« C’est fini, je ne veux plus te voir. Ne cherche plus à me rencontrer », dit Giuditta.
Mercurio la regardait avec une sorte de sourire idiot. Il savait qu’elle ne plaisantait pas et, pourtant, il n’arrivait pas à croire que cela puisse être vrai. La nervosité contractait ses lèvres en un spasme qui ressemblait à un sourire. Il eut un gargouillement proche du rire, ou du sanglot. Il regarda autour de lui, cherchant à reprendre son souffle.
Le ciel commençait à s’assombrir. Les rares personnes qui circulaient encore dans la ville franchissaient au pas de course le pont de bois sur le canal de Cannaregio, sans leur prêter aucune attention.
Le matin, Isacco, sombre, presque gêné, lui avait donné un billet lui demandant d’être là, au pont sur le canal, le soir, un peu avant la fermeture des portes. Bizarre, avait pensé Mercurio, qu’Isacco en personne, si obstinément opposé à leur amour, lui remette ce billet. Il se l’était répété en se précipitant au rendez-vous : c’était bizarre. Mais jamais il n’aurait imaginé qu’une telle chose puisse arriver.
Il regarda de nouveau Giuditta. Il discernait à peine ses traits dans cette obscurité sans étoiles et sans lune. Il secoua la tête. « Non…, dit-il.
— Je suis désolée, mais ne cherche plus à me voir », répéta Giuditta. Sa voix semblait venir de loin. Ses yeux étaient froids.
« Pourquoi ? réussit enfin à dire Mercurio.
— Parce que j’ai découvert que je ne t’aime pas », répondit-elle. Son ton était rude. Avec quelque chose de presque compatissant.
Mercurio se sentit mourir. Il lui tourna un instant le dos, essoufflé comme après une course. « Je n’y crois pas, murmura-t-il.
— Je ne veux plus te voir », dit encore Giuditta.
Mercurio eut l’impression d’entendre une fêlure dans sa voix. Il se retourna d’un coup.
Giuditta serra les poings. Elle sentit ses ongles s’enfoncer douloureusement dans sa paume. « Je ne t’aime pas. » Et elle souriait presque, comme si c’était une chose insignifiante.
Mercurio continuait de secouer la tête. « Non. Je n’y crois pas. Je n’y crois pas… je n’y…
— Regarde-moi dans les yeux », l’interrompit Giuditta. Elle avait peur de se mettre à crier d’un instant à l’autre. Mais elle devait rester calme. « Je-ne-t’ai-me-pas », scanda-t-elle.
Mercurio la fixait. Il avait l’impression de ne pas la reconnaître. Il porta les mains à son cœur, tout en continuant de haleter.
« Regarde-moi. » Giuditta attendit que les yeux de Mercurio se fixent sur les siens. Elle espéra que l’obscurité l’aiderait à cacher son angoisse. « Regarde bien. Tu vois de la douleur ? Du désespoir ? Tu vois de la peur ? Du mensonge ? » Son ton maintenant était posé, comme si elle parlait à un enfant pour qui on a de la peine mais pas d’affection. Sauf qu’intérieurement, elle se sentait mourir. « Non, n’est-ce pas ? continua-t-elle en baissant la voix. Tu me regardes dans les yeux et tu vois… ce que tu vois. Rien. Et tu sais pourquoi ? Simplement parce que je ne t’aime pas. »
Mercurio fit un pas vers elle.
Giuditta se raidit.
Il tendit la main pour la toucher.
« Non ! », fit-elle. Elle ne voulait pas d’un contact physique. Elle n’aurait pas pu le supporter. « Non », répéta-t-elle d’un ton plus posé.
Mercurio retira sa main. « Je n’y crois pas… », dit-il encore. Mais faiblement.
« Tu dois te faire une raison.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est arrivé quelque chose que je n’avais pas prévu, répondit Giuditta avec calme.
— Quoi ?
— Ça n’a pas d’importance. Ça n’a plus d’importance.
— Comment peux-tu être aussi cruelle ? » Mercurio hochait la tête, incrédule, assommé. « Je… je… »
À ce moment-là, le dernier coup de la Marangona résonna dans le ciel de Venise.
« Je suis désolée. Je dois y aller », dit Giuditta, et elle pria pour ne pas tomber à terre, brisée, le temps du moins de ces quelques pas qui la séparaient de la grande porte du Ghetto. Elle se tourna et marcha lentement. Raide.
« Giuditta… », l’appela Mercurio.
Elle ferma les yeux et se mordit les lèvres. Mais ne s’arrêta pas.
Plus loin, un musicien des rues pinçait les cordes d’un luth, jouant une mélodie mélancolique.
« Giuditta… », répéta Mercurio.
Elle poursuivit son chemin, pénétrant lentement sous le sotoportego qui donnait sur le campo.
Le musicien pinçait toujours son luth. La mélodie creusait des abîmes de tristesse. Les notes, dans la caisse de résonance du sotoportego, prirent une tonalité spectrale, intensifiée par l’espace restreint. Dans l’air flottait une odeur d’urine mêlée à celle de ces moisissures qui poussent au bas des murs.
Giuditta savait que Mercurio allait la suivre. Elle n’entendait pas ses pas, mais elle percevait toute sa douleur. Cependant, ce n’était pas assez. Pas encore. Elle avait prévu de le faire souffrir beaucoup plus.
Avant d’arriver à la grande porte du Ghetto, elle sourit à un garçon qui l’attendait, ce Joseph que Mercurio avait déjà rencontré quand son père l’avait chargé de la protéger. Giuditta lui caressa tendrement la joue. Puis elle approcha ses lèvres des siennes. Et l’embrassa. Longuement. Langoureusement.
Elle perçut un sursaut derrière elle. Elle se dit que c’était le cœur de Mercurio qui se brisait. Maintenant, il la haïrait. Il penserait qu’elle n’était qu’une putain.
Giuditta prit Joseph par la main et posa sa tête contre son épaule solide puis, retenant son souffle, passa devant les gardes.
Elle entendit dans son dos le bruit sourd des portes qui se fermaient, suivi du grincement des cadenas. Sa bouche s’ouvrit. Ses jambes cédèrent. Joseph se précipita pour la soutenir. Elle le repoussa avec fureur. Elle s’appuya à un mur. S’efforça de respirer et reprit son chemin vers chez elle. Mais elle courait, à présent.
Joseph était resté au milieu du campo. Il savait qu’il ne devait rien faire de plus.
Giuditta franchit la porte de l’immeuble. Elle avait dans la bouche le goût de Joseph, si différent de celui de Mercurio. Elle se plia en deux. Vomit au pied de l’escalier. Enfin, chancelante, elle atteignit le palier du quatrième étage. Elle regarda le plancher sur lequel elle s’était couchée, nue, la première fois qu’elle avait fait l’amour avec Mercurio. Elle pensa au pigeonnier sur le toit. Se dit que plus jamais elle n’irait voir les pigeons, qui avaient été les témoins de son plaisir et de sa joie. Elle entra dans l’appartement et se laissa tomber au sol. Épuisée.
Isacco sortit sur le seuil de sa chambre, déjà en tenue de nuit. « Que se passe-t-il ? Tu te sens mal ? », demanda-t-il, inquiet.
Giuditta ne répondit pas.
À cet instant, on entendit la voix de Mercurio qui hurlait quelque chose, dans la nuit.
Le docteur alla à la fenêtre et ferma en hâte les volets. Il regarda Giuditta, incapable d’aller vers elle. Il resta immobile, debout.
« Ne dis rien… », murmura-t-elle.
Isacco repartit dans sa chambre, effrayé par la douleur de sa fille.
Alors, de nouveau, le hurlement de Mercurio déchira la nuit.
Giuditta ne put comprendre ce qu’il disait.
Mais il lui semblait entendre le cri d’un animal blessé à mort.
« Je fais quoi, moi, sans toi ? hurla encore Mercurio contre la grande porte. Je fais quoi ?
— Va-t-en, mon gars », dit un des hommes de garde.
Mercurio ne l’entendit pas. Il cogna contre le bois avec fureur.
« Si tu t’en vas pas, je te chasse à coups de pied dans le cul », menaça le garde.
L’autre soldat fit signe à son collègue de se calmer. Il s’approcha de Mercurio et le prit par le bras. « Désolé, mon gars. »
Mercurio le regarda d’un air égaré. « C’est fini ?
— C’est fini, oui, fais pas d’histoires », dit l’autre garde.
Mercurio se tourna d’un bloc, les poings serrés. Mais il s’aperçut aussitôt que dans son âme il n’y avait de place que pour la douleur.
Alors il s’en alla.
Il ne savait vraiment pas quoi faire.
Il erra toute la nuit, marcha dans des ruelles, des sotoporteghi, traversa campi et campielli, monta sur des ponts de pierre et de bois. Il s’abrita sous les portiques de la piazza San Marco quand une pluie furieuse se mit à tomber. Et s’assit sur une des marches trempées de la Basilique quand il cessa de pleuvoir.
Puis, dès que le soleil se leva, il se secoua et recommença à marcher. Et plus la lumière augmentait, plus il se sentait perdu. Il pensa que la nuit, dans l’obscurité, il pouvait contenir sa douleur. Mais qu’il n’était pas prêt à regarder sa vie à la clarté du jour.
Quand il vit pointer le soleil par-dessus les toits, il se mit à courir dans la direction opposée, comme pour échapper à ce premier jour sans Giuditta.
Il se cacha sous un sotoportego jusqu’à ce que la lumière l’atteigne, et il monta alors dans une barque pour se faire amener à Mestre. C’était le milieu de la matinée quand il atteignit la maison d’Anna.
En traversant le potager, il vit Isacco qui le regardait puis baissait les yeux.
Il se sentit humilié, blessé. Il se précipita sur le docteur, les poings brandis. « Qu’est-ce que t’as à me regarder avec ton air sinistre ? cria-t-il. Tu devrais danser au contraire, faire la fête ! T’as gagné ! T’as gagné ! »
Le capitaine Lanzafame se mit entre eux, prêt à parer l’attaque.
Mais Isacco le prit par le bras. « Non », se contenta-t-il de dire. L’espace d’un instant, il croisa le regard de Mercurio.
À ce moment-là, Mercurio se rendit compte qu’Isacco le plaignait. Il se sentit encore plus blessé et encore plus furieux. « T’es désolé, maintenant, hein ? T’es désolé ? », cria-t-il. Les veines de son cou se gonflaient, la salive écumait à ses lèvres, ses yeux semblaient sortir de leurs orbites. « Salaud ! Salaud !
— Mercurio ! », dit derrière lui Anna del Mercato qui, entendant des cris, était sortie de la maison.
Mercurio se retourna. « Va te faire foutre toi aussi », lui cria-t-il, avant de prendre la fuite.
Il courut jusqu’à l’embarcadère des pêcheurs et ordonna à Tonio et Berto de le ramener à Venise. Il descendit à Rialto et courut vers le Castelletto.
Quand il fut dans la cour entre les Tours, il regarda autour de lui. Il cherchait la jeune prostituée qui l’avait troublé, avant qu’il ne fasse l’amour avec Giuditta. Mais elles étaient si nombreuses qu’il ne put la trouver.
Alors il se laissa faire par une putain qui l’attira dans sa chambre au rez-de-chaussée. Il lui arracha presque ses vêtements. Il prit son sein flasque entre ses mains, le serra jusqu’à lui faire mal. Il la plaqua sur une mauvaise table où un rat rongeait tranquillement une miche de pain moisi. Il la fit se retourner et lui souleva ses jupes avec fureur. Il lui écarta les jambes, baissa son pantalon et entra en elle, avec violence. Il se poussa dans le corps de la prostituée de toutes ses forces, comme pour s’y perdre. Elle n’était guère plus qu’un réceptacle à ordures qu’il voulait remplir de sa colère, de sa douleur et de son désespoir.
Quand il arriva au plaisir, il grogna, les dents serrées, retenant un sanglot. Il se contracta, en s’agrippant aux fesses grasses de la femme, plantant ses ongles dans la chair.
Elle cria.
Mercurio leva la main serrée en forme de poing, prêt à la frapper dans le dos.
La putain eut peur. « Non, je t’en supplie… ne me fais pas de mal… »
Alors Mercurio se détacha d’elle, haletant. Il ouvrit son poing. Attrapa une pièce de monnaie. La lui jeta sur la table. Remonta son pantalon et sortit, chancelant, se sentant comme une bête féroce.
« Bâtard ! Espèce de fumier ! », hurla derrière lui la prostituée, quand il fut assez loin.
Mercurio l’entendit à peine. Il regardait ses mains. Comme si elles étaient couvertes de sang.
Ses jambes étaient sans force. Mais il continua de marcher. Doucement. Traînant les pieds dans la boue.
Il atteignit le rio di Santa Giustina et le longea, jusqu’à l’endroit où il s’élargit sur la lagune. Il vit la petite île de San Michele. La femme avec son bambin devant les mêmes latrines au bout du ponton branlant. L’eau qui pullulait de rats et d’excréments. Il sentit l’odeur des carcasses de poisson qui pourrissaient, empestant l’air. Il vit un ivrogne tomber face en avant dans une mare de boue. Des enfants qui riaient le frappèrent avec des baguettes.
Il laissa sa vue se brouiller. Alors il se revit dans la fosse d’égout devant l’île Tibérine, à Rome. Enchaîné la nuit à un lit de sangle dans le dortoir de Scavamorto, et le jour pelletant la terre et la chaux vive pour recouvrir dans les fosses communes les cadavres des pauvres, qui n’avaient même pas droit à un cercueil. Ou à l’orphelinat de San Michele Arcangelo, dans les chambres glacées. Il vit ses mains rongées d’engelures, ses doigts jaunes et violets, bandés de chiffons, couverts de plaies. Le moine qui brandissait une fine branche de saule et la faisait claquer sur son dos maigre. L’écuelle de bois dans laquelle on ne versait qu’une louche de soupe au réfectoire.
Et puis il vit ce qu’il n’avait jamais vu.
Une femme, identique à la prostituée avec laquelle il venait de baiser au Castelletto, qui avançait, lasse, se traînant presque, sur les marches de l’orphelinat. Elle portait un paquet. C’était un enfant, un nouveau-né. Il se reconnut. La putain le laissait sur la roue, dans le froid, et lui disait : « J’espère que tu vas crever, bâtard ». Elle le disait avec la même rage que celle des hommes qui l’avaient possédée. Comme il l’avait fait lui-même, juste avant.
Rage. Rage qui engendrait la rage. Et qui avait été engendrée par la rage. En une chaîne sans fin.
Mercurio comprit qu’il en était toujours là : prisonnier de sa propre naissance. Comme s’il n’avait jamais quitté la roue, ni l’orphelinat. Les gens comme lui étaient nés dans des sables mouvants. Personne ne s’en était jamais sorti.
Il regarda sur sa droite, encore plongé dans ces sombres réflexions, et n’en crut pas ses yeux.
Zuan dell’Olmo avait tiré le navire au sec. La quille était étayée par de gros troncs. Le toit de l’atelier avait été réparé.
Mercurio s’approcha. Il observa le navire avec lequel il voulait emmener Giuditta loin d’ici, à la recherche d’un monde meilleur. D’un monde libre.
Il se pencha et ramassa une grosse pierre. Puis, de toutes ses forces, il la lança contre la quille.
Derrière lui, il entendit un bruit. Mosè l’avait rejoint mais n’osait pas s’approcher. Il gémissait doucement, remuant la queue, craintif, les oreilles basses.
Mercurio ramassa une autre pierre et la lança de nouveau contre le navire.
Mosè s’enfuit.
« Qui va là ? », dit Zuan dell’Olmo, apparaissant sur le seuil de l’atelier.
Mercurio ne lui répondit pas.
« Ah, c’est toi…, dit le vieux. Qu’est-ce qui te prend ?
— Coule-la.
— Qu’est-ce que tu dis, mon gars ? » Zuan avait la même expression effrayée que son chien.
« Tu te plaignais de ne pas avoir assez d’argent pour la couler, non ? », fit Mercurio d’une voix durcie par la haine. Il chercha dans sa poche onze lires d’or et les jeta par terre. « Eh bien, maintenant, tu en as. Et la caraque est à moi. Et moi je te dis : coule-la. »
Zuan ouvrit sa bouche édentée. Il avait les yeux brillants. Il secouait la tête. Puis il regarda son chien. Il écarta les bras. « Mosè a appris à monter sur un bateau… j’ai fait des essais…, balbutia-t-il comme un gamin. Il a pas le mal de mer… »
Mercurio ne parla pas. Il avait les yeux tournés vers la lagune et vers l’île de San Michele. Mais il ne regardait rien.
« Alors pour finir, tu les as laissés te la prendre… », dit tout bas Zuan. Et dans sa voix la même note triste était revenue.
« Coule-la », répéta Mercurio.
« Qu’est-il arrivé ? demanda le capitaine Lanzafame. Tu n’en as plus après ce garçon ? »
Isacco le regarda. « Laissez tomber. Il me fait pitié.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda encore Lanzafame.
— Je ne sais pas, mais Giuditta ne veut plus en entendre parler…
— Alors il a raison, ce garçon. Tu devrais être content.
— Ouais. » Le docteur hocha la tête, tristement. « En fait, ça me désole. Il me fait pitié. Le pauvre. Je n’aurais jamais cru.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il était vraiment sincère. Et maintenant il va laisser tomber.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Sa nature sombre va le lui dicter. Isacco serra les lèvres. Elle lui dira que… ça ne vaut pas la peine.
— C’est ce qu’il t’est arrivé, à toi ?
— Constamment… Constamment.
— Pourtant te voilà ici. Le docteur des putains qui lutte contre le mal français en dépit de tout et de tous. »
Isacco regarda le capitaine. Ses yeux s’attristèrent. « J’ai plus de chance que lui. Moi, j’ai ma femme qui, où qu’elle soit à présent, garde sa main au-dessus de ma tête. Jour et nuit. Elle me protège. Lui, il n’a personne.
— T’es déjà en train de l’enterrer vivant, ce garçon.
— Bah… Espérons que c’est vous qui avez raison. » Isacco regarda autour de lui. Dans l’étable, les travaux avançaient fiévreusement. « On est en retard. À ce train-là on n’aura jamais fini », marmonna-t-il.
Lanzafame huma l’air. « Regarde le côté positif. Au moins l’odeur de vache a disparu. Donnola avait bien raison, vous autres Juifs vous ne savez que vous lamenter sur votre sort. »
Isacco eut un sourire mélancolique. « Comme il nous aurait été utile ! C’était le meilleur assistant que j’aurais jamais pu souhaiter.
— Je ne peux pas te le rendre, dit Lanzafame d’un ton dur. Mais ce fumier de Scarabello le paiera. Je l’égorgerai de mes propres mains. Je le suspendrai à une poutre, la tête en bas, et je lui ferai sortir tout son sang de la gorge, petit à petit. »
Soudain, à l’extérieur, des cris retentirent.
« C’est quoi, ça ? », dit Lanzafame en s’approchant de la porte.
Isacco le suivit.
« Des Juifs et des putains ! hurlait un homme rubicond, à la tête d’un groupe nourri. On veut pas de ça à Mestre ! Allez-vous-en d’ici !
— Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! hurlait la foule. Certains avaient des fourches et des faux à la main.
Les prostituées capables de tenir debout se massèrent à la porte. Autrefois attirants, leurs visages et leurs corps étaient à présent dévastés par les pustules, les plaies, la faiblesse, la faim, la peur. L’inquiétude se lisait dans leur regard. Elles avaient été chassées de la Torre delle Ghiandaie quelques jours plus tôt. Elles avaient encore dans les os et dans l’âme la frayeur de se retrouver à la rue. Et maintenant, la terreur de perdre le peu qu’elles avaient.
Dès que les gens les virent, ils crièrent plus fort encore. Surtout les femmes, qui craignaient pour leurs maris. « Putains ! Putains !
« Retournez à l’intérieur », ordonna Lanzafame.
Elles étaient pétrifiées.
« Maudites putains ! », cria une femme en se portant en avant. Elle ramassa une pierre et la lança vers l’entrée de l’étable.
Elle atteignit l’une des prostituées au genou. Elle cria et perdit l’équilibre. Dès qu’elle fut à terre, dans la boue qui sentait la bouse de vache, la foule s’enflamma. Elle avança comme un fleuve en crue.
« Arrêtez-vous ! », hurla Lanzafame en dégainant son épée. Mais il était seul. Il avait congédié ses soldats depuis qu’il n’était plus nécessaire de se défendre de Scarabello. « Arrêtez-vous ! »
La foule ralentit, sans cependant s’arrêter. Elle écumait et bouillonnait, comme une vague de ressac qui s’apprête à se fracasser sur la plage.
« Au nom de Dieu, arrêtez ! », cria Anna del Mercato, qui vint se placer face à la foule.
« Ôte-toi de là, Anna ! lui ordonna l’homme qui menait la protestation. Sois maudite pour nous avoir amené ici des putains et des Juifs ! » Il la repoussa et la fit tomber.
Lanzafame s’élança devant elle, son épée brandie contre la foule.
Les gens s’arrêtèrent devant l’arme. Derrière eux, ça poussait et ça criait.
« Venez ! », dit Lanzafame en aidant Anna à se relever. Il savait qu’il ne pourrait tenir ces gens à distance que quelques instants.
Anna avait un regard effrayé. Elle était incapable de bouger.
La foule poussait. Elle était là, tout près, menaçante.
« Vite, femme ! », cria Lanzafame.
Anna, au lieu de se lever, se couvrit le visage de son bras.
« Poussez-vous, je vais l’aider. » Mercurio, qui venait d’arriver, la souleva comme un poids mort. « Allez, courage ! »
Anna sembla se réveiller. Elle s’éloigna en courant pendant que Lanzafame reculait, ralentissant la foule à la pointe de son épée.
Anna se serra contre Mercurio quand ils eurent regagné l’entrée de l’étable. « Pourquoi ? Pourquoi ? répétait-elle.
— Parce que la vie, c’est de la merde, répondit-il durement. Tu n’as toujours pas compris, à ton âge ? » Puis il fit mine de s’élancer vers l’homme qui menait le groupe.
Isacco l’attrapa avec force par sa veste.
Mercurio le fixa d’un regard furieux.
Le docteur soutint son regard sans parler. Il continuait de le retenir d’un geste décidé.
Une volée de pierres partit de la foule.
« À l’intérieur ! À l’intérieur ! », hurla Lanzafame.
Mercurio se libéra de l’emprise d’Isacco, ramassa les pierres que la foule avait jetées et les leur relança, avec toute la rage qui l’habitait.
Certains, dans le groupe, tombèrent, blessés. L’élan de la foule diminua. Beaucoup s’immobilisèrent. Ceux qui avançaient encore, se retrouvant seuls, ralentirent et regardèrent derrière eux. Puis ils crièrent plus fort encore pour compenser le fait qu’eux aussi s’étaient arrêtés. À présent ils reculaient, rentrant dans le rang.
Isacco s’avança. « Quelle gêne vous causons-nous, braves gens ? demanda-t-il.
— On ne veut pas de putains ni de Juifs à Mestre !
— Mais pourquoi ? dit Isacco. Ce sont des femmes malades…
— Des putains ! C’est des putains !
— … et moi je suis médecin…
— Juif ! Sale Juif ! »
Lanzafame s’approcha de lui. « Rentre à l’intérieur, docteur.
— Non ! Je ne veux plus me cacher ! », maugréa Isacco.
Mercurio, sur le pas de la porte, regardait ces gens. Il ne voyait que haine, colère et désespoir. Il voyait les sables mouvants dans lesquels ils se noyaient. Il les voyait déjà morts. Étouffés par leur propre destin. Condamnés. Et il se reconnaissait en chacun d’eux.
Puis, de cette foule qui bouillonnait de mauvaises intentions, se détacha un jeune homme. Il avançait doucement, fixant Isacco. C’était un garçon robuste, grand, blond. Il n’avait qu’un seul bras. L’autre était coupé à la hauteur du coude.
Brusquement, tous firent silence. La foule et les assiégés. Tous retinrent leur souffle.
Le jeune homme s’arrêta à quelques pas du docteur.
Mercurio vit qu’il n’y avait ni haine ni colère dans ses yeux.
Le jeune homme sourit à Isacco.
Le docteur le regardait sans savoir comment se comporter.
Le garçon leva son moignon et l’agita dans sa direction. « Celui-là, c’est vous qui me l’avez coupé », dit-il avec gaieté. Il se tourna vers la foule, examina les gens, cherchant quelqu’un. « Susanna ! cria-t-il, en continuant d’agiter son moignon. C’est lui, c’est cet homme-là qui me l’a coupé ! »
La foule bruissa, sans comprendre.
Une jeune fille aux longs cheveux blonds, un enfant au bras, sortit de la masse des gens. Elle regardait le jeune homme et acquiesçait.
Mercurio vit qu’elle souriait elle aussi, accélérant le pas.
Elle rejoignit le jeune homme, lui passa le petit puis s’avança vers Isacco. Quand elle fut devant lui, elle se jeta à terre. Elle lui prit la main et la baisa. « Que Dieu vous bénisse, monsieur. »
Alors le jeune homme, tenant son fils sur son bras sain et brandissant son moignon vers la foule, comme un trophée, s’écria : « C’est lui, c’est le docteur qui m’a sauvé ! »
Au même moment, tandis que la foule murmurait dans la plus grande confusion et que les prostituées revenaient mettre leur nez à la porte, un autre homme, dans la trentaine, privé d’une jambe et s’appuyant sur deux béquilles, se détacha de la foule et vint se ranger aux côtés du jeune homme manchot, après avoir regardé Isacco et lui avoir souri à son tour. Aussitôt la femme de cet homme le rejoignit. Puis deux autres mutilés se redressèrent à grand-peine et vinrent se placer fièrement, épaule contre épaule, avec leurs camarades d’autrefois. Avec eux arrivèrent aussi leurs femmes et leurs enfants.
« C’est grâce à lui que je respire et que je marche encore ! », affirma un autre, auquel il manquait un pied. Il s’appuyait sur une jambe de bois attachée par un lien de cuir à ce qu’il restait de son membre.
Entre la foule et l’étable, un petit régiment pathétique se déploya. À l’un manquait un bras, à l’autre une jambe, à celui-ci juste quelques doigts, cet autre était bancal et cet autre aveugle, cet autre encore avait des cicatrices cachées recousues par Isacco en ces jours lointains où il avait rencontré la troupe des blessés du capitaine Lanzafame.
Isacco était secoué par une profonde émotion.
« Viens me dire maintenant que tu n’es pas docteur », lui murmura à l’oreille Lanzafame.
Le petit bataillon se tourna vers son chef d’autrefois.
« Vous pouvez compter sur nous, capitaine », dit le jeune manchot, au nom de tous les autres.
Lanzafame s’approcha d’eux. « Je n’ai jamais eu une armée aussi extraordinaire, par Dieu ! », s’exclama-t-il, les yeux brillants.
La foule était muette.
Mercurio vit que la haine et la colère s’évaporaient comme gouttes de rosée au soleil. Ces hommes s’étaient dégagés des sables mouvants. Il se tourna vers Anna. « Je suis désolé pour hier… », lui dit-il.
Anna lui prit la main. « C’est beau d’être vivants pour assister à une chose pareille, non ? »
Mercurio ne dit pas oui. Il n’en avait pas encore la force.
« Vous avez besoin d’aide, docteur ? demanda à Isacco l’homme aux béquilles.
— Qu’est-ce qu’on doit faire ? demanda un autre.
— Tout, les gars ! Regardez autour de vous ! fit le garçon manchot.
— Vous, les hommes, vous donnerez un coup de main pour passer les murs à la chaux, dit une jeune fille. Et nous, nous aiderons ces pauvres femmes qui n’en peuvent sûrement plus d’avoir des mains d’homme entre leurs cuisses ! »
Ses compagnes se mirent à rire et allèrent à la rencontre des prostituées.
« Et vous, vous venez nous aider, oui ou non ? », lança à la foule le garçon au moignon.
La plupart baissèrent la tête et s’en allèrent, silencieux. Quelques-uns cependant se joignirent à eux.
Isacco chercha Mercurio. « Tout cela, c’est grâce à toi, mon garçon. Tu t’en rends compte ? Merci. »
Mercurio le regarda d’un œil torve. « Maintenant que vous êtes tranquille pour votre fille, c’est facile d’être généreux, hein, docteur ?
— Mon garçon, je voudrais que tu saches…, commença Isacco.
— On arrête avec ces conneries, d’accord ? le coupa Mercurio. Vous avez obtenu ce que vous vouliez. Mais nous savons tous les deux que si c’était moi qui vous l’avais offert, vous auriez refusé. Donc, pas la peine de faire tant de simagrées.
— Tu as raison. Je te demande par…
— Me demandez rien, docteur ! explosa Mercurio. J’en ai rien à foutre », marmonna-t-il en s’éloignant.
Et parce qu’il ne pouvait pas supporter de regarder tous ces gens qui, toute haine disparue, avaient réussi à se sortir des sables mouvants, il se dirigea vers le centre de Mestre.
Devant la boutique du prêteur sur gage, il rencontra Scarabello. « T’as ma part ? », lui demanda-t-il.
Scarabello tenait à peine sur ses jambes. Il était pâle. Sa lèvre inférieure était tuméfiée, violacée, ouverte en deux par une plaie purulente. Ses habits noirs froissés et sales. Ses cheveux semblaient ternes et plus rares.
« Oui, mon gars… j’ai ta part », répondit Scarabello en faisant signe au borgne.
Ce dernier lui tendit une grosse bourse de cuir noir, lourde, fermée d’un lacet doré.
Scarabello la prit et l’ouvrit.
Mercurio vit que ses mains tremblaient.
Scarabello ôta son gant pour compter les pièces de monnaie. Le dos de sa main aussi était mangé par une plaie infectée. Il vit que Mercurio la fixait. « Je reconnais que j’ai eu des jours meilleurs, dit-il en souriant.
— Je vois ça », grommela Mercurio.
Scarabello fut frappé par son regard. « Tu es devenu un homme, dit-il, avec un léger essoufflement. En quelques jours. »
Mercurio tendit la main. « Donne-moi mon argent. »
Scarabello compta les pièces qu’il lui devait, les déposant une à une dans sa paume. Arrivé à la dernière, il la tint un instant suspendue dans l’air. « Seules les grandes défaites font de nous des hommes. Quelle est la tienne ?
— Occupe-toi de tes couilles », lui répondit Mercurio en lui arrachant des mains la pièce de monnaie.
Le borgne se prépara à intervenir.
« Non, dit faiblement Scarabello. Elle est à lui. »
Mercurio fixait le borgne avec un regard de défi.
Scarabello sourit et dit à son sbire : « À partir d’aujourd’hui, je te conseille de pas trop le chatouiller. Cet homme-là n’a plus rien à perdre.
— T’as toujours été un grand philosophe », dit Mercurio. Il fit mine de s’en aller puis revint sur ses pas. « Et ta grande défaite à toi, c’était quoi ? », lui demanda-t-il.
Scarabello indiqua la plaie à sa lèvre. « Celle-ci », répondit-il. Puis, brusquement, il s’écroula au sol.
Quand Mercurio revint à l’étable en portant Scarabello dans ses bras, un silence tendu s’installa.
Lanzafame dégaina son poignard.
Isacco s’approcha, le regard dur. « Qu’est-ce que tu veux encore ? demanda-t-il à Scarabello.
— Il est malade, dit Mercurio.
— Et alors ? demanda le capitaine, serrant plus fort son poignard.
— Et alors, ici, il y a un docteur, répondit Mercurio.
— Pas pour lui », dit Lanzafame. Il approcha le couteau de la gorge de Scarabello. « Pour lui, il y a moi. » Il le regarda. « Tu te souviens de Donnola ? »
Scarabello sourit faiblement. « Capitaine… vous n’avez pas besoin… de le venger, dit-il dans un filet de voix. Il s’en est déjà… chargé lui-même… » Il toucha sa lèvre. « C’est lui qui m’a fait ce cadeau… Donnola. Il m’a condamné à une mort lente et douloureuse… pas douce et rapide comme celle que me donnerait votre lame… Laissez… laissez-le me tuer… » Il haleta puis s’évanouit.
« Mets-le sur ce lit, ordonna le docteur à Mercurio.
— Que diable as-tu en tête ? lâcha Lanzafame. Cette ordure a décapi…
— Le garçon vient de le dire ! hurla Isacco, tandis que toutes les prostituées se rassemblaient autour de lui. Je suis un docteur et, aussi vrai que Dieu existe, je le soignerai ! »
Le domestique entra dans la boutique et regarda autour de lui, déconcerté.
Partout des robes jetées n’importe comment, sur le sol, sur le comptoir, sur les chaises. Même le mannequin dans la vitrine avait été renversé. En tombant, il avait perdu sa tête de bois peint.
« Comment c’est possible ? Une chose pareille ? hurlait Giuditta, telle une furie, en arrachant une à une les robes suspendues sur le long bâton. Qui a fait ça ?
— Calme-toi, il y a du monde », lui dit Ottavia en venant près d’elle.
Giuditta se tourna vers le domestique sans le voir. « Je veux savoir qui a fait ça ! », recommença-t-elle à hurler. Elle n’avait que de la colère en elle. Depuis qu’elle avait chassé Mercurio, elle n’avait pas versé une seule larme. Pas une.
Ottavia la poussa vers la cabine d’essayage. « Occupe-toi de lui, Ariel », dit-elle au marchand de tissu en lui indiquant le domestique.
« C’est toi qui as fait ça ? », cria Giuditta à la couturière. Elle lui montra l’intérieur d’une robe dans laquelle elle avait trouvé un morceau de peau de serpent. « C’est toi ? »
La couturière rentra la tête dans les épaules.
« Comment peux-tu croire ça ? dit Ottavia.
— Les robes sont pleines d’éclats de verre, de peaux de serpent, de plumes de corbeau ! Mes robes ! Et tout Venise…
— Oh, arrête, c’est quoi, “tout Venise” ? », cria Ottavia encore plus fort. Et, tournée vers Ariel Bar Zadok qui était resté planté là, elle dit rageusement « Bouge-toi ! », avant de fermer la porte de la cabine.
Le marchand sembla se reprendre et s’adressa au domestique. « Je t’écoute…
— Je suis venu retirer les robes de leurs illustres Seigneuries mesdames Labia, Vendramin, Priuli, Venier, Franchetti et Contarini.
— Ah oui… » Ariel Bar Zadok regarda autour de lui, déconcerté. Il resta un instant immobile puis leva le doigt en l’air. « Attendez un instant », dit-il en se faufilant dans la cabine d’un pas vif.
On entendit Giuditta crier : « C’est forcément quelqu’un qui travaille pour nous ! Qui d’autre aurait pu faire cela ? »
Le marchand revint dans la boutique en tirant la porte de la cabine derrière lui.
« Mais ça peut être n’importe qui ! s’exclama Ottavia.
— Non ! Les robes ne se trouvent que dans deux endroits, l’atelier de couture et ici ! C’est quelqu’un qui travaille pour nous ! Et ça veut dire quoi ? Que notre merveilleuse communauté n’est pas d’accord ! Ils en veulent au docteur des putains ! »
Ariel revenait avec un paquet volumineux. Il sourit avec embarras. « Voilà, jeune homme. Heureusement la commande était déjà prête et mise de côté… »
Le domestique prit le paquet, regarda une nouvelle fois le capharnaüm et s’en alla.
Ouvrant la porte de la cabine, Ariel annonça : « Nous sommes seuls maintenant ».
Giuditta le regarda. Elle serra les mâchoires. « Nous sommes seuls, répéta-t-elle. En effet, nous sommes seuls. » Elle quitta la boutique et rentra chez elle, où elle s’était barricadée depuis des jours sans répondre aux questions de son père, sans manger. Et sans pleurer.
Pendant ce temps, le domestique, prenant par les sotoporteghi, arriva au pont de Cannaregio, où il remit le paquet à Zolfo.
« Merci, Rodrigo.
— La Juive criait comme si on l’égorgeait.
— Si seulement…
— Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?
— Elle est juive, et pour moi c’est suffisant. »
Rodrigo haussa les épaules.
« Et qu’est-ce qu’elle disait ? demanda Zolfo.
— Ce que tout le monde sait à Venise.
— Quoi ?
— Dis à leurs Seigneuries de faire attention avant de mettre ces robes, fit Rodrigo. Et à notre maîtresse aussi.
— Pourquoi ?
— Dis-leur de vérifier s’il n’y a rien dans les habits, dit le domestique avec des airs de conspirateur, comme s’il avait connaissance d’un grand secret.
— Qu’est-ce qu’il devrait y avoir ? »
Rodrigo regarda autour de lui. « De la sorcellerie, murmura-t-il. Des sortilèges.
— Quel genre de sorcellerie ?
— Tu crois qu’il lui est arrivé quoi, à notre maîtresse ? fit le domestique en baissant un peu plus la voix.
— Arrête avec ces conneries.
— On devrait pas plaisanter avec certaines choses, je te le dis, continua Rodrigo. Tu veux savoir ? Ces robes-là, même si on me les offrait, je ne les donnerais pas à ma petite amie. Même si on me payait, tiens. » Il hocha la tête. « À Venise, on dit qu’elles sont ensorcelées.
— Qui dit ça ?
— Tout le monde !
— Bouffon.
— Écoute un peu, fit Rodrigo en se rapprochant encore. Je connais une bonne qui est amie avec une lavandière qui connaît le portier du palais Soranzo. Il lui a raconté qu’il est arrivé encore pire à une dame qui portait une de ces robes.
— Quoi ? Raconte !
— Sa robe a pris feu…
— Non ?
— Si. C’est un pur miracle si elle n’a pas été brûlée vive… Et quand la dame a réussi à enlever la robe… eh bien, l’amie en question m’a raconté que la peau de serpent qui était…
— Elle l’a vue ?
— Mais non, débile ! fit le domestique, agacé. Je t’ai dit qu’elle est amie avec une certaine lavandière qui connaît bien le portier du palais Soranzo…
— Ah, c’est là que ça s’est passé ?
— Je sais pas. Mais sûrement dans les environs. Arrête de m’interrompre tout le temps. Écoute. Dans la robe, il y avait une peau de serpent. Et pendant que le vêtement continuait de flamber, la peau s’est animée et transformée en serpent, aussi vivant que toi et moi, et le serpent s’est sauvé, tout le monde l’a vu. Alors ? C’est de la sorcellerie, ou pas ?
— Misère de misère ! dit Zolfo en sifflant.
— Je t’aurai averti.
— Merci, Rodrigo. T’es un ami. Je le raconterai autour de moi. Et toi aussi, raconte-le.
— Tu peux en être sûr. En plus, il paraît que sur les robes, il y a des taches, et qu’en fait c’est du sang d’amoureux…
— Elles le disent elles-mêmes, à la boutique.
— C’est vrai. N’empêche qu’il y a un gamin qui a disparu, à Torcello. Et on sait bien que les Juifs font des rites avec le sang des enfants chrétiens…
— Non…
— Si, je te le dis, moi. » Rodrigo indiqua le paquet contenant les robes. « Fais attention. »
Zolfo ouvrit grand les yeux, l’air épouvanté. Puis il rentra au palais Contarini et monta chez Benedetta. Il ferma la porte derrière lui en éclatant de rire puis lui raconta tout, du début à la fin. « Le serpent qui rampe au milieu des flammes de Satan ! »
Benedetta, couchée, acquiesçait, l’air sombre. Elle était pâle, avec des cernes noirs et profonds.
Zolfo s’approcha du lit. « Elles guérissent, tes brûlures dans le dos ? demanda-t-il.
— Oui.
— L’eau bouillante, c’est une chose. Mais tu es sûre que ce poison ne va pas te tuer ?
— J’arrêterai bientôt de le prendre, fit Benedetta. Quand tout le monde sera bien sûr que je suis victime d’un sort, je me ferai bénir et exorciser par ce grand couillon de Saint, et je guérirai miraculeusement…
— Ne le traite pas de couillon ! »
Benedetta sourit. Sans malice. Elle sourit de pitié. « Tu ne vois pas qu’il ne te regarde même plus, maintenant qu’il est célèbre ?
— C’est pas vrai !
— Il est tout gonflé par la vanité… Entouré de lèche-bottes comme il est, il n’a plus besoin de toi.
— C’est pas vrai… », répéta Zolfo, d’un ton déjà moins convaincu.
Benedetta l’interrompit. « Fais ce que tu as à faire et va livrer les robes. » Elle s’enfonça dans les oreillers. L’arsenic que lui avait donné Reina, la magicienne, l’affaiblissait.
Zolfo quitta la pièce. Il cacha dans les plis des robes des orties, des éclats de verre, des queues de lézard, un crapaud desséché, des noix pourries qui ressemblaient à de petits fœtus noirs. Puis il se rendit dans le salon que le prince Contarini avait attribué au Saint depuis qu’il avait acquis une grande popularité.
Le frère Amadeo était assis dans un fauteuil au velours épais et moelleux. Il se tenait paumes ouvertes à l’intention des hôtes du jour, placé de façon que le soleil qui filtrait par la fenêtre tombe exactement sur ses stigmates, comme s’ils brillaient de leur propre lumière. Ses hôtes le regardaient, impressionnés. C’étaient des petites jeunes filles stupides, des vieilles édentées, des maris souffrant de tumeur ou du mal français. Et, bien sûr, quelques aventuriers décidés à profiter des avantages de sa fréquentation.
« Voilà le Singe », dit l’un d’eux en voyant Zolfo approcher. Zolfo n’y prêta pas attention, même si ce surnom lui pesait beaucoup. Il vint vers le frère Amadeo pour le saluer.
« Pas là, imbécile, tu me fais de l’ombre », siffla le frère.
Zolfo changea de place. « Je passais vous saluer, frère Amadeo… »
Le Saint lui adressa un regard mauvais. « C’est la troisième fois que tu me salues, aujourd’hui. Tu n’as donc rien d’autre à faire que me bourdonner autour ?
— C’est pas un singe, c’est une mouche ! », plaisanta un des aventuriers.
Le frère éclata de rire.
Zolfo se sentit mourir.
Le Saint, quand l’éclat de rire cessa, le fixa sans expression puis eut un geste d’impatience.
« Cette nuit, j’ai rêvé de la Sainte Vierge, enveloppée d’une sphère de lumière, dit alors Zolfo, récitant la phrase que frère Amadeo lui avait apprise, et elle m’a ordonné de vous dire que l’enfant qui a disparu à Torcello a été enlevé par les Juifs pour leurs rites sataniques. »
Frère Amadeo s’adressa à son auditoire : « C’est la Vierge Marie qui me parle par la bouche de ce simple d’esprit. Il faut chercher l’enfant disparu dans les maisons des Juifs, dans leur temple immonde, dans le lit de leurs rabbins. »
La petite foule s’agita. Tous étaient tendus vers le Saint, attendant que la lumière divine de ses stigmates et la sagesse de ses paroles les purifient de leurs péchés.
« Les Juifs sont le peuple de Satan », murmurèrent-ils en chœur.
Zolfo resta encore quelques instants. Il espérait que le frère Amadeo lui adresserait un sourire, un signe confirmant qu’il avait bien joué son rôle. Mais l’autre n’eut plus un regard pour lui. Alors, sans que personne n’y prête attention, Zolfo sortit. Quelques instants après, il était dans la rue, avec le paquet contenant les robes. Il les livra, l’une après l’autre.
Puis il se rendit compte qu’il avait presque peur de revenir au palais. Peur de cette solitude qu’il ne pouvait plus feindre d’ignorer. Le frère Amadeo l’avait trahi. Il ne comptait pas pour lui, n’avait jamais compté. Quant à Benedetta, elle ne pensait qu’à elle-même et à sa haine pour Giuditta.
“Tu es seul”, se dit-il.
Depuis bientôt un an, il vivait porté par une haine féroce, mais ce fut le chagrin qui envahit son âme. Il sentit une vive douleur à l’estomac, et serra les dents pour ne pas crier. Il mit la main sous sa casaque et appuya sur son ventre.
« Appuie fort… », dit-il.
Mais c’était la voix de Mercurio, ce jour-là, qu’il entendait. Et cette douleur n’était pas la sienne : c’était celle d’Ercole blessé à mort. Il s’effondra à terre, et pleura tout bas.
« T’es où maintenant, espèce de grosse bête ? T’es où ? Tu me manques… tu me manques tellement… »
Il se releva. Et se mit à marcher dans Venise, sans but, imaginant qu’il tenait Ercole par la main, comme autrefois. Il se rappelait sa vilaine figure, et elle lui parut belle. Il pensa à son bon regard d’idiot. Il lui semblait n’avoir jamais rien connu d’aussi chaud. Alors que les yeux de Benedetta et du Saint étaient vides, des yeux morts.
« Tu me manques, espèce d’imbécile », dit-il tout haut en s’aventurant dans une zone de Venise qu’il ne connaissait pas, avec des maisons basses, de briques et de bois. Ses pieds s’enfonçaient dans la boue des ruelles, où les égouts à ciel ouvert charriaient des excréments et où nageaient des rats aussi gros que des chats.
« Où tu es ? », demanda-t-il à Ercole, là-haut dans le ciel.
Il avait d’abord cru que Benedetta lui donnerait de l’amour, mais il n’en avait rien été. Il s’était agrippé à l’espoir que le Saint lui en donnerait. Mais ni l’un ni l’autre ne savaient ce que c’était. Ils étaient des créatures noires, comme lui. Habitées par la haine. Ils n’étaient pas comme Ercole.
Il s’arrêta et répéta : « Où tu es ?
— Ici », lui répondit alors une petite voix rieuse.
Zolfo se retourna.
Derrière une palissade à demi écroulée pointait la tête d’un petit garçon qui n’avait pas cinq ans. Il était sale, avec un pantalon court maculé de graisse, et deux petites jambes maigres chaussées de sabots de bois dont l’un était fendu. Une grosse traînée de morve avait séché sur sa lèvre supérieure. Il souriait. Il tenait un jouet en bois fait de morceaux articulés, imitant si parfaitement un cheval qu’on aurait cru le voir bouger son long cou.
« Ici, je suis ici, s’exclama encore le petit garçon.
— Je te vois », dit Zolfo, pensant toujours à Benedetta, au Saint et à lui-même comme à des créatures que Dieu avait fabriquées en oubliant de les remplir d’amour. Et dans ce réceptacle vide, le Diable avait versé une double dose de haine. « Où est ta maman ? », demanda-t-il alors au gamin, tandis qu’une pensée dictée par sa nature sombre se formait dans sa tête.
L’enfant plaça son pouce dans sa bouche et le suça sans répondre. Puis il agita l’autre main, faisant bouger le cou de l’animal.
Jamais il ne trouverait d’amour auprès de Benedetta et du Saint, se dit Zolfo. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était les payer de la seule monnaie qu’ils connaissaient et qui lui vaudrait leur attention. Et peut-être une caresse. Il devait s’abandonner tout entier à la haine qu’il sentait en lui et la mettre à leur service.
Zolfo regarda autour de lui. Personne. Il leva les yeux. Tous les volets étaient clos. « Tu veux un marquet ? », demanda-t-il à l’enfant en lui montrant une pièce de monnaie.
Le petit s’approcha, la main tendue.
« Viens », dit Zolfo en s’enfonçant dans l’obscurité d’un sotoportego qui puait l’urine et la moisissure.
L’enfant suivit la pièce qui brillait.
Alors Zolfo prit une pierre coupante et la brandit. S’il tuait cet enfant et en faisait retomber la faute sur Giuditta et sur les Juifs, Benedetta et le Saint seraient fiers de lui.
Il sentit une force obscure l’envahir, comme une fumée toxique. Son corps vibrait, et son âme avec lui. Il se vit frapper l’enfant avec la pierre, le vit mourir, perdre tout son sang. La force obscure qui le possédait le fit se voir en train de rire, de ressentir du plaisir. Il plongeait les mains dans le sang de cet enfant. Un lac de sang qui assouvirait sa colère, sa frustration, sa haine. La douleur s’arrêterait. Cette force en lui, apaisée, se tairait.
Il n’avait qu’à tuer cet enfant sans défense. D’un coup. Un coup sec. De toutes ses forces. Sur la tempe, là où le sang battait. Un seul coup. Il offrirait ce sacrifice à Benedetta et au Saint. Un innocent qui mourrait pour d’autres innocents, se dit-il soudain.
Sa main resta figée, la pierre coupante au bout de son bras qui vibrait.
Le petit lut quelque chose dans le regard de Zolfo, ou sentit dans l’air le souffle de la mort. Son jouet lui tomba des mains et il se sauva.
Zolfo resta encore un instant la main levée. Tandis qu’il se reconnaissait lui-même dans la peur de l’enfant, ses yeux s’emplirent de larmes. Sa main s’ouvrit. La pierre tomba à côté du jouet. Zolfo se laissa glisser à genoux dans la boue. Il prit le jouet. Fit bouger le cou articulé de l’animal.
« Qu’a beau », dit-il tout bas, imitant le langage approximatif d’Ercole.
Il ne savait plus quoi faire. Où aller.
« Zolfo aga peur du noir… »
Il se sentit encore plus seul.
Giuditta marchait lentement entre les tables de l’atelier de couture. Elle avait les sourcils froncés, la bouche serrée, les yeux plissés dans une expression dure, froide, distante.
L’ambiance était sinistre. Les couturières travaillaient en silence, les épaules courbées, écoutant les pas lents de Giuditta qui les surveillait.
Au fond de l’entrepôt, le tailleur Rashi Sabbatai prenait les mesures des différents modèles, traçait sur le tissu des traits rapides à la craie puis y faisait courir les lames de ses ciseaux. Mais il était préoccupé, lui aussi, par la présence de Giuditta. Il se sentait mis en accusation.
Ottavia entra dans l’atelier et vint parler à Giuditta. « Qu’est-ce que tu fais ici ? dit-elle tout bas. Sortons. »
Giuditta la regarda distraitement, comme si elle ne la voyait pas.
« Laisse-les travailler, reprit Ottavia. Nous sommes en retard pour les livraisons. Si tu restes ici, elles n’auront jamais le temps…
— De quoi ? demanda Giuditta de la voix rauque de quelqu’un qui n’a pas encore parlé de la journée. De cacher des plumes de corbeau trempées de sang dans les ourlets de mes robes ?
— Giuditta…
— … Ou des dents de bébé, des cheveux noués, des crapauds séchés, des queues de lézard, des ailes de chauves-souris… ? Elles n’auront jamais le temps de faire quoi ?
— Ça ne peut pas être elles…
— Qui d’autre, alors ? », dit Giuditta en haussant le ton.
Les ciseaux de Rashi Sabbatai s’arrêtèrent de couper. Les aiguilles des couturières s’immobilisèrent. Les têtes et les yeux restaient baissés.
Giuditta laissa errer son regard dans l’atelier.
« Comment peux-tu penser que nos ouvrières pourraient faire une chose pareille ? dit Ottavia en la prenant par le bras, d’un ton plein de reproche. Tes robes, comme tu les appelles maintenant, existent grâce à elles. Elles sont les leurs autant que les tiennes. Elles sont fières de ce succès, de l’argent qu’elles gagnent et qui leur permet d’élever leurs enfants, elles sont fières d’être une équipe de femmes qui travaillent comme les hommes…
— Laisse-moi tranquille ! répondit Giuditta en échappant à sa prise.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? », lui demanda Ottavia, pleine de compassion.
Giuditta serra les lèvres, résistant à la tentation de dire quelque chose. Elle se tourna vers les couturières. Toutes la regardaient. Elle cria : « Au travail ! » Puis, d’un pas vif, sans se retourner, elle rejoignit l’entrée de l’atelier et sortit dans la rue.
Le ciel était sombre et bas, avec de lourds nuages plats qui formaient un plafond étouffant. Elle se sentait écrasée.
“Qu’est-ce qui t’arrive ?”, avait demandé Ottavia.
Pouvait-elle lui répondre que sa vie était finie ? Lui dire que plus rien n’avait d’importance, pas même ses robes ? Que cette violence avec laquelle elle accusait les couturières et surveillait leur travail n’était que la colère terrible qu’elle ressentait contre elle-même ? Pouvait-elle lui dire qu’elle souhaitait la mort de tout le monde, uniquement parce qu’elle désirait la sienne, sans avoir le courage de se l’avouer ?
Elle marchait d’un bon pas, sortit du Ghetto, et les pensées remontaient dans son esprit tel un flot amer incontrôlable qui lui donnait envie de vomir. Et chaque fois que ces pensées devenaient plus douloureuses, elle accélérait le pas comme pour les semer en chemin.
Pouvait-elle dire à Ottavia que sa vie était finie ? Elle ne pensait à rien d’autre. Parce qu’il n’y avait rien d’autre. Il était temps qu’elle le reconnaisse. Et c’était elle qui avait mis fin à sa propre vie. Elle qui avait éloigné Mercurio.
Giuditta s’arrêta bientôt, essoufflée. Ses pensées avaient franchi l’épais rideau qu’elle s’obstinait à mettre devant elles. Maintenant, elle voyait. Elle savait. Elle acceptait. Alors, à la colère se substitua cette douleur lancinante qu’elle avait tenue à distance. Une douleur sourde qui pulsait comme une infection avant de devenir une blessure ouverte et sanguinolente.
Elle porta les mains à son visage. Les appuya sur ses yeux, qui se remplissaient de larmes. Puis, la paume devant sa bouche ouverte, elle gémit, laissant s’exprimer toute la souffrance atroce d’avoir renoncé pour toujours à Mercurio.
Elle leva les yeux, regarda autour d’elle et s’aperçut seulement alors qu’elle était devant le palais où Benedetta vivait avec son terrible et puissant amant. Elle comprit que ses jambes ne l’avaient pas menée là par hasard. Elle regarda la porte d’entrée. Sentit son cœur battre dans sa gorge. Éprouva une peur infinie. Sa mémoire fut envahie par le souvenir de la scène cruelle à laquelle Benedetta l’avait forcée à assister. Elle revit l’homme auquel le prince avait fendu la joue. Sa respiration se bloqua.
Pourtant, elle était venue jusqu’ici. Pourquoi ?
« Tu dois parler avec le prince », se dit-elle à voix haute pour s’encourager.
Si elle lui parlait, elle pourrait peut-être le convaincre de ne pas faire de mal à Mercurio. Mais pouvait-on convaincre un homme aussi cruel ? Cependant, qu’avait-elle à perdre ? Sa vie était finie, de toute façon. Elle devait essayer.
Elle fit un pas vers la porte. Deux hommes en armes et le portier se tournèrent dans sa direction. Ils regardèrent avec mépris son bonnet jaune. Giuditta fit un pas de plus mais vit alors arriver le Saint suivi d’une cohorte de fidèles qui riaient en brandissant des bâtons. Elle se cacha dans l’ombre et vit le frère se diriger vers le palais.
Le ciel noir commença à lâcher toute l’eau qu’il avait retenue jusque là. D’abord quelques gouttes, puis une averse froide, qui trempa en un instant tous ses vêtements. La pluie pénétrante s’insinuait entre les épaisseurs de soie, de drap et de futaine. Elle sentit l’eau glacée courir sur sa peau. Ses muscles se contractèrent de froid.
Le Saint entra au pas de course dans le palais. Il leva ses mains marquées de stigmates vers ses fidèles, qui se dispersèrent.
Giuditta était immobile sous l’eau qui continuait de tomber, incapable d’un seul mouvement même pour s’abriter.
Le Saint allait disparaître à l’intérieur quand il s’inclina profondément, presque jusqu’à terre. L’instant d’après apparut le prince, avec sa démarche bancale. Il donnait le bras à Benedetta, pâle et les yeux marqués de vilains cernes.
Giuditta tressaillit.
Quatre domestiques sortirent en courant du palais, tenant chacun par un coin une grande toile blanche et or hissée sur des poteaux noirs ouvragés. Ils se placèrent devant l’entrée. Le prince et Benedetta scrutèrent le ciel puis le prince se glissa sous la toile, qui le couvrait largement, et commença à marcher. Les domestiques l’accompagnaient, empêchant la moindre goutte de pluie de l’atteindre.
Giuditta fit un pas en avant. Si elle voulait parler au prince, c’était l’occasion.
Ce fut alors que Benedetta la vit. « Rinaldo ! », cria-t-elle.
Le prince Contarini se retourna.
Benedetta leva le bras et le pointa vers Giuditta. « C’est elle », dit-elle au prince.
Il suivit la direction indiquée par le bras de Benedetta et son regard croisa celui de Giuditta. Il la fixa un instant, penchant sur le côté sa tête difforme, apparemment intrigué. Il fit une grimace, qui était peut-être un sourire. Puis il leva son bras infirme, qu’il avait du mal à tendre, et d’un doigt tout tordu la désigna à son tour.
Giuditta était là, au milieu de la rue, trempée, son bonnet jaune avachi pesant sur son crâne. Elle regarda les yeux sans expression du prince, ses dents, son bras estropié, et elle resta bouche bée, saisie de terreur. Elle fit demi-tour et s’enfuit, poursuivie par les éclats de rire du prince et de Benedetta.
Quand elle arriva au Ghetto, hors d’haleine et désespérée, encore sous le choc, la pluie avait cessé. Elle passa le pont et remarqua un groupe de gens qui entouraient l’entrée de sa boutique. Elle s’approcha.
On s’écarta pour la laisser passer.
Elle vit Ariel assis sur une pierre devant la boutique, son bonnet jaune à la main. Sa femme lui tamponnait la tête avec un mouchoir teinté de rouge. Puis elle vit une femme, de dos, la robe déchirée à l’épaule. C’était Ottavia. Elle maintenait son vêtement d’une main pour ne pas rester la poitrine dénudée. Giuditta vit que ses yeux étaient agrandis par la peur. Alors seulement, elle se rendit compte qu’il y avait des morceaux de tissu par terre. De la soie et du velours. La vitrine avait été cassée et des éclats de verre scintillaient, trempés par la pluie, reflétant le gris du ciel.
« Ils sont arrivés sans crier gare… » Ottavia parlait d’un filet de voix.
« Le Saint…, dit une femme derrière elle.
— Ils avaient des bâtons et des pierres et ils criaient… Ottavia se tut.
— “Sorcière”…, conclut la femme qui avait parlé la première.
— Les gardes sont arrivés trop tard », dit Ariel Bar Zadok.
Giuditta regarda de nouveau le désastre, tandis que ses vêtements imbibés de pluie la glaçaient. Elle frissonna. Se tourna vers les gardes à l’entrée du pont. Puis elle ramassa un morceau de soie déchiré.
« Pourquoi ? demanda doucement Ottavia.
— Parce que Dieu nous a abandonnés…, répondit Giuditta.
— Ne dis pas ça », dit Ottavia.
Tous les yeux étaient tournés vers Giuditta.
Un courant d’air fit bouger dans la boue une plume de corbeau à la pointe tachée de rouge, qui dépassait d’un pan de robe déchirée.
« On m’a lancé une malédiction. »
Scarabello toucha sa lèvre. La plaie avait détruit une bonne partie de la chair.
Mercurio s’était assis sur le bord du lit de sangle où on l’avait installé, dans un coin de l’étable, tandis que les travaux continuaient de plus belle.
Scarabello désigna Lanzafame. « Il ne me quitte pas des yeux. »
Mercurio se tourna et croisa le regard sombre du capitaine.
« Je crois qu’il ne veut pas risquer de rater ma mort », dit Scarabello avec un sourire. La plaie saigna un peu. Il eut une petite grimace de douleur. Il avait une autre plaie à l’intérieur de la joue. Et une sur l’avant-bras. Deux autres étaient apparues sur le gland et sur le scrotum. Les ganglions sous ses aisselles avaient grossi et étaient douloureux.
Mercurio le voyait s’éteindre. Il était de plus en plus faible et pâle.
« Sais-tu ce qui est le pire ? continua Scarabello. Les plaies et la douleur, j’arrive à les supporter, mais je me suis aperçu que ma tête me joue des sales tours. À certains moments, je me rends compte que j’ai du mal à réfléchir. »
Mercurio le regardait sans parler. Il n’y avait pas si longtemps, il voulait le tuer. Et maintenant il était là, assis sur son lit, à l’écouter comme un ami. Son seul ami.
« J’ai demandé au docteur, reprit Scarabello. Il m’a dit qu’avant de mourir, beaucoup devenaient fous. » Son regard se voila un instant. « Le docteur ne me cache rien. Il me décrit point par point la maladie et la mort qui m’attend, avec force détails. Il me soigne avec la même attention que les autres, mais… » Il hocha la tête. « … Mais il ne peut pas oublier que j’ai tué son ami. Je l’admire. Chaque fois qu’il vient me soigner, c’est une lutte intérieure terrible pour lui, je le vois bien. Je l’admire vraiment. Je n’aurais jamais été capable d’en faire autant. »
Mercurio acquiesça.
« Et toi ? Pourquoi tu l’as fait ?
— Quoi ?
— M’aider. »
Mercurio haussa les épaules.
« Parce que c’est tout ce que j’ai trouvé. »
Scarabello rit doucement. Il porta la main à sa poitrine et toussa. « Tu es vraiment un sentimental, mon gars. »
Mercurio ne sourit pas.
« Quand ça sera la fin, je te dirai où je cache mon argent, reprit Scarabello. Tu donneras sa part à Paolo, d’accord ? »
Mercurio ne répondit pas. Il continuait de le regarder.
« Quand je serai bon à donner aux vers, le borgne prendra ma suite. Il tiendra le coup quelques mois, pas plus, et les autres lui feront la peau. Après ça, ils s’entretueront. » Scarabello tendit la main vers Mercurio. « Tu comprends que je peux pas demander ça à quelqu’un d’autre, hein ? »
Mercurio acquiesça imperceptiblement.
« Alors, c’est d’accord ?
— D’accord.
— Le reste, c’est pour toi, conclut Scarabello. Arrange cette merde de bateau que tu t’es acheté et fais-en ce que tu veux.
— J’en ai plus besoin, dit Mercurio d’une voix sourde.
— C’est toi qui vois. Prends l’argent, en tout cas.
— Pourquoi ?
— Parce que l’argent, c’est le sel de la vie. »
Mercurio fit un signe de dénégation. « Pourquoi tu fais ça ?
— Ah… » Scarabello le regarda de ses yeux intelligents, en silence, puis dit : « Peut-être parce que moi aussi je suis un sentimental ».
Mercurio hocha la tête. Il se leva.
« Une dernière chose, mon gars. »
Mercurio resta debout, dans l’attente.
« Si je devais… » Scarabello hésita. « Si je devais devenir un fou qui bave et qui raconte des conneries… mets-moi un coussin sur la tête et tue-moi. »
Mercurio se tourna d’instinct vers Lanzafame.
« Lui, il n’aurait jamais assez de pitié, dit Scarabello. Promets-moi. »
Mercurio le fixa. Dans son regard, il y avait de la force. Et derrière cette force une douleur encombrante, qu’il n’arrivait pas à cacher. « On a encore le temps.
— C’est ça, tu es devenu un homme, dit Scarabello. D’un côté, ça me désole pour toi, parce que tu as souffert et perdu une bataille. Mais ça te fera du bien.
— Conneries », fit Mercurio.
Scarabello le regarda avec sérieux. Puis il sourit. « Oui. »
Mercurio s’apprêtait à partir.
« Promets-moi que tu le feras, lui dit Scarabello.
— On a encore le temps », répéta Mercurio. Et il sortit de l’étable, qui commençait à ressembler à un hôpital.
Il regarda autour de lui. L’activité battait son plein. Les femmes de Mestre et les prostituées guéries travaillaient dans le potager et à la cuisine, ou s’occupaient de laver les draps et les pansements. Les hommes fabriquaient des briques, chaulaient, construisaient des lits et réparaient le toit. Tonio et Berto, avec leur barque, ne cessaient de transporter des médicaments, de nouvelles prostituées malades, des amies en visite.
Mercurio était agacé par toute cette vitalité. Il s’en sentait exclu, incapable d’éprouver des émotions, d’avoir des projets. Rien ne lui importait, rien ne valait la peine. Il avait été présomptueux. Il avait cru pouvoir s’arracher aux sables mouvants de son destin, avoir une vie comme tout le monde. Mais non. Ceux qui étaient comme lui étaient condamnés. Et plus il se le disait, plus il sentait la colère et la haine grandir en lui. C’était un moyen de faire taire ses émotions et de garder la douleur à distance. Cette terrible douleur qu’il ne pouvait pas affronter, parce qu’elle était plus grande que lui, parce qu’elle l’aurait tué, il en était sûr.
« Il y a quelqu’un qui te demande », dit Anna derrière lui.
Mercurio se retourna.
« Une jeune fille… », ajouta-t-elle.
Mercurio tressaillit. « Où ça ? », demanda-t-il avec une certaine urgence dans la voix. Son cœur accéléra. « Où ça ? répéta-t-il en haussant le ton.
— Elle t’attend dans la cuisine. »
Mercurio resta un instant immobile, pétrifié, tandis que sa respiration s’arrêtait. Puis il courut vers la maison. Il était impossible que ce soit Giuditta, et pourtant il courait. Il entra dans la maison hors d’haleine. Il était prêt à mourir de joie. Et déjà prêt à être déçu.
La jeune femme tournait le dos. À contre-jour, ce n’était qu’une silhouette dans la pénombre.
Le cœur de Mercurio s’arrêta.
Elle était élégante.
Mercurio fit un pas vers elle.
Ses cheveux étaient maintenus par une épingle précieuse ornée de perles de culture.
« Bonjour, Mercurio. »
Il fit un pas en arrière. Sentit le poids de la déception. Ses épaules retombèrent. « Bonjour, Benedetta… », dit-il. Et une vague de haine l’envahit. Pas dirigée vers Benedetta, mais vers Giuditta. Parce que ce n’était pas elle. Parce qu’elle n’était pas là.
Benedetta le regarda, immobile.
« Qu’est-ce que tu veux ? demanda Mercurio, sur la défensive.
— Comme tu es abrupt », dit-elle en souriant.
Mercurio haussa les épaules. « Nous ne fréquentons pas les mêmes milieux.
— Non, apparemment non. Je peux m’asseoir ?
— Qu’est-ce que tu veux ? demanda une nouvelle fois Mercurio.
— Je ne veux rien. Je viens t’offrir mon amitié.
— Pourquoi ? »
Benedetta fit un pas vers lui.
Mercurio haussa la main, imperceptiblement, pour l’arrêter.
Elle le perçut et avança un peu plus. Elle arriva tout près, au point de sentir l’odeur de sa peau.
« Parce que j’ai fait une erreur.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? La voix de Mercurio s’étrangla.
— Quand je t’ai embrassé…, dit Benedetta d’une voix douce. Je me suis trompée. J’ai fait une erreur.
— Oui…
— Je voulais te demander pardon.
— D’accord…
— D’accord quoi ? Tu me pardonnes ?
— Oui.
— Donc nous pouvons être amis ? »
Mercurio recula. « Tu ne voulais pas t’asseoir ? », lui dit-il.
Benedetta se rapprocha de nouveau. « Tu m’as aidée à échapper à Scavamorto. Et ça, je ne l’oublie pas. Tu t’es occupé de moi, et moi je t’ai trahi. Maintenant je veux qu’on reprenne tout depuis le début. On était une bonne paire de voleurs, on pourrait être une bonne paire d’amis, non ?
— Assieds-toi », fit Mercurio, d’une voix trop haut perchée.
Benedetta le regarda encore un instant puis prit une chaise et s’installa.
« Tu as l’air fatiguée, dit-il, voyant ses cernes creusés. Tu vas bien ?
— Oui. Rien de grave. Un malaise passager. » Elle avait prévu de cesser dès le lendemain de prendre l’arsenic de la magicienne. « Je suis vilaine ? demanda-t-elle en penchant la tête sur le côté.
— Non…
— Je ne suis pas vilaine ? insista Benedetta d’une voix enfantine.
— Non, tu es… belle », murmura Mercurio. Il se rendait compte qu’il était encore attiré par elle.
« Tu es en train de me faire la cour ? », demanda Benedetta.
Mercurio se raidit.
« Je plaisante, dit-elle en riant. Tu n’as jamais eu le sens de l’humour. » Elle le regarda un instant en silence. « Je sais bien que ton cœur bat pour une autre.
— Mon cœur ne bat pour personne. Tu te trompes. »
Benedetta sentit un frisson la parcourir. Cette Juive stupide lui avait obéi. Mais elle voulait en être certaine. « Pourtant tu as créé un hôpital pour le père de ta petite amie », dit-elle avec légèreté, comme si la chose lui importait peu.
« Ce n’est pas ma petite amie ! répliqua Mercurio avec fougue. Je n’en ai rien à foutre d’elle et je ne veux plus jamais la voir de ma vie ! »
Benedetta eut un coup au cœur. Une douleur. La colère de Mercurio était proportionnelle à l’amour qu’il éprouvait encore. Il n’était pas détaché de Giuditta. Il avait serré les poings, grincé des dents. Elle le regarda. Cette fureur le rendait beau. Cette douleur profonde qui le consumait. Il était beau, se disait-elle, et il ne serait jamais à elle. Elle sentait qu’il était attiré par elle, par son corps, sa sensualité. Elle aurait pu le séduire, probablement. Mais elle ne serait jamais capable de le faire souffrir comme Giuditta le faisait souffrir.
Mercurio se tourna vers la fenêtre. Il avait les joues rouges.
Benedetta tapota la chaise devant elle. « Assieds-toi. » Elle devrait se contenter de les avoir séparés, songea-t-elle. Se nourrir de ce malheur. Elle n’aurait jamais rien de plus. « Tu veux me raconter ? »
Mercurio la regarda.
« Tu veux en parler avec une amie qui t’aime sincèrement ? », dit doucement Benedetta. Elle apprendrait à s’en contenter. Elle tendit la main vers lui. « Viens. Tu n’es pas tout seul… »
Mercurio, comme un animal qu’on apprivoise, s’approcha.
« Assieds-toi », répéta Benedetta quand elle eut sa main dans la sienne.
Mercurio s’assit.
« Tu as si mal ? »
Mercurio s’aperçut qu’il ne pouvait plus retenir toute cette douleur en lui. La cacher derrière le paravent de la colère. Effrayé, il eut la tentation de se sauver. Mais il resta. Il serra la main de Benedetta et dit : « Oui. J’ai mal. »
Benedetta lui sourit. « Je suis là », murmura-t-elle.
Alors Mercurio sentit quelque chose se déchirer en lui. Il eut le désir de rendre les armes, de s’abandonner, d’accepter l’idée qu’il n’était pas un homme mais un enfant, comme tous les autres. De reconnaître qu’il était faible et effrayé. Et de se libérer un peu de ce poids trop lourd à porter pour un seul cœur. Il sentit sa force se dissoudre. « Merci », dit-il tout bas. Il posa la tête sur les genoux de Benedetta et commença à pleurer doucement, comme s’il perdait sa sève.
Benedetta regardait droit devant elle, une expression de triomphe sur le visage, et lui passait la main dans les cheveux, démêlant ses boucles comme elle l’aurait fait avec une poupée. « Je suis là, maintenant », lui disait-elle, sentant Mercurio docilement s’abandonner à ses caresses.
Du matin jusqu’au soir, Shimon parcourait les environs du Rialto. Affaires, négociations, marchandises, échanges commerciaux, tout passait par là, des plus petites choses jusqu’aux grandes expéditions en Orient. Pas de meilleur terrain d’action pour un voleur que cet immense marché. Chaque jour, des centaines de personnes se pressaient dans ce dédale de ruelles, de campi et de sotoporteghi. Pour vendre, acheter, manigancer, monter des projets. Et bien sûr voler. N’importe quoi. Dans ce petit quadrilatère où se concentrait toute une humanité, la grande richesse côtoyait la misère la plus noire, mendiants et marchands écrasés dans la même foule. Voix, odeurs, humeurs, tout s’y mélangeait.
Shimon Baruch savait que dans ce quartier, tôt ou tard, il trouverait Mercurio.
Ce jour-là, il avait longuement observé les allées et venues dans la zone du Banco Giro. Les riches marchands d’épices et de tissus orientaux s’y déplaçaient entourés d’énergumènes censés les protéger. Mais c’était quasiment impossible. À certains moments, la foule obéissait à un élan inexplicable qui la faisait se mouvoir, se disperser ou se resserrer comme un corps unique dont aucun animal n’aurait pu contrecarrer la force. L’espace d’un instant, la foule séparait le marchand de ses gardes du corps. Il suffisait qu’un voleur habile soit dans les parages, et c’était fatal pour le marchand.
Bien avant le couchant, alors que la chaleur estivale aspirait l’humidité des canaux et exaltait les odeurs de la ville et des corps, Shimon se rendit dans la zone des Fabbriche Vecchie. Les jours précédents, quand les chantiers de reconstruction fermaient et que les ouvriers rentraient chez eux, il avait remarqué que des zones accessibles, portant encore les marques du terrible incendie qui avait dévasté les édifices, se peuplaient de misérables et de réprouvés. Ils s’installaient parmi les ruines et se construisaient des abris provisoires avec les poutres brûlées qui jonchaient le sol. Rassemblés autour de feux de camp, ils se disputaient un reste de vin rance ou un morceau de lard à griller. C’étaient des vieillards édentés et des jeunes gens au regard fuyant, des femmes prêtes à se vendre et des enfants qui n’avaient pas de temps pour jouer. Des couples s’unissaient dans des étreintes sans retenue, pareilles à celles des chiens qui tournaient autour d’eux. Les autres regardaient, les plus petits pour apprendre comment faire, les plus anciens pour se rappeler ce qu’ils ne faisaient plus.
Shimon se déplaçait avec prudence. L’odeur âcre des corps et des excréments ne le dérangeait pas. Seul le souvenir d’Ester, par moment, le faisait ralentir. Mais il reprenait vite sa chasse, regardant autour de lui avec attention et patience. Il gardait toujours la main posée sur un couteau à lame large et double tranchant qu’il tenait caché sous sa cape, collée à lui par la chaleur, comme par cette colle qu’on fabrique avec les carcasses des chevaux de l’armée.
Un jeune homme s’approcha, le visage sale et le regard méchant. Une de ses joues était gonflée, son œil à demi fermé. « Donne ce que t’as », ordonna-t-il à Shimon en lui soufflant à la figure son haleine fétide. Il avait un bâton court à la main.
Shimon sortit son couteau et le lui pointa sous le menton.
Lâchant son bâton, le garçon fit un bond en arrière. « Va te faire enculer, vieux con », dit-il. Puis il porta la main à sa joue gonflée, là où pourrissaient sans doute ses dents, et s’éloigna avec un gémissement.
Shimon perçut un mouvement sur sa droite. Quelque chose de rouge. Il se tourna rapidement et devina un costume de bonne facture et des cheveux comme de l’étoupe. Il sentit le frisson du chasseur, plus fort que tous ceux qu’il avait ressentis jusqu’alors. Son instinct lui dictait ce que son esprit n’avait pas encore eu le temps de penser. Il suivit la tache rouge, qui se faufilait par une succession de passages étroits ménagés entre les ruines de l’incendie.
Quand la silhouette atteignit une zone abritée par une sorte de toit, elle s’arrêta. C’était un gamin, petit et maigre. Il inspecta les alentours, à la manière des rats.
Le Juif se cacha dans l’ombre. C’étaient ses cheveux qui avaient d’abord attiré son attention et provoqué ce frisson d’excitation. Depuis qu’il n’était plus gouverné par la peur, il avait appris à écouter son instinct.
Le mince personnage regarda à droite et à gauche, puis se retourna.
Et Shimon remercia son instinct.
Ces cheveux et ce teint jaune étaient gravés dans sa mémoire. C’était le gamin qui l’avait suivi sur le marché aux cordes, à Rome, il y avait bien longtemps, presque dans une autre vie. Celui qui l’avait ensuite apostrophé, le désignant ainsi à son comparse, le géant fou, à Sant’Angelo in Pescheria. Il faisait partie de la bande. Dans sa cachette, Shimon sourit. Ils étaient donc tous à Venise. Jamais il n’aurait rêvé avoir une telle chance.
Le capturer aurait été facile. Il aurait pu l’attacher et le torturer, lui placer sous le nez toutes ses questions écrites, pour l’obliger à parler. Mais le gamin ne savait sûrement pas lire. Et si Shimon se montrait, il serait obligé de le tuer pour l’empêcher de donner l’alarme.
Le risque était trop grand. Il laisserait plutôt ce morpion l’amener jusqu’à Mercurio.
Alors seulement il le tuerait. Comme il le méritait.
Il le vit se pelotonner dans un coin, sans doute pour y passer la nuit.
Il suffisait d’être patient.
Sa vengeance était à portée de main.
Il s’assit, sortit de sa poche un morceau de viande séchée qui n’était pas casher et le grignota peu à peu, le sel lui piquant la langue. Une extraordinaire sensation de paix l’envahit. Il regarda le gamin qui s’endormait, apparemment épuisé, après avoir joué avec quelque chose. De loin, Shimon ne voyait pas de quoi il s’agissait.
Plus tard, dans la nuit, il s’approcha. Sa main se posa sur son couteau. Ce serait bon de lui ouvrir la gorge en le fixant dans les yeux pendant que son âme quitterait son corps. Mais il devait résister à la tentation. Ce gamin devait le mener jusqu’à Mercurio.
Il serrait encore contre lui l’objet avec lequel il avait joué avant de s’endormir. Shimon s’approcha encore un peu et se pencha. C’était un petit animal. Un cheval.
Ce garçon était très jeune, mais pas au point de jouer comme les enfants. L’animal sculpté devait avoir une valeur sentimentale. Lui rappeler quelque chose. Ou quelqu’un.
Il dormait profondément, la bouche ouverte. Un mince filet de bave coulait sur son menton.
Shimon tendit la main avec une lenteur extrême. Il retenait son souffle. Et il souriait. Il atteignit l’objet, exerça une pression décisive sur le cou mince du petit cheval qui se rompit dans un léger craquement du bois.
Le gamin ne sembla pas avoir entendu.
La tête du petit cheval au creux de la paume, Shimon revint à son poste de guet, caché dans l’ombre d’une balustrade en bois marqueté à demi rongée par le feu. Il serait invisible, même à la lumière du matin. Mais lui, il verrait.
Il tournait et retournait dans sa main le morceau de jouet et se répétait : “Ta tête m’appartient”.
À l’aube, le jeune garçon ouvrit les yeux.
Shimon, réveillé, concentrait toute son attention sur lui. Il serra la tête du cheval dans son poing.
Le garçon bâilla, frissonna. Puis regarda son jouet. Écarquilla les yeux, ouvrit la bouche. Fouilla sur lui, puis par terre. S’agenouilla pour chercher dans les gravats, là où il avait dormi. Se releva et inspecta ses vêtements. Puis, quand il eut accepté l’idée qu’il ne retrouverait pas ce qu’il cherchait, il s’assit ou plutôt s’avachit sur le sol, fixant le cheval décapité.
Shimon vit sa vilaine face jaune se contracter en une grimace, et une petite lueur briller sur sa joue. Une larme. Il sourit de plaisir, serrant toujours la tête du petit cheval. Il respira l’air vicié de cette ville bâtie sur un marécage, et cela lui parut un fumet délicieux. Il le savoura. Un jour, sa vengeance accomplie, il n’aurait plus que ses souvenirs auxquels se raccrocher. Il devait en mémoriser tous les détails.
Le gamin essuya ses larmes et jeta le jouet. Il se leva et s’en alla. Shimon était déjà sorti de sa cachette quand, soudain, le garçon revint sur ses pas. Shimon se tourna brusquement et feignit de chercher quelque chose par terre. Du coin de l’œil, il le vit ramasser son jouet et repartir.
Le Juif recommença à le suivre.
Le gamin se faufila dans le marché derrière Rialto, près du marché au poisson. Il vola une pomme. Puis un morceau de pain. Caché dans une ruelle, il les dévora, visiblement affamé. Il revint au marché et vola un oignon. Le marchand de légumes le vit et le poursuivit. Mais le gamin tourna dans une succession de ruelles, et Shimon craignit un instant de l’avoir perdu.
Il l’aperçut enfin. Appuyé contre un puits au centre d’un campiello, il buvait de l’eau dans la louche en bois d’un seau.
Shimon se tapit derrière le coin d’un immeuble.
Le gamin regardait autour de lui, puis baissait les yeux sur le cheval décapité. Et de nouveau regardait alentour.
Shimon se dit que ce garçon ne savait pas quoi faire, et qu’il était peut-être même seul. Il eut peur qu’il ne puisse pas l’amener jusqu’à Mercurio.
Quand il bougea, Shimon le suivit.
Il erra de-ci de-là pendant une bonne partie de la matinée, apparemment sans but. Mais Shimon finit par comprendre qu’il faisait des cercles. Autour de quoi ?
Vers la neuvième heure, il s’arrêta, sans doute fatigué. Il regarda dans la direction du Grand Canal puis marcha d’un pas décidé et rapide.
Shimon sentit l’excitation grandir.
Cependant, à mesure que le garçon s’approchait de son but, il ralentissait, et Shimon se demanda s’il n’avait pas changé d’idée. Mais non. Il continua jusqu’à un palais seigneurial de trois étages, à la façade élégante. Là seulement il s’arrêta.
Shimon vit le portier le saluer, au lieu de le chasser comme on aurait pu s’y attendre. Il le connaissait donc.
Le garçon resta devant la porte d’entrée, immobile, jusqu’au moment où apparut un moine, peut-être appelé par le portier. Shimon remarqua les plaies sur ses mains. Le frère devait lui aussi le connaître puisqu’il lui parla, en lui jetant des regards durs. L’autre fit non de la tête. Le frère parla de nouveau, avec plus de véhémence. Le gamin secoua de nouveau la tête.
Alors Shimon décida de s’approcher. Il s’était imaginé qu’il rejoindrait Mercurio dans une pension minable ou une taverne. Et voilà qu’il se trouvait face à un moine qui vivait dans un palais. Cela n’avait aucun sens.
Quand il fut suffisamment près, il entendit le moine dire au garçon, d’une voix froide, absolument dénuée de sentiments : « Je te dis de revenir, imbécile !
— Non, répondait le garçon.
— Le Très-Haut a besoin de nous !
— Non ! Toi, tu as besoin de moi ! » La voix était aiguë mais faible.
Le moine s’approcha du garçon. Vit le jouet. Le lui arracha des mains, le jeta au sol et le piétina.
Shimon frissonna. La souffrance l’excitait.
« Ça fait une semaine qu’on te cherche ! », dit le moine. Il leva la main et frappa le gamin en plein visage.
« Arrête, frère ! », s’exclama une voix de femme provenant du premier étage du palais mais que Shimon ne put voir.
Le gamin recula, la main sur la joue, regardant son jouet en morceaux.
Il allait partir. Shimon se prépara à le suivre.
« Zolfo ! », cria la femme au premier étage.
“Il s’appelle Zolfo”, pensa Shimon. C’était sûrement un orphelin. Mercurio et Zolfo : le mercure et le soufre. Les moines des orphelinats n’avaient pas une grande imagination quand il s’agissait de nommer les enfants, se dit le Juif en souriant.
« Je t’ordonne de rentrer et de faire ton devoir ! dit le frère.
— Va te faire foutre ! », cria Zolfo, en colère, même si l’on entendait dans sa voix la douleur et la peur. Puis il tourna le dos et s’enfuit.
« Zolfo ! », hurla encore la femme en apparaissant à la porte d’entrée.
Shimon s’apprêtait à s’élancer derrière le gamin quand il s’arrêta net. Une émotion violente lui gonfla les poumons, bloqua sa respiration. Il resta bouche bée. Elle avait changé depuis ce jour-là, à Sant’Angelo in Pescheria. Elle avait des habits élégants maintenant. Un collier précieux et une chevelure rassemblée en tresses nouées autour de la tête, comme une noble dame. Mais Shimon se souvenait parfaitement d’elle, impossible de se tromper. Ses cheveux avaient la même couleur cuivrée, avec des reflets blonds qui captaient la lumière du soleil. Et cette peau d’albâtre. Il se rappelait avoir songé en la voyant à Suzanne assaillie par les vieillards. Cette fille avait alors éveillé ses sens. Et aujourd’hui encore, violemment.
Il se tourna vers Zolfo qui disparaissait au fond d’une ruelle étroite aux flancs du palais. S’il ne bougeait pas, il allait le perdre.
Mais il avait trouvé un trésor bien plus grand, se dit-il.
« Zolfo ! », cria encore la fille.
Shimon pensa qu’elle avait grandi. Quelque chose avait changé dans son regard. Peut-être les vieillards avaient-ils eu satisfaction, cette fois. Elle ne les avait pas chassés. Ou Daniel n’était pas arrivé à temps pour la sauver. Il sourit.
« Imbécile ! », dit la fille au moine. Sa voix était bien différente de celle de Zolfo. Dure, violente, forte. Elle n’avait pas peur du moine. Et elle ne l’aimait pas.
« Fais attention à la façon dont tu me parles, femme », dit le moine.
La fille s’approcha de lui et le fixa en silence. « Tu ne comprends donc pas, idiot, que Zolfo peut nous causer des ennuis, s’il parle ? »
Shimon devint plus attentif encore.
Le moine leva sa main droite, exhibant sa plaie. « Il reviendra, dit-il d’une voix méchante. Il est bien dressé.
— Comme toi, tu veux dire ? », fit la fille avec mépris.
Puis elle regarda dans la direction où Zolfo avait disparu, hocha la tête et rentra à l’intérieur du palais.
Shimon sentit un remuement profond en la voyant rouler des hanches dans la pénombre du vestibule.
La torturer serait un délice.
“À bientôt”, pensa-t-il.
« Je suis bête », murmura Giuditta en ouvrant les yeux à l’aube, tandis que le son de la Marangona vibrait par-dessus les toits de Venise.
Toute la maison était en désordre. Depuis plusieurs jours, elle avait cessé de ranger, de laver le linge, de coudre. Elle s’était enfermée dans un mutisme hargneux et ne répondait plus que par monosyllabes. Personne ne pouvait l’approcher et encore moins tenter de connaître ses pensées, pas même Ottavia. La vie n’était tout simplement plus intéressante. Elle regardait la vaisselle s’amonceler sans la voir. Elle entendait les bruits de la vie et les paroles échangées sans les écouter. Transportée dans un autre monde, si loin de celui où elle vivait que nul ne pouvait l’y atteindre.
« Je suis vraiment bête », répéta-t-elle cependant ce matin-là, en se levant.
Pour la première fois depuis qu’elle avait renoncé à Mercurio, un sourire lui vint. Elle porta la main à ses lèvres, comme si elle voulait toucher du bout des doigts cette allégresse inattendue.
Elle alla à la fenêtre et vit son père qui prenait la file avec le reste de la communauté devant la sortie du Ghetto, pendant que les gardes ouvraient les grandes portes.
Elle se rinça le visage puis commença à s’habiller. Elle n’avait pas de temps à perdre.
Tout était si simple, maintenant qu’elle avait compris.
La peur, elle s’en rendait compte, l’avait empêchée de réfléchir. Son père le lui avait expliqué un jour à propos de certaines arnaques. Si on met le pigeon dos au mur, il perd la capacité d’évaluer la réalité et les autres solutions possibles. C’était l’essence de l’arnaque : le pigeon ne devait envisager que les possibilités suggérées par l’arnaqueur. Il ne devait pas réfléchir par lui-même.
C’est ce qui s’était passé, pensa Giuditta. La peur l’avait abusée.
Elle n’avait rien vu d’autre que ce que la peur lui suggérait. Ce que Benedetta voulait lui faire voir.
Alors qu’il y avait une solution à portée de main. Elle avait été trop bête pour y penser, mais ce matin, le voile s’était déchiré. Elle n’aurait su dire comment, et cela n’avait pas d’importance. Les choses arrivaient tout à coup. Tout à coup les gens mouraient ou disparaissaient. Tout à coup on tombait amoureux, comme le jour où son sang s’était mêlé à celui de la blessure de Mercurio. Tout à coup elle était devenue femme, quand elle l’avait accueilli en elle, et la vie avait commencé à circuler avec force dans ses veines. Et tout à coup cette vie avait cessé, quand Benedetta l’avait mise dos au mur.
Mais Giuditta savait maintenant qu’il y avait une issue. Pour elle et Mercurio, pour leur amour.
La vie, tout à coup, était redevenue belle et digne d’être vécue. Elle sentit le sang courir à nouveau dans son corps. L’espoir emplir à nouveau ses poumons.
“C’était tellement évident”, se disait-elle en riant et en finissant de s’habiller.
Benedetta lui avait inoculé le poison de la peur et elle l’avait laissée faire. Elle s’était abandonnée à la peur, elle avait cessé de lutter, de penser, de vivre.
Mais c’était fini. Elle irait immédiatement trouver Mercurio. Elle lui raconterait tout et lui dirait de s’enfuir. Ainsi le prince ne le trouverait pas. Elle lui dirait aussi qu’elle était prête à partir avec lui, n’importe où. Parce rien d’autre n’avait d’importance.
Cette fois, elle n’écrirait pas de lettre à son père. Elle lui parlerait en le regardant droit dans les yeux, comme un père le mérite. Et comme le méritait l’amour qu’elle ressentait pour Mercurio. Elle parlerait avec son cœur. Elle ne voulait plus être lâche.
Elle ouvrit la porte et commença à descendre l’escalier. D’en bas montait un bruit de voix énervées auxquelles elle ne prêta pas attention. Elle n’entendait que les paroles qu’elle dirait à Mercurio. Elle ne pensait qu’à son étreinte.
« La voilà ! », dit un homme quand elle fut au rez-de-chaussée.
Giuditta leva les yeux.
Elle vit le Saint, le doigt pointé vers elle. Puis Ottavia, les yeux écarquillés. Derrière, parmi les gens amassés, son père qui la fixait et levait le bras. À côté du Saint, un représentant de la loi en grand uniforme. Près de lui, des gardes armés.
Le représentant de la loi écarta le Saint, fit un pas en avant et dit : « Giuditta da Negroponte, Juive, au nom de la Sérénissime République de Saint-Marc et pour le compte de la Sainte Inquisition, je t’arrête pour crime de sorcellerie ! »
Giuditta vit Ottavia porter les mains à son visage. Elle vit son père pousser les gens pour la rejoindre, en faisant non de la tête. Et le Saint qui souriait avec satisfaction, tandis que le représentant de la loi l’écartait.
“Mercurio”, pensa-t-elle.
Puis elle sentit la prise des gardes qui s’emparaient d’elle devant la porte d’entrée et s’ouvraient un chemin parmi la foule.
Elle continuait de penser : “Mercurio”.
Elle sentit le métal froid des menottes autour de ses poignets, entendit tinter les anneaux de fer de la chaîne. Comprit qu’on soulevait ses jupes pour lui passer des fers aux chevilles.
Puis une voix dit : « Avance, Juive ».
Et une autre voix, celle de son père, hurla : « Giuditta ! » La voix du Saint s’écria : « Sorcière ! » Celle d’Ottavia appela : « Giuditta ! », et le chœur des chrétiens répétait : « Sorcière ! » Elle entendit les couturières et le tailleur Ariel Bar Zadok crier son nom en disant : « C’est une injustice ! »
Elle entendit encore la voix son père, désespéré, par-dessus toutes les autres : « C’est ma fille ! Laissez ma fille ! »
Alors seulement, dans tout ce vacarme, elle se rendit compte qu’il n’y avait en elle qu’une pensée : “Je dois aller trouver Mercurio…”
« Avance, Juive », ordonna de nouveau le commandant des gardes en la poussant.
Giuditta fit un premier pas. Les fers qu’elle avait aux chevilles la firent trébucher. Elle tomba les mains en avant dans la boue craquelée par la chaleur de l’été.
Isacco s’avança entre les gardes et l’aida à se relever. Son bonnet jaune lui glissa de la tête.
Giuditta pensa seulement que ce bonnet était comique. Elle le regarda sans vraiment le voir, elle ne distinguait pas ce qui l’entourait. Elle ne voyait que ce qui était loin. Tout ce qui était proche devenait flou.
« Giuditta… », dit Isacco.
Un garde le frappa dans le dos. Isacco eut une grimace de douleur.
Giuditta vit que le garde piétinait le bonnet jaune.
« Et toi, avance », lui répéta le commandant des gardes en la poussant de nouveau.
Giuditta fit de petits pas, rapides, aussi larges que les fers le lui permettaient.
Sur la fondamenta dei Ormesini, une foule plus grande s’était amassée, attirée par l’événement.
« Sorcière ! Sorcière ! », criaient les gens.
Giuditta se retourna. Isacco la suivait. Il courbait le dos. On aurait dit un vieillard. Il la regardait puis se tournait vers les autres, cherchant une aide qu’il ne trouverait pas.
« Justice est faite ! criait le Saint qui marchait devant eux, comme à la tête d’une procession, ses mains tendues vers la lumière. Justice est faite ! Gloire à toi, ô Seigneur !
— Sorcière ! Sorcière ! », criaient les gens, qui s’échauffaient de plus en plus.
Un jeune homme ramassa une pierre et la lança sur Giuditta.
Elle sentit une violente douleur au front, tomba de nouveau.
« Lève-toi », ordonna le commandant.
Giuditta se releva. Ses jambes ne la portaient plus. Quelque chose de chaud lui coula le long du front. Sa vue se brouilla.
« Sorcière ! Sorcière ! », continuait de hurler la foule.
Une autre pierre l’atteignit dans le dos. Puis une autre au menton.
« Ôte-toi de là ! », dit alors une voix forte et autoritaire.
Giuditta sentit quelqu’un la saisir par le bras et la soutenir.
« Ne vous mêlez pas de ça ! », ordonna le représentant de la loi.
Le capitaine Lanzafame porta la main à son épée qu’il dégaina.
Le commandant dégaina la sienne.
« Il était temps que tu te souviennes que tu es armé, lui dit Lanzafame sans relâcher sa prise sur Giuditta, qui avait du mal à rester debout.
— Tu as entendu ce qu’on t’a dit ? Ne te mêle pas de ça ! fit le commandant.
— Mon devoir est de m’occuper des Juifs, répondit Lanzafame. Et vu que tu ne sais pas t’occuper de tes prisonniers et que tu laisses la foule les lyncher sans autre forme de procès, c’est à toi de t’ôter de là !
— Au nom de la Sérénissime…, commença le représentant de la loi.
— Au nom de la Sérénissime ? le coupa le capitaine. S’il arrive quelque chose à cette jeune fille, si à cause de toi elle n’arrive pas vivante alors que ta mission est de l’escorter, je jure que je te coupe la tête après t’avoir dénoncé devant le doge en personne pour n’avoir pas fait ton devoir ! Au nom de la Sérénissime ! »
Le représentant de la loi regarda le commandant. Le commandant regarda les soldats de Lanzafame, qui les avaient encerclés, les mains sur la poignée de leurs armes. Il vit leurs cicatrices et comprit que c’étaient de vrais combattants.
« Protégez la prisonnière ! ordonna-t-il à ses gardes, qui se serrèrent autour de Giuditta.
— Tu vas y arriver ? », demanda Lanzafame à Giuditta.
Elle le regarda. Elle s’était juré le matin même qu’elle ne se laisserait plus dominer par la peur. Mais elle n’était pas préparée à cela. « Je suis bête », dit-elle tout bas, pensant qu’elle aurait dû s’échapper tout de suite avec Mercurio, que si elle l’avait fait, elle ne serait pas ici.
« Qu’est-ce que tu dis ? fit Lanzafame.
— Laisse-nous-la », dit le commandant des gardes.
Le capitaine se tourna vers ses hommes. Il ordonna : « En protection ».
Les soldats se répartirent autour des gardes. Deux fendirent la foule et se placèrent à l’avant. Deux autres restèrent derrière. Serravalle et quatre soldats se mirent sur les côtés. Ainsi, on aurait cru que Giuditta était prisonnière des gardes, lesquels étaient prisonniers des hommes de Lanzafame.
« Soldats de Satan ! », hurla le Saint.
Lanzafame le fixa sans répondre. Puis, passant à côté du jeune homme qui avait lancé la première pierre, il le frappa au visage avec la garde de son épée sans même lui accorder un regard. Le garçon tomba à terre, évanoui, tandis qu’un filet de sang s’écoulait de son nez et de sa lèvre fendue.
La foule se calma. Mais ne cessa pas pour autant de suivre le cortège jusqu’à la piazza San Marco, où le nombre de gens se multiplia.
Ils se remirent à hurler : « Sorcière ! Sorcière ! »
Les soldats dégainèrent leurs épées et maintinrent la foule à bonne distance jusqu’à l’entrée des prisons du Palais des Doges.
« Vous ne pouvez pas pénétrer ici, dit le commandant à Lanzafame.
— Laisse son père lui dire au revoir », dit le capitaine.
Le commandant acquiesça. « Dépêche-toi », dit-il à Isacco.
Celui-ci rejoignit Giuditta. Il nettoya le sang sur son visage avec la manche de sa chemise. Il la regardait mais n’arrivait pas à parler.
« Allez, ça suffit, pousse-toi », ordonna le commandant des gardes, préoccupé par la foule qui le pressait.
Isacco ne bougea pas. « C’est ma faute, dit-il à Giuditta en se frappant la poitrine. C’est ma faute, à moi qui t’ai amenée ici.
— Ça suffit, j’ai dit », reprit le commandant.
Lanzafame prit Isacco par le bras, doucement, et le docteur commença à reculer, sans quitter sa fille des yeux.
Alors Giuditta, presque à bout de souffle, lui dit : « Mercurio… »
Isacco la fixait.
« Dis-le à Mercurio », murmura Giuditta.
Puis les gardes se saisirent d’elle et la poussèrent vers l’escalier qui menait aux prisons du doge.
« Gloire à Jésus-Christ, notre Sauveur ! hurla le Saint en regardant la foule. Justice est faite !
— Justice est faite ! », reprit la foule en écho.
« Non », dit Mercurio dans un filet de voix.
Isacco le regarda sans comprendre. Il avait le visage marqué par la souffrance et la préoccupation. Ses fortes épaules s’étaient courbées, écrasées par un poids qu’elles ne pouvaient supporter. Ses yeux étaient comme éteints, voilés.
« Non ? », demanda Isacco.
Mercurio ne dit rien.
Ils étaient là, dans cette étable qui ressemblait de plus en plus à un hôpital, à se regarder dans les yeux avec le même effroi.
Les prostituées se déplaçaient doucement, tête basse. Nul ne disait mot.
« Elle a seulement dit : “Dis-le à Mercurio”. Rien d’autre… »
Mercurio acquiesça, presque effrayé. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pourquoi Giuditta voulait-elle qu’il le sache ? Elle avait une autre vie, elle avait choisi de le laisser en dehors, de le jeter pardessus bord. Alors, pourquoi vouloir maintenant qu’il le sache ? Il commença à se sentir agité. S’aperçut que le rythme de sa respiration s’accélérait.
« C’est moi qui l’ai enfermée dans cette prison… continua Isacco. C’est moi qui l’ai emmenée à Venise… »
Mercurio le regarda, comme s’il prenait conscience maintenant seulement de sa présence. Il sentait une fureur inconnue l’agiter. Il était en colère contre Giuditta, qui l’avait exclu de sa vie et le réclamait maintenant avec une telle violence. « Je n’ai pas assez de force pour deux, docteur. »
Isacco baissa la tête. Il se tassa plus encore.
« Et merde ! s’exclama Mercurio. Arrêtez, docteur !
— Que se passe-t-il ? intervint Lanzafame.
— Vous êtes son ami, capitaine ? dit Mercurio, le visage rouge, troublé par sa propre réaction mais incapable de se dominer. Alors c’est à vous de le consoler ! Cet homme a passé son temps à me foutre des coups de pied au cul et maintenant il voudrait que je… que je… »
Lanzafame le poussa brusquement. « Va-t-en. Il ne veut rien de toi, couillon. » Il prit Isacco par le bras. « Viens, allons-nous-en.
— Où ? demanda le docteur.
— J’en sais rien. Prendre un peu l’air, viens…
— Oui, allez-vous-en. Je m’en fiche de ces conneries », fit Mercurio, l’air sombre. Il serra les poings, grinça des dents. Se mordit les lèvres.
Alors Lanzafame lâcha le bras d’Isacco, se jeta sur Mercurio et le plaqua contre le mur. « Pleure, mon gars ! cria-t-il. Pleure donc, foutredieu ! » Il le regarda longuement puis le lâcha. Il prit de nouveau Isacco sous le bras et lui dit tout bas, avec plus de douceur : « Pleure donc toi aussi, vieil imbécile ».
Isacco le suivit docilement vers l’entrée de l’ancienne étable.
« Il a raison… », dit Scarabello de son lit.
Mercurio se retourna, le visage contracté par une grimace qui lui déformait les traits ; il poussa un cri guttural, comme un râle, qui lui racla la gorge. Il secoua la tête avec violence et cria : « Non !
— Baisse les armes… » La voix de Scarabello était épuisée par la maladie.
Mercurio serra encore plus fort les poings et les dents. Puis il se sauva dehors, sans un mot. Il courut dans la campagne, jusqu’à sentir son cœur prêt à exploser. Alors il se laissa tomber, le visage dans l’herbe qui commençait à blondir, les doigts plantés dans la terre sèche qui pénétrait sous ses ongles. Il resta ainsi, le dos brûlant au soleil. Immobile, incapable de verser une seule larme.
« Dis-le à Mercurio… », murmura-t-il après un temps qu’il n’aurait pas su mesurer, un temps pendant lequel le monde avait cessé d’exister. Il releva la tête. La lumière l’éblouit. « Pourquoi ? », hurla-t-il au ciel.
Il se remit debout et rentra. Il vit Isacco et Lanzafame près de l’abreuvoir. Le docteur était assis sur une pierre, plié en deux par la douleur et le sentiment de culpabilité. Il pleurait. Le capitaine était à côté de lui et regardait le soleil, les bras croisés.
Mercurio ralentit. Il sentit la peur et la colère s’agiter en lui. Mais aussi une sorte d’espoir.
« Pourquoi ? », dit-il tout bas.
Il repensa au jour où Giuditta lui avait dit que c’était fini. Se rappela qu’il l’avait suivie, comme un chien perdu, et l’avait vue embrasser Joseph, le garçon que son père lui avait collé aux basques pour la protéger. De lui.
Il se tourna vers Isacco et un élan de haine l’envahit. “C’est ta faute”, pensa-t-il.
Rien n’avait de sens. Mais il devait trouver une réponse à la seule question qui l’intéressait.
« Pourquoi ? », dit-il encore tandis qu’il courait vers le quai au poisson. Il se le répétait encore alors que Tonio et Berto souquaient rapidement pour l’emmener à Venise, au pont de Cannaregio.
Il descendit d’un bond et porta sa main à la poche où il gardait son couteau. Il rejoignit le campo del Ghetto, où il attendit. Il était prêt à tout, mais avant, il fallait qu’il sache.
Dans sa tête, il entendait “Dis-le à Mercurio”. Il lui semblait entendre la voix de Giuditta. “Dis-le à Mercurio…”
Enfin apparut Joseph, qu’il avait attendu avec une tension croissante.
Il marchait d’un pas balancé. Mercurio ne se le rappelait pas aussi costaud. Mais il n’avait pas peur. Rien, à ce moment-là, ne pouvait lui faire peur.
Il le suivit jusqu’à ce qu’ils se retrouvent dans une calle étroite et sombre. Là, il lui sauta dessus, le couteau à la main, et le pointa sous sa gorge. « Tu me reconnais, salaud ? », lui souffla-t-il au visage.
Joseph acquiesça tout doucement.
« Qu’est-ce qu’il y a entre Giuditta et toi ? », lui demanda Mercurio en poussant la pointe du couteau contre son menton. Et il ne pouvait pas détacher ses yeux de ces lèvres qui avaient embrassé Giuditta. « Réponds, espèce de merde !
— Tu me fais mal, dit Joseph.
— Tu veux sentir ce que ça fait d’avoir mal pour de bon ? » Mercurio, transporté par la rage, enfonça un peu la pointe de sa lame. « Si tu ne réponds pas, je vais te le faire ressortir par les yeux, t’as compris ? »
Joseph souffla un oui. Et à peine Mercurio eut-il relâché la pression du couteau que Joseph, avec une agilité surprenante pour une telle masse, se dégagea de la prise et renversa la situation : il plaqua violemment Mercurio au mur, lui tordit le poignet, faisant tomber le couteau, puis l’immobilisa en lui bloquant le cou. « Je suis peut-être un imbécile. Mais je suis fort et je sais me servir de ma force, dit-il sans colère. La seule chose que je sache bien faire, c’est me battre. »
Mercurio le regardait, plein de rancune.
« Entre Giuditta et moi, il n’y a rien.
— Pourquoi… pourquoi tu l’as embrassée ? dit Mercurio, qui avait du mal à parler.
— Je ne sais pas, répondit Joseph en rougissant. Elle m’a demandé de le faire et je l’ai fait. Je n’ai pas bien l’habitude des femmes, je suis gêné avec elles… » Il regarda Mercurio de son regard bovin. « Maintenant, je vais te lâcher. Fais pas de connerie. »
Mercurio acquiesça doucement.
Joseph relâcha sa prise et fit un pas en arrière.
Mercurio se sentait les jambes molles. Elles le portaient à peine. Dans sa tête, une grande confusion.
« Je suis désolé, dit Joseph.
— Va te faire foutre, gros lard », maugréa Mercurio en s’éloignant.
Quand il arriva au pont après le sotoportego del Ghetto, sur le canal de Cannaregio, ses genoux cédèrent. Il s’agrippa à la balustrade en bois.
« Tu ne te sens pas bien, mon garçon ? », lui demanda une vieille servante qui rentrait du marché, les bras chargés de courses.
Mercurio la fixa d’un regard de haine.
La vieille femme baissa les yeux et poursuivit en hâte avec son chargement.
Mercurio se rendit compte qu’à mesure que dans son cœur naissait une faible espérance à laquelle il ne voulait pas encore donner de nom, une colère aveugle montait en lui. Et cette colère lui rendit sa force.
Il rebroussa chemin et courut vers Saint-Marc.
Il arriva hors d’haleine devant l’entrée des prisons du palais des Doges. Deux soldats gardaient la grille. Et derrière eux, cinq autres, dont leur commandant.
Sur la Piazzetta se tenait une foule de flâneurs. Tous parlaient de la sorcière.
« Je dois voir…, dit Mercurio en haletant, Giuditta da Negroponte… »
Le soldat le regarda distraitement. « Ôte-toi de là, dit-il.
— Je te dis que je dois la voir », dit Mercurio.
Le soldat se tourna vers lui. « Qui es-tu ?
— Je suis… Je suis…
— Tu n’es personne. Va-t-en », intervint le commandant des gardes en s’approchant.
Mercurio ne bougea pas. Il sentait un frémissement monter le long de son corps. Il déplaçait son poids d’une jambe sur l’autre, et en même temps tendait le cou vers la loggia du Palais des Doges. L’angoisse qui le dominait maintenant ne cessait de grandir.
« T’as compris, mon garçon ? Va-t-en, répéta le commandant.
— Giuditta ! se mit tout à coup à crier Mercurio. Giuditta, tu m’entends ?
— Mais qu’est-ce que tu crois faire ? », dit le commandant.
Quelques-uns des flâneurs regroupés sur la Piazzetta devant la basilique s’approchèrent, intrigués.
« Giuditta ! », continuait de hurler Mercurio, les mains de chaque côté de la bouche, de toute la force de ses poumons. Comme si son souffle pouvait expulser son angoisse par ce cri. « Pourquoi ? Dis-moi pourquoi ! »
À un signe du commandant, les deux hommes qui gardaient la grille tentèrent de le saisir par les bras.
Mercurio fit un bond en arrière et se dégagea. Il hurla de nouveau : « Giuditta !
— Arrête, mon gars, ou je te mets en prison ! », lui intima le commandant.
Les autres gardes, pendant ce temps, avaient fait quelques pas, attendant un ordre.
« Va te faire foutre ! », hurla Mercurio qui avait perdu tout contrôle.
Le commandant bondit et l’attrapa par sa veste. « Tu l’auras voulu, tu es en état d’arrestation ! »
Deux gardes s’emparèrent de lui.
« Giuditta ! », continuait de hurler Mercurio en tentant d’échapper à leur prise. Dis-moi pourquoi ?
— Tu verras qu’une nuit en prison t’éclaircira les idées ! dit le commandant. Qui es-tu ? Comment tu t’appelles ? »
En haut des escaliers qui menaient aux prisons apparut le Saint, attiré par les cris.
« Toujours dans les parages, foutu moine ! », lui cria Mercurio avec rage.
Le Saint le reconnut et lui lança un regard de mépris.
« Modère tes paroles », lui dit le commandant en s’approchant. Il se tourna vers ses gardes. « Emmenez-le à l’intérieur ».
Alors Mercurio, d’instinct, frappa le commandant d’un coup de tête en plein visage.
Les gardes, désorientés, le lâchèrent un instant. Un instant qui suffit à Mercurio pour faire un bond en arrière.
Le commandant, gémissant de douleur, était au sol, le nez cassé. « Arrêtez-moi ce fumier ! »
Mais Mercurio était déjà loin.
« Attrapez-le ! », hurla le commandant dont le nez pissait copieusement le sang.
« Je sais qui c’est, dit le Saint. Et je crois que je sais où il habite. »
Pendant ce temps, Mercurio traversait toute la piazza San Marco avec les gardes sur les talons, ralentis par leurs armes et leurs uniformes. Il les sema rapidement. Il monta sur une barque de pêcheurs qui rentraient à Mestre. Une fois débarqué au quai au poisson, il partit vers la maison d’Anna.
En dehors de Giuditta, une seule personne pouvait peut-être répondre à sa question.
« Je dois vous parler, docteur », dit-il à Isacco, penché sur une prostituée dont il nettoyait la plaie.
Isacco le regarda. Puis il acquiesça et le suivit hors de l’hôpital.
Ils marchèrent en silence jusqu’à l’abreuvoir. S’arrêtèrent, l’un à côté de l’autre, sans se regarder.
Mercurio se sentait faible mais ne pouvait plus attendre. Il devait savoir, laisser cet espoir contre lequel il avait lutté toute la journée prendre forme ou s’évaporer.
Isacco ne disait rien. Il restait immobile, fixant l’horizon voilé par la brume d’été.
Alors Mercurio prit une inspiration et parla. Il dit seulement : « Pourquoi ? »
Le docteur laissa le son de ce mot entrer en lui. Puis, d’une voix pleine de compassion et de chaleur, il répondit : « Parce qu’elle t’aime, mon garçon ».
Et alors, incontrôlable, la panique explosa.
« Aidez-moi », murmura Mercurio.
« Sigillum diaboli, dit le Saint. Tu sais ce que ça veut dire, Juive ? »
Giuditta le regardait, terrorisée. Après une nuit dans une cellule noire et froide, on l’avait emmenée, à l’aube, dans cette pièce sans fenêtre au plafond voûté. Des anneaux et des chaînes étaient fixés aux murs. Et au centre de ce local humide se trouvait une table avec d’étranges instruments. Des instruments de torture.
Le Saint se tenait à côté d’un homme musclé. Cet homme était le bourreau. Le Saint se faisait appeler Inquisitor.
« Alors, sais-tu ce qu’est le sigillum diaboli ? », demanda de nouveau frère Amadeo.
Giuditta fit non de la tête.
« Le bétail est toujours marqué par son maître, qui déclare ainsi sa possession, dit le moine en souriant. Pour la même raison, ton maître, le démon, Satan en personne, t’a certainement marquée. » Il s’approcha d’elle. « Et moi, maintenant, je vais trouver cette marque, sorcière. »
Giuditta eut un frisson de terreur.
« Bourreau, exécute ta mission, dit le Saint. Que la main de Dieu soit avec toi. »
Le bourreau commença à affiler un rasoir sur une bande de cuir.
« Déshabille-toi, lui dit-il, de la voix neutre de celui qui fait simplement son métier.
— Non… », dit Giuditta, les yeux écarquillés. Elle recula d’un pas et croisa les bras sur sa poitrine, comme si elle était déjà nue.
Le bourreau se tourna vers les deux gardes qui l’avaient escortée. « Déshabillez-la, ordonna-t-il.
— Non… », dit encore Giuditta, qui regarda autour d’elle. Quand les gardes s’approchèrent d’elle, elle leur échappa, comme un oiseau affolé. Courant jusqu’à la porte qui la séparait de la liberté, elle frappa de ses mains contre le lourd vantail de mélèze renforcé d’épaisses barres de fer. Elle la griffa de ses ongles. Elle hurla « Non ! Je vous en supplie ! », tandis qu’on s’emparait d’elle.
Les deux gardes la ramenèrent au centre de la salle.
Le bourreau s’approcha. « Si tu t’y opposes, ils t’arracheront tes vêtements, fit-il de sa voix calme, raisonnable. Et quand nous aurons fini, que tu pourras te rhabiller, tu n’auras plus que des vêtements déchirés. Ce sera comme si tu étais toujours nue.
— Je vous en supplie…
— Laisse-les te déshabiller », dit le bourreau.
Alors Giuditta baissa les bras. Pendant que les mains des gardes délaçaient son corset, elle pencha la tête un instant et ses joues furent sillonnées de grosses larmes chaudes et lourdes.
« Par où voulez-vous commencer, Inquisitor ? »
Le Saint désigna le pubis.
« Mettez-la sur la table », ordonna le bourreau.
Les deux soldats prirent Giuditta et la hissèrent sur une table en bois munie d’anneaux de fer. Ils lui bloquèrent les poignets au-dessus de la tête, bras tendus. Puis ils lui saisirent les chevilles et les fixèrent.
Le bourreau vint près de la table. Il referma autour de la taille de Giuditta un grand cercle de métal froid qui l’immobilisa. Puis il actionna un levier. La table, dans sa partie inférieure, commença de se diviser en deux. Quand le bourreau bloqua le levier, Giuditta avait les jambes écartées.
Le bourreau lui montra le rasoir. « Si tu ne bouges pas, je ne te couperai pas. »
Puis il se plaça entre les jambes de Giuditta, lui versa sur le pubis une carafe d’eau et de savon, frictionna les poils sans insister, et enfin commença à la raser.
Giuditta ferma les yeux, retenant les cris de désespoir qui voulaient sortir de sa bouche.
Quand le bourreau eut terminé, il versa entre ses jambes, pour la rincer, une carafe d’eau glacée.
« Elle est prête », dit-il en s’adressant au Saint.
Frère Amadeo s’approcha. Il fixait la fleur de chair douce et nue que Giuditta avait entre les jambes, comme toutes les femmes. Il se savait né de quelque chose qui ressemblait à ça. Sa mère avait à peu près l’âge de cette Juive quand elle l’avait mis au monde. C’était cette excroissance charnue, comme une bouche abjecte, qui avait attiré hors du couvent son père, le frère Reginaldo da Cortona, de l’Ordre des Frères Prêcheurs, moine herboriste. Et l’avait corrompu. Damné.
Il pointa le doigt vers le vagin de Giuditta. « Pinces », dit-il.
Le bourreau le regarda. « À quoi bon ? Si vous ne voulez pas la toucher, je peux le faire moi-même avec les mains.
— Pinces ! hurla presque le Saint. Cette sorcière m’a échappé trop souvent pour que je puisse me fier à tes mains.
— Elle ne risque plus de s’échapper », dit le bourreau.
Frère Amadeo vint tout près de lui. Il mesurait presque deux paumes de moins que lui. Mais ses yeux bleus, petits comme des têtes d’épingle, brûlaient. « Pinces », répéta-t-il doucement.
Le bourreau alla jusqu’au mur où ses instruments étaient accrochés. Il prit des pinces de fer, longues, à pointe plate.
Giuditta le vit s’approcher. Terrorisée, elle ferma les yeux. S’ordonna de penser à autre chose. Elle vit son père, avec cette figure de vieil homme. Elle vit le visage d’Ottavia, qui reflétait sa propre peur. Mais quand elle essaya de penser à Mercurio, en revanche, elle ne put imaginer le beau visage aimé. Il avait disparu de sa mémoire. “Dis-le à Mercurio”, avait-elle demandé à son père. Parce qu’elle était sienne et ne voulait pas mourir sans qu’il le sache. Mais alors, pourquoi n’arrivait-elle pas à imaginer ses yeux verts et rieurs ? Et ses belles lèvres qu’elle avait si souvent embrassées ?
« Allez, dépêche-toi », dit le Saint.
Giuditta ouvrit les yeux. Elle vit le bourreau s’agenouiller entre ses jambes. Et le frère s’approcher, une chandelle à la main.
Puis elle sentit quelque chose de froid saisir sa peau et tirer pour l’écarter.
« Ouvre plus », dit le Saint.
Le bourreau serra les pinces et élargit encore.
Giuditta se mordit la lèvre inférieure jusqu’à ce qu’elle sente la chair céder et le sang couler dans sa bouche.
« Tu vas la brûler, Inquisitor, dit le bourreau.
— Occupe-toi de ton travail, répondit frère Amadeo. Dieu en personne guide mes mains ! »
Giuditta sentit la flamme de la chandelle lui brûler la chair. Elle hurla et s’agita en tous sens. L’anneau qui lui ceinturait la taille lui déchira la peau.
« Il n’y a pas de signe, observa le bourreau.
— Que sais-tu des malices du démon, imbécile ? fit le Saint. Ça, par exemple, tu crois que c’est un simple grain de beauté ? Non ! C’est un baiser de Satan. »
Giuditta sentit de nouveau la flamme de la chandelle sur sa chair. Elle hurla. « Je vous en supplie… je vous en supplie… », et elle pleurait.
« Entends-tu comme cette sorcière sait imiter la voix de l’innocence ? dit le Saint dans un petit rire. On y croirait presque, non ? »
Le bourreau ne répondit pas.
« Chauffe les pinces, ordonna frère Amadeo.
— Inquisitor… tu as vu ce qu’il y avait à voir…, fit le bourreau.
— Chauffe-les, répéta le Saint. Et aussi les tenailles pour les seins. Je ferai avouer cette sorcière. J’extirperai la souillure de son corps et de son âme. »
Le bourreau alla vers le brasier. Il y plongea les pinces. Puis il prit sur le mur des tenailles tordues, qui ressemblaient à celles des arracheurs de dents, et les mit à rougir elles aussi dans la braise.
« Coupe les cheveux et les poils des aisselles, dit le Saint. Ensuite, prépare le clystère bouillant et l’écarteur pour l’inspection anale. »
Le bourreau resta un instant immobile, comme s’il allait se rebeller. Puis il se mit au travail.
Pendant ce temps, frère Amadeo s’était approché de l’oreille de Giuditta. « Je te coulerai du plomb fondu dans le corps si tu ne confesses pas tes méfaits, chuchot*+l. Dans chacun des orifices que Satan a violés. » Il sourit. « Et nous verrons si ton maître vient te sauver. Nous verrons si cela valait la peine que tu lui vendes ton âme.
— Je vous en supplie… je vous en supplie, pleurait Giuditta, incapable de dire rien d’autre. Je vous en supplie… »
Le bourreau s’approcha d’elle, avec le rasoir et un broc d’eau et de savon. Il en versa un peu sur une aisselle, puis la rasa. Il passa à l’autre aisselle. La rasa également. Enfin il lui savonna les cheveux. Il venait de poser le rasoir au sommet de son front quand la porte de la salle des tortures vibra et s’ouvrit.
« Qui ose nous déranger ? », tonna frère Amadeo.
Quatre gardes de la Sérénissime entrèrent et se disposèrent de part et d’autre de la porte. Aussitôt après, un prélat fit son entrée, vêtu d’une soutane noire en apparence modeste mais au tissu moiré. Derrière le prélat s’avança, soutenue par deux clercs tonsurés de frais, la silhouette malingre et charismatique d’un vieil homme coiffé d’une barrette d’où pendait un pompon et tenant à la main une crosse pastorale en or.
« Son Excellence le Patriarche de Venise, Antonio II Contarini », annonça le prélat en noir.
Le bourreau baissa aussitôt la tête. Les deux gardes qui avaient amené Giuditta aussi.
Le Saint courut vers la suprême autorité ecclésiastique de Venise et se jeta à ses pieds en essayant de lui prendre la main pour baiser son anneau.
Le patriarche l’éloigna d’un geste agacé. « Baise-moi sans me toucher, dit-il d’une petite voix légèrement aiguë mais pleine de force. Tes mains me dérangent. »
Le Saint approcha ses lèvres de l’anneau, qu’il baisa sans retenir la main gantée.
« Je vois que j’arrive juste à temps », dit le patriarche en lançant un rapide regard à Giuditta, attachée nue sur la table, et aux instruments mis à rougir dans le brasier. « Éteins tes feux, bourreau, ajouta-t-il.
— Mais… votre Sainteté… », commença frère Amadeo.
Le patriarche le foudroya d’un regard sévère. « Ne te permets pas de m’interrompre. » Il arqua un sourcil. « Quoi qu’il en soit, il paraît que de nous deux, c’est toi le saint ». Il se tourna vers le prélat en noir, riant avec lui. « Siège », ordonna-t-il.
Les deux clercs prirent une chaise et l’aidèrent à s’y installer.
Le patriarche soupira, fatigué. Il porta deux doigts à la racine de son nez qu’il serra, comme pour chasser un mal de tête.
Le prélat approcha une fiole qu’il déboucha.
Le patriarche la renifla. Puis il toussa et sembla mieux. Il remercia d’un signe de tête. « Rome veut depuis longtemps un procès public, même si cela contredit nos règles, dit-il alors, afin d’affirmer et de célébrer l’autorité de l’Église à Venise également, où elle s’estime l’otage du pouvoir temporel du doge et de la politique de notre Sérénissime République de Saint-Marc. » Il fit une grimace. À l’évidence, en tant que noble citoyen de Venise, fidèle à l’idéal d’indépendance de la ville, il ne pouvait trouver agréable cet ordre du chef suprême de l’Église. Mais en tant que serviteur de Dieu, il était contraint d’y obéir. « Donc fiat voluntas Dei. » Il regarda le Saint. « Que peut-il y avoir de mieux que ce cas scabreux d’une Juive dont les robes ont ensorcelé les dames de Venise et leur ont volé leur âme ? C’est une affaire dont on parlera partout, qui rencontrera un écho auprès du petit peuple, qui passionnera les chantres et les poètes. Ainsi l’Église… l’Église… — répéta-t-il, emphatique — sauvera les citoyens de la Sérénissime. Ai-je dit les choses comme elles se présentent, Saint ?
— Absolument, Patriarche, dit frère Amadeo en s’inclinant.
— Alors, Inquisitor, reprit le patriarche, ne la tue pas avant le procès…
— Non, Patriarche, je…
— Ne m’interromps pas ! »
Le Saint s’agenouilla humblement.
« Ne la tue pas et ne la présente pas au tribunal comme une martyre. Ne la mets pas dans un état si pitoyable qu’elle pourrait susciter de la compassion. As-tu compris ? Nous devons agir autrement que pour un procès à huis clos. Nous devons utiliser l’intelligence que Dieu nous a accordée.
— Oui, Patriarche.
— Je veux qu’elle soit belle. Rappelle-toi, Inquisitor, que le mal est toujours séduisant. As-tu entendu parler d’un diable qui offrirait de la merde ? »
Le frère ne répondit pas.
« Dois-je te reposer la question ? dit le patriarche.
— Non.
— Le diable n’offre jamais de la merde, est-ce juste ?
— Absolument juste.
— Il offre le pouvoir, la richesse, la beauté, n’est-il pas vrai ?
— Absolument vrai.
— Et s’il ne semble pas que cette fille ait obtenu le pouvoir, la richesse et la beauté… qui croira qu’elle a fait un pacte avec le diable ?
— Personne.
— Absolument personne, devrais-tu dire. »
Le prélat vêtu de noir se mit à rire.
« Absolument personne, dit le Saint.
— Tu ne m’as été indiqué comme Inquisitor que parce que le peuple de Venise te connaît. Tu as acquis une sorte de célébrité grâce à ces… » le patriarche fit une grimace, « à ces trous dans tes mains », dit-il pour ne pas les appeler stigmates. Il le regarda, presque avec mépris. Il était évident que le Saint ne lui plaisait pas. « Seras-tu capable de tenir un procès ? lui demanda-t-il alors. Ou vaut-il mieux que je me cherche un autre paladin ?
— Accordez-moi cette chance, patriarche. Je ne vous décevrai pas. Je poursuis cette Juive depuis près d’un an, dit le Saint en s’animant.
— N’en fais pas une affaire personnelle, l’avertit le patriarche. Tu travailles pour moi, qui travaille pour le compte de Sa Sainteté, qui travaille pour la plus grande gloire de Notre Seigneur.
— Je suis votre humble serviteur, dit frère Amadeo.
— Alors, approche-toi. »
Le Saint se releva et approcha son oreille de la bouche du patriarche.
« Une des accusatrices de la Juive est une femme de mauvaise vie, chuchota le patriarche. Le malheur veut que mon pauvre fou de neveu Rinaldo en soit l’amant… Comme tu le sais d’ailleurs très bien, puisque tu te nourris toi aussi de la démence du prince, m’a-t-on dit. »
Frère Amadeo rougit.
« Ne rougis pas comme une pucelle, Saint, dit le patriarche d’une voix glaciale. Là où il y a de la chair en décomposition, il y a toujours des vers et des parasites. » Le patriarche saisit l’oreille du Saint et l’attira plus près encore. « Ce qui m’importe, c’est que le nom de ma famille ne soit associé ni à cette femme ni à ce procès. Du moins, pas officiellement. C’est pourquoi, avant de faire déposer cette putain qui vit avec mon neveu dans le petit palais Contarini, tu l’instruiras comme il se doit. Si le nom de mon neveu n’est pas prononcé, tu auras une récompense. Si en revanche il devait apparaître, explique à cette femme que les braises sont vite allumées sous les fers de notre bourreau. »
Le Saint recula d’un pas. Il acquiesça. « N’ayez crainte. »
Le patriarche fit un signe aux deux clercs. Ils s’approchèrent aussitôt pour l’aider à se lever. Puis ils le soutinrent tandis qu’il faisait demi-tour, sans un seul regard pour Giuditta attachée à la table de torture. Arrivé près de la porte, il se retourna vers le frère, qui l’avait escorté en marchant de biais, courbé en deux. « Les gens de Venise te connaissent. C’est la seule raison pour laquelle cette occasion t’est offerte, malgré ton inexpérience en matière d’inquisition. Je te le redis. Tâche de ne pas l’oublier.
— Je ne l’oublierai pas…
— As-tu lu le livre que je t’ai fait porter ?
— Le Malleus Maleficarum ? Bien sûr, patriarche. C’est un manuel… étonnant, répondit le Saint.
— Tiens-t-en à ces procédures. Apprends-le par cœur. Et cite toujours l’Approbatio de la commission des théologiens allemands de Cologne : il faut faire comprendre que l’Église accepte le manuel », dit le patriarche, sachant bien que l’introduction était un simple faux qui ne servait qu’à donner à ce manuel l’imprimatur d’une œuvre théologiquement incontestable.
« Je le ferai. Vous pouvez avoir confiance.
— Ne me déçois pas, frère.
— Je ne vous décevrai pas », fit le Saint en levant les mains vers le patriarche.
Celui-ci fixa les stigmates sans se troubler. « Ne fais pas trop le bouffon avec ces trous au tribunal, dit-il avec un profond mépris. Tu n’es pas le jongleur de Dieu. » Puis il s’en alla.
Alors le frère se tourna vers le bourreau. « Détache-la, ordonna-t-il. Tu connais une prostituée ? »
Le bourreau eut une expression étonnée et ne sut que répondre.
« Trouve une prostituée, dit le Saint. Dis-lui de prendre soin de la Juive avec ses baumes, ses onguents et ses huiles. Je veux qu’elle soit lavée, peignée, parfumée. Elle doit transformer la sorcière en une catin excitante. » Il s’approcha de Giuditta qui s’agitait sur la table, nue et humiliée. « Nous devons la faire apparaître pour ce qu’elle est », murmura-t-il en la regardant droit dans les yeux. Il se baissa vers elle, frôlant son visage avec sa bouche, comme un amant qui se livrerait à un rituel raffiné et pervers. « La putain du diable. »
Alors, Giuditta eut vraiment peur.
Les gardes du Palais des Doges, commandant en tête, firent irruption dans l’hôpital.
« Où est le garçon qui répond au nom de Mercurio ? », demanda le commandant, dont le nez était tuméfié.
Isacco, Anna, le capitaine Lanzafame, les prostituées guéries et celles qui étaient couchées dans leur lit se tournèrent vers eux. Les jeunes soldats mutilés qui venaient chaque jour aider Isacco vinrent aussi à leur rencontre, certains avec des béquilles. Tous regardaient les militaires, l’air surpris de cette intrusion.
À vrai dire, les gardes étaient arrivés quelques instants plus tôt dans des embarcations si voyantes et si bruyantes que n’importe qui, à des lieues alentour, les aurait remarquées quand elles avaient accosté dans le canal devant la maison d’Anna.
Lanzafame fit un pas vers le commandant. « Qui avez-vous demandé ? dit-il, feignant l’étonnement.
— Il s’appelle Mercurio, je n’en sais pas plus.
— Qu’est-ce qu’il a fait ? demanda Anna en s’approchant.
— Ça ne te concerne pas, femme », répondit le commandant.
Isacco et quelques prostituées se regroupèrent également autour des gardes. Tous regardaient son nez.
« Alors ? Répondez, ou vous serez considérés comme ses complices. Je sais qu’il habite ici.
— Vous avez raison et tort à la fois, répondit le capitaine. C’est plus ou moins un vagabond. Parfois il est ici, parfois non. En ce moment, par exemple, il n’est pas là. Et nous n’avons aucune idée de l’endroit où il pourrait être.
— Vous le protégez ? dit le commandant.
— Vérifiez par vous-mêmes.
— Oui, vérifiez, dit Isacco. Mais je vous conseille de ne toucher à rien. » Il désigna les prostituées dans leur lit. « Elles sont contagieuses. »
Les soldats se regardèrent, mal à l’aise. Ils fixèrent les prostituées rongées de plaies.
« Si vous voyez ce criminel, vous avez le devoir de le signaler aux autorités, dit le commandant. Il est recherché, et quiconque lui donne l’hospitalité ou le cache est son complice, et un ennemi de la République. »
Tous le regardèrent en silence, sans acquiescer. Au bout d’un instant, le commandant et ses gardes regagnèrent l’entrée de l’hôpital aussi bruyamment qu’ils étaient entrés.
Lidia, la fille de République, les suivit jusqu’à leurs embarcations. Puis elle rebroussa chemin et annonça : « Ils sont partis.
— Tu peux sortir », dit alors Scarabello.
Mercurio sortit de sa cachette sous le lit de ce dernier. Il était pâle. Les traits de son visage étaient tirés.
« Tu l’as bien arrangé, dit Lanzafame en riant. Il a le nez cassé. »
Mercurio hocha la tête distraitement. Depuis qu’Isacco lui avait dit que Giuditta l’aimait encore, il n’avait cessé d’y penser. Pourquoi avait-elle voulu mettre fin à leur histoire ? La question le taraudait. Mais il y avait plus urgent. Une angoisse, une panique incontrôlable le secouait : allait-il pouvoir la sauver ?
« Alors ? », demanda-t-il à Scarabello, presque à bout de souffle.
Scarabello lui jeta un regard éteint. « Quoi ?
— Tu peux l’aider, oui ou non ? lui répéta Mercurio, qui lui avait déjà posé cette question avant que les gardes n’arrivent.
— Tu ne peux pas rester ici, dit Anna, préoccupée, en s’approchant du lit. Tu dois te cacher. Tu as entendu ? Tu es recherché.
— Oui, d’accord, on y pensera », la coupa Mercurio, qui cherchait sa respiration. Il se tourna de nouveau vers Scarabello, tendu par une urgence que dictait la panique. « Réponds : tu peux aider Giuditta ?
— Comment je… pourrais ? », dit Scarabello en hochant la tête.
Mercurio s’assit sur le bord du lit. « Et cet homme puissant que tu connais ? Celui qui siège tellement haut que si je m’asseyais à côté j’en aurais le vertige ? Tu te rappelles ? »
Scarabello tendit la main et saisit un pan de la veste de Mercurio, si faiblement qu’il avait du mal à retenir la mince épaisseur de lin entre ses doigts. « Pourquoi tu me parles comme à un débile, mon gars ? Je comprends… pour l’instant je comprends.
— Alors réponds, insista Mercurio.
— Ta Giuditta… elle est foutue, souffla Scarabello.
— Non !
— Si, mon gars. Si elle avait volé la bague… du doge en personne… l’homme qui siège en haut du Grand Conseil… aurait pu intervenir. » Scarabello s’interrompit, à bout de souffle. « Mais cette histoire… c’est une histoire d’Église. La Sainte Inquisition… ne relève pas du gouvernement de la Sérénissime… mais directement du pape, à Rome. Tu vois ?
— Non. Il doit y avoir quelque chose qu’on… »
Scarabello essaya de rire mais le souffle lui manqua, tandis qu’il levait le bras pour l’interrompre. « Elle n’a même pas droit à un défenseur. Tu sais ce qu’on dit ? La sorcière, elle est déjà grillée avant même qu’on lui mette le feu… » Il regarda Mercurio et vit le désespoir dans ses yeux.
Mercurio lui prit la main. « Je t’en supplie, aide-moi… »
Scarabello eut de la peine pour lui. La vie de Giuditta ne valait plus un marquet, maintenant. Tous, dans cette salle, le savaient. Même son père. Et ce garçon voulait changer un destin déjà écrit. Il était prêt à prendre sur ses jeunes épaules cette responsabilité. Alors il sentit qu’il ne pouvait pas le décevoir. « Peut-être… »
Mercurio serra plus fort sa main.
Scarabello regarda du côté d’Anna, qui était restée près d’eux. Cette femme le méprisait. Et il pouvait le comprendre.
« Laisse-nous seuls », dit Mercurio à Anna, pensant que le coup d’œil de Scarabello signifiait qu’il voulait lui confier un secret.
Anna déplaça son regard sur Scarabello. Et hocha lentement la tête. Elle ne voulait pas que ce criminel mette la vie de Mercurio en danger. Mais elle ne trouva pas la force de répondre. Elle tourna le dos et s’en alla.
« Peut-être… qu’il pourrait y avoir une occasion qui lui permettrait de s’évader… mais c’est très difficile.
— Comment ?
— Je ne sais pas… pour l’instant je ne sais pas… » Scarabello respirait avec difficulté, tout en cherchant comment donner espoir à Mercurio. « Le point faible, c’est le trajet entre les prisons et le lieu du procès… Si on peut tenter quelque chose… c’est là… » Il agita un doigt en l’air. « Mais même en y arrivant… ils te retrouveraient… si tu t’échappais par la voie de terre.
— Et donc ?
— Donc répare ta caraque, mon garçon. Si tu arrives à faire sortir ta chérie de prison, il ne te reste qu’un moyen… la route de mer. Ils n’y penseront pas… Monte sur ton bateau. Et prie…
— J’ai dit à Zuan de le couler…, fit Mercurio.
— Et tu t’imagines qu’un vieux comme lui va obéir à un gamin ? dit Scarabello en souriant. Je l’ai vu. C’est une vieille tête de mule qui est marié avec sa caraque. Il ne la coulera jamais… je suis prêt à parier…
— Je n’ai pas l’argent pour…
— Mais si, tu l’as. Je te le donnerai… Je te l’ai dit…
— Je te le rendrai.
— T’es vraiment un couillon, mon garçon, fit Scarabello en riant doucement. Regarde-moi… je suis en train de crever. Tu veux le mettre dans mon cercueil ? »
Mercurio secoua la tête. « Tu vas pas mourir.
— Va trouver le vieux…
— Merci.
— Vas-y… »
Mercurio se précipita vers la porte de l’étable, et Scarabello le suivit du regard. Il n’arriverait jamais à faire évader la fille du docteur. C’était une folie. Et cette histoire de bateau, une connerie. Mais au moins ça l’occuperait. Ce garçon lui avait toujours plu. Il aurait aimé l’aider. Même s’il ne pouvait lui donner qu’un frêle espoir. C’était déjà quelque chose, se dit-il. Depuis qu’il était dans ce lit, il avait compris que l’espoir est un bien précieux.
Mercurio alla trouver Isacco et Lanzafame près de l’abreuvoir.
« Capitaine, pourriez-vous obtenir qu’on vous confie la mission d’escorter Giuditta entre les prisons et le lieu du procès ? »
Lanzafame le regarda, surpris.
Isacco aussi se tourna vers lui, attentif. « À quoi penses-tu ? lui demanda-t-il.
— Vous pourriez vous faire confier la garde ? », répéta Mercurio à Lanzafame.
Le capitaine hocha la tête. « Et comment ? Ce sont des ordres qui viennent d’en haut, et…
— D’accord, le coupa Mercurio. Mais si je réussissais à vous faire confier la mission et qu’ensuite… quelqu’un fasse échapper Giuditta… vous la tueriez ? »
Lanzafame se tourna vers Isacco. Puis de nouveau vers Mercurio. « Comment peux-tu penser que je ferais une chose pareille, mon garçon ?
— Tu veux l’aider à s’enfuir, dit le docteur, la voix vibrante d’émotion.
— Vous n’essaieriez pas, vous ? », dit Mercurio.
Il y avait de la peur dans ses yeux, pensa Isacco. Mais aussi du courage.
Mercurio revint au pas de course jusqu’au lit de Scarabello. « Combien tu peux demander de faveurs à ton homme puissant ?
— Tant que je suis vivant… crédit illimité…
— J’en ai une, pour commencer. »
Isacco et Lanzafame les rejoignirent et se mirent autour du lit. On aurait dit qu’ils retenaient leur souffle.
« De quoi il s’agit ? demanda Scarabello.
— L’escorte de la prisonnière », dit Mercurio.
Scarabello réfléchit, en silence. « Oui… je crois que ça peut se faire… » Il se tourna vers Lanzafame. « Mais vous risquez de rater ma mort, capitaine… »
Lanzafame le fixa. Quelque chose dans son regard avait changé. Et il fronça imperceptiblement la lèvre, comme pour retenir un sourire. « Je prends le risque.
— Que Dieu nous protège, dit Isacco, dont les yeux se mouillaient. Que Dieu nous protège et veille sur Giuditta. »
Mercurio s’adressa à Scarabello : « J’envoie le borgne ?
— Non. C’est toi qui devras aller lui parler. »
Mercurio porta la main à sa poitrine, comme pour ralentir sa respiration angoissée. « D’accord.
— Approche-toi », lui dit Scarabello, et dès que Mercurio se fut penché il murmura à son oreille. « Cet homme-là, des types comme le borgne, il s’en mange un à chaque petit-déjeuner. Quand il te recevra, tu dois le regarder droit dans les yeux et lui faire comprendre qu’il n’est pas mieux que toi. Alors, il t’écoutera.
— J’essaierai…
— Et il vaudrait mieux… tout lui demander en même temps… Alors, si d’autres faveurs te viennent à l’esprit…
— D’accord.
— Attends… » Scarabello prit Mercurio par la main. Il se tourna vers Isacco et Lanzafame. « Laissez-nous seuls, s’il vous plaît… »
Le docteur et le capitaine s’éloignèrent.
Scarabello ouvrit sa chemise. Il attrapa une chaîne d’or autour de son cou et essaya de l’arracher. Mais il était trop faible. Ses doigts couverts de plaies lâchèrent prise, les anneaux tintèrent. Il haleta, épuisé, et fit signe à Mercurio de l’aider.
Mercurio lui ôta la chaîne avec délicatesse. Une longue mèche de cheveux blancs y resta accrochée. Mercurio l’ôta rapidement, espérant que Scarabello ne l’avait pas vue.
« Montre-lui ça… montre-la à Jacopo… Giustiniani… » Scarabello désigna le sceau accroché à la chaîne. C’est comme ça qu’il s’appelle… mais ne dis son nom à personne… tu dois… » Il ferma un peu les yeux, comme s’il cherchait le mot juste. « Tu dois… le protéger…
— D’accord », dit Mercurio. Il baissa les yeux sur le sceau en or, orné d’une cornaline sur laquelle était gravé un aigle à deux têtes aux ailes déployées.
« Si je meurs avant… le sceau servira à lui faire croire pendant quelque temps que je suis encore vivant…
— Tu vas pas mourir.
— On meurt tous… un jour ou l’autre. »
Mercurio quitta Mestre, un poids sur le cœur. Tout reposait désormais sur lui. Il fallait qu’il y arrive, qu’il sauve Giuditta.
Il se fit comme d’habitude déposer par Tonio et Berto sur la riva di Santa Giustina, au croisement avec le rio di Fontego. Personne ne devait connaître l’existence de la caraque, surtout maintenant.
Alors qu’il marchait d’un pas vif sur la fondamenta, il entendit un roulement de tambour sur le campo voisin. Il y vit une petite foule qui se rassemblait autour d’un crieur public.
« Dimanche, jour du Seigneur, par la volonté de notre patriarche Antonio II Contarini, déclamait l’homme d’une voix de stentor, sur la Piazzetta de Saint-Marc près du quai du palais des Doges, en présence des autorités de notre Sérénissime République de Venise, la Sainte Inquisition Romaine donnera publiquement lecture et compte-rendu des accusations portées contre Giuditta da Negroponte, sorcière et juive. »
La foule applaudit.
Mercurio comprit qu’il restait peu de temps. Le bûcher se préparait.
Les autres avaient peut-être raison. Giuditta était fichue. Mais Mercurio ne pouvait ni ne voulait abdiquer.
Il atteignit le squero de Zuan dell’Olmo. Il retenait son souffle, en tournant au coin. Il cria : « Où t’es, vieux ? »
Mosè l’accueillit en aboyant de joie.
« Tu ne l’as pas coulée ! dit-il à Zuan quand celui-ci apparut.
— Non, mon gars. Et je ne veux plus de ton argent. Je ne te le vends plus, mon bateau. Je n’ai que faire de tes pièces d’or, je préfère rester ici pourrir avec lui… »
Mercurio éclata de rire et l’étreignit avec un excès d’enthousiasme. Les choses commençaient peut-être à tourner comme il fallait. « Je t’adore, Zuan !
— Diable, qu’est-ce que tu fais, mon gars ? dit le vieil homme, gêné et agacé par ces embrassades dont il voulait se dégager.
— Tu ne dois pas le couler. Tu dois le réparer.
— T’es vraiment con, mon garçon, fit Zuan en pointant le doigt vers lui. Je l’ai compris tout de suite, que t’étais con.
— Il faut que tu le remettes en état. Et vite.
— Comment ça, vite ? Et avec quel argent ?
— Une semaine…
— Une semaine ? Tu vois bien que t’es c…
— Une semaine », le coupa Mercurio. Il avait le regard déterminé. Il serra sa main sur l’épaule osseuse du vieil homme. « C’est une question de vie ou de mort. »
Zuan devint attentif.
« Une fois, j’étais à l’Arsenal. En une journée ils ont construit un vaisseau à partir de rien », fit Mercurio. Il désigna le bateau. « Dans une semaine, la caraque doit être à flot. Et pour l’argent, ne t’en fais pas. »
Zuan hochait la tête pendant que Mosè aboyait, tout excité. « Tais-toi, couillon ! », lui dit le vieux. Mosè aboya encore plus fort, en remuant la queue.
« Et préparez-vous à partir. Tous les deux », dit Mercurio en montrant le chien.
« Je le disais bien que t’étais con. Un con intégral… » Il agita les bras en l’air. « Il faut un équipage pour gouverner un vaisseau, tu y as jamais pensé ?
— Alors trouves-en un ! Moi, j’ai deux bonevoglie, ça pourra aller ?
— Il faut au moins vingt hommes, putain !
— Donc il ne t’en reste plus que dix-huit à trouver, mon vieux. » Il le fixa.
« Je ne plaisante pas. Tu dois me croire. »
Zuan leva les mains en signe de renoncement. Dans ses yeux, une lueur de gaieté.
Mercurio le saisit aux épaules. « Regarde-moi », lui dit-il sérieusement.
Mosè jappa puis s’assit, bien sage.
« J’ai besoin de toi, mon vieux. Ne me trahis pas.
— Non… », murmura Zuan. Et tandis que Mercurio disparaissait rapidement, il essuya une larme d’émotion et tenta de donner un coup de pied à Mosè qui l’esquiva et se mit à sautiller autour de lui, tout content. « Grand couillon, tu peux bien rire de ce pauvre vieil imbécile ! Cette fois, on va bien voir comment tu tiens la mer… »
Au loin résonnaient les tambours de l’Inquisition.
La piazza San Marco était envahie de lumière. Un soleil impitoyable, féroce. Les gens marchaient, haletant sous la chaleur, à l’ombre des arcades des Paratie Nuove qu’on venait de reconstruire.
L’été s’était abattu sur Venise comme une maladie. L’air était irrespirable, le ciel gris pâle était bas, d’une luminescence indéfinissable, surnaturelle. Les petits canaux étaient déjà à sec. La boue emprisonnait les poissons-chats, et là où elle était sèche, on voyait les traces laissées par les rats. L’eau immobile sentait plus que jamais la pourriture. Les excréments, liquides et solides, humains et animaux, fermentaient vite, courtisés par des volées de mouches. Les cadavres de pigeons, de rongeurs, de mouettes, de chats et même de chevaux se décomposaient rapidement, laissant voir à ciel ouvert les larves qui y grouillaient.
Benedetta était en nage mais marchait d’un bon pas. Elle avait dans une main un mouchoir brodé de précieuse dentelle de Burano, et dans l’autre un laissez-passer que bien peu, en cette période, auraient pu obtenir.
Tout en marchant parmi les gens, elle regarda derrière elle. Elle avait l’impression qu’on la suivait. Depuis qu’elle était sortie du palais Contarini, il lui semblait avoir entendu des pas, dans les calli désertes, qui se calquaient sur les siens, s’arrêtant en même temps qu’elle. Peut-être le prince avait-il collé un serviteur à ses basques. C’était dans sa nature de vouloir tout contrôler. Ces derniers jours, d’ailleurs, il lui avait demandé plusieurs fois où elle était allée. Peut-être le serviteur qui l’avait amenée à Mestre avait-il parlé. Une heure plus tôt, elle était donc sortie seule, sans demander à un domestique de l’accompagner. Et pour se rendre à Saint-Marc, elle avait suivi un trajet plein de détours.
De nouveau, elle se retourna brusquement. Mais ne vit personne.
Sortant des Paratie Nuove, elle traversa la place en longeant la basilique jusqu’au campanile, au pied duquel étaient installées des boutiques de marchands de bois. Devant la dernière boutique, une équipe d’hommes empilait des bûches. Benedetta était arrivée au Palais des Doges. Elle sentit monter son excitation, en même temps qu’une sensation d’insécurité et d’énervement, sans doute à cause de cette chaleur exceptionnelle.
Elle s’arrêta à l’ombre de l’avant-toit d’une boutique. Par terre, un tapis de copeaux de bois ; dans l’air l’odeur de la résine fraîche. Benedetta essuya son front avec son mouchoir. Puis elle tamponna son décolleté et alla jusqu’à ses aisselles, sous sa robe. Elle respira à fond. S’imposa de se calmer. Détendit ses traits en cherchant à se donner un air détaché et, quand elle se sentit prête, reprit sa marche.
Les mouettes, dans le ciel, lançaient des rires aigus et se massaient sur les pilotis du quai sur le Grand Canal.
Benedetta remarqua que les deux gardes du Palais des Doges s’étaient tournés vers elle. Elle sentit la sueur couler le long de son dos et entre ses jambes. Elle ne ralentit pas et ne baissa pas les yeux. Quand elle fut devant eux, sans un mot, d’un geste altier et sans emphase, comme une pratique à laquelle son rang l’avait habituée, elle leur remit le laissez-passer.
Le garde le plus ancien brisa le sceau et lut. Le document était signé par le Saint, l’Inquisitor, et contresigné par le prince Rinaldo Contarini. L’homme s’inclina légèrement devant Benedetta, jeta un regard alentour et lui demanda, étonné : « Vous n’avez pas de serviteurs ? »
Elle le fixa d’un regard glacial et répondit : « Je préfère ne pas donner de relief à cette visite ».
Le garde s’inclina de nouveau, puis s’adressa à son collègue : « Accompagne sa Seigneurie auprès de la Juive ».
L’autre s’inclina à son tour et se dirigea vers la loggia des prisonniers.
Benedetta se retourna vers les arcades. La sensation d’être suivie ne l’avait pas quittée. Mais là encore elle ne vit personne de suspect.
Elle rejoignit le garde qui l’attendait à l’entrée des prisons.
Quand elle pénétra dans les boyaux sombres et humides, elle sentit sa sueur se glacer. Elle frissonna. Ils passèrent devant les cellules communes, d’où arrivaient des gémissements et des prières, et d’où provenaient des odeurs pestilentielles. Ils dépassèrent un couloir ouvrant sur des cellules individuelles et arrivèrent au fond, devant une grande porte ancienne en noyer renforcée de traverses de fer forgé. Le garde fit signe à un de ses collègues qui avait un gros trousseau de clés à la ceinture.
Enfin la porte s’ouvrit.
« Restez dehors, dit Benedetta.
— À vos ordres, votre Seigneurie », répondit aussitôt le garde en lui tendant une lampe à huile. Faites attention, le sol est sûrement glissant. Les prisonniers se pissent dessus. »
L’autre garde renifla à l’entrée de la cellule et rit. Puis il s’écarta.
Benedetta prit la lampe et l’éleva devant elle. L’obscurité était impénétrable. L’odeur forte. Mais pas une odeur d’urine. Elle se dit que c’était l’odeur de la peur. Et se rendit compte qu’elle était impressionnée de franchir ce seuil.
« Elle est… attachée ? demanda-t-elle.
— Elle ne peut rien vous faire, votre Seigneurie. Soyez tranquille », répondit le gardien de la prison.
Benedetta prit une longue inspiration et entra.
Derrière elle, les deux soldats ricanèrent.
La lampe répandait autour d’elle un faible halo, n’éclairant qu’à quelques pas. Benedetta vit que le sol était fait de grosses dalles de pierre grossièrement travaillées, polies par le temps. Les murs étaient de briques rouges, avec un plafond voûté et de grosses poutres traversières. Une première série de poutres courait parallèlement au sol à quelques pieds de hauteur, et une seconde série à moins d’une perche. Sur les poutres étaient fixés de gros anneaux, des chaînes, des jougs.
Benedetta avança doucement. L’odeur de saleté et d’humeurs corporelles augmentait. Quand, baissant la lampe à la hauteur de ses genoux, elle vit soudain se matérialiser devant elle le visage de Giuditta, elle fit un bond en arrière, effrayée. Reprenant le contrôle de sa respiration, elle continua de s’approcher.
Giuditta cligna des paupières, comme si cette faible lueur l’aveuglait. Elle tourna la tête.
Benedetta s’approcha plus près. Elle la regarda dans les yeux, sans parler, attendant que l’autre la reconnaisse. Puis son regard descendit le long du corps de Giuditta. Elle était recroquevillée sur le sol, et portait une petite robe sale et chiffonnée. À mesure que la lueur de la lampe poursuivait son exploration, Giuditta se pelotonnait contre le mur. En bougeant, elle laissa apparaître un genou écorché. Benedetta vit que ses chevilles étaient emprisonnées dans deux gros anneaux rouillés. Un cercle de fer, avec une chaîne courte, était passé autour de sa taille, l’obligeant à rester assise sur le sol. Ses poignets aussi étaient enchaînés et meurtris. Son visage était sale. Elle avait un regard d’animal en cage.
Depuis trois jours, elle vivait dans cette obscurité ; il ne semblait pas y avoir de fenêtre. L’air était froid, humide et vicié. Pourtant Giuditta restait belle, pensa Benedetta avec un frisson de colère. Elle la haït de toute son âme, plus qu’elle ne la haïssait déjà, parce que même la prison ne l’avait pas vaincue. Ou pas totalement. Elle restait une digne rivale.
« Bonjour, sorcière », dit-elle.
Giuditta soutint son regard. Elle avait les yeux rougis, les joues creusées, les cheveux collés, sales, et les lèvres gercées. « Tu ne me fais… pas peur », dit-elle d’une voix rauque.
Benedetta approcha la lumière de son visage. « Je n’ai pas besoin de te faire peur. » Puis, d’un mouvement circulaire, elle éclaira la cellule. « Non, je n’en ai plus besoin. » Elle rit. Tendit la main, comme si elle allait lui faire une caresse.
Giuditta détourna son visage.
« C’est bon de te voir ainsi, murmura Benedetta.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Qu’est-ce que je pourrais vouloir de plus ? », dit Benedetta en souriant. Elle fit une longue pause, maintenant la lampe devant ses yeux. Oui, Giuditta était encore belle. « Je veux te voir mourir ! », dit-elle avec fureur.
Giuditta, en dépit de tous ses efforts, sentit la terreur lui planter ses griffes dans le ventre. « Pourquoi ? », dit-elle tout bas.
Benedetta la regarda sans répondre. Puis elle lui cracha à la figure, se releva et alla jusqu’à la porte de la cellule. Elle s’arrêta. « Je vais retrouver Mercurio, annonça-t-elle en cherchant le ton le plus léger possible, comme si elle parlait à une amie. Je le console. » Elle revint en arrière. « Et lui, il se laisse volontiers consoler par moi. » Elle resta debout devant Giuditta. « Je ne peux pas le saluer de ta part, tu le comprends, n’est-ce pas ? » Elle se baissa, éclairant de nouveau le visage de son ennemie, et vit qu’elle pleurait. Elle soupira, comme sous l’empire du plaisir, et s’en alla sans plus s’attarder.
Aussitôt sur la place, elle fut frappée par la violence du soleil. Elle avait presque oublié cette chaleur et cette lumière qui se reflétaient sur l’eau de la lagune en une myriade de petits pavés lumineux constamment en mouvement. Elle laissa l’air chaud emplir ses poumons puis, revigorée, se dirigea vers les fondamenta à côté du quai du palais des Doges.
Elle fit signe à un gondolier et monta dans sa barque.
Tandis qu’elle s’éloignait dans l’embouchure du Grand Canal, elle se retourna encore pour voir si elle était suivie. Elle ne remarqua personne. Alors elle regarda les autres barques et les gondoles. Mais il y en avait des dizaines qui allaient dans toutes les directions.
Elle entendit sur sa gauche un roulement de tambour. Se tourna vers la Punta da Màr, la mince bande de terre qui séparait le Grand Canal du canal de la Giudecca, où elle vit un groupe de va-nu-pieds qui suivait un crieur public.
« Dimanche, jour du Seigneur, par la volonté de notre patriarche Antonio II Contarini, sur la Piazzetta de Saint-Marc près du palais des Doges, en présence des autorités de notre Sérénissime République de Venise, la Sainte Inquisition Romaine donnera publiquement lecture et compte-rendu des accusations portées contre Giuditta da Negroponte, sorcière et juive. »
« Plus que deux jours, murmura Benedetta.
— Comment, votre Seigneurie ? », lui demanda le gondolier.
Elle le regarda avec un sourire angélique. « Emmène-moi à Mestre, mon brave. »
Benedetta le guida jusqu’à l’étroit canal d’irrigation qui passait devant la maison d’Anna del Mercato. Elle débarqua, lui ordonnant de l’attendre. « Je ne resterai pas longtemps », dit-elle en s’éloignant.
Tandis qu’elle marchait vers la maison, toujours avec cette désagréable sensation d’être suivie, elle se retourna vivement. Elle ne vit rien, sinon un bouquet de roseaux qui bougeaient, contrairement aux autres, immobiles dans la chaleur. À une dizaine de pas derrière sa gondole.
“Arrête de t’inquiéter, se dit-elle, tu as gagné.”
Elle regarda de nouveau vers les roseaux. Ils ne bougeaient plus. Un courant d’air, pensa-t-elle.
Elle arriva devant la maison. Frappa.
Une petite fille vint lui ouvrir. « Tu es malade ? », lui demanda-t-elle. Et sans attendre la réponse lui désigna la salle derrière la maison. « Va là-bas, c’est là qu’est l’hôpital.
— Malade toi-même, oiseau de mauvais augure, lui répondit Benedetta avec fougue, sentant son sang se glacer malgré la grande chaleur.
— Qui est là ? », lança une voix à l’intérieur, avant que n’apparaisse Anna del Mercato. « Ah, c’est toi », fit-elle sans enthousiasme. Elle se tourna vers la petite fille. « Vas-y, Lidia. Ta maman te cherchait pour étendre les pansements à sécher. »
Lidia regarda Benedetta et s’éloigna à petits pas rapides.
Anna, elle, fixait Benedetta mais son regard n’avait rien de sa chaleur habituelle.
« Tu ne m’aimes pas, hein ? lui dit Benedetta d’un ton de défi.
— Pourquoi tu le demandes, puisque tu le sais ?
— Qu’est-ce que je t’ai fait ?
— À moi, rien.
— Alors laisse-moi tranquille. Occupe-toi de tes affaires.
— Mercurio fait partie de mes affaires, dit Anna, sérieuse.
— Ah, c’est vrai que tu es sa petite maman, sa mammina », ironisa Benedetta.
Anna ne répondit pas et continua de la fixer.
« Eh bien, il se trouve que je lui plais, à Mercurio.
— Tu ne plairais même pas à un serpent venimeux, répondit Anna.
— Benedetta, quelle surprise ! », s’exclama alors Mercurio qui, venant de l’hôpital, arrivait dans son dos. Il vit le regard tendu d’Anna. « Que se passe-t-il ?
— Rien, répondit celle-ci.
— Il fait une chaleur insupportable. Accompagne-moi à l’abreuvoir, je dois me rafraîchir », dit Mercurio à Benedetta.
Tandis qu’ils s’éloignaient, Benedetta toisa Anna, avec un sourire mauvais. « Va te faire foutre, mammina », lui dit-elle.
Mercurio, torse nu, se lavait. « Tu as entendu parler du procès ? », lui demanda-t-il. Il avait un regard inquiet.
« Quel procès ?
— Celui de Giuditta.
— Ah… Giuditta ? » Et tandis qu’elle prononçait son nom, elle se sentit presque faiblir. Elle n’arrivait pas à ôter de son esprit l’image de cette maudite Juive, belle même en prison. Elle essaya de sourire pour ne pas laisser affleurer toute sa haine, et l’incertitude qu’elle avait dans le cœur.
Mercurio était certain que Benedetta était parfaitement au courant du procès, comme tous les Vénitiens. Pourquoi avait-elle fait semblant de ne pas comprendre ? « Oui, Giuditta », dit-elle.
Elle soupira. « Pauvre petite. Quelle affreuse situation. » Puis elle observa Mercurio. L’eau scintillait sur sa peau. Il était magnifique. « J’ai acheté une de ses robes, moi aussi… tu sais, celles qu’on dit ensorcelées.
— Et elles le sont ? demanda-t-il, attentif maintenant à ses réactions.
— Tu crois à ces bêtises ? dit Benedetta en riant.
— Et toi ? »
Benedetta serra les lèvres, comme si elle réfléchissait. « Pourquoi parlons-nous d’elle ? Ce n’est pas bon pour toi, tu ne crois pas ? Tu devrais faire une croix dessus, comme tu m’as dit que tu voulais le faire.
— Oui, tu as raison, acquiesça Mercurio.
— Tu y penses beaucoup ? », demanda-t-elle, une pointe douloureuse au cœur. Et son visage se contracta en une grimace.
Elle est en colère, pensa Mercurio.
« Elle n’en vaut pas la peine, dit Benedetta d’une voix rauque pleine de fiel. Tu as vu comment elle s’est comportée avec toi ? Ce n’est peut-être pas une sorcière, mais en tous cas c’est une… » Elle se retint à temps. « Crois-moi, elle n’en vaut pas la peine. Ne pense plus à elle.
— Oui… tu as raison », répondit Mercurio. Il était soudain sur la défensive. « Difficile de ne pas y penser, quand même. Il y a des crieurs publics partout pour annoncer le procès. Même à Mestre.
— Tu n’as qu’à te boucher les oreilles », dit Benedetta en riant.
Il la regarda. Feignit de sourire. « Tu vas mieux. Tu n’as plus ces cernes noirs.
— Je t’avais dit que c’était un malaise passager. Je suis plus jolie ?
— Oui… Et le Saint a quelque chose à voir là-dedans ?
— Avec le fait que je sois jolie ? plaisanta Benedetta.
— Avec le procès fait à Giuditta, dit Mercurio, sérieux.
— Le Saint déteste les Juifs, tu sais bien.
— Oui, je sais. Et il habite aussi chez toi…
— Quel rapport ? », demanda Benedetta, déconcertée.
Mercurio eut la sensation qu’elle avait quelque chose à cacher. « Il a été nommé Inquisitor, que je sache ?
— Ah oui ? Je ne sais pas, on ne se parle jamais… »
Mercurio la fixait en silence.
« Mais oui, c’est vrai, dit alors Benedetta. Maintenant que j’y pense… oui, je crois que oui… Tu veux que je lui en touche un mot ? dit-elle gaiement.
— Tu le ferais ? », lui demanda Mercurio d’un ton froid.
Benedetta s’agita un peu, mal à l’aise. « Tu sais comment il est, ce moine. Il ne m’écouterait pas.
— Évidemment…, fit Mercurio en hochant la tête. Je suis désolé que tu sois venue jusqu’ici. Nous n’avons pas de temps à passer ensemble aujourd’hui, ajouta-t-il, expéditif. J’ai promis au docteur de l’aider…
— Oui, bien sûr », dit Benedetta. Elle posa la main sur le bras de Mercurio. Pencha la tête sur le côté. « Je comprends, ne t’inquiète pas. » Elle approcha sa bouche de son visage. Puis déposa un baiser sur sa joue. « Prends soin de toi », dit-elle en s’en allant.
Mercurio se tourna vers la maison et vit Anna sur le seuil.
« Au revoir, Anna ! », la salua Benedetta d’un ton jovial.
Anna ne lui répondit pas et regarda en direction de Mercurio.
Il comprit qu’elle n’aimait pas Benedetta. Lui non plus, d’ailleurs, ne l’aimait pas.
Benedetta se tourna une dernière fois avant d’arriver à la gondole et agita une main en l’air à l’intention de Mercurio. Puis elle regarda vers une rangée de peupliers sur sa gauche, où il lui sembla voir une silhouette sombre, cachée derrière un tronc. Un instant, elle pensa qu’elle s’était sentie suivie à raison. Mais, quand elle monta dans la gondole, elle vit que l’homme en noir restait là, immobile, et ne la suivait pas.
L’homme, en effet, ne bougea pas pendant que Mercurio enfilait une chemise blanche en lin. Il s’agrippa au tronc des deux mains, avec force, griffant l’écorce, comme s’il avait peur de tomber. Comme s’il résistait à un vertige. Puis une larme coula le long de sa joue.
“Je t’ai trouvé, se dit Shimon avec un frémissement. Je t’ai trouvé.”
« Pourquoi ? », demanda Jacopo Giustiniani.
Le noble avait accepté de recevoir Mercurio dans la salle du Grand Conseil. Deux valets en livrée, aux longs cheveux blonds, l’avaient escorté dans un coin de la salle gigantesque, qui mesurait plus de vingt-cinq perches sur treize, sur une hauteur d’au moins six, sans qu’aucune colonne n’interrompe cet espace démesuré. Mercurio n’avait jamais rien vu d’aussi immense que cette pièce du premier étage du Palais des Doges qui donnait sur le quai et sur la Piazzetta.
« Parce que… » Mercurio s’arrêta. Scarabello lui avait dit que cet homme ne ferait qu’une bouchée du borgne. Tandis que la lumière qui passait par une des sept fenêtres ogivales l’aveuglait, il se fit la réflexion que Jacopo Giustiniani était différent de l’homme qu’il avait imaginé quand il l’avait rencontré le visage caché sous un masque, avec Scarabello. Il avait un regard doux et des manières raffinées. Et un charisme naturel. « On m’a recommandé de ne pas me montrer faible, dit Mercurio, obéissant à son instinct. Mais il est difficile de ne pas se sentir inférieur à vous. »
L’aristocrate, dont la famille était inscrite dans le Livre d’Or de Venise, ses membres siégeant donc de droit sur les bancs du Grand Conseil qui décidait de l’élection du Doge et de la Seigneurie mais aussi du destin de la Sérénissime, plissa un peu les yeux et sourit. Il tournait entre ses doigts le sceau que Mercurio lui avait remis quand il s’était présenté au nom de Scarabello.
« L’homme que je veux vous recommander… c’est-à-dire… que Scarabello vous recommande, est le capitaine Lanzafame, un des héros de la bataille de Marignan. La République l’a humilié en le chargeant de garder l’enceinte des Juifs, mais il n’a pas protesté. C’est un homme honnête et fort, qui a noué amitié avec un docteur qui se dépense pour lutter contre l’épidémie du mal français…
— Attends un instant, mon garçon, l’interrompit le noble en fronçant les sourcils. Nous parlons de ce même médecin que Scarabello a chassé du Castelletto ?
— Voilà, fit Mercurio embarrassé. Je veux dire… je veux dire oui, c’est le même…
— Et maintenant il veut le protéger ? continua Giustiniani.
— Pas lui, mais… c’est-à-dire… » Mercurio était en difficulté. Il n’avait pas pensé à cette contradiction et craignait maintenant d’avoir tout compromis.
« Bon, peu importe. Ce que fait Scarabello ne m’intéresse pas », dit Giustiniani.
Il avait parlé sur un ton particulièrement méprisant. Trop. Comme s’il jouait un rôle, pensa Mercurio. « Bref, il se trouve que la jeune fille accusée, Giuditta da Negroponte, est la fille de ce docteur. Et je pense qu’il serait noble de votre part, Excellence, de lui donner le réconfort d’être escortée par quelqu’un qui la connaît.
— Pourquoi Scarabello tient-il à cette jeune fille ? », le coupa Giustiniani.
Mercurio le regarda. Ou il inventait un prétexte, ou il disait la vérité. Il opta pour la vérité. « Ce n’est pas Scarabello qui tient à Giuditta.
— Ah… » Le noble acquiesça. « Alors, pourquoi Scarabello tient-il à toi ? » Le noble sourit. Un sourire triste, lointain. Il se tourna imperceptiblement vers les deux valets. « Tu es son nouvel ami ? demanda-t-il doucement.
— Non, votre Seigneurie, répondit Mercurio. Je ne travaille pas pour lui. »
Jacopo Giustiniani le regarda et rit. Un rire léger, amusé. « Je ne parlais pas du travail… » Ses yeux se firent tristes à nouveau, puis devinrent distants. Il fixa Mercurio avec un regard débonnaire. Il ne t’a pas parlé de lui ni de moi, je vois.
— Que voulez-vous dire, votre Seigneurie ? », demanda Mercurio, qui ne comprenait pas.
Giustiniani hocha la tête. « Rien… Des bêtises », dit-il de son ton lointain, comme supérieur aux choses terrestres. Et de nouveau, imperceptiblement, ses yeux bleus se portèrent vers les deux valets à l’écart. « Je donnerai des ordres pour que le capitaine Lanzafame soit assigné à la garde de la prisonnière, dit-il, et il fit mine de s’éloigner.
— Votre Seigneurie… le sceau… »
Jacopo Giustiniani regarda l’objet avec lequel il n’avait cessé de jouer jusqu’à cet instant. Un sceau qu’il connaissait bien puisqu’il portait, gravé dans la cornaline, l’emblème de sa famille. Il vit un long cheveu blanc pris dans un des anneaux de la chaîne.
Mercurio eut l’impression que ses yeux bleus s’embuaient. Et il crut l’espace d’un instant qu’il ne le lui rendrait pas.
Mais le noble lui tendit le collier d’or, d’un geste brusque, presque avec colère. Comme s’il brûlait.
« Une autre grâce, Excellence », dit Mercurio en reprenant le sceau.
Jacopo Giustiniani le regarda.
« Giuditta aura un défenseur ?
— Évidemment que non. L’Inquisition ne court pas le risque de perdre.
— Donnez-lui cette occasion, vous qui le pouvez.
— Ce sont des affaires d’Église. Le droit canon prévoit que le procès d’Inquisition doit être mené à huis clos et sans défenseur.
— Mais celui-ci ne se fera pas à huis clos…
— Non. Ils veulent utiliser cette sorcière à des fins politiques, dit le noble, pensif.
— Vous êtes puissant. Donnez-lui la possibilité d’un procès juste, insista Mercurio.
— Tu n’as pas compris, n’est-ce pas ? répondit Giustiniani sans arrogance. Un procès de l’Inquisition n’est jamais juste.
— Donnez-lui cette possibilité, seigneur. Je vous en prie.
— La fille est déjà condamnée. Elle est juive. C’est une sorcière. Et puis, qui la défendrait, à ton avis ? Ce serait forcément un prêtre. Un homme d’Église, qui la considérera comme sorcière et mécréante, autant que ses accusateurs. Ce serait une farce.
— Nommez un défenseur. » Mercurio s’agenouilla devant lui. Avec dignité. « Vous en avez le pouvoir. »
Giustiniani tendit d’instinct la main vers la tête de Mercurio, vers ses boucles brunes. Mais il s’arrêta, et son regard se fit encore plus distant. « Elle a de la chance, cette Juive », dit-il. « Peut-être est-ce vraiment une sorcière, ajouta-t-il avec un sourire léger. Je verrai ce que je peux faire.
— Que Dieu vous bénisse, votre Seigneurie, le remercia Mercurio en se relevant.
— Au contraire, Dieu me maudit, jour après jour, depuis bien des années, répliqua Giustiniani.
— Je ne crois vraiment pas, votre Seigneurie, dit Mercurio en le regardant droit dans les yeux, avec sincérité.
— Va-t-en, maintenant.
— Excellence, croyez-vous qu’il y ait une sortie plus discrète ? », demanda alors Mercurio, qui avait vu en entrant le commandant au nez cassé arriver pour prendre son tour de garde.
Jacopo Giustiniani sourit à peine. Puis il fit signe à l’un de ses valets. « Accompagne-le à la porte sur le quai. »
À sa sortie du Palais des Doges, Mercurio entendit le roulement des tambours qui ne cessaient de résonner dans Venise pour annoncer le procès.
« Dimanche, jour du Seigneur, par la volonté de notre patriarche Antonio II Contarini, sur la Piazzetta de Saint-Marc près du quai du palais des Doges, en présence des autorités de notre Sérénissime République de Venise, la Sainte Inquisition Romaine donnera publiquement lecture et compte-rendu des accusations portées contre Giuditta da Negroponte, sorcière et juive. »
“Demain”, pensa Mercurio avec un frisson, sentant que la peur revenait lui tordre l’estomac.
Aussitôt arrivé à Mestre, il courut voir Scarabello. Il le trouva endormi. La plaie sur sa lèvre découvrait maintenant les dents. Ses cheveux étaient devenus rares et ternes, et d’autres plaies apparaissaient sur sa tête. Sa peau, fragile comme du papier vélin, se tendait sur les os du visage. Même ses doigts semblaient desséchés, ne laissant voir que les os des phalanges. Mercurio se dit qu’il avait déjà l’air d’un squelette.
Scarabello ouvrit les yeux, tout à coup. Il regarda Mercurio sans le reconnaître pendant quelques instants. Puis il sourit. « Les gardes sont revenus. Ils te cherchent. Le commandant en fait une affaire personnelle… » Il reprit son souffle. « Tu ne devrais pas venir ici, au moins pendant quelques jours… Si tu veux, je te trouve une cachette…
— Non, pas besoin. Je me débrouille tout seul. »
Scarabello sourit. « Espèce de comique ».
Mercurio sourit à son tour. « Tu as déjà suffisamment fait.
— Comment ça s’est passé ? demanda alors Scarabello. Il était en colère que je ne sois pas venu moi-même, hein ? »
Ce fut seulement alors que Mercurio comprit que la relation entre Scarabello et Giustiniani devait être compliquée. Plus qu’il ne pouvait imaginer. Mais il eut aussi la certitude que quelque chose d’important enchaînait l’un à l’autre les destins de ces deux hommes forts.
Il se rappela soudain les paroles de l’aristocrate. Et il lui sembla que leur sens était différent de ce qu’il avait compris sur le moment. Il lui avait demandé s’il était le nouvel ami de Scarabello puis, d’un ton mi-satisfait mi-mélancolique, quand Mercurio lui avait répondu qu’il ne travaillait pas pour lui, il avait dit : “Il ne t’a pas parlé de lui ni de moi, je vois”.
« Alors, il était en colère ? répéta Scarabello.
— Non… », dit Mercurio, dans l’esprit duquel, malgré son peu d’expérience des relations humaines, une pensée s’ouvrait un chemin. Il vit que Scarabello s’assombrissait, comme s’il le regrettait. « Je veux dire… en fait, oui. Plutôt. Il s’est pas mal mis en colère », se corrigea-t-il.
Le visage de Scarabello se détendit en une sorte de sourire. Son regard devint distant, comme celui de Jacopo Giustiniani. « Et après, comment ça s’est passé ?
— Bien.
— Tu lui as fait comprendre qu’il ne valait pas plus que toi, hein ? »
Mercurio éprouva une émotion à laquelle il ne s’attendait pas. Il n’arrivait pas à donner un nom à cette pensée qui peinait à se former dans sa tête, mais c’était comme s’il regardait à travers un voile qui ne devait pas être déchiré. « Il m’a dit… de te saluer.
— Ce n’est pas vrai. » Le regard de Scarabello se durcit. Comme effrayé.
« Si, c’est vrai », dit Mercurio. De nouveau il saisit dans son regard la même lumière lointaine qu’il avait vue dans les yeux bleus de Giustiniani.
« Laisse-moi seul », fit Scarabello.
Alors Mercurio lui posa le sceau sur la poitrine et quitta la pièce.
« Merci, mon garçon », murmura Scarabello, sans que Mercurio l’entendît. Il serra le sceau. Puis, du bout de ses lèvres rongées par les plaies, il prononça un nom qui ne les avait plus franchies depuis des années.
Mercurio marchait dans la campagne. Il avait besoin de réfléchir, de rassembler ses forces. Tous pensaient que Giuditta était perdue. Déjà, ils la voyaient morte. Déjà flottait dans l’air l’odeur de la chair brûlée. « Non ! hurla-t-il. Non… » Il sentit la peur grandir en lui. Il ne pouvait pas perdre Giuditta une seconde fois. Il secoua la tête, comme pour chasser la peur.
À ce moment-là, sur sa gauche, entre les buissons en lisière du champ, il vit quelqu’un qu’il reconnut immédiatement.
La colère se substitua alors à la peur. Il se pencha pour ramasser deux pierres, courut vers les buissons et cria : « Va-t-en, espèce de chien ! » Puis il lança les pierres, l’une après l’autre.
Zolfo sortit des buissons, les mains en l’air. « Me fais pas de mal, Mercurio ! pleurnicha-t-il. Me fais pas de mal, je t’en supplie !
— Va-t-en ! Qu’est-ce que tu veux ? Ton moine t’envoie vérifier le mal qu’il nous a fait ? Va-t-en ou je te tue à coups de pierre, espèce de chien galeux !
— Je t’en supplie, je t’en supplie…, dit Zolfo en rentrant la tête et en s’approchant prudemment. Personne m’envoie…
— Va-t-en, je te dis !
— Je me suis sauvé, Mercurio… » Zolfo montra ses vêtements, sales et déchirés. « Je vis dans la rue depuis une semaine… Je suis plus avec le frère Amadeo…
— Je ne te crois pas !
— Ni avec Benedetta… ils sont méchants… méchants…
— Va te faire foutre, Zolfo ! » Mercurio lui montra sa main. « Qui me l’a faite, cette cicatrice ? Toi, espèce de merde ! Tu voulais tuer une fille qui ne t’avait rien fait ! Et tu viens me dire que c’est eux les méchants ?
— Je t’en supplie, je t’en supplie…, fit Zolfo en approchant encore d’un pas.
— Je ne te crois pas ! »
Zolfo pleurait. Et ses larmes creusaient des sillons dans la crasse de ses joues. « Je ne sais pas où aller… »
Mercurio se pencha pour ramasser une pierre et la lui jeta, le frappant au côté.
« Je ne sais pas où aller… », répétait Zolfo tout en reculant.
— Pour moi tu peux mourir sous les ponts, te noyer dans un canal… Je m’en fiche complètement ! »
Zolfo recula encore puis, voyant Mercurio prendre une autre pierre, se sauva dans la campagne.
Mercurio jeta la pierre au sol, avec rage. Il resta là, immobile au milieu du champ. Il avait du mal à respirer. Le sang battait à ses oreilles. Et peu à peu il sentit la rage décroître et laisser place à la peur. La peur que Giuditta meure. La peur de ne pas pouvoir la sauver. « Comment je vais faire ? », murmura-t-il. Ses jambes cédèrent tout à coup. Il se retrouva agenouillé dans le champ. « Je ne sais pas prier, dit-il en joignant les mains. Je ne sais même pas comment t’appeler… » Il regarda le ciel, voilé, chaud. L’air était immobile. « Saint Michel Archange », invoqua-t-il alors, se rappelant cet ange qui le protégeait depuis Rome. Il chercha les mots justes. « Je ne sais pas prier, répéta-t-il, mais est-ce que tu peux m’aider ? » Il ne sut rien dire d’autre. Il resta ainsi, dans l’herbe sèche, avec la terre qui s’émiettait sous ses genoux, jusqu’à ce que la sueur commence à couler de son front.
Alors il se leva et rebroussa chemin.
Anna l’attendait sur le seuil. « Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ? Je t’ai entendu crier…
— Rien. Un chien errant.
— J’ai eu peur, lui dit Anna, angoissée. Tu ne peux pas dormir ici. Les gardes sont revenus et le commandant…
— Oui, je sais, la coupa Mercurio. Ne t’inquiète pas. Ils ne m’attraperont pas… Son regard allait de droite à gauche, inquiet.
— Dis-moi.
— Quoi ?
— Allez, mon garçon. » Et elle lui donna une petite tape sur la joue. « Tu ne peux pas porter ce poids tout seul sur tes épaules.
— Écoute, Anna…
— Depuis que tu sais pour Giuditta, tu n’as pas versé une seule larme.
— Je n’ai pas envie de pleurer…
— J’ai parlé avec Scarabello. Tu sais que je ne l’aime pas. Mais même un être méprisable comme lui t’apprécie. Et tu sais pourquoi ? Parce que tu es quelqu’un de spécial. Il m’a dit que tu t’apprêtes à faire quelque chose de très dangereux.
— Comment peut-il savoir ce que je vais faire, si je ne le sais pas moi-même ? demanda Mercurio en haussant les épaules et en essayant de sourire.
— Tu ne peux pas porter ce poids tout seul », répéta Anna. Elle l’attira contre elle, le serra, lui posa la tête contre sa poitrine. « Comme tu es grand… dit-elle tout bas.
— Tu veux m’aider, vraiment ? fit Mercurio en l’éloignant avec délicatesse.
— Bien sûr. » Anna le regardait de ses yeux compréhensifs.
« Alors, ne me fais pas pleurer. Parce que j’ai peur de craquer. »
La Piazzetta, la place rectangulaire devant le Palais des Doges, était remplie de monde. Les gens qui affluaient avaient chaud. La sueur de plusieurs jours imprégnait leurs vêtements, il flottait une odeur âcre, d’oignon et de poisson pourri. Les visages étaient luisants, gras. Les humeurs instables.
Mais ce qu’on respirait surtout dans l’air, c’était l’odeur de la mort imminente. Comme si, dans cet univers de palais suspendus au-dessus de l’eau et dans la lagune tout entière, brûlait déjà le bûcher tant attendu, pour cette sorcière juive qui avait voulu voler l’âme des Vénitiens.
Les autorités avaient construit une estrade devant le quai du palais des Doges. Derrière s’ouvrait le vaste miroir d’eau où débouchait le Grand Canal. Une myriade d’embarcations, depuis les riches gondoles aristocratiques jusqu’aux humbles barques de pêcheur ou de passeur, s’y pressaient, collées les unes aux autres.
L’estrade, entièrement revêtue de draps de soie pourpre, était haute de deux perches et comptait deux étages. À l’étage supérieur, un trône doré à grand dossier. Plus bas, mais visibles y compris des gens massés au fond de la Piazzetta, quatre sièges d’apparat où s’étaient assis le Saint, acclamé par la foule, et trois prélats vêtus de noir, à l’air très sérieux. De chaque côté, deux treuils surélevés, d’où partaient deux leviers qui se rejoignaient au centre de l’estrade. D’épaisses cordes de chanvre tressé étaient fixées à une cage en bois posée juste devant le public. Par terre. Vide.
Dans le public, Mercurio et Isacco se regardaient, inquiets et tendus. Aucun des deux ne parlait. On aurait dit qu’ils ne respiraient plus, leurs visages comme sculptés dans la pierre.
Vint le moment où le patriarche Antonio II Contarini fit son entrée, suivi d’une longue traîne pourpre que portaient quatre clercs. La foule se tut. Le patriarche monta l’escalier qui menait au sommet de l’estrade et s’assit sur le trône. Puis il fit un signe vers le Palais des Doges.
Alors parut Giuditta, escortée par le capitaine Lanzafame et ses soldats.
Les gens commencèrent à hurler et à l’insulter.
« N’aie pas peur, lui dit le capitaine. J’empêcherai qu’il t’arrive quelque chose. »
Giuditta sentit ses yeux se remplir de larmes. Elle avança lentement, effrayée. Et remplie de honte.
« Dans quel état ils l’ont mise ! », murmura Isacco.
Mercurio, un instant, baissa les yeux, comme s’il ne pouvait supporter cette vision. « Salauds », siffla-t-il entre ses dents.
La prostituée engagée par le frère Amadeo avait couvert le visage de Giuditta d’une épaisse couche de blanc de céruse. Puis elle avait passé du vermillon sur ses joues et ses lèvres, qu’elle avait dessinées en forme de cœur. Ses paupières étaient peintes de bistre et de ses sourcils partaient de longues bandes bleu azur. Ses cheveux étaient ramassés au sommet de sa tête, mais de chaque côté partaient deux longues mèches, que la prostituée avait teintes en bleu et en jaune. Elle portait une robe au décolleté si profond qu’on voyait une grande partie de ses seins. Et on lui avait mis aux pieds des chaussures à semelles surélevées d’au moins une paume, comme il était d’usage parmi les courtisanes.
« Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ? », dit une voix de femme sur sa droite.
Giuditta se tourna et vit sur le visage d’Ottavia une douleur peut-être plus grande que si on l’avait vraiment torturée.
« Putain ! cria une femme à côté d’Ottavia.
— Sorcière ! », cria une autre.
Giuditta vit qu’étaient là Ariel Bar Zadok, les couturières, le tailleur Rashi Sabbatai, les femmes de la communauté qui avaient été les premières à acheter ses bonnets et aussi Joseph, avec son grand corps encombrant, qui rougit lorsque leurs regards se croisèrent.
« Tiens, putain ! », dit une femme en lui lançant un vêtement.
Giuditta la reconnut : c’était une de ses clientes, et la robe qu’elle lui avait lancée était une de ses créations.
Les soldats de Lanzafame étaient prêts à intervenir. Ils avaient reçu l’ordre de s’assurer qu’il n’arrive rien à Giuditta. Ils devaient la protéger comme leur bien le plus précieux, avait dit Lanzafame, qui s’ouvrait un chemin parmi la foule en brandissant son épée.
Quand ils furent arrivés au pied de l’estrade, on fit entrer Giuditta dans la cage en bois. Les deux treuils furent actionnés, les cordes de chanvre se tendirent et la cage commença à bouger.
Giuditta, effrayée, s’accrochait aux barres.
« N’aie pas peur », lui dit Lanzafame.
La cage se détacha du sol. Les câbles l’élevèrent en grinçant. À mesure qu’elle montait, le silence se faisait, comme devant un tour de magie.
Enfin, en se balançant, la cage s’arrêta dans les airs.
La foule lança un cri de stupeur.
« Quel cirque ! fit Isacco.
— C’est bien imaginé », dit Mercurio d’une voix sourde. Puis il cria : « Giuditta ! Giuditta ! Je suis là ! »
Un homme à côté de lui le regarda de travers.
« Ne te fais pas remarquer, couillon, dit Isacco tout bas. Ce n’est pas le moment de se faire arrêter. Ou lyncher par la foule.
— Allez vous faire foutre, docteur. Comment vous faites pour rester aussi calme ? »
Isacco le regarda. « Tu vois le calme dans mes yeux ?
— Excusez-moi, docteur.
— Non, mon garçon. Toi, excuse-moi. »
Leurs regards revinrent sur la cage qui se balançait dans les airs. Giuditta était toujours accrochée aux barreaux, terrorisée. Elle regardait les gens dans la foule sans réussir à distinguer personne.
Les gens se turent de nouveau.
Sur l’estrade, le patriarche se leva. « Au nom et pour le compte de Sa Sainteté le Pape Léon X de Médicis et par le consentement de notre bien-aimé Doge Leonardo Loredan, ainsi que par le consentement des grandes autorités de la République Sérénissime de Venise et sous le patronage de saint Marc, moi, Antonio II Contarini, serviteur de l’Église et de la République, je déclare ouverte la contestation publique à charge de Giuditta da Negroponte, juive, accusée de sorcellerie ! » Il se tourna vers le plan inférieur de l’estrade. « Inquisitor Amadeo da Cortona, de l’ordre des Frères Prêcheurs, présentez l’accusation. »
Le Saint se leva, s’inclina devant le patriarche puis montra ses mains à la foule qui applaudit aussitôt.
Le patriarche retint un mouvement d’agacement.
Il y eut un instant de silence, au cours duquel Mercurio hurla avec de grands gestes : « Giuditta ! »
Elle se tourna vers la voix. Quand elle eut reconnu Mercurio, elle éclata en sanglots, les forces lui manquèrent, ses jambes cédèrent et elle tomba au fond de la cage. Puis elle parvint à se relever, planta ses yeux dans ceux de Mercurio et ne les quitta plus.
« Peuple de Venise ! commença le Saint, la voici… » Et il désigna Giuditta, suspendue devant l’estrade comme une bête en captivité. « La voici, répéta-t-il. La mécréante ! La Juive ! La sorcière ! »
La foule s’agita. « Sorcière ! Maudite !
— La putain du démon ! hurla le Saint.
— Putain ! Sale Juive !
— Le chancre de Venise ! », hurla plus fort encore le frère Amadeo.
La foule commença à lancer des pierres.
Lanzafame et ses soldats montrèrent leurs épées.
« Dis-leur d’arrêter, frère ! cria Lanzafame.
— Ils sont le peuple du Seigneur ! répliqua le Saint.
— Frère ! », tonna le patriarche.
Le Saint se tourna.
« Je t’avais averti, dit le patriarche. Ne joue pas les bouffons. »
Les épaules du Saint s’affaissèrent et il se tourna vers la foule. « Calmez-vous, cria-t-il. Ce n’est pas entre vos mains que le Seigneur a mis sa juste et divine punition, mais entre les miennes. »
La foule s’apaisa.
« N’ayez crainte cependant, reprit le Saint. La punition sera exemplaire et terrible !
— Que Dieu puisse te foudroyer ! », grogna Mercurio tout bas. Puis, en regardant Giuditta, il mit la main sur son cœur.
Elle continuait de pleurer et les larmes faisaient fondre le fard vermillon, qui coulait sur l’épaisseur de blanc de céruse comme des larmes de sang.
« Le procès sera célébré publiquement, annonça le Saint d’un ton solennel, et s’ouvrira demain au collège canonique dei Santi Cosma e Damiano dans la paroisse de San Bartolammeo. » Il avait le visage en sueur, les cheveux collés au crâne.
La foule acclama le Saint.
Mercurio s’agita et regarda autour de lui. Giustiniani avait tenu parole : Lanzafame avait tout de suite été intégré avec ses soldats dans le service de protection de Giuditta. Mais le patriarche n’avait présenté que l’accusateur, sans annoncer aucun défenseur.
Le Saint revint s’asseoir et l’un des trois prélats se leva. Lui aussi transpirait copieusement. « Au nom de Sa Sainteté Léon X de Médicis et de notre bien-aimé patriarche Antonio II Contarini, et selon le rituel de Notre Sainte Mère l’Église, que celui qui a quelque chose à dire parle ! »
Sur la place descendit un silence dense et vibrant. Chacun était sûr que personne ne parlerait.
Mais une voix s’éleva : « Je demande la parole ! »
Les personnalités sur l’estrade, les soldats, le peuple de Venise, tous se tournèrent. Alors, s’ouvrant un chemin dans la foule, entouré de quatre hommes d’armes et suivi de ses deux valets blonds, Jacopo Giustiniani, dans une de ses tenues les plus fastueuses en dépit de la chaleur, et couvert des plus lourds bijoux de sa caste, arriva au pied de l’estrade.
Le patriarche était perplexe. La chose était inédite. « Je vous donne la parole, noble Giustiniani, dit-il en hésitant. Venez. »
Mercurio se fit tout ouïe.
Jacopo Giustiniani grimpa agilement les marches.
Mercurio regarda de nouveau Giuditta.
« Parlez, dit le patriarche à Giustiniani.
— Notre bien-aimée République, commença l’aristocrate en s’adressant au patriarche, reconnaît l’autorité de l’Église de Rome et de Sa Sainteté Léon X, et en respecte les actions. » Puis il se tourna ver la foule. « Et vous, Vénitiens, vous savez bien qui est le pape, et vous le respectez… », dit-il, laissant sa phrase en suspens.
Il y eut un léger murmure de désapprobation. Les Vénitiens craignaient en effet que l’autorité pontificale puisse interférer dans leurs affaires, s’ingérer dans les échanges commerciaux. Le peuple comme les autorités connaissaient depuis toujours la nécessité de maintenir l’autonomie de Venise par rapport au pouvoir de l’Église. Et Jacopo Giustiniani le savait mieux que quiconque. Il avait décidé d’utiliser cette antique et solide méfiance à l’égard de Rome. « Mais en même temps, tout en respectant et en aimant le pape, reprit-il, vous aimez et respectez plus que vous ne sauriez dire Venise et ses lois. Vous aimez et respectez la justice administrée par le Lion de Saint-Marc… »
La foule s’anima.
Le patriarche se rendit compte que Giustiniani avait séparé de fait ce que lui-même était parvenu à réunir. Ce procès risquait maintenant d’apparaître comme imposé par l’Église à la République de Venise. « Venez-en au fait, noble Giustiniani, dit-il en cherchant à masquer son irritation.
— Patriarche, et vous, peuple vénitien…, reprit Giustiniani, laissant de nouveau sa phrase en suspens.
— Parlez donc ! », s’exclama le patriarche. Un clerc s’apprêta à lui essuyer le front à l’aide d’un mouchoir en dentelles mais le patriarche écarta vivement son bras.
« Venise, dit alors Giustiniani à la foule, peut-elle, tout en ayant le plus profond respect pour la Sainte Église Romaine, accepter que se tienne dans la lagune un procès avec un Inquisitor mais sans aucun défenseur ? » Il regarda la foule, écarta les bras. « Venise peut-elle changer ses propres règles, subir… si vous me permettez… un rituel qui va contre ses principes ? »
La foule murmura et s’agita. L’idée d’un défenseur n’avait jamais effleuré personne car chacun se régalait par avance du bûcher sur lequel on entendrait grésiller la chair de la Juive. Mais ce n’était maintenant plus une affaire de sorcellerie. C’était un bras de fer entre le pape romain et ceux qui représentaient l’indépendance de la République vénitienne.
« Noble Giustiniani, ce que vous demandez va à l’encontre du décret du pape Innocent II, Si adversus vos, et par conséquent je ne peux…
— Pardonnez-moi », et Giustiniani pencha humblement la tête, « mais si je me souviens bien, Si adversus vos prescrit également un procès à huis clos. » Il regarda intensément le patriarche, qui restait muet. « Ai-je tort ? »
Le patriarche se raidit. Il avait compris où voulait en venir le membre du Grand Conseil. Si l’on faisait une exception en ouvrant le procès au public, pourquoi ne pas en faire deux ? « Noble Giustiniani, je comprends ce que vous voulez dire… », commença-t-il en cherchant ses mots pour reprendre la main.
« Le doge ! », s’exclama à ce moment-là quelqu’un dans la foule, et tous se tournèrent vers le balcon du Palais.
S’interrompant, le patriarche se tourna dans cette direction. Il vit que le doge Leonardo Loredan en personne était apparu au balcon pour être témoin de cette discussion. À l’évidence, sa présence signifiait qu’il appuyait la requête de Giustiniani. Et aussi, pensa le patriarche, que le Grand Conseil et le Conseil des Dix se rangeaient à ses côtés.
« Je comprends vos paroles, reprit le patriarche en souriant et s’inclinant devant le doge, et comme citoyen de Venise, bien que serviteur de Sa Sainteté, je ne peux qu’être d’accord avec vous… » Il regarda la foule. Il fallait qu’il la regagne à sa cause. « C’est pourquoi nous célébrerons un procès selon les règles de la Sainte Inquisition, certes, mais dans le respect de notre ville bien-aimée ! », s’exclama-t-il.
Les gens, jusque-là prêts à condamner Giuditta sans procès, applaudissaient maintenant à la justice.
Mercurio serra les poings en signe de victoire.
Isacco, près de lui, leva les yeux au ciel et murmura : « Sois remercié, Ha-Shem ».
Le Saint bondit sur ses pieds. « Je proteste ! », cria-t-il.
Le patriarche le foudroya du regard.
Le Saint baissa la tête et se rassit.
« On va bien rigoler si les deux curés se foutent sur la gueule en public ! s’écria un homme dans le peuple.
— On prend les paris ? », lui rétorqua un autre.
La foule éclata de rire.
Le patriarche fit signe à Giustiniani de s’approcher.
« Bien pensé, Giustiniani, dit-il tout bas.
— L’idée ne vient pas de moi », répondit l’aristocrate, pensant à Mercurio mais sachant que le patriarche penserait au doge.
« Mais je ne peux pas me permettre qu’Inquisitor et défenseur se… se battent en public, dit le patriarche d’une voix sourde.
— Bien évidemment. C’est pourquoi j’ai pensé à un prête-nom, un frère que personne ne connaît, sans expérience et… docile. »
Le patriarche sourit avec satisfaction. Il se détendit. C’était de politique qu’il était question, pas de justice. « J’ai plaisir à constater que la plus fine noblesse vénitienne a tout son bon sens. Vous m’avez effrayé, je vous l’avoue. »
Jacopo Giustiniani s’agenouilla et baisa l’anneau pastoral devant tout le peuple rassemblé sur la place devant le Palais des Doges.
Le patriarche se tourna vers le doge Loredan et fit à son tour une révérence. « Alors, que la farce commence », dit-il en riant tout bas. Et il laissa cette fois le clerc lui essuyer le front.
« Que la farce commence, répéta Giustiniani. Au nom de notre République bien-aimée.
— Et de la Sainte Église », ajouta le patriarche, satisfait.
« Tu as quelque chose à voir avec tout ça ? demanda Isacco à Mercurio.
— Comment je pourrais ? fit celui-ci en haussant les épaules.
— Bien sûr, comment tu pourrais arriver si haut… Pourtant on aurait dit que tu le savais.
— Ne dites pas de bêtises », docteur, répliqua Mercurio, qui ne quittait pas Giuditta des yeux.
« Accompagnez la prisonnière dans sa cellule, en attente du procès ! », annonça un des prélats sur l’estrade.
Les treuils grincèrent à nouveau et la cage commença à descendre.
« Venez, dit Mercurio à Isacco. Essayons de lui parler. » En jouant des coudes, il se fraya un chemin dans la foule pour tenter de rejoindre la cage.
Isacco le suivait.
Quand il fut au pied de l’estrade, Mercurio croisa le regard de Lanzafame.
« Maintenant ? », articula en silence le capitaine.
Mercurio fit signe que non. Il arriva près de lui. « Maintenant, la foule la tuerait », dit-il. Puis il se tourna vers Giuditta qui sortait à cet instant de la cage, protégée par deux soldats.
Giuditta était comme un masque, méconnaissable. La chaleur et les larmes avaient fait fondre son maquillage. Son visage était sillonné de lignes noires, rouges et bleues. Ses deux mèches aussi perdaient leur couleur, gouttant sur sa poitrine. Ses yeux, dans cette débauche de couleurs, étaient animés d’une peur sans nom et sans mesure. « Aide-moi… », dit-elle tout bas en tendant la main vers Mercurio.
Il fit un pas en avant et lui prit la main un instant. La serra. Il essaya de dire quelque chose mais sa bouche resta ouverte et aucun son n’en sortit.
Giuditta voulut retenir la main de Mercurio dans la sienne tandis que les soldats de Lanzafame l’emmenaient pour la soustraire à la furie de la foule.
« Giuditta ! », hurla Isacco, qui n’arriva qu’à ce moment-là.
Elle le vit et éclata de nouveau en sanglots.
« Ma petite fille, dans quel état ils t’ont mise ? »
Mercurio continuait à la regarder, bouche ouverte. Puis la foule se referma autour de l’escorte et Giuditta disparut. Mercurio eut peur que les gens n’aient raison de Lanzafame et de ses soldats mais au bout d’un instant il les vit emmener Giuditta saine et sauve de l’autre côté de la grille du Palais des Doges.
« Maudits ! grommela Isacco dans son dos. Maudits !
— Je dois y aller, lui dit Mercurio. Il vaut mieux qu’on ne me voie pas trop. »
Isacco l’arrêta par le bras. « Je me suis trompé sur toi, mon garçon.
— Je dois y aller, docteur. Dites à Anna que pendant quelques jours je ne reviendrai pas à la maison.
— Et où iras-tu ? demanda Isacco.
— J’ai un endroit sûr, ne vous inquiétez pas.
— Mais tu viendras au procès ?
— Oui, évidemment, répondit Mercurio. Mais je devrai être déguisé. »
Le visage d’Isacco s’assombrit. « Alors Giuditta ne te verra pas…
— Dites-le à Lanzafame et Lanzafame le lui dira. » Mercurio regarda vers le Palais des Doges. Il vit le commandant et son nez tuméfié. « Je dois y aller. »
Isacco acquiesça. Puis il se tourna vers Ottavia et Ariel Bar Zadok un peu plus loin. Il vit que ce petit espoir leur avait fait, comme à lui, reprendre un peu de couleurs. Et là-bas, entre deux gardes du corps, il aperçut Anselmo del Banco. Le chef de la communauté marcha vers lui. Mais Isacco n’avait pas envie de lui parler et il s’éloigna dans la foule d’un pas rapide. Pendant qu’il marchait, il vit de loin Mercurio s’entretenir avec le puissant Jacopo Giustiniani.
« Vous avez le doge avec vous, disait Mercurio, admiratif.
— Non, mon garçon, dit le noble avec un sourire. J’ai seulement conseillé au doge de se montrer vers la fin de la présentation, pour les gens de Venise. Et tout ce que le peuple et le patriarche en ont déduit, c’est leur affaire, pas la mienne. »
Mercurio le regarda avec respect. « Si je ne craignais de vous offenser, je vous dirais que vous êtes un escroc magnifique.
— Tu ne m’offenses pas. Que crois-tu donc que c’est, la politique ? » Puis Giustiniani regarda autour de lui. « Je n’ai pas vu Scarabello, remarqua-t-il, une note d’agacement dans la voix. Il ne vient même pas vérifier si j’obéis à son chantage ? »
Mercurio le fixa. Il était certain de ne pas se tromper en sentant autre chose derrière l’irritation de l’aristocrate. Il se dit qu’il méritait peut-être de savoir la vérité. « Scarabello est en train de mourir, Excellence », dit-il.
Les yeux bleus de Jacopo Giustiniani, profonds comme la mer, se glacèrent. Les traits de l’aristocrate se contractèrent imperceptiblement. Puis se détendirent en un sourire exagéré. « Par conséquent, je serai bientôt libre, s’exclama-t-il théâtralement.
— Oui, Excellence, fit Mercurio, percevant l’angoisse qui tenaillait Giustiniani. Il est à Mestre. Dans l’hôpital d’Anna del Mercato. Tout le monde connaît l’endroit. »
L’aristocrate se tourna vers l’un de ses valets. « Partons », lui dit-il.
« Arrêtez-le ! entendit-on soudain dans le vacarme de la foule. Le voilà ! Arrêtez-le ! »
Mercurio vit le commandant des gardes du Palais des Doges le montrer du doigt. Il se cacha immédiatement parmi les gens.
Les soldats se lancèrent à sa poursuite. L’un d’eux était sur le point de l’attraper quand un homme, dans la foule, trébucha et lui tomba dessus, le faisant rouler à terre avec lui.
« Imbécile ! », hurla le jeune soldat, furieux que l’incident lui ait fait perdre la trace de Mercurio.
« Pardonnez, votre Seigneurie, dit Isacco en se relevant et en retenant le soldat sous prétexte d’épousseter son uniforme. On m’a poussé… je suis désolé…
— Vieux con de merde », fit le garde en le repoussant.
Isacco s’inclina humblement et disparut à son tour dans la foule. Au loin, l’espace d’un instant, il entrevit les boucles brunes de Mercurio qui quittait la place Saint-Marc.
“Je me suis trompé sur ton compte, mon garçon. Tu mérites Giuditta.”
« Ouvre, dit Lanzafame au garde.
— Elle n’est pas là.
— Et où est-elle ?
— Là-haut. Il y a une pute qui la prépare », dit le garde en riant.
Lanzafame lui tourna le dos et monta au premier étage du Palais des Doges, suivi de ses soldats, jusqu’à une logette devant laquelle il reconnut les gardes de la prison. « Elle est ici ? », demanda-t-il.
Le commandant des gardes se tourna mollement vers lui, le nez gonflé, deux gros cocards aux yeux, tamponnant ses narines avec un mouchoir couvert de morve et de traces de sang. Sans répondre, il se pencha à l’intérieur de la logette. « Elle est prête ? T’as pas bientôt fini ?
— Ça y est », dit une voix de femme à l’intérieur.
Le commandant se tourna vers Lanzafame. « Elle est à vous, capitaine. »
Lanzafame entra dans la petite pièce.
« Arrête de pleurer, connasse ! disait la prostituée, de dos. Tu défais tout le travail que… »
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Lanzafame, avec colère, l’écarta et la rejeta contre le mur. « Tais-toi, salope », grogna-t-il. Il posa la main sur l’épaule de Giuditta. « Viens, dit-il avec gentillesse. Nous devons y aller. »
Giuditta acquiesça, en reniflant.
« Viens », répéta Lanzafame en l’entraînant hors de la logette.
Dès qu’ils la virent, les gardes se mirent à siffler et à rire.
Elle baissa la tête en rougissant.
Le capitaine les foudroya du regard et fit signe à ses soldats de se ranger autour de Giuditta. Il resta près d’elle, la soutenant par le bras comme s’il avait peur qu’elle ne tombe, et ils descendirent les escaliers en silence.
« Je suis à faire peur, dit Giuditta d’une petite voix quand ils furent près de la porte qui donnait sur l’extérieur.
— Arrêtez-vous », ordonna Lanzafame à ses hommes. Il regarda Giuditta et son visage maquillé avec lourdeur et vulgarité. Sa robe était si décolletée qu’il ne restait pas grand-chose à deviner de sa poitrine. On lui avait remis aux pieds des chaussures surélevées de courtisane.
« Je suis à faire peur, n’est-ce pas ? »
Lanzafame prit son propre mouchoir et le passa avec énergie sur les yeux de Giuditta, enlevant un peu de la couche épaisse de fard noir passée sur ses paupières. Puis il ôta le vermillon de sa bouche dessinée en forme de cœur. « Voilà. C’est mieux », dit-il. Il baissa les yeux sur son décolleté. « N’y pense pas. » Il fit signe à ses soldats de continuer d’avancer.
Dehors, bien qu’on fût au tout début de la matinée, la lumière du soleil était éblouissante. L’air était chaud et humide, étouffant.
« Sorcière ! Juive ! Putain de Satan ! Maudite ! », cria aussitôt la petite foule qui attendait à l’extérieur.
« Dégagez ! », ordonna Lanzafame.
Les deux soldats en tête de l’escouade n’hésitèrent pas à frapper un excité qui avait craché en direction de Giuditta. La foule comprit et s’écarta, suivant le cortège sans plus chercher à créer de problème.
« Ne les écoute pas, dit Lanzafame à Giuditta.
— Et comment ? », tenta de plaisanter celle-ci.
Le capitaine hocha la tête. Ils avaient quitté la piazza San Marco, pris la calle dell’Ascensione, et marchaient à présent dans la salizada di San Moisè. Alors seulement Lanzafame demanda : « Ton défenseur est venu te parler ? »
Giuditta eut une expression étonnée. « Il devait venir ?
— Merde ! laissa échapper Lanzafame.
— C’est grave ? demanda Giuditta, inquiète.
— Non… bien sûr que non… », s’obligea à dire Lanzafame. Il resta silencieux. Ce n’était pas un signe encourageant que le défenseur ne se soit même pas présenté. Il espéra que le procès ne serait pas la farce qui semblait s’annoncer. Ils dépassèrent le campo San Moisè puis tournèrent à droite vers la paroisse de San Bartolammeo, mais avec divers détours pour éviter la calle degli Specchieri où Giuditta aurait vu son reflet dans toutes les boutiques des miroitiers.
En longeant le rio dei Fuseri, à San Luca, le capitaine remarqua une barque. À bord, il reconnut les deux gigantesques bonevoglies qui accompagnaient toujours Mercurio. La barque les suivit à distance, presque jusqu’à San Bartolammeo. Puis elle s’amarra à un petit ponton de bois. Lanzafame imagina qu’ils étaient là en soutien.
Beaucoup de gens étaient déjà rassemblés devant le collège canonique dei Santi Cosma e Damiano. Dès qu’ils aperçurent Giuditta, ils commencèrent à s’agiter, comme l’eau plate de la lagune quand elle se ride sous un coup de vent nerveux.
« Restez groupés et ne permettez à personne de s’approcher », dit Lanzafame à ses soldats. Puis il serra le bras de Giuditta. « Sois tranquille. Je veille sur toi. »
Ils fendirent la foule qui s’écartait en insultant la sorcière. Giuditta regardait autour d’elle, cherchant Mercurio. Quand elle l’avait vu la veille, depuis sa cage suspendue, sur la place du Palais des Doges, elle avait eu la sensation que tout n’était pas perdu. À ce moment-là seulement, elle avait compris pourquoi elle avait voulu que Mercurio soit averti. Sous son regard, elle se sentait plus en sécurité ; elle pouvait tout supporter, s’il partageait ses souffrances.
« Putain de Satan ! Sorcière ! »
Lanzafame tirait Giuditta par le bras pour lui faire rapidement traverser l’esplanade devant le collège canonique. Mais Giuditta résistait, continuant de chercher Mercurio.
« Il est sûrement déjà à l’intérieur », lui dit le capitaine.
Giuditta se tourna vers lui.
« Il sera déguisé parce que le commandant des gardes le cherche, tu ne le reconnaîtras sans doute pas… mais il sera là.
— Vraiment ? demanda Giuditta d’une petite voix.
— Oui, dit Lanzafame pour la rassurer. Mais il faut y aller. Je n’aime pas rester au milieu de tous ces fanatiques. » Il regarda ses soldats. « Pressons ! »
Ils pénétrèrent par l’entrée latérale du collège, surveillée par deux gardes armés qui s’écartèrent aussitôt, et se retrouvèrent dans une salle froide et dépouillée.
« Nous sommes prêts, maintenant », dit le Saint en les voyant.
Entouré d’un petit groupe de clercs et de prélats, le patriarche de Venise fronça les sourcils dès qu’il aperçut Lanzafame. « À l’avenir, j’aimerais que ce soit l’accusée qui nous attende plutôt que l’inverse », fit-il d’une voix agacée.
Lanzafame écarta les bras pour s’excuser. « Je suis désolé, patriarche, mais la… la maquilleuse demandée par l’Inquisitor n’avait pas fini de la préparer. »
Le patriarche se tourna vers le Saint.
« Cela ne se reproduira plus, dit aussitôt le frère.
— Allons, pressons », fit le patriarche en ouvrant le chemin.
Derrière lui prirent place le Saint, les prélats, un dominicain qui avançait prudemment, les clercs et enfin Lanzafame avec Giuditta.
La salle du collège canonique dei Santi Cosma e Damiano était immense, avec un plafond très haut aux travées sombres et des colonnes sur les côtés. Une estrade basse avait été prévue, où prendraient place le patriarche et les prélats du conseil, ainsi qu’une grande table sur la droite pour l’Inquisitor et le défenseur. Sur la gauche, une cage dans laquelle on fit entrer Giuditta.
Quand Mercurio la vit, enfermée comme une bête féroce, il eut un coup au cœur. “Résiste”, pensa-t-il en essayant de ne pas s’abandonner à sa douleur.
Dans toute la salle, face à l’estrade, s’alignaient des bancs où un public populaire accouru pour le procès était déjà installé. Ceux qui n’avaient pu s’asseoir s’étaient massés au fond et sur les côtés, remplissant chaque espace entre les colonnes. D’autres se pressaient près de l’entrée, espérant au moins entendre. Quant à ceux qui étaient dehors, sur l’esplanade brûlée de soleil, il ne leur restait qu’à imaginer ce qui se passait à l’intérieur.
Le patriarche se dirigea vers le fauteuil au milieu de l’estrade. Il fit signe à l’un de ses prélats en soutane de soie et ceinture de satin de s’asseoir près de lui. Mais Jacopo Giustiniani, d’un bond agile, le devança et vint occuper le fauteuil voisin du patriarche.
« Patriarche, précisa Giustiniani pendant que la foule se taisait, ceci est un événement suffisamment important pour que les autorités de Venise se rangent aux côtés de l’Église. »
Le patriarche se crispa. Il n’avait pas l’intention de partager les mérites du procès.
Giustiniani continua à l’adresse du public : « Vous êtes leur troupeau, mais vous êtes aussi nos concitoyens bien-aimés, dit-il. Ainsi l’on pourra dire qu’au tribunal il y avait des hommes et pas seulement des moutons. »
Les gens se mirent à rire pendant que le noble s’installait.
« Giustiniani, siffla tout bas le patriarche, qu’est-ce qui vous prend ?
— Patriarche, vous le savez. Vous êtes prêtre, mais vous êtes surtout vénitien…, répondit Giustiniani avec un sourire. Venise ne peut pas rester en dehors d’un événement si important. Nous ne pouvons rester en arrière de l’Église, fût-ce d’un seul pas. » Il écarta les bras. « Je sais que vous me comprenez. »
Le patriarche tenta de masquer l’agacement qui l’avait rendu écarlate et sourit à la foule. « Que le procès soit ouvert », annonça-t-il. D’une main, il indiqua le Saint, sur sa gauche. « Le paladin de l’Église, l’Inquisitor, frère Amadeo da Cortona. »
“Puisses-tu être maudit”, pensa Mercurio.
Le Saint s’inclina devant le patriarche puis se tourna vers les gens, les mains levées, exhibant ses stigmates.
« Venez, Inquisitor. Approchez-vous que je vous donne notre bénédiction. »
Le frère s’agenouilla au pied de l’estrade.
« Plus près », dit le patriarche. Quand le Saint fut sur l’estrade, il lui prit le visage entre ses mains. « Je vous baise au nom de notre Seigneur Jésus-Christ… », dit-il en approchant sa bouche de la joue droite du moine. « Cesse de montrer ces trous, bouffon », lui siffla-t-il dans l’oreille en feignant de le baiser. Puis il porta ses lèvres à sa joue gauche. « Et rappelle-toi que nous n’avons pas besoin d’aveux. Le peuple l’a déjà condamnée. Tu dois seulement veiller à ce qu’il ne change pas d’idée. » Il le regarda dans les yeux. « Amen ! ajouta-t-il à voix haute.
— Amen, répondit le Saint qui revint à sa place.
— Et maintenant le défenseur, dit le patriarche d’un ton plus expéditif, pour montrer que celui qu’il allait présenter ne comptait pour rien à ses yeux. Père Wenceslao… quel drôle de nom vous avez, mon père… », dit-il en souriant.
La foule se mit à rire.
« Père Wenceslao da Ugovizza. Où se trouve donc Ugovizza ? »
Les gens se tournèrent vers le dominicain assis à la grande table, en tunique et scapulaire blancs avec cape noire à capuche. Celui-ci se leva d’un pas incertain. Ses yeux étaient laiteux, voilés par la cataracte. Il se tourna vers le patriarche sans bien pouvoir le situer. « Excellence, c’est une petite localité dans les Alpes qui appartient aux évêques de Bamberg, en Bavière.
— Vous êtes donc allemand ?
— Non, Excellence…
— Peu importe, coupa le patriarche. Nous ne sommes pas ici pour étudier la géographie, dit-il en s’adressant au public, qui rit de nouveau. Êtes-vous prêt pour votre… charge ingrate, père Wenceslao ?
— À vrai dire, pas exactement, dit le dominicain en faisant le tour de la table avec prudence, les mains en avant pour ne pas tomber. Je ne sais rien des procès d’Inquisition. »
Le patriarche se raidit. « Père, vous n’avez pas à être aussi modeste.
— Non, non. C’est la vérité, Excellence, fit le dominicain.
— Alors, fiez-vous à la volonté du Seigneur.
— Je ferai comme vous m’ordonnez, dit le défenseur en s’inclinant.
— Je n’ordonne pas, corrigea le patriarche, mal à l’aise. Je suggère, simplement.
— Mais toute suggestion de votre part est pour moi comme un ordre », fit humblement le père Wenceslao.
Les gens riaient.
Isacco, dans les premiers rangs, regarda sa fille et lui montra ses deux poings serrés pour l’encourager. Puis, en colère, il murmura à l’oreille d’Ottavia : « C’est une farce, et ils n’essaient même pas de le cacher ». Il échangea un coup d’œil avec Lanzafame.
Le visage du capitaine était sombre. « Sois tranquille », chuchota-t-il néanmoins à Giuditta.
Elle saisit les barreaux de la cage et regarda l’homme qui allait devoir la défendre. Il ne lui avait même pas fait un signe. Son air était hésitant et modeste, et il avait une légère boiterie, peut-être due à la goutte. Ses yeux étaient voilés, et ses joues du rouge vif de ceux qui boivent. Sa tonsure couverte de pustules. Ses mains sales jouaient constamment avec le rosaire pendu à sa ceinture de cuir.
« Sois tranquille, répéta Lanzafame.
— Vous parlez pour vous ou pour moi ? », demanda Giuditta.
Lanzafame baissa les yeux sans répondre.
« Voulez-vous vous entretenir un instant avec l’accusée ? », intervint Giustiniani en s’adressant au père Wenceslao, pour suggérer qu’il serait bon de le faire.
Le dominicain se tourna vers le patriarche, toujours apparemment sans le situer. Il garda le silence puis hocha la tête. « Non… je dirais que non », fit-il en retournant à la table du plus vite qu’il put. « Bonté divine, parlez donc, vous, murmura-t-il au Saint. Sortez-moi de ce guêpier.
— Je demande à pouvoir commencer mon réquisitoire, Patriarche, s’exclama le Saint avec emphase en se levant.
— Êtes-vous prêt, exceptor ? », demanda le patriarche au frère chancelier, un petit homme d’âge moyen assis devant une écritoire avec une plume d’oie à bec d’or, qu’il trempa d’un geste rapide dans un gros encrier.
« Oui, votre Grâce, répondit l’exceptor, chargé de retranscrire les actes du procès sur une grande feuille de parchemin.
— Par conséquent, la quaestio peut commencer », annonça le patriarche.
“La bouffonnerie peut commencer”, pensa Mercurio qui cherchait un soutien dans la colère, les jambes tremblantes de peur et d’inquiétude. Il regarda en direction de Giuditta et vit qu’elle le cherchait dans la foule. Le capitaine Lanzafame l’avait certainement avertie qu’il viendrait déguisé. Il sentait l’envie irrésistible de lui faire un signe, pour qu’elle sache sous quel costume il s’était caché. Mais c’était impossible, pour le salut même de Giuditta. S’il était arrêté — et il avait déjà vu le commandant des gardes examiner l’assistance —, Giuditta n’aurait plus la moindre chance. Aussi lourd qu’était ce poids sur ses épaules, il devait le porter seul. Il se concentra sur le Saint. Le regarda avec toute la haine dont il était capable, espérant qu’il meure, là, en cet instant.
Frère Amadeo contourna la table, traversa toute la salle en silence et s’approcha de Giuditta en la menaçant de son doigt pointé, jusqu’à l’intérieur même de la cage, ce qui provoqua un frisson parmi la foule et obligea Giuditta à reculer. « Le nettoyage de Venise a commencé ! », cria-t-il.
Le public suivait la scène bouche bée, fasciné.
« Un bon comédien, souffla Giustiniani au patriarche.
— Un cabot », grommela celui-ci.
« Et les serpents comme toi seront écrasés ! », poursuivit le Saint. Il sortit son bras de la cage et, à grands pas, vint se placer devant l’estrade, face au public. « Aujourd’hui, comme pendant toute la durée de ce procès, je démontrerai que cette… — il laissa la phrase en suspens, comme pour prendre son élan — … sorcière a comploté avec son maître et seigneur, Satan en personne, pour s’emparer des âmes des femmes de Venise ! » Il se tourna vers la table sur laquelle il avait aligné des plumes de corbeau ensanglantées, des dents de bébé, des cheveux noués et autres objets retrouvés dans les robes de Giuditta. « Les preuves de cette activité de sorcellerie sont ici ! »
Le père Wenceslao se leva pour examiner les preuves. Mais il dut, pour les voir, s’approcher de si près qu’un homme dans la salle s’écria : « Qu’est-ce que tu fais, curé, tu veux les manger ? », suscitant les rires de la foule.
« Silence ! », ordonna le patriarche. Puis il se tourna, furieux, vers le père Wenceslao. « Et vous, asseyez-vous ! »
Le dominicain, gêné, obéit rapidement.
« Venise, écoute ! », reprit le Saint. Il se rendit compte que beaucoup, dans le public, regardaient maintenant le dominicain. « Venise, cria-t-il plus fort. Écoute ! »
Les gens reportèrent leur attention sur lui.
« La peste de Satan s’est répandue dans nos rues bien-aimées, les emplissant de boue, et dans nos canaux, troublant leurs eaux, reprit le Saint. La peste de Satan a été apportée dans notre ville par cette femme — il montra Giuditta du doigt — et par son peuple. Les Juifs ! Les Youdis ! Assassins d’enfants, déicides, blasphémateurs du Christ et de l’Immaculée Conception, usuriers ! » Le Saint regarda autour de lui. « Les Bonnets Jaunes ! »
De nombreux regards se tournèrent vers Isacco, Ottavia, Ariel Bar Zadok et d’autres membres de la communauté, venus suivre le procès. Mais la plupart des Juifs de Venise, à commencer par leur chef, Anselmo del Banco, s’étaient abstenus, craignant les désordres et les manifestations hostiles.
Les soldats de Lanzafame et les gardes du Palais des Doges posèrent la main sur leurs armes, pour montrer à la foule qu’aucun acte d’intolérance ne serait admis.
« Le procès est fait à une femme, en apparence, mais c’est le procès des fils de Satan », dit le Saint.
Giuditta laissa errer son regard sur l’assistance, cherchant toujours à deviner qui pouvait être Mercurio.
Celui-ci eut de nouveau la tentation de lui faire un signe, d’attirer son regard, pour lui prouver qu’il était là, à ses côtés. Mais il se retint.
Isacco vit que sa fille cherchait Mercurio et se mit à le chercher à son tour. Il repéra sur sa droite un homme qui avait plus ou moins la corpulence de Mercurio. Il était habillé de façon misérable et se grattait continuellement. Des cheveux longs et tout ébouriffés recouvraient son visage. Isacco le regarda avec insistance et lui fit un léger signe de tête.
« Qu’est-ce que t’as à me regarder, Juif de merde ? », grommela l’homme.
Isacco commença par baisser les yeux puis, réfléchissant, les releva. « Bien sûr, dit-il tout bas. Normal. » Il croisa le regard de sa fille et lui indiqua l’homme.
Giuditta le regarda intensément.
« Espèce de putain ! », cria celui-ci.
Giuditta se tourna vers son père. Isacco haussa un peu une épaule pour indiquer qu’il n’était pas tout à fait sûr.
« Venise sera bientôt libre ! conclut le Saint. Car le Seigneur Tout-Puissant qui nous guide nous a désigné… la sorcière ! »
La foule applaudit, excitée.
“Tas de merde, se dit Mercurio. Ils se croient au théâtre.”
« Avez-vous quelque chose à dire ? demanda alors le patriarche au défenseur.
— Non, Excellence…, dit le père Wenceslao. Je m’accorde à ce qui vient d’être dit par le frère Amadeo da Cortona, inspiré par Notre Seigneur, au nom duquel il parle. Justus es, Domine, et rectum judicium tuum.
— Qu’est-ce que t’as dit, curé ? cria une femme du peuple.
— Il a dit que le jugement de Dieu est droit et juste », dit le Saint.
Les gens grondèrent. Même si personne, au début, n’avait éprouvé la nécessité d’un défenseur, tous semblaient mécontents que ce procès n’aille que dans une seule et inéluctable direction.
« Tous des cons », maugréa Isacco, et il regarda de nouveau dans la direction de l’homme au visage caché par ses cheveux.
« Pour vous faire comprendre la gravité des accusations, s’écria le Saint, je veux appeler à déposer comme témoin Anita Ziani, lavandière de son état, qui a assisté à un prodigieux et terrifiant événement. Qu’on la fasse entrer ! »
Deux gardes escortèrent une femme humblement vêtue, aux mains rougies, qui se tenait tête basse, effrayée par toute cette foule.
« Anita Ziani, dit le Saint en lui relevant le menton pour que les gens la voient, racontez à vos concitoyens, avec vos mots, ces événements sataniques ! »
La femme rougit et sourit nerveusement, laissant voir de grands trous dans sa dentition. « Votre Seigneurie, comme je vous ai déjà dit… », dit la lavandière, tournée vers le Saint.
« Dites-le au public ! fit le Saint en la faisant pivoter. Parlez au public ! »
La lavandière rentra les épaules. « C’était le jour du Seigneur… le vingtième jour de ce mois de mai, et je rentrais à ma boutique après avoir lavé dix paires de drap de lin et vingt…
— Épargnez-nous les détails ! dit le Saint, agacé. Que s’est-il passé ?
— Eh bien, il s’est passé qu’une femme, je ne connais pas son nom, votre Seigneurie… cette femme a commencé à crier des phrases obscènes sur le campiello dei Squelini, là où il y a tous les fabricants d’écuelles, à San Barnaba…
— Les faits ! Les faits ! rugit le Saint.
— La femme criait des phrases obscènes — la lavandière fit un signe de croix sommaire — en blasphémant surtout la Sainte Vierge, et puis, sauf votre respect, elle a soulevé ses jupes et montré ses parties honteuses… c’est-à-dire… celles entre les jambes.
— Et puis ? fit le Saint pour prolonger la tension.
— Et puis de ces parties basses… ici… — la lavandière désigna son entre-jambes — est sorti un œuf… petit, vert, qui vibrait comme si à l’intérieur ça s’agitait… »
La foule était muette. Tous écoutaient bouche bée.
« Et en effet…, suggéra le Saint en l’invitant à poursuivre.
— Et en effet cet œuf s’est brisé, poursuivit la lavandière, et il en est surgi une créature affreuse. Avec des yeux jaunes, méchants. On aurait dit une sorte de petit serpent, sauf qu’il avait huit paires de pattes avec des griffes… »
La foule murmura, éberluée et effrayée.
« Et puis ? insista le Saint.
— Et puis la créature monstrueuse s’est échappée. Et la femme qui l’avait engendrée portait une des robes de la Juive. Elle nous a dit que quand elle la portait elle en faisait un par jour, de ces œufs verts de Satan…
— Putain ! Sorcière ! », crièrent certains en direction de Giuditta.
Le Saint acquiesçait en silence, laissant l’épisode se développer de lui-même dans l’imagination de l’auditoire.
« “Et que Dieu me rende aveugle si ce n’est pas la vérité”, suggéra le père Wenceslao qui hochait la tête de haut en bas, complètement pris par ce récit. Vous pouvez le dire, brave femme, car jurer devant Dieu contre Satan vaut cent et mille prières.
— Non », balbutia la lavandière.
Le père Wenceslao la regarda, stupéfait. « Comment cela, non ? », demanda-t-il, presque effrayé, et il se tourna aussitôt vers le patriarche.
La lavandière fit un signe de croix.
Le père Wenceslao continuait de regarder en direction du patriarche. « Je suis désolé, je ne voulais pas… », dit-il dans le silence général.
Les gens regardaient maintenant la lavandière et certains ricanaient.
Le saint écumait comme une bête féroce. « Jure, femme ! », lui intima-t-il.
Terrorisée, la femme ne se décidait pas à parler.
« Jure ! répéta le Saint.
— De toute façon je vous crois, brave femme, même si vous ne jurez pas, dit le père Wenceslao.
— Taisez-vous ! », lui ordonna le patriarche.
Les gens se mirent à rire.
« Jure ! hurla le Saint. Ou serais-tu d’accord avec Satan ?
— Je le jure… », dit la femme, qui fondit en larmes.
Le Saint se tourna vers la foule avec un sourire de triomphe. Mais de nombreux spectateurs hochaient la tête.
« Je suis désolé, Patriarche, fit le père Wenceslao en s’approchant de l’estrade, je voulais seulement… » Il écarta les bras. Puis, tourné vers la cage de Giuditta, il pointa vers elle un doigt qui vibrait de colère. « Voilà comment Satan confond nos esprits ! », hurla-t-il, hystérique.
Le public devint bruyant.
« Oh, oublie pas que t’es le défenseur ! », lui cria un homme.
Il y eut des éclats de rire.
Le père Wenceslao s’agita, gêné, regardant les gens de ses yeux opaques, puis dit d’une voix incertaine : « Je suis le défenseur de Dieu !
— Asseyez-vous ! », lui ordonna le patriarche, irrité.
Le dominicain alla à sa place et s’assit, non sans avoir fait trois fois le signe de croix.
« Un imbécile peut faire plus de dégâts qu’une canaille, chuchota le patriarche à Giustiniani. Conseillez-le. Dites-lui qu’il suffit qu’il se taise. »
Giustiniani acquiesça, pensif. Puis il lança un regard plein de mépris au père Wenceslao.
Mercurio regarda l’aristocrate. Il se demanda s’il était vraiment de son côté, comme il le prétendait. En fait, il ne savait pas à qui se fier, mais il n’avait pas le choix.
Pendant ce temps, le frère Amadeo s’était approché de la lavandière, et son bras entourait ses épaules. De l’autre main il lui toucha affectueusement le front. « Femme, dit-il d’une voix chaude et calme, l’épreuve que tu as dû soutenir a rendu fous les martyres et les prophètes. Mon cœur est avec toi. Va en paix et remercie Dieu d’avoir survécu à ta rencontre avec Satan. » Il fit signe aux gardes de l’emmener. Puis il fixa la foule. En silence. Il pouvait percevoir le scepticisme général. Il hocha la tête et ses épaules s’avachirent. « C’est mon noble et pur adversaire le père Wenceslao qui a raison. Immense est le pouvoir de Satan », dit-il à voix basse, mais de façon que tous entendent. Puis il se tourna et sembla vouloir s’en aller.
La foule était soudain muette.
Tandis qu’il se dirigeait vers la table, apparemment vaincu, le Saint s’arrêta, toujours dos à la foule, regarda sur sa gauche, dans la direction où Giuditta était prisonnière, et se dirigea vers elle d’un pas lourd, fatigué.
Il s’accrocha aux barreaux et fixa Giuditta. Il essaya de les secouer, mais il paraissait sans force. Son corps commença à vibrer. D’abord faiblement puis avec de plus en plus de violence. Tout à coup, il jeta la tête en arrière et roula des yeux, semblant possédé par une énergie supérieure. Puis sa force augmenta, accompagnée d’un cri rauque qui sortait de sa poitrine et plana sur le silence de la salle. La prison de Giuditta commença à vibrer, de plus en plus violemment, comme secouée par un tremblement de terre, tandis que le cri animal du Saint prenait de l’ampleur et se transformait en hurlement.
« Putain de Satan ! », s’écria-il avant de s’écrouler au sol, foudroyé.
La foule oublia tous ses doutes et hurla de fureur, demandant la vie de Giuditta.
« Et cet idiot qui dit qu’il est d’accord avec le Saint ! s’exclama Isacco, furieux. Le défenseur d’accord avec l’accusateur, ça ressemble à quoi ? C’est une sinistre farce ! »
Mercurio hocha la tête gravement ; il était à côté du lit de Scarabello. Autour d’eux étaient rassemblés Lanzafame, Anna del Mercato et les prostituées qui arrivaient à tenir debout. Le découragement se lisait sur tous les visages.
Seule Lidia, la fille de République, n’était pas près du lit. Elle était sur le seuil de l’hôpital et scrutait la pénombre de ce soir d’été, en direction du canal. « C’est pas juste, marmonnait-elle. J’entends pas ce qu’ils disent…
— Tais-toi ! Reste dehors pour surveiller si les gardes arrivent ! », lui ordonna République.
La petite Lidia fit la moue.
« S’il te plaît, lui dit Mercurio. Ma vie dépend de toi.
— Ah bon ? fit Lidia, étonnée.
— Mais oui », répondit-il.
La petite fille, toute contrariété disparue, se redressa et sortit, fière de sa mission.
République regarda Mercurio puis Anna. Les deux femmes se sourirent. Anna posa la main sur l’épaule de Mercurio.
« Il est tellement bête qu’il a fini par faire naître des doutes dans la tête des gens, sans le vouloir… », reprit Isacco, cherchant à se convaincre qu’il y avait encore de l’espoir.
Mercurio s’apprêtait à répondre mais la main d’Anna lui pressa l’épaule. Il comprit et se retint, sans pouvoir s’empêcher de hocher la tête. « Giuditta avait un regard terrorisé…, dit-il tout bas.
— Oui, fit Isacco en écho.
— Oui, la pauvre fille », dit Lanzafame.
Isacco regarda Mercurio. « Où étais-tu ? demanda-t-il.
— Suffisamment près de Giuditta, répondit Mercurio, d’une voix sourde.
— Elle te cherche, tu as vu ?
— Oui, sauf que vous lui indiquiez cette espèce de singe tout chevelu…
— Ce n’était pas toi ?
— Non, docteur… » Mercurio était gêné. « Mais évitons de nous faire des signes, si on me découvre, on m’arrête et… je ne peux pas me retrouver en prison en ce moment. Vous comprenez, n’est-ce pas ? »
Isacco hocha la tête. « Tu as raison, excuse-moi, mon garçon. Pourtant, je ne suis pas un novice, je devrais le savoir. On dirait que j’ai du bouillon dans la tête depuis que cette histoire a commencé », soupira-t-il, mortifié.
Mercurio regarda Lanzafame. « Dites-lui d’avoir confiance. Dites-lui que je suis là.
— Je le lui ai dit, répondit le capitaine.
— Eh bien, redites-le lui. Je suis là, et je serai toujours là, dit Mercurio, un profond chagrin dans les yeux. Qu’est-ce qui m’a pris ce maudit jour d’agresser le commandant des gardes ! Je n’aurais pas besoin de me cacher aujourd’hui !
— Inutile de pleurer sur le lait versé, fit Lanzafame. Fais attention. C’est tout ce qui compte.
— Elle sait que tu es là », intervint Anna.
Mercurio se tourna pour la regarder. Et tous en firent autant.
« Une femme le sait, dit-elle. Elle le sent. »
Les yeux de Mercurio se mouillèrent. « Salauds, grommela-t-il tout bas.
— J’ai mon dîner sur le feu, dit Anna. Tu veux manger quelque chose ? »
Mercurio secoua la tête. « Non, il vaut mieux que je m’en aille. »
Les putains, l’une après l’autre, s’approchèrent de lui. L’une le serra dans ses bras, l’autre lui offrit un sourire, toutes cherchèrent à lui transmettre la confiance dont il avait besoin. Elles savaient que ce ne serait pas le procès qui sauverait Giuditta.
Isacco et Lanzafame s’éloignèrent en discutant.
« Et Jacopo, il s’est montré ? », demanda Scarabello avec un filet de voix.
Mercurio le regarda : il était l’ombre de lui-même. « Il a fait plus que se montrer. Il s’est assis à côté du patriarche.
— Et… ? »
Mercurio hocha les épaules. « Je sais pas. Je comprends pas…
— Tu ne dois pas le lâcher, mon gars, dit Scarabello en essayant de grincer des dents. Rappelle-lui… que je le tiens… par les couilles… »
Mercurio acquiesça.
« Perds pas espoir.
— Non…
— T’as pris l’argent ?
— Oui. »
Scarabello sourit, malgré la douleur que lui causait sa lèvre rongée par la plaie. « Tu aurais été un grand criminel… Tu étais le seul qui aurait pu… prendre ma place…
— Merci, dit Mercurio avec un sourire.
— Maintenant, fais ce que tu as à faire…, dit Scarabello, qui n’avait plus de souffle. Jusqu’au bout.
— Jusqu’au bout », acquiesça Mercurio, et il regarda par terre. Il resta ainsi quelque temps, silencieux, pensif. Quand il releva les yeux, Scarabello dormait, épuisé par la maladie.
Mercurio rejoignit Isacco et Lanzafame. Il serra le bras du docteur. « Tenez bon. J’ai besoin de votre aide.
— Que dois-je faire ? »
Mercurio lui tendit une grosse bourse de cuir tanné, pleine, dont le contenu tintait. « Voilà cent cinquante lires d’or. »
Isacco regarda la bourse les yeux écarquillés, sans la prendre.
« Ça fait un paquet d’argent, murmura Lanzafame.
— Allez à l’Arsenal, docteur, fit Mercurio. Demain. Demandez le prote Tagliafico. Dites-lui qu’il doit renflouer un navire. En quelques jours. Payez-le avec ça. »
Isacco prit la bourse.
« Enlevez votre bonnet jaune, ajouta Mercurio. Et coupez aussi cette barbiche de chèvre. Vous ne devez pas ressembler à un Juif. Dites que vous êtes armateur. » Il le regarda. « Grec. »
Isacco le fixait en silence. Mais ses yeux avaient une lueur nouvelle.
« Vous pensez y arriver ? », demanda Mercurio.
Isacco se mit à rire. « Putain si je vais le faire, mon garçon ! » Il pointa le doigt vers lui. « Je suis né pour ce genre d’embrouille », ajouta-t-il en riant encore. Il fixa Lanzafame. « Pense qu’il y a un couillon de capitaine qui croit encore que je suis docteur ! »
Lanzafame et Mercurio éclatèrent de rire avec lui.
Les prostituées se tournèrent vers eux, presque scandalisées. Mais bientôt de timides sourires apparurent. Cela faisait des jours que plus personne ne riait, ici.
« Le navire se trouve au squero de Zuan dell’Olmo, au fond du rio di Santa Giustina, en face de l’île de San Michele », dit Mercurio.
Isacco acquiesça.
« C’est vous qui devez aller à l’Arsenal. Je ne peux pas me montrer, là-bas.
— Mon garçon, dit Lanzafame, y a-t-il un endroit à Venise où tu peux te promener tranquillement ? »
Mercurio sourit.
« J’ai vu ta barque avec les deux rameurs, dit alors Lanzafame. Elle est toujours prête ?
— Si vous ne changez pas d’itinéraire, oui.
— Nous n’en changerons pas. »
Mercurio acquiesça et se dirigea vers la sortie de l’hôpital.
« Capitaine, dit Isacco à Lanzafame, taillez-moi la barbe.
— Tu me prends pour ton barbier ?
— Capitaine, m’embêtez pas. On reprend nos bonnes vieilles habitudes », fit le docteur en se frottant les mains.
Mercurio, en sortant, s’était rendu chez Anna pour la saluer. Il allait entrer quand il vit un bout de papier par terre, devant le seuil. Il le ramassa. Une phrase y était écrite, d’une écriture enfantine et hésitante : « C’est Benedetta qui l’a fait ».
Mercurio se retourna brusquement et, dans les rougeurs du crépuscule il entrevit une silhouette sombre qui se cachait dans les rangées de peupliers. « Va-t-en, Zolfo ! », cria-t-il. Il chiffonna le bout de papier, qu’il jeta rageusement par terre.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Anna en apparaissant sur le seuil.
— Rien, répondit Mercurio d’une voix sourde en lançant encore un regard vers les peupliers. Un chien errant, comme d’habitude. »
Anna lui caressa la tête. « Fais attention », lui dit-elle d’une voix pleine d’amour.
Mercurio sourit, s’apprêtant à partir. Mais il s’arrêta et, avec gaucherie, la tête rentrée dans les épaules, l’embrassa sur la joue. Puis il s’en alla au pas de course, sans se retourner, le visage rouge.
Anna le regarda, émue, jusqu’à ce qu’il disparaisse, puis elle rentra.
Zolfo, lui, était sorti de sa cachette derrière un buisson de ronces pour se lancer à la poursuite de Mercurio et le supplier de le prendre avec lui, quand il vit sortir de la rangée de peupliers une silhouette noire encapuchonnée. Il se cacha de nouveau. L’homme suivait Mercurio en direction du canal. Zolfo suivit aussi, prudemment.
Il vit Mercurio monter dans la barque avec Tonio et Berto, tandis que l’homme à la capuche noire disparaissait dans une grosse touffe de roseaux et de joncs, d’où il ressortit avec une petite barque légère.
Zolfo s’approcha du canal.
Soudain, un coup de vent rabattit la capuche.
Zolfo sentit son sang se glacer dans ses veines. Incrédule, il se précipita le plus vite qu’il put vers un petit pont branlant où il s’accroupit. La barque passait juste à ce moment-là près de lui : Zolfo n’était qu’à cinq pas de l’homme, qui ramait tête découverte.
« Non…, dit-il dans un souffle, secoué par une émotion violente. Non…, répéta-t-il. Non ! »
L’homme dans la petite barque se retourna. Il regarda vers le pont, et Zolfo l’espace d’un instant croisa son regard. Il craignit d’être découvert, mais comprit vite qu’il était invisible derrière les lames de bois. Il remarqua sur le cou de l’homme une cicatrice horrible en forme de pièce de monnaie. « T’es pas mort… », murmura-t-il.
Dès que la barque se fut éloignée, il sortit de sa cachette et courut vers le canal pour avertir Mercurio. Mais Mercurio et ses rameurs étaient déjà loin, dans les hautes eaux.
Alors Zolfo, le sang battant à ses oreilles, fit demi-tour et courut vers l’hôpital. Il entra, hors d’haleine, cherchant Isacco et Lanzafame. « Je dois parler à Mercurio, leur cria-t-il, les yeux exorbités. Je dois lui parler ! »
Tous deux se levèrent d’un bond. Isacco avait le visage couvert de savon, Lanzafame un rasoir de barbier à la main.
Quelques prostituées voulurent s’approcher mais le docteur les arrêta de la main.
« Je vous le jure… il est en danger, dit Zolfo tout essoufflé.
— Pour quelle raison ? Nous lui dirons nous-mêmes. »
Zolfo était bouleversé. L’émotion, la surprise, l’horreur, il était en pleine confusion. « Non. Vous pouvez pas.
— Va-t-en, gamin, dit Isacco.
— Vous comprenez pas… il est en danger !
— Pourquoi ? répéta Lanzafame d’une voix dure.
— Parce que le Juif…, balbutia Zolfo.
— Encore ces conneries ? grogna Lanzafame en faisant un pas vers lui.
— Non, attendez…, dit Zolfo, reculant, les mains en avant.
— Va-t-en, dit le capitaine.
— Dites-lui… que le Juif de Rome… est pas… », balbutia-t-il encore. Il s’arrêta, secoua la tête. « Je vous en supplie, je dois lui dire moi, vous pourriez pas comprendre, gémit-il.
— Qui t’envoie ? Ton moine ou le commandant des gardes ? », demanda Lanzafame, la voix pleine de mépris.
Zolfo le regarda, en continuant à secouer la tête, comme devenu fou. Puis il tourna le dos et se sauva.
Il courut à la maison d’Anna, frappa à la porte avec fureur.
Quand Anna ouvrit, alarmée, Isacco et Lanzafame arrivaient déjà.
« Je vous en supplie, madame, dit Zolfo, jetant des regards inquiets vers les deux hommes qui s’approchaient, Mercurio est en danger… dites-moi où il est… je vous en supplie… le Juif de Rome est pas mort… Il est ici, madame…
— Je t’ai dit de partir, fit Lanzafame.
— Quel Juif ? demanda Anna.
— Je vous en supplie, je vous en supplie…, implora Zolfo, qui porta la main à sa gorge. Il a une… une cicatrice ici… et…
— C’est lui, le Juif ? dit tout à coup Anna.
— Oui… le Juif de Rome…
— Il n’est pas juif, dit alors Anna. Il s’appelle Alessandro Rubirosa. Il est muet, le pauvre homme. Je lui ai donné à manger et il m’a montré son certificat de baptême pour me dire comment il s’appelait…
— Non, non ! s’exclama Zolfo. C’est le Juif ! Pourquoi personne me croit ?
— Peut-être parce que tu nous as déjà tous trahis, gamin, dit Anna d’une voix dure, les yeux devenus minces comme des fentes. Mercurio ne veut pas de toi ici. Va-t-en. Je n’aime pas chasser les gens, mais tu dois t’en aller. »
Le capitaine l’attrapa par le col de sa veste rouge et sale. Il le jeta dehors avec colère.
Zolfo tomba à terre, dans la poussière.
Lanzafame fit mine de lui donner un coup de pied.
Zolfo se sauva. Il courut à perdre haleine, comme s’il avait peur de s’arrêter. Puis, quand il fut épuisé, ses jambes cédèrent et il se retrouva assis dans l’herbe sèche d’un champ. « T’es pas mort… », murmura-t-il.
Il se mit à genoux, ferma les yeux. Revit Ercole qui regardait sa blessure d’où jaillissait le sang et le fixait, étonné. Il le vit s’écrouler au sol, lentement. “Ercole aga mal”, avait-il dit dans son langage bizarre.
« T’es pas mort », répéta Zolfo, en se prenant la tête dans les mains.
Il se rappela Ercole étendu sur le lit de sangle de la baraque des fosses communes. Il entendit le cri terrible qu’il avait poussé quand la vie l’avait abandonné. Il vit sa bonne grosse face de fou se tordre de frayeur.
« T’es pas mort ! », cria-t-il en se dressant sur ses pieds, dévasté par la colère, les bras tendus vers le ciel.
Et il sentit qu’il avait une raison de continuer à vivre, maintenant, une vraie raison. Une seule et unique raison.
Shimon avait beau ramer de toutes ses forces, l’écart se creusait entre sa barque et celle de Mercurio. Les deux rameurs étaient trop rapides pour lui. Ce devaient être des professionnels, se dit-il avec angoisse.
La chaleur de cet été de feu le faisait transpirer, brûlait ses poumons. Son cœur battait la chamade.
Les dents serrées, il plongeait les rames dans l’eau immobile de la lagune. Shimon détestait de plus en plus cette ville. Tout y était plus difficile. Suivre quelqu’un sur l’eau était une entreprise impossible.
Mais il ne pouvait pas se permettre de perdre Mercurio.
Cela avait déjà failli arriver les jours précédents. Mercurio était sorti à l’improviste et n’était pas rentré dormir dans la maison de Mestre. Et Shimon était passé de l’euphorie de l’avoir retrouvé au désespoir de l’avoir raté.
Tout en continuant de ramer, il se retourna. La barque qu’il suivait venait de se faufiler au milieu des dizaines d’embarcations qui sillonnaient le Grand Canal, il la voyait à peine. Il tenta de ramer à un rythme plus soutenu, mais ses bras commençaient à le lâcher.
Les jours précédents, il avait rôdé avec angoisse autour de la maison de Mestre, devenant si imprudent que la femme l’avait vu et s’était approchée sans qu’il s’en rende compte. Un instant, il avait pensé qu’il serait obligé de la tuer. Mais elle, le prenant pour une personne dans le besoin, l’avait invité à entrer et lui avait offert un repas chaud.
Shimon s’était assis dans la cuisine, la main sur le manche de son couteau. Il n’était rien arrivé. La tension, peu à peu, s’était apaisée. La femme — elle avait dit s’appeler Anna — avait une voix délicate, des yeux purs, des manières aimables. Il lui avait montré son certificat de baptême. Elle savait lire et avait commencé par l’appeler “monsieur Rubirosa”, avec respect, même si elle le pensait suffisamment en difficulté pour lui offrir un repas. Shimon avait pointé le doigt sur le certificat pour indiquer son prénom, et elle l’avait appelé, avec un sourire, “monsieur Alessandro”.
Shimon avait éprouvé une étrange sensation de chaleur. Il s’était senti à l’aise. Ce n’était pas comme avec Ester car cette femme ne l’attirait pas. Mais elle avait une manière d’être qui réchauffait même une âme glacée comme la sienne.
« J’habite ici avec mon fils », avait-elle dit à un moment.
Il l’avait regardée en pensant : “Et moi, je suis ici pour te le prendre”. Puis il s’était levé et il était parti. Il ne pouvait pas rester là.
Shimon continuait de ramer. Avec la fatigue, il ne sentait plus ses bras. Arrivé à Rialto, il ne vit plus la barque de Mercurio. Une fois de plus, il l’avait perdu, se dit-il, étouffant de rage. Il lâcha les rames et laissa sa barque avancer lentement sur son erre. Les vêtements trempés de sueur et la gorge desséchée par la soif, il regardait autour de lui en espérant voir la barque de Mercurio amarrée quelque part.
Il avança doucement. La fureur croissait en lui, jointe à un sentiment de malaise. Il n’était qu’à un pas de sa vengeance. Mais il craignait d’être obligé de retourner à la maison de Mestre pour attendre que Mercurio y réapparaisse. Or, c’était dangereux, la femme aurait pu avoir des soupçons. Et Shimon s’était aperçu la veille que le gamin de la bande rôdait lui aussi dans les environs. Il ne pouvait pas prendre le risque d’être découvert. Mercurio se volatiliserait pour toujours.
Il frappa du poing le banc sur lequel il était assis. Il sentit la douleur vibrer dans tout son bras et remonter jusqu’à son épaule.
Il reprit les rames. Dans sa main qui avait cogné le bois, le sang pulsait. Il avança le long du Grand Canal, mais il avait peu d’espoir maintenant. Il l’avait bel et bien perdu. Il continua cependant, regardant çà et là, et longea bientôt le quai à proximité de la piazza San Marco. La lagune s’élargissait en une sorte de bassin de mer. Il s’apprêtait à faire demi-tour quand il décida de suivre quand même la riva degli Schiavoni. En ramant, il regardait les étals d’où parvenaient des odeurs de castradina, la viande de mouton rôtie et fumée.
Alors qu’il avait perdu tout espoir, il vit soudain jaillir d’un canal, à une vitesse folle, une barque qu’il reconnut aussitôt : c’était celle sur laquelle Mercurio était monté, et les rameurs étaient les deux géants qu’il avait déjà repérés.
Mercurio n’était plus à bord.
Shimon se rapprocha de la rive et pénétra dans le canal d’où la barque avait surgi. Sans doute une tentative inutile, à moins que Mercurio ne soit sur les quais. Mais cela valait la peine d’être tenté. L’espoir de le trouver lui fit oublier la faim que l’odeur de castradina avait réveillée.
Il passa sous le pont della Pietà et prit le rio du même nom. Il allait lentement, observant minutieusement les alentours.
Le rio della Pietà, plutôt large, devenait tout à coup sinueux, comme un serpent couché, chose insolite à Venise, où les canaux étaient plutôt rectilignes. Sur la rive, il vit une place herbue où broutait un troupeau de chèvres. Certaines levèrent la tête à son passage. Sur l’autre rive, un peu plus loin, un groupe de jeunes garçons étaient en compagnie d’un prêtre. En s’approchant, il vit que ce dernier dialoguait à travers une grille avec une religieuse entourée d’un groupe de petites filles aussi sales et mal vêtues que les garçons. Shimon ralentit, instinctivement. Il se rendit compte que tous les bâtiments alentour étaient habités par un nombre inhabituel d’enfants et de religieux, hommes et femmes. Ce devait être un orphelinat.
Le cœur de Shimon battit plus fort. “C’est donc là que tu te caches ?”, se dit-il.
Il arrêta la barque sur la rive opposée, remonta sa capuche malgré la chaleur et attendit.
En repensant à la double visite des gardes du doge à la chaumière de Mestre, il imagina que Mercurio devait avoir des ennuis, ce qui ne l’étonna pas, vu que c’était un voleur et un aigrefin. S’il avait des ennuis, il devait se cacher. Pourquoi pas dans l’orphelinat de la Pietà ?
Mais à mesure que le temps passait, Shimon perdait espoir. Dans ce genre d’endroit, il n’y avait que des religieux et des enfants. Mercurio aurait été trop facile à repérer.
Quand le soleil se coucha, il comprit que Mercurio ne pouvait pas être là. Il craignit de l’avoir perdu, une fois de plus.
Deux pistes lui restaient. La femme qui disait être sa mère : elle tenait tant à lui qu’il serait très difficile de lui extorquer des informations. Et la fille aux cheveux rouges. Shimon, en y pensant, se passa la langue sur les lèvres.
Avant de faire demi-tour pour se rendre au palais où vivait la fille, il décida de poursuivre un peu le long du rio della Pietà. Mercurio était peut-être allé plus loin.
Il recommença lentement à ramer. Au croisement avec un canal plutôt large, le rio se redressa. Shimon continua le long de ce qui s’appelait maintenant rio di Santa Giustina : il ouvrait sur une partie de la lagune plus large encore que le bassin de Saint-Marc.
La ville y était différente. Sur le canal flottaient des excréments, des animaux morts. Les amarrages étaient constitués de simples pieux, à moitié pourris, plantés dans des rives fangeuses, sans les pierres d’Istrie rectangulaires qu’on voyait ailleurs. Venise y montrait sa face de misère, sans pudeur. Et cette misère puait affreusement, pensa Shimon en fronçant les narines.
Sur sa gauche, il vit des pontons de bois, avec des filets et des latrines. Autour des maisons basses, en bois elles aussi, des potagers rabougris, desséchés par la grande chaleur. Une chèvre squelettique aux mamelles dégonflées se déplaçait lentement, cherchant quelque chose à brouter. Quelques poules grattaient la boue. Un chat aux oreilles effrangées par les combats se promenait avec circonspection le long d’une palissade.
En face de lui, dans les eaux ouvertes, il vit une petite île. Et quelques barques de pêcheurs.
À droite, en revanche, au-delà d’une étendue fangeuse, une sorte de hangar délabré. Dessous, un navire mal en point sur lequel des hommes travaillaient.
Shimon s’apprêtait à faire demi-tour quand lui parvint de l’atelier une voix qu’il reconnut immédiatement.
« Alors, mon vieux ? Quand est-ce qu’il est prêt ? »
Shimon se retourna brusquement et vit soudain Mercurio, qui sortait à l’instant même du navire tiré au sec.
Son cœur recommença à cogner. Le sang à battre dans ses veines.
Le Dieu de la Vengeance avait voulu qu’il le trouve. Sa mission était juste. Le Dieu de la Vengeance était avec lui.
Shimon amarra sa barque à un ponton, assez éloigné. Il descendit à terre et revint sur ses pas. Sur le chantier du bateau, les ouvriers quittaient le travail. Ils dirent au revoir et partirent.
Mercurio resta avec le vieux, qui s’appuyait sur une canne, suivi d’un chien tigré aux oreilles tordues.
Shimon attendit que la nuit tombe puis s’approcha de la cabane et regarda par une fenêtre sans vitres. Il n’y avait qu’une seule pièce. Dans un coin, un grabat. Plus loin, un autre, improvisé avec de la paille, une couverture trouée jetée par-dessus. C’était probablement là que Mercurio dormait. Entre les deux grabats, un pot de chambre. Aucune intimité. Sur le feu, dans une cheminée délabrée, bouillait une marmite.
Mercurio et le vieux étaient assis à une table crasseuse et mangeaient des petits poissons avec les mains. Le vieux lança une tête au chien, qui l’attrapa au vol en remuant la queue. Tout à coup, le chien lâcha la tête de poisson, huma l’air et se tourna vers la fenêtre en grognant tout bas.
Shimon se dit qu’il faudrait d’abord s’occuper du chien. Mais il avait le temps.
Il recula doucement, sans faire de bruit, et se cacha derrière le navire. La nuit serait douce. Il fallait décider comment tuer Mercurio, en le faisant souffrir le plus possible. Mais il attendrait encore.
« Donne-moi tout ce que t’as, connard », dit soudain une voix rauque derrière lui.
Shimon sentit la pointe d’une arme dans son dos. Il essaya de se retourner.
« Bouge pas, dit la voix, devenue plus aiguë, alarmée. Donne-moi tout ce que t’as », répéta-t-elle.
Shimon pensa que son agresseur avait peur. Il était faible. Et sans doute peu expert : l’arme pointée ne visait aucun organe vital. Il pourrait la lui planter dans la chair, il ne le tuerait pas.
Il leva les mains, en signe de reddition.
« Donne-moi tout, connard », dit encore une fois son agresseur, dont la voix vibrait, proche du spasme.
Shimon baissa la main droite comme pour prendre sa bourse mais saisit son couteau, se pencha en avant et pivota sur lui-même. Il enfonça avec force la lame sous le menton de son agresseur, d’un geste rapide, en poussant vers le haut, vers le cerveau.
Shimon vit que c’était un jeune garçon.
À l’instant où il mourut, ses yeux s’exorbitèrent, sa bouche bava du sang puis il s’écroula. Son arme n’était qu’un bout de bois pointu.
“T’es mort pour rien”, pensa-t-il, sans le moindre remords.
Tout s’était passé en un instant. Dans le silence, Shimon tendit l’oreille. Rien, pas un bruit. Il baissa les yeux sur le cadavre. Il devait s’en débarrasser. En bas du navire, il trouva une corde et la prit. Il chercha une pierre suffisamment grosse pour entraîner le corps au fond. L’eau était basse et fangeuse, mais en inspectant les bords il trouva, une dizaine de pas plus loin, un vieux ponton assez bas. Il faudrait traîner le corps à l’extrémité, là où il y avait sans doute plus de fond. Il noua un bout de corde à la pierre qu’il transporta sur le ponton en s’assurant que les planches tenaient. Puis il revint et saisit le cadavre par le col de sa veste pour le traîner, mais après quelques pas, il entendit une déchirure : l’étoffe usée avait craqué. Sur le torse nu du cadavre, la lune éclairait maintenant deux petits seins mous aux grands mamelons sombres, épanouis comme des fleurs.
Une femme.
Shimon vit quelque chose briller à un mamelon et se pencha sur un petit point blanchâtre : une goutte de lait.
Pas seulement une femme, une mère.
Il la traîna rapidement jusqu’au ponton, attacha l’autre bout de la corde aux chevilles de la femme et la jeta dans l’eau.
En revenant, il vit sur les planches un sillage de sang éclairé par la lune. Il retourna vers l’atelier, y trouva un seau de bois et nettoya le ponton. Puis, de nouveau, il tendit l’oreille.
Il entendit alors des pleurs étouffés.
Quelques pas plus loin, sur un tas de bois, un paquet de haillons était posé. Un gros rat mordait dedans. Le paquet s’agitait.
La main de Shimon frappa le rat. L’animal piailla et disparut. Shimon défit le paquet et vit un nouveau-né, laid, sous-alimenté, la peau opaque si ratatinée qu’il ressemblait à un vieillard en miniature. Le rat était revenu et humait l’air en bougeant le nez et en agitant sa grosse queue sans poils. Assis sur ses pattes arrière, il n’avait aucune intention de se laisser voler son repas. Shimon lui envoya un coup de pied, qu’il évita prestement.
Le bébé recommençait à pleurer. Shimon comprit pourquoi sa mère l’avait ainsi enveloppé : pour le protéger mais aussi pour qu’on ne l’entende pas crier.
Shimon le recouvrit puis regarda vers le ponton. Il aurait été plus charitable de l’envoyer rejoindre sa mère au fond de la lagune que de le laisser dévorer par les rats. Mais il se mit à marcher le long du rio de Santa Giustina jusqu’au rio della Pietà, et installa le bébé sur la roue où l’on déposait les orphelins.
“Le hasard t’a sauvé”, lui dit-il mentalement. C’était pure coïncidence s’il y avait là un orphelinat.
Il tira la cloche de l’institut et s’en alla en courant.
De retour au squero, il regarda à nouveau par la fenêtre du vieux. Mercurio était toujours là. Le chien, de nouveau, grogna. Shimon n’avait jamais tué un animal, mais il y avait une première fois à tout. Il retourna se cacher derrière le bateau.
Pour passer le temps, il sortit son couteau et grava quelque chose dans la coque.
“L’heure du jugement”, y lisait-on quand ce fut fini.
Il vit le rat, qui avait suivi l’odeur du sang sur le ponton et rongeait le bois.
Shimon sourit, comme un enfant.
La vie était belle.
« Que le témoin soit amené devant la Sainte Inquisition », ordonna le patriarche.
Le Saint regarda la foule et de son bras tendu fit un ample geste vers la gauche, comme pour présenter l’attraction principale d’un spectacle de cirque.
Dans la grande salle du collège canonique dei Santi Cosma e Damiano, le public se tut et tourna la tête.
Mercurio aussi se tourna vers la porte par où allait entrer le témoin. Il était tendu. Jusqu’à présent les déclarations avaient été plutôt vagues, ou trop fantaisistes. À l’évidence, les témoins, essentiellement des femmes, avaient été préparés, mais les gens y croyaient sans y croire. S’ils souhaitaient la mort de la sorcière, leur jugement était suspendu : il restait un petit fil d’espoir. Cependant, ce nouveau témoin avait été annoncé depuis le premier jour avec tant d’emphase, que Mercurio craignait qu’il n’ait un grand poids.
Ottavia regardait dans la foule autour d’elle. Isacco n’était pas là, et la matinée était bien avancée. Tout à coup, quelqu’un lui pressa le bras : c’était le docteur.
« Qu’avez-vous fait ? », lui dit-elle en le voyant sans sa barbichette, vêtu de riche manière et sans bonnet jaune.
« J’ai dû passer par l’Arsenal pour faire une commission, fit Isacco. Mais vous, dites-moi plutôt. Comment évoluent les choses ?
— Pas très bien. Le défenseur ne fait rien ou presque, et on vient d’annoncer le témoin-clé.
— Qui est-ce ? », demanda Isacco en regardant Giuditta, qui avait comme tout le monde les yeux fixés sur la porte par où allait entrer le témoin.
Mercurio aussi la regardait s’agripper aux barreaux de sa prison.
On n’entendait pas une mouche voler.
Isacco croisa le regard du capitaine Lanzafame. Il lui fit un signe affirmatif et lui montra ses cinq doigts : le capitaine comprit ainsi que le prote Tagliafico avait accepté la mission et que la caraque de Zuan dell’Olmo serait prête dans cinq jours.
Un murmure traversa la foule.
« La voilà, dit Ottavia.
— Cette putain… murmura Isacco.
— Vous la connaissez ? », demanda tout bas Ottavia.
Isacco ne répondit pas. Il fixait le témoin qui avançait en gratifiant Giuditta d’un regard de haine et de défi.
« Qui est-ce ? demanda encore Ottavia.
— Une putain, voilà ce que c’est, grommela Isacco.
— Dites votre nom à la cour, afin que l’exceptor en prenne note, dit le Saint, après avoir fait s’installer le témoin devant une sorte de pupitre dressé pour l’occasion afin de mettre en relief son témoignage.
« Je m’appelle Benedetta Querini », déclara le témoin en regardant avec fierté le public rassemblé devant elle.
“Maudite, pensa Mercurio. Sois maudite !”
Les hommes dans la salle la fixaient avec admiration et désir. Bien qu’elle ne se fût pas vêtue avec trop de faste, pour ne pas s’attirer l’inimitié des femmes, Benedetta était rayonnante. Sa chevelure cuivrée était rassemblée en petites tresses qui s’entrecroisaient, maintenues par des perles de culture. La carnation de son visage et de son décolleté, généreux sans être scandaleux, était lumineuse et transparente. Beaucoup pensèrent : comme de l’albâtre. Sa robe était d’un bleu clair intense, bordée de jaune safran et de fines dentelles de Burano. À son cou, un simple pendentif, une aigue-marine taillée en forme de goutte, s’accordait à la couleur de sa robe. Aux mains, des gants de satin, et seulement deux bagues, d’or blanc et de jade.
Giuditta regardait Benedetta avec tristesse. Elle ignorait ce qu’elle allait dire, mais elle se sentait écrasée par tant de haine.
« Benedetta Querini, commença le Saint en promenant son regard sur la foule, racontez-nous votre histoire… » Il fit une pause, levant une main en l’air, pour préciser : « Une histoire… que vous pouvez raconter parce que vous y avez survécu… miraculeusement. »
Le public fit du bruit, surpris et excité.
« Oui, Inquisitor, répondit Benedetta. Elle pencha la tête, semblant réfléchir. Oui, vous avez raison… c’est un miracle si je suis encore vivante. » Elle releva la tête et fixa le public. Elle avait les yeux brillants, au bord des larmes.
« Maudite sois tu… », murmura Mercurio.
« Et laissez-moi dire à ces braves gens de Venise, poursuivit-elle en se tamponnant les yeux avec un mouchoir précieux, que c’est en grande partie à vous que je dois mon salut, même si vous ne vouliez pas que je le révèle. »
La foule murmura, de plus en plus fascinée.
“Ils ont bien étudié leur affaire”, se dit Mercurio qui, rouge de colère, avait du mal à rester tranquille pour ne pas se faire remarquer.
Isacco aussi s’agitait, furieux, regardant autour de lui pour chercher Mercurio, malgré leur pacte. Il vit un jeune moine qui baissa les yeux et rabattit un peu plus sa capuche quand il croisa son regard. Ce pouvait être Mercurio. Il était déguisé en prêtre le jour où ils s’étaient rencontrés. Il se tourna vers Giuditta mais remarqua que Lanzafame le regardait d’un œil sévère, les sourcils froncés. Il abandonna la recherche de Mercurio et revint à Benedetta.
« Ensuite, que s’est-il passé ? demanda le Saint, après avoir théâtralement esquivé, comme s’il voulait réellement cacher à tous son mérite d’avoir sauvé la jeune fille. Dites aux citoyens de la Sérénissime quel risque mortel vous avez couru.
— Un risque mortel, oui, acquiesça gravement Benedetta. Je serai rapide. Comme beaucoup de dames vénitiennes, j’ai été attirée, moi aussi, par ce qu’on racontait au sujet des robes de la Juive. » Elle se tourna vers Giuditta en souriant de manière imperceptible, pour qu’elle soit le seul témoin de sa joie. « Je dirais même que j’ai été sa première cliente », ajouta-t-elle à mi-voix.
Giuditta tressaillit. « Toi ? s’exclama-t-elle ? C’était donc toi ?
— Tais-toi, putain de Satan, si tu ne veux pas qu’on te coupe la langue ! », menaça le Saint en se précipitant vers la cage.
Lanzafame s’approcha des barreaux. « Tais-toi, Giuditta. »
Giuditta se tourna vers le capitaine, la bouche ouverte pour protester.
« Tais-toi », répéta Lanzafame.
Alors Giuditta regarda à nouveau Benedetta qui la fixait d’un air triomphal.
Mercurio bouillait. Il pouvait lire toute la souffrance, la peur et le désespoir dans les yeux de Giuditta, et dans ceux de Benedetta, il voyait la joie mauvaise de faire mal. Il sentit la fureur lui monter à la tête. Il se dit qu’elle allait le payer, d’une manière ou d’une autre. « Même si je dois te tuer de mes propres mains », chuchota-t-il d’une voix frémissante de rage.
« Continuez, fit le Saint à l’adresse de Benedetta.
— J’avais entendu parler des bonnets jaunes qu’elle confectionnait et j’étais curieuse de voir ses robes. Je savais que les Juifs n’ont pas le droit de vendre des vêtements neufs et je m’en suis étonnée. Mais elle m’a montré une petite goutte de sang à l’intérieur de la robe en me disant “C’est du sang d’amoureux”. C’était l’astuce pour que ces vêtements ne puissent plus être considérés comme neufs. C’était ainsi qu’elle trompait les autorités vénitiennes… »
La foule devint bruyante.
« Et elle m’a dit que c’était un sortilège pour attirer l’amour sur les femmes qui les portaient. »
Dans le public, au mot de “sortilège”, des bruits de voix s’élevèrent.
« Sorcière ! hurla une femme.
— Ensuite ? demanda le Saint afin d’inviter le témoin à poursuivre. Êtes-vous tombée amoureuse ? Ou quelqu’un est-il tombé amoureux de vous ? »
Les gens se mirent à rire. Mais tout bas. Benedetta avait un air si innocent que son histoire touchait les cœurs.
« Non, dit-elle avec un sourire. Mais je suis tombée malade. »
Le public retint son souffle.
« Expliquez-vous mieux, dit le Saint.
— Tout a commencé en sourdine », reprit Benedetta à voix basse comme si elle revivait son propre drame, obligeant les gens à rester muets. « Au début, je n’arrivais simplement pas à mettre d’autres robes que les siennes… Je croyais que c’était parce qu’elles étaient belles, et je dois reconnaître qu’elles l’étaient… »
Certaines femmes dans la salle acquiescèrent.
« Quand j’en parlais, je disais que j’étais “ensorcelée” par ces robes », reprit Benedetta. Elle soupira. « Je ne savais pas à quel point c’était vrai. »
Il y eut des exclamations et des sifflements.
“Je te tuerai ! Je te tuerai !”, pensa Mercurio, et il regarda Giuditta qui suivait le récit en pleurant.
« Mais après un certain temps, il s’est passé une chose grave et embarrassante. Douloureuse, même, poursuivit Benedetta. J’étais sur la fondamenta del Forner, à Santa Fosca, quand j’ai été saisie d’une douleur lancinante, comme si quelqu’un mettait du feu dans ma poitrine, comme si le vêtement que je portais était lui-même en train de brûler… et la sensation était si vive que… » Benedetta secoua la tête puis cacha son visage, en signe de grand embarras. « Encore aujourd’hui, j’en ai honte, même si je sais maintenant que tout cela était de la sorcellerie…
— Eh bien ? », insista le Saint.
« Regarde-moi ce duo », maugréa Isacco. Puis il se tourna vers le défenseur, le père Wenceslao, qui ne semblait même pas suivre le récit tant il se désintéressait du procès et du sort de Giuditta. « Espèce de salaud, que Ha-Shem te foudroie ! »
« Eh bien, continua Benedetta, la douleur était telle que je suis tombée à terre presque morte, hurlant et me démenant comme si j’étais possédée par une armée de démons… »
De nombreuses femmes, dans le public, mirent la main devant leur bouche, épouvantées. D’autres s’accrochèrent au bras de leur homme. Des mères bouchèrent les oreilles de leur enfant.
« Et enfin, exactement comme une possédée, je me suis arraché moi-même mes vêtements… et je suis restée… » Benedetta baissa la tête vers le sol. « Nue… »
Le silence fut total.
Benedetta ajouta : « Et j’ai craché un caillot de sang ».
Mercurio regarda Giuditta. Il vit qu’elle avait les yeux voilés par les larmes. Elle secouait la tête de droite à gauche, en signe de dénégation. Il savait ce qu’elle pensait : elle allait être brûlée vive parce que leur amour avait suscité la haine de Benedetta.
Le Saint hochait la tête. « Ce que vous dites, brave jeune fille respectueuse de Dieu, est certainement terrible et impressionnant, mais quel lien cela peut-il avoir avec ce procès ? Pensez-vous que cela dépendait de la robe que vous portiez ? En avez-vous eu la preuve ?
— Ce n’est pas vrai ! Tout est faux ! hurla Giuditta tout à coup, d’une voix brisée par le désespoir.
— Taisez-vous ! fit immédiatement le patriarche. Vous avez un défenseur. Vous n’avez pas à parler ! »
“Et tu es bien certain que le défenseur va rester muet, n’est-ce pas, pensa Mercurio. Vous pouvez faire ce que vous voulez et continuer à mentir. Il n’y aura jamais personne pour vous contredire !” Il regarda autour de lui. Mais il vit que pour les gens, comme toujours, l’injustice importait peu, tant qu’elle ne les concernait pas.
« Alors, reprit le Saint, avez-vous trouvé des preuves ?
— Voyons, Inquisitor…, répondit Benedetta, candide. Je n’y ai même pas pensé. J’ai été secourue, et dès que la robe m’a été enlevée je me suis sentie mieux. Mais je n’ai pas fait le lien entre les deux choses. Pas même quand on m’a dit qu’une femme avait découvert dans les plis de la robe arrachée une plume noire de corbeau, à la pointe trempée dans le sang. Même alors, je n’y ai pas pensé. Et cela malgré ma peau couverte de plaies et de vésicules que seule la brûlure d’un feu aurait pu causer.
— Vous n’avez pensé à rien… », répéta tout doucement le Saint. Puis il regarda les gens. « Satan est habile à confondre nos esprits, à souffler son brouillard…
— Et je n’y ai pas pensé non plus quand, des jours plus tard, j’ai recommencé à porter les robes de… de la sorcière, dit Benedetta avec colère, en se tournant vers Giuditta. Je n’y ai pas pensé non plus quand j’ai commencé à me sentir faible, de plus en plus faible, au point que je devais rester au lit des heures durant. » Elle sourit. « Que j’étais naïve… Même au lit, je ne voulais pas me séparer de ces robes. »
Des exclamations de stupeur parcoururent la foule. Plus que les récits des témoins précédents, pleins de monstres visqueux aux yeux jaunes et de voix de spectres infernaux, celui de Benedetta frappait leur imagination. Parce qu’il était simple.
« J’étais en train de m’éteindre… comme si quelqu’un me suçait le sang… ou la vie…, dit doucement Benedetta.
— Ou l’âme ! », s’écria le Saint.
Alors la foule s’insurgea, saisie de fureur. Tous demandaient le bûcher. Et si Lanzafame et ses soldats ne s’étaient pas rangés autour de la cage de Giuditta, l’épée dégainée, quelqu’un aurait tenté séance tenante de lyncher la sorcière.
« Du calme ! Du calme », cria le patriarche, debout, en lançant au Saint un regard satisfait.
Mercurio le vit et en frémit de dédain. Cette farce ne pouvait avoir lieu que parce que tous étaient d’accord et que personne ne protesterait. Il se tourna vers Giustiniani. Mais le noble non plus n’intervenait pas. Il restait assis, impassible, le regard fixé devant lui.
« Si vous ne m’aviez pas sauvée, par votre exorcisme, dit Benedetta quand la foule se fut calmée, je serais morte et Satan aurait eu mon âme. » Elle descendit du pupitre en courant puis se jeta à genoux aux pieds du Saint, prit une de ses mains dans les siennes et la baisa, théâtralement, en appuyant ses lèvres sur les faux stigmates. Le Saint se déroba de nouveau, la releva et lui traça du pouce un signe de croix sur le front. « Va avec Dieu, ma fille. Tu as rendu un grand service à la lutte contre le Mal, aujourd’hui », lui dit-il en la confiant aux gardes pour qu’ils l’escortent.
« Mais le défenseur ne veut pas poser de questions ? demanda Giustiniani, toujours assis à côté du patriarche.
— Qu’est-ce qui vous prend, Giustiniani ? », dit celui-ci tout bas, pendant que les gardes s’arrêtaient et que tous se tournaient vers le père Wenceslao.
Le dominicain aux yeux blancs leva la tête, confus. « Monsieur… commença-t-il à dire.
— S’il ne fait rien, les gens penseront que la justice n’a pas été rendue, chuchota Giustiniani.
— J’ai peur de cet imbécile », lui répondit le patriarche à mi-voix.
Le père Wenceslao continuait de regarder le patriarche, silencieusement. « Peut-être… devrais-je parler d’abord avec l’accusée, dit-il enfin.
— Dans quel but ? lui demanda le patriarche.
— Elle pourrait me dire pourquoi nous ne devons pas croire cette brave jeune fille qui vient de témoigner, répondit le dominicain. Ou se repentir et confesser ses méfaits. Vous ne croyez pas, Excellence ?
— C’est à moi que vous le demandez ? »
Le public ricana.
Le père Wenceslao écarta les bras, la tête rentrée dans les épaules. « Oui… oui, je dois parler avec l’accusée…, décida-t-il, à sa manière peu assurée.
— Soit. Vous aurez une heure devant vous pendant que nous irons nous restaurer », dit le patriarche, irrité. Puis il se tourna vers le Saint. « Et vous, Inquisitor, retenez le témoin jusqu’à ce que nous ayons compris si votre… digne adversaire a l’intention de l’interroger. »
Le public partit d’un grand éclat de rire.
« Espèces de salauds », chuchota Mercurio. Puis il chercha à croiser le regard de Giuditta, tandis qu’on l’emmenait.
Mais elle marchait la tête basse, les yeux fixes, perdue dans son propre désespoir.
« Quoi qu’il te fasse, quoi qu’il se passe, tu m’appelles, dit Lanzafame à Giuditta.
— Qu’est-ce qu’il devrait se passer ? », demanda le père Wenceslao, sur le seuil de la cellule qu’un des frères du collège avait mise à sa disposition.
Le capitaine Lanzafame lança un coup d’œil plein de mépris au dominicain, sans lui répondre. Puis il regarda Giuditta et lui sourit de manière rassurante. « Je suis là, dehors. Tu appelles et j’arrive immédiatement », lui dit-il, et il ferma la porte.
Giuditta regarda le père Wenceslao, puis alla vers la petite fenêtre au fond de la cellule, qui donnait sur la cour intérieure du collège. Elle détestait ce moine et ne comprenait pas ce qu’il lui voulait, puisqu’il était à l’évidence d’accord avec les autres.
« Veux-tu te convertir à la vraie foi ? », lui demanda le père Wenceslao, d’une voix forte.
Giuditta se retourna brusquement. C’était cela qu’il voulait.
« Ce serait mieux pour toi, jeune fille, à voir la tournure que prennent les choses, dit le dominicain. Cela ferait bonne impression.
— Non », répondit résolument Giuditta.
Le père Wenceslao fit un pas vers elle.
« Ne vous approchez pas ou j’appelle le capitaine. »
Le père Wenceslao hocha la tête, en soupirant. « Tu es orgueilleuse et arrogante. Comme tous les Juifs. »
Giuditta redressa les épaules. « Nous, les Juifs… », commença-t-elle.
Mais il l’interrompit d’un geste de la main. « Oui, les discours habituels. L’important, c’est que tu saches que ça va être dur, dit-il, et il fit un autre pas en avant.
— Avec un défenseur comme vous, certainement, s’exclama Giuditta, chargeant sa voix de tout son mépris.
— Tiens ta langue, jeune fille, et remercie ton Dieu. Tu n’as que moi.
— Alors je suis bien misérable… »
Le père Wenceslao s’approcha encore.
« Restez loin de moi. »
Le moine hocha la tête. « Je ne te touche pas, je veux juste te montrer quelque chose, fit-il en allant vers la fenêtre.
— Quoi ? », demanda Giuditta.
Le père Wenceslao pointa le doigt vers le ciel. « Quand tu es dans ta cellule, la nuit, et que tu as peur, dit-il d’une voix soudain plus chaleureuse, n’oublie jamais de pointer le doigt comme je le fais à la recherche d’une étoile… et demande-lui de t’emmener avec elle. Où tu veux… » Il se retourna, et fixa Giuditta. « Auprès de qui tu veux. »
Giuditta était bouche bée. Maintenant elle reconnaissait cette voix. « Mais vous… » Ses yeux se remplirent de larmes. « Tu… »
Le père Wenceslao sourit.
« Mercur… ! », commença à s’écrier Giuditta.
Mercurio lui ferma la bouche, en riant. « Chut, parle tout bas… parle tout bas, mon amour, dit-il en l’attirant contre lui. parle tout bas, personne ne doit le savoir… »
Giuditta s’écarta. Elle regardait le visage odieux du dominicain et secouait la tête, encore incrédule, reconnaissant pourtant peu à peu sous le maquillage son bien-aimé Mercurio. Elle respirait fort et continuait de hocher la tête.
Il la serra de nouveau contre lui. « Calme-toi, lui murmura-t-il à l’oreille. Je suis là…
— Tu es là…, dit Giuditta en pleurant, abandonnée à son étreinte. Oui, tu es là… tu es là… » De nouveau elle s’écarta, en le fixant. Mais comment j’ai fait pour ne pas te reconnaître… moi… moi… »
Mercurio rit doucement. « Heureusement que tu ne m’as pas reconnu, mon amour.
— Mais… tes yeux ? Giuditta était abasourdie, elle avait du mal à parler et à penser.
— C’est un vieux truc », dit Mercurio en souriant. Il prit son visage dans ses mains et caressa ses épais sourcils arqués. « L’homme qui me l’a appris s’appelle Scavamorto. C’est un truc des mendiants voleurs de bourse à Rome. » Il désigna ses yeux. « C’est du boyau de poisson… enfin, la peau des intestins des poissons. Elle est très fine. On la découpe et on fait un petit trou au centre. Je ne sais pas bien comment ça marche, mais on y voit. » Il sourit encore. « Au début, ça brûle un peu…
— Tu as fait tout ça pour moi…
— Je l’ai fait pour nous, répondit Mercurio.
— Mon père le sait ? demanda Giuditta.
— Non. Moins de gens sont au courant, mieux ça vaut : ça diminue les risques. »
Giuditta rit presque. « Je n’aurais jamais imaginé être un jour aussi heureuse de ta malhonnêteté.
— Moi non plus. Pour la première fois de ma vie, je remercie Dieu d’être un as de l’embrouille et du déguisement. Je sais maintenant pourquoi ce talent m’a été donné… » Mercurio la regarda à travers le voile artificiel de ses yeux. « Pour te sauver », dit-il solennellement.
Les coins de la bouche de Giuditta s’affaissèrent et elle ferma les yeux, qui se remplirent de larmes. « Excuse-moi… excuse-moi… » Elle sanglota. « Je… » Elle le regarda : « Je t’ai fait très mal, n’est-ce pas ? »
Mercurio devint sérieux. « Je ne croyais pas possible de ressentir une douleur aussi effrayante, répondit-il.
— Je sais…, fit Giuditta. Moi aussi j’ai cru mourir…
— C’est elle, hein ? », demanda Mercurio, la voix pleine de colère.
Giuditta baissa les yeux. « Oui. Elle m’a dit que le prince Contarini te cherchait pour te tuer mais qu’elle te protégerait si je disparaissais de ta vie, et moi… »
Mercurio donna un coup de poing dans le mur, avec fureur. Puis il leva la main, et se calma. « Excuse-moi… »
Giuditta vint contre lui et l’enlaça. « J’avais peur de t’avoir perdu pour toujours, murmura-t-elle.
— Moi aussi, chuchota Mercurio en lui caressant les cheveux.
— Mais comment tu sais le latin ? », lui demanda Giuditta, les yeux fermés, la tête contre sa poitrine.
— Les frères de l’orphelinat de San Michele Arcangelo à Rome me l’ont appris à coups de fouet. Ils voulaient que je devienne prêtre. Je les détestais… et maintenant voilà que je les remercie. Comique, non ? » Il passa la main le long du cou de Giuditta, sentant la douceur de sa peau. « Et puis, il y a Giustiniani qui m’aide. C’est grâce à lui que je suis ici. C’est lui qui a désigné Lanzafame pour assurer ta garde. Il avait le pouvoir de nommer ton défenseur et…
— Pourquoi fait-il ça ? », le coupa Giuditta.
Mercurio était maintenant sûr que ce n’était pas uniquement par peur du chantage de Scarabello. Il se contenta de hausser les épaules. « Giustiniani est le seul au courant. Il me donne ses instructions, aussi bien pour le procès que sur la stratégie… Maintenant, je vais t’expliquer ce que nous devons tenter. » Il serra les mâchoires, hochant la tête. « Tu as vu de quoi ils sont capables. Ils croient que nul ne leur donnera tort, que tous les mensonges sont bons. Ils t’obligent au silence et ils savent que personne ne les contredira, et que je ne leur mettrai pas de bâtons dans les roues. Les salauds. C’est ça, leur justice. Ils peuvent dire exactement ce qu’ils veulent. » Il tenta de se calmer, puis fixa Giuditta d’un regard sérieux. « Tu dois me promettre une chose.
— Tout ce que tu veux.
— Ne change pas ta manière de me regarder. Personne ne doit avoir de soupçons, ou nous sommes perdus.
— J’essaierai…
— Non. » Mercurio la saisit aux épaules. « Tu réussiras. »
Giuditta le serra dans ses bras. « Mais comment ferai-je pour cacher ma joie ? »
Mercurio entendit un bruit de l’autre côté de la porte. Du vacarme, des voix. « Il faut faire vite. Écoute… » Il approcha ses lèvres de son oreille pour lui donner rapidement ses instructions.
« Ouvrez ! disait la voix du Saint de l’autre côté de la porte.
— Qu’est-ce que tu veux, maudit prêtre ? lui répondit la voix du capitaine Lanzafame.
— Je t’ordonne d’ouvrir, fit le Saint. Je suis l’Inquisitor.
— Je ne réponds qu’aux ordres du patriarche », répliqua le capitaine.
« Alors, dit Mercurio à Giuditta, nous sommes d’accord ? »
Giuditta fit oui de la tête en souriant.
« Ne souris pas », chuchota Mercurio.
Giuditta sourit encore plus.
« Ouvre, ordonna le Saint.
— Ouvrez ! », cria Mercurio de l’intérieur. Puis il se tourna vers Giuditta. « Pardonne-moi, mon amour.
— De quoi ? », fit Giuditta étonnée.
La porte s’ouvrit.
Et à ce moment-là, Mercurio asséna à Giuditta une claque violente, en plein visage.
Giuditta hurla de douleur et tomba à terre. Elle porta la main à ses lèvres. Elle saignait.
« Salaud ! », fit Lanzafame en entrant pour secourir Giuditta.
Mercurio croisa le regard du Saint et sortit de la cellule en passant près de lui. Il bougonna : « Ces Juifs ! Ils sont impossibles ! »
Le frère Amadeo regarda le dominicain qui s’éloignait et eut l’espace d’un instant l’impression qu’il avait changé. « Sorcière ! dit-il de sa voix forte à Giuditta en pointant le doigt vers elle. Quand j’en aurai fini avec toi, je m’occuperai aussi de ton père, tu peux en être sûre. » Il se tourna vers Lanzafame. « Ramenez-la en bas. Le procès reprend. »
L’attention du public se réveilla quand Giuditta fut remise dans sa cage. Durant la pause, les esprits s’étaient refroidis, les gens s’ennuyaient. Le spectacle reprenait enfin.
« Silence ! », ordonna un prélat tandis que le patriarche et Giustiniani rejoignaient leurs fauteuils sur l’estrade.
Pendant qu’ils s’asseyaient, Giustiniani regarda en direction de Mercurio. L’aristocrate aussi avait le visage tendu. Le procès monté de toutes pièces par l’Église touchait à sa fin. On en était au dernier acte. Ensuite, il serait trop tard.
Mercurio respira à fond. Il boita jusqu’au centre de la scène du procès, s’inclina gauchement devant le patriarche.
« Alors ? demanda celui-ci, un sourcil levé et un petit sourire de dédain sur les lèvres. Vous êtes-vous décidé ? »
Mercurio se gratta la tête, qu’il avait couverte de pustules en colorant au jus de betterave rouge des grumeaux de farine d’orge, cuite et recuite jusqu’à devenir collante. « Voici, Excellence… — fit-il avec l’absence d’assurance sur laquelle il avait construit le personnage de Wenceslao d’Ugovizza — l’accusée m’a en effet révélé des détails qui… comment dire ? Qui peut-être devraient être vérifiés… » Il haussa les épaules, écarta les bras et ouvrit grand les yeux. « Même si, franchement…
— Donc vous nous demandez d’interroger Benedetta Querini ? dit Giustiniani.
— Peut-être…, fit Mercurio. Qu’en dites-vous ? »
Le public se mit à rire.
Le patriarche souffla, irrité. « Qu’on fasse venir le témoin Benedetta Querini, ordonna-t-il.
— Je vous en suis reconnaissant, Patriarche », dit Mercurio qui s’inclina plusieurs fois, suscitant de nouveau l’hilarité générale.
Isacco, au premier rang, presque en contact avec lui, lui murmura entre ses dents : « Prêtre vendu ».
Mercurio feignit de n’avoir pas entendu. Puis il accueillit l’entrée de Benedetta comme s’ils étaient à un rendez-vous mondain, en l’escortant personnellement jusqu’au pupitre.
Benedetta s’avança avec suffisance. En montant au pupitre, elle jeta un regard plein de haine à Giuditta.
« Où avez-vous dit que vous habitiez ? », demanda aussitôt Mercurio.
Benedetta se retourna d’un coup. « Je ne l’ai pas dit », répondit-elle, tendue. Le Saint l’avait mise en garde. Son lien avec le prince Contarini ne devait jamais apparaître.
Le patriarche sursauta sur son siège et se pencha vers Giustiniani : « Vous avez averti cet imbécile que le nom de mon neveu et de ma famille ne doit être cité en aucune manière ? demanda-t-il, alarmé.
— Bien sûr, Patriarche, répondit Giustiniani. Et je ne comprends pas… »
Mercurio se retourna brusquement vers le patriarche, les yeux écarquillés, pour faire croire que le maladroit père Wenceslao, une fois de plus, s’était trompé. Il agita les mains en l’air, bouche ouverte, puis bafouilla, confus : « D’ailleurs, en effet, quelle importance, l’endroit où vous habitez ? » Il regarda Benedetta puis de nouveau le patriarche. « N’ai-je pas raison, Excellence ? »
Les gens rirent encore.
Le patriarche, la mâchoire crispée, ne répondit pas.
« Oui, bien sûr…, balbutia Mercurio. Enfin, non, je voulais dire… Qu’est-ce que je voulais dire ? »
Benedetta haussa le sourcil. « Peut-être vouliez-vous que je pose moi-même les questions ? », suggéra-t-elle, en se tournant vers la salle.
Le public éclata d’un rire bruyant.
Isacco regarda Giuditta. Elle ne lui semblait pas aussi inquiète qu’elle aurait dû l’être. Sa fille gardait la main sur la joue, et sa lèvre avait saigné. Mais Isacco n’avait pas l’impression qu’elle se touchait comme si elle avait mal. On aurait presque cru qu’elle caressait sa peau rougie.
« Ah oui, voilà ! s’exclama Mercurio tout à coup en se donnant une tape sur le front. Voilà, répéta-t-il. Je me demandais, Excellence, dit-il en s’adressant au patriarche, comment on fait pour monter une accusation de sorcellerie… »
Le public s’agita.
« Que voulez-vous dire ? fit le Saint.
— Rien, pour l’amour de Dieu… répondit Mercurio en s’inclinant devant le Saint. C’est juste qu’étant inexpert en matière de procès, comme je vous l’ai dit, j’ai essayé de comprendre comment… comment… Eh bien, je ne sais pas bien expliquer, mais je voudrais demander au témoin… s’il connaît l’accusée, voilà. »
Benedetta le regarda avec un mépris mal dissimulé. « Bien sûr. Elle m’a vendu ses robes ensorcelées.
— Je veux dire, la connaissiez-vous avant ? », demanda Mercurio.
Benedetta haussa les épaules. « Plus ou moins…
— Plus ou moins…, répéta Mercurio, songeur. Par plus ou moins entendez-vous que vous et Giuditta da Negroponte êtes arrivées ensemble à Venise, en voyageant dans le chariot des vivres du capitaine Lanzafame, de retour de la bataille de Marignan, par exemple ? »
Benedetta se raidit. Elle regarda le Saint.
« Quel rapport ? dit le Saint avec arrogance.
— Je ne sais pas s’il y a un rapport… », fit Mercurio, toujours avec son attitude peu assurée, en se tournant vers le patriarche.
Le patriarche regarda la foule. Tous les regards étaient tournés vers lui. Il se rendit compte qu’il n’avait pas le choix. « Eh bien, essayez de le savoir, maudit père Wenceslao ! », s’anima-t-il, feignant de plaisanter.
Le public sourit de la plaisanterie, mais la tension était palpable.
« Je proteste ! », intervint le Saint.
Le patriarche le foudroya du regard. “Trop tard, imbécile !”, maugréa-t-il intérieurement.
« Je me demandais, avait repris entre-temps Mercurio, s’adressant à Benedetta, si vous vous rappelez, chère jeune fille, qu’il y avait avec vous un petit voyou nommé… nommé… Zolfo ! Voilà, Zolfo ! Et s’il est vrai que ce même Zolfo a essayé de poignarder l’accusée Giuditta da Negroponte et…
— Non ! s’exclama Benedetta. Elle ment !
— Sur quel point, exactement ? demanda Mercurio en s’avançant vers le capitaine Lanzafame. Je veux dire… nous avons ici le capitaine, le héros de la bataille de Marignan, qui pourrait confirmer…
— Elle ment en disant que…, intervint Benedetta, qui se sentait le dos au mur.
— En disant que…, reprit Mercurio, qui lui fit signe de continuer.
— Que… que Zolfo était un voyou. C’était juste un jeune garçon…
— Mais il a tenté de la poignarder.
— Peut-être… Je ne me rappelle pas bien… »
Mercurio boita vers le public qui bourdonnait, comprenant qu’il se passait quelque chose de nouveau dans ce procès jusque là à sens unique. « Vous ne vous rappelez pas bien si un de vos amis voulait poignarder une jeune fille qui est à présent enfermée ici dans une cage, accusée d’être une sorcière et…
— C’est une sorcière ! s’écria Benedetta. Elle désigna Giuditta en regardant le public. C’est une sorcière ! »
Mais les gens, cette fois, ne s’enflammèrent pas. Pour la plupart, ils ne se tournèrent même pas vers Giuditta. Tous les yeux étaient fixés sur Benedetta.
« Que voulez-vous démontrer, père Wenceslao ? intervint le Saint.
— C’est justement ce que je cherche à comprendre, frère Amadeo, répondit Mercurio, en tapant son index sur sa tempe. Par exemple… Bon, c’est une chose sur laquelle je dois vous demander conseil. » Il feignit de se concentrer, à la recherche des mots justes. « Pardonnez-moi, Inquisitor, reprit-il, mais ce garçon qui a tenté de poignarder l’accusée, celui qui voyageait avec votre témoin oublieux… s’appelle… Zolfo, comme… » Il fit un pas vers le Saint, ses yeux voilés de cataracte tournés vers le public. « C’est-à-dire, que ce Zolfo, qui a le nom du parfum de Satan, est celui-là même qui habite avec vous et qui vous accompagne dans vos prêches ?
— Quel rapport ? fit le Saint, haussant les épaules comme s’il s’agissait d’une peccadille.
— Rien, pour l’amour de Dieu, dit tout de suite Mercurio. Je cherche seulement à comprendre combien de coïncidences il y a dans cette histoire… »
Le public s’agita.
« Sommes-nous sûrs que le père Wenceslao est un imbécile ? », demanda tout bas le patriarche à Giustiniani.
Celui-ci ne répondit pas. Admiratif, il regardait Mercurio tisser sa trame d’une main sûre.
« Ce n’est qu’une putain ! hurla tout à coup Benedetta. Rien qu’une putain ! Sorcière ! Sorcière ! »
Les gens ne la suivirent pas.
Mercurio attendit que le silence revienne. Un silence lourd de tensions. Puis, d’un pas hésitant, il alla jusqu’au pupitre et monta la première marche. « Pourquoi exactement serait-elle une putain ? », demanda-t-il.
Benedetta secoua la tête. Elle regarda vers le Saint, cherchant de l’aide.
« Parce qu’elle a un homme que vous auriez voulu avoir ? », lui demanda Mercurio.
Les gens dans la salle murmurèrent, surpris.
« C’est elle qui t’a dit ça, curé ? répondit Benedetta, le regard enflammé. C’est des conneries. Elle veut protéger son cul…
— Modérez votre langage, jeune fille ! », intervint le patriarche.
Benedetta, le visage rouge, n’arrivait plus à se contrôler.
Mercurio se tourna vers Giuditta et lui fit un petit signe imperceptible.
« Mercurio m’a tout raconté ! dit alors Giuditta en s’adressant à Benedetta. Il m’a dit combien tu étais pathétique quand tu te déshabillais pour lui dans la chambre de la Lanterna Rossa…
— Tu ne sais pas de quoi tu parles, putain !
— Du calme ! ordonna le chancelier en faisant sonner sa clochette.
— Il m’a dit qu’il y a quelques jours, tu lui as caressé les cheveux, en croyant qu’il pleurait, alors que lui il se moquait de toi, continua Giuditta. Il me raconte tout. Et même que ça le dégoûte de te voir te contenter des miettes…
— Putain !
— Faites taire ces deux femmes ! cria le patriarche.
— Il m’a dit qu’il suffirait qu’il claque des doigts pour que tu te jettes à ses pieds…
— Je veux te voir mourir !
— Silence !
— Il m’a dit que tu ne racontes que des mensonges ! Tu dis que tu es la maîtresse d’un homme important, alors que tu n’es qu’une de ses servantes ! Giuditta se mit à rire, pleine de mépris.
— Putain ! Une putain, voilà ce que tu es ! » Benedetta voulut descendre du pupitre pour aller la frapper mais Mercurio et le Saint la retinrent. Benedetta avait les veines du cou gonflées. Elle cria : « Je suis la maîtresse du prince Contarini et il te fera égorger en prison quand il saura comment tu m’as traitée ! »
Le Saint la gifla. « Tais-toi, malheureuse ! », lui hurla-t-il en la secouant par les épaules.
Benedetta le fixa, sans se rendre encore compte de ce qu’elle avait fait.
Mercurio fit un pas en arrière, se tourna vers Giuditta et acquiesça imperceptiblement.
Isacco, bouche bée, regarda Lanzafame.
Le public était muet.
« J’espère ne pas avoir causé de complications…, bafouilla Mercurio en s’adressant au patriarche, les bras écartés. Je… je…
— Vous avez fait votre devoir de défenseur, père Wenceslao », dit le patriarche en retenant la colère qui bouillait dans ses veines. Puis il se tourna vers Benedetta, le regard féroce. « C’est cette femme qui a fait quelque chose de profondément grave… »
La foule s’agita.
Le patriarche pointa sur elle un doigt vibrant. « Tu as calomnié mon neveu Rinaldo et avec lui la bonne renommée de ma famille tout entière. Sans plus tarder, dans cette salle même, tu seras publiquement désavouée.
— Je n’ai pas bien compris, Patriarche, demanda alors le malheureux père Wenceslao de sa voix ingénue, avec de gros yeux étonnés. Vous voulez dire… que cette femme ment ? »
Benedetta sentit la terre s’ouvrir sous ses pieds.
« Pour aujourd’hui, le procès est clos, dit gravement le patriarche. La cour se retire. » Il se leva, cherchant à ne pas montrer le tremblement de colère qui s’était emparé de lui. Précédé par ses prélats, suivi par ses clercs tenant sa traîne de pourpre, il sortit de la grande salle du collège canonique dei Santi Cosma e Damiano.
Le public, lui, n’avait d’yeux que pour le père Wenceslao.
Mais parmi tous ces regards tournés vers le dominicain qui avait renversé le cours du procès, le plus admiratif était certainement celui d’un homme qui restait à l’écart sans se faire remarquer, la capuche rabattue sur la tête malgré la grande chaleur. Il le fixait avec intensité en triturant une étrange cicatrice sombre en forme de pièce de monnaie au centre de sa gorge.
Deux jours plus tard, la foule se pressait de nouveau dans la salle du collège canonique dei Santi Cosma e Damiano. La nouvelle du tournant pris par le procès attirait encore plus de curieux.
Shimon suivait les débats, lui aussi. Mais avec un intérêt bien différent.
La première fois qu’il avait regardé par la fenêtre de la baraque du vieux marin, Shimon avait supposé qu’un repas chaud cuisait dans la marmite. Mais il avait découvert, à l’aube du lendemain matin, que Mercurio y prenait des poignées d’un mélange collant qu’il se passait sur le visage, sur le nez et sur le cou. Il avait assisté bouche bée à la confection de son déguisement : la perruque avec la fausse tonsure, l’attelle nouée autour de la jambe pour feindre une boiterie, les colorants roses ou bruns qui servaient à mettre en relief des pustules, la poix qu’il se passait sur les dents pour qu’elles paraissent plus vieilles, et enfin les boyaux de poisson qu’il lavait puis découpait avec art pour rendre ses yeux aveugles.
Shimon était stupéfait et fasciné. Il avait remarqué que le vieux, mis dans la confidence en raison de l’exiguïté de la cabane, composée de cette seule pièce, l’était tout autant.
Ce matin-là, comme tous les jours, Shimon avait suivi le père Wenceslao, de la cabane du squero jusqu’au collège canonique, jouissant d’avance du moment où il le tuerait. Cependant, il avait un certain respect pour lui. Jeune comme il était, il tenait tout un procès d’Inquisition entre ses mains.
Shimon avait pris place sur le côté de la salle, près d’une colonne qui pouvait le cacher un peu. Il regardait la porte par laquelle allaient entrer les acteurs de cette farce. Mais il entendit un piétinement dans son dos et se retourna.
Une petite escouade de gardes du doge, escortant des dames de l’aristocratie, s’ouvrait un chemin dans la foule. En tête venait une vieille femme à l’air dur, hautain, suivie de quelques dames plus jeunes. Toutes cachaient sous un regard altier le déplaisir qu’elles avaient à se trouver en si étroit contact avec le peuple.
Les gardes firent dégager sans égards la première et la seconde rangée de bancs. Les gens se levèrent en bougonnant. Les dames furent installées au premier rang, les gardes derrière, en protection.
Le chancelier du procès et l’exceptor firent sonner leur clochette au même moment.
La foule se tut, Shimon se tourna, et par une petite porte latérale entrèrent le patriarche, le noble vénitien qui siégeait près de lui, le petit groupe des prélats et des clercs, le frère accusateur et Mercurio, sous les traits du père Wenceslao.
Giuditta était dans sa cage. Sans vraie raison, car ce jour-là ce n’était pas d’elle qu’on ferait le procès. Elle était simplement là, exposée comme un animal exotique.
Après quelques instants, Shimon vit apparaître, entre deux gardes, la fille aux cheveux cuivrés qui lui plaisait tant. Elle marchait tête basse, évitant de regarder la foule avec arrogance, vêtue d’une tenue modeste, rapiécée, le bord de ses jupes usé. Elle ne portait ni bijoux ni perles dans ses cheveux, qui étaient dénoués dans le dos. Shimon, en la voyant si faible, vaincue, ressentit pour elle un désir plus fort. Elle lui parut encore plus sensuelle.
Il se tourna vers Mercurio. C’était lui qui l’avait condamnée à cette humiliation. Non seulement la bande s’était dissoute mais une guerre avait éclaté. La raison, c’était la Juive accusée de sorcellerie qui l’avait révélée : Mercurio avait refusé les avances de Benedetta.
Mais aucune des deux ne l’aurait, pensa-t-il avec un sourire. Parce que Mercurio était à lui. Et son temps était compté.
Le patriarche, une fois installé, ouvrit les bras et déclara : « Peuple de Venise, aujourd’hui nous avons la tâche ingrate de dévoiler une tromperie, de démasquer un faux témoin, de révéler un mensonge, de laver une calomnie. » Il pointa son index bagué en direction de Benedetta. « Mais je veux que vous vous rappeliez que pour un témoin qui sera démasqué, nous avons entendu dans ce procès des dizaines de témoins parfaitement crédibles. » Il promena son regard sur la foule. « Aujourd’hui, nous ne prononcerons pas l’innocence de la Juive Giuditta da Negroponte mais la culpabilité de Benedetta Querini. »
La foule murmura.
Mercurio, en regardant les gens, se rendait compte qu’il avait porté un grand coup au déroulement du procès. Les témoins dont parlait le patriarche n’avaient pas vraiment impressionné le peuple vénitien. Leurs déclarations étaient trop colorées, mal racontées, et Mercurio les avait ridiculisées en jouant les imbéciles. L’intention du patriarche était claire. Il devait sauver le procès, mais ce qui lui tenait à cœur, c’était la renommée de sa famille.
Mercurio avait réussi à avoir la veille une courte conversation avec Giustiniani. Le gentilhomme lui avait dit que le patriarche était furieux. Il obligerait son neveu à réfuter le témoignage de Benedetta. Quand Mercurio lui avait rétorqué que toute la ville savait qu’elle était la maîtresse de Rinaldo Contarini, Giustiniani avait répondu : « La vérité n’a pas la moindre importance. Ce qui compte, c’est ce qu’on affirme, en dépit même de l’évidence. Des jeunes gens de bonne famille, à Rome, sont ordonnés évêques ou cardinaux à quinze ans parce qu’un jour ils deviendront papes. On ne demande pas à ces jeunes gens ou à ces papes de ne pas avoir des bataillons de maîtresses ou de ne pas se livrer à la perversion, mais simplement d’affirmer le contraire. Et tout l’apparat est là pour le confirmer. Rappelle-toi : dans notre monde, la vérité est celle qu’écrivent les puissants. En soi, elle n’existe pas. »
Mercurio traversa la salle avec la démarche claudicante et incertaine du père Wenceslao, et alla jusqu’à la cage de Giuditta.
« Reste en arrière, prêtre, lui dit Lanzafame.
— Non, fit Giuditta, ça me fait p… Ça ne me gêne pas, ajouta-t-elle après un silence. »
Lanzafame la regarda, surpris.
« Qu’on introduise le prince Rinaldo Contarini », annonça le chancelier.
Tous se retournèrent.
« Ne sois pas imprudente », murmura Mercurio à Giuditta.
Elle s’appuya aux barreaux. Prit une longue inspiration. « C’est bon de sentir ton odeur, dit-elle tout bas.
— Arrête… »
Benedetta, pendant ce temps, s’était tournée vers la porte à sa droite.
Entra alors le prince, avec son allure bancale, accompagné de deux écuyers et vêtu comme toujours d’un blanc resplendissant.
La foule murmura, commentant son infirmité répugnante.
« Je n’admettrai pas de désordre », fit le patriarche d’une voix dure.
Les gens comprirent d’autant plus vite que tous les gardes et les soldats présents dégainèrent leur épée.
« C’est moi qui conduirai les débats, continua le patriarche, pour que le frère Amadeo da Cortona puisse se concentrer sur le procès en sorcellerie. »
Il attendit que son neveu soit assis dans le fauteuil apporté expressément. Le prince infirme regardait devant lui d’un air hautain.
Benedetta, pour la première fois de sa vie, éprouva une sorte de tendresse. Parce qu’elle vit, elle sentit que son amant avait peur. Peur du patriarche.
« Prince Contarini, commença le patriarche, cette femme, Benedetta Querini, a affirmé qu’elle était votre maîtresse. Cela correspond-il à la vérité ? »
Rinaldo Contarini se tourna à peine vers Benedetta, évitant son regard. Il respira profondément et dit de sa voix aiguë : « Non, Patriarche. »
« La pauvre, elle me fait de la peine », chuchota Giuditta.
Mercurio la regarda, étonné. Il ne vit pas dans ses yeux la haine qu’elle aurait dû éprouver. Il regarda Benedetta. Et s’étonna de ne pas éprouver lui-même de ressentiment à son égard. La voir là, tête baissée, lui faisait de la peine, à lui aussi. Tout le mal qu’elle avait tramé se retournait contre elle.
« Pouvez-vous nous dire si elle a quelque chose à voir avec vous ? », continua le patriarche.
Le visage du prince devint rouge. Sa bouche se contracta en grimace.
« La vérité est celle qu’écrivent les puissants, dit Mercurio tout bas.
— Quoi ? souffla Giuditta.
— Regarde-les, dit Mercurio entre ses dents, les yeux fixés sur la rangée de dames de la noblesse assises sur le premier banc. Ils sont tous en ordre de bataille pour défendre leur caste. Nous, la plèbe, nous les salissons, comme la boue ou le crottin.
— Tu sais maintenant ce que les Juifs ressentent tous les jours », chuchota Giuditta.
« Alors ? dit le patriarche. Nous attendons, prince. » Il y avait dans sa voix une dureté sans réplique.
Contarini se tourna d’un coup vers Benedetta. Il soutint son regard un instant.
Elle lui sourit, avec bienveillance, espérant le mettre de son côté. Mais ce sourire la perdit.
Le prince se sentit encore plus humilié. La colère lui serra la gorge. « Je ne me souviendrais pas d’elle si elle n’avait pas inventé cette immonde affaire, s’exclama-t-il. C’est une servante du palais, une parmi tant d’autres. » De nouveau, il se tourna vers Benedetta. Il vit que son sourire avait disparu de son visage. Se dit qu’elle était belle. Et qu’elle avait été la meilleure de toutes pour interpréter le rôle de sa sœur morte. Aucune autre ne s’était balancée de manière aussi sensuelle sur la balançoire de sa chambre à coucher. Il serait difficile d’en trouver une comme elle. Il mentit : « Cette personne ne compte en rien.
— Comment se fait-il qu’elle soit venue témoigner que…, commença le patriarche.
— Je n’en sais rien ! », l’interrompit le prince.
Le patriarche le regarda, courroucé.
« C’est une folle… elle a importuné toutes mes connaissances avec ses divagations. Elles sont d’ailleurs là pour confirmer mes dires, si besoin était. » Et le prince se tourna vers les dames de l’aristocratie assises au premier rang.
Benedetta reconnut la vieille dame qui lui avait demandé d’acheter les robes de Giuditta pour elle. L’autre lui renvoya un regard distant, hostile. Ils la rejetaient à la mer, tous.
On fit alors s’installer sur un banc la magicienne, Reina. Elle avait les poignets liés, les cheveux ébouriffés et le visage marqué par la douleur. Il était évident qu’on l’avait torturée et frappée.
Mercurio regarda Benedetta. À l’entrée de cette femme, elle s’était soudain figée. « Qui est-ce ? demanda-t-il tout bas à Giuditta.
— Je ne sais pas », répondit cette dernière.
Benedetta imagina aisément ce qu’on ferait dire à la magicienne. Elle croisa son regard. “Tout le mal qui est souhaité, un jour ou l’autre, nous revient”, avait-elle dit la première fois qu’elles s’étaient vues. Reina l’avait avertie, mais Benedetta ne l’avait pas crue. “Qu’il ne revienne pas sur moi mais sur la personne qui l’a souhaité”, avait ajouté Reina. Benedetta sourit tristement. Le mal, au bout du compte, était revenu sur toutes les deux. Alors, poussée par l’instinct plus que par le raisonnement, elle échappa à ses gardes et courut se jeter aux pieds du prince.
« Prince, pardonnez-moi, dit-elle en pleurant. Je demande votre pardon, je ne voulais rien faire de mal… je voulais simplement imaginer que j’étais à vos côtés… que j’étais à vous… Prince, je vous en supplie, je ne demande que votre pardon. » Elle le regarda et joua sa dernière carte. « Je me moque bien de tous les autres, prince ». Elle lança un regard rapide au patriarche, afin que Contarini n’ait aucun doute. « Le seul pardon qui m’importe, c’est le vôtre. »
“Très forte”, pensa Mercurio.
« Gardes ! », fit le patriarche.
Tandis que deux soldats s’emparaient d’elle et l’entraînaient sans ménagement, Benedetta croisa le regard du prince. Elle sut qu’elle avait agi comme il le fallait.
« Patriarche, dit le prince, cette femme s’est malheureusement entichée de moi. Elle a menti, c’est vrai. Elle s’est fait passer pour ce qu’elle n’était pas, c’est vrai. Elle a risqué de couvrir de boue ma réputation et celle de ma famille… » Il se leva, tout bancal qu’il était, et tendit son bras difforme. « Pourtant je vous demande de vous montrer indulgent. Pour ce qu’il en est de moi et de mon nom, je n’ai pas l’intention de porter plainte, et j’espère que vous vous montrerez magnanime vous aussi. Il suffira de la mettre à la porte et de l’éloigner du palais. »
Le patriarche serra les poings. Son neveu tentait de lui forcer la main, mais il n’avait pas l’intention de céder.
« Il n’acceptera jamais… », murmura Giuditta.
Mercurio la regarda et vit qu’elle avait dans les yeux un chagrin réel. « Quel geste noble, intervint-il alors d’une voix forte, en s’écartant de la cage. Oui, quel geste noble », répéta-t-il. Il s’agita quelque peu, de cette manière maladroite qu’il avait trouvée pour caractériser le père Wenceslao. « Et voilà pourquoi un noble… est noble, je le comprends mieux à présent. »
La foule se tourna pour le regarder.
Giuditta aussi le regardait, sérieuse et fière.
Puis l’on se tourna à nouveau vers le patriarche.
« Certes, dit à contrecœur le chef du clergé vénitien, l’Église et Venise aimeraient pouvoir se montrer miséricordieuses. » Il regarda son neveu. Puis le père Wenceslao. Puis Benedetta. « Certes », reprit-il, d’une voix contractée par la colère. Il regarda les dames de l’aristocratie prêtes à se ranger à ses côtés, par intérêt de caste, et Reina la magicienne, que la violence et le pouvoir avaient fait plier. Il secoua la tête, essayant de cacher son agacement. Tout ce qu’il avait organisé dans les moindres détails n’avait plus aucun sens.
Giustiniani en revanche n’avait d’yeux que pour Mercurio. Ce garçon lui plaisait de plus en plus, et le surprenait. Il avait la vengeance à portée de main, il aurait pu écraser Benedetta comme un cafard et au lieu de cela il avait pris sa défense. Oui, il l’avait surpris. Cela valait la peine de l’aider. Il se pencha vers l’oreille du patriarche et murmura : « Vous êtes un démon. L’Église s’en sort la tête haute et votre famille aura la réputation d’être miséricordieuse. Compliments à vous et à votre neveu. Belle comédie. Vous l’avez bien instruit. »
Le patriarche se tourna. Giustiniani croyait-il que tout ceci faisait partie de son plan ? Brusquement, la situation lui parut tout autre. Et même, à son avantage. Le patriarche se leva. « Que la miséricorde triomphe, dit-il avec emphase. Vous êtes acquittée, jeune fille. » Il regarda les gens, pendant qu’il se préparait à prononcer une phrase qui allait être un ordre. « Je ne sais pas qui dorénavant vous donnera du travail », et il laissa les mots en suspens pour que tous en comprennent bien le sens, « mais vous êtes acquittée. Remerciez la magnanimité du prince… qui est celle de toute la famille Contarini. »
Benedetta sentit la vie recommencer à couler dans ses veines. Elle s’inclina et tandis qu’on l’emmenait, croisant le père Wenceslao, elle lui demanda à voix basse « Pourquoi ? » Elle n’arrivait pas à croire que l’homme qui l’avait traînée dans la boue ait pu la relever de terre.
Le dominicain la regarda de ses yeux aveugles et ne répondit pas. Puis il se tourna vers Giuditta.
Elle, imperceptiblement, lui sourit.
Les gardes poussèrent Benedetta à l’extérieur.
Mercurio la regarda disparaître. Il se rendit compte qu’il n’était plus attiré par elle, et se sentit libre.
On entendit de nouveau résonner les clochettes.
« Demain seront prononcées les plaidoiries finales, annonça le chancelier.
— Demain, Venise, justice sera faite », dit le patriarche, encore debout. Il écarta les bras et traça dans l’air la bénédiction pastorale.
La foule réunie était indécise, ne sachant si elle devait être satisfaite ou déçue. Comme si le spectacle, car c’en avait été un, était suspendu à mi-chemin, soudainement interrompu.
« Patriarche, laissez seulement cette femme dire ce pour quoi elle est ici », s’exclama alors le Saint, comme s’il avait deviné qu’il fallait réchauffer l’atmosphère. Il courut presque jusqu’à la magicienne et pointa le doigt sur elle, en fronçant les sourcils et en grinçant des dents. Il se tourna vers le patriarche qui acquiesça après un instant d’hésitation. Le Saint prit alors la magicienne par le bras et la fit se lever. Il l’amena au centre de l’estrade et la tourna vers la foule, la montrant telle qu’elle était, ébouriffée, hâve, les poings liés. « Parle, allez ! »
Reina la magicienne ouvrit la bouche, obéissante. Les fers rougis, la nuit même, lui avaient appris ce qu’elle devait dire. Ce qu’on voulait qu’elle dise. « Benedetta Querini est venue chez moi chercher un… poison pour Giuditta da Negroponte », dit-elle.
La foule devint muette. Quelques vieilles femmes firent un signe de croix.
« Je lui ai répondu que… je ne faisais pas ces choses-là… Mais elle était obsédée. Elle est revenue me voir encore et encore… on aurait dit qu’elle était folle.
— Et quelle fut votre pensée ?
— J’ai eu la certitude qu’elle était… ensorcelée.
— Ensorcelée ? Et comment ? feignit de s’étonner le Saint.
— Parce que son obsession ne se déclarait que lorsqu’elle portait les robes de la Juive », répondit la magicienne en désignant Giuditta.
La foule murmura, stupéfaite.
Mercurio regarda Giuditta avec inquiétude.
« Demain la décision sera prise de brûler la chair d’une sorcière ! », hurla le Saint.
Alors la foule se ranima. Le spectacle recommençait. De nouveau, le frisson de la mort parcourut la grande salle du collège canonique. Et chacun se sentit plus vivant.
Shimon, suivant du regard Mercurio qui boitait, recommença à sourire. Peut-être le public aurait-il une autre surprise, demain. Peut-être n’y aurait-il qu’une seule plaidoirie. Celle de l’accusation.
Et un cadavre de plus.
Ce soir-là, à l’hôpital, l’atmosphère était un mélange d’inquiétude et d’excitation.
« Demain », répétait Isacco sans pouvoir rien dire d’autre. Mais dans ses yeux brillait l’espoir.
« Comment va Giuditta ? demanda Mercurio à Lanzafame. Comment a-t-elle pris ce qui s’est passé ?
— Bien, dit le capitaine. Et elle t’envoie ses pensées. Elle est confiante. Pour la première fois depuis son arrestation, je la vois confiante. Elle a changé depuis le jour où son imbécile de défenseur l’a vue… Et dire qu’il voulait la convertir. Je l’ai entendu de mes propres oreilles. Et il lui a même donné une claque, sa lèvre saignait…
— Mais il a lancé une attaque terrible contre cette pute de… » Isacco porta la main à sa bouche, regardant les prostituées autour de lui. « Excusez-moi. »
République se mit à rire, de sa voix sensuelle.
« Les vraies putains, c’est ces femmes-là », dit la Cardinale avec sérieux.
Et toutes acquiescèrent.
« En tout cas ensuite, il l’a sauvée, fit Lanzafame. Mais il a laissé ce Saint démoniaque faire son numéro. J’ai pas confiance.
— On ne comprend pas si c’est un connard ou un gros malin, dit Isacco.
— Il ne s’attendait pas au numéro de frère Amadeo, murmura Mercurio d’une voix rauque. C’était visible. Il ne savait pas qui était cette femme.
— Ç’aurait pu être n’importe qui. Tu l’as regardée ? dit Lanzafame en fermant le poing. Ils l’ont torturée. Elle aurait dit que le prince Contarini était un Adonis si on le lui avait demandé.
— Les autres témoins ne valent pas grand-chose, à mon avis, dit Isacco d’un ton résolu. Avant, je n’aurais pas parié un sol. Mais maintenant… le peuple commence à raisonner avec sa tête.
— Alors il faut s’inquiéter », répliqua Mercurio.
Anna éclata de rire.
Puis elle lui demanda : « C’est maintenant ? Tu dois y aller ?
— Oui, répondit-il.
— Comment avancent les travaux pour le bateau ? »
Mercurio tendit la main vers le docteur. « Grâce à l’armateur grec Karisteas, ils sont pratiquement terminés. Demain on pose les voiles et la caraque sera prête à lever l’ancre. »
Anna regarda Isacco. « Vous êtes drôle sans votre barbe. »
Isacco sourit. « Ces gens… les ouvriers de l’Arsenal… ils sont stupéfiants. » Il se tourna vers Lanzafame. « Vous savez ce que sont les cafats, capitaine ?
— Calfats », le corrigea Mercurio.
Lanzafame éclata de rire.
« C’est pareil. Ne joue pas les maîtres d’école avec moi, mon garçon », dit Isacco qui se tourna de nouveau vers le capitaine. « Bref, vous savez qui c’est ? »
« Tu le fais revivre, le pauvre homme, chuchota Anna à l’oreille de Mercurio. J’avais peur qu’il tombe malade… Mais cette histoire de navire l’a complètement absorbé. Tonio et Berto m’ont dit que même le prote Tagliafico, il le mène à la baguette. D’après eux, on le prendrait vraiment pour un armateur. »
Mercurio se mit à rire. « Oui. Il a beau être docteur, il est très fort pour faire semblant d’être autre chose. »
Anna le prit par le bras et ils sortirent de l’hôpital. Aussitôt dehors, elle s’arrêta. « Tu penses vraiment que je suis aussi bête ?
— Que veux-tu dire ? », demanda Mercurio.
Anna lança un regard à l’intérieur. Isacco continuait de parler du bateau à Lanzafame. « Aucun docteur n’a les yeux aussi vifs. Et toi et lui, vous vous entendez trop bien. Je crois que vous êtes sortis du même moule…
— Tu crois ? », fit Mercurio, feignant l’étonnement.
Anna le regarda et sourit. Puis elle lui ébouriffa les cheveux. « Toi aussi, tu es très fort pour raconter des histoires. »
Mercurio rit encore.
Anna regarda le ciel étoilé. Les grillons entonnaient leur chanson monotone. Elle devint sérieuse. « Tout se passera bien. »
Mercurio ne répondit pas.
« Tu as peur ? lui demanda Anna.
— Pour Giuditta. »
Elle le regarda. « Il n’y a rien de mal à avoir peur. Moi, si j’étais à ta place… je me pisserais dessus de peur.
— C’est le cas. »
Anna lui prit la main. « Toi, tu es spécial. N’oublie jamais ça. » Elle lui caressa la joue. « Et quand quelqu’un est spécial, il arrive des choses spéciales. Tout se passera bien, tu verras.
— Tu dis ça parce que tu le penses ou parce que tu l’espères ? »
Anna le regarda avec sérieux, de ses grands yeux doux et compréhensifs. Elle répéta : « Tout se passera bien.
— Si nous arrivons à nous enfuir… tu viendras avec nous ?
— Il n’y a pas de “si” : vous arriverez à vous enfuir.
— Tu n’as pas répondu à ma question. »
Anna baissa les yeux. Puis elle fixa de nouveau Mercurio. Secoua doucement la tête. « Non…
— Mais tu es… tu es ma… », protesta Mercurio, incapable de terminer sa phrase.
Anna lui caressa encore le visage, émue. « Oui, je suis ta mère, dit-elle fièrement. Et je ne cesserai jamais de te bénir pour cette joie que tu m’as apportée.
— Et alors… ?
— Alors je serai toujours ta mère. Toujours.
— Mais… »
Anna lui posa un doigt sur les lèvres. « Je serai toujours ta mère et je serai toujours là pour toi, quoi qu’il arrive. Je serai ta mère même quand je serai morte. » Elle lui toucha la poitrine, à la hauteur du cœur. « Et je serai toujours ici. »
Mercurio détourna la tête.
Anna lui prit le visage entre ses mains. « Écoute-moi. Mon monde est ici. Je ne me vois pas ailleurs… »
Mercurio détourna de nouveau la tête.
Anna le retint encore. « Regarde-moi », dit-elle.
Mercurio avait les yeux brillants.
« Quand un oiseau apprend à voler, il quitte le nid. C’est comme ça que ce doit être. » Puis son regard s’emplit d’amour et de tendresse. « Tu volais déjà de tes propres ailes quand tu es arrivé ici, dit-elle en souriant, mais tu n’avais jamais eu de nid. »
Mercurio sentait qu’il allait pleurer.
Anna le prit par le bras. « Allons, arrête. Regarde-moi, s’il te plaît. Et si tu as envie de pleurer, pleure… merde ! s’exclama-t-elle. Et pardon si ta mère n’est pas une grande dame. »
Mercurio se mit à rire. Il riait, et ses joues étaient sillonnées de larmes.
« Giuditta et toi, vous avez toute la vie devant vous. Prenez-la. Sans hésiter. Elle est à vous. » Elle le saisit aux épaules. « Tu y as droit, mon garçon, tu comprends ça ? »
Mercurio acquiesça doucement.
« Je veux que tu le dises, fit Anna.
— Quoi ?
— Ne fais pas l’idiot. Je veux que tu dises que tu y as droit.
— J’y ai… droit…
— On dirait que tu en doutes. Que tu demandes la permission. Ne me fais pas dire d’autres gros mots. »
Mercurio n’arrivait pas à parler.
« Dis-le !
— J’y ai droit, putain de merde ! »
Anna éclata de rire et le prit dans ses bras. « Voilà, mon garçon. Voilà. » Elle lui caressa les cheveux, puis essuya ses larmes. « Moi, je serai toujours là. Tu ne dois jamais en douter. Toujours.
— Toujours, répéta Mercurio.
— Oui, toujours. »
Ils restèrent silencieux un instant.
Puis Anna l’attira contre elle. « Serre-moi. »
Mercurio la serra fort. « Je n’arrive pas à m’empêcher de pleurer, dit-il avec un sanglot.
— Tant mieux. Tant mieux, mon trésor. » Elle lui caressa les épaules et de nouveau les cheveux. « Rappelle-toi de temps en temps que tu es jeune », lui dit-elle. Elle l’éloigna d’elle, lui releva le visage. « Tu me le promets ? »
Mercurio acquiesça et renifla.
Anna sourit et lui passa sa manche sous le nez.
« C’est dégoûtant ! protesta Mercurio.
— Rien de toi ne me dégoûte, dit-elle. Tu es le sang de mon sang… et la morve de ma morve. »
Mercurio rit.
« Comme tu es beau, mon enfant », lui dit Anna. Elle le prit par la main et l’emmena jusqu’à sa maison. Arrivée sur le seuil, elle dit : « Tonio et Berto, vous avez fini de manger ?
— Oui, nous sommes prêts », répondit Tonio, la bouche pleine.
Mercurio essuya en hâte ses larmes.
Anna le regarda. « Ne t’en fais pas, on ne voit pas que tu as pleuré. »
Il lui sourit. « Parce qu’il fait nuit. »
Anna sourit aussi, tandis que Tonio et Berto venaient jusqu’à la porte.
« Nous voilà, nous sommes prêts.
— Vous avez un bon équipage ? demanda Anna. Je peux vous faire confiance ?
— On a recruté les meilleurs bonevoglies sur la place, madame, répondit Tonio. Cette caraque filera comme le vent.
— Bien, dit Anna. Et les marins ? »
Tonio et Berto haussèrent les épaules.
« Zuan m’a dit qu’il a battu le rappel de tous ses compagnons de voyage, fit Mercurio.
— Ah, bien… », dit Anna.
Tout avait été dit.
Mercurio la regarda, tout empoté. « Alors…
— Ben… nous, on va peut-être vous attendre à la barque, suggéra Berto », et Tonio et lui se dirigèrent vers le canal.
« Ce n’est pas un adieu, dit Anna. Vas-y. Et rappelle-toi : moi, je serai…
— Toujours là, conclut Mercurio.
— Oui, toujours. »
Mercurio partit d’un bond. Il ne savait pas s’il la reverrait jamais. Il sentit une douleur au centre de sa poitrine, comme si elle se fendait en deux. Il respira à fond et hurla : « Attendez-moi ! », puis courut rejoindre les deux frères. Il ne voulait pas rester seul, même un instant.
Les deux géants se retournèrent et l’attendirent.
Aucun des trois ne s’aperçut qu’au même instant une silhouette qui les avait précédés jusqu’à la barque sautait à bord et se cachait sous une couverture dans le poste avant.
Tonio, Berto et Mercurio larguèrent les amarres et poussèrent la barque au milieu du canal sans savoir qu’ils avaient un passager clandestin à bord. Après quelques coups de rame, ils croisèrent une gondole fermée. Les deux embarcations se frôlèrent.
Mercurio regarda en direction de la gondole. Il vit seulement une main, accrochée au bord supérieur de la partie couverte. Et il lui sembla voir une bague avec un écusson, éclairée par la pleine lune. Un aigle à deux têtes.
« Qui ça peut bien être ? », demanda Tonio.
Mercurio ne répondit pas. Mais il vit que la gondole se dirigeait vers la maison et l’hôpital.
La gondole s’arrêta au ponton. Le gondolier sauta à terre et attacha son embarcation à un pieu parmi les joncs. Puis il se pencha vers l’habitacle. « Nous sommes arrivés, Excellence. Voulez-vous descendre ?
— Pas encore », fit une voix à l’intérieur.
Le gondolier ne répondit rien. Pendant près de deux heures, il resta immobile, jusqu’au moment où l’homme parla de nouveau : « Ils ont éteint les lumières ?
— Oui, Excellence.
— Fais-moi descendre », dit la voix.
Le gondolier ouvrit la portière et maintint l’embarcation. Puis il tendit le bras. L’homme à l’intérieur de la gondole le saisit pour descendre et se dirigea d’un pas incertain vers l’hôpital, suivi du gondolier. Arrivé sur le seuil, il hésita, comme s’il voulait faire demi-tour. Puis il se tourna vers le gondolier et dit : « Attends-moi à la barque.
— Oui, Excellence. »
Alors l’homme, précautionneusement, mit le pied à l’intérieur. La grande salle était faiblement éclairée. Juste quelques chandelles ici et là. Tout le monde dormait. À l’exception d’un malade qui lisait, sur la gauche, au fond de la salle. L’homme alla vers lui. Quand il fut à sa hauteur, il s’arrêta, sans rien dire.
Scarabello leva les yeux de son livre. Il avait un regard lointain, perdu dans ses propres pensées. Mais il reconnut aussitôt le visiteur. « Jacopo…
— Salut, Scarabello », dit Giustiniani.
Scarabello le fixa. Instinctivement, il porta la main à sa bouche pour cacher le désastre de sa plaie qui avait maintenant rongé toute sa lèvre. Mais ensuite, lentement, il baissa sa main. Son regard se fit dur et cynique. « Tu es venu me voir mourir ? »
Giustiniani le regarda, à la faible lueur de la chandelle. « Non, dit-il, je suis venu te rendre visite. »
Les yeux de glace de Scarabello se plissèrent. Surpris. Ou peut-être effrayés.
« Je peux m’asseoir ? », demanda Giustiniani.
Scarabello n’arrivait pas à parler. Il s’écarta un peu sur le côté du lit, avec peine.
Giustiniani s’assit sur le bord.
Ils se regardèrent en silence.
« C’est le garçon qui te l’a dit ? », demanda enfin Scarabello.
Giustiniani acquiesça.
« Il n’aurait pas dû me faire ce coup-là.
— Moi, je suis content qu’il l’ait fait. »
Les deux hommes se regardèrent encore en silence.
« Je te fais peur ? demanda ensuite Scarabello.
— Non…
— Tu as toujours été un mauvais menteur. »
Giustiniani ne répondit pas.
« Je n’aime pas ta pitié », dit Scarabello.
Giustiniani le fixa intensément. Ses profonds yeux bleus semblaient pétiller dans la lumière tremblotante de la chandelle. « Ton pire défaut a toujours été l’orgueil, lui dit-il. Je n’éprouve pas de pitié.
— Et quoi, alors ? La voix de Scarabello eut comme une hésitation.
— De la douleur. »
Scarabello se tourna vers la salle. « Qu’est-ce qui t’a pris de venir ici ? maugréa-t-il. Un homme comme toi ne peut pas se montrer dans un endroit pareil.
— Tu as fini ? », l’interrompit Giustiniani.
Scarabello soupira. « Oui…
— Bien. »
De nouveau, le silence s’installa.
« Tu aideras le garçon, même quand je serai mort ? demanda Scarabello après un certain temps.
— Pourquoi tu y tiens tant ? »
Scarabello le regarda. « Pas pour ce que tu crois.
— Non ?
— Non », répondit Scarabello. Il regarda Giustiniani puis, lentement, comme s’il avouait un terrible crime, il ajouta : « Personne ne prendra jamais ta place ».
Les mains des deux hommes se touchèrent. Juste un peu. Virilement.
« Alors pourquoi ? demanda Giustiniani.
— Parce qu’il est un peu comme nous. Il rêve d’une liberté qui n’existe pas… »
Ému, Giustiniani acquiesça. « Je l’aiderai si j’en ai l’occasion.
— Tu dois faire ce que je te dis… Rappelle-toi que je te tiens par les couilles… », fit Scarabello.
Giustiniani sourit : « Bouffon ».
De nouveau le silence tomba.
« C’est très douloureux ? », demanda alors Giustiniani.
Scarabello haussa les épaules. « J’ai toujours pensé que je mourrais poignardé dans le dos…, dit-il. Je n’ai pas peur de la douleur… mais ça… je ne m’y attendais pas… »
Giustiniani acquiesça doucement.
« Je commence à perdre la tête, tu sais ? Cette maladie fait mourir fou… » Scarabello fit une sorte de sourire. « Ça m’humilie plus que ce… » Il désigna la plaie à sa lèvre.
Giustiniani le fixait sans le quitter des yeux.
« D’après les calculs du docteur, il me reste entre cinq et sept jours… mais moi, je voudrais mourir avant… » Il baissa les yeux sur le livre, tapa l’index dessus. « J’étais en train d’essayer de lire… mais je n’en suis plus capable… je ne comprends pas ce qui est écrit… » Il regarda Giustiniani. Intensément. « Il n’y a qu’une seule manière de mourir avant… j’avais demandé au garçon de le faire… »
Giustiniani n’arrivait pas à le quitter des yeux. Il avait cessé de respirer.
« … Mais le plus beau, ce serait que tu le fasses, toi. »
Le noble sentit son cœur s’arrêter dans sa poitrine. Il se leva d’un bond. Lui tourna le dos. « Non, je ne peux pas. »
Scarabello ne dit rien.
Giustiniani resta tourné, immobile. Il fixait la rangée de lits, devant lui, dans la pénombre. « Je ne suis pas un assassin », dit-il, respirant l’odeur des médicaments et de la consomption des chairs. Quand il se retourna, Scarabello avait les yeux dans le vague. Giustiniani eut peur que la démence le lui ait déjà pris. Comme ça, en un battement d’ailes. Il s’assit sur le bord du lit, angoissé, et il appela : « Scarabello… »
Scarabello se tourna pour le regarder et ne dit rien.
Mais Giustiniani sut qu’il était là, avec lui.
Scarabello acquiesça doucement. Avec sérieux.
Alors Giustiniani lui ôta délicatement l’oreiller de sous la tête.
Scarabello lui sourit. Avec un regard reconnaissant et plein d’amour. Puis il ferma les yeux et attendit.
Giustiniani, tandis que sa vue se voilait, posa l’oreiller sur le visage de Scarabello et commença d’appuyer.
Scarabello ne se rebella pas. À la fin seulement, il tendit la main et la lui serra autour du poignet. Mais pas pour se défendre. Ni pour l’arrêter. Juste pour le toucher. Une dernière fois.
Puis son corps eut un sursaut et il ne bougea plus.
Giustiniani enleva l’oreiller et le remit sous sa tête. Il peigna ses beaux cheveux d’un blanc éclatant et resta là, immobile, anéanti par la douleur, serrant la main inerte de Scarabello, jusqu’au moment où il sentit que l’homme qu’il avait toujours aimé devenait froid.
Alors, comme un fantôme, il se traîna hors de l’hôpital.
La barque de Tonio et Berto s’amarra près du squero de Zuan dell’Olmo en pleine nuit. Mercurio descendit d’un bond. Ses pieds s’enfoncèrent dans la boue de la rive. Tonio le suivit pendant que Berto amarrait la barque à un pieu.
En dépit de l’heure tardive, le squero était éclairé de plusieurs grands feux de bois, et l’on entendait brailler des chants.
Quand Mercurio, Tonio et Berto se furent éloignés de la barque, Zolfo rabattit la couverture dans le poste avant et descendit à terre. Il avançait prudemment, se déplaçant d’un coin à l’autre des nombreuses baraques qui se dressaient aux alentours, se baissant derrière les palissades des jardins, se cachant derrière les arbres. Il n’avait pas peur d’être découvert par Mercurio. Il n’était pas la proie mais le prédateur. Il était à la chasse.
Car Zolfo cherchait le marchand juif qui avait tué Ercole.
Il comprenait enfin que ce n’étaient pas les Juifs qu’il haïssait mais cet homme-là. Il aurait pu être turc, musulman, chrétien, cela revenait au même : c’était l’assassin d’Ercole qu’il haïssait. Il remerciait le ciel et le destin que cet homme soit encore vivant. Parce que maintenant, il avait les idées claires. Et il avait un but.
Il se recroquevilla dans un coin sombre et se prépara à attendre.
Plus loin, sur la cale de halage du squero, il vit des feux, des gens, plein de gens, qui buvaient et faisaient la fête. Ils regardaient un grand navire qui se balançait paresseusement sur l’eau.
« Vous avez fait un travail extraordinaire », dit Mercurio à Zuan en admirant la coque brillante, les mâts droits, les voiles sur les vergues.
Mosè l’avait accueilli en aboyant.
Zuan but une longue gorgée d’une carafe de vin qu’il passa à Mercurio.
« Merci, je ne bois pas », dit celui-ci. Puis il regarda autour de lui. Il vit beaucoup d’hommes d’un certain âge. « Et ton équipage, où est-il ? », demanda Mercurio, craignant déjà la réponse.
De fait, Zuan lui désigna les hommes qui étaient là.
« On dirait un hospice », dit Mercurio.
Zuan, au lieu de se vexer, éclata de rire. « Ces marins-là sont les plus expérimentés de tout Venise. »
Mercurio continuait de les regarder, préoccupé. « Je n’en doute pas. Avec tous les hivers qu’ils ont traversés, manquerait plus qu’ils n’aient pas d’expérience… »
Zuan rit de nouveau. Il était un peu ivre. Il leva sa carafe en direction de ses hommes et ceux-ci répondirent en levant les leurs. Puis il se tourna vers Mercurio. « Ces marins-là ont navigué en croyant que le monde finissait là-bas… à l’horizon de l’océan… » Il pointa le doigt vers l’ouest. « Et puis voilà qu’on s’est mis à raconter qu’il y avait un Nouveau Monde… » Il les montra. « Regarde-les, ils seraient prêts à payer pour le voir. Ils sont heureux comme des gamins. Malgré les douleurs de l’âge, tu ne pourrais pas trouver de meilleur équipage. La joie, c’est comme avoir le vent en poupe…
— Qui te dit que nous ferons route vers le Nouveau Monde ?
— Mon garçon, tu as monté un truc trop gros pour t’arrêter en Turquie ou en Afrique ou même en Chine, dit Zuan en riant. Trop gros.
— Le bateau y arrivera ? demanda Mercurio.
— Shira nous emmènera où nous lui dirons de nous emmener, répondit fièrement Zuan.
— Shira ? dit Mercurio, qui entendait pour la première fois le nom de la caraque. C’est quoi ce nom ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— J’en sais rien, fit Zuan. Mais te mets pas en tête de le changer. Ça porte malheur. Tu lui ôterais son âme.
— Si tu le dis. Mercurio haussa les épaules.
— Hier, pendant qu’on la mettait à l’eau, Mosè a levé la patte et lui a pissé dessus. » Il se tourna vers le chien et lui donna une gentille tape sur la tête. « Et ça, ça porte bonheur. »
Mosè aboya, tout content.
« Couillon », lui dit Zuan.
Mosè aboya plus fort.
Zuan et Mercurio se mirent à rire.
« Demain ? demanda ensuite Zuan.
— Je ne sais pas, vieux. Mais dis à tes hommes de se tenir prêts.
— Ils le seront », dit Zuan. Il se tourna vers les marins. « Bande d’ivrognes ! cria-t-il. Rentrez chez vous ! Et que ceux qui y arrivent encore baisent leur femme, cette nuit. Parce que pendant un bon bout de temps vous n’en verrez pas, des femmes ! »
Ce fut un chœur d’éclats de rire. Puis les marins se dirigèrent vers leurs habitations. Beaucoup chancelaient, ivres.
« Je répète, on dirait un hospice, dit Mercurio.
— Un marin, ça se juge en mer, pas à terre, fit Zuan. Et toi, la mer, t’y connais foutre rien… je répète. »
Mercurio sourit. Il fit un signe à Tonio et Berto, pour s’assurer qu’ils suivraient le trajet de Lanzafame et de Giuditta le lendemain matin, comme chaque jour. Puis tous se saluèrent.
Quand le squero fut désert, Mercurio et Zuan descendirent le long de la cale de halage et restèrent là, debout, à regarder la caraque.
« Elle est belle, hein ? », dit le vieux, avec fierté.
Mercurio acquiesça, sérieux. « Oui. Elle est très belle.
— Les gens disent que la Juive peut s’en sortir.
— Tu peux arrêter de l’appeler la Juive ?
— Elle est pas juive ? »
Mercurio secoua la tête. « D’accord, appelle-la comme tu veux, vieux bouc. » Il le regarda. « Qu’est-ce que ça veut dire qu’elle peut s’en sortir ? Ils croient qu’elle est coupable ou qu’elle est innocente ?
— Parfois je m’étonne de voir comme t’es con, mon gars, soupira Zuan. Les gens s’en fichent de savoir si la Juive est coupable ou innocente, comme ils s’en fichent de savoir si une chose est vraie ou non. Tout le monde le sait, que ce procès, c’est une farce…
— Et alors ?
— Le peuple l’a compris depuis longtemps, que la justice est une connerie inventée pour les jobards.
— D’accord. Et alors ?
— Et alors ils parient sur le fait que la Juive s’en sortira.
— Ils parient…, dit Mercurio avec une pointe d’amertume.
— Bien sûr, fit Zuan. C’est très sage de parier.
— Sage ? demanda Mercurio, sarcastique.
— Sage, oui, monsieur je-sais-tout. Quand tu es un crève-la-faim, ta vie tient à un coup de dés… donc oui, c’est plus sage de pas la prendre trop au sérieux. » Il vit que Mercurio avait l’air préoccupé. Il lui tapa sur l’épaule. « Les gens, ils trouvent le père Wenceslao plus sympathique que ce Saint fanatique. Et ça, ça compte beaucoup. »
Mercurio respira à fond, comme s’il manquait d’air.
Zuan sourit. « C’est comme si c’était fait. Aie confiance.
— Oui… dit Mercurio d’une voix faible.
— Tu sais déjà ce que tu vas dire demain ? demanda Zuan.
— Plus ou moins…
— Parle avec le cœur, mon gars. Parle aux gens. C’est pas une question de justice. Enflamme-les. Amène-les de ton côté. C’est ça le jeu. Si t’as plein de gens de ton côté, pour les puissants c’est plus difficile de s’en foutre.
— Oui…
— Quoi, oui ? T’as rien écouté de ce que je t’ai dit, hein ?
— Non, dit Mercurio en riant. Excuse-moi.
— Va te faire foutre, mon gars. Je vais dormir.
— Te vexe pas…
— Allez, Mosè, fit le vieux marin en s’acheminant vers la baraque. Va dormir, toi aussi. Demain sera une dure journée.
— J’ai pas sommeil.
— Alors je te le redis : va te faire foutre », dit Zuan, et il partit en riant.
Mercurio aussi se mit à rire. Puis il s’assit sur le rebord du squero et resta là, les jambes pendantes, à regarder son navire.
« Shira…, dit-il tout bas. Ça me plaît. » Il observa la coque brillante. Essaya de sourire. Mais il sentait le poids du lendemain sur ses épaules. Il avait peur de se tromper, de ne pas réussir à sauver Giuditta. Tout dépendait de lui. Il posa la main sur sa poitrine. Prit une respiration profonde. Déplaça son regard juste un peu sur la gauche, vers la lagune. La lune pleine dessinait les contours de l’île de San Michele. « Merde, j’ai toujours pas appris à te prier, saint Michel Archange… », dit-il. Il se donna une claque sur la cuisse, en levant les yeux. « Pardon, je voulais pas dire “merde”… » Il regarda de nouveau l’île. Il ajouta : « Aide-moi… »
Il entendit un bruit derrière lui. Il ne se retourna pas « Tu n’arrives pas à dormir toi non plus, maudit vieux ? »
Personne ne répondit.
Alors Mercurio se retourna, alarmé. Il scruta la nuit, éclairée par la pleine lune et les feux qui s’éteignaient lentement. Il ne vit personne. Il soupira. Regarda de nouveau vers la caraque.
Et de nouveau entendit un bruit.
Il se leva d’un bond. Le squero était désert. Mais Mercurio se sentait agité. « Calme-toi », se dit-il. Il regarda encore alentour. Rien. Se tourna vers la cabane de Zuan. Pensa qu’il ferait mieux d’aller dormir. Le vieux avait raison.
Il remonta la cale de halage la tête basse, songeur.
Tout à coup, au sommet de la pente, il vit devant lui des bottes noires.
Il fit un bond en arrière, effrayé.
Pas assez vite.
Une lame brilla dans la nuit. Rapide comme la griffe d’un chat.
Mercurio sentit un coup sur son flanc gauche, comme un coup de poing. Puis une chaleur, comme si on y avait mis le feu. Et une douleur qui lui enleva toute force dans les jambes et lui brouilla la vue. Il se rendit compte qu’il allait tomber mais quelque chose le maintenait debout. Il comprit que c’était l’homme qui l’avait poignardé, et qui faisait tourner la lame dans la plaie. Il essaya de voir qui c’était mais n’y parvint pas. La nuit s’était remplie de mille lueurs.
Puis l’homme retira la lame et Mercurio tomba, comme un sac.
Il n’arrivait pas à bouger. Il n’arrivait pas à fuir, il n’arrivait pas à penser.
L’homme fut sur lui. Il enleva sa capuche noire.
Mercurio ne le voyait pas encore.
L’homme poussa un cri effrayant, comme un sifflement, en approchant son visage du sien.
Alors Mercurio le reconnut. « Toi… balbutia-t-il. T’es pas… mort. Je… t’ai pas… tué », dit-il.
Puis il vit que Shimon levait son couteau.
À ce moment-là, on entendit un grognement féroce.
Mosè bondit et mordit le bras de Shimon.
Le couteau tomba.
Shimon, une expression de douleur et de rage sur le visage, attrapa le chien par le cou et la queue. Il le souleva de terre, tourna sur lui-même et le lança contre un des montants du squero.
Mosè vola dans les airs et heurta avec violence le gros poteau carré de bois de hêtre. On entendit un bruit sourd, puis un glapissement.
Shimon regretta de ne pas avoir tué le chien. Il lui avait fait grâce, et c’était une erreur. Il se tourna pour reprendre son couteau.
À ce moment précis, il se retrouva face au visage d’un gamin, contracté par la haine.
« Salaud », dit Zolfo tandis qu’il lui enfonçait le couteau dans l’estomac. « Salaud », répétait-il en retirant la lame pour la lui enfoncer à nouveau dans le ventre.
Les yeux de Shimon s’exorbitèrent. Il ne sentait pas encore la douleur. Il était juste envahi par la stupéfaction. “Non”, pensait-il. Il se tourna vers Mercurio qui essayait de se relever. Il sentit la lame du couteau lui entrer dans le dos. “Non”, pensa-t-il, tombant presque sur Mercurio.
« Salaud… salaud… », répétait Zolfo qui pleurait, bavait, grognait comme un animal enragé. Il continuait de plonger son couteau dans le corps de Shimon.
« Arrête…, dit Mercurio en tendant la main vers lui. arrête… Zolfo… arrête-toi… »
Zolfo fit un pas en arrière. La lune faisait briller le sang qu’il avait sur les mains. Il lâcha le couteau. Et finalement fondit en larmes. Comme jamais il ne l’avait fait depuis la mort d’Ercole.
« Zolfo… », dit doucement Mercurio. Il ne sut rien ajouter d’autre. Il se tourna vers Shimon, qui le regardait : un filet de sang sortait par sa bouche. Il s’approcha. « Pardonne-moi… lui dit-il. Pardonne-moi… »
Shimon le regarda, étonné. Il n’avait pas peur de mourir. “C’est donc aussi simple ?”, se demanda-t-il. Il éprouva une grande paix. Il se sentit enveloppé d’un silence réconfortant et se rendit compte que plus rien ne lui importait de ce garçon qui avait été le but de sa vie récente. Il ne le haïssait plus. Il y avait un beau silence dans son cœur, enfin. Il sourit. Et il mourut.
Dans la nuit, on n’entendait plus que les pleurs étouffés de Zolfo.
« Tu m’as… sauvé… », dit Mercurio.
Zolfo le regarda, comme s’il ne comprenait pas. « Moi ? », dit-il.
Mercurio porta la main à son flanc. L’appuya sur la blessure. Gémit. Puis montra le cadavre de Shimon. « Il faut qu’on le fasse disparaître. »
Zolfo acquiesça tout en continuant à fixer ses mains couvertes de sang.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Zuan depuis le seuil de sa baraque.
— Rien, répondit Mercurio.
— Mosè est là ? Il va bien ? demanda le vieux, une pointe d’angoisse dans la voix. J’ai rêvé que… »
Mercurio vit que Mosè se relevait, en boitant.
« J’ai rêvé qu’il couinait…
— Il va bien, dit Mercurio. Il s’est pris une torgnole… par un chat…
— Grand couillon de chien », maugréa Zuan. Puis, tandis qu’il rentrait dans la baraque, il dit : « Viens dormir, mon gars.
— Oui… »
« La parole est à la défense », annonça le chancelier.
La foule se tourna vers le père Wenceslao.
Mercurio était tête basse, coudes posés sur la table. Immobile.
Le patriarche le regarda. Giustiniani aussi, les yeux rouges, brouillés par la douleur depuis la mort de Scarabello.
Mercurio ne bougeait pas. Il avait du mal à respirer.
Zolfo, au premier rang, se leva, inquiet.
« Assieds-toi, gamin », dit tout bas Zuan qui était près de lui et, tendu, ne quittait pas Mercurio des yeux.
La foule murmura.
« Père Wenceslao, dit le patriarche impatienté. Alors ? »
Mercurio serra les dents. Leva la tête. Il acquiesça avec difficulté. Puis, se tenant au bord de la table, il se mit debout. L’effort lui coupa le souffle. Il regarda en direction de Giuditta.
Elle sourit, de manière imperceptible.
Non, elle ne savait rien, pensa Mercurio. Il sourit à son tour, montrant ses dents noircies par la poix. Puis il se tourna vers la foule. Il intercepta le regard préoccupé de Zolfo. Lui envoya un signe pour le rassurer. De même à Zuan. Fit un pas. Sentit que ses jambes le portaient à peine. Sa blessure lui faisait mal. Le vieux l’avait bandé serré, ce matin. Il lui avait dit qu’il ne pouvait pas aller au procès dans cet état. Mercurio l’avait regardé et avait secoué la tête. « Si tu essaies de m’arrêter, je coule ta caraque avec les dernières forces qui me restent. » Puis il s’était maquillé en père Wenceslao, et s’était fait amener au collège canonique par Tonio et Berto.
Il fit un autre pas. Regarda la foule.
La plaidoirie du Saint avait été exceptionnelle. Avec peu d’éléments, il avait réussi à semer le doute dans l’assistance. À son arrivée au collège en début de matinée, Mercurio avait l’impression que la victoire était à portée de main. Les gens voulaient que Giuditta soit sauvée, comme une revanche contre le pouvoir, contre ce qui était écrit d’avance. Mais la plaidoirie du Saint avait été si inspirée, si passionnée, si violente, que le public était maintenant comme au milieu d’un pont, à mi-chemin entre deux rives et ne sachant vers laquelle se tourner.
Mercurio regarda les gens et sourit, jouant la désinvolture. Zuan lui avait dit de parler avec son cœur. Y parviendrait-il ? Il ne savait même pas s’il serait capable de pousser sa voix. Son sourire s’éteignit sur ses lèvres. Il transpirait et craignit que la sueur ne fasse couler son maquillage.
« Frère Amadeo…, commença-t-il à dire.
— Plus fort », cria quelqu’un dans la salle.
Mercurio se sentit submergé par le désespoir. Il s’agrippa au bord de la table. Sa vue, par moment, se brouillait. Il se tourna vers Giuditta. Elle aussi, à présent, le regardait avec inquiétude : elle devinait que quelque chose n’allait pas. Mercurio eut peur. Il ne pouvait pas laisser tomber. Il ôta sa main de la table, fit un pas décidé vers le public. Il sentit une vive douleur au côté et retint un gémissement. Serra les dents. « Frère Amadeo, répéta-t-il en forçant sa voix — de nouveau, cette douleur — a si bien parlé que je voudrais l’entendre à nouveau, depuis le début. » Il hocha la tête. « Il m’a bercé avec ses paroles. »
Les gens ne comprenaient pas, et attendaient en silence.
« Vraiment… reprit Mercurio. Il m’a bercé… » Il désigna l’endroit où il avait été assis. « Vous l’avez vu, je m’étais endormi. »
La foule éclata de rire, amusée.
« Non, je ne plaisante pas… », et en bougeant il sentit que sa blessure se rouvrait. Il serra de nouveau les dents. Tenta de faire en sorte que personne ne s’en aperçoive. « Je suis vraiment admiratif, frère Amadeo », dit-il au Saint, qui le fixait d’un regard sans aménité. Mercurio reprit son dialogue avec la foule, tandis qu’il rejoignait la cage de Giuditta et s’accrochait à un barreau, pour se tenir. « Rendez-vous compte, cette mémoire extraordinaire qu’il a ! Tous ces témoins qu’il nous a rappelés… » Il se tourna vers le Saint. « Merci. Merci vraiment », lui dit-il avant de se tourner à nouveau vers les gens en hochant la tête. « Moi, sincèrement, je ne me rappelais pas un seul de ces témoins inutiles… »
Une nouvelle fois, la foule éclata de rire.
« C’est ça, mon gars », dit Zuan à voix basse.
Zolfo fixait frère Amadeo. Ils s’étaient regardés, avant l’ouverture des débats, et le Saint ne l’avait même pas salué. Mais Zolfo ne s’en était pas inquiété, le frère ne comptait plus à présent. Zolfo avait repris sa vie en main. Quand ils avaient jeté le cadavre du marchand juif dans la lagune, il avait compris qu’il avait une nouvelle chance.
« Mercurio, c’est le meilleur », dit-il à Zuan, tout fier.
Le vieux le regarda et acquiesça.
Mercurio fixa la foule, en silence. La douleur était si aiguë qu’elle lui coupait le souffle. Il resta ainsi, bouche ouverte, espérant les tenir en attente jusqu’au moment où il pourrait recommencer à parler. D’une main, il continuait de serrer le barreau de la cage. De l’autre il désigna les gens du peuple, l’un après l’autre, comme si ce geste voulait dire quelque chose.
Et la foule, de fait, le suivait en silence, captivée.
« Quel est le seul témoin dont nous nous souvenons tous ? », dit enfin Mercurio, au prix d’un grand effort.
Beaucoup, dans le public, hochèrent la tête. Certains dirent même quelques mots.
Mercurio peinait à respirer. Il désigna l’une des femmes qui avaient parlé et lui fit signe de répéter.
« La maîtresse du prince Contarini, dit la femme. Enfin, non, ajouta-t-elle en se frappant la tête de manière théâtrale, c’était juste la servante du prince. »
Les gens se mirent à rire.
Le patriarche rougit mais ne dit rien. Il s’accrocha des deux mains aux accoudoirs dorés de son fauteuil et les serra avec colère.
« Elle est là ! », dit un homme dans le public en désignant un point au fond de la salle.
Les gens se retournèrent. Certains se soulevèrent, d’autres se mirent debout, tous tendirent le cou. De même le patriarche et toutes les personnalités sur l’estrade. De même le Saint. Et Mercurio. Et Zolfo.
Benedetta, appuyée dos au mur, sentit tous les yeux posés sur elle. Elle regarda Giuditta bouche bée, comme si elle allait dire quelque chose.
Mercurio se figea.
Mais Benedetta n’avait pas de colère dans les yeux. Elle ne parla pas, se contentant de reculer en silence, suivie par tous les regards, et sortit de la grande salle, la tête rentrée dans les épaules.
Zolfo eut un coup au cœur. Il se dirigea vers la sortie, fendant la foule, tandis que le chancelier criait : « Du calme ! Du calme ! » Arrivé à la porte, Zolfo chercha Benedetta dans la foule qui se massait sur l’esplanade, sans la voir. Alors, un poids sur le cœur, il revint s’asseoir à côté de Zuan.
« Tu la connais ? », demanda le vieux.
Zolfo le fixa. « Peut-être, dit-il, perdu dans ses pensées. Peut-être… »
« Du calme ! Du calme ! », continuait à crier le chancelier.
Mercurio, pendant ce temps, se tenait des deux mains aux barreaux. Il sentait ses forces le quitter. La voix du chancelier résonnait dans ses oreilles comme en écho. Les visages dans la foule se brouillaient, l’air devenait irrespirable, son cœur ralentissait de plus en plus. La sueur coulait le long de son front et il sentait son maquillage fondre. La lumière qui entrait par les grandes fenêtres était comme une lame douloureuse.
Il se tourna vers Giuditta, les yeux exorbités, la bouche ouverte. Il haletait.
« Que se passe-t-il ? », dit-elle soudain inquiète, en s’approchant jusqu’à le toucher à travers les barreaux.
Mercurio secoua la tête.
Dans la grande salle du collège canonique régnait un silence inhabituel. Les regards étaient tournés vers la silhouette insolite du dominicain agrippé aux barreaux de la cage de l’accusée, presque courbé en deux, ses mains glissant lentement.
« Je suis… désolé… », dit Mercurio tout bas.
Giuditta, qui le fixait, épouvantée, baissa les yeux. Ce qu’elle vit l’effraya encore plus. Elle murmura : « Mon amour… » Tous virent qu’elle tendait la main vers lui, touchant son flanc gauche.
« Je suis… désolé… », répéta Mercurio, et il lâcha la cage. Il fit un pas en arrière, chancelant.
Et là où Giuditta avait posé la main, chacun put voir une large tache rouge qui s’étalait sur la tunique blanche.
Mercurio eut une sorte de soubresaut et tomba à genoux.
La foule retenait son souffle.
Giuditta porta la main à sa bouche, et ses yeux se remplirent de larmes.
« Mon gars… », dit Zuan.
« Mercurio… », dit Zolfo.
Giustiniani, bien qu’écrasé par sa propre douleur, se mit lentement debout.
Un instant, le temps sembla s’être arrêté.
Alors le Saint bondit sur ses pieds et pointa le doigt vers Giuditta, levant l’autre main en l’air pour montrer ses stigmates. Il hurla : « Sorcière ! Fille de Satan ! »
Les gens le regardèrent. Puis tournèrent les yeux vers Giuditta.
Giuditta fixait Mercurio, en secouant la tête.
« Fille de Satan ! », recommença à tonner le Saint. « Tu as pris jusqu’à l’âme de ce bon serviteur de Dieu pour qu’il te sauve ! Tu l’as ensorcelé lui aussi ! »
La foule commença à s’enflammer.
Giuditta regarda les gens et ôta la main de sa bouche : elle avait le sang de Mercurio sur les lèvres.
« Tu as pris jusqu’à son sang ! », hurla le Saint de toutes ses forces.
Alors la foule devint folle. Elle oublia tout ce qu’elle avait pensé jusque là et hurla avec le Saint : « Sorcière ! Fille de Satan ! Tu brûleras en enfer ! Au bûcher ! Au bûcher ! »
Mercurio se tourna vers Lanzafame, qui avait dégainé son épée, suivi de ses soldats, et s’était placé en protection de la cage. Il l’appela : « Capitaine… »
Lanzafame se tourna vers lui.
Le maquillage de Mercurio commençait à couler. « C’est maintenant ou jamais, capitaine, lui dit-il.
— Mais, tu…, fit Lanzafame, qui le reconnut confusément.
— Maintenant ou jamais, répéta Mercurio. Emmenez-la… La barque vous attend… Vous savez où…
— Oui, je sais où, fit Lanzafame.
— Allez-y…, haleta Mercurio, qui essayait d’empêcher ses yeux de se fermer.
— Mercurio, cria Giuditta.
— Sauvez-la… », dit encore Mercurio à Lanzafame.
Le capitaine ouvrit la cage. « Protection ! », ordonna-t-il à ses hommes, pendant que les premiers fanatiques cherchaient à forcer le bloc des gardes du doge. « Viens, Giuditta », lui dit-il en la prenant par le bras.
« Que faites-vous ? », cria le patriarche en se dressant sur ses pieds. Et il s’apprêtait à donner l’ordre aux gardes de les arrêter quand Giustiniani, surmontant l’hébétement de sa propre douleur, le saisit au poignet.
« Que faites-vous, patriarche ? dit-il avec férocité. Vous voulez qu’elle soit lynchée ? »
Le patriarche regarda d’un air ahuri la main de Giustiniani qui lui enserrait le poignet. « Comment vous permettez-vous ?
— Asseyez-vous ! », ordonna Giustiniani, avec une telle fougue que le patriarche ne put qu’obéir. Le gentilhomme se tourna vers Lanzafame. « Emmenez-la ! », cria-t-il. Puis il pointa le doigt vers le commandant des gardes du doge : « Ne laissez passer personne ! »
Lanzafame serra plus fort encore le bras de Giuditta. Il se tourna vers Mercurio. « Mon garçon…
— Allez-y… dit Mercurio avec un filet de voix, toujours à genoux, balançant la tête, sans force, le regard voilé.
— Mercurio, non ! cria Giuditta.
— En avant ! lança Lanzafame en l’emmenant de force avec lui.
— Non ! Non ! », hurlait Giuditta.
Mercurio se tourna pour la regarder. Il essaya de lui sourire. Mais il fut tout à coup aveuglé par une grande lueur. Et juste avant que Giuditta ne disparaisse par la porte latérale, il s’écroula au sol, le visage contre le carrelage.
Les bruits, les clameurs, ses peurs se turent.
Le monde entier devint muet. Et tout noir.
« Putain de merde, mon garçon, je me suis bien fait avoir ! Je t’avais pas du tout reconnu ! disait Isacco, haletant sous le poids de Mercurio. Et t’avise pas de mourir, parce que je viens te chercher à coups de pieds dans le cul jusque dans l’enfer des chrétiens !
— Où… où on est ? », chuchota Mercurio. Ouvrant les yeux, il voyait Venise à l’envers.
« Tu es sur mon épaule, mon garçon. Et tu pèses un âne mort, dit le docteur. Ou plutôt, c’est moi qui suis dessous et qui peine comme une mule.
— Par ici, par ici ! indiqua Zolfo courant devant eux.
— Va devant, retiens-les ! », lui cria Zuan, qui fermait le groupe.
Zolfo se mit à courir le long du canal.
« Qu’est-ce… qu’il s’est… passé ? », demanda Mercurio. Puis il gémit.
« T’as mal ? demanda Isacco.
— Oui…
— Serre les dents. C’est bon signe.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— C’est facile de bavarder quand on est perché sur la mule, haleta Isacco. Mais pour la mule c’est moins facile… »
Mercurio toussa.
« Je t’ai fait rire, hein ?
— Non…
— Allez, tiens bon, on est arrivés. »
Quand il avait vu Lanzafame emmener Giuditta, Isacco était sorti pour les rejoindre à l’arrière du bâtiment. Giuditta l’avait regardé de ses grands yeux implorants. Elle avait dit : « Mercurio ». Cela avait suffi. Isacco était revenu dans la grande salle. Il s’était assuré que Mercurio était encore vivant puis, aidé par Zuan et Zolfo, l’avait chargé sur son épaule. À présent il se hâtait vers le quai du rio dei Fuseri, à San Luca, où Lanzafame avait dit qu’ils attendraient aussi longtemps que possible.
Zolfo apparut au fond de la calle delle Schiavine. Il sautillait d’un pied sur l’autre et hurlait : « Allez, grouillez-vous ! »
« Va te faire foutre, souffla Isacco. Grouille-toi mon cul. » Il donna une petite tape sur la tête de Mercurio. « T’es là, mon garçon ?
— J’ai fr… froid », balbutia Mercurio.
Zuan, en passant devant une boutique vide, attrapa sur l’étal une schiavina, comme on appelait les grosses et lourdes couvertures de laine fabriquées dans cette rue, et la jeta sur Mercurio.
« On est arrivés, fit Isacco. Me lâche pas maintenant, après tout le mal que je me suis donné. Je voudrais pas que ce soit pour rien.
— Vous êtes… un vrai Juif, docteur…, plaisanta Mercurio.
— Ah, je te préfère comme ça », rétorqua Isacco, qui accéléra le pas.
Au moment où ils tournaient pour arriver au canal, Zuan vit qu’une fille les suivait. Elle avait les cheveux cuivrés et la peau blanche, transparente comme l’albâtre. Il lui sembla reconnaître celle que tous avaient montrée du doigt au procès en disant qu’elle était la maîtresse ou la servante d’un prince.
« On y est, dit Isacco en voyant la barque de Tonio et Berto amarrée près du pont dei Fuseri.
— Mercurio ! », cria Giuditta en courant à sa rencontre.
Isacco n’en pouvait plus. Il posa Mercurio sur le sol, essoufflé au point de ne pouvoir parler. Zuan arriva à son tour.
« Giuditta… », murmura Mercurio.
Elle fut aussitôt près de lui. « Mercurio… », dit-elle.
À ce moment-là, un des soldats de Lanzafame qui surveillait leurs arrières cria « Halte-là ! »
Tous se retournèrent.
C’était Benedetta. Elle fit un pas en avant, regardant Giuditta.
« Va-t-en ! dit Mercurio, en essayant de marcher.
Benedetta ne le regardait pas. Elle continuait de fixer Giuditta, la bouche ouverte, comme si elle voulait dire quelque chose.
Tous la regardaient.
« Je regrette…, dit Benedetta.
— Ne l’écoute pas, Giuditta ! fit Mercurio. Va-t-en, Benedetta… Ça ne t’a pas suffit ce… ce que tu as fait… ? Chassez-la… »
Benedetta avait toujours les yeux fixés dans ceux de Giuditta. On aurait dit deux blessures sombres, emplies de douleur.
Giuditta non plus ne pouvait détacher d’elle son regard. Elle posa la main sur la poitrine de Mercurio, comme si elle voulait le faire taire.
« Je regrette… répéta Benedetta tout bas.
— C’est pas… vrai ! », s’exclama Mercurio, qui essayait d’attraper la main de Giuditta et de la secouer.
« Je ne peux plus rien faire… regarde-moi… », dit Benedetta en se retournant un court instant vers Mercurio, ouvrant les bras comme pour montrer sa nouvelle misère.
Giuditta hocha la tête. Doucement, juste une fois.
Benedetta sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle les retint. Hocha la tête elle aussi, une fois, avec le peu de dignité qui lui restait, puis dit du bout des lèvres : « Merci ».
Giuditta la fixa encore un instant, sans colère, sans rancœur. Elle se sentit soudain libérée. Alors elle se tourna vers Mercurio et lui sourit, pleine d’espoir.
Quand Benedetta vit à quel point ils étaient unis, elle eut un coup au cœur et commença à reculer, lentement. Puis elle se retourna et s’éloigna.
« Chargez-le dans la barque, vite », dit Lanzafame en désignant Mercurio.
Les soldats le transportèrent à bord, suivis d’Isacco, Giuditta, Zolfo et Zuan.
Mais Zolfo continuait de regarder Benedetta qui s’éloignait. Tandis qu’on larguait les amarres, il se rappela le temps où ils étaient arrivés tous ensemble à Venise, après s’être enfuis de Rome. Il se rappela qu’à Mestre, quand il avait décidé de partir avec le frère Amadeo, Benedetta n’avait pas hésité : elle avait sauté de la barque pour le suivre et l’arracher aux griffes du frère. Il se rappela qu’à cette époque-là Benedetta était différente, avec un regard autre. Et se dit que peut-être ses yeux allaient redevenir comme avant.
Alors, sur une impulsion, il sauta sur le quai.
« Zolfo… qu’est-ce que… tu fais ? », dit Mercurio.
Zolfo le regarda : pour la première fois depuis si longtemps, il y eut dans ses yeux une lueur d’espérance. Peut-être que Benedetta et lui pourraient recommencer ensemble. Il regarda vers la calle dei Fuseri. Benedetta marchait lentement, les épaules courbées. « Elle est toute seule, Mercurio, dit-il en hochant la tête en signe d’excuse. Elle a besoin de moi… »
Mercurio acquiesça, ému. « Vas-y… », dit-il.
Les yeux de Zolfo se remplirent de larmes. Il articula : « Merci.
— Cours… », lui dit Mercurio.
Zolfo sourit puis se sauva, courant sur la boue séchée par la chaleur de l’été. Il cria : « Benedetta, attends-moi ! »
Mercurio se tourna vers Giuditta, qui le regardait. Et il sut ce qu’elle pensait. Elle aussi se rappelait le jour de leur arrivée à Mestre, quand il avait sauté à l’eau en la laissant sur l’embarcation des héros de Marignan pour rester avec ses compagnons de voyage. Elle hocha la tête. « Non, cette fois je ne sauterai pas…, souffla Mercurio.
— Tu en serais bien incapable », dit Lanzafame en riant, tandis que la barque s’écartait du quai.
Mercurio ne rit pas. Il se perdait dans les yeux de Giuditta. « Parce que maintenant je sais où est ma place. »
Giuditta lui prit la main. Elle regarda au fond de la calle dei Fuseri où Zolfo avait rejoint Benedetta. Ils étaient arrêtés et semblaient parler avec animation.
« Que vont-ils faire maintenant ? demanda Giuditta.
— Des arnaques, du vol », dit Mercurio avec une pointe de légèreté et de complaisance dans la voix. Il ôta sa perruque avec sa fausse tonsure. « C’est tout ce que nous savons faire…
— Montre-moi ça, dit Isacco. Et puisqu’on en parle, ferais-tu confiance à un faux docteur ?
— Plus qu’à un vrai… », répondit Mercurio, qui s’étendit.
Avec un couteau, Isacco coupa sa tunique sur le côté. Il regarda la blessure et hocha la tête.
Les yeux de Giuditta se remplirent de larmes.
« Qui diable t’a fait ce bandage ?
— Moi, fit Zuan.
— Continue à faire le marin, ça vaudra mieux », maugréa Isacco.
La barque avait pris de la vitesse. Elle filait le long du rio San Mosè et en quelques instants se retrouva sur le Grand Canal. Ils virèrent à bâbord pour se diriger vers la riva degli Schiavoni.
« Le garçon doit être pansé et recousu, dit Isacco au capitaine. Il faut aller à Mestre, à l’hôpital.
— N’y pense même pas, docteur, répondit le capitaine.
— Si, il le faut, dit Giuditta.
— Non, répéta Lanzafame. On ne va pas se balader dans Venise avec toi, il n’en est pas question. Dans pas longtemps, quand ils verront qu’on n’arrive pas à la prison, ils lanceront une vraie battue.
— Mais…
— Il n’en est pas question, dit sèchement Lanzafame. Maintenant, on va au bateau. Puis le docteur ira avec ces deux bonevoglies à Mestre où il prendra ce qu’il lui faut, et il reviendra. S’il y a une chance de ne pas se faire rattraper, c’est la seule. Tout autre plan est exclu. » Il regarda Mercurio. « J’ai pas raison, mon gars ?
— Parfait… » Mercurio releva la tête et se tourna vers Tonio et Berto. « C’est le moment de montrer qui vous êtes », dit-il. Puis, avec le peu de souffle qui lui restait, il s’essaya à crier : « Ramez ! ».
Tonio et Berto firent grincer les rames tant ils mettaient de force dans la vogue, arquant leur dos puissant.
Ils venaient à peine de débarquer leur chargement humain au squero de Zuan qu’ils étaient déjà repartis avec Isacco seul à bord.
On transporta Mercurio, dont Giuditta ne lâchait pas la main. On l’étendit sur le pont de la caraque.
Mosè tournait autour de Mercurio, hurlait à la mort et remuait doucement la queue.
Zuan avait eu juste le temps de faire monter à bord tout son vieil équipage, et les bonevoglies recrutés avaient à peine plongé leurs rames dans l’eau, que Tonio et Berto étaient déjà de retour.
À bord, il y avait aussi Anna, pâle et épouvantée.
« J’ai pas réussi à la faire rester là-bas, mon garçon, je suis désolé », plaisanta Isacco en grimpant sur le pont du navire avec sa trousse à instruments, et un grand sac rempli d’herbes médicinales et d’onguents.
Giuditta était toujours près de Mercurio, malheureuse.
« Ils sont fous à Venise ! dit Tonio. Quel bordel ! La moitié des Vénitiens voudrait rattraper la sorcière et l’autre moitié la cacher dans sa propre maison. »
Isacco ouvrit sa trousse.
« Mon petit », dit Anna effrayée en s’agenouillant à côté de Mercurio.
Il lui sourit faiblement.
Anna tourna son regard vers Giuditta, qu’elle voyait pour la première fois. C’était donc la jeune fille pour laquelle Mercurio avait changé le monde. Elle se dit qu’elle avait de la chance. Si elle n’avait pas eu un mari comme le sien, elle l’aurait enviée. Au lieu de cela, en voyant comment Giuditta regardait Mercurio, le léger sourire qu’elle avait sur les lèvres s’élargit. Elle lui ouvrit son cœur. « Si tu ne le sauves pas, plus question d’hôpital, pour toi. Dieu m’en est témoin, dit Anna à Isacco.
— Arrête donc, espèce de casse-pieds, répondit celui-ci d’un ton bourru. Laisse-moi travailler. »
Anna fit un signe de croix, ferma les yeux et commença à prier.
Mercurio sentit l’aiguille de suture lui entrer dans la chair et cria.
Mosè fit un bond en arrière, en aboyant de peur.
« Exagère pas, mon garçon, fais pas ta fille », dit Isacco. Il se tourna vers Lanzafame et ses soldats. « Il ne le savait pas, lui, que je suis un boucher. »
Lanzafame se mit à rire.
Mosè regardait le docteur et grognait tout bas.
« J’ai encore des points à faire. Alors arrête de pleurnicher. Serre les dents. Et dis à ce chien d’éviter de me mordre, s’il te plaît.
— Calme, Mosè… », dit Mercurio. Le chien s’assit près de lui et lui lécha le visage. Mercurio sentit l’aiguille entrer dans sa chair, gémit en serrant la main de Giuditta.
« Tâche de ne pas briser la main de ma fille, ajouta Isacco.
— Va te faire foutre, docteur », dit Mercurio.
Quand il eut fini, Isacco étendit un onguent d’achillée et de prêle sur la blessure, pour arrêter l’hémorragie. Puis il appliqua un emplâtre de racine de bardane et de calendula pour la cicatrisation. « Tu as bien regardé ? demanda-t-il à Giuditta. C’est toi qui devras le faire, tous les jours, jusqu’à ce que la blessure soit guérie. »
Giuditta acquiesça. Isacco lui confia les pots contenant l’onguent et l’emplâtre. Puis il lui donna deux petites bouteilles. « Encens et griffe du diable. Tu le dissous dans une tasse de bouillon ou même seulement dans de l’eau chaude. Ça servira à combattre la fièvre.
— D’accord…, dit Giuditta d’une voix faible.
— Il ne va pas mourir, mon petit, lui chuchota Isacco à l’oreille. Mais ne le lui dis pas, sinon il recommencerait à bouger trop vite, tu comprends ? »
Giuditta fondit en larmes et se jeta au cou d’Isacco. « Oh, père…
— Oh, fille ! fit Isacco en écho, l’écartant de lui. C’est quoi tous ces chichis ? » Mais bientôt ses yeux aussi se remplirent de larmes. Il cogna du poing avec colère contre le pont du navire. « Du diable ! Tu vois ? Tu es contente ?
— Père, dit Giuditta en souriant derrière ses larmes, tu es mal dégrossi et insupportable. » Elle le prit dans ses bras. « Mais je t’aime tellement… tellement… » Elle se détacha de lui. « Donc, tu ne viendras pas avec nous ? »
Isacco baissa les yeux. « Ma petite fille… Je…
— Quand un oiseau apprend à voler, il quitte le nid. C’est comme ça que ça doit se passer, dit Mercurio.
— C’est quoi ces conneries, mon garçon ? », fit Isacco.
Mercurio rit et regarda Anna, qui vint près de lui. Elle caressa ses cheveux collés par la sueur.
Puis elle tendit la main et prit celle de Giuditta. Elle la regarda en silence, acquiesçant de la tête.
Giuditta était toute raide, comme si elle craignait le jugement d’Anna.
« Mercurio m’avait dit que tu étais belle… », commença Anna. Mais elle s’interrompit aussitôt. Elle leva les yeux au ciel, secouant la tête. « Oh, je ne sais pas quoi dire ! Dans ces moments-là on croit toujours qu’il faut trouver quelque chose de spécial à dire… » Elle sourit, embarrassée. « Même une femme ignorante comme moi s’imagine pouvoir… Ma pauvre Anna, va donc au diable ! », ajouta-t-elle tout bas. Elle attira Giuditta contre elle. « Laisse-moi te serrer dans mes bras, ma petite fille. Laisse-moi te serrer dans mes bras et c’est tout. »
Giuditta s’abandonna à l’étreinte, gauchement.
« Tu n’es pas une petite fille, je le sais bien », lui murmura Anna à l’oreille. Elle l’écarta et la regarda dans les yeux. « C’est que nous avons plus peur pour vous que vous-mêmes, mes enfants. Je suis désolée », dit-elle d’une voix qui se brisait.
Alors Giuditta, tout à coup, l’embrassa sur la joue. Trois fois. « Une fois pour ma mère, parce que je n’ai jamais pu le faire. Une pour ma grand-mère, parce que je voudrais pouvoir encore le faire. Et une pour la mère de Mercurio, parce que je sais combien je te dois », lui dit-elle.
Anna rougit, baissa les yeux et se tourna vers Mercurio.
« À présent je suis plus tranquille, lui dit-elle en cherchant à se donner une contenance. Elle prendra soin de toi. »
Giuditta sentit son estomac se nouer. Elle essaya de cacher les émotions qui la traversaient.
Anna évita de la regarder parce qu’elle savait qu’elle ne résisterait pas, elle non plus, à l’émotion. Elle caressa presque avec fureur le front de Mercurio. Puis devint sérieuse. « Tu es brûlant, dit-elle d’un ton chagrin.
— Évidemment, il a de la fièvre, s’exclama Isacco. Tu parles d’une découverte ! »
Anna regarda Giuditta. « Tu as bien de la chance de partir, lui dit-elle. Pense à nous qui devons rester avec lui. »
Giuditta rit, mais l’instant d’après elle pleurait. Elle étreignit son père.
Isacco la tint serrée fort. « Tu es ma petite fille, lui dit-il tout bas dans l’oreille. Ne l’oublie jamais. Tu es ma petite fille. »
Giuditta sanglota.
« Je suis désolé de jouer les trouble-fêtes mais si nous ne commençons pas à bouger, ils nous trouveront », dit Lanzafame.
Isacco se détacha de Giuditta et le regarda. « Vous avez dit nous, capitaine ? demanda-t-il, étonné.
— J’ai trahi Venise, docteur. Je ne regrette pas de l’avoir fait… mais franchement je voudrais garder ma tête accrochée à mon cou pendant quelques années encore. » Il regarda Mercurio et la chiourme. « Et puis, ces gens ont besoin de quelqu’un qui sache manier une épée. »
Isacco ressentit une profonde douleur. « Alors, aujourd’hui je vous perds aussi. Je vous confie ma fille, dans ce cas », ajouta-t-il en désignant Giuditta.
Lanzafame acquiesça, sérieux. « J’ai une dette envers toi, docteur. Tu m’as guéri.
— De quoi ? fit Isacco, étonné.
— De l’esclavage du vin.
— C’est vous qui avez tout fait, capitaine, répondit Isacco.
— Non. Tu m’as donné la méthode.
— Un jour après l’autre…, sourit Isacco avant d’acquiescer, satisfait. Ça marche, hein ?
— Ça marche. »
Les deux hommes se regardèrent longuement, dans le silence général. Tous sentaient la force et la noblesse de cette amitié.
« Mets ça à ton cou », dit Zuan, qui surgit du néant.
Mosè aboya, tout content.
Isacco se tourna et resta bouche bée. « Je ne peux pas y croire… »
Zuan tenait à la main un lacet de cuir usé et noirci par le temps. Suspendu à ce lacet, un sachet de cuir encore plus crasseux.
« Je ne peux pas y croire… », répéta Isacco.
Giuditta sourit, tout aussi étonnée.
« Tes médecines, c’est rien comparé à cette amulette, dit fièrement Zuan à Isacco. Celui qui l’a faite, c’est un vrai médecin avec des couilles, pas un type comme toi. Grâce à ça, j’ai jamais eu le scorbut, pendant toutes ces années de navigation. Ça s’appelle…
— …le Qalonimus, murmura doucement Isacco.
— Ah, tu le connais toi aussi, hein ? dit Zuan, satisfait. Puis il se tourna vers Mercurio. Tu dois savoir que cette amulette miraculeuse a été inventée par un médecin qui avait recueilli les dernières volontés d’une sainte martyrisée par les barbares, et donc…
— Mais comment tu fais pour croire à toutes ces bêtises ? dit Isacco en riant.
— Moi, j’y crois, intervint Giuditta. Père, tu ne vois pas que Ha-Shem nous bénit, qu’il nous envoie un signe ? dit-elle avec un sourire. Peut-être que c’est le dernier Qalonimus qui reste… et il me parlera de toi. Maintenant je suis sûre que tu seras avec moi. »
Isacco l’embrassa et sourit. « Comme c’est bizarre… Mais laisse Ha-Shem en dehors de ça, dit-il, d’un ton bonhomme. Je ne voudrais pas qu’il se rappelle que je suis un filou », ajouta-t-il à son oreille.
Zuan, pendant ce temps, avait passé au cou de Mercurio l’amulette qui avait enrichi Isacco autrefois.
« Ça pue… », dit Mercurio.
Isacco éclata de rire. « Ça doit être les crottes de chèvre. »
Giuditta lui envoya un coup de coude.
Puis, tout à coup, un grand silence tomba. Le soleil se couchait derrière les toits de Venise. Tout le monde baissa la tête. Il n’y eut plus un mot. Plus un sourire.
Le temps était venu.
« Vous devez y aller, fit Anna del Mercato. Bientôt il fera nuit. »
Mercurio la regarda, les yeux voilés de larmes.
Anna alla près de lui, lui passa le doigt sur les sourcils et l’embrassa. « Je suis fière de toi… père Wenceslao da Ugovizza. » Puis elle alla jusqu’à l’échelle et fut la première à descendre à terre.
Isacco la suivit, en silence.
« Docteur, dit Mercurio, faites-vous donner de l’argent par Isaia Saraval, l’usurier de Mestre. Il m’en doit. Utilisez-le pour l’hôpital. »
Isacco acquiesça. Mais une pensée encore le tourmentait.
Il fit demi-tour et se précipita vers Giuditta, la saisit aux épaules. « Je n’ai pas mal fait de t’emmener à Venise, n’est-ce pas ? »
Giuditta se tourna vers Mercurio. « Non, père. Au contraire.
— Ta mère serait fière de toi.
— Et elle est fière de toi, père », répondit Giuditta.
Alors Isacco l’embrassa une dernière fois, descendit à terre et rejoignit Anna del Mercato. À côté d’eux, les femmes des marins de Zuan. Elles étaient toutes vieilles et savaient qu’elles ne reverraient pas leur mari. Mais c’est une chose à laquelle toutes les femmes de marin sont préparées.
La caraque se détacha lentement du quai.
La chiourme de Zuan hissa les voiles.
Les bonevoglies, au rythme scandé par Tonio et Berto, plongèrent les rames dans l’eau de la lagune.
Zuan se mit au gouvernail.
Lanzafame se déplaça à tribord. Mosè, fou de joie, se mit à courir en rond sur le pont du navire en aboyant.
« Arrête, couillon ! », cria Zuan.
Puis, en craquant, comme les vieux os de son équipage, la caraque Shira prit le large et pointa vers la mer.
Aucun de ceux qui étaient à bord ne savait ce qui les attendait. Aucun ne connaissait le Nouveau Monde, ne savait s’ils y arriveraient ni ce qu’ils y trouveraient. Mais c’étaient des marins, et ils ne seraient pas morts contents s’ils n’avaient pas essayé.
Giuditta, quand on ne vit plus le squero de Zuan, à la poupe, prit une cuvette avec de l’eau, un linge et s’assit à côté de Mercurio. « Que tu es vilain, mon amour », lui dit-elle. Et elle commença à lui enlever doucement son maquillage.
Mercurio sourit, fatigué. Il avait les yeux brillants de fièvre.
« Pendant quelque temps, j’aimerais te reconnaître, dit Giuditta. Plus de déguisements. Promis ?
— Promis… »
Giuditta le regarda. « Tu m’as sauvé la vie. »
Mercurio la fixait en silence.
« Et tu me donnes une vie que je n’aurais jamais pu avoir. Tu es vraiment un filou… »
Mercurio lui prit la main, à grand-peine. La serra. Si faiblement qu’elle s’en émut.
Alors, pour ne pas pleurer, Giuditta regarda devant elle, au-delà de la proue du navire. Elle se rappela son arrivée à Venise. Quand son père et elle avaient débarqué de la galéasse macédonienne, à l’embouchure du Pô. Elle se rappela le fleuve qui s’était ouvert devant eux, mystérieux comme leur avenir. Elle se souvint d’avoir pensé que leur vie passée était terminée et qu’une nouvelle vie commençait. Avec de nouvelles règles.
Jamais elle n’aurait cru éprouver de nouveau ces sensations, et en si peu de temps.
Dans l’obscurité de la nuit elle regardait la mer en face d’elle, mystérieuse comme son avenir. Un moment, elle eut peur. Puis elle baissa les yeux sur Mercurio, qui dormait, une expression heureuse sur le visage, serrant encore sa main pour lui faire comprendre qu’ils allaient y arriver.
Alors Giuditta se sentit en sécurité.
Elle leva les yeux vers le ciel et la nuit, pointa le doigt vers la seule étoile qu’elle connaissait depuis l’enfance et dit : « Guide-nous ».