Chapitre 20

Nous ne goûtons rien de pur

1. L'insuffisance de notre condition humaine fait que nous ne pouvons pas utiliser les choses simplement et naturellement. Les éléments dont nous nous servons sont modifiés, même les métaux, et même l'or, que nous devons dégrader avec quelque autre matière pour le rendre utilisable. Ni la vertu toute simple, dont Ariston593, Pyrrhus, ou encore les Stoïciens, faisaient le but de l'existence, ne pouvait être employée sans mélange, pas plus que le plaisir des Cyrénaïques et d'Aristippe(594. Parmi les plaisirs et les biens que nous avons, il n'en est aucun qui soit exempt de quelque mélange de peine et de désagrément.

De la source des plaisirs, une sorte d'amertume

Au milieu même des fleurs s'élève et nous angoisse.

[Lucrèce De la Nature IV, vv. 1133-1134]

2. Notre plaisir le plus extrême a quelque ressemblance avec le gémissement et la plainte. Ne dirait-on pas qu'il se meurt d'angoisse ? Et d'ailleurs, quand nous cherchons à en donner exactement l'évocation, nous la truffons d'épithètes et de qualifications évoquant la maladie et la douleur : langueur, mollesse, faiblesse, défaillance, morbidité. Cela montre à quel point plaisir et douleur partagent le même sang et la même substance. La joie profonde est plus grave que gaie. Le contentement extrême et entier est plus calme qu'enjoué. « La félicité elle-même, si elle n'est pas tempérée, nous accable.» [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius LXXIV] C'est ce que dit un vers grec de l'Antiquité : « Les dieux nous vendent tous les biens qu'ils nous donnent595. Ce qui signifie qu'ils ne nous donnent rien qui soit parfait ni pur, et que nous n'achetions au prix de quelque mal.

3. La peine596 et le plaisir, pourtant très différents par nature, s'associent tout de même par je ne sais quelle rencontre naturelle. Socrate dit que quelque dieu essaya de réunir et de fondre ensemble la douleur et le plaisir, mais que ne pouvant y parvenir, il eut l'idée de les réunir au moins par la queue. Métrodore597 disait que dans la tristesse, il entre quelque chose du plaisir. Je ne sais pas s'il voulait dire autre chose, mais quant à moi, j'imagine volontiers qu'il y a de l'intention, du consentement et de la complaisance à se vautrer dans la mélancolie ; en plus de l'ambition qui peut encore s'y mêler, il me semble qu'il y a comme un soupçon de friandise et de délicatesse qui nous sourit et nous flatte, au sein même de la mélancolie. N'y a-t-il pas certains tempéraments qui en font leur nourriture ?

Il y a de la volupté dans les pleurs.

[Ovide Tristes IV, 3, v. 27]

Et comme dit un certain Attale chez Sénèque : le souvenir de nos amis perdus nous est agréable comme l'amertume d'un vin trop vieux598... [Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius LXIII]

Jeune esclave, toi qui sers du vieux vin de Falerne,

Verse donc en nos coupes un vin plus amer.

[Catulle Épithalame de Thétis et de Pélée XXVII, I]

... et comme des pommes aigres-douces.

4. La nature nous révèle un mélange du même genre : les peintres savent que les mouvements et les plis du visage qui servent dans les pleurs servent aussi pour traduire le rire. Et le fait est que si vous regardez une œuvre en train de se faire avant que l'une ou l'autre de ces deux expressions soit achevée, vous serez bien en peine de dire vers laquelle elle s'achemine ! Et d'ailleurs, le rire extrême n'est-il pas mêlé de larmes ?

Il n'est de mal qui n'ait de compensation.

[Sénèque Épitres, ou Lettres à Lucilius LXIX]

5. Quand j'imagine l'homme assiégé de plaisirs très tentants, comme si par exemple tous ses membres étaient sans cesse en proie à un plaisir semblable à celui de l'acte sexuel à son plus haut point, je sens bien qu'il s'écroulerait sous le fardeau de son bonheur, et qu'il serait totalement incapable de supporter une si pure, si constante et si universelle volupté. Et de fait, quand il l'atteint, il la fuit, il s'empresse naturellement d'y échapper, comme d'un mauvais passage où il ne peut se tenir fermement et où il craint de s'enfoncer.

6. Quand je m'examine scrupuleusement, je trouve encore dans la meilleure de mes qualités quelque chose de mauvais. J'éprouve envers la rigoureuse vertu dont fait preuve Platon une estime sincère et loyale, comme d'ailleurs envers toutes les autres vertus du même ordre. Et peut-être, lui qui sait y regarder de près, eût-il décelé justement chez moi quelque chose de biaisé, quelque chose avec un côté « mélangé » proprement humain. Mais c'est pourtant un côté obscur, que l'on ne peut ressentir que soi-même599. L'homme, en tout et partout, n'est que rapiéçage et bariolage.

7. Même les lois de la justice ne peuvent subsister sans quelque mélange d'injustice : et comme dit Platon, ceux qui prétendent ôter des lois tous leurs désagréments et leurs inconvénients entreprennent de couper la tête de l'Hydre. « Tout châtiment exemplaire comporte quelque chose d'injuste envers les individus, mais qui est compensé par l'intérêt général.» [Tacite Annales XIV, 44]

8. Il est vrai aussi, de la même façon, que dans la vie courante et les nécessités des relations humaines, il peut y avoir de l'excès dans la pureté et la perspicacité de nos esprits : cette clarté pénétrante a trop de finesse et de subtilité, il faut les alourdir et les émousser pour les rendre plus conformes à l'exemple et à la pratique, les épaissir et les obscurcir pour les accorder à cette existence terrestre et ténébreuse. C'est pour cela que ce sont les esprits ordinaires et les moins aigus qui sont les mieux adaptés à conduire les affaires et qui y réussissent le mieux, et que les idées élevées et délicates de la philosophie ne sont pas adaptées à la pratique. Cette aiguë vivacité de l'esprit, cette volubilité souple et inquiète perturbe les négociations ; il faut se conduire plus brutalement et plus superficiellement dans les affaires humaines, et en laisser une grande et notable part aux fantaisies du sort. Il n'est nul besoin d'éclairer ces choses-là si profondément et si subtilement : on se perd à considérer là-dedans tant d'aspects contraires et de formes diverses : « À force de balancer entre des motifs contradictoires, leurs esprits s'étaient paralysés » [Tite-Live Annales ou Histoire romaine XXXII, 20]

9. C'est ce que les anciens disaient de Simonidès : comme le roi Héron lui avait adressé une requête, il avait pris plusieurs jours de réflexion pour cela ; diverses considérations aiguës et subtiles se présentant à son esprit, il demeurait dans le doute et ne sachant ce qui était le plus proche de la vérité, il désespéra complètement de pouvoir la trouver.

10. Celui qui recherche et envisage toutes les circonstances et conséquences possibles d'une affaire s'interdit du même coup de pouvoir prendre une décision. Un esprit moyen fait aussi bien qu'un grand, et suffit pour l'exécution des affaires petites ou grandes. Voyez comment les meilleurs administrateurs sont ceux qui savent le moins nous dire comment ils le sont, et comment les beaux parleurs ne font le plus souvent rien qui vaille. Je connais un grand parleur, et excellent peintre de toutes sortes d'administrations domestiques, qui a laissé bien piteusement cent mille livres de rentes lui couler entre les mains. J'en connais un autre qui pérore, qui prétend donner des avis mieux que quiconque parmi ses conseillers, et il n'y a pas au monde, il est vrai, une plus belle apparence d'esprit et de compétence. Et pourtant, dans la pratique, ses serviteurs ont une toute autre opinion... Je dis cela, sans tenir compte de la malchance qu'il a pu rencontrer.


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