que personne ne puisse m’arrêter. »
Mercurio la regarda. Son cœur battait fort dans sa poitrine. « Mais maintenant que ton père est avec toi… où vas-tu ? »
Giuditta rougit et baissa les yeux.
Mercurio sentit une vague d’émotions le bouleverser. Elle n’avait pas besoin de lui dire qui elle allait retrouver. Il lui souleva le menton, caressa ses sourcils noirs et fournis avec son pouce. « Alors demain je t’attendrai », murmura-t-il, d’une voix étranglée. Il approcha ses lèvres des siennes.
« Giuditta ! », entendit-on appeler de l’intérieur de l’appartement.
Les deux jeunes gens sursautèrent.
« Giuditta ! appela encore Isacco. Où es-tu ? »
Mercurio bondit sur ses pieds. Giuditta avait une expression effrayée. Il lui sourit et lui donna un rapide baiser sur les lèvres. Puis il descendit vivement la première rampe d’escalier.
« J’arrive, père ! », répondit Giuditta d’une voix tremblante.
Mercurio lui sourit encore et lui fit signe de rester calme.
« Que fais-tu là, dehors ? »
Giuditta semblait apeurée, incapable de trouver une excuse. Mercurio fit claquer ses doigts. Et dès qu’il eut son attention, il releva les lèvres et fronça le nez, découvrant ses incisives.
Giuditta rit. « Un rat, père !
— Il n’y a pas de quoi rire ! dit Isacco de sa voix revêche tout en traînant les pieds jusqu’à la porte d’entrée. Tue-le avec le balai. »
Mercurio tira une longue langue, croisa les yeux et écarta les bras, comme s’il venait d’être aplati.
Giuditta s’empêcha de rire. « Non, il est trop mignon.
— Un rat, mignon ? » La voix d’Isacco était désormais près de la porte.
Mercurio envoya un baiser à Giuditta.
« Un rat si mignon que j’en suis tombée amoureuse. »
Mercurio disparut en bas des escaliers au moment exact où Isacco se penchait à la porte. « Arrête de dire des bêtises, marmonna-t-il en hochant la tête. Viens te coucher. »
« J’ai compris ce que c’est, l’amour ! s’exclama Mercurio en rentrant et en trouvant Anna del Mercato occupée à allumer le feu.
— Je me demandais justement où tu étais passé cette nuit, soupira Anna, soulagée. Mais maintenant j’ai ma petite idée », ajouta-t-elle avec un sourire. Elle remua le lait qui bouillait sur le feu. « Tu veux déjeuner ?
— J’ai une faim de loup », dit Mercurio en s’asseyant à table.
Anna coupa une large tranche de pain. Elle versa du lait dans une jatte qu’elle posa sur la table.
Mercurio plongea la tranche de pain dans le lait et y mordit avec voracité.
Anna coupa une autre tranche puis s’assit en face de lui. « Alors ? C’est comment, l’amour ? »
Mercurio sourit, les yeux pleins de lumière. Un peu de lait lui coula sur le menton.
Anna regarda ses yeux. « Oui, c’est ça, l’amour », dit-elle. Puis elle chercha quelque chose dans la poche de son tablier de chanvre gris, qu’elle portait sur une robe couleur de rouille.
On entendit tinter des pièces. Elle les posa sur la table. « Trois lires tron d’or et neuf d’argent. Isaia Saraval est passé. Il te cherchait. Il a dit que tu savais pour quoi c’était.
— Il a vendu un collier et une bague ! dit Mercurio en se frottant les mains. Nous allons devenir riches, Anna ! »
Anna sourit, puis posa sur la table d’autres pièces. « Une demi-lire, trois pièces d’argent et seize marquets, dit-elle toute fière. Nous allons devenir riches, répéta-t-elle. C’est ma paie pour la fête. » Elle mit les marquets dans sa poche et poussa les autres pièces au centre de la table. « Prends-les. »
Mercurio vit que ses joues rougissaient. Il poussa ses propres pièces vers Anna, en même temps que les siennes. « Garde-les. Ça vaut mieux.
— Mais elles sont à toi », dit Anna.
Mercurio acquiesça. Il se sentit chanceux. Il avait tout ce qu’il pouvait désirer.
« Saraval m’a dit de te prévenir qu’il allait y avoir une fête à la casa Venier dans deux semaines et une autre au palais Giustinian la semaine suivante. Il va falloir organiser le transport, fit Anna.
— Il y a Tonio et Berto, et la barque de… la barque, quoi.
— J’ai rencontré ces deux garçons. Ils m’ont dit que tu avais encore donné de l’argent à la veuve de Battista.
— Trois sous, fit Mercurio en détournant les yeux.
— Ces sous te seront utiles, dit Anna.
— À elle aussi. Elle n’aurait pas dû rester veuve. »
Anna porta ses mains à sa bouche. « Tu te rends compte de ce que je viens de dire ? murmura-t-elle. Je serais capable de me transformer en bête féroce pour te protéger. »
Mercurio se dit qu’un jour il apprendrait à lui dire combien il l’aimait. « Et Saraval n’a rien dit d’autre ? »
Anna hocha la tête. « Donc, c’est vrai ?
— Quoi ?
— Oh, allez… quand tu fais comme ça, tu es un très mauvais comédien.
— Mais quoi ? », demanda Mercurio, amusé.
Anna sourit. « Il dit que les approvisionnements pour les Venier et les Giustinian, c’est moi qui dois les organiser.
— Tiens donc… », feignit de s’étonner Mercurio avant d’éclater de rire.
Anna se pencha par-dessus la table et envoya une pichenette dans ses cheveux bouclés.
« Tu as dit que tu avais du travail, lui dit Mercurio. Allez, trotte ! » Il engloutit le dernier morceau de pain, but le reste du lait, s’essuya avec sa manche et se leva. Il sembla penser à quelque chose, sourit et prit un peu d’argent. « J’en ai besoin. Je me sauve, dit-il en se dirigeant vers la porte de la maison.
— Mais où tu vas ? Tu viens à peine d’arriver…
— Je dois m’occuper de mon bateau ! cria Mercurio en sortant.
— Quel bateau ? »
La porte claqua.
Anna se leva et vint rouvrir la porte. « Quel bateau ? », cria-t-elle derrière lui.
Mais Mercurio était déjà loin et courait vers le quai des pêcheurs.
Quand il arriva à la barque qui avait appartenu à Battista, il siffla. Tonio et Berto apparurent aussitôt.
« Où on va, chef ? », dit gaîment Tonio. Ils avaient gagné quatorze sols d’argent pour transporter la marchandise de la boutique de prêt d’Isaia Saraval jusqu’au palais du noble désargenté.
« Emmenez-moi au rio di Santa Giustina, dit Mercurio. Au croisement avec le rio di Fontego.
— Que vas-tu faire là-bas ? dit Tonio. Y a que des crève-la-faim dans ce coin-là.
— Occupe-toi de tes affaires et rame », répondit Mercurio, de bonne humeur.
Il ne voulait pas se faire conduire jusqu’au squero de Zuan dell’Olmo, il préférait y arriver seul. C’était son endroit secret.
Pendant que les deux gigantesques bonevoglies voguaient à leur vitesse habituelle, Mercurio respirait à fond l’air du matin. La vie ne pouvait pas être plus belle, se répétait-il. En un instant, tout avait changé. Il était devenu honnête. Et sans le moindre effort. Il avait suffi d’une simple idée. Il avait trouvé une occupation qui le mettrait à l’aise, sans plus jamais devoir risquer la galère ou pire. Peut-être que Dieu existait vraiment, après tout. Il avait trouvé Anna, la mère qu’il avait cherchée toute sa vie. Et Giuditta, la femme qui illuminerait son existence. Il riait tout seul de ces pensées.
Tandis qu’ils se faufilaient dans le réseau compliqué des canaux de la lagune, il eut l’impression qu’il y avait toujours derrière eux la même barque, noire, fine. Mais ce fut une pensée fugace, qui ne fit qu’effleurer sa conscience. Il leva les yeux au ciel, limpide et bleu avec quelques petits nuages comme des flocons de laine blanche. Il avait encore la tête dans ces nuages quand Tonio et Berto accostèrent au rio di Santa Giustina.
Il descendit et fit signe aux deux frères de s’éloigner. Il reviendrait seul. Du coin de l’œil, il vit de nouveau la barque noire et fine, qui accostait un peu plus loin derrière lui. Mais de nouveau il n’y prêta pas attention.
Il pensait à la nuit passée avec Giuditta. Il sentit le désir se rallumer dans son corps. Il longea le rio di Santa Giustina vers le squero de Zuan dell’Olmo presque en courant.
La barque noire et fine bougea. Lente. Silencieuse.
Quand Mercurio arriva au bout du canal, il vit ce que le brouillard lui avait caché quelques jours auparavant. Il était au bord de la mer, comme si Venise finissait là. Devant lui, une immense étendue d’eau. Même l’odeur avait changé. Cela ne sentait pas le moisi, ni l’eau stagnante. La sensation piquante du sel pénétrait jusque dans les narines. Et dans l’eau, exactement devant lui, s’élevait un îlot.
Autour de lui, les habitations étaient des baraques en bois. Plus aucune trace du faste vénitien. Des habitations de pêcheurs, basses, oppressantes. Sur le sol comme sur le rivage un peu fangeux et sablonneux, des arêtes de poisson, des chats qui se léchaient les pattes, des barques tirées au sec, de petits débarcadères branlants. Au bout de certains pontons, une bicoque sans fenêtre, avec une petite porte qui donnait sur le ponton. Mercurio remarqua un petit garçon vêtu d’une simple veste. Dessous, il était nu et sans chaussures. D’une main il se triturait le zizi. Sa mère, qui allaitait un nouveau-né, lui donna une grande claque. Le petit cessa de se toucher et se mit à pleurer. La mère lui envoya une autre claque. L’enfant cessa de pleurer. Puis la femme frappa à la petite porte. L’instant d’après en sortit un homme grand et fort qui rattachait son pantalon. La mère poussa le petit garçon à l’intérieur. Mercurio vit qu’il n’y avait rien dans la bicoque suspendue au-dessus de l’eau, sinon un trou dans le sol. C’étaient des latrines. Pendant que le petit garçon déféquait, la porte ouverte, le grand bonhomme détacha le nouveau-né du sein et s’y colla, pour plaisanter. La femme se mit à rire. Quand l’enfant eut fait ses besoins dans les latrines, elle le ramena en le tirant par la main le long du ponton puis le poussa dans la lagune. Le petit s’accroupit et se lava le derrière.
Plus loin, sur sa droite, Mercurio aperçut des filets de pêche carrés suspendus, de ceux qu’on pouvait descendre à l’eau depuis des pontons plus étroits, et une série de petits potagers, avec quelques légumes qui poussaient tant bien que mal. Une vieille femme nettoyait les feuilles de chou en jetant au loin les limaces qui s’acharnaient dessus. Mercurio percevait pleinement la pauvreté de ces gens, obligés de disputer leur nourriture aux limaces. Un gros rat passa dans un ruisseau sale et malodorant qui finissait dans l’eau. Il s’y jeta et nagea, le nez à la surface. Deux gamins lui lancèrent des pierres. Le rat s’enfonça sous l’eau.
Mercurio se rendit compte que les marbres et la splendeur de Venise lui avaient fait oublier tout le reste. Les crève-la-faim qui erraient autour du Rialto, de la piazza San Marco ou le long du Grand Canal avaient l’air moins pauvres, en comparaison. Ici, en périphérie de la ville, la pauvreté était celle qu’il avait connue à Rome, dans les égouts. La pauvreté à l’état pur. Mercurio se sentit à l’aise, parce que c’était de là qu’il venait. La femme qui emmenait chier ses enfants dans des latrines suspendues au-dessus de l’eau, pendant qu’un homme lui suçait le téton ou lui tripotait le cul, aurait pu être sa mère. Un de ces enfants pouvait être né d’un coït dans ces latrines. Un autre, peut-être, avait été abandonné comme lui sur la roue d’un orphelinat. Rien de ce monde abject ne pouvait l’effrayer car il le connaissait.
Il resta là longtemps, à regarder cette misère, à en respirer les odeurs, en écouter les cris, les hurlements, les lamentations. Et il se sentit fort, parce qu’il s’en était sorti.
En se tournant vers la droite, il la vit tout à coup : la raison pour laquelle il était revenu ici. Elle lui apparut tout entière, sans les voiles pudiques du brouillard.
Il se rendit compte que c’était une épave et il eut presque envie de rire. C’était bien pire que ce qu’il avait imaginé. Pourtant, en s’approchant, il se sentit encore plus attiré par elle.
“Elle est comme moi”, se dit-il.
La caraque le représentait parfaitement. Elle était Mercurio dans sa fosse d’égout. Il s’arrêta. Se regarda, avec ses beaux habits, ses chaussures à semelle épaisse et solide, son chapeau chaud. Sa main toucha les pièces qu’il avait emportées avec lui. Il les entendit tinter. L’or absorbait sa chaleur et se réchauffait.
“Si j’y suis arrivé, pensa-t-il à l’adresse du navire, tu y arriveras toi aussi.”
Il regarda la coque sombre, peut-être pourrie en certains endroits. Sous la ligne de flottaison s’incrustaient des mollusques et des algues. Le grand mât était cassé. La balustre du château de poupe avait complètement disparu. Les quelques voiles qui restaient bougeaient dans le vent comme des toiles d’araignées ou les bannières d’une armée défaite. La hune, les haubans, les vergues, tout évoquait la chute prochaine, comme les branches d’un arbre mort. La roue du gouvernail avait basculé sur le côté, arrachée de son axe. La moitié de la caraque était à sec sur la cale de halage du squero, dont le toit effondré se conformait au délabrement général. L’autre moitié, du côté de la poupe, était dans l’eau.
Mercurio inspira à fond l’air saumâtre. Puis il siffla.
On entendit un aboiement, excité et plaintif, presque un jappement. De son allure agile et bancale à la fois, Mosè jaillit de la baraque construite à côté du squero et se précipita à sa rencontre en remuant la queue. Mercurio sourit et s’accroupit pour l’attendre. Le chien le rejoignit et commença un ballet autour de lui en bougeant à la fois son postérieur et sa queue, ne sachant s’il devait se laisser toucher ou non, le voulant tout en ayant peur. À la fin, il se décida et laissa Mercurio le prendre, puis s’assit entre ses jambes, agité, mais content.
« Mosè, t’es vraiment qu’un couillon, dit le vieux Zuan dell’Olmo, appuyé sur sa canne à l’entrée de la baraque.
— Allez, Mosè », fit Mercurio en se relevant pour rejoindre le vieil homme. Le chien courait auprès de lui en aboyant.
« Il t’aime vraiment bien, dit Zuan.
— Je l’aime bien aussi, fit Mercurio.
— Bon, vous êtes à égalité. » Zuan se tourna vers la lagune.
« C’est la mer ? demanda Mercurio.
— Non ! », répondit le vieil homme, presque scandalisé. Il désigna un endroit, vers l’est. « La mer est là. » Puis, les mains parallèles, il traça dans l’air un canal en direction du sud et ajouta : « Et elle continue par là, toujours tout droit, comme un immense couloir qui mène jusqu’au grand salon de la Méditerranée. Il tendit le doigt vers la gauche. « Par là, il y a les marchés d’Orient, la Mer Morte, la route vers la Chine. » Il se tourna de cent quatre-vingts degrés. Écarta les mains. Et de ce côté-ci, la Méditerranée, qui unit l’Afrique à l’Europe… » Il joignit les mains en forme d’entonnoir et ramassa les épaules. « Jusqu’à Gibraltar, où… » Il s’arrêta. Ses yeux se voilèrent. Puis, lentement, il ouvrit grand les bras, tout autour de lui, sans limites. « Là-bas, il y a la mer Océan, que je prenais pour la fin du monde quand j’étais gamin… »
Mosè hurla. Mercurio était subjugué. « Alors qu’en fait… », dit-il tout doucement, pour ne pas rompre la magie.
Le vieux Zuan se tourna. « … alors qu’en fait, putain de merde, il y a la terre ! » Il hocha la tête. « Il y a le Nouveau Monde !
— Et c’est comment ?
— Que le diable m’y emmène si je le sais, mon gars. » Et de nouveau les yeux de Zuan se voilèrent de tristesse. « Tu sais ce que ça veut dire pour un marin comme moi de n’avoir jamais pu y aller ? » Il regarda Mercurio et rit, montrant les quelques dents qui lui restaient. « Non, tu n’en sais rien. Tu sais rien de la mer, toi. » Il se tourna vers le navire. « Et tu veux acheter ma caraque ! » Il rit encore. Mais c’était sans moquerie. Et sans cette mélancolie du premier jour, quand ils s’étaient rencontrés. « Qu’est-ce que ça a à voir avec les bateaux, un type comme toi ? demanda-t-il.
— Une fois, je suis allé à l’Arsenal, dit Mercurio. Et… » Il s’arrêta, laissa sa phrase en suspens, pensant à Battista, mort par sa faute.
« Et… ? le pressa le vieux marin.
— J’ai vu naître un navire, répondit Mercurio. Et j’ai compris que rien ne ressemble autant à… la liberté qu’un navire. »
Le vieux Zuan le regarda en silence. Puis il acquiesça, imperceptiblement. « Tu comprends foutre rien à la mer, dit-il doucement, mais t’es pas si con que t’en as l’air. » Il se tourna de nouveau vers son bateau.
Mercurio remarqua que ses yeux étincelaient quand ils se posaient dessus. « Avec ça, on peut aller jusqu’au Nouveau Monde ? », demanda-t-il.
Le vieux le regarda, sérieux. « Ce que tu vois là, c’est un rafiot, une épave. Mais c’était une grande dame. C’est une grande dame, parce que moi, je la vois toujours telle qu’elle était.
— Et donc on pourrait aller dans le Nouveau Monde ? demanda encore Mercurio.
— Cet imbécile vaniteux de Christophe Colomb, que Dieu l’ait en Sa gloire, parce qu’il finira par faire couler Venise à pic, tu verras… comment crois-tu donc qu’il y est allé, dans ce foutu Nouveau Monde ? Avec une caraque et deux caravelles. Et c’était son navire-amiral, le Santa Maria. Aussi grande que celle-ci, douze perches de longueur et quatre de largeur. Une caraque, mon gars ! »
Mercurio regarda l’épave qui se balançait paresseusement. Il l’entendit grincer. Il aimait ces bruits. C’était le navire qui parlait. On aurait même dit qu’il riait.
« Mais toi, tu saurais y aller, dans ce Nouveau Monde ? », demanda-t-il au vieux.
Zuan hocha la tête à droite et à gauche, surpris par cette question. « Je suis vieux… dit-il.
— Mais tu saurais y aller ?
— Et puis je ne sais pas si Mosè a pas le mal de mer, il s’est jamais embarqué…
— Tu saurais y aller, oui ou non ?
— Putain de misère, mon gars ! Maintenant que tout le monde sait que la mer Océan a une fin, tout le monde sait y aller. Il suffit d’aller à l’ouest et là tu trouves le Nouveau Monde, bordel de Dieu ! » Il cracha par terre, tout ému. Il agita sa canne en l’air, prêt à ajouter quelque chose, qui ne vint pas. Alors il cracha de nouveau. Mosè aboya. Zuan le regarda. « Mais tais-toi donc, couillon ! lui dit-il. T’es même jamais monté dans une gondole ! » Mosè aboya de nouveau.
Mercurio rit et se tourna pour regarder la lagune. « C’est quoi, cette île ?
— Comment, c’est quoi ? C’est la Cavana di Murano.
— C’est quoi ?
— Tu sais vraiment rien, toi, marmonna la vieux. Je m’étonne que tu sois encore vivant, ignorant comme tu l’es. C’est l’endroit où on répare les barques de l’île de Murano, qui est un peu plus loin, pour l’instant on la voit pas. C’est pour ça qu’on l’appelle la Cavana. Mais c’est l’île de San Michele, parce qu’il y a l’église consacrée à l’archange, celui avec l’épée. Tu sais au moins qui c’est, saint Michel Archange, ignorant ? »
Mercurio demeura bouche bée à regarder le vieil homme. Oui, c’était sûr, Dieu existait. Et l’archange Michel était celui que Dieu avait prédestiné pour qu’il s’occupe de lui, se dit-il. L’orphelinat où il avait grandi portait son nom, et lui-même lui avait été consacré. Puis, quand il avait fui Rome, il était arrivé à Venise mais c’est à Mestre, ville protégée par saint Michel Archange, qu’il avait trouvé une maison et une mère. Aucun doute. Ce navire serait le sien.
« Alors, vieux, tu me le vends ou pas, ce rafiot ? »
Zuan lui envoya un coup de canne. « L’appelle pas comme ça, maugréa-t-il.
— Mais toi-même…
— Moi je peux ! Pas toi ! dit Zuan en agitant sa canne. Toi, elle te connaît même pas. Si c’est moi qui lui dis, elle sait bien que je plaisante… mais si c’est toi… Tu peux pas le dire, rappelle-toi ça. »
Mercurio regarda la caraque. Le vieux était convaincu qu’elle pouvait les entendre. Et quand elle grinça, il se dit qu’il avait peut-être raison. « D’accord, excuse-moi, dit-il. Alors, combien tu veux ?
— Tu sais combien ça coûterait de la remettre à flot ? fit Zuan, sa canne toujours en l’air.
— Combien ?
— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? cria le vieux. Je suis pas armateur ! » Il cracha par terre. Mosè s’écarta pour éviter le crachat. « Des centaines de lires tron… peut-être même mille… Du diable si je le sais ! J’ai même jamais vu dix lires à la fois !
— C’est ça qu’elle coûte, la caraque ? Dix lires ?
— Tu veux ma peau, mon gars ?
— Dis-moi ton chiffre, vieux. »
Zuan agita sa canne, comme si elle l’aidait à penser. « Attends là », dit-il à Mercurio. Puis il se dirigea vers la caraque. Il posa la main sur la coque. Se tourna. « Viens là toi aussi, couillon !
— Moi ? demanda Mercurio.
— Oui, qui ? répondit Zuan, agacé. Mosè, foutu bâtard de chien tigré, espèce de fils du démon, viens ici tout de suite ! »
Mosè, la queue basse, rejoignit le vieil homme et se coucha à ses pieds en regardant ailleurs, comme pour se donner une contenance.
Après avoir réfléchi, Zuan revint, et d’un ton puéril le mit au défi : « Onze lires tron d’or. Là, je voudrais bien voir ce que tu réponds, mon gars ».
Mercurio ne dit rien. Il pêcha les pièces qu’il avait apportées, en compta onze et les tendit au vieux.
Zuan écarquilla les yeux, surpris. Il allongea son cou ridé et regarda les pièces de monnaie dans la main de Mercurio comme si c’étaient des animaux exotiques, sans les toucher. « J’ai même pas des bonnes dents pour savoir si c’est vraiment de l’or ou pas.
— C’est de l’or, je te le jure. »
Zuan secoua la tête, incrédule. « Mais tu vas en faire quoi, d’un bateau ?
— Je veux pouvoir emmener quelqu’un.
— Tu peux aussi bien l’emmener à dos de mulet.
— Je devrai peut-être aller loin. Je cherche un monde libre. »
Le vieux se balança sur ses talons. Il avait l’air de réfléchir. « Oui, alors oui. T’as besoin d’un bateau. Ça pourrait être bien plus loin que tout ce qu’aucun de nous a jamais imaginé. » Il regarda Mercurio. Pointa le doigt dans sa direction et le bougea en l’air. « Toi, tu dois être encore plus con que moi, aussi vrai que Dieu existe. J’ai pas raison, Mosè ? » Le chien aboya joyeusement.
« Alors, marché conclu ? », demanda Mercurio.
Le vieil homme écarta les bras. « Mais regarde un peu ce qu’il fallait qu’il m’arrive, maugréa-t-il en fixant les pièces d’or comme si elles étaient un malheur. « En tout cas, c’est toi qui vas les garder. Si quelqu’un dans le coin apprenait que j’ai onze lires, j’arriverais pas vivant jusqu’au soir.
— D’accord, je te les garderai.
— Non, dit une voix derrière eux. On va plutôt dire que c’est moi qui les garde. »
Mercurio et le vieux Zuan se retournèrent. Mosè grogna.
« Tiens ton chien ou je lui tranche la gorge », fit Scarabello en descendant de sa barque, noire et fine.
Zuan prit Mosè par son collier de corde. « Pas bouger, couillon.
— À propos de petits chiens bien élevés… on ne dit pas bonjour à son maître ? », dit Scarabello en venant près de Mercurio. Il tendit vers lui une main gantée de noir, paume ouverte. « Donne-les-moi.
— Pourquoi ? Mercurio fit un pas en arrière.
— Elles sont à moi.
— Non, à moi, répondit Mercurio, tendu, vibrant de tout son corps. Je les ai gagnées honnêtement, par conséquent elles sont à moi. »
Scarabello le regarda, plissant un peu les paupières. « Tu es à moi. Et un tiers de ce que tu gagnes, peu importe comment, tu me le dois.
— Non. »
Scarabello ne se troubla pas. Il dépassa Mercurio et descendit dans le squero. Il regarda autour de lui, vit une masse à long manche, de celles qui servent à planter des piquets, la prit, s’approcha de la coque du navire, leva la masse et l’abattit avec force sur le bordage. Le bois gémit et se fendit. Scarabello leva de nouveau la masse et de nouveau l’abaissa. Le bois céda d’un coup.
Le vieux Zuan eut les larmes aux yeux.
« D’accord, allez, sept ! hurla Mercurio.
— T’es un sentimental. C’est une faiblesse. Mais je t’admire, tu sais ? », dit Scarabello en laissant tomber la masse à terre. « Je me contenterai de onze, aujourd’hui, continua-t-il en revenant près de lui et en tendant de nouveau la main ouverte. Tu diras à ton ami juif qu’à partir de maintenant c’est moi qui ramasse pour toi. T’auras ta part après. » Il prit les pièces de Mercurio et les fit tinter, l’une après l’autre, en les glissant dans sa bourse. « J’ai confiance en toi, fit-il en souriant et en lui donnant une chiquenaude sur la joue, mais tu sais ce qu’on dit… ne pas avoir confiance, c’est mieux. » Il se dirigea vers sa barque élégante. Avant de monter à bord, il se retourna et montra la caraque. « Tu parles d’une affaire… », et il éclata de rire.
Mercurio le regarda s’éloigner. Quand il eut disparu, il s’assit, visage tourné vers les pontons et les baraques à sa gauche. Il regardait la misère dont il avait eu la présomption de se croire libéré. À présent, il lui semblait qu’il n’avait pas d’échappatoire, qu’il ne s’en sortirait jamais. Il écouta la haine, la colère et le désespoir qui grandissaient en lui, comme autrefois, et redevenaient les maîtres de sa vie.
« Je vais le tuer », dit-il tout bas, d’une voix sombre.
Il entendit le vieux Zuan approcher.
« Ne le laisse pas te prendre ton navire, lui dit-il.
— C’est pour ça que je vais le tuer.
— Ne le laisse pas te le prendre… maintenant.
— Qu’est-ce que tu veux dire, vieil homme ? demanda Mercurio, les yeux plissés comme des fentes.
— Regarde comment tu es assis. Tu tournes le dos à ton bateau. À ton rêve. À ton espoir, fit Zuan. La haine te l’a déjà pris. »
Mercurio eut la sensation d’être à la croisée des chemins. Il y avait une profonde vérité dans les paroles du vieux marin. C’était le moment de faire des choix. Et ces choix conditionneraient son avenir. « Qu’est-ce que je dois faire, alors ? », demanda-t-il, conscient de l’importance de ce moment.
Zuan le regarda en hochant la tête. « Putain de bordel de misère, mon gars ! T’es con ? s’exclama-t-il. Tourne-toi ! Il suffit que tu changes de position et que tu te retournes. Ton bateau est là. »
« C’est une plaisanterie ! lança Isacco en accélérant le pas. Une plaisanterie pure et simple ! Et vous le savez, capitaine !
— Je me suis informé, répondit calmement Lanzafame, qui marchait à ses côtés. Ce Scarabello est dangereux. Ce n’est pas un simple protecteur de putains, c’est un véritable criminel à la tête d’une organisation. Donc arrête, docteur, et dis-moi plutôt merci. »
Isacco se retourna. Quatre hommes de Lanzafame les suivaient, armés. Et cinq autres, sous les ordres de Serravalle, seraient au Castelletto dans la matinée. Depuis trois jours, depuis que Scarabello avait une nouvelle fois menacé Isacco, le cinquième étage de la Torre delle Ghiandaie était gardé. « Même le doge n’a pas une protection pareille, souffla-t-il.
— Alors tu devrais te sentir important, dit Lanzafame.
— Allez au diable vous aussi, capitaine. »
Lanzafame sourit. « Et ta fille, raconte-moi. Je vois beaucoup de monde dans sa boutique. Elle va devenir plus riche que toi, on dirait.
— On dirait… oui, marmonna Isacco.
— Souris donc, pour une fois. C’est une bonne nouvelle, non ? », fit Lanzafame en lui tapant sur l’épaule.
Isacco retint un sourire, pour ne pas lui donner satisfaction, mais dit : « Je suis très fier d’elle ». Puis il chiffonna sur sa tête son bonnet d’un jaune éclatant, à bandes latérales presque orange. « Pourquoi croyez-vous donc que je garde cette affaire-là sur la tête ? C’est un bonnet de Giuditta, elle l’a fait pour moi, et me l’a offert. Si je n’étais pas fier de ma fille, vous croyez que je me promènerais ainsi attifé ? »
Lanzafame éclata de rire. « Ralentis un peu, lui dit-il alors en lui attrapant le bras. J’ai pas encore bu aujourd’hui, et je me sens faible. »
Isacco secoua la tête. « Vous êtes faible parce que vous buvez, pas parce que vous ne buvez pas. Le vin vous trouble les idées au point de vous faire voir les choses à l’envers.
— J’ai pas envie d’un sermon, docteur », répondit Lanzafame avec une pointe de mauvaise humeur dans la voix.
Ils firent quelques pas en silence. Puis Isacco dit : « Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous faire un sermon.
— Mais si. Je sais que tu le fais pour mon bien, répondit Lanzafame. Et tu as raison…
— Mais ? »
Lanzafame ne répondit pas.
Isacco traversa en silence le pont sur le rio. Il savait qu’il devait se taire. Le silence est parfois plus efficace que les discours.
« Si je ne bois pas, j’ai les mains qui tremblent, finit par dire le capitaine.
— Et boire fait cesser le tremblement ? demanda distraitement Isacco.
— Je ne peux pas supporter ça, Isacco, dit Lanzafame d’une voix faible, vaincue. Regarde. » Il tendit la main. « Elle tremble comme celle d’une fille. » Ils passèrent devant une taverne et Lanzafame faillit s’arrêter.
« Mais plus vous buvez, plus ça augmente, non ? », dit alors Isacco.
Lanzafame regarda encore vers la taverne. « Oui. Et chaque jour c’est pire.
— Donc, sachant que la logique n’est pas une opinion, chaque jour pourrait être meilleur, dit Isacco en souriant. Ne serait-ce que par amour pour la science, vous pourriez essayer.
— Essayer quoi ?
— Passer un jour sans boire.
— Un jour ?
— Oui. Aujourd’hui, par exemple.
— T’es en train de m’embobiner, là ?
— Je tente le coup. Mais vous êtes une tête de mule.
— Peut-être que je pourrais boire juste un ou deux verres, histoire de me remonter, et c’est tout. Celui qui m’achève, c’est toujours le dernier verre.
— Je ne crois pas, capitaine. Moi, j’ai l’impression que c’est le premier, au contraire.
— Quelle idiotie ! Le premier, je le tiens parfaitement.
— Sauf qu’après le premier vous n’arrêtez pas. Les verres vous roulent dans la gorge comme des pierres le long d’une pente. Vous ne contrôlez plus la bête. »
Lanzafame marcha en silence, réfléchissant. « Juste aujourd’hui, tu dis ?
— Juste aujourd’hui.
— Et demain ?
— Serons-nous encore vivants demain ? dit Isacco.
— D’accord. Aujourd’hui.
— Aujourd’hui », répéta Isacco en tournant au coin de la petite rue qui donnait dans le campo del Castelletto, où l’on respirait l’odeur familière de sexe et de misère humaine.
« Docteur ! Docteur ! hurla une des prostituées malades en accourant à sa rencontre, les yeux exorbités. Venez ! Vite ! »
Isacco accéléra le pas derrière elle. Lanzafame courait à ses côtés. Plus loin, là où un petit groupe de femmes s’était formé, ils virent Serravalle les armes à la main, de même que les hommes qu’il commandait.
« Que se passe-t-il ? demanda le docteur en se frayant un chemin entre les prostituées. République ! Tu devrais être au lit ! », dit-il en la voyant debout. Il se tourna vers Lidia, sa fille, qui avait un regard effrayé. « Pourquoi tu as laissé ta mère descendre ? »
La petite fille éclata en sanglots.
Une à une, Isacco vit toutes les prostituées qu’il soignait. « Que faites-vous ici ? Retournez vous coucher ! », ordonna-t-il.
« Serravalle ! fit Lanzafame. Qu’est-ce qui s’est passé, foutredieu ? »
Isacco s’ouvrit un chemin parmi les femmes qui se soutenaient les unes les autres, faibles et frissonnantes. La peur se lisait dans leurs regards.
« Ils sont venus cette nuit, répondit le garde.
— Qui ? », demanda Lanzafame.
Les prostituées se pressaient autour de quelqu’un qu’Isacco ne parvenait pas encore à voir.
« Les hommes de Scarabello.
— Ôtez-vous de là, laissez-moi passer », dit Isacco aux dernières femmes qui lui bouchaient la vue. Elles avaient les joues sillonnées de larmes. Et il la vit.
« Ils ont su qu’on ne montait la garde que dans la journée, pour le docteur, répondit Serravalle. Alors ils sont venus la nuit, ils s’en sont pris à elles, ils les ont frappées et jetées à la rue. Et l’une d’elles… qui s’est défendue… »
Isacco regardait la Cardinale sur le sol. Elle était pâle. Sa robe pourpre était luisante sur son flanc. Mouillée. Et déchirée. Il comprit que c’était du sang, rouge sur rouge. « Cardinale…, lui dit-il en s’agenouillant. Qu’as-tu fait ?
— Il y en a deux… qui ont atterri… au bas des escaliers… docteur, haleta la grande femme. Les salauds… les salauds…
— Ne parle pas », dit Isacco. Il regarda autour de lui. Désigna les portiques, tandis qu’une petite bruine commençait à tomber du ciel gris et bas. « Emportons-la là-bas.
— Ils ont mis des nouvelles prostituées dans les chambres et ils défendent l’étage, ajouta Serravalle pour conclure.
— Ils défendent ? tonna Lanzafame en lançant les bras au ciel.
— Donnola, va chercher ma trousse, presse-toi.
— Elle est où ?
— Au cinquième… » Isacco s’arrêta. « Au cinquième étage…
— Il y a les hommes de Scarabello, fit Donnola, effrayé.
— Emmène la Cardinale sous les portiques. Ferme-lui bien la blessure. Et appuie fort », ordonna Isacco, qui se dirigea vers la Torre delle Ghiandaie.
« Où tu vas, docteur ? dit Lanzafame en l’arrêtant.
— Je dois récupérer ma trousse ou la Cardinale mourra, répondit Isacco.
— C’est pas à toi d’y aller », dit Lanzafame. Il vit un ivrogne avachi contre un mur, avec une bouteille. Il alla vers lui et la lui arracha des mains, sous le regard ébahi du docteur. « T’inquiète pas, dit-il à Isacco. Rien pour aujourd’hui, on est d’accord. J’en ai besoin pour monter au cinquième. Elle est où, ta trousse ?
— Dans la dernière pièce au fond du couloir.
— Il y a une fenêtre ?
— Oui.
— Je peux la lancer ?
— Tout serait cassé, de cette hauteur. »
Lanzafame fit signe à Serravalle. « Une corde. Assez longue pour que je puisse descendre la trousse du docteur sur un étage. Vite. »
Serravalle, habitué à obéir, bondit, discuta rapidement avec ses hommes, qui s’éparpillèrent dans toutes les directions.
« Va t’occuper de la pute », dit Lanzafame à Isacco. Tandis que le docteur s’éloignait, le capitaine se tourna vers la Torre delle Ghiandaie et son regard monta jusqu’au cinquième étage. « J’arrive », murmura-t-il d’une voix rauque et basse, qui ressemblait à un grognement d’animal féroce. Puis il regarda la bouteille. Le tremblement commençait. Il serra la main, avec rage. « Juste pour aujourd’hui », se dit-il, sentant sa volonté vaciller. Par chance, Serravalle revint.
« Voilà, capitaine », dit-il en lui tendant la corde.
Lanzafame ôta son pourpoint et sa chemise. Enroula la corde autour de sa taille. Puis désigna l’ivrogne. « Va me chercher sa veste. Il a tellement de vin dans le corps qu’il ne s’en apercevra même pas. »
Serravalle déshabilla l’ivrogne.
Le capitaine enfila la veste sale de l’ivrogne pour cacher la corde. « Dernière pièce, côté nord. Monte au quatrième et penche-toi par la fenêtre. Je te descendrai la trousse.
— J’y serai », répondit Serravalle.
Lanzafame détacha son épée et la lui donna. « Ils ne me laisseraient pas passer avec ça.
— Faites attention, capitaine. »
Lanzafame se dirigea vers la Torre delle Ghiandaie. Il entra. Peu avant d’arriver au cinquième étage, il commença à tituber, comme s’il était complètement saoul.
« Va-t-en ou je te vire à coups de pied dans le cul, lui dit un voyou tout en haut de l’escalier.
— Va-t-en toi-même, casse-couilles. Moi, je veux baiser…
— T’as les sous ? »
Lanzafame fouilla dans ses poches et trouva des pièces qu’il sortit, en faisant tomber quelques-unes.
L’autre les ramassa avant lui et en garda une ou deux, certain que l’ivrogne ne se rendrait compte de rien. « Passe. »
Lanzafame fit semblant de trébucher. Se laissa tomber au sol. Puis se releva à grand-peine et se remit à tituber dans le couloir.
« Çui-là, il a de la chance s’il trouve sa bite », rigola le voyou, s’adressant à deux de ses collègues.
Lanzafame arriva à la pièce au fond du couloir. Il vit que la porte était ouverte. Il entra.
« Salut, mon amour », dit une prostituée maigre, la peau mate.
Lanzafame ferma la porte. « Elle est où, la trousse du docteur ? dit-il, en posant sa bouteille sur le sol.
— Quelle trousse ? Qui tu es ? », demanda la prostituée, qui alla vers la porte.
Lanzafame l’arrêta. « Le docteur qui vous aide, vous les putains.
— Laisse-moi. Je sais rien, fit la femme, effrayée.
— Si je trouve pas la trousse, une fille nommée la Cardinale va mourir. Tu t’en fous ?
— Je sais rien pour la trousse du docteur. »
Lanzafame la repoussa en arrière. « Toi, tu bouges pas d’ici », la menaça-t-il. Puis il vit dans un coin une grosse bourse plate, en cuir. Il défit sa veste et déroula la corde, dont il attacha un des bouts à la poignée. Il s’approcha de la fenêtre. Se pencha. En dessous, il vit Serravalle, penché lui aussi le nez en l’air.
« Je te la passe. »
La prostituée en profita pour se sauver. Aussitôt dans le couloir, elle commença à crier et appeler à l’aide.
« Merde ! jura Lanzafame.
— Qu’est-ce qui se passe, capitaine ? demanda Serravalle.
— Prends la trousse et porte-la au docteur. Lanzafame fit descendre la bourse.
— Capitaine…
— Bordel de merde, Serravalle ! C’est un ordre ! »
Le garde attrapa la bourse et disparut.
Lanzafame eut à peine le temps de se retourner qu’un homme se précipitait dans la pièce. Lanzafame le mit à terre par un coup de poing dans l’estomac. Puis il récupéra son couteau, cassa la bouteille et, la tenant par le col, se jeta dans le couloir.
Deux hommes arrivaient déjà. Et quatre autres derrière.
Lanzafame frappa d’un coup de pied le premier qui vint à sa rencontre et fendit la face de l’autre avec le tranchant de la bouteille. Les deux hommes hurlèrent, mais n’eurent pas le temps de faire demi-tour : les quatre qui survenaient leur bouchaient toute retraite.
« T’es mort ! », hurla l’un d’eux, et il brandit son poignard.
Lanzafame l’esquiva et transperça l’homme sur son flanc gauche. Il sentit la lame s’enfoncer entre les côtes. L’autre se raidit, les yeux exorbités. Le capitaine retira son couteau et para le coup du second. Mais il se rendit compte qu’il n’allait pas pouvoir résister longtemps. Un instant, il pensa qu’il n’avait échappé à la mort dans tant de batailles que pour mourir au milieu des putains de Venise. Il recula, se défendant comme il le pouvait. Il sentit une brûlure au bras qui tenait le couteau. Il avait été blessé. Sa main s’ouvrit, l’arme tomba. Lanzafame brandit la bouteille et fit des moulinets devant lui. Il vit que la chemise de l’homme en face se colorait de rouge. Il en atteignit un autre à la gorge, mais superficiellement. Entre-temps, un autre coup de couteau le frappa à l’épaule. Sa main allait aussi perdre la prise sur la bouteille. Il serra les dents et pensa que s’il avait cru en Dieu, cela aurait été le moment de prier. Alors, comme dans un rêve, au moment où tout se brouillait déjà, il vit un tourbillon de poignards et d’épées, et enfin les hommes de Scarabello qui prenaient leurs jambes à leur cou.
« Capitaine ! Capitaine ! criait Serravalle à la tête des soldats qui s’étaient jetés dans la mêlée pour sauver leur chef.
— Serravalle ! dit Lanzafame en riant. T’as mis un foutu temps pour monter cinq étages ! »
Serravalle le rattrapa au moment même où il s’écroulait au sol. « T’as mis un foutu temps… un foutu temps… », répéta Lanzafame. Il sentit que ses forces l’abandonnaient. Il gémit de douleur. « Enculé de Serravalle. Tu le sais, que je suis pas capable de dire… merci.
— Alors ne dites rien, dit Serravalle. On va voir le docteur. Aujourd’hui, c’est jour de couture, on dirait.
— Le cinquième étage est à nous ?
— Position conquise.
— Serravalle… haleta Lanzafame.
— Dites, capitaine.
— Mes mains, elles ont pas tremblé, tu sais ?
— Elles ont jamais tremblé, vos mains, capitaine. »
Au soir, Isacco retourna dans le Ghetto. Lanzafame marchait à côté de lui, ses bandages rouges de sang. Mais le capitaine avait le regard d’un homme. Et il marchait fièrement, parce qu’il savait qu’il avait retrouvé ce regard. Une fois à la grande porte, il salua le docteur, puis se fit emmener dans la guérite des gardes.
Isacco entra sur le campo, le dos courbé. Il était si fatigué qu’il entendit à peine le bruit de la porte qu’on refermait derrière lui. Il enleva son bonnet et se glissa sous les portiques.
« Voilà où nous en sommes, lui dit alors Anselmo del Banco, en sortant de sa boutique de prêteur. Voilà où en est le Peuple Élu. Bonnet jaune et mise en cage, la belle affaire. Tu as entendu parler de ce Saint ? Il échauffe les âmes. Maintenant il s’en va dire partout que le petit chrétien qui a disparu à Torcello a été pris par les Juifs pour des rites de sorcellerie. Il dit que nous offrons le sang des enfants à Satan. Je suis inquiet. »
Isacco haussa les épaules. « Moi, je parle avec les gens du commun, Anselmo. Les Vénitiens n’ont rien contre les Juifs et ils ne croient pas à ces idioties.
— Oui, je le pense aussi, dit Anselmo. Mais en tant que chef de la communauté, je dois toujours veiller, tu ne crois pas ? »
Le docteur hocha la tête, distraitement.
« Je dois veiller sur tout, continua Anselmo, insinuant. Je dois même prévenir d’éventuelles attaques… »
Isacco le regarda. « Anselmo, pourquoi ai-je l’impression que tu essaies de me dire quelque chose ?
— Parce que tu es un homme intelligent, sourit Anselmo del Banco. Et peut-être parce que tu sais, au fond de toi, qu’il y a quelque chose dont tôt ou tard nous devons parler.
— Je suis fatigué, Anselmo. Ça a été une sale journée, crois-moi, dit Isacco. Parle. Ne tourne pas autour du pot.
— Si tu veux que je sois aussi direct…
— Oui, je préfère.
— Alors je serai direct, dit Anselmo del Banco en souriant à nouveau. J’imagine que tu sais pourquoi tu es connu dans la communauté et à Venise.
— Tu tournes encore autour du pot.
— Le docteur des putains, dit Anselmo. » Il ne souriait plus et son regard n’avait maintenant plus rien d’amical.
« Quelle originalité !
— Il n’y a pas de quoi rire, Isacco, fit Anselmo, de plus en plus sérieux. La communauté n’est pas satisfaite de ton activité. Ou plutôt, de ta clientèle. Elle jette le discrédit sur nous tous.
— Discrédit ? Isacco hocha la tête, un sourire sarcastique sur les lèvres. Je suis en train d’essayer de lutter contre l’épidémie…
— Ce sont des prostituées, Isacco.
— Ce sont des êtres humains. »
Anselmo le fixa en silence, avec sévérité. « Ça ne t’intéresse pas, les préoccupations de la communauté dont tu fais partie ?
— Ce genre de préoccupation, non.
— Les prostituées sont des êtres corrompus. Méprisables. Leur infamie retombe sur nous.
— Bien. Tu as dit ce que tu avais à dire.
— Non », dit Anselmo. Sa voix se fit basse, presque sifflante. « J’ai fait semblant de croire à l’histoire de ton arrivée à Venise par voie de terre. Mais si on venait à savoir que tu es cet escroc dont parlait un équipage macédonien, que dirais-tu à la communauté ?
— Je rappellerais à tous qu’aux yeux du Seigneur, plus haut que le Tzadik, que le Juste, il y a l’homme qui est tombé et qui s’est relevé.
— Et tu penses que ce joli petit discours fonctionnerait avec les autorités vénitiennes… docteur ? »
Isacco le fixa. Il imagina qu’Anselmo del Banco avait ce regard quand il arrivait au point crucial d’une affaire. « Tu me fais du chantage ? »
Anselmo le regarda en silence.
Isacco sentit tout le poids de la menace. À l’instant même, il se rappela les endroits mal famés, pleins de voleurs, d’escrocs et de prostituées qu’il fréquentait jeune homme. Et il pensa qu’il devait y avoir une raison si Dieu avait voulu lui faire prendre ce chemin-là, et si son père s’était entêté à lui enseigner les rudiments de la médecine, à lui, le seul d’entre ses frères. À l’évidence, le dessein de Dieu, ou son destin à lui, était de faire vivre ensemble ces deux réalités qu’il connaissait si bien.
« Fais ton choix », lui intima Anselmo del Banco.
Isacco se souvint des prostituées du port, qui l’avaient accueilli dans leur lit et lui avaient donné du pain, pour l’empêcher de mourir de faim. « Je suis fier d’être le docteur des putains. »
Quand elle fit son entrée dans la grande salle de bal, Benedetta savait que les yeux de toutes les dames de la noblesse et des courtisanes étaient pointés sur elle. Elle sentait presque leurs regards supérieurs et hostiles.
Elle avançait au bras du prince Contarini, essayant de ne pas se laisser déséquilibrer par la démarche bancale de son seigneur estropié, consciente que chacune de ces femmes riait d’elle et la méprisait d’être la maîtresse de cet homme répugnant, doté d’une âme aussi difforme que son corps.
Elle se laissa regarder sans jamais croiser leurs yeux. Elle n’avait pas de bijoux moins précieux que les leurs. Elle n’avait pas une coiffure moins à la mode. Elle n’était pas maquillée avec moins de soin. Elle était une dame, en apparence. Comme toutes celles qui étaient là.
Cependant, elle avait quelque chose de spécial.
Elle était plus belle que la majorité d’entre elles. Et cela, elle le lisait dans le regard de leurs hommes.
Et elle portait une robe unique. Une robe qu’elles allaient toutes regarder avec curiosité et avec envie. Toutes.
À cause de cette robe, elles lui adresseraient peut-être la parole car cette robe avait quelque chose de révolutionnaire : de grandes manches bouffantes qui s’élargissaient à la hauteur des avant-bras découvraient deux manches intérieures, plus ajustées, d’une soie légère presque transparente qui laissait deviner la peau sous l’étoffe. Le corset n’était pas rigide, comme dans les robes des autres femmes, mais souple, et s’ouvrait légèrement à la hauteur des seins, créant une sorte de balcon. Benedetta, dès qu’elle avait vu cette conception simple mais novatrice, avait pensé que n’importe quel homme éprouverait le désir de caresser ces deux coupes. À hauteur des hanches, quatre baleines rigides, deux derrière et deux sur le côté, modelaient la taille en la serrant de manière gracieuse. Enfin, la jupe, au lieu d’une cloche lourde cachant la partie inférieure du corps, était composée d’une succession de voiles les uns pardessus les autres. La forme générale restait la même, mais la finesse des voiles laissait deviner sous l’étoffe délicate chaque mouvement des jambes.
Au centre du grand salon qu’illuminaient des bougies de toutes les couleurs et des lampes à miroirs, le prince Contarini s’arrêta et, avec la grâce d’un crabe, fit une sorte de révérence devant ses hôtes qui l’applaudirent. Il était vêtu de blanc et d’or. Tourné vers l’orchestre, il donna l’ordre de commencer à jouer. Esquissant sans vergogne un pas de danse, il conduisit Benedetta vers un fauteuil à l’écart. Lui-même alla s’asseoir dans un fauteuil posé sur une estrade tapissée de soie bleu azur qui dominait la salle.
Benedetta perçut le soupir de satisfaction des dames présentes, appréciant que le prince, même s’il leur imposait sa maîtresse, ne la place pas au même niveau qu’elles.
Quelques invités formèrent un cercle au centre de la salle et commencèrent à danser pendant que les autres s’amassaient autour d’eux en applaudissant. Ceux qui étaient à côté de Benedetta ne lui adressèrent ni un mot ni un regard.
Elle gardait les yeux fixés devant elle, immobile. Et s’étonna de constater que sous les parfums coûteux dont ils s’étaient aspergés, tous ces nobles puaient. De leurs corps émanaient des odeurs fortes, âcres, de sueur et de mauvaise haleine, de dents gâtées et de cheveux sales. Alors elle se décida à les regarder, l’un après l’autre. Elle sourit en pensant que la différence entre cette salle de bal et une étable à chèvres était qu’ici les chèvres s’aspergeaient de parfum. Elle n’eut plus peur d’aucun d’entre eux, ne se sentit plus inférieure ni intimidée. Elle regarda vers le prince et lui envoya, théâtralement, un baiser. Puis elle arrangea les plis de sa robe et attendit.
Elle vit qu’un groupe s’était formé sur sa droite autour d’une femme assise, vêtue de manière tapageuse avec des cheveux teints en bleu et un décolleté si profond qu’on voyait dépasser, sombres comme deux perles noires, les mamelons de sa minuscule poitrine. Elle était entourée d’hommes, ce qu’elle semblait trouver naturel, tenait à la main un petit livre et déclamait des poèmes qu’elle se vantait d’avoir elle-même composés. À peine eut-elle fini de lire que le petit groupe d’hommes qui l’entourait fit un applaudissement étouffé par les gants de feutre. Alors la femme remit le petit livre dans le sac noué à son poignet gauche et se tourna vers Benedetta. Sans retenue aucune, elle examina sa robe.
Quand la femme se leva, Benedetta remarqua qu’elle était nettement plus grande que les hommes qui ne cessaient de lui tourner autour. Elle s’approcha de Benedetta et il suffit d’un regard au gentilhomme assis à côté d’elle pour que celui-ci se lève d’un bond et lui cède la place, qu’elle prit sans même le remercier. Benedetta vit qu’elle avait des chaussures surélevées, presque des échasses. Elle comprit que ce n’était pas une noble mais une courtisane. Ces chaussures permettaient de marcher dans les rues boueuses de Venise sans salir sa robe.
La courtisane sourit à Benedetta. « Après moi, elles viendront toutes, ma chère », dit-elle d’une voix veloutée.
Benedetta répondit à son sourire et ne parla pas.
« Comme moi, elles voudront tout savoir de cette robe, fit la courtisane.
— C’est juste une robe. »
La courtisane éclata de rire. « Vous êtes excellente, ma chère.
— Pourquoi ?
— Parce que vous faites comme si de rien n’était. »
Benedetta la regarda en silence. Mais elle savait ce qu’elle voulait dire.
« Gardez vos chichis pour le reste de la basse-cour », fit la courtisane, qui susurra, penchée vers elle : « Je suis une putain, comme vous ».
Benedetta sourit. « Que voulez-vous savoir ?
— C’est une des robes que dessine cette Juive dont Venise commence à parler ?
— Exactement.
— Je m’en doutais. » La courtisane tendit la main. « Vous permettez ? » Elle palpa l’étoffe entre ses doigts. « Soie de la meilleure qualité.
— Oui.
— Est-elle aussi douce entre les jambes ? », demanda la courtisane en riant. Benedetta éclata de rire à son tour.
« Mais certainement pas aussi douce que certains bâtons masculins », dit la courtisane, et elle lui prit la main, tout en continuant à rire d’un air complice.
En peu de temps, ce fut toute une procession de femmes, en ordre hiérarchique. La courtisane avait commencé, puis vinrent les dames de compagnie, les femmes de marchand, ensuite les plus jeunes, et enfin, une femme au visage dur, impénétrable, au nez effilé et aux longues mains noueuses couvertes de bagues et de bracelets d’immense valeur.
De loin, la courtisane écarquilla les yeux vers Benedetta, pour lui faire comprendre qu’elle était plus qu’étonnée de voir cette noble dame s’approcher d’elle.
Aussitôt que la dame fut à deux pas de l’endroit où elle était assise, Benedetta se leva et fit la révérence.
La dame sembla apprécier. Mais une expression dure et antipathique réapparut aussitôt sur son visage. « Comment fait-on pour acheter une robe chez une Juive ? », dit-elle.
Benedetta attendit pour répondre. Elle sentait que sa voix allait trembler. Alors qu’elle devait paraître calme, effrontée même, si elle voulait que son plan fonctionne. Douée pour l’arnaque, elle savait que la meilleure technique est toujours l’attaque. « De la manière habituelle, répondit-elle en cachant l’impression que lui faisait cette dame si haut placée, si puissante et si riche. On plonge sa main dans sa bourse et on paie. »
L’aristocrate se raidit, déconcertée par cette réponse. Sa dame de compagnie eut un petit rire et se couvrit la bouche d’un mouchoir brodé.
« Vous êtes spirituelle, dit l’aristocrate.
— Vous êtes généreuse, votre Grâce.
— Bien. Maintenant répondez à ma question. » Sa voix était glaciale.
Et Benedetta se sentit glacée. Cette femme avait pour elle la force de ses ancêtres, des siècles d’histoire, d’énormes patrimoines. Benedetta n’était rien à ses yeux. S’il n’y avait eu la nouveauté de cette robe, cette noble ne l’aurait même pas vue. Il lui fallait donc continuer d’attaquer, alors même qu’elle aurait préféré s’échapper et disparaître. « Elle vous plaît ? lui demanda-t-elle du ton le plus mondain qu’elle parvînt à imiter.
— On ne vous a donc pas appris qu’on ne répond pas à une question par une question ?
— Comme vous venez vous-même de le faire, voyez-vous. » La réponse lui était venue d’instinct. Benedetta se sentit exaltée. Elle y arrivait. Elle combattait à armes égales.
— Il suffit d’un rien pour passer de spirituel à mal élevé », rétorqua l’aristocrate piquée au vif, tandis que se formait autour d’elles un groupe de femmes curieuses, y compris la courtisane, qui souriait ouvertement à Benedetta.
« Je vous demande pardon, votre Grâce, s’inclina Benedetta, mais la réponse était déjà dans ma question. Je vous ai demandé si elle vous plaisait. Si vous m’aviez répondu oui, comme j’ai l’honneur et la présomption de le supposer, je vous aurais dit que c’est exactement ce qui m’a poussée à acheter une robe chez cette Juive. Car, quoique juive, je dois reconnaître qu’elle a du talent. D’elle je me soucie peu, mais j’ai souci de moi-même. Et cette robe, pardonnez mon immodestie, me va très bien. Ne trouvez-vous pas ? »
La dame la regarda longtemps. « Parfois, je me dis que le fait de n’avoir pas reçu une éducation est un avantage, car les gens comme vous sont émancipés de toute une série de règles dont nous peinons à nous débarrasser. Ce qui semblerait être un éloge de l’ignorance », conclut-elle en regardant ses pairs, qui sourirent, satisfaits de la leçon. Alors, la hiérarchie étant rétablie, la dame s’adressa à Benedetta d’un ton beaucoup moins dur et glacial. « En effet, mon enfant. Cette robe vous va à ravir. Mais je ne suis pas sûre que tout le mérite en revienne à la Juive. Vous êtes plutôt… gracieuse. »
La courtisane fit une grimace à l’adresse de Benedetta et, comme la dame s’était tournée pour discuter avec deux autres dames de la noblesse, lui chuchota : « Je suis impressionnée, ma chère. Elle ne m’a jamais parlé comme ça, à moi. Ni à personne, je crois. »
Benedetta eut un coup au cœur. “Tu y es arrivée, se dit-elle en regardant la dame qui se tournait de nouveau vers elle. Le poisson a mordu à l’hameçon.”
« Levez-vous donc, grand échalas », dit la noble en chassant la courtisane. Elle s’adressa à Benedetta. « Je ne peux pas me permettre d’aller dans une petite boutique du sérail des Juifs. Mais peut-être, nous disions-nous avec mes amies, ici… », et elle indiqua les dames les plus somptueusement parées de la fête. « Peut-être pourrait-on faire venir cette Juive dans une de nos maisons, sans trop de bruit, pour qu’elle nous montre ses robes. »
Benedetta acquiesça. Elle ressentait une joie intérieure.
« Qu’en pensez-vous ? demanda la dame en la regardant.
— Votre Grâce, répondit Benedetta, je ne voudrais pas me faire de nouveau gronder pour avoir répliqué par une question, mais au risque de vous déplaire, je dois vous le demander : quel poids peut avoir mon opinion à vos yeux ?
— Je croyais que vous étiez l’une de ces petites putains habituelles du prince, dit l’aristocrate, mais vous êtes une jeune fille qui a la tête sur les épaules. Et vous avez du bon sens. »
Benedetta fit une profonde révérence.
« Oui, cette robe tombe parfaitement. Y compris en mouvement, reconnut l’aristocrate. Vous pourriez envoyer un de vos… un des serviteurs du prince, dans la boutique de cette Juive ? Je préférerais que mes serviteurs ne soient pas mêlés, eux non plus, à ces gens.
— Bien sûr, votre Grâce, répondit Benedetta.
— Disons donc pour le Lundi de l’Ange au palais.
— Comme il vous semble bon.
— Vous me feriez une faveur.
— C’est un plaisir pour moi. »
La noble dame s’apprêtait à s’en aller quand elle s’arrêta. « Vous comprenez de vous-même que je ne peux cependant pas vous inviter, n’est-ce pas ? »
Benedetta ressentit l’humiliation. Et la colère. Mais ne les laissa pas voir. « Bien sûr, votre Grâce. »
L’aristocrate regarda de nouveau la robe. « Elle est magnifique.
— Oui, elle l’est, reconnut Benedetta. Cette Juive m’a ensorcelée avec ses robes.
— Ensorcelée ? De quel terme étrange vous usez, dit l’autre avec un petit rire.
— Vous croyez ? Pourtant, c’est ainsi. J’en possède trois et je ne parviens pas à mettre autre chose. » Puis, avec naturel, comme si elle ne l’avait pas prémédité, elle ouvrit le pli du corset et montra une petite tache rouge à l’aristocrate. « Regardez. C’est sa marque distinctive. Du sang d’amoureux. » Elle rit. « Évidemment, je n’y crois pas… »
L’aristocrate ne dit rien, mais se tourna imperceptiblement vers un homme qui avait son âge et faisait le joli cœur avec une petite servante. Benedetta comprit alors la raison de ce regard dur et froid. C’était une femme trompée, une femme humiliée, une femme seule. Et qui avait besoin d’une robe tachée de sang d’amoureux pour se rassurer, pour espérer.
« Elle vous ira à merveille », chuchota Benedetta.
L’aristocrate la regarda un instant sans son masque de froideur. Elle paraissait moins vieille. Et beaucoup plus fragile. Elle avait des siècles d’histoire sur les épaules et portait des bijoux qui valaient une fortune, mais ses sentiments n’étaient pas différents de ceux des autres femmes. Derrière la condescendance affichée de ceux qui se sentent supérieurs, elle avait les mêmes faiblesses qu’une fille comme elle, qui avait grandi dans les fosses communes. L’instant d’après, l’aristocrate était redevenue la femme du monde qui ne peut être touchée par les misères humaines.
Benedetta huma dans l’air une légère odeur d’urine.
Quand la fête fut à son comble, le prince invita Benedetta à danser. Elle se leva et rejoignit le centre de la salle. Tous se taisaient et les regardaient.
Alors Benedetta porta la main à son décolleté, ouvrit la bouche et devint écarlate. L’instant d’après, elle était par terre, évanouie. Pendant qu’un médecin lui donnait les premiers secours, elle se reprit, et commença à trembler et à délirer.
« Mon âme… elle me vole… mon âme… j’ étouffe… délacez ma robe… j’étouffe… la robe… la robe… »
On la transporta dans sa chambre à coucher. Deux servantes s’occupèrent de la déshabiller.
Quand le médecin entra dans la pièce, Benedetta allait mieux.
« J’ai enlevé la robe et c’est passé, docteur, lui dit-elle.
— Elle était peut-être trop serrée, supposa le médecin.
— Peut-être…, répondit Benedetta. Mais c’est bizarre… on aurait dit que…
— Que quoi ? demanda le médecin.
— Que ma robe voulait me… non, c’est une bêtise. J’ai dû me faire des idées. » Elle éclata de rire. « Pensez si une robe peut vouloir vous voler votre âme. »
Le docteur rit avec elle.
Mais les deux servantes, qui tenaient encore la robe, la posèrent rapidement sur une chaise et sortirent.
Le Lundi de l’Ange, Benedetta passait comme par hasard devant un imposant palais au moment où la noble dame en sortait, accompagnée de ses amies. Benedetta la salua très discrètement et lui demanda comment s’était passé le défilé de modèles avec la Juive.
« Cette fille a du talent, vous aviez parfaitement raison, dit l’aristocrate, gaiement. Nous lui avons commandé quelques robes. Saviez-vous que sa minuscule boutique s’appelle Psyché ?
— Non, mentit Benedetta. L’âme… quel drôle de nom.
— Psyché et Amour, fit la noble. Et du sang d’amoureux. » Elle rit. « Quelles bêtises.
— Oui, quelles bêtises », répéta Benedetta.
L’aristocrate remarqua qu’elle portait la même robe que le soir de la fête. « Ma fille, acceptez un conseil. Ne vous montrez pas toujours dans la même robe.
— Vous avez raison, votre Grâce, dit Benedetta, en hochant la tête. Mais je n’y parviens pas. Il n’y en a aucune qui me plaise autant. Je vous l’ai dit… cette Juive m’a ensorcelée.
— C’est la seconde fois que vous employez ce terme, ma fille, nota l’aristocrate. C’est un terme… compromettant. D’autant que vous logez chez vous…, c’est-à-dire chez le prince, celui qu’on appelle le Saint. Faites attention, il pourrait vous faire rôtir », et elle se mit à rire.
« Je ne la mettrai plus », dit Benedetta en lui souriant. Elle fit une révérence à la noble dame et prit congé.
Elle n’avait pas fait trois pas qu’elle s’écroula au sol, hurlant et se débattant comme une folle.
L’aristocrate et ses amies s’éloignèrent dans la direction opposée. Mais la dame s’arrêta et se retourna vers Benedetta.
Celle-ci, à terre, avait porté les mains à son décolleté. Elle avait le visage rouge, les yeux exorbités et hurlait des phrases vides de sens.
« Non ! Tu ne me prendras pas… Aidez-moi ! Ça me brûle… Enlevez-moi… enlevez-moi cette robe… je brûle ! Je suis… en feu… s’il vous plaît… non ! Non ! »
Puis, là, au milieu du campo, tandis que les gens s’amassaient et regardaient sans intervenir, Benedetta arracha le devant de sa robe, dénudant sa poitrine.
« Oh, mon Dieu ! s’exclama l’aristocrate.
— Au secours ! », hurlait Benedetta en lacérant de plus en plus sa robe, en proie à des convulsions. Relevant sa jupe, elle montra son pubis et ses fesses. « Je brûle ! Je suis en feu ! »
Enfin, au moment où la noble dame et ses amies appelaient leurs serviteurs et le portier du palais pour qu’ils viennent à son secours, Benedetta se releva sur les genoux et, dans un ultime et douloureux effort, déchira complètement sa robe, restant nue.
« Regardez ! s’exclama alors une femme. Elle est recouverte de plaies. Elle est brûlée ! »
Tous virent que Benedetta avait le dos violacé, couvert de pustules aqueuses.
« Portez-la à l’intérieur ! », ordonna l’aristocrate à ses serviteurs.
« Non… je vais bien… maintenant je vais bien… », dit-elle avant de s’écrouler au sol, évanouie. À ce moment-là, un grumeau de sang lui sortit de la bouche.
La foule gronda. L’aristocrate se couvrit les yeux.
Les serviteurs du palais la soulevèrent.
La robe lacérée était restée sur le sol, salie de boue. Une femme du peuple se baissa vers le vêtement et prit quelque chose qui sortait d’un pli. Elle la montra aux gens autour. C’était la plume d’un corbeau dont la pointe était recourbée et tachée de sang.
« Sortilège ! cria-t-elle. Pauvre enfant, on lui a jeté un sort ! »
La foule gronda de nouveau. Une vieille femme s’éloigna d’un pas pressé, en faisant une série de signes de croix.
« Sottises ! Superstitions ! », leur dit l’aristocrate d’un ton de reproche. Mais elle regarda la robe par terre, suspicieuse. Puis elle disparut rapidement à l’intérieur de son palais.
Un peu plus loin, dans le petit canal latéral, s’avançait lentement la barque plate qui ramassait les ordures. À la poupe, le grand baquet des excréments. À la proue, celui des autres déchets. De certaines habitations les gens descendaient au bout d’une corde des seaux remplis d’ordures malodorantes. Si la barque ne passait pas, le contenu des seaux finissait dans le rio où il restait des jours à flotter, empestant l’air. Une bande de mouettes voltigeait autour des immondices. La caisse de résonance des immeubles qui se serraient de chaque côté du rio amplifiait leurs cris, semblables à des rires lugubres.
« Sorcellerie… », murmuraient les gens sur le campo.
Giuditta, par la fenêtre qui donnait sur le campo, regardait vers le rio di San Girolamo. Isacco était dans sa chambre, endormi. On l’entendait ronfler jusque-là. Au lieu de dormir, elle surveillait les gens qui entraient dans le Ghetto, cherchant Mercurio dans l’espoir qu’il viendrait la voir ce soir.
Mais la grande porte restait vide. Les deux gardes se dandinaient avec ennui, attendant pour fermer que le dernier coup de la Marangona résonne.
Giuditta vit Lanzafame sortir de la guérite des gardes. Elle savait qu’il avait été blessé. Il portait encore des bandages. Son père changeait ses pansements tous les jours mais n’avait rien raconté. Ce que Giuditta voyait surtout, c’est qu’il ne titubait plus, qu’il n’était pas saoul.
La Marangona sonna. Les deux gardes s’étirèrent.
« Fermez ! ordonna Lanzafame.
— Fermé ! », entendit-on répondre de l’autre porte, celle qui donnait sur le Ghetto du côté de Cannaregio.
Du côté de San Girolamo, les gardes commencèrent à pousser les deux battants.
Giuditta regarda vers la fondamenta dei Ormesini, espérant voir arriver Mercurio déguisé en Juif. Mais les fondamenta elles aussi étaient désertes. Durant la demi-heure précédente, Giuditta avait vu entrer l’horloger Leibowitz, deux vieilles lavandières, un grand bonhomme taché de sang qui devait être un schochet, un boucher rituel, et une grande fille avec un ballot de paille sur la tête, serré dans une toile blanche nouée comme un foulard. Puis un jeune homme, maigre, sale, avec une jambe en moins, qui avançait avec difficulté en s’appuyant sur deux béquilles. Cela aurait tout à fait pu être Mercurio. Mais personne n’avait gratté à la porte comme convenu.
Les deux battants de la porte sur le rio di San Girolamo se heurtèrent dans une vibration sourde et sinistre avant de s’encastrer l’un dans l’autre. On entendit la grande barre du verrou retomber dans les crampons de métal.
« Fermé ! », hurlèrent les gardes.
Lanzafame retourna dans la guérite.
Giuditta resta à la fenêtre, la tête posée contre la vitre froide. Ce soir, Mercurio ne viendrait pas.
Elle prépara son lit avec indolence. Puis, tendant l’oreille, elle entendit des pas dans l’escalier.
Elle sourit et courut à la porte, qu’elle ouvrit avant même le signal convenu. Son cœur battait fort dans sa poitrine.
Au lieu de Mercurio, elle se trouva face à une jeune fille. La fille au ballot de foin, pensa-t-elle, parce qu’elle avait encore quelques brins de paille dans ses longs cheveux clairs.
« Oh… pardon », dit Giuditta, déçue, qui s’apprêtait à refermer la porte.
La fille leva les yeux et dit : « Attends. Je peux t’embrasser, avant ? »
Giuditta recula, instinctivement, puis elle éclata de rire. « Idiot ! »
Mercurio posa le doigt en travers des lèvres de Giuditta, les yeux brillants d’allégresse. « Tais-toi… Tu veux réveiller tout le monde ? »
Giuditta se jeta dans ses bras. « Comme tu es belle, murmura-t-elle à son oreille, en continuant de rire.
— Viens, lui dit Mercurio en lui prenant la main.
— Attends », fit Giuditta. Elle revint à l’intérieur, prit la couverture de son lit et ferma à demi la porte.
Ensuite, en silence, leurs mains impatientes parcourant déjà le corps de l’autre, ils montèrent jusqu’au toit de l’immeuble, sortirent sur la terrasse et se glissèrent dans une petite cahute, moitié en bois, moitié en maçonnerie. Il y régnait une forte odeur d’excréments d’oiseaux.
« Bonsoir, les amis », dit Giuditta en entrant.
Quelques pigeons, alignés sur un bâton de bois, s’agitèrent en réponse.
« Regarde », dit Mercurio.
Giuditta vit un petit feu qui brûlait au centre de la pièce. Et dans un coin, il avait aménagé une couche avec la paille qu’il avait apportée, recouverte de la toile du ballot. « Quel luxe ! s’exclama-t-elle.
— Et ce n’est pas fini, dit alors Mercurio, en lui tendant un gâteau caramélisé, couvert de brisures de noisettes et fourré au miel.
— Voilà pourquoi je t’aime », soupira Giuditta. Elle prit un pan de la jupe de Mercurio et le fit voleter, en riant. « Ce n’est certainement pas pour ta virilité.
— Imagine ce qu’ils diraient s’ils nous découvraient, dit Mercurio en riant. Deux filles dans un pigeonnier !
— Et une chrétienne, qui plus est, lui répondit Giuditta en riant elle aussi.
— Je suis juive, dit Mercurio en feignant l’offensé. J’ai même mon bonnet. » Il le sortit de sa poche et se le planta sur la tête.
« Mais… » Giuditta était ébahie. « C’est un des miens !
— Je l’ai acheté aujourd’hui. Tu ne t’es même pas aperçue que je suis venu au magasin. Tu étais bien trop occupée à essayer de faire entrer une grosse dame dans une robe affreuse.
— C’était une robe magnifique, mais cette dondon… » Giuditta s’interrompit. Elle regarda Mercurio, sérieuse « J’aurais bien aimé te voir.
— Et moi, j’ai bien aimé t’espionner.
— Tu es odieux… en fait, tu n’es qu’une odieuse gamine.
— À ce propos, dit Mercurio, laisse-moi vérifier si nous sommes toutes les deux pareilles, là, en bas », et il glissa la main sous sa jupe.
Giuditta cessa de rire et glissa ses mains sous la jupe de Mercurio. Puis ils roulèrent sur la paille, écrasant sous leurs corps le gâteau caramélisé. Ils se fondirent l’un dans l’autre, comme ils le faisaient maintenant depuis des jours, chaque fois qu’ils le pouvaient.
Quand ils furent rassasiés, Giuditta se serra contre le torse de Mercurio et se recroquevilla dans son étreinte accueillante et chaude. Elle caressa son dos nu, passa ses doigts entre ses omoplates, et puis plus bas, jusqu’à l’attache des lombes, auxquels quelques instants plus tôt elle s’était agrippée avec passion tandis qu’il se poussait en elle. « Tu as une bonne odeur, lui dit-elle en posant le nez contre sa poitrine. Et j’entends ton cœur battre… » Elle leva les yeux. Le regarda, rougit, baissa de nouveau la tête et posa l’oreille contre son cœur. « Pour moi.
— Pour toi », chuchota Mercurio.
Ils restèrent enlacés. Dehors, la nuit commençait à pâlir.
« On ne parle que de toi, à Venise, dit Mercurio. Tu es en train de devenir célèbre. Et riche, j’imagine.
— J’ai des centaines de modèles en tête ! Ce sera une grande aventure ! »
Mercurio l’écoutait en souriant. Il embrassa ses lèvres charnues.
Giuditta s’écarta. « Tu m’écoutes ? demanda-t-elle.
— Un peu…, dit Mercurio.
— Juste un peu ?
— Tu es trop belle. Je n’arrive pas à me concentrer. »
Giuditta sourit. « Mon père va bientôt se réveiller.
— Ah, c’est bien, je vais pouvoir lui dire bonjour », plaisanta Mercurio.
Giuditta rit de nouveau. « Il faut que je m’habille.
— Non, attends. Laisse-moi toucher encore ta peau. » Il passa ses mains sur le corps de Giuditta, qui s’arquait sous ses caresses.
« Il faut que j’y aille…, chuchota Giuditta.
— Il est tôt. Le coq n’a pas encore chanté, dit Mercurio.
— Il n’y a pas de coq dans le Ghetto, dit Giuditta avec un petit rire.
— Menteuse. »
Giuditta le repoussa, en souriant.
« Reste encore un peu, insista Mercurio, en l’attirant contre lui.
— Tu es fou…
— Oui. »
Giuditta l’enlaça et laissa tomber sa tête contre sa poitrine.
« J’ai essayé de parler avec ton père. »
Giuditta se raidit.
« Je ne suis pas son genre », plaisanta Mercurio. Mais sa voix trahissait une angoisse. « Ton père ne m’acceptera jamais, c’est ça ?
— De quoi tu t’étonnes ? C’est normal, répondit Giuditta. Il est juif et tu es chrétien.
— Qu’est-ce que ça peut nous faire ?
— Comment peux-tu ne pas comprendre ? Pour toi tout est facile. Tu n’es pas enfermé dans une cage. Tu ne dois pas porter un bonnet jaune pour que tout le monde sache que tu es différent. Tu es libre, toi !
— Alors deviens libre toi aussi !
— Et comment ?
— Fais-toi chrétienne !
— Trahir mon peuple ? Trahir mon père ? » Dans la voix de Giuditta s’entendait la condamnation, se disaient sa bataille, son désespoir. « C’est ça, que tu me demandes ? De me couper un bras, un morceau de cœur, la moitié de la tête ? C’est quoi, exactement, que tu me demandes de couper ? »
Mercurio sentit ses yeux se remplir de larmes. Une douleur sans fond l’aspirait, lui ouvrait la poitrine.
« Comment peux-tu… ? », explosa Giuditta. Mais elle s’arrêta. Elle sentit qu’elle allait pleurer, elle aussi. La même douleur lui déchirait la poitrine. Elle resta silencieuse. « Que devrais-je faire, d’après toi ? Me ranger aux côtés de ceux qui enferment mon peuple dans une cage, comme tu l’appelles ? Ou m’en aller par les rues de Venise avec ce faux Saint crier que mon peuple est au service de Satan ? Qu’il vole des enfants innocents, les égorge et utilise leur sang pour des rituels magiques ? Nous n’avons rien, nous, à part notre condamnation parce que nous sommes juifs. Si je renonce même à ça, alors… qui je suis ? »
Mercurio soupira. « Et donc ma condamnation sera de t’avoir… sans t’avoir. D’être à toi… mais sans l’être. »
Giuditta cacha son visage au creux de son épaule, s’enroulant autour de son torse dans une étreinte désespérée, pour tenter d’étouffer ses pensées et sa douleur.
Mercurio l’écarta. Avec douceur mais avec fermeté. Il la regarda.
« Garde-moi contre toi…, murmura Giuditta.
— Pendant combien de temps ? répondit Mercurio, la voix brisée par l’émotion. Jusqu’à l’aube ? Obligé de te chuchoter que je t’aime parce qu’il m’est interdit de le dire à voix haute ?
— Ne crois-tu pas que c’est tout aussi insupportable pour moi ? » Giuditta l’étreignit de nouveau.
« Oui…, murmura Mercurio. Oui, mon amour… »
Giuditta le regarda. « Et alors ?
— Je suis prêt à devenir juif, lui dit Mercurio. Est-ce qu’ensuite ton père m’acceptera ? »
Giuditta sentit au cœur un coup terrible. « Les chrétiens ne te le permettraient pas.
— Mais ton père m’accepterait ? répéta Mercurio. Et toi, tu serais prête à être mienne ? Je me fiche bien des chrétiens.
— Ils te brûleraient sur un bûcher.
— Mais tu serais mienne ? Réponds.
— Je suis déjà tienne…
— Non. Tu ne l’es pas ! »
Giuditta baissa les yeux.
« Je suis un escroc. Je trouverai un moyen pour devenir juif sans me faire rôtir par les chrétiens. Mais après, tu seras mienne ? »
Giuditta sentait de tout son être que Mercurio était prêt à sacrifier sa vie pour leur amour.
« J’ai un bateau, maintenant, reprit Mercurio. Un vrai bateau. Et un travail qui me permettra de le renflouer. Alors je viendrai te chercher et je t’emmènerai avec moi.
— Tu m’emmèneras où ?
— Dans un endroit où on est libre, Giuditta. Libre. Où il n’y a ni Juifs ni chrétiens mais juste des personnes, s’exclama Mercurio, la voix teintée de colère.
— Comment fais-tu pour toujours parler de liberté et ne pas comprendre que moi, ce que je veux, c’est la liberté d’être juive ? », dit Giuditta, d’une voix fatiguée.
Mercurio se dressa sur son coude. « Mais c’est… » Il s’interrompit.
« Quoi ? » Giuditta le défiait du regard. « Impossible ? »
Mercurio baissa les yeux. Il se recoucha, en lui tournant le dos.
Giuditta se colla contre son dos, et l’enlaça. Un sombre désespoir noyait toutes ses espérances. Elle pensa que leur amour ne survivrait pas, parce qu’ils appartenaient à deux mondes qui pouvaient seulement se frôler. Ils ne s’en sortiraient jamais. « Tu ne peux pas comprendre. Tu es né libre, dit-elle. Moi pas. J’appartiens au peuple des bonnets jaunes… »
Ils restèrent ainsi, immobiles, sans parler.
Après quelques instants, Giuditta brisa le silence. « Il faut que j’y aille. »
Alors Mercurio lui prit la main et l’ouvrit devant lui. « Toi, tu regardes tes mains et tu te dis : “Elles ressemblent à celles de mon père. J’ai les mains de mon père. Je lui appartiens.” Ou bien ton père te raconte que tu as les mains de ta mère, et alors tu te dis : “Je suis pareille à ma mère. Je lui appartiens.” » Mercurio parlait d’une voix basse, en caressant les doigts fins de Giuditta. Il se retourna. Il avait les yeux remplis de douleur. Mais sans aucune trace de colère. Il suivit les traits du visage de Giuditta du bout de l’index. « On te dit que tu as les lèvres de ta grand-mère et les yeux de ton grand-père. Tu es une partie de quelque chose. Tu le sais parce que tu as leurs mains, leurs yeux, leurs lèvres, leurs cheveux… même un petit défaut dans la manière de parler te dira que tu es une des leurs. » Mercurio s’arrêta un instant. « Moi, je n’ai jamais su si j’avais les mains de mon père ou de ma mère. C’est peut-être pour cette raison-là que je ne comprends pas pourquoi c’est important d’être juif ou chrétien… Parce que moi, je ne fais partie de rien. Je te demande pardon. »
Giuditta éclata en sanglots. Si fort qu’elle dut enfoncer son visage dans la paille pour ne pas être entendue dans toute la maison. Quand elle réussit à se calmer, elle s’accrocha de toutes ses forces à Mercurio, en s’agrippant à ses épaules avec les ongles, et l’embrassa avec toute la passion qui la dévastait. Et elle l’accueillit en elle. Avec fureur.
Quand Giuditta revint dans l’appartement, Isacco venait à peine de se lever.
« Où étais-tu ? lui demanda-t-il, sur ses gardes.
— Sur le toit…
— À faire quoi ? »
Giuditta regarda par la fenêtre et vit Mercurio, habillé en fille, se diriger vers la grande porte qui s’ouvrait à ce moment-là. Elle sentait encore la chaleur de son corps. Elle sentait l’intérieur de ses cuisses coller encore de sa semence. Elle sentait le désir qui ne s’apaisait jamais. « Je voulais voir si l’aube arrive plus vite, là-haut.
— Pourquoi ? »
Giuditta vit que Mercurio, avant de se mêler aux gens qui marchaient sur les fondamenta dei Ormesini, se tournait vers la fenêtre et lui faisait un signe, même s’il ne pouvait pas la voir. Mais dans son cœur, pensa Giuditta, ce cœur si grand et si généreux, il savait qu’elle serait là à le regarder. Parce que lui, il l’aurait fait.
« L’aube veut dire que nous sommes libres. Pour un jour de plus. Seulement jusqu’au soir, mais libres. »
Isacco hocha la tête. Il serra les lèvres. Donna un coup de poing, pas trop fort, dans le mur blanchi à la chaux. « Ça te pèse tellement ? »
Giuditta s’écarta de la fenêtre. Mercurio avait disparu. « Pas à toi ? »
Isacco soupira. Il soutint un instant le regard de sa fille, puis se détourna et déplaça quelque chose sur la table. « Moi, ça me pèse doublement, finit-il par dire. Parce que c’est moi qui t’ai amenée ici. »
Giuditta prit conscience du sentiment de culpabilité de son père. « Tu sais, je suis contente que tu m’aies amenée à Venise.
— À cause de cet esc… » Isacco se mordit la langue « … de ce garçon ? » Il se tourna pour regarder sa fille.
Giuditta resta silencieuse.
Isacco ne lâchait pas son regard. « Tu penses que je suis un mauvais père ? lui demanda-t-il, avec dignité. Tu penses que ta mère se serait comportée autrement ? »
Giuditta secoua la tête. « Je n’ai pas connu ma mère. Comment pourrais-je te répondre ? »
Isacco la fixa, revenant au présent. « Il est temps que tu te libères du fantôme de ta mère. C’est une invention de ton esprit. C’est comme une pierre que tu portes dans ta poche. Laisse-la tomber, elle ne te sert à rien. »
Giuditta sentit les larmes lui monter aux yeux.
« Nous nous accrochons au pire pourvu que rien ne change, lui dit Isacco. Sais-tu quel est le point de force dans une arnaque ? demanda-t-il avec un sourire. Même si je ne devrais pas parler d’arnaque, vu… bon, tu me comprends. Le point de force, c’est quand tu sais que ton pigeon a une habitude sur laquelle tu peux compter. Tu sais qu’il refera ce qu’il a l’habitude de faire. Même si cela revient à se passer la corde au cou tout seul. »
Giuditta sourit. « J’essaierai…
— En attendant, tu n’as répondu qu’à une seule de mes questions, dit Isacco. Penses-tu que je sois un mauvais père ?
— Non.
— Qu’est-ce que je dois faire, Giuditta ? », demanda Isacco, en se rapprochant.
Elle s’écarta, sans répondre. « Je te prépare ton déjeuner, dit-elle. Assieds-toi. »
Isacco s’assit à un bout de la table.
« Qu’est-ce qui est arrivé au capitaine ? lui demanda Giuditta en posant la marmite de bouillon sur le feu.
— Rien », répondit son père, et il commença à jouer avec son écuelle en bois.
Giuditta remua le bouillon avec une louche, jusqu’à ce qu’il se réchauffe, sans parler. Puis elle coupa des tranches de pain et les tartina de beurre. Elle remplit l’écuelle, mit le pain beurré sur une assiette qu’elle posa avec fracas devant lui. « Sérieusement, tu veux savoir ce que tu dois faire ? lui dit-elle, soudain agressive. Tu m’as demandé ce que tu devais faire. Tu veux vraiment une réponse ?
— Oui.
— Tu dois me parler comme on parle à une femme, dit Giuditta. Je ne suis pas une petite fille. Je suis une femme.
— Mais je te parle comme à une f…
— Qu’est-ce qui est arrivé au capitaine Lanzafame ? le coupa Giuditta.
— On a des ennuis… au Castelletto…
— Quel genre d’ennuis ? »
Isacco fit un geste négligent de la main pour minimiser. « Rien… »
Giuditta se retourna d’un bloc. « Quand tu as fini de manger, mets la vaisselle dans l’évier. Elle se dirigea vers la porte. Moi j’ai du linge à laver.
— Giuditta…
— Avec tout mon respect, père, dit-elle en sortant de la maison sans se retourner, va au diable. »
Isacco trempa le pain dans le bouillon et y mordit avec fureur. « Malédiction ! », s’exclama-t-il.
Puis il s’habilla et sortit, de très mauvaise humeur, marchant d’un pas vif aux côtés de Lanzafame, qui était en revanche d’humeur allègre.
« J’ai décidé de ne pas boire aujourd’hui non plus, fit le capitaine.
— Tant mieux pour vous.
— Mais demain, je ne sais pas.
— Bien.
— Elle est efficace, ta méthode, continua le capitaine. Tu sais à quoi ça m’a fait penser ?
— Non.
— Quand j’étais petit, mon père allait dans une taverne où il y avait un écriteau : “Demain on fait crédit”. Chaque jour je me disais que le lendemain on irait dans cette taverne et que mon père prendrait du vin sans le payer. Mais l’écriteau disait toujours : “Demain…” » Il rit de bon cœur. « T’as compris ?
— Oui.
— On était toujours aujourd’hui et jamais demain. Comme ta méthode.
— Oui, amusant…, dit Isacco, distrait.
— Que je sois pendu si tu n’es pas le plus rigolo des hommes, docteur ! éclata Lanzafame. Un sacré compère. Qu’est-ce qu’on s’amuse avec toi ! »
Isacco esquissa un sourire. « Je hais les femmes.
— T’es en train de virer sodomite ?
— Je hais ma fille, tout particulièrement. Elle me fait passer pour un vrai couillon.
— Et quelle leçon tu en retires ?
— Quelle leçon je devrais en retirer ?
— Que tu es un grand couillon ! », répliqua Lanzafame en éclatant de rire alors qu’ils passaient l’entrée de la Torre delle Ghiandaie.
Ils montèrent au cinquième étage et se séparèrent. Lanzafame alla trouver Serravalle pour régler les tours de garde. Isacco commença par la chambre où il avait installé la Cardinale après que les hommes de Scarabello l’avaient poignardée. Déjà assise, la prostituée piaffait d’impatience.
« Tu ne pourrais pas rester au lit au moins aujourd’hui ? lui demanda Isacco après avoir contrôlé ses blessures.
— Non, il y a trop à faire ». Elle regardait de tous côtés.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Quelle est ta vraie raison de ne pas rester au lit ?
— Bouche d’or est morte cette nuit. »
Avec elle, ils en étaient déjà à vingt-sept décès. Dans chacune des chambres disponibles au cinquième étage s’amassaient de huit à dix prostituées malades. L’épidémie ne donnait nul signe d’apaisement et se répandait au contraire à une vitesse impressionnante. Isacco avait fait recommander à toutes les prostituées du Castelletto, et aussi à celles du petit groupe de ca’ Rampani, de bien observer si des plaies étaient présentes sur leurs clients, en particulier sur le pénis. Mais il était difficile de joindre et d’informer près de douze mille prostituées. Sans compter que nombre d’entre elles, même dûment avisées, menaient une vie si misérable qu’elles ne pouvaient pas se permettre de refuser un client qui se présentait. Ainsi le cycle de la maladie était sans fin.
« Je suis désolé », dit Isacco.
L’élan de solidarité qui s’était créé à la Torre delle Ghiandaie était cependant magnifique. Beaucoup de prostituées non contaminées, durant leurs pauses, aidaient leurs collègues malades, nettoyaient par terre, apportaient boissons et vivres. Mais elles amenaient surtout avec elles les potins, les bavardages et la gaieté qui préservaient le moral de toutes.
Jusqu’au moment où l’une d’entre elles mourait.
« Bouche d’or était une grande putain, dit la Cardinale. Et je veux être là pour ses funérailles. »
La dépouille était enveloppée dans une grande toile blanche, puis enlevée par les fonctionnaires de la Sérénissime. Il avait été décrété que les cadavres contaminés seraient brûlés. Chaque fois, Isacco, ému, assistait à la procession des prostituées suivant le corps jusqu’au lieu de son incinération, en dépit de la loi qui leur interdisait, sauf le samedi, de circuler librement dans les rues de Venise. Les autorités vénitiennes avaient bien tenté, au début, de faire respecter l’ordonnance, mais les prostituées avaient tenu bon. L’administration avait eu l’intelligence de comprendre qu’il valait mieux ne pas dresser contre elle une corporation tout entière. Les femmes, après avoir salué une dernière fois leur compagne, rentraient ensuite au Castelletto sans s’arrêter en chemin dans les tavernes ou les auberges, et sans aborder de client.
Isacco se dirigea vers les deux dernières chambres, où l’on plaçait les patientes en rémission. Quand il entra, les prostituées l’applaudirent. Le docteur répondit par une révérence pleine de gaieté. Il ne devait pas les priver de l’espoir de les guérir, mais en réalité il ignorait comment s’y prendre. Tout ce qu’il comprenait, c’est qu’après vingt-et-un jours de traitement il y avait un seuil, de quelques jours seulement, après lequel survenait soit la mort, soit la lente régression de la maladie, comme cela avait été le cas pour République. Chaque fois qu’il faisait mine d’accepter ces compliments il se sentait sale, tout en sachant qu’il le devait. Lui qui avait vécu d’escroqueries, il était pour la première fois de sa vie honteux d’une tromperie, alors qu’elle était guidée par une bonne intention.
Il croisa le regard de Donnola. Lui sourit. Son assistant acquiesça, content. Isacco pensa que c’était grâce à lui qu’il était médecin à Venise. Il s’approcha de Donnola. « Tu es pâle. Va te reposer.
— Non. Si tu as le temps, tu n’as pas le temps, disait ma grand-mère, répondit Donnola.
— Et comment tu connaîtrais ta grand-mère, si tu connais même pas ta mère ? », ironisa une prostituée.
Toutes les autres se mirent à rire.
Donnola rit à son tour. Puis il commença à ramasser les pansements sales, qu’il mettait dans un sac. « Je vais aller les brûler », lança-t-il à la cantonade.
Isacco acquiesça, avec gravité. En le regardant sortir avec son sac sur l’épaule, il pensa que c’était la seconde tromperie qu’il avait inventée. Donnola, en réalité, ne brûlait pas les pansements. Ils n’avaient pas les moyens d’en acheter d’autres à chaque fois. Donnola les portait chez une femme qui les détachait à la lessive puis les faisait bouillir dans un grand chaudron avec des branches de buis et du vif-argent.
« République, dit Isacco solennellement, toi qui es la plus ancienne, la première à avoir été guérie, vérifie si tout se passe bien dans la chambre blanche ». C’était celle à laquelle n’accédaient que les prostituées hors de danger. Il sortit et se pencha par-dessus la rampe d’escalier. Il vit Donnola qui bavardait avec deux des soldats de garde. « C’était pas toi qui disais que si tu as le temps, tu n’as pas le temps ? lui demanda-t-il.
— Et c’était pas vous qui disiez “Va te reposer” ? répondit Donnola.
— Je plaisantais.
— Moi aussi, docteur, répliqua promptement Donnola. D’accord, j’y vais… » Il fit celui qui bougonnait et commença à descendre l’escalier avec nonchalance. Mais il s’arrêta dès la première volée de marches et bafouilla : « Scara… Scarabello… »
Aussitôt Lanzafame bondit dans l’escalier, suivi par deux soldats, l’arme au poing. Isacco descendit lui aussi, inquiet.
« Voilà le comité d’accueil, dit Scarabello en faisant face aux armes des soldats avec un sourire tranquille.
— Que veux-tu ? lui demanda le capitaine.
— J’ai appris que l’autre jour il y a eu une petite dispute », dit Scarabello, toujours souriant.
Les prostituées et leurs clients commencèrent à se regrouper autour d’eux, curieux.
Scarabello était à l’aise, se déplaçant en comédien consommé. « Mes hommes ont dû prendre mes ordres un peu trop à la lettre, quand j’ai dit que je voulais récupérer le cinquième étage », dit-il, toujours souriant. Il regarda Isacco. « Je crois que le moment est venu de se comporter en gentilshommes et de nous mettre d’accord sur une solution qui convienne à tous les deux, qu’en dis-tu ?
— Ce que j’en dis, moi, c’est que tu dois foutre le camp, grogna Lanzafame.
— La carrière diplomatique n’est décidément pas pour toi, capitaine, plaisanta Scarabello.
— Ça t’a pas suffi de perdre des hommes ? T’as pas compris qu’on est des soldats et pas des bouffons ? » Lanzafame attrapa Scarabello au collet. Le bandage à son épaule se tacha de rouge.
Scarabello n’hésita pas un instant. D’une chiquenaude, doucement, il heurta l’épaule du capitaine, là où elle recommençait à saigner. « Tu devrais peut-être un peu moins t’agiter. Pas vrai, docteur ? dit-il ensuite en se tournant vers Isacco.
— Va-t-en, je ne veux pas de toi ici, lâcha Lanzafame.
— Bas les pattes », fit Scarabello toujours souriant, mais d’un ton qui avait perdu toute sa jovialité.
Le capitaine lui envoya un coup de poing en pleine bouche. « Va-t-en, ordure ! »
Scarabello encaissa sans reculer. Il passa la langue sur sa lèvre fendue, avec sensualité.
Alors Lanzafame perdit la tête. Il se rua sur lui, de toutes ses forces. Il le frappa avec ses poings puis, quand il l’eut jeté à terre, s’acharna sur lui à coups de pied. Et il l’aurait tué si ses hommes ne l’avaient pas arrêté.
Scarabello se releva, sanguinolent. Il rajusta sa chemise noire. Vit qu’elle était déchirée. Réarrangea ses cheveux. Lança au capitaine un regard acéré et glacial. Puis il promena ses yeux sur les balustrades de la Torre delle Ghiandaie.
Les prostituées retenaient leur souffle, comme au théâtre.
« On aurait pu trouver une solution ! », hurla-t-il soudain, les bras écartés, tournant sur lui-même. Il s’approcha de Lanzafame. Il parla bas, d’une voix sifflante, avec le sang qui lui coulait des lèvres et se mêlait à sa salive. « Mais toi, tu as voulu m’humilier. Tu es peut-être un bon soldat. Mais tu serais sûrement un piètre général. Tu m’as mis dos au mur. Et ça, c’est pas une bonne politique. » Il fit un pas en arrière, regardant à nouveau son public. « Si je te laissais faire maintenant, je perdrais la face, et n’importe laquelle de ces putains croirait qu’elle peut me marcher sur la gueule. Ou un de ses clients. Ou un gamin qui vient de s’acheter un couteau. Tu comprends ce que tu as fait ? Si je te laissais faire, j’aurais des centaines de batailles à livrer. » Il reprit son souffle et hurla : « Maintenant, c’est la guerre ! »
Lanzafame l’attrapa de nouveau au collet.
Mais Scarabello continua de parler. « Tu vas découvrir que cette guerre-là n’a rien à voir avec les mascarades auxquelles tu es habitué. Pour les gens comme moi, la guerre est une chose sérieuse. Pas de règles ! Tous les coups sont permis ! »
Lanzafame le repoussa.
« Tu te prends pour un vétéran, mais tu vas bientôt t’apercevoir que tu n’es qu’un novice. Il fit une révérence théâtrale et se dirigea vers l’escalier.
— Ne te montre plus par ici, ordure ! lui cria Lanzafame.
— Oh, tu peux en être certain », dit Scarabello sans se retourner. Il rit doucement, comme s’il s’amusait vraiment, et il disparut au bas des escaliers.
« Double la garde », ordonna Lanzafame à Serravalle.
Donnola regarda le docteur, lui fit un signe de la tête, puis remit sur son épaule le sac empli de pansements sales.
Isacco sentit un frisson lui parcourir l’échine. Comme une sorte de pressentiment. Il aurait voulu l’arrêter. Mais ils avaient besoin d’autres bandes. Il répondit par le même signe. Il le regarda partir. Et se dit qu’il l’aimait bien.
Donnola se sentait les jambes molles. Depuis des jours maintenant, il demandait à son organisme plus qu’il ne pouvait lui donner. Mais il savait que c’étaient les derniers jours, et qu’ensuite il ne pourrait plus aider le docteur. Il n’avait rien dit, peut-être parce qu’il avait honte. C’était d’abord de la honte qu’il avait ressentie quand, quelques matins auparavant, il avait trouvé sur son propre corps cette plaie qu’il connaissait si bien. Au début, il avait pensé à une irritation passagère. Mais le lendemain elle était encore là, et s’était même étendue. Ces plaies-là, il en voyait tous les jours. Il les nettoyait, les pansait. C’était le mal français.
« Alors, Donnola, si on reprenait notre conversation ? », dit une voix derrière lui, alors qu’il se dirigeait vers la barque sur le rio del Vin.
Donnola sentit son sang se glacer. Il n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’il s’agissait de Scarabello. Une main forte l’attrapa au collet. Donnola se voûta.
« Ça te dit, de faire une petite promenade avec nous ? », lui demanda Scarabello.
Le borgne et un autre homme de Scarabello saisirent Donnola chacun par un bras, l’obligeant à les suivre.
« Je dois… livrer ça quelque part… », bafouilla Donnola en montrant son sac.
Scarabello le lui prit des mains et le laissa au milieu de la rue. « Voilà. C’est livré. »
Tandis qu’ils s’éloignaient, des gamins ouvrirent le sac, trouvèrent les bandages infectés et commencèrent à se courir après en les déroulant comme des drapeaux.
« Scarabello, je t’en supplie…
— Tu me supplies de quoi ?
— Je fais rien de mal…
— Peut-être, Donnola. Peut-être, dit Scarabello d’un ton compréhensif, en caressant sa tête chauve. Mais tu me sers à faire un exemple. Tu comprends ça, hein ?
— Je t’en supplie…
— Désolé, Donnola. Tu as vu ce qu’ils m’ont fait. Regarde ma tête. Mets-toi à ma place. » Puis il fit un signe à ses hommes, qui poussèrent Donnola derrière l’église de San Giacomo. Arrivés aux chantiers des Fabbricche Vecchie, ils pénétrèrent dans la zone déserte. Là, Scarabello tira son long couteau. « Je suis désolé », répéta-t-il.
Donnola le regarda s’approcher, son coutelas le long de sa hanche. Toute sa vie, bien qu’ayant fait la guerre, il avait eu peur. Et maintenant qu’il allait mourir, la peur avait disparu. Il comprit vite pourquoi : cette plaie l’avait aidé depuis quelques jours à s’habituer à cette idée. Mais il y avait autre chose : “Merci, Seigneur, pensa-t-il. Je n’avais pas compris que tu me faisais un cadeau aussi merveilleux.” Il regarda Scarabello, à un pas de lui maintenant. Il regarda son visage tuméfié, sa lèvre fendue par le poing du capitaine Lanzafame. Il vit la déchirure et le sang qui commençait à cailler. Il sourit et glissa la main dans son pantalon. Il planta ses ongles dans la plaie, en la fouaillant. Il sentit une douleur brûlante mais ne s’arrêta pas.
« Qu’est-ce que tu fais, imbécile ? », dit Scarabello en levant son coutelas.
Donnola sortit sa main. Il avait les doigts souillés de sang infecté. Il se lança contre Scarabello pendant que le couteau pénétrait dans son flanc, à hauteur du foie, et lui coupait le souffle. Mais il trouva la force de s’accrocher à lui pendant que la lame ouvrait la blessure mortelle, et de porter sa main ensanglantée à la bouche de Scarabello. Il lui attrapa la lèvre et plongea ses ongles infectés dans la fente ouverte.
« Tu… as… perdu…, murmura-t-il en s’écroulant au sol.
— Qu’est-ce que tu racontes, pauvre con ? fit Scarabello, plein de mépris.
— Pas de règles… c’est toi qui l’as dit… » Donnola sentit que la mort l’attirait entre ses bras noirs. Il était un héros. Personne ne le saurait jamais, mais lui, il le savait. Il ferma les yeux sans cesser de sourire.
Scarabello le regarda mourir, tamponnant sa blessure à la lèvre tandis qu’un mauvais pressentiment lui serrait l’estomac. « Emportez le corps à la Torre delle Ghiandaie. Qu’ils le trouvent au pied de l’escalier.
— Ce sera fait cette nuit, répondit le borgne.
— Pas cette nuit ! Tout de suite !
— Mais comment on fait pour transporter un cadavre en plein jour ?
— Alors, coupez-lui la tête ! hurla Scarabello, dont le visage commençait à se gonfler et se déformer sous les coups reçus. T’es pas capable de transporter une tête dans un sac, en plein jour, espèce de trouillard ? »
« Non ! Non ! » Giuditta pleurait, désespérée, et Mercurio lui maintenait la tête contre son torse pour qu’elle ne crie pas trop fort.
« Chut… chut…, lui murmurait-il à l’oreille. Raconte-moi… mais doucement… »
Les pigeons s’agitaient sur leur perchoir.
Giuditta fut secouée d’un terrible sanglot. Puis elle sembla se calmer. Dégageant sa tête de l’étreinte de Mercurio, elle le regarda. Ses yeux étaient rouges, écarquillés. Son visage baigné de larmes. Une expression effrayée, plus encore que douloureuse. « Donnola…, dit-elle.
— Quoi, Donnola ?
— Il est mort…
— Mort ?
— Tué… ils l’ont… ils l’ont… » Giuditta se retint. Elle se mordit la lèvre, avec force, essayant de respirer et de ne pas se laisser aller aux sanglots qui recommençaient à l’oppresser. « Ils lui ont… ils lui ont coupé la tête… » Elle céda et hoqueta de nouveau.
Mercurio la serra fort contre lui. « Donnola, dit-il. Je… Qui peut avoir fait une chose pareille ?
— Mon père dit que c’est un criminel qui a fait ça, sanglota Giuditta.
— Mais qui ?
— Scannarello… ou quelque chose de ce gen…
— Scarabello ? s’exclama Mercurio. Scarabello ? C’est ça le nom que ton père a dit ? »
Giuditta s’écarta. Elle le regarda. « Tu… Tu le connais ? »
Mercurio sentit un poids peser sur son cœur. Et sur ses épaules. Il laissa la haine et la colère s’emparer de lui.
« Mercurio… » La voix de Giuditta était légère comme une prière.
Il la serra entre ses bras. « Ne t’inquiète pas », lui dit-il. Et il répéta : « Ne t’inquiète pas… » Mais c’était comme s’il n’était pas là.
Quand l’aube arriva et que la Marangona fit retentir son premier coup au-dessus de la vie des habitants de Venise, Mercurio quitta le Ghetto. Il se rendit sur le campo Santo Aponal et s’assit devant la boutique de Paolo, grignotant un biscuit au gingembre qu’il avait acheté dans une boulangerie derrière le Rialto. Au fond de sa poche, il serrait le couteau qu’il avait pris chez un armurier.
Paolo le vit de sa fenêtre et descendit avec une tasse de bouillon.
« Je dois parler à Scarabello, lui dit Mercurio.
— Il ne va pas tarder, répondit le marchand de légumes. Le borgne est allé chez toi à Mestre. Il te cherchait pour te donner ta part de je ne sais quel coup.
— C’est pas un coup ! rétorqua Mercurio. C’est de l’argent propre. Un travail honnête. Mais Scarabello, avec ses sales pattes, il faut qu’il salisse tout.
— Parle plus bas, par pitié », murmura Paolo en penchant la tête. Il ouvrit sa boutique et s’installa derrière le comptoir vide, comme tous les jours.
Mercurio le suivit à l’intérieur. « Tu as l’air d’un fantôme. »
Paolo ne bougea pas un muscle. Il resta ainsi, immobile, jusqu’à l’arrivée de Scarabello qui était suivi de quatre hommes armés et bruyants.
« Ah, te voilà, fit ce dernier en voyant Mercurio. Et le borgne, il est où ?
— J’ai à te parler », dit Mercurio.
Scarabello avait le visage déformé par les poings de Lanzafame. La lèvre gonflée et violacée. Un œil au beurre noir. Une arcade sourcilière fendue. De son nez coulait un liquide jaunâtre. Son teint, là où la peau n’était pas bleue et écorchée, était pâle.
Mercurio éprouva un plaisir subtil à le voir dans cet état. Il continuait de serrer la main sur le couteau dans sa poche.
« T’es en train de te faire un paquet de fric. » Scarabello parla, puis s’enfila un doigt au fond de la bouche où une molaire était branlante.
— Non. Toi, tu te fais un paquet de fric, répliqua durement Mercurio. Moi, je le gagne. »
Scarabello rit doucement. « Hier, je suis allé chez ce Juif, Saraval. La fête de la maison Venier t’a rapporté vingt-sept trons et huit sols d’argent. Pas mal. Ma part est de neuf trons et trois sols d’argent. Le reste est pour toi. » Il lança une bourse vers lui, par terre, comme un os à un chien. « Tout est là-dedans. Et maintenant tire-toi, parce que j’ai à faire.
— Sinon ?
— Sinon quoi, morpion ? » La voix de Scarabello s’était durcie.
— Si je ne m’en vais pas, tu fais quoi ? Tu me coupes la tête ?
— Si tu veux, oui », dit doucement Scarabello en approchant son visage de celui de Mercurio. Son haleine sentait le sang et l’alcool.
Mercurio serra convulsivement sa main autour du couteau. Il aurait suffi de le sortir de sa poche et de lui planter la lame dans la poitrine.
« Je suis désolé pour Donnola, dit-il. Et le masque qu’il avait sur le visage se transforma l’espace d’un instant en quelque chose d’humain. Mais ça devait être fait. »
Mercurio se rendit compte qu’il n’avait pas la force de le poignarder. Qu’il ne l’aurait jamais. Il était un lâche, un perdant. Il baissa les yeux.
Scarabello lui mit la main sur l’épaule. Puis la main monta, rejoignit la nuque. La lui serra. Cette main était chaude.
Mercurio éprouva presque du plaisir. « Pourquoi ? demanda-t-il tout bas, s’abandonnant à cette étreinte.
— Tu ne peux pas comprendre », répondit Scarabello, tout bas lui aussi.
Mercurio leva la tête. Le regarda.
« Tu ne peux pas comprendre », répéta Scarabello.
Mercurio commença à pleurer doucement. Sans sanglots, sans désespoir. Sans emphase, sans secousses. Ses larmes coulaient librement, sans effort. Toute sa colère était en train de fondre, comme un bloc de glace.
Scarabello l’attira contre lui, la main toujours sur sa nuque, et lui donna de l’autre une pichenette sur la joue. Puis, avec le pouce, il essuya les larmes qui s’étaient accumulées sous ses cernes comme dans un puits.
Mercurio sortit de sa poche sa main qui serrait le couteau. Son bras vibrait sous la tension.
« Attention, il a un couteau ! », s’écria l’un des hommes de Scarabello, qui fit mine de s’élancer pour défendre son chef.
Mais Scarabello l’arrêta, levant vers lui sa main mouillée par les larmes de Mercurio. « Il va le jeter », dit-il en le regardant, sa main toujours sur sa nuque, sans la serrer.
La main de Mercurio s’ouvrit. Le couteau tomba à terre.
Scarabello acquiesça. Et l’étreignit de nouveau. Puis il se détacha de lui et se pencha. Ramassant la bourse avec l’argent de Saraval, il la lui mit dans la main qui avait serré le couteau. « Rentre chez toi, mon garçon. »
Mercurio fit un pas en arrière. Il se sentait faible, vidé.
« Une dernière chose, dit Scarabello. L’histoire avec le docteur ne s’arrête pas là. Elle se terminera bientôt, mais pour le moment dis-leur qu’aucun d’entre eux n’est en sécurité. »
Mercurio se raidit. Il sentit son sang se glacer. Il pensa aussitôt à Giuditta. « De qui tu veux parler ?
— De personne en particulier. Et de tout le monde. »
Mercurio regarda le couteau par terre.
Scarabello le chassa d’un coup de pied vers ses hommes.
« Débrouille-toi pour faire comprendre au docteur qu’il doit pas rester dans nos pattes. »
Mercurio resta immobile quelques instants, encaissant ce coup terrible.
Les hommes de Scarabello le regardaient comme un animal exotique bizarre. Aucun d’entre eux n’aurait survécu s’il avait sorti un couteau pour tuer Scarabello.
Mercurio sortit de la boutique de Paolo.
L’instant d’après, il courait vers le Castelletto.
Il arriva au cinquième étage de la Torre delle Ghiandaie le souffle coupé, le cœur cognant dans sa poitrine. « Docteur ! Docteur ! », se mit-il à hurler dès le rez-de-chaussée, si bien qu’à son arrivée au sommet les soldats de Lanzafame, le capitaine lui-même et le docteur étaient tous là à l’attendre.
« Tu veux bien te faire entrer dans la tête que je n’ai aucune intention de te parler, mon garçon ? », attaqua aussitôt Isacco.
Mercurio était plié en deux. Il n’arrivait pas à reprendre son souffle. « Scarabello… a dit…
— Tu travailles pour ce criminel ? l’interrompit Isacco. Il fallait s’y attendre ! Vous êtes faits l’un pour l’autre.
— Laisse-le parler, dit le capitaine.
— Scarabello, reprit Mercurio, a dit que personne n’est en sécurité… tant que vous ne céderez pas… » Il le regarda, hochant la tête. « Giuditta… », murmura-t-il.
Isacco se précipita sur le garçon. Il le saisit par le col de sa veste. La veille, ils avaient retrouvé le corps mutilé de Donnola, jeté parmi les gravats des Fabbricche Vecchie. Isacco émit un cri à mi-chemin entre le râle et le rugissement. Il avait les yeux rouges, il était bouleversé par la douleur. « Ton compère a tué Donnola, dit-il, la voix cassée. C’est moi qui ai reconstitué son corps… Je lui ai… » Isacco s’arrêta net. Il sentit qu’il ne serait pas capable de raconter son chagrin de devoir recoudre la tête au tronc. Il serra les poings et grinça des dents, bavant, cherchant à contenir cette souffrance qui le déchirait. En reconstituant sa dépouille, il avait découvert que Donnola était malade. Il serait mort de toute façon. Mais il n’en avait parlé à personne, il avait voulu se rendre utile jusqu’à la fin. « Et toi, tu viens maintenant pour me menacer… » Isacco serra les mâchoires. « Non ! »
Mercurio échappa à sa prise. « Quel foutu sac de merde empli d’orgueil vous êtes ! hurla-t-il.
— Calme-toi, mon garçon, intervint Lanzafame.
— Scarabello pourrait faire du mal à Giuditta ! Vous le comprenez, ça, oui ou non ? »
Isacco, qui s’apprêtait à lui sauter dessus, s’immobilisa. Il baissa les yeux. Puis il regarda Lanzafame.
Le capitaine frémissait. Sa nature de guerrier était en lutte avec l’homme et l’ami.
Isacco se tourna vers les prostituées. Effrayées, elles attendaient, retenant leur souffle.
« Ne nous abandonnez pas, docteur… », dit l’une d’elles.
Isacco regarda à nouveau Lanzafame. Il ne savait que faire.
« Docteur…, dit Mercurio en faisant un pas en avant.
— Il a parlé de Giuditta ? lui demanda Isacco.
— Non, mais… »
Isacco pointa l’index vers lui. Toute sa tension intérieure était désormais canalisée contre Mercurio. « Va-t-en, lui ordonna-t-il d’une voix basse, féroce. Va-t-en, maudit. Va-t-en dire à ton maître qu’il ne nous fait pas peur. Va-t-en, ou c’est toi qui paieras l’addition pour Donnola. »
Lanzafame s’interposa. « Vas-y, mon gars. »
Mercurio ne bougea pas. « Laissez tomber, docteur. Laissez tomber. Vous ne le connaissez pas.
— Vas-y », répéta Lanzafame d’un ton décidé, en le poussant.
Mercurio descendit l’escalier. Lentement. En se retournant de temps en temps. Tous les yeux étaient braqués sur lui. Cela n’aurait servi à rien de dire qu’il n’était pas l’homme de Scarabello. Ils ne l’auraient pas cru. D’ailleurs, ça n’aurait pas été vrai.
« Tu es sûr de toi, docteur ? », demanda Lanzafame quand ils furent seuls.
Isacco ne répondit pas. Il était tout pâle. Il s’en alla le dos courbé et travailla, sans faire de pause, presque jusqu’au soir. Il changea des pansements, étala des onguents, nettoya des plaies, vérifia l’état de ses patientes l’une après l’autre. Il ne s’arrêta pas un instant. Et ce jour-là, pas un seul rire ne retentit dans tout le cinquième étage. Personne ne parlait, sauf en cas de nécessité. Tous avaient les yeux baissés et semblaient retenir leur souffle. Comme si le temps s’était arrêté.
« Attention à ne pas t’entêter, Isacco, lui dit le capitaine Lanzafame alors qu’ils s’apprêtaient à prendre le chemin du retour. Attention. L’entêtement fait prendre des décisions qui vont à l’encontre du cœur. Et ça, ce n’est jamais bon. » Puis il ajouta : « Moi, je n’aurais jamais cédé à la menace de Scarabello. Mais je ne suis qu’un stupide soldat. Et Giuditta n’est pas ma fille. Tu as bien réfléchi ?
— Scarabello ne pense pas à ma fille.
— Comment peux-tu en être sûr ?
— Parce que je l’ai lu dans le cœur de ce garçon. Vous avez vu comme il était effrayé ? Il aurait fait n’importe quoi pour nous convaincre. Il nous aurait chassés de ses propres mains, s’il avait pu.
— Et alors ?
— Scarabello se sert de lui. Il sait peut-être qu’il est amoureux d’elle. Il lui fait croire qu’il va lui faire du mal pour mieux le manipuler. Ce n’est pas à moi, mais à lui, que ce message s’adresse, dit Isacco. J’ai utilisé cette technique tant de fois par le passé…
— Tu paries sur une impression.
— C’est le métier d’escroc qui veut ça. Même si vous vous obstinez à croire que je suis médecin.
— Tu es médecin.
— Vous voyez ? commenta Isacco avec un sourire. Qu’est-ce que je vous disais ? »
Lanzafame lui mit la main sur l’épaule. « Tu es sûr de toi ? »
Isacco le fixa en silence. Puis il baissa les yeux et accéléra le pas.
« Docteur, tu es sûr de toi ? », lui demanda encore Lanzafame, en le suivant.
Isacco, de nouveau, ne répondit pas. Il marchait vite, les sourcils froncés, l’air dur. Puis il s’arrêta, non loin d’une masure basse.
Une silhouette, dans l’ombre, se recroquevilla.
Isacco regardait Lanzafame, tout frémissant. « Nous autres Juifs, nous vivons la peur au ventre, jour et nuit. Peur d’être chassés de Venise. Peur d’être enfermés. Peur d’être brûlés. Peur d’être détroussés. Peur d’être obligés de nous convertir. Peur de devoir demander la permission même pour… même pour aller chier ! » Il pointa le doigt vers la Torre delle Ghiandaie, qu’on apercevait par-dessus les toits bas des habitations de San Matteo. « Et aussi vrai que Dieu existe, je ne permettrai pas à ce criminel de m’effrayer lui aussi. » Il fixa encore un instant le capitaine, puis se retourna et reprit sa marche furieuse vers le Ghetto.
La silhouette qui s’était blottie dans l’ombre sortit de sa cachette.
« Maudite tête de mule », maugréa Mercurio.
Dans le ciel s’amassaient et grondaient de gros nuages, noirs et menaçants.
« Puisque c’est ça, c’est moi qui y penserai, à ta fille. »
« Je te donnerai la moitié de ce que je gagne, dit Mercurio. Mais ne fais pas de mal à la fille du docteur. »
Scarabello le regarda en silence, un sourcil haussé.
« Je t’en supplie, dit Mercurio.
— Je te l’ai déjà dit, ton point faible, c’est que tu es un sentimental. » Il sourit.
« Je t’en supplie. Elle n’a rien à voir avec ça. »
Scarabello haussa les épaules. Il l’imita : « Elle n’a rien à voir avec ça. Et qu’est-ce que ça veut dire ? »
Mercurio avait les larmes aux yeux. Plus il suppliait Scarabello, plus son inquiétude pour Giuditta grandissait.
« Tu serais prêt à me donner tout ce que tu gagnes pour cette fille ? Tu serais prêt à devenir mon fidèle toutou ?
— Tout ce que tu veux, répondit Mercurio sans hésiter.
— Tout ce que je veux, acquiesça Scarabello avec satisfaction.
— Mais si tu lui fais du mal — et la voix de Mercurio se fit soudain dure, décidée — je te jure que je te tuerai. »
Scarabello s’approcha tout près. Le fixa dans les yeux.
Mercurio soutint son regard.
« Je te crois.
— Tu ne lui feras pas de mal ? » La voix de Mercurio se cassa.
Scarabello le tint en suspens quelques instants encore. « Non. Je ne lui ferai rien. »
Mercurio, soulagé, sentit ses jambes se dérober.
« Tu dois encore me dire merci, dit Scarabello en souriant.
— Merci…
— Suis-moi. Et dis-moi aussi merci de ne pas te prendre ni la moitié ni la totalité de ce que tu gagnes.
— Merci, répéta Mercurio en marchant derrière lui.
— Je suis un voleur honnête, tu ne trouves pas ?
— Oui…
— Eh bien non, en fait. » Scarabello se retourna. Son expression était devenue sérieuse. Il tendit brusquement les mains et lui attrapa les deux oreilles. « Si je voulais la moitié de ce que tu gagnes, ou tout ce que tu as, y compris ta vie, je les prendrais sans te demander la permission. Ça n’arrive pas à rentrer dans ta petite tête, ça, hein ? » Ses lèvres se tordirent en un ricanement. « Je suis pas un voleur honnête, moi. Je suis un homme fort. Et puissant. C’est très différent. C’est clair ?
— Oui…
— Maintenant viens avec moi, et tu verras à quel point je suis fort et puissant. »
Mercurio le suivit jusqu’au palais de la Merceria, où Scarabello retrouva un homme qui portait un masque.
« Excellence », dit Scarabello d’un ton à la fois obséquieux et familier, « vous avez donc décidé de m’aider ? »
L’homme désigna une escouade de gardes du doge, commandée par un fonctionnaire de la Sérénissime en grand uniforme. « Ils sont à mes ordres. »
Scarabello fit une profonde révérence. « Je vous renouvelle mon amitié, excellence, et je suis à votre service, dit-il, une note amusée, presque ironique, dans la voix.
— Oh, arrête ça. Nous savons très bien tous les deux pourquoi je le fais », répliqua l’autre, avec une intonation de mépris mal dissimulée. Il se tourna et partit.
« L’arrogance que se permet un ver de terre dès qu’il porte ses armes de noblesse brodées sur la poitrine », dit Scarabello en fixant avec insistance la figure masquée qui disparaissait. Et son regard se voila un instant de mélancolie.
« Qui est-ce ? demanda Mercurio.
— Quelqu’un de si haut placé que si tu t’asseyais à côté, t’en aurais le vertige, espèce de morpion, répondit Scarabello. Viens », ajouta-t-il en se dirigeant vers les gardes du doge.
« Nous savons ce que nous avons à faire, affirma le fonctionnaire de la Sérénissime dès que Scarabello fut à portée de voix. Mais je suis dégoûté de le faire pour un homme comme vous.
— Si on t’avait commandé de me laisser te chier sur la tête, tu le ferais aussi, répondit Scarabello. Tu n’es rien de plus qu’un serviteur, sous tes grands airs. Et ton uniforme est un costume de bouffon. Alors me casse pas les couilles avec tes chichis et grouille-toi.
— Je ne vous permets pas de me parler de cette façon, protesta le fonctionnaire, en portant la main à son épée.
— Tu veux me tuer ? dit Scarabello avec un petit rire. Tu te ferais honneur. Tu pourrais sentir que tu es un homme, enfin. »
L’autre devint écarlate de colère. Mais il se contint. L’homme qui lui avait donné ses ordres n’avait pas l’habitude qu’on lui désobéisse.
« Bien. L’affaire est close, dit Scarabello. En avant, marche. »
Mercurio le suivit jusqu’au Castelletto. Quand les Tours furent en vue, il ralentit le pas. « Que veux-tu faire ? demanda-t-il à Scarabello.
— Moi ? Rien… Je reste à l’écart. Ce sont les gardes du Grand Conseil qui s’occuperont de tout.
— Le Grand Conseil ? C’est quoi ?
— Le sommet au-dessus duquel siège l’homme qui me rend ce service.
— Et pourquoi te le rend-il ?
— Parce qu’il me le doit. » Il tapa du doigt sur la poitrine de Mercurio et répéta : « Parce qu’il me le doit. Lui, il est tout là-haut, mais moi, en bas, je le tiens par les couilles. Comment crois-tu donc que ça survit, un homme comme moi ? Grâce à des amis haut placés. » Il se tourna vers le fonctionnaire de la Sérénissime et lui désigna la Torre delle Ghiandaie. « Cinquième étage. Fais ce que tu as à faire. »
L’escouade de gardes du doge, qui formait deux colonnes, suivit son commandant en rangs serrés.
Derrière, Scarabello montait les marches avec indolence, regardant autour de lui, et souriant avec satisfaction aux prostituées et aux maquereaux qui croisaient son regard. Son visage portait encore les traces des coups de poing de Lanzafame. Elles guérissaient. Seule sa lèvre semblait aller plus mal. Elle était gonflée et avait une couleur violacée peu naturelle.
« Que cherchez-vous ? », demanda du haut de l’escalier le capitaine, averti de l’arrivée de l’escouade.
L’officier de la Sérénissime ne s’arrêta pas. Il monta jusqu’à la dernière marche et se plaça face à Lanzafame, dans une pose autoritaire. Puis, d’un sac qu’il portait en bandoulière, il sortit un rouleau de parchemin.
Isacco arriva à son tour sur le palier. Tout autour, les prostituées se bousculaient, penchées sur les balustrades.
« Au nom et pour le compte de la République Sérénissime de Venise, commença à lire le fonctionnaire, et par ordre du Grand Conseil et du Sénat, il est ordonné au médecin juif Isacco da Negroponte et à ses mercenaires…
— C’est nous, les mercenaires ? s’enflamma aussitôt Lanzafame.
— Ne m’interrompez pas, capitaine, je vous respecte comme soldat, mais ce que vous faites ici a été jugé en dehors de vos compétences et de votre charge. Il vous a été donné l’ordre de commander les gardes du campo del Ghetto. Tenez-vous-en aux ordres. »
Lanzafame encaissa le coup en serrant les poings. Il regarda autour de lui. Croisa le regard de Scarabello. « Toi ! », rugit-il, en pointant le doigt dans sa direction.
Scarabello lui éclata de rire au nez.
Mercurio se cacha. Il ne voulait pas qu’Isacco et Lanzafame le voient. Mais il voulait écouter.
« Il vous est enjoint, reprit le commandant de l’escouade, de quitter à l’instant même les lieux, qui sont consacrés à l’exercice de la prostitution, afin de ne pas les contaminer par la maladie dont sont affectées les prostituées et d’éviter de la répandre ultérieurement…
— Nous ne répandons pas le mal français ! protesta Isacco.
— Taisez-vous ! lui intima le commandant. C’est pourquoi il est décrété et ordonné pour des motifs sanitaires que vous déménagiez dudit cinquième étage de la Torre delle Ghiandaie, et il vous est fait défense, toujours au nom et pour le compte du Grand Conseil et du Sénat, de vous installer en aucun autre lieu de la localité dite de Castelletto. »
Lanzafame s’approcha du commandant.
Les gardes du doge portèrent la main à leurs armes.
« Honte à toi. Tu as vendu la République à cette merde, dit Lanzafame en désignant Scarabello. Par conséquent tu ne vaux pas mieux que lui. Ni toi ni celui qui t’envoie. » Il se tourna vers Isacco. « Il faut partir.
— Mais…, dit celui-ci en haussant les épaules.
— Il faut partir, docteur ! hurla Lanzafame, furibond. La politique et les voyous ont gagné ! T’as pas compris ? »
Isacco regarda les prostituées. Elles étaient terrorisées.
« Où irons-nous ? murmura-t-il, s’affaissant presque.
— J’en sais rien ! », hurla encore plus fort Lanzafame. Puis il se tourna vers Scarabello, qui souriait béatement de sa victoire. « Je te tuerai, espèce d’ordure ! Je te tuerai !
— Pas aujourd’hui, en tout cas, se mit à rire Scarabello. Et pas ici. » Il ouvrit grand les bras, comme un comédien cherchant les applaudissements. « Mes douces putains, voici des chambres propres qui se libèrent. Mais le prix reste le même. Pas de majoration. Dites merci ! »
Les prostituées restèrent silencieuses.
« Celle qui ne dit pas merci n’aura pas droit à une chambre », dit Scarabello d’une voix sifflante, avec dureté.
Beaucoup bafouillèrent : « Merci ».
Mercurio, caché sous la rampe d’escalier au quatrième étage, s’éclipsa en essayant de ne pas être vu. Il ne résista cependant pas à la tentation de se retourner vers Isacco. Et il vit l’expression vaincue de son visage pendant qu’il invitait ses malades à récupérer leurs maigres affaires. Il en éprouva une grande peine.
« Tu es un sentimental, morpion », lui dit Scarabello en riant.
Mercurio dégringola les escaliers, la gorge nouée.
« Plus vite », disait le commandant de l’escouade aux malades du cinquième étage.
Lanzafame vint tout près de l’officier. « De toi à moi, tu n’as pas honte ? », lui demanda-t-il, tout bas, sans que les autres l’entendent.
Le commandant baissa les yeux, sans répondre.
« On s’en va, allez ! hurla le capitaine. Docteur, prends tes onguents et tes instruments, allez ! »
En peu de temps, tout le monde se retrouva massé sur le palier. Les gardes s’écartèrent pour laisser passer la pauvre procession. Les prostituées guéries offraient leur bras aux malades. Lanzafame et ses soldats transportaient sur des civières légères celles qui ne pouvaient pas marcher. L’une d’elles venait de mourir.
Ils commencèrent péniblement à descendre l’escalier. Quand ils furent dans la cour du Castelletto, ils regardèrent autour d’eux sans savoir où aller.
Mercurio était blotti derrière la colonne d’une des Tours. Il se dit qu’ils ressemblaient à des naufragés. Et que personne ne leur offrirait l’hospitalité. Il les suivit sans se montrer, jusqu’au moment où il les vit s’arrêter sur une esplanade boueuse derrière la Scuola Grande de Santa Maria Della Misericordia. Le prieur de la confraternité des Battuti secouait la tête, tristement. Apparemment, il lui était impossible d’abriter les prostituées dans son hospice.
Mercurio vit que Lanzafame et ses soldats essayaient de monter un campement pour la nuit. Le prieur leur avait donné des tentes. Dans la boue jusqu’aux chevilles, ils essayaient d’allumer des feux. Isacco était assis dans un coin, la tête dans ses mains. Le soir tombait. Il faisait froid. Beaucoup de femmes pleuraient.
Lanzafame s’approcha du docteur. « Tu dois y aller. C’est l’heure », lui dit-il.
Isacco leva la tête vers le capitaine. Il avait l’air étonné. Visiblement, il avait oublié qu’il ne pourrait pas partager le sort des prostituées. Comme chaque nuit, il devait rentrer dans sa cage pour y être enfermé.
Mercurio vit qu’il se levait avec peine.
Lui aussi, rentrant vers Mestre, se sentait vaincu. La Justice avait encore commis une injustice.
Isacco avait parcouru toutes les fondamenta jusqu’à la grande porte sur le rio di San Girolamo. Il entra dans son immeuble et monta au quatrième étage. Il s’arrêta devant la porte, parce qu’il ne voulait pas que sa fille le voie dans cet état, et s’assit sur les marches. Ce fut seulement deux heures plus tard que Giuditta, inquiète, le trouva là, endormi.
Le lendemain, dès l’aube, quand les grandes portes s’ouvrirent, Isacco rejoignit le campement. Il trouva les prostituées dans un état pitoyable. L’une d’elles était morte dans la nuit, probablement tuée par le froid, plus que par la maladie.
« On ne peut pas tenir comme ça, lui dit Lanzafame.
— Non… », répondit Isacco. Et il eut la tentation de s’enfuir. Au lieu de quoi, il remonta ses manches et fit son travail, nettoyant et pansant les plaies. Mais il était sans forces, et sans confiance en l’avenir.
Vers le milieu de la matinée, toutefois, le prieur de la Misericordia fit son apparition dans le campement.
Le docteur lança un signe au capitaine. « Venez », lui dit-il. Ils allèrent tous deux à la rencontre du prieur. « Avez-vous changé d’avis ? », demanda Isacco avec un espoir dans la voix.
« Docteur Negroponte, vous savez bien que ce n’est pas la question… », répondit-il, embarrassé. Il laissa son regard errer sur les prostituées. Sans rien ajouter.
Isacco acquiesça tristement. Si elles n’avaient pas été des putains, la Scuola Grande della Misericordia les aurait accueillies. La miséricorde n’est pas pour tout le monde, pensa Isacco.
« Mais il y a une femme, reprit le prieur, qui… eh bien, nous aimerions vous la présenter. Elle est venue aujourd’hui avec une proposition qui ne nous intéresse pas, mais qui pourrait peut-être vous convenir…
— Quelle proposition ? fit Isacco.
— Vous en jugerez par vous-même. Venez », dit le prieur en repartant vers l’imposant bâtiment de la Scuola Grande.
Isacco lança un coup d’œil à Lanzafame, puis suivit le prieur. Lanzafame se joignit à eux.
« La maladie me semble plus mortelle pour les hommes que pour les femmes, observa le prieur tandis qu’ils marchaient, les pieds dans la boue. Votre huile de Palo Santo agit cependant mieux sur les plaies que tout autre onguent.
— J’ai seulement écouté ce que disaient dans le port les marins qui revenaient des Amériques, répondit Isacco. Ce n’est pas mon huile. Je n’ai aucun mérite.
— C’est déjà un mérite que d’écouter, rétorqua le prieur en entrant dans la Scuola Grande. Quant à moi, j’utilise aussi du vif-argent. Il semble que cela marche. Cependant, le dosage est difficile à établir. On risque d’empoisonner le malade en soignant ses plaies.
— Du vif-argent ? Intéressant.
— Venez », les invita le prieur en ouvrant la porte du réfectoire. Il désigna une femme tout au fond de la salle. « La voilà. C’est elle. »
Ils s’approchèrent d’une femme de simple apparence.
« Voici le docteur Negroponte, dont je viens de vous parler. »
Isacco vit que la femme regardait son bonnet jaune.
« Le prieur m’a dit beaucoup de bien de vous », commença-t-elle.
Elle avait une voix chaude, pensa Isacco, mais continuait de fixer son bonnet jaune. « Il ne vous a pas dit que j’étais juif, c’est ça ? remarqua Isacco avec une pointe d’agressivité dans la voix. Et que mes patientes sont des prostituées, il vous l’a dit ?
— Je voulais aider le prieur, dit la femme sans relever l’attaque. Il semble qu’il n’ait pas besoin de mon humble secours. Alors que vous, oui, d’après lui. »
Isacco fronça les sourcils.
« Ce que vous faites est bien, et je veux vous aider, poursuivit-elle. Ça m’est égal que vous soyez juif.
— Je vous en remercie, répondit Isacco, se repentant de son agressivité. Comment pouvez-vous nous aider ?
— Je voudrais mettre à votre disposition un endroit, un endroit très grand… qui nécessite quelques travaux… qu’il faut arranger, en somme. Voilà… je voudrais vous offrir un endroit où créer un hôpital. »
Isacco sentit un frisson le long de son échine. Il regarda le capitaine Lanzafame dont les yeux attentifs restaient fixés sur la femme.
« De quel endroit parlez-vous ? fit Isacco.
— Eh bien… il s’agit… il s’agirait de mon étable…, dit la femme, timidement. C’est juste une étable, je sais, mais elle est chaude. Elle pourrait devenir un endroit habitable. Juste à côté, il y a ma maison et je pourrais vous fournir des repas réguliers si quelqu’un m’aide, et…
— Pourquoi ? l’interrompit Isacco.
— Parce que… » La femme regarda à droite et à gauche, comme si elle cherchait une réponse. « Parce que vous faites le bien et que je n’ai plus de vaches et que…
— Parce que Dieu nous l’envoie, voilà pourquoi ! intervint brusquement Lanzafame. Le mien, le tien, le Dieu des putains… quelle importance, misère de misère ? Quel que soit le pourquoi, qu’Il soit béni à jamais. Et que tu sois bénie toi aussi, brave femme ! Dis-lui merci, docteur ! »
Isacco se tourna vers elle. Mais il ne put parler.
« Quand pouvons-nous venir ? demanda Lanzafame.
— Je ne saurais dire…, répondit la femme. Au prieur, j’avais dit dans un mois, s’il s’occupait des travaux.
— Un mois… », murmura Isacco. Il regarda par la fenêtre le campement dans la boue, derrière la Scuola Grande. « Dans un mois, elles seront toutes mortes…, dit-il, et il voulut s’en aller.
— Mais si vous pensez qu’elles seraient mieux dans une étable que dehors… », commença à dire la femme.
Le docteur la regarda. Puis il se tourna vers Lanzafame.
« Vous voulez dire qu’on pourrait venir tout de suite ? demanda le capitaine, se faisant l’interprète de la pensée d’Isacco.
— Pour moi, oui, bien sûr. Si vous supportez…
— Nous supportons n’importe quoi pourvu que nous ayons un toit sur la tête, n’est-ce pas, docteur ? », dit Lanzafame en serrant les poings.
Isacco le fixait sans parvenir à prendre une décision.
« Docteur ! cria presque Lanzafame.
— Cela me semble une bonne proposition, intervint le prieur. De plus… » Sa voix se fit embarrassée. « On ne peut pas dire que ce campement, là, dehors… en somme… Les curés de l’église m’ont déjà demandé quand vous alliez partir…
— Docteur ! », répéta Lanzafame.
Isacco se secoua. « Qu’est-ce que nous attendons ? Allons-y ! »
Il fallut presque toute la journée pour transporter les prostituées jusqu’à l’étable, qui se trouvait en dehors de Venise. Les soldats de Lanzafame se mirent à l’œuvre et le soir même l’endroit avait été complètement nettoyé. Par terre, ils avaient répandu une grande quantité de paille propre sur laquelle installer provisoirement les malades, et au centre brûlaient trois feux. Les prostituées avaient des rires de petites filles, comme si elles étaient logées dans un château.
Isacco lui-même sentait la confiance renaître. Ils allaient y arriver.
« À partir de demain, on organisera mieux les choses », dit une voix derrière lui.
Isacco se retourna.
« Bienvenue », lui dit en souriant Mercurio, son bras autour de l’épaule d’Anna del Mercato.
“À nous deux”, se dit Shimon Baruch en posant le pied à Venise.
Il regarda autour de lui. Le gondolier l’avait laissé à l’embarcadère du Rialto. Il lui avait dit que c’était là que battait le vrai cœur de la ville, pas à San Marco comme le croyaient les étrangers.
L’air de Venise puait, se dit Shimon. Il monta sur le pont de bois du Rialto pour regarder le célèbre Grand Canal. L’eau n’était pas de l’eau, mais de la vase liquide. Elle n’était ni douce ni salée. Trop peu de sel pour qu’elle ne soit pas putrescente, et trop pour en faire l’eau d’un fleuve ou d’un lac. Il regarda autour de lui. Les palais étaient collés les uns aux autres. Le faste de leurs façades de marbre et de leurs rideaux, leurs colonnes et leurs vitraux colorés n’étaient qu’apparence. Dans les rios ou les canaux latéraux, ils montraient des flancs de brique, comme les maisons des pauvres. Les gens pissaient contre les murs. L’air stagnait, emprisonné dans des espaces exigus. Venise était une forme, un simulacre. Les barques qui encombraient le Grand Canal ressemblaient à d’énormes insectes aquatiques.
Il détesta tout de suite Venise.
Il descendit de l’autre côté du pont. Même si c’était là le cœur battant de la ville, comme avait dit le gondolier bavard, et par conséquent le lieu où il avait le plus de chance de rencontrer un voyou comme Mercurio, Shimon n’avait pas l’intention de dormir dans un tel chaos. Les gens le poussaient sans faire attention à lui ni aux autres. Sans même paraître ennuyés de ces collisions constantes. Des fourmis, des insectes, pensa-t-il avec le plus profond mépris. C’était donc ça, cette Venise tant célébrée : une cité d’insectes entassés sur des palafittes. Qu’ils les recouvrent de marbres précieux n’en changeait en rien la nature. C’étaient des palafittes plantés dans un marécage, qu’ils appelaient pompeusement lagune.
Depuis le campo San Bartolomeo, il parcourut le sotoportego dei Preti et par là rejoignit la calle dell’Aquila Nera. Il vit une auberge presque cachée, avec peu de clients.
Il entra et montra à l’aubergiste une feuille sur laquelle il avait écrit : “Je cherche une chambre”.
« Je ne sais pas lire », répondit l’autre.
Shimon lui mima le fait de dormir.
« Vous voulez une chambre ? »
Shimon acquiesça.
« À la pension », dit l’aubergiste avec un regard obtus.
Shimon resta là à le fixer.
« On entre par derrière, dans la calle », expliqua l’aubergiste en lui indiquant de sortir, puis de tourner à gauche et encore à gauche.
Shimon rejoignit un campiello qui n’avait pas de nom, tellement il était petit. C’était plutôt la cour intérieure des immeubles qui l’entouraient. Sur le petit campo donnaient quelques fenêtres étroites protégées par des grilles de fer, et une seule porte, peinte en rouge et noir. Dans un coin de la courette, deux seaux remplis d’ordures. La puanteur était insupportable.
Shimon poussa le battant. À l’intérieur, il faisait noir. Il faillit tomber en trouvant très vite sous ses pieds un escalier. Il n’y avait rien d’autre, juste cet escalier étroit et raide. Les marches étaient glissantes d’humidité. En montant, il s’appuya au mur. Le revêtement s’effrita sous ses doigts. Le mur était spongieux.
Quand il arriva en haut des marches, il se retrouva devant une autre porte. Il poussa pour entrer mais elle était fermée. Il frappa. Au bout d’un certain temps, il entendit un pas traînant, et un jeune homme à l’air indolent ouvrit. Il le regarda sans rien dire.
Shimon monta la dernière marche et entra, obligeant le jeune homme à se pousser. L’air sentait le renfermé et le moisi, mais un peu de lumière filtrait par une fenêtre, petite et basse, sur sa gauche, donnant sur la calle dell’Aquila Nera. Ils étaient au-dessus de l’auberge. Il lui tendit sa feuille où était écrit “Je cherche une chambre”.
« Je ne sais pas lire, dit le jeune homme. Et la patronne non plus. »
Shimon lui fit signe qu’il voulait dormir.
Le jeune homme se retourna et sans répondre se dirigea vers une porte. Il l’ouvrit et dit : « Client ».
On entendit un lit grincer. Puis apparut une femme dans la quarantaine, grasse, avec une face de singe et une ombre de moustache sur la lèvre. Elle noua sa robe de chambre sur le devant tout en passant devant le jeune homme, se frottant presque à lui.
Shimon comprit que la femme profitait de ses services.
« Dites », fit la logeuse. Elle avait des manières désagréables.
Shimon lui tendit la feuille.
« Je ne sais pas lire, dit la logeuse.
— Je lui ai déjà dit, intervint le jeune homme.
— Étranger ? », demanda la femme.
Shimon fit signe que non.
« Et alors ? », demanda encore la logeuse.
Shimon déboutonna sa veste et fit voir la cicatrice de sa blessure à la gorge. Puis il siffla par la bouche.
La logeuse fit un pas en arrière. « Muet ? »
Shimon acquiesça.
La femme prit une chandelle et l’approcha de Shimon. Elle voulait regarder sa blessure. Son vilain masque de singe se tordit en une grimace d’étonnement. « Viens voir ! dit-elle au jeune homme. Regarde, misère de misère ! » Elle approcha de nouveau la chandelle du cou de Shimon tandis que le garçon se penchait en avant. Elle éclaira la cicatrice sombre, violacée, sur laquelle on voyait un lys. Gravé dans la chair, à l’envers, en négatif, comme la bordure en relief du duché de Florence.
« Putain de merde ! s’exclama le jeune homme.
— C’est pas avec ça que vous allez payer, quand même ? », dit la logeuse en éclatant de rire.
Shimon ne sourit pas.
Le garçon éclata de rire avec un temps de retard. « Cette pièce-là, elle est pas valable ! », dit-il pour montrer qu’il avait compris.
« Un demi-sol par nuit, dit la logeuse. Une pièce d’argent par semaine. »
Shimon mit la main dans sa bourse et en sortit quatre pièces d’argent.
La logeuse écarquilla les yeux. « Votre Grâce, si vous voulez, je vous suce en prime », se mit-elle à rire.
Le jeune homme s’assombrit.
La logeuse lui donna une tape sur la tête. « Prends les bagages de monsieur, imbécile. »
Shimon lui fit signe qu’il n’avait que son sac, qu’il portait en bandoulière.
La femme l’accompagna dans un minuscule couloir sale et malodorant dont le plancher grinçait à chaque pas. Il était si étroit que le gros cul de la logeuse frottait de temps en temps contre la paroi. Arrivée à une porte basse, elle l’ouvrit. Puis elle entrebâilla les persiennes de l’unique petite fenêtre. La lumière avait du mal à pénétrer. Elle alla vers un meuble bas et rongé d’humidité puis alluma un moignon de chandelle, qui éclaira un pot de chambre rouillé. « Pour chier et pour pisser. Ce bon à rien vous le prendra tous les matins », dit-elle en montrant le jeune homme. Puis elle déplaça la chandelle vers un baquet. « Vous pouvez même y prendre un bain, si vous le commandez d’avance, l’informa-t-elle fièrement. Je vous chauffe l’eau pour trois marquets. C’est un bon prix. Et pour deux autres, je vous donne un morceau de savon. » Enfin, elle lui montra le lit. Dessus, il y avait une couverture tachée.
Shimon acquiesça. Il prit le certificat de baptême qui attestait qu’il était Alessandro Rubirosa, né à Rome en 1471.
« Je vous l’ai déjà dit, je ne sais pas lire, répéta la logeuse. Et je me fiche de qui vous êtes, avec tout mon respect, votre Seigneurie. »
Shimon rangea son certificat de baptême.
La logeuse s’arrêta sur le seuil. « Ce qui est sûr, c’est que vous serez pas le client à faire du bruit ! » Elle éclata de rire à nouveau puis sortit de la pièce, suivie par le garçon.
« Comment tu le sais, qu’il fera pas de bruit ? demanda-t-il tandis qu’ils s’éloignaient.
— Parce qu’il est muet, imbécile », dit la logeuse.
Shimon ferma la porte et se coucha sur le lit. Ce fut alors seulement qu’il entendit le garçon rire, en réponse à la réplique. Il resta immobile jusqu’au soir, sans bouger un muscle ni penser à rien. Quand la nuit fut tombée, il se leva sans bruit. Il enleva sa casaque et resserra le bandage autour de son thorax. Ses côtes cassées commençaient à lui faire moins mal. Pendant la première semaine, il avait craché du sang. Il s’était dit qu’il n’allait pas s’en sortir. Sa blessure au mollet s’était infectée. Mais il était resté caché dans la campagne, vivant comme un chien errant, au cas ou les gardes pontificaux l’auraient recherché. Il avait allumé un feu et brûlé un morceau de bois aiguisé, qu’il avait enfoncé à l’intérieur de la blessure. Le feu l’avait sauvé une fois, pour sa blessure à la gorge, il le sauverait cette fois encore. Et en effet, il l’avait sauvé. Mais quand il marchait trop longtemps, son mollet lui faisait encore très mal. Il s’était aperçu qu’il commençait à boiter. Il pensa à ces chats qui se prélassaient au soleil des rues de Rome, près des ruines du Cirque Maxime, les oreilles coupées par les morsures dues au combat, le poil strié de cicatrices.
Il sortit de la chambre. C’était le pire moment de la journée. Il pouvait éloigner de lui n’importe quelle image, mais pas celle de ce moment où, chez Ester, il s’asseyait dans le fauteuil et l’entendait remuer le dîner dans la marmite, devant la cheminée.
Il descendit dans la rue et commença à marcher.
Il erra sans but, uniquement pour éloigner ce qui lui manquait le plus : l’image d’une maison.
Sa haine à l’égard de Mercurio avait grandi depuis qu’il avait abandonné Ester. Non content de lui avoir pris son ancienne vie, Mercurio lui avait volé la possibilité d’une vie nouvelle.
“Tu ne connaîtras pas la paix tant que tu n’auras pas retrouvé ce maudit garçon et que tu ne l’auras pas fait souffrir.”
Rongé par la haine, Shimon arriva sans s’en rendre compte dans un espace gigantesque, libéré de l’oppression des immeubles collés les uns aux autres. Soudain, le monde s’ouvrait. En face de lui se trouvaient une basilique et une haute tour. À droite, le Grand Canal s’élargissait jusqu’à l’infini.
Il était à San Marco.
Il n’y avait plus de limites, plus de frontières.
Il vit alors une foule réunie autour d’une colonne. Il s’approcha. Un homme à demi nu, le regard terrorisé, était attaché par les mains et les pieds à quatre grands chevaux, piaffant d’inquiétude, la bouche écumante.
« Sodomite ! », hurla une femme.
Le bourreau fit claquer son fouet et les chevaux s’élancèrent dans quatre directions différentes. L’homme attaché hurla. On entendit craquer les os et les tendons. Le malheureux émit un ultime hurlement avant de s’évanouir, en vomissant.
Le bourreau, de deux rapides coups de hache, trancha les épaules, et les bras furent aussitôt détachés par la puissance des chevaux. Le sang jaillit sur les dalles. Il trancha alors les hanches de ce qu’il restait du condamné, et les jambes à leur tour se séparèrent du tronc, répandant les intestins sur le sol.
La foule avança puis recula, comme une seule et unique masse.
Dans l’air, l’odeur du sang et de la peur.
Shimon se laissa exalter par cette grandeur terrible.
“À nous deux, Mercurio”, se dit-il, tandis que les pigeons s’élevaient dans le ciel, effrayés par l’arrivée d’un énorme vol de corbeaux qui se préparaient à banqueter avec les restes du condamné.
Shimon regarda les oiseaux noirs. Ils lui parurent de bon augure. Il huma l’air. Comme un chien de chasse. Comme s’il pouvait sentir l’odeur de sa proie.
« Qu’est-ce que tu as combiné avec mon père ? demanda Giuditta dans le pigeonnier, en se serrant contre le corps chaud de Mercurio. Depuis hier, il n’arrête pas de marmonner contre toi et de dire qu’il s’est fait avoir. »
Mercurio se mit à rire. « C’est vrai qu’il s’est fait avoir. Il n’a rien vu venir, je me suis vraiment bien amusé.
— Mais qu’est-ce que tu lui as fait ?
— Je lui ai offert un hôpital.
— Un hôpital ?
— Eh oui. Au fond, c’est quand même le père de ma bien-aimée, non ? »
Giuditta se mit à rire doucement : « Toi, tu es complètement fou, tu le sais ça, hein ?
— Et toi, tu le sais que cet hôpital est à Mestre ? dit Mercurio en s’écartant d’elle pour la regarder dans les yeux. Tu le sais, ce que ça veut dire ?
— Non…
— Que tôt ou tard ton père se laissera convaincre d’accepter une chambre pour dormir là-bas.
— Mais nous n’avons pas le droit de dormir ailleurs que dans le…
— Tu es vraiment aussi bouchée que ton père, tu sais ? », dit Mercurio en riant.
Giuditta fit une moue mécontente.
Mercurio rit encore plus fort. « J’ai dit Mestre. Tu ne comprends toujours pas ?
— Non.
— Tu es obligée de dormir enfermée dans le Ghetto seulement si tu habites à Venise. Mais à Mestre, il n’y a pas de ghetto. Tu es libre de dormir où tu veux. Il suffit que tu cesses de vivre à Venise et que tu déménages à Mestre.
— Vraiment ? Et où ?
— Ô Seigneur du ciel ! Mais comment tu fais pour être aussi bouchée ?
— Allez, arrête ! Dis-moi !
— Chez moi ! dit Mercurio avec un sourire. Anna a déjà offert une chambre à ton père, pour qu’il puisse être jour et nuit dans son hôpital. Et il y en a une qui est prête pour toi. » Il la serra contre lui et caressa son corps. « Quoi ? Ça ne te va pas de dormir sous le même toit que moi ? »
Giuditta le regarda bouche bée. « Mon père n’acceptera jamais, dit-elle, toute chagrinée.
— On verra », répondit Mercurio. Il se leva de la couche de paille du pigeonnier. S’étira. « Si nous ne commençons pas à faire l’amour dans un vrai lit, nous allons vieillir avant l’heure. »
Giuditta éclata de rire.
« J’ai encore gagné dix-neuf lires d’or, reprit Mercurio. J’aurai bientôt assez pour commencer à réparer le navire du vieux Zuan. Et alors je t’emmènerai avec moi. »
Giuditta le regarda avec sérieux, sans lui répondre. Elle sentait qu’elle lui appartenait chaque jour davantage. Elle lui appartenait, se disait-elle, au point de n’être plus que sienne. Aussi avait-elle écrit une lettre, qu’elle ne cessait de relire. Parce qu’elle savait que le jour viendrait bientôt où elle la ferait lire à son père. C’était une lettre douloureuse. Et en même temps pleine de joie.
« Et ta boutique, comment ça va ? J’y vois toujours un grand va-et-vient de clients. »
Giuditta s’illumina. « Oui, dit-elle fièrement. Les robes plaisent beaucoup. Nous en vendons plus que nous ne pouvons en coudre. Et nous avons aussi des dames de la noblesse. C’est… c’est…
— Un succès, conclut Mercurio.
— Oui, un succès.
— Quel que soit l’endroit où nous irons, tu auras ta boutique », jura Mercurio, la main sur le cœur. Puis il commença à s’habiller. « Je ne laisserai pas nos douze enfants t’empêcher de gagner tout cet argent.
— Et toi, que feras-tu ? plaisanta Giuditta.
— Eh bien… je resterai à la maison en pantoufles et je surveillerai que la gouvernante, jeune et jolie, payée avec tes énormes bénéfices, nettoie bien le cul de nos marmots. Puis je m’assurerai que la cuisinière, tout aussi jeune et jolie, prépare les meilleures viandes casher. Et je passerai un doigt sur le sol pour être sûr que la petite servante, encore plus jeune et jolie que les autres, a bien balayé. »
Giuditta se mit à rire, se leva et se jeta dans ses bras. « Je ne te donnerai pas la moitié d’un enfant, et surtout, nous n’aurons pas de domestiques. Je ne veux te partager avec personne. »
Mercurio l’embrassa. Il caressa son dos lisse puis laissa glisser sa main sur ses seins.
Elle recula. « Arrête, il est tard. » Et tandis qu’elle enfilait sa jupe, elle regarda machinalement les coutures intérieures du vêtement. « Sais-tu qu’une cliente a trouvé une plume de corbeau dans une de mes robes ?
— Et qu’est-ce qu’elle faisait là ? demanda distraitement Mercurio, qui boutonnait sa veste.
— Bizarre, non ? répondit Giuditta, pensive. Et une autre une dent de bébé.
— Tu devrais peut-être dire à tes couturières de faire un peu plus attention.
— Je n’arrive pas à me l’expliquer…
— Qu’est-ce que tu voudrais expliquer ?
— Je ne sais pas… c’est bizarre.
— N’y pense plus et presse-toi. La Marangona va sonner et le “docteur des putains” va se réveiller.
— Ne l’appelle pas comme ça, s’assombrit Giuditta.
— Je plaisante.
— Ne plaisante pas là-dessus. »
Mercurio acquiesça, lui sourit, l’embrassa puis descendit l’escalier, prêt à se mêler à la foule qui sortait du Ghetto. Mais un instant après il reparut dans le pigeonnier. « T’ai-je dit que je t’aime ? »
Giuditta se mit à rire, heureuse.
« Pour toujours », lui dit Mercurio. Et il s’en alla.
« Pour toujours », répéta Giuditta. Elle revint dans l’appartement, prépara le déjeuner pour Isacco, lui dit bonjour, lui souhaita une bonne journée de travail, et enfin, restée seule, elle s’assit devant la table et prit dans la fente du mur où elle la cachait tous les soirs la lettre qu’elle avait écrite. Elle la relut.
Cher père,
C’est avec la plus grande douleur que je t’écris la grande joie que je ressens. Je ne sais pas comment je survivrai à cette grande douleur, pas plus que je ne sais comment je pourrais me priver de cette joie. Si j’étais capable de me couper en deux, je te jure que je le ferais. Si j’étais capable d’être à la fois une bonne fille et une bonne épouse, je te jure que je le serais. Si je pouvais éviter de te briser le cœur, je te jure que je l’éviterais. Comme je voudrais ne pas briser le cœur de l’homme auquel j’ai promis le mien. Je prie de toute mon âme qu’advienne un miracle qui nous permette de vivre une existence différente de celle qui s’annonce. Je prie pour pouvoir passer ma vie avec toi, comme je prie pour pouvoir passer ma vie avec l’homme que j’aime. Mais quelle vie sera la mienne, dorénavant, je ne saurais le dire. Sera-t-il possible de l’appeler vie, si pour une moitié, elle est la mort ? Quelle vie peut être celle d’un cœur coupé en deux ?
Je ne sais pas si tu réussiras à me pardonner parce que je ne sais pas si je réussirai à me pardonner moi-même. Mais ma décision est prise.
Chaque fois qu’elle la relisait, elle se sentait le cœur pris dans un étau. Elle s’était livrée tout entière dans cette courte lettre. Mais, au-delà des mots, elle se rendait compte, jour après jour, d’un fait inéluctable. Elle appartenait à Mercurio. Rien ne la retiendrait. Rien. Sa décision était prise. Et c’était vrai. Elle suivrait Mercurio où qu’il aille. Parce qu’il était sa vie. La vie qu’elle voulait.
« Quel qu’en soit le prix, dit-elle, tout bas mais avec force. Et pour toujours. »
Parfois, le soir, quand Mercurio ne l’emmenait pas dans le pigeonnier froid et malodorant devenu pour elle un palais, Giuditta se demandait si elle avait bien fait de perdre sa virginité. Elle essayait même d’en avoir honte, comme le voulait la société, tant chrétienne que juive. Mais elle n’y arrivait pas. Elle comprenait la règle, elle l’admettait pour les autres, mais pas pour elle. Pas pour eux deux. Parce que Mercurio et elle étaient spéciaux. Eux, ils étaient amoureux. Et leur amour était si grand et si absolu que rien de ce qu’ils faisaient en son nom ne pouvait être mal.
Avec le temps, son père finirait par accepter la vérité. Giuditta en était certaine. Comment aurait-il pu en être autrement ? Comment pouvait-on imaginer qu’un amour aussi pur puisse être un péché aux yeux du Seigneur ? N’était-ce pas justement le Dieu du Monde, qui savait tout et pouvait tout, qui les avait faits se rencontrer ?
Elle pensa à la première fois où elle avait senti la main de Mercurio dans la sienne. Puis à leur premier baiser. Et à la première fois où elle l’avait accueilli en elle et s’était rendu compte que leurs corps se fondaient en un seul et même organisme, et qu’il n’était plus possible de les distinguer ni de les séparer. Est-ce qu’elle le referait ? Oui. Mille fois oui. Sans un seul regret.
« Pour toujours », se répéta-t-elle.
Quand on frappa à la porte, Giuditta fit un bond sur sa chaise. Elle porta la main à son cœur et sourit, revenant à la réalité. Elle laissa la lettre sur la table, se leva et alla jusqu’à la porte.
« Qui est-ce ? demanda-t-elle.
— Giuditta la Juive, répondit une voix d’homme. Ma maîtresse vous demande. »
Giuditta ouvrit. Elle ne connaissait pas ce serviteur.
« Ma maîtresse vous demande, répéta l’homme.
— Qui est votre maîtresse ?
— Vous verrez bien.
— Quand ?
— Maintenant. »
Giuditta était déconcertée, ne savait que répondre.
« La gondole de Madame nous attend.
— C’est pour une robe ?
— Ma maîtresse m’a envoyé vous chercher. Je ne sais rien de plus. »
Giuditta mit une cape de futaine sur ses épaules et suivit le serviteur dans les escaliers puis à travers le campo. Tout en marchant, elle se sentait encore enivrée de ses pensées au sujet de Mercurio. Oui, elle le suivrait partout.
La gondole était amarrée sur la fondamenta dei Ormesini. Le serviteur l’aida à monter puis fit signe au gondolier de partir.
En peu de temps, ils atteignirent l’embarcadère privé d’un palais de trois étages sur le Grand Canal. La façade était élégante, finement dessinée. Les fenêtres s’ornaient de légères colonnes de marbre qui s’enroulaient sur elles-mêmes jusqu’à de gracieux chapiteaux, et étaient décorées de petites vitres de couleur plombées.
Le serviteur la fit descendre et lui dit de suivre un domestique en livrée. Celui-ci l’escorta en silence au premier étage du palais. On respirait dans l’air une odeur désagréable d’excréments de chien. Le domestique la fit entrer dans une pièce tapissée de satin damassé. Aussitôt qu’ils furent là, une petite servante s’écarta du mur, comme prise sur le fait.
« Que fais-tu donc ? », lui demanda sévèrement le domestique.
La petite servante rougit et s’éclipsa en hâte.
Le domestique s’approcha du mur et ferma une sorte de petit judas. « Attendez ici », dit-il à Giuditta avant de sortir.
Giuditta ne savait que faire et, attirée par un bruit de voix qui provenait de la pièce voisine, elle s’approcha du petit judas. Elle résista un instant puis, cédant à la curiosité, déplaça la petite fermeture, en satin comme la tapisserie, et regarda.
La première chose qu’elle vit fut une femme de dos. Elle était assise, raide, devant une petite écritoire en bois doré. La pièce tout entière était élégante et raffinée.
Derrière la femme se trouvaient deux serviteurs, encadrant une porte. Plus loin, un homme dans la cinquantaine, à l’air maladif, sûrement un homme du peuple, quoique habillé très correctement. Il tenait à la main un chapeau mou en velours noir. Il était chauve et il transpirait. Son expression était pleine d’inquiétude.
« Je vous en supplie, votre Grâce… gémit-il, tourné vers la femme.
— Il fallait y penser avant », dit celle-ci, toujours aussi raide.
Giuditta eut l’impression de reconnaître cette voix.
Puis entra un aristocrate. Élégantissime. Et difforme. Il avança dans la pièce sans accorder à l’homme un seul regard. Il jeta seulement un regard complaisant sur la femme toujours de dos.
« Tu aimes bien regarder, n’est-ce pas ? lui dit-il d’une voix grinçante.
— Ta satisfaction est la mienne », lui répondit-elle en se levant, et elle se retourna.
Alors Giuditta la reconnut. C’était Benedetta. Elle eut la tentation de s’échapper. Pourtant elle restait l’œil collé au judas. Et elle vit que Benedetta la fixait. Elle s’écarta, craignant d’être découverte. Mais elle comprit ensuite que Benedetta savait parfaitement qui était là à regarder. Peut-être la petite servante elle-même avait-elle fait semblant de se laisser surprendre. Peut-être devait-elle seulement lui montrer où était le judas, de même que le domestique. Tout avait été fait pour qu’elle regarde.
Quand Giuditta remit son œil au judas, Benedetta lui sourit. Elle se tourna ensuite vers les deux serviteurs qui avaient immobilisé l’homme, lequel pleurait maintenant de désespoir. L’aristocrate difforme avait à la main un rasoir de barbier. Il l’enfonça dans la bouche de l’homme. Celui-ci pleura plus fort.
« Pour ce que tu as dit », fit le noble, et il trancha, par le coin gauche de la lèvre, la joue de l’homme en deux.
L’homme hurla, crachant un jet de sang.
« Nettoyez », ordonna le noble aux deux serviteurs. Il se tourna vers Benedetta. « Tu viens, ma chère ? »
Elle se tourna vers le judas, derrière lequel Giuditta était pétrifiée. « Non. J’ai un rendez-vous. »
Giuditta se sentit mal. Elle courut vers la porte pour se sauver mais rencontra le domestique, qui lui dit « Suivez-moi ».
Le cœur battant, elle le suivit dans un long couloir. De petits chiens hargneux se mirent à lui aboyer dessus. Le domestique la fit entrer dans la pièce où Benedetta l’attendait, debout, sur le tapis bleu taché du sang de l’homme auquel on avait entaillé la bouche.
Benedetta la fixa en silence. “Que la destruction, la ruine, le malheur soient sur toi. Jusqu’à la mort”, pensa-t-elle. Il n’y avait pas de fond à la haine qu’elle éprouvait pour cette Juive. « Ciao, Giuditta, lui dit-elle. Le spectacle t’a plu ? »
Giuditta avait peur. Elle était incapable de parler.
« Cet homme avait dit à mon sujet quelque chose d’inconvenant, fit Benedetta. Et mon prince ne supporte pas qu’on dise du mal de moi. Il est irascible. Et cruel. »
Giuditta hocha la tête. Elle se sentit stupide. Vulnérable.
Benedetta la regardait avec satisfaction. Il n’était pas vrai que l’homme avait dit du mal d’elle. Le prince Contarini ne s’en serait sans doute nullement soucié. En réalité, c’était de lui qu’il avait mal parlé. Mais cela, Giuditta ne pouvait pas le savoir. Et la seule chose qui importait à Benedetta était que la Juive soit suffisamment effrayée pour croire tout ce qu’elle s’apprêtait à lui dire. Elle s’approcha. « Sais-tu pourquoi je suis la maîtresse du prince ? ».
Giuditta recommençait à respirer. Elle fit signe que non.
« Parce que cela m’arrange. Maintenant je suis riche, servie et adulée. Respectée. J’ai du pouvoir. » Elle hocha doucement la tête. « Ça m’arrange pour moi…, reprit-elle. Et pour Mercurio. »
Giuditta fronça les sourcils. « Quel rapport avec… Mercurio ? »
Benedetta fit un pas vers elle. « As-tu senti toute la cruauté qui court dans les veines de mon prince ? »
Giuditta acquiesça d’un rapide signe de tête.
« Il y a un certain temps, Mercurio a offensé le prince. Demande-le lui, dit Benedetta en la défiant du regard. Le prince me voulait, me désirait. Et Mercurio m’a défendue. Il l’a humilié. Il ne s’est sauvé que parce qu’un criminel très puissant s’en est mêlé. Il s’appelle Scarabello… »
Giuditta resta bouche bée. Elle se rappelait le nom de cet homme. C’était l’homme qui avait tué Donnola.
« Ah, tu le connais ! », s’exclama Benedetta, toute contente. Voilà qui allait faciliter son plan. « Mais le prince a juré, quoi qu’il en soit, de tuer Mercurio. Pourquoi crois-tu qu’il est allé habiter à Mestre ? Sûrement pas parce que c’est une jolie petite ville. Il est là-bas parce qu’à Venise il serait en danger. Et il est en danger chaque fois qu’il y met les pieds. » Benedetta fit une pause, pour laisser à Giuditta le temps de peser le poids de ses paroles. « Pour le moment, j’arrive à tenir le prince en lisière, reprit-elle. Je reste avec lui pour sauver Mercurio.
— Et… donc ? »
Benedetta hocha la tête, pleine de mépris. « Pauvre idiote ! Donc, je n’ai pas l’intention de le sauver pour qu’il prenne du bon temps avec toi. »
Giuditta était en pleine confusion.
« Tu ne comprends toujours pas ? fit Benedetta, haussant le ton. Tu dois éloigner Mercurio. Tu dois lui dire que tu ne veux pas de lui. Et tu dois être convaincante. » Elle lui pinça la joue, comme on fait aux enfants. « Sinon, je cesserai de le protéger.
— Pourquoi fais-tu cela ? », demanda alors Giuditta, encore plus horrifiée.
Benedetta éclata de rire. « Parce que je te hais. Parce que tu ne vaux foutre rien. Et que je ne veux pas que tu puisses profiter de lui grâce à mon sacrifice. » Elle s’approcha de Giuditta. « Aucune de nous deux ne l’aura, ou je laisserai le prince le tuer. »
Giuditta sentit une fureur incontrôlable lui ouvrir la poitrine. « Et tu dis que tu l’aimes ? », s’écria-t-elle, le rouge aux joues.
Benedetta, la voyant s’enflammer de la sorte, eut un coup au cœur. « Qu’est-ce qu’il y a entre vous ? », demanda-t-elle, soupçonneuse. Elle la connaissait, cette lumière dans les yeux d’une femme. Giuditta avait le regard de celle qui sait ce que c’est d’avoir un homme. Le regard de celle qui connaît ses mains et ses caresses. « Tu as couché avec lui ? », lui demanda-t-elle d’une voix sourde, mais sans attendre de réponse, parce qu’elle l’avait déjà lue dans ses yeux. En disant cela, elle sentit une douleur très forte dans sa poitrine. Elle serra les mâchoires et grinça des dents, comme une bête féroce.
Giuditta rougit et fit un pas en arrière.
« Putain ! », hurla Benedetta, et elle leva la main pour la frapper. Mais elle se retint. « Putain de Juive ! répéta-t-elle, haletante. Oui ! Je l’aime au point que je suis prête à le tuer ! » Elle fixa Giuditta. « Mais toi, tu ne pourras jamais le comprendre, dit-elle d’une voix basse et rauque. Parce que tu n’es pas une femme, tu n’es qu’une gourdasse à la chatte qui mouille et au cœur sec. Une femme est prête à n’importe quoi pour l’homme qu’elle aime. Même à le tuer, oui ! » Elle la regarda avec une haine si intense que Giuditta recula encore d’un pas. « Et toi ? Tu es prête à en faire autant ? Tu es prête à n’importe quoi ? Même à renoncer à lui ? » Elle attendit que sa respiration redevienne régulière. « Je suis en train de te donner l’occasion de te comporter pour une fois en vraie femme dans ta petite vie minable et tiède. Prouve que tu l’aimes, comme tu le dis. Quitte-le. Éloigne-le de toi. » Elle pointa le doigt vers elle. « Et tâche d’être convaincante ! Si j’apprends que tu le vois en cachette… » Elle laissa sa phrase en suspens, en la fixant dans les yeux d’un regard enflammé. Puis tout à coup elle se retourna et s’accrocha à un cordon qui pendait du plafond, sur lequel elle tira avec fureur. La porte s’ouvrit et le domestique apparut. Elle lui ordonna : « Jette-moi dehors cette putain juive ! »
Quand Giuditta se retrouva dans la rue, après quelques pas, elle porta la main à son cœur. Elle n’arrivait pas à réfléchir. À croire à ce qui venait de se passer. Elle s’appuya contre le mur d’une maison, à peine consciente du va-et-vient autour d’elle. Elle respira profondément, tandis que peu à peu l’ouragan d’émotions et de pensées commençait à s’apaiser en elle. Il fallait qu’elle réfléchisse. Comment pouvait-elle être certaine que Benedetta ne lui avait pas menti ? Comment ? D’une seule manière. Cette certitude, seul Mercurio pouvait la lui donner. Elle lui demanderait pour le prince Contarini. Elle lui demanderait… Soudain, tout fut clair. Non. Elle ne pouvait pas lui demander. Si elle le faisait et qu’il lui confirmait la version de Benedetta, il n’accepterait sûrement pas d’arrêter de la voir, parce qu’il comprendrait que sa raison de l’éviter était liée à cette histoire. Et que Benedetta y avait joué un rôle. C’était un trop gros risque, que Giuditta ne pouvait pas courir. Elle ne pouvait pas risquer de voir Mercurio refuser qu’elle le repousse. Était-ce vrai qu’il était parti habiter, sans aucune raison logique, à Mestre ? La réponse était oui. Connaissait-il Scarabello ? Encore oui. C’étaient les seuls éléments qu’elle avait pour prendre une décision.
Elle comprit ce que Benedetta avait voulu dire. Si elle aimait vraiment Mercurio, elle ne pouvait pas prendre le risque de le condamner. Même sans certitude absolue, elle devait l’éloigner d’elle. Elle venait de voir de quoi ce monstre de prince était capable. Et elle avait ressenti toute la haine de Benedetta. Cette histoire était vraie. Elle devait être vraie. Giuditta ne pouvait pas risquer la vie de Mercurio.
« Je t’aime… », dit-elle. Mais elle fut incapable de dire son nom.
Elle s’écroula. Elle n’arrivait plus à respirer, n’arrivait pas à pleurer, n’arrivait pas à raisonner. Elle pensait seulement que sa vie était finie.
Elle resta là, par terre, sans bouger, avec les gens qui passaient près d’elle, jusqu’au soir. Quand la nuit fut tombée, elle se dirigea d’un pas fatigué vers le Ghetto.
Elle était presque arrivée au pont quand elle rencontra son père qui descendait d’une barque.
« Où étais-tu ? lui demanda Isacco.
— Nulle part », répondit-elle dans un filet de voix, la tête basse et sans le regarder.
« Qu’as-tu fait ?
— Rien. »
Ils arrivèrent chez eux en silence. En ouvrant la porte, Giuditta vit la lettre qu’elle avait écrite pour le jour où elle s’enfuirait avec Mercurio, où qu’il veuille l’emmener.
« C’est quoi ? », lui demanda son père.
Giuditta la prit. « Un bout de papier.
— Qu’est-ce qu’il y a dessus ?
— Des bêtises, dit-elle en la jetant dans la cheminée.
— Tu vas bien ? », demanda Isacco.
Giuditta regardait les flammes dévorer sa lettre. Et sa vie.
« C’est à cause de ce… Mercurio ? »
Giuditta se retourna comme une furie, le visage bouleversé par la souffrance et la colère. « Je ne veux plus jamais entendre parler de lui ! Tu entends ? Plus jamais ! »