10

Je sortis du taxi devant les Gens. Le chauffeur déposa mes valises sur le trottoir. C’était fermé. Pas de Félix en vue. J’étais à la porte. Je collai mon front à la vitrine. Tout était sombre et semblait poussiéreux. Je m’assis sur un de mes sacs de voyage. J’allumai une cigarette et me mis à observer autour de moi.

Retour à la case départ. Rien n’avait changé ; les citadins pressés, la circulation infernale, l’agitation des commerces. J’avais oublié à quel point les Parisiens faisaient la gueule en permanence. Un stage de chaleur humaine irlandaise devrait être obligatoire au programme scolaire. Je pensais ça, mais je savais pertinemment que, dans moins de deux jours, j’aurais le même visage blafard et peu avenant qu’eux.

Une heure que je poireautais. Félix arrivait au loin. Et je me dis que lui avait beaucoup changé. Il rasait les murs, casquette sur la tête, camouflé derrière le col de sa veste. Quand il fut devant moi, je découvris un énorme pansement en travers de son visage.

— Je ne veux rien entendre, me dit-il.

J’éclatai de rire.

— Je comprends mieux pourquoi c’est fermé.

— Il n’y a que ton retour qui pouvait me sortir de chez moi. Bon sang, tu es vraiment là (il me pinça les joues). C’est dingue, c’est comme si tu n’étais jamais partie.

— Ça me fait tout drôle, tu sais.

La fatigue accumulée commençait à me peser. Je me glissai dans ses bras et me mis à pleurer.

— Ne te mets pas dans cet état pour moi. Ce n’est qu’un nez cassé.

— Idiot.

Il me berça en m’étouffant contre lui. Je ris à travers mes larmes.

— Je n’arrive plus à respirer.

— Tu veux vraiment habiter là-haut ?

— Oui, ce sera parfait.

— Si tu veux te la jouer étudiante sans le sou, c’est ton problème.

Il m’aida en portant une partie de mes valises. Il donna un coup d’épaule pour ouvrir la porte de l’immeuble.

— Oh que ça fait mal.

Je pouffai de rire.

— La ferme !

Il me tendit la clé devant la porte de l’appartement. J’ouvris, entrai et fus surprise de trouver des piles de cartons.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ce que j’ai pu sauver du déménagement de votre appartement. Des vrais piranhas, les vieux. J’ai tout stocké ici en attendant que tu reviennes.

— Merci.


Je n’arrêtais pas de bâiller, et Félix n’arrêtait pas de parler. Pour changer, il avait commandé une pizza que nous avions partagée, assis par terre autour d’une caisse qui faisait office de table basse. Il me raconta dans les détails comment il s’était cassé le nez, une sombre histoire après une soirée arrosée.

— Écoute, l’interrompis-je, on a tout le temps, maintenant, je suis crevée, et on doit être en forme demain.

— Pourquoi ?

— Les Gens, ça te dit quelque chose ?

— Ce n’est pas des blagues, tu veux retravailler ?

Je me contentai de le regarder.

— O.K., j’ai compris.

Il se leva. Je le raccompagnai jusqu’à la porte.

— Rendez-vous demain matin pour faire le point, lui dis-je.

Il fouilla dans ses poches et me tendit un trousseau de clés.

— Si je ne me réveille pas, dit-il en m’embrassant.

— Bonne nuit.

Il me regarda bizarrement.

— Quoi ?

— Rien, on en reparlera.

Dix minutes plus tard, j’étais dans mon lit, le sommeil ne venait pas. J’avais oublié les bruits de la ville, les klaxons, les sirènes, les noctambules, la nuit toujours éclairée. Mulranny était bien loin. Edward aussi.


Je passai par le couloir de l’immeuble pour entrer dans l’établissement. La porte grinça. Ça sentait le renfermé. J’appuyai sur l’interrupteur. Plusieurs spots ne fonctionnaient plus. Les Gens n’allaient pas bien. J’avançai dans la pièce. Je puisai au fond de mes souvenirs les impressions qui me traversaient avant. Il n’en restait plus grand-chose. Je longeai les étagères, certaines étaient vides. Sur les autres, je frôlai les livres de ma main. J’en attrapai un au hasard, il était corné, jauni, le deuxième et le troisième n’étaient pas en meilleur état. J’allai derrière le comptoir. Je caressai le bois du bar, il était poisseux. Je jetai un coup d’œil à la vaisselle ; les verres et les tasses étaient ébréchés. Une feuille de papier était scotchée sur une des pompes à pression, elle était en panne. Les cahiers de comptes et de commandes étaient en vrac par terre, derrière le comptoir. Il n’y avait que le panneau photo qui était propre et à sa place. Le percolateur me résista de longues minutes avant de cracher un liquide qui avait vaguement la couleur du café. Je m’adossai au mur, je grimaçai en avalant le breuvage. Moralité, ne jamais rien confier à Félix. Pour m’en sortir, pour tenir debout, pour guérir, j’allais réveiller les Gens.

J’en étais au troisième passage de serpillière quand mon cher associé daigna arriver.

— Tu te recycles en femme de ménage ?

— Oui. Toi aussi, d’ailleurs.

Je lui lançai une paire de gants en caoutchouc à la figure.

Après des heures de ménage, nous étions assis par terre. Des dizaines de sacs-poubelle s’entassaient devant la devanture. Contrairement à nous, les Gens sentaient le propre.

— Félix, à partir de maintenant, tu arrêtes de jouer les bibliothécaires.

— Je jouerai à la marchande, alors ?

Je secouai la tête.

— Et tu préviens tous tes potes qu’ils devront payer jusqu’à leur verre d’eau. C’est bien compris ?

— Tu me fais peur quand tu es comme ça.

Il se protégea le visage avec ses bras. Je le tapai, et me mis debout.

— Va faire mumuse, maintenant.

— Demain, qu’est-ce qu’on fait ?

— On passe les commandes.

— Tu as besoin de moi ?

— Grandis un peu. Rassure-toi, grasse mat’ au programme.


Félix et moi étions chacun d’un côté du bar, j’épluchai les comptes pendant qu’il préparait les commandes. La nuit était tombée depuis bien longtemps.

— Stop ! J’en ai ras le cul, décréta-t-il.

Il se leva, nous servit deux verres de vin et rangea tous les cahiers avant de s’asseoir sur le bar.

— Madame la commandante en chef ne gueule pas ?

— Non, j’étais sur le point de t’annoncer que nous avions fini pour aujourd’hui.

Il rit, trinqua avec moi et attrapa son paquet de cigarettes sous le comptoir. Je lui fis mon regard le plus noir.

— S’il te plaît, on est fermé, j’ai le droit de cloper. Et tu ne vas pas résister longtemps.

Il me passa la nicotine sous le nez.

— C’est bon, paye ta clope.

J’allumai ma cigarette, avalai une gorgée de vin et le regardai.

— J’ai changé ?

— Même quand Colin et Clara étaient encore là, je ne t’ai jamais vue avec cette patate pour bosser, et puis ce qui est dingue, c’est que tu te débrouilles toute seule.

— Je crois que la reconstruction de ma vie passe par les Gens. On a de la chance d’avoir cet endroit, non ?

— Tu ne comptes pas devenir un bourreau de travail ? Parce que si c’est le cas, je démissionne.

— Pour ce que tu fais, ça ne serait pas une grande perte.

— Sérieusement, comment vas-tu ?

— Bien.

— Ouais… tu viens faire la chouille avec moi, ce soir ?

— Je n’ai pas envie.

— Tu ne vas pas rester enfermée dans ton troquet toute ta vie.

— Promis, un jour, je referai la fête avec toi.

— Il faut que tu voies du monde, et puis je ne sais pas… il est peut-être temps… tu pourrais rencontrer un type sympa.

Je savais qu’à un moment ou à un autre, il faudrait que j’en vienne aux aveux.

— Je crois que je l’ai rencontré trop tôt.

Félix soupira.

— Ça fait deux ans que Colin est parti.

— Je sais.

— Tu es désespérante, tu vas finir vieille fille, avec des chats.

Il sauta du comptoir en secouant la tête.

— Je vais pisser.

— Tant mieux pour toi, lui répondis-je en allumant une cigarette.

Cinq, quatre, trois, deux, un…

— Tu as rencontré quelqu’un ? hurla-t-il en sortant des toilettes.

— Ta braguette…

— Réponds-moi ! Qui est-ce ? Où est-il ? Je le connais ?

— Oui.

— Edward ! Tu t’es tapé l’Irlandais. J’en étais sûr. Alors ? Je veux des détails croustillants !

— Il n’y a rien à raconter. Je te résume la situation très simplement, il m’a fait beaucoup de bien, je lui ai fait beaucoup de mal, et je l’ai certainement perdu définitivement, ça s’arrête là.

— Tu es incapable de faire du mal à une mouche, alors à un type comme lui, impossible.

Il vint me prendre dans ses bras et m’étouffa, comme à son habitude.

— Allez… dis-moi ce qui s’est passé.

— S’il te plaît, je préfère ne pas parler de lui.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il me manque.

Je me blottis plus étroitement dans ses bras.

— Heureusement que tu ne l’as pas ramené dans tes valises. On aurait été très mal. J’aurais tout le temps eu envie de sauter sur ton mec.

Je pleurai. De rire. Et de tristesse. Félix me berça de longs instants avant que j’arrive à me calmer.


Les Gens étaient prêts. Moi un peu moins. J’avais peu dormi, j’étais anxieuse et excitée à la fois. J’inspectai une dernière fois les lieux. Tout était nickel ; les livres rangés et mis en valeur, la nouvelle vaisselle à sa place, la pompe à pression fonctionnait à merveille, le percolateur livrait un café digne de ce nom, le bar brillait. Ça y était, l’ardoise était tournée. J’ouvris la porte pour entendre la clochette, comme avant, lorsque ça faisait si plaisir à Clara. Derrière mes paupières closes, son sourire m’apparut. Le premier client entra. La journée avait démarré.

Félix arriva vers midi, chargé d’un monumental bouquet de roses et freesias, semblable à celui que Colin m’avait offert des années auparavant. Il me le tendit gauchement et partit déposer sa veste sur le portemanteau. Je trouvai une place pour les fleurs et allai vers lui. Je me mis sur la pointe des pieds et déposai un baiser sur sa joue.

— Il serait fier de toi, me dit-il à l’oreille.


Je passai mon dimanche à aménager mon appartement. Cela faisait quinze jours que j’étais rentrée et je vivais encore au milieu des cartons et des valises.

Ne me restait plus qu’un sac de voyage à vider. J’y trouvai les photos d’Edward. Incapable de résister, je m’assis par terre pour les regarder. En nous voyant tous les deux sur le papier glacé, les doutes et les souvenirs m’assaillirent une fois encore. Edward occupait sans cesse mes pensées. Je m’inquiétais pour lui. J’aurais voulu savoir comment il allait, ce qu’il faisait, ce qu’il me dirait s’il savait que je retravaillais. J’aurais voulu savoir s’il pensait à moi. Je rangeai les photos dans une boîte à souvenirs au fin fond d’un placard. Je soupirai, relançai la musique et partis dans la salle de bains. Je laissai couler l’eau sur mon corps en songeant que, le lendemain, je me lèverais pour entamer une nouvelle semaine de travail. J’arriverais à ouvrir les yeux à sept heures et demie, je poserais le pied par terre, je m’habillerais et j’ouvrirais les Gens. Je trouverais la force de sourire aux clients, de leur parler. Je réussirais, je n’avais pas le choix.


Le soleil filtrait à travers les rideaux de ma chambre, ça allait m’aider à accomplir ma mission du jour. Un mois que j’étais rentrée, je ne voulais plus reculer. Je pris tout mon temps pour me préparer. J’ouvris la fenêtre. Je m’y installai pour prendre mon café et fumer ma première cigarette.

Comme chaque matin, j’entrai aux Gens par la porte de derrière. Mais aujourd’hui je mis une pancarte dans la vitrine pour prévenir de l’ouverture tardive. Le pilote automatique se mit en route.


Je sortis de chez le fleuriste avec une brassée de roses blanches dans les bras. Fébrile, je marchais dans les allées. Pourtant, je connaissais le chemin.

Je soufflai un grand coup en haussant les épaules une fois devant leur tombe. Elle était toujours aussi bien entretenue. Je dégageai quelques pétales fanés sur le marbre et disposai mes fleurs dans un vase. Je restai accroupie à leur hauteur. Du bout des doigts, je caressai leurs noms.

— Hé ! Mes amours… je suis revenue… vous me manquez… C’était bien l’Irlande, mais ça aurait été mieux avec vous deux. Ma Clara, si tu savais… je me suis roulée dans le sable avec un gros chien comme tu n’en as jamais vu, tu aurais pu monter sur son dos et lui faire de gros câlins… Je regrette que tu n’en aies pas eu un comme lui… Maman t’aime…

J’essuyai la larme qui avait roulé sur ma joue.

— Colin… mon amour… je t’aime trop. Quand serai-je prête à te laisser partir ? Je n’en étais pas loin, et puis tu vois… Je crois qu’Edward te plairait… Qu’est-ce que je raconte ? C’est à moi qu’il doit plaire, non ?

Je regardai autour de moi, sans voir. J’essuyai mes larmes. Puis je posai de nouveau mes yeux sur leur tombe et je penchai la tête sur le côté.

— Je vous aime tellement tous les deux… Mais je dois y aller, Félix m’attend.


Je venais d’arriver devant mon café littéraire. Félix n’était pas là, logique. Mais le ciel bleu était toujours au rendez-vous, je souris en fermant les yeux. J’étais simplement capable de profiter de petits bonheurs simples. C’était déjà ça, c’était déjà mieux. Je touchai mon alliance. Un jour, je l’enlèverai. Peut-être pour Edward. J’entendis le téléphone sonner. Il était temps de travailler. Avant d’entrer, je jetai un regard à l’enseigne.

Les gens heureux…

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