PIÈCES CONDAMNÉES

I – Les bijoux

La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,

Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,

Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur

Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.

Quand il jette en dansant son bruit vif et moqueur,

Ce monde rayonnant de métal et de pierre

Me ravit en extase, et j’aime à la fureur

Les choses où le son se mêle à la lumière.

Elle était donc couchée et se laissait aimer,

Et du haut du divan elle souriait d’aise

À mon amour profond et doux comme la mer,

Qui vers elle montait comme vers sa falaise.

Les yeux fixés sur moi, comme un tigre dompté,

D’un air vague et rêveur elle essayait des poses,

Et la candeur unie à la lubricité

Donnait un charme neuf à ses métamorphoses;

Et son bras et sa jambe, et sa cuisse et ses reins,

Polis comme de l’huile, onduleux comme un cygne,

Passaient devant mes yeux clairvoyants et sereins;

Et son ventre et ses seins, ces grappes de ma vigne,

S’avançaient, plus câlins que les Anges du mal,

Pour troubler le repos où mon âme était mise,

Et pour la déranger du rocher de cristal

Où, calme et solitaire, elle s’était assise.

Je croyais voir unis par un nouveau dessin

Les hanches de l’Antiope au buste d’un imberbe,

Tant sa taille faisait ressortir son bassin.

Sur ce teint fauve et brun, le fard était superbe!

– Et la lampe s’étant résignée à mourir,

Comme le foyer seul illuminait la chambre,

Chaque fois qu’il poussait un flamboyant soupir,

Il inondait de sang cette peau couleur d’ambre!

II. – Le Léthé

Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,

Tigre adoré, monstre aux airs indolents;

Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants

Dans l’épaisseur de ta crinière lourde;

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tête endolorie,

Et respirer, comme une fleur flétrie,

Le doux relent de mon amour défunt.

Je veux dormir! dormir plutôt que vivre!

Dans un sommeil aussi doux que la mort,

J’étalerai mes baisers sans remord

Sur ton beau corps poli comme le cuivre.

Pour engloutir mes sanglots apaisés

Rien ne me vaut l’abîme de ta couche;

L’oubli puissant habite sur ta bouche,

Et le Léthé coule dans tes baisers.

À mon destin, désormais mon délice,

J’obéirai comme un prédestiné;

Martyr docile, innocent condamné,

Dont la ferveur attise le supplice,

Je sucerai, pour noyer ma rancœur,

Le népenthès et la bonne ciguë

Aux bouts charmants de cette gorge aiguë

Qui n’a jamais emprisonné de cœur.

III. – À celle qui est trop gaie

Ta tête, ton geste, ton air

Sont beaux comme un beau paysage;

Le rire joue en ton visage

Comme un vent frais dans un ciel clair.

Le passant chagrin que tu frôles

Est ébloui par la santé

Qui jaillit comme une clarté

De tes bras et de tes épaules.

Les retentissantes couleurs

Dont tu parsèmes tes toilettes

Jettent dans l’esprit des poètes

L’image d’un ballet de fleurs.

Ces robes folles sont l’emblème

De ton esprit bariolé;

Folle dont je suis affolé,

Je te hais autant que je t’aime!

Quelquefois dans un beau jardin

Où je traînais mon atonie,

J’ai senti, comme une ironie

Le soleil déchirer mon sein,

Et le printemps et la verdure

Ont tant humilié mon cœur,

Que j’ai puni sur une fleur

L’insolence de la Nature.

Ainsi je voudrais, une nuit,

Quand l’heure des voluptés sonne,

Vers les trésors de ta personne,

Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,

Pour meurtrir ton sein pardonné,

Et faire à ton flanc étonné

Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur!

À travers ces lèvres nouvelles,

Plus éclatantes et plus belles,

T’infuser mon venin, ma sœur!

IV – Lesbos

Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux,

Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques,

Font l’ornement des nuits et des jours glorieux,

Mère des jeux latins et des voluptés grecques,

Lesbos, où les baisers sont comme les cascades

Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds

Et courent, sanglotant et gloussant par saccades,

Orageux et secrets, fourmillants et profonds;

Lesbos, où les baisers sont comme les cascades!

Lesbos, où les Phrynés l’une l’autre s’attirent,

Où jamais un soupir ne resta sans écho,

À l’égal de Paphos les étoiles t’admirent,

Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho!

Lesbos, où les Phrynés l’une l’autre s’attirent,

Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses,

Qui font qu’à leurs miroirs, stérile volupté!

Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses,

Caressent les fruits mûrs de leur nubilité;

Lesbos, terre des nuits chauds et langoureuses,

Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère;

Tu tires ton pardon de l’excès des baisers,

Reine du doux empire, aimable et noble terre,

Et des raffinements toujours inépuisés.

Laisse du vieux Platon se froncer l’œil austère.

Tu tires ton pardon de l’éternel martyre,

Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux,

Qu’attire loin de nous le radieux sourire

Entrevu vaguement au bord des autres cieux!

Tu tires ton pardon de l’éternel martyre!

Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge

Et condamner ton front pâli dans les travaux,

Si ses balances d’or n’ont pesé le déluge

De larmes qu’à la mer ont versé tes ruisseaux?

Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge?

Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste?

Vierges au cœur sublime, honneur de l’Archipel,

Votre religion comme une autre est auguste,

Et l’amour se rira de l’Enfer et du Ciel!

Que nous veulent les lois du juste et de l’injuste?

Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre

Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs,

Et je fus dès l’enfance admis au noir mystère

Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs;

Car Lesbos entre tous m’a choisi sur la terre.

Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,

Comme une sentinelle à l’œil perçant et sûr,

Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate,

Dont les formes au loin frissonnent dans l’azur;

Et depuis lors je veille au sommet de Leucate,

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne,

Et parmi les sanglots dont le roc retentit

Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne,

Le cadavre adoré de Sapho, qui partit

Pour savoir si la mer est indulgente et bonne!

De la mâle Sapho, l’amante et le poète,

Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs!

– L’œil d’azur est vaincu par l’œil noir que tachète

Le cercle ténébreux tracé par les douleurs

De la mâle Sapho, l’amante et le poète!

– Plus belle que Vénus se dressant sur le monde

Et versant les trésors de sa sérénité

Et le rayonnement de sa jeunesse blonde

Sur le vieil Océan de sa fille enchanté;

Plus belle que Vénus se dressant sur le monde!

– De Sapho qui mourut le jour de son blasphème,

Quand, insultant le rite et le culte inventé,

Elle fit son beau corps la pâture suprême

D’un brutal dont l’orgueil punit l’impiété

De celle qui mourut le jour de son blasphème.

Et c’est depuis ce temps que Lesbos se lamente,

Et, malgré les honneurs que lui rend l’univers,

S’enivre chaque nuit du cri de la tourmente

Que poussent vers les cieux ses rivages déserts.

Et c’est depuis ce temps que Lesbos se lamente!

V. – Femmes damnées

Delphine et Hippolyte

À la pâle clarté des lampes languissantes,

Sur de profonds coussins tout imprégnés d’odeur

Hippolyte rêvait aux caresses puissantes

Qui levaient le rideau de sa jeune candeur.

Elle cherchait, d’un œil troublé par la tempête,

De sa naïveté le ciel déjà lointain,

Ainsi qu’un voyageur qui retourne la tête

Vers les horizons bleus dépassés le matin.

De ses yeux amortis les paresseuses larmes,

L’air brisé, la stupeur, la morne volupté,

Ses bras vaincus, jetés comme de vaines armes,

Tout servait, tout parait sa fragile beauté.

Étendue à ses pieds, calme et pleine de joie,

Delphine la couvait avec des yeux ardents,

Comme un animal fort qui surveille une proie,

Après l’avoir d’abord marquée avec les dents.

Beauté forte à genoux devant la beauté frêle,

Superbe, elle humait voluptueusement

Le vin de son triomphe, et s’allongeait vers elle,

Comme pour recueillir un doux remerciement.

Elle cherchait dans l’œil de sa pâle victime

Le cantique muet que chante le plaisir,

Et cette gratitude infinie et sublime

Qui sort de la paupière ainsi qu’un long soupir.

– «Hippolyte, cher cœur, que dis-tu de ces choses?

Comprends-tu maintenant qu’il ne faut pas offrir

L’holocauste sacré de tes premières roses

Aux souffles violents qui pourraient les flétrir?

Mes baisers sont légers comme ces éphémères

Qui caressent le soir les grands lacs transparents,

Et ceux de ton amant creuseront leurs ornières

Comme des chariots ou des socs déchirants;

Ils passeront sur toi comme un lourd attelage

De chevaux et de bœufs aux sabots sans pitié…

Hippolyte, ô ma sœur! tourne donc ton visage,

Toi, mon âme et mon cœur, mon tout et ma moitié,

Tourne vers moi tes yeux pleins d’azur et d’étoiles!

Pour un de ces regards charmants, baume divin,

Des plaisirs plus obscurs je lèverai les voiles,

Et je t’endormirai dans un rêve sans fin!»

Mais Hippolyte alors, levant sa jeune tête:

– «Je ne suis point ingrate et ne me repens pas,

Ma Delphine, je souffre et je suis inquiète,

Comme après un nocturne et terrible repas.

Je sens fondre sur moi de lourdes épouvantes

Et de noirs bataillons de fantômes épars,

Qui veulent me conduire en des routes mouvantes

Qu’un horizon sanglant ferme de toutes parts.

Avons-nous donc commis une action étrange?

Explique, si tu peux, mon trouble et mon effroi:

Je frissonne de peur quand tu me dis: “Mon ange!”

Et cependant je sens ma bouche aller vers toi.

Ne me regarde pas ainsi, toi, ma pensée!

Toi que j’aime à jamais, ma sœur d’élection,

Quand même tu serais un embûche dressée

Et le commencement de ma perdition!»

Delphine secouant sa crinière tragique,

Et comme trépignant sur le trépied de fer,

L’œil fatal, répondit d’une voix despotique:

– «Qui donc devant l’amour ose parler d’enfer?

Maudit soit à jamais le rêveur inutile

Qui voulut le premier, dans sa stupidité,

S’éprenant d’un problème insoluble et stérile,

Aux choses de l’amour mêler l’honnêteté!

Celui qui veut unir dans un accord mystique

L’ombre avec la chaleur, la nuit avec le jour,

Ne chauffera jamais son corps paralytique

À ce rouge soleil que l’on nomme l’amour!

Va, si tu veux, chercher un fiancé stupide;

Cours offrir un cœur vierge à ses cruels baisers;

Et, pleine de remords et d’horreur, et livide,

Tu me rapporteras tes seins stigmatisés…

On ne peut ici-bas contenter qu’un seul maître!»

Mais l’enfant, épanchant une immense douleur,

Cria soudain: – «Je sens s’élargir dans mon être

Un abîme béant; cet abîme est mon cœur!

Brûlant comme un volcan, profond comme le vide!

Rien ne rassasiera ce monstre gémissant

Et ne rafraîchira la soif de l’Euménide

Qui, la torche à la main, le brûle jusqu’au sang.

Que nos rideaux fermés nous séparent du monde,

Et que la lassitude amène le repos!

Je veux m’anéantir dans ta gorge profonde,

Et trouver sur ton sein la fraîcheur des tombeaux!»

– Descendez, descendez, lamentables victimes,

Descendez le chemin de l’enfer éternel!

Plongez au plus profond du gouffre, où tous les crimes,

Flagellés par un vent qui ne vient pas du ciel,

Bouillonnent pêle-mêle avec un bruit d’orage.

Ombres folles, courez au but de vos désirs;

Jamais vous ne pourrez assouvir votre rage,

Et votre châtiment naîtra de vos plaisirs.

Jamais un rayon frais n’éclaira vos cavernes;

Par les fentes des murs des miasmes fiévreux

Filtrent en s’enflammant ainsi que des lanternes

Et pénètrent vos corps de leurs parfums affreux.

L’âpre stérilité de votre jouissance

Altère votre soif et roidit votre peau,

Et le vent furibond de la concupiscence

Fait claquer votre chair ainsi qu’un vieux drapeau.

Lion des peuples vivants, errantes, condamnées,

À travers les déserts courez comme les loups;

Faites votre destin, âmes désordonnées,

Et fuyez l’infini que vous portez en vous!

VI. – Les métamorphoses du vampire

La femme cependant, de sa bouche de fraise,

En se tordant ainsi qu’un serpent sur la braise,

Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,

Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc:

– «Moi, j’ai la lèvre humide, et je sais la science

De perdre au fond d’un lit l’antique conscience.

Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants,

Et fais rire les vieux du rire des enfants.

Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,

La lune, le soleil, le ciel et les étoiles!

Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,

Lorsque j’étouffe un homme en mes bras redoutés,

Ou lorsque j’abandonne aux morsures mon buste,

Timide et libertine, et fragile et robuste,

Que sur ces matelas qui se pâment d’émoi,

Les anges impuissants se damneraient pour moi!»

Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,

Et que languissamment je me tournai vers elle

Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus

Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus!

Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante,

Et quand je les rouvris à la clarté vivante,

À mes côtés, au lieu du mannequin puissant

Qui semblait avoir fait provision de sang,

Tremblaient confusément des débris de squelette,

Qui d’eux-mêmes rendaient le cri d’une girouette

Ou d’une enseigne, au bout d’une tringle de fer,

Que balance le vent pendant les nuits d’hiver.

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