APPENDICE I. SUPPLÉMENT AUX FLEURS DU MAL

Nouvelles Fleurs du Mal

I. – Épigraphe pour un livre condamné

Lecteur paisible et bucolique,

Sobre et naïf homme de bien,

Jette ce livre saturnien,

Orgiaque et mélancolique.

Si tu n’as fait ta rhétorique

Chez Satan, le rusé doyen,

Jette! tu n’y comprendrais rien;

Ou tu me croirais hystérique.

Mais si, sans se laisser charmer,

Ton œil sait plonger dans les gouffres,

Lis-moi, pour apprendre à m’aimer;

Âme curieuse qui souffres

Et vas cherchant ton paradis,

Plains-moi!… sinon, je te maudis!

II. – L’examen de minuit

La pendule, sonnant minuit,

Ironiquement nous engage

À nous rappeler quel usage

Nous fîmes du jour qui s’enfuit:

– Aujourd’hui, date fatidique,

Vendredi, treize, nous avons,

Malgré tout ce que nous savons,

Mené le train d’un hérétique;

Nous avons blasphémé Jésus,

Des Dieux le plus incontestable!

Comme un parasite à la table

De quelque monstrueux Crésus,

Nous avons, pour plaire à la brute,

Digne vassale des Démons,

Insulté ce que nous aimons,

Et flatté ce qui nous rebute;

Contristé, servile bourreau,

Le faible qu’à tort on méprise;

Salué l’énorme Bêtise,

La Bêtise au front de taureau;

Baisé la stupide Matière

Avec grande dévotion,

Et de la putréfaction

Béni la blafarde lumière.

Enfin, nous avons, pour noyer

Le vertige dans le délire,

Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre,

Dont la gloire est de déployer

L’ivresse des choses funèbres,

Bu sans soif et mangé sans faim!…

– Vite soufflons la lampe, afin

De nous cacher dans les ténèbres!

III. – Madrigal triste

I

Que m’importe que tu sois sage?

Sois belle! et sois triste! Les pleurs

Ajoutent un charme au visage,

Comme le fleuve au paysage;

L’orage rajeunit les fleurs.

Je t’aime surtout quand la joie

S’enfuit de ton front terrassé;

Quand ton cœur dans l’horreur se noie;

Quand sur ton présent se déploie

Le nuage affreux du passé.

Je t’aime quand ton grand œil verse

Une eau chaude comme le sang;

Quand, malgré ma main qui te berce,

Ton angoisse, trop lourde, perce

Comme un râle d’agonisant.

J’aspire, volupté divine!

Hymne profond, délicieux!

Tous les sanglots de ta poitrine,

Et crois que ton cœur s’illumine

Des perles que versent tes yeux!

II

Je sais que ton cœur, qui regorge

De vieux amours déracinés,

Flamboie encor comme une forge,

Et que tu couves sous ta gorge

Un peu de l’orgueil des damnés;

Mais tant, ma chère, que tes rêves

N’auront pas reflété l’Enfer,

Et qu’en un cauchemar sans trêves,

Songeant de poisons et de glaives,

Éprise de poudre et de fer,

N’ouvrant à chacun qu’avec crainte,

Déchiffrant le malheur partout,

Te convulsant quand l’heure tinte,

Tu n’auras pas senti l’étreinte

De l’irrésistible Dégoût,

Tu ne pourras, esclave reine

Qui ne m’aimes qu’avec effroi,

Dans l’horreur de la nuit malsaine,

Me dire, l’âme de cris pleine:

«Je suis ton égale, ô mon Roi!»

IV. – À une malabaraise.

Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche

Est large à faire envie à la plus belle blanche;

À l’artiste pensif ton corps est doux et cher;

Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.

Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,

Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître,

De pourvoir les flacons d’eaux fraîches et d’odeurs,

De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,

Et, dès que le matin fait chanter les platanes,

D’acheter au bazar ananas et bananes.

Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus

Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus;

Et quand descend le soir au manteau d’écarlate,

Tu poses doucement ton corps sur une natte,

Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,

Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.

Pourquoi, l’heureuse enfant, veux-tu voir notre France,

Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance,

Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,

Faire de grands adieux à tes chers tamarins?

Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,

Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,

Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,

Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,

Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges

Et vendre le parfum de tes charmes étranges,

L’œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,

Des cocotiers absents les fantômes épars!

V. – L’avertisseur

Tout homme digne de ce nom

A dans le cœur un Serpent jaune,

Installé comme sur un trône,

Qui, s’il dit: «Je veux!» répond: «Non!»

Plonge tes yeux dans les yeux fixes

Des Satyresses ou des Nixes,

La Dent dit: «Pense à ton devoir!»

Fais des enfants, plante des arbres,

Polis des vers, sculpte des marbres,

La Dent dit: «Vivras-tu ce soir?»

Quoi qu’il ébauche ou qu’il espère,

L’homme ne vit pas un moment

Sans subir l’avertissement

De l’insupportable Vipère.

VI. – Hymne

À la très chère, à la très belle

Qui remplit mon cœur de clarté,

À l’ange, à l’idole immortelle,

Salut en l’immortalité!

Elle se répand dans ma vie

Comme un air imprégné de sel,

Et dans mon âme inassouvie

Verse le goût de l’éternel.

Sachet toujours frais qui parfume

L’atmosphère d’un cher réduit,

Encensoir oublié qui fume

En secret à travers la nuit,

Comment, amour incorruptible,

T’exprimer avec vérité?

Grain de musc qui gis, invisible,

Au fond de mon éternité!

À la très bonne, à la très belle

Qui fait ma joie et ma santé,

À l’ange, à l’idole immortelle,

Salut en l’immortalité!

VII. – La voix

Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,

Babel sombre, où roman, science, fabliau,

Tout, la cendre latine et la poussière grecque,

Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.

Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme,

Disait: «La Terre est un gâteau plein de douceur;

Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme!)

Te faire un appétit d’une égale grosseur.»

Et l’autre: «Viens! oh! viens voyager dans les rêves,

Au delà du possible, au delà du connu!»

Et celle-là chantait comme le vent des grèves,

Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,

Qui caresse l’oreille et cependant l’effraie.

Je te répondis: «Oui! douce voix!» C’est d’alors

Que date ce qu’on peut, hélas! nommer ma plaie

Et ma fatalité. Derrière les décors

De l’existence immense, au plus noir de l’abîme,

Je vois distinctement des mondes singuliers,

Et, de ma clairvoyance extatique victime,

Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.

Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,

J’aime si tendrement le désert et la mer;

Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,

Et trouve un goût suave au vin le plus amer;

Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,

Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.

Mais la Voix me console et dit: «Garde tes songes:

Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous!»

VIII. – Le rebelle

Un ange furieux fond du ciel comme un aigle,

Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,

Et dit, le secouant: «Tu connaîtras la règle!

(Car je suis ton bon Ange, entends-tu?) Je le veux!

Sache qu’il faut aimer, sans faire la grimace,

Le pauvre, le méchant, le tortu, l’hébété,

Pour que tu puisse faire, à Jésus, quand il passe,

Un tapis triomphal avec ta charité.

Tel est l’Amour! Avant que ton cœur ne se blase,

À la gloire de Dieu rallume ton extase;

C’est la Volupté vraie aux durables appas!»

Et l’Ange, châtiant autant, ma foi! qu’il aime,

De ses poings de géant torture l’anathème;

Mais le damné répond toujours: «Je ne veux pas!»

IX. – Le jet d’eau

Tes beaux yeux sont las, pauvre amante!

Reste longtemps, sans les rouvrir,

Dans cette pose nonchalante

Où t’a surprise le plaisir.

Dans la cour le jet d’eau qui jase

Et ne se tait ni nuit ni jour,

Entretient doucement l’extase

Où ce soir m’a plongé l’amour.

La gerbe épanouie

En mille fleurs,

Où Phœbé réjouie

Met ses couleurs,

Tombe comme une pluie

De larges pleurs.

Ainsi ton âme qu’incendie

L’éclair brûlant des voluptés

S’élance, rapide et hardie,

Vers les vastes cieux enchantés.

Puis, elle s’épanche, mourante,

En un flot de triste langueur,

Qui par une invisible pente

Descend jusqu’au fond de mon cœur.

La gerbe épanouie

En mille fleurs,

Où Phœbé réjouie

Met ses couleurs,

Tombe comme une pluie

De larges pleurs.

Ô toi, que la nuit rend si belle,

Qu’il m’est doux, penché vers tes seins,

D’écouter la plainte éternelle

Qui sanglote dans les bassins!

Lune, eau sonore, nuit bénie,

Arbres qui frissonnez autour,

Votre pure mélancolie

Est le miroir de mon amour.

La gerbe épanouie

En mille fleurs,

Où Phœbé réjouie

Met ses couleurs,

Tombe comme une pluie

De larges pleurs.

X. – Les yeux de Berthe

Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres,

Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s’enfuit

Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit!

Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres!

Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés,

Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques

Où, derrière l’amas des ombres léthargiques,

Scintillent vaguement des trésors ignorés!

Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes

Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi!

Leurs feux sont ces pensers d’Amour, mêlés de Foi,

Qui pétillent au fond, voluptueux ou chastes.

XI. – La rançon

L’homme a, pour payer sa rançon,

Deux champs au tuf profond et riche,

Qu’il faut qu’il remue et défriche

Avec le fer de la raison;

Pour obtenir la moindre rose,

Pour extorquer quelques épis,

Des pleurs salés de son front gris

Sans cesse il faut qu’il les arrose.

L’un est l’Art, et l’autre l’Amour.

– Pour rendre le juge propice,

Lorsque de la stricte justice

Paraîtra le terrible jour,

Il faudra lui montrer des granges

Pleines de moissons, et des fleurs

Dont les formes et les couleurs

Gagnent le suffrage des Anges.

XII. – Bien loin d’ici

C’est ici la case sacrée

Où cette fille très parée,

Tranquille et toujours préparée,

D’une main éventant ses seins,

Et son coude dans les coussins,

Écoute pleurer les bassins;

C’est la chambre de Dorothée.

– La brise et l’eau chantent au loin

Leur chanson de sanglots heurtée

Pour bercer cette enfant gâtée.

Du haut en bas, avec grand soin,

Sa peau délicate est frottée

D’huile odorante et de benjoin.

Des fleurs se pâment dans un coin.

XIII. – Recueillement

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.

Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:

Une atmosphère obscure enveloppe la ville,

Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,

Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,

Va cueillir des remords dans la fête servile,

Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici,

Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années,

Sur les balcons du ciel, en robes surannées;

Surgir du fond des eaux le Regret souriant;

Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,

Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,

Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

XIV. – Le gouffre

Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.

– Hélas! tout est abîme, – action, désir, rêve,

Parole! et sur mon poil qui tout droit se relève

Maintes fois de la Peur je sens passer le vent.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,

Le silence, l’espace affreux et captivant…

Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant

Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,

Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où;

Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours du vertige hanté,

Jalouse du néant l’insensibilité.

Ah! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres!

XV. – Les plaintes d’un Icare

Les amants des prostituées

Sont heureux, dispos et repus;

Quant à moi, mes bras sont rompus

Pour avoir étreint des nuées.

C’est grâce aux astres nonpareils,

Qui tout au fond du ciel flamboient,

Que mes yeux consumés ne voient

Que des souvenirs de soleils.

En vain j’ai voulu de l’espace

Trouver la fin et le milieu;

Sous je ne sais quel œil de feu

Je sens mon aile qui se casse;

Et brûlé par l’amour du beau,

Je n’aurai pas l’honneur sublime

De donner mon nom à l’abîme

Qui me servira de tombeau.

XVI. – Le couvercle

En quelque lieu qu’il aille, ou sur mer ou sur terre,

Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,

Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,

Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,

Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,

Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,

Partout l’homme subit la terreur du mystère,

Et ne regarde en haut qu’avec un œil tremblant.

En haut, le Ciel! ce mur de caveau qui l’étouffe,

Plafond illuminé par un opéra bouffe

Où chaque histrion foule un sol ensanglanté;

Terreur du libertin, espoir du fol ermite:

Le Ciel! couvercle noir de la grande marmite

Où bout l’imperceptible et vaste Humanité.

Les Épaves

I. – Le coucher du soleil romantique

Que le soleil est beau quand tout frais il se lève,

Comme une explosion nous lançant son bonjour!

– Bienheureux celui-là qui peut avec amour

Saluer son coucher plus glorieux qu’un rêve!

Je me souviens! J’ai vu tout, fleur, source, sillon,

Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite…

– Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite,

Pour attraper au moins un oblique rayon!

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire;

L’irrésistible Nuit établit son empire,

Noire, humide, funeste et pleine de frissons;

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,

Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,

Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

II. – Sur le Tasse en prison D’Eugène Delacroix

Le poète au cachot, débraillé, maladif,

Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,

Mesure d’un regard que la terreur enflamme

L’escalier de vertige où s’abîme son âme.

Les rires enivrants dont s’emplit la prison

Vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison;

Le Doute l’environne, et la Peur ridicule,

Hideuse et multiforme, autour de lui circule.

Ce génie enfermé dans un taudis malsain,

Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim

Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,

Ce rêveur que l’horreur de son logis réveille,

Voilà bien ton emblème, Âme aux songes obscurs,

Que le Réel étouffe entre ses quatre murs!

III. – L’imprévu

Harpagon qui veillait son père agonisant,

Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches:

«Nous avons au grenier un nombre suffisant,

Ce me semble, de vieilles planches?»

Célimène roucoule et dit: «Mon cœur est bon,

Et naturellement, Dieu m’a faite très belle.»

– Son cœur! cœur racorni, fumé comme un jambon,

Recuit à la flamme éternelle!

Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,

Dit au pauvre, qu’il a noyé dans les ténèbres:

«Où donc l’aperçois-tu, ce créateur du Beau,

Ce redresseur que tu célèbres?»

Mieux que tous, je connais certain voluptueux

Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,

Répétant, l’impuissant et le fat: «Oui, je veux

Être vertueux, dans une heure!»

L’Horloge à son tour, dit à voix basse: «Il est mûr,

Le damné! J’avertis en vain la chair infecte.

L’homme est aveugle, sourd, fragile comme un mur

Qu’habite et que ronge un insecte!»

Et puis, quelqu’un paraît que tous avaient nié,

Et qui leur dit, railleur et fier: «Dans mon ciboire,

Vous avez, que je crois, assez communié

À la joyeuse Messe noire?

Chacun de vous m’a fait un temple dans son cœur;

Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde!

Reconnaissez Satan à son rire vainqueur,

Énorme et laid comme le monde!

Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,

Qu’on se moque du maître, et qu’avec lui l’on triche,

Et qu’il soit naturel de recevoir deux prix,

D’aller au Ciel et d’être riche?

Il faut que le gibier paye le vieux chasseur

Qui se morfond longtemps à l’affût de la proie.

Je vais vous emporter à travers l’épaisseur,

Compagnons de ma triste joie

À travers l’épaisseur de la terre et du roc,

À travers les amas confus de votre cendre,

Dans un palais aussi grand que moi, d’un seul bloc

Et qui n’est pas de pierre tendre;

Car il est fait avec l’universel Péché,

Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire!»

– Cependant, tout en haut de l’univers juché,

Un ange sonne la victoire

De ceux dont le cœur dit: «Que béni soit ton fouet,

Seigneur! que la Douleur, ô Père, soit bénie!

Mon âme dans tes mains n’est pas un vain jouet,

Et ta prudence est infinie.»

Le son de la trompette est si délicieux,

Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,

Qu’il s’infiltre comme une extase dans tous ceux

Dont elle chante les louanges.

IV. – Les promesses d’un visage

J’aime, ô pâle beauté, tes sourcils surbaissés,

D’où semblent couler des ténèbres,

Tes yeux, quoique très noirs, m’inspirent des pensers

Qui ne sont pas du tout funèbres.

Tes yeux, qui sont d’accord avec tes noirs cheveux,

Avec ta crinière élastique,

Tes yeux, languissamment, me disent: «Si tu veux,

Amant de la muse plastique,

Suivre l’espoir qu’en toi nous avons excité,

Et tous les goûts que tu professes,

Tu pourras constater notre véracité

Depuis le nombril jusqu’aux fesses;

Tu trouveras au bout de deux beaux seins bien lourds,

Deux larges médailles de bronze,

Et sous un ventre uni, doux comme du velours,

Bistré comme la peau d’un bonze,

Une riche toison qui, vraiment, est la sœur

De cette énorme chevelure,

Souple et frisée, et qui t’égale en épaisseur,

Nuit sans étoiles, Nuit obscure!»

V. – Le monstre ou Le paranymphe d’une nymphe macabre

I

Tu n’es certes pas, ma très chère,

Ce que Veuillot nomme un tendron.

Le jeu, l’amour, la bonne chère,

Bouillonnent en toi, vieux chaudron!

Tu n’es plus fraîche, ma très chère,

Ma vieille infante! Et cependant

Tes caravanes insensées

T’ont donné ce lustre abondant

Des choses qui sont très usées,

Mais qui séduisent cependant.

Je ne trouve pas monotone

La verdeur de tes quarante ans;

Je préfère tes fruits, Automne,

Aux fleurs banales du Printemps!

Non, tu n’es jamais monotone!

Ta carcasse a des agréments

Et des grâces particulières;

Je trouve d’étranges piments

Dans le creux de tes deux salières

Ta carcasse a des agréments!

Nargue des amants ridicules

Du melon et du giraumont!

Je préfère tes clavicules

À celles du roi Salomon,

Et je plains ces gens ridicules!

Tes cheveux, comme un casque bleu,

Ombragent ton front de guerrière,

Qui ne pense et rougit que peu,

Et puis se sauvent par derrière,

Comme les crins d’un casque bleu.

Tes yeux qui semblent de la boue,

Où scintille quelque fanal,

Ravivés au fard de ta joue,

Lancent un éclair infernal!

Tes yeux sont noirs comme la boue!

Par sa luxure et son dédain

Ta lèvre amère nous provoque;

Cette lèvre, c’est un Eden

Qui nous attire et qui nous choque.

Quelle luxure! et quel dédain!

Ta jambe musculeuse et sèche

Sait gravir au haut des volcans,

Et malgré la neige et la dèche

Danser les plus fougueux cancans.

Ta jambe est musculeuse et sèche;

Ta peau brûlante et sans douceur,

Comme celle des vieux gendarmes,

Ne connaît pas plus la sueur

Que ton œil ne connaît les larmes,

(Et pourtant elle a sa douceur!)

II

Sotte, tu t’en vas droit au Diable!

Volontiers j’irais avec toi,

Si cette vitesse effroyable

Ne me causait pas quelque émoi.

Va-t’en donc, toute seule, au Diable!

Mon rein, mon poumon, mon jarret

Ne me laissent plus rendre hommage

À ce Seigneur, comme il faudrait.

«Hélas! c’est vraiment bien dommage!»

Disent mon rein et mon jarret.

Oh! très sincèrement je souffre

De ne pas aller aux sabbats,

Pour voir, quand il pète du soufre,

Comment tu lui baises son cas!

Oh! très sincèrement je souffre!

Je suis diablement affligé

De ne pas être ta torchère,

Et de te demander congé,

Flambeau d’enfer! Juge, ma chère,

Combien je dois être affligé,

Puisque depuis longtemps je t’aime,

Étant très logique! En effet,

Voulant du Mal chercher la crème

Et n’aimer qu’un monstre parfait,

Vraiment oui! vieux monstre, je t’aime!

VI. – Vers pour le portrait de M. Honoré Daumier

Celui dont nous t’offrons l’image,

Et dont l’art, subtil entre tous,

Nous enseigne à rire de nous,

Celui-là, lecteur, est un sage.

C’est un satirique, un moqueur;

Mais l’énergie avec laquelle

Il peint le Mal et sa séquelle,

Prouve la beauté de son cœur.

Son rire n’est pas la grimace

De Melmoth ou de Méphisto

Sous la torche de l’Alecto

Qui les brûle, mais qui nous glace,

Leur rire, hélas! de la gaieté

N’est que la douloureuse charge.

Le sien rayonne, franc et large,

Comme un signe de sa bonté!

VII. – Lola de Valence

Entre tant de beautés que partout on peut voir,

Je comprends bien, amis, que le désir balance;

Mais on voit scintiller en Lola de Valence

Le charme inattendu d’un bijou rose et noir

VIII. – Sur les débuts d’Amina Boschetti Au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles

Amina bondit, – fuit, – puis voltige et sourit;

Le Welche dit: «Tout ça, pour moi, c’est du prâcrit;

Je ne connais, en fait de nymphes bocagères,

Que celle de Montagne-aux-Herbes-potagères.»

Du bout de son pied fin et de son œil qui rit,

Amina verse à flots le délire et l’esprit;

Le Welche dit: «Fuyez, délices mensongères!

Mon épouse n’a pas ces allures légères.»

Vous ignorez, sylphide au jarret triomphant,

Qui voulez enseigner la valse à l’éléphant,

Au hibou la gaieté, le rire à la cigogne,

Que sur la grâce en feu le Welche dit: «Haro!»

Et que, le doux Bacchus lui versant du bourgogne,

Le monstre répondrait: «J’aime mieux le faro!»

IX. – À M. Eugène Fromentin à propos d’un importun qui se disait son ami

Il me dit qu’il était très riche,

Mais qu’il craignait le choléra;

– Que de son or il était chiche,

Mais qu’il goûtait fort l’Opéra;

– Qu’il raffolait de la nature,

Ayant connu monsieur Corot;

– Qu’il n’avait pas encor voiture,

Mais que cela viendrait bientôt;

– Qu’il aimait le marbre et la brique,

Les bois noirs et les bois dorés;

– Qu’il possédait dans sa fabrique

Trois contremaîtres décorés;

– Qu’il avait, sans compter le reste,

Vingt mille actions sur le Nord;

Qu’il avait trouvé, pour un zeste,

Des encadrements d’Oppenord;

Qu’il donnerait (fût-ce à Luzarches!)

Dans le bric-à-brac jusqu’au cou,

Et qu’au Marché des Patriarches

Il avait fait plus d’un bon coup;

Qu’il n’aimait pas beaucoup sa femme,

Ni sa mère; – mais qu’il croyait

À l’immortalité de l’âme,

Et qu’il avait lu Niboyet!

– Qu’il penchait pour l’amour physique,

Et qu’à Rome, séjour d’ennui,

Une femme, d’ailleurs phtisique,

Était morte d’amour pour lui.

Pendant trois heures et demie,

Ce bavard, venu de Tournai,

M’a dégoisé toute sa vie;

J’en ai le cerveau consterné.

S’il fallait décrire ma peine,

Ce serait à n’en plus finir;

Je me disais, domptant ma haine:

«Au moins, si je pouvais dormir!»

Comme un qui n’est pas à son aise,

Et qui n’ose pas s’en aller,

Je frottais de mon cul ma chaise,

Rêvant de le faire empaler.

Ce monstre se nomme Bastogne;

Il fuyait devant le fléau.

Moi, je fuirai jusqu’en Gascogne,

Ou j’irai me jeter à l’eau,

Si dans ce Paris, qu’il redoute,

Quand chacun sera retourné,

Je trouve encore sur ma route

Ce fléau, natif de Tournai.

Bruxelles, 1865.

X. – Un cabaret folâtre Sur la route de Bruxelles à Uccle

Vous qui raffolez des squelettes

Et des emblèmes détestés,

Pour épicer les voluptés,

(Fût-ce de simples omelettes!)

Vieux Pharaon, ô Monselet!

Devant cette enseigne imprévue,

J’ai rêvé de vous: À la vue

Du Cimetière, Estaminet.

Poèmes de l’édition posthume des Fleurs du Mal

I. – La prière d’un païen

Ah! ne ralentis pas tes flammes;

Réchauffe mon cœur engourdi,

Volupté, torture des âmes!

Diva! supplicem exaudî!

Déesse dans l’air répandue,

Flamme dans notre souterrain!

Exauce une âme morfondue,

Qui te consacre un chant d’airain.

Volupté, sois toujours ma reine!

Prends le masque d’une sirène

Faite de chair et de velours,

Ou verse-moi tes sommeils lourds

Dans le vin informe et mystique,

Volupté, fantôme élastique!

II. – La lune offensée

Ô Lune qu’adoraient discrètement nos pères,

Du haut des pays bleus où, radieux sérail,

Les astres vont se suivre en pimpant attirail,

Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,

Vois-tu les amoureux, sur leurs grabats prospères,

De leur bouche en dormant montrer le frais émail?

Le poète buter du front sur son travail?

Ou sous les gazons secs s’accoupler les vipères?

Sous ton domino jaune, et d’un pied clandestin,

Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu’au matin,

Baiser d’Endymion les grâces surannées?

– «Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,

Qui vers son miroir penche un lourd amas d’années,

Et plâtre artistement le sein qui t’a nourri!»

III. – Le calumet de paix Imité de Longfellow

I

Or Gitche Manito, le Maître de la vie,

Le Puissant, descendit dans la verte prairie,

Dans l’immense prairie aux coteaux montueux;

Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière,

Dominant tout l’espace et baigné de lumière,

Il se tenait debout, vaste et majestueux.

Alors il convoqua les peuples innombrables,

Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables

Avec sa main terrible il rompit un morceau

Du rocher, dont il fit une pipe superbe,

Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe,

Pour s’en faire un tuyau, choisit un long roseau.

Pour la bourrer il prit au saule son écorce;

Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force,

Debout, il alluma, comme un divin fanal,

La Pipe de la Paix. Debout sur la Carrière

Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière.

Or, pour les nations c’était le grand signal.

Et lentement montait la divine fumée

Dans l’air doux du matin, onduleuse, embaumée.

Et d’abord ce ne fut qu’un sillon ténébreux;

Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse,

Puis blanchit; et montant, et grossissant sans cesse,

Elle alla se briser au dur plafond des cieux.

Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses,

Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses,

Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil,

Jusqu’à Tuscaloosa, la forêt parfumée,

Tous virent le signal et l’immense fumée

Montant paisiblement dans le matin vermeil.

Les Prophètes disaient: «Voyez-vous cette bande

De vapeur, qui, semblable à la main qui commande,

Oscille et se détache en noir sur le soleil?

C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,

Qui dit aux quatre coins de l’immense prairie:

Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil!»

Par le chemin des eaux, par la route des plaines,

Par les quatre côtés d’où soufflent les haleines

Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous,

Comprenant le signal du nuage qui bouge,

Vinrent docilement à la Carrière Rouge

Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous.

Les guerriers se tenaient sur la verte prairie,

Tous équipés en guerre, et la mine aguerrie,

Bariolés ainsi qu’un feuillage automnal;

Et la haine qui fait combattre tous les êtres,

La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres

Incendiait encor leurs yeux d’un feu fatal.

Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire.

Or, Gitche Manito, le Maître de la Terre,

Les considérait tous avec compassion,

Comme un père très bon, ennemi du désordre,

Qui voit ses chers petits batailler et se mordre.

Tel Gitche Manito pour toute nation.

Il étendit sur eux sa puissante main droite

Pour subjuguer leur cœur et leur nature étroite,

Pour rafraîchir leur fièvre à l’ombre de sa main;

Puis il leur dit avec sa voix majestueuse,

Comparable à la voix d’une eau tumultueuse

Qui tombe, et rend un son monstrueux, surhumain!

II

«Ô ma postérité, déplorable et chérie!

Ô mes fils! écoutez la divine raison.

C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,

Qui vous parle! celui qui dans votre patrie

A mis l’ours, le castor, le renne et le bison.

Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles;

Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin?

Le marais fut par moi peuplé de volatiles;

Pourquoi n’êtes-vous pas contents, fils indociles?

Pourquoi l’homme fait-il la chasse à son voisin?

Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres.

Vos prières, vos vœux mêmes sont des forfaits!

Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires,

Et c’est dans l’union qu’est votre force. En frères

Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix.

Bientôt vous recevrez de ma main un Prophète

Qui viendra vous instruire et souffrir avec vous.

Sa parole fera de la vie une fête;

Mais si vous méprisez sa sagesse parfaite,

Pauvres enfants maudits, vous disparaîtrez tous!

Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières.

Les roseaux sont nombreux et le roc est épais;

Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres,

Plus de sang! Désormais vivez comme des frères,

Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix!»

III

Et soudain tous, jetant leurs armes sur la terre,

Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre

Qui luisaient sur leurs fronts cruels et triomphants.

Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive

Un long roseau qu’avec adresse il enjolive.

Et l’Esprit souriait à ses pauvres enfants!

Chacun s’en retourna, l’âme calme et ravie,

Et Gitche Manito, le Maître de la Vie,

Remonta par la porte entr’ouverte des cieux.

– À travers la vapeur splendide du nuage

Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage,

Immense, parfumé, sublime, radieux!

IV. – À Théodore de Banville

Vous avez empoigné les crins de la Déesse

Avec un tel poignet, qu’on vous eût pris, à voir

Et cet air de maîtrise et ce beau nonchaloir,

Pour un jeune ruffian terrassant sa maîtresse.

L’œil clair et plein du feu de la précocité,

Vous avez prélassé votre orgueil d’architecte

Dans des constructions dont l’audace correcte

Fait voir quelle sera votre maturité.

Poète, notre sang nous fuit par chaque pore,

Est-ce que par hasard la robe de Centaure,

Qui changeait toute veine en funèbre ruisseau,

Était teinte trois fois dans les laves subtiles

De ces vindicatifs et monstrueux reptiles

Que le petit Hercule étranglait au berceau?

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