9

Judith venait de partir. Elle m’avait fait jurer sur la Bible de passer au plus vite à l’attaque. Sauf qu’avant de me jeter dans la bataille, je devais impérativement me remettre de ma gueule de bois. Alors que je m’apprêtais à me coucher comme les poules, on frappa à ma porte. Cette maudite journée n’allait donc jamais finir. J’étais tellement sur les nerfs que je faillis éclater de rire en découvrant la fameuse Megan devant moi. Aucun répit. Elle me regarda des pieds à la tête, et j’en profitai pour l’inspecter. C’était la première fois que je la voyais de si près. Elle était d’une beauté froide, la tête haute, le regard fier et affûté. N’importe quelle femme à côté passait pour une gamine à la sortie du lycée. C’était la femme d’affaires sexy en week-end, avec son jean de luxe, ses escarpins vertigineux sans aucune tache de boue et ses ongles manucurés. Autant le reconnaître, mon look lendemain de fête ne jouait pas en ma faveur.

— Diana, c’est ça ?

— Non, Diane. Qu’est-ce que tu veux ?

— Il paraît qu’Edward a volé à ton secours, la nuit dernière ?

— Qu’est-ce que ça peut te faire ?

— Ne lui tourne pas autour. Il est à moi.

Je lui ris au nez.

— Tu peux rire, je m’en moque. Ne perds pas ton temps. Tu n’es pas son genre. Franchement, regarde-toi.

Elle affichait une mine dégoûtée.

— Tu n’as rien trouvé de mieux ? lui demandai-je. Parce que si tu crois que je vais te laisser la place, tu peux toujours courir.

Elle eut un sourire mauvais.

— Tu l’as apitoyé sur ton sort, c’est ça ? questionna-t-elle.

J’eus la respiration coupée, mes jambes se mirent à flageoler, des larmes embuèrent mes yeux, je m’accrochai au chambranle de la porte.

— Pauvre petite chose, ajouta Megan.

J’entendis vaguement le bruit d’un moteur. Elle ricana.

— Parfait, voilà Edward. Il va te voir sous ton meilleur jour.

Il sortit de la voiture et vint nous rejoindre aussitôt.

— Que fais-tu ici ? demanda-t-il à Megan.

Je gardai volontairement la tête baissée.

— J’ai appris le malheur qui frappait Diane, je suis venue lui présenter mes condoléances pour son mari et sa fille.

Elle transpirait de sincérité.

— Tu as fini ?

Le ton de sa voix fut tellement cassant que je levai la tête, il la fusillait du regard. Elle affichait désormais un visage débordant de sollicitude. Elle se tourna vers moi, posa une main sur mon bras.

— Je suis désolée, je ne voulais pas remuer le couteau dans la plaie. N’hésite pas, si tu as besoin de nous. Et puis, dès que tu te sentiras mieux, nous irons prendre un verre entre filles. Ça te fera du bien…

— C’est bon Megan, la coupa Edward. On a compris. Prends les clés et va à la maison.

Elle me fit une bise. Le baiser de Judas. Elle tourna les talons, mais se ravisa très vite.

— Edward, tu viens ?

— Non, je dois parler avec Diane.

Elle encaissa en souriant. Mon moral se regonfla d’un coup. Elle s’approcha de lui.

— Prends ton temps, je vais nous préparer un petit dîner en amoureux.

Elle se hissa sur la pointe des pieds et l’embrassa à la commissure des lèvres. Je vis la main d’Edward se poser sur sa taille. Comme un ballon de baudruche percé, je me dégonflai à nouveau. Megan me fit un clin d’œil et partit vers chez Edward. Je savais que je le regardais avec des yeux de merlans frits, mais je n’y pouvais rien. Il se passa la main dans les cheveux, il me fuyait du regard. Visiblement, il se demandait pourquoi il était resté avec moi. J’allais lui faciliter les choses.

— Ne la fais pas attendre.

— Qu’est-ce qui t’a pris, l’autre soir ?

— Il fallait que je noie mes regrets.

Nous nous regardâmes droit dans les yeux un long moment.

— Qu’attends-tu de moi ? finit-il par me demander.

— Que tu prennes ta vie en main, et… certaines décisions.

Il s’alluma une cigarette et me tourna le dos.

— C’est compliqué. Je ne peux pas te répondre, pas maintenant.

Il partit sans un mot de plus.

— Edward.

Il s’arrêta.

— Ne m’exclus pas de ta vie.

— Même si je le voulais, ce serait impossible.

Là-dessus, il partit chez lui. Megan devait nous surveiller, elle sortit quand il arriva sur le perron. Elle l’attira à elle et l’entraîna à l’intérieur. La guerre avait commencé, et Megan avait déjà un sacré avantage. Elle le connaissait parfaitement, elle savait que lui dire et quand. Ils avaient un passé commun qu’elle pouvait utiliser comme une arme. Moi, avec lui, je marchais toujours sur des œufs. À part des querelles de voisinage plus ou moins violentes et une trêve de quelques semaines, au final qu’avions-nous partagé avec Edward ? Je m’endormis sur cette question.


Ça ne voulait rien dire, mais Megan n’avait pas passé la nuit chez lui. Elle venait d’arriver. Edward était depuis un bon moment sur la plage, armé de son appareil photo. Je ris toute seule en regardant Megan essayer d’avancer dans le sable chaussée de ses stilettos. Je crus faire pipi dans ma culotte quand Postman Pat lui sauta dessus. Ce chien extraterrestre était définitivement mon meilleur ami. Il s’était baigné et roulé dans le sable peu de temps avant, et le magnifique manteau en cachemire de Megan venait d’en faire les frais. D’un seul coup, la lumière fut. Je savais ce que je partageais avec Edward, et Megan était incapable de rivaliser avec moi sur ce terrain.

Mon bonnet et mon écharpe, en pure laine de mouton évidemment, seraient mon atout séduction. Incroyable. Je marchais vers la plage, le cœur léger et déterminée à montrer à cette dinde qu’elle ne m’avait pas écartée. Elle ne me remarqua pas, juste derrière elle. Elle parlait toute seule.

Pas moyen de moisir dans ce trou. Je vais le rapatrier à Dublin vite fait bien fait. Et il piquera son chien pourri par la même occasion.

Ah la saleté !

— Salut Megan ! dis-je en passant devant elle.

Je sifflai. Postman Pat courut vers moi. Il me sauta dessus, je restai debout et le caressai. Il jappa dans tous les sens quand il me vit attraper un bâton. Je le lui lançai, fis un clin d’œil à ma rivale et partis sur la plage. Edward me remarqua de loin. Je lui fis un signe de la main et continuai à jouer avec le chien. Il savait que j’étais là, ça suffisait. Subtilement, je m’approchai de lui, mais sans le regarder, toujours en me concentrant sur le chien.

— Diane, l’entendis-je m’appeler.

Je dissimulai non sans mal mon sourire. Avant que je n’aie le temps de me retourner vers lui, Postman Pat me fonça dessus. Normal, j’avais le bâton dans la main. Je m’écroulai dans le sable. Je fus secouée par un fou rire totalement incontrôlable. C’était exactement ce que je voulais. Et mon acolyte y mit du sien en venant me lécher le visage. On m’enleva le bâton des mains, et Postman Pat déguerpit. J’ouvris les yeux. Edward était au-dessus de moi, une jambe de chaque côté de mon corps. Je remarquai ses traits tirés, ses yeux cernés. Mais il me souriait.

— Si tu voyais dans quel état tu es !

— Si tu savais comme je m’en moque !

Il me tendit les mains, je les attrapai, et il m’aida à me relever. On resta liés quelques instants. Puis, avec son pouce, il ôta un peu de sable de sur ma joue. Je retrouvai sur son visage les marques de tendresse qu’il avait eues pour moi ces derniers temps. C’était l’occasion.

— Tu marches un peu avec moi ? lui proposai-je.

Sa main, toujours sur ma joue, retomba et il jeta un coup d’œil en direction de la mer, puis se retourna vers moi.

— J’allais rentrer, j’ai des tirages à faire.

La récréation était finie. Il alla récupérer son matériel photo. Je soupirai. Mais quelle ne fut pas ma surprise de le voir de nouveau s’approcher de moi.

— Tu es toujours intéressée par les photos des îles d’Aran ?

— Bien sûr.

— Viens avec moi alors, je vais te les donner.

Nous remontâmes toute la plage, sans échanger un mot. Durant quelques instants, j’oubliai presque Megan. Elle nous attendait, appuyée contre sa voiture.

— Que fais-tu là ? lui demanda Edward brutalement. Tu détestes la plage jusqu’à preuve du contraire.

— Je voudrais te voir, il faut que je te parle de mes projets.

— Je n’ai pas le temps là, j’ai du boulot.

— Je peux attendre.

Edward poursuivit son chemin, je le suivis, et Megan me suivit. En quelle langue fallait-il lui parler pour qu’elle comprenne qu’elle dérangeait ? Il ouvrit sa porte et pénétra chez lui. Je restai sur le seuil. Megan me bouscula sans qu’il s’en rende compte et le suivit dans l’entrée.

— Je t’ai dit pas maintenant, lui répéta-t-il en la voyant.

— Mais elle, qu’est-ce qu’elle fait là ?

— Edward a des photos à me donner, c’est tout. Après, je le laisse tranquille.

Il partit à l’étage. J’allumai une cigarette. Megan ne bougeait pas d’un pouce. Un vrai chien de garde, version molosse en escarpins. Deux minutes plus tard, Edward dévala les escaliers, une grande enveloppe à la main. Il me la tendit sans un mot.

— Merci, lui dis-je. À plus tard.

— Quand tu veux.

Je lui souris une dernière fois avant de partir chez moi. J’entendis les supplications de Megan pour rester avec lui. Mais il l’envoya promener.

J’arrivai devant ma porte.

— Attends un peu, toi ! entendis-je Megan me dire.

Après tout, je méritais bien de savourer ma victoire du jour. Je me retournai et lui fis mon sourire le plus hypocrite. La colère l’enlaidissait.

— C’est quoi ces photos ?

— Oh ça ? lui demandai-je en lui brandissant sous le nez l’enveloppe.

— Ne joue pas à ça !

— Ce sont des photos qu’Edward a prises de moi et de nous, sur les îles d’Aran.

— Tu mens !

— Tu ne me crois pas ? Pourtant c’est la stricte vérité. D’ailleurs, le B&B est charmant, les lits confortables, un endroit rêvé pour les amoureux.

— Donne-moi ça !

Elle m’arracha l’enveloppe des mains. Toute mécréante que j’étais, je priai le Bon Dieu pour ne pas avoir exagéré. En voyant les traits de Megan se déformer sous l’effet de la rage et de la jalousie cumulées, je promis intérieurement d’allumer un cierge dans la première église que je trouverai. Abby m’aiderait.

— Ce n’est pas possible, répéta-t-elle à plusieurs reprises.

— Et si.

Si ses yeux avaient été des mitraillettes, j’aurais été criblée de balles. Elle me balança les photos à la figure et partit vers sa voiture.

— Tu me le paieras !

Je jetai un coup d’œil au premier cliché. À sa place, j’aurais piqué une crise d’hystérie. Toute chamboulée, je ne pris pas la peine de lui répondre et rentrai chez moi pour décortiquer les photos.


Le lendemain soir, je décidai d’aller au pub avec l’espoir d’y croiser Edward. Le patron me fit un grand sourire. Je grimpai sur un tabouret.

— Désolée pour la dernière fois.

— Pas de soucis, ça arrive à tout le monde, me répondit-il en me servant une pinte. C’est la maison qui offre.

— Merci.

Il jeta un coup d’œil vers l’entrée, leva les yeux au ciel et se retourna vers moi.

— Bon courage.

— Pardon ?

— Bonsoir Diane, me dit Megan.

Elle se hissa gracieusement à côté de moi, et commanda un verre de vin blanc. Si Edward débarquait, je ne tiendrais pas la comparaison. Force était de constater qu’aucun homme ne pourrait lui résister. Elle était magnifique, avec sa robe noire qui n’était ni vulgaire, ni aguichante. Juste sexy, classe, dévoilant ce qu’il fallait de peau pour donner envie d’en découvrir plus.

— J’ai un marché à te proposer, me dit-elle au bout de quelques secondes.

Je me tournai vers elle, plus que méfiante.

— Je suis prête à reconnaître qu’il y a un truc entre vous, commença-t-elle. Tu es une compétitrice dans l’âme, je ne peux qu’être admirative.

Première nouvelle.

— Où veux-tu en venir ?

— Edward est à moi quoi que tu fasses, mais il t’a en tête, et je dois faire avec. Alors je te propose de m’éclipser quelques jours, tu lui fais un numéro de charme, vous couchez ensemble. De cette façon, il pourra passer à autre chose… et enfin revenir à moi.

— Je crois qu’il faut que tu te fasses soigner.

— Ne fais pas ta prude. Quelque chose me dit que tu n’as pas eu d’homme dans ton lit depuis la mort de ton mari.

J’avais envie de vomir.

— Tu sais, renouer avec les joies du sexe avec Edward est une très bonne entrée en matière. Je te rends service en réalité.

Ça devenait franchement glauque. Je ne pouvais plus aligner deux mots.

— Tu refuses ? Tant pis pour toi.

Elle me jeta un dernier coup d’œil avant de sortir son téléphone de son sac et de composer un numéro.

— Edward, c’est moi, minauda-t-elle. Je suis au pub… Je pensais à toi. On se voit ce soir ?… Il faut qu’on parle…

Sa voix changeait au fur et à mesure de leur conversation, elle devenait plus douce, plus enveloppante. Elle jouait avec une miette imaginaire du bout des doigts.

— Je suis désolée pour hier, je sais que tu as besoin d’être seul pour bosser.

Je n’entendais pas les réponses d’Edward, mais je les devinais, aux propos que tenait Megan.

— Et puis, je n’aurais pas dû te reprocher de passer du temps avec Diane, poursuivit-elle. Tu es un homme bien, tu l’aides à remonter la pente. C’était très mal venu de ma part après ce que je t’ai fait.

Je devenais folle. Edward ne pouvait pas gober un truc pareil.

— Mais c’est si dur de te voir avec une autre femme, pleurnicha-t-elle. Je me rends compte du mal que je t’ai fait. Je voudrais qu’on se retrouve… comme avant…

C’en était risible. Ça ne pouvait pas marcher. Impossible. Edward ne tomberait pas dans un piège aussi grossier. Il ne retomberait pas dans les griffes de cette tigresse qui se faisait passer pour une chatte inoffensive.

— Je t’en supplie, susurra-t-elle. Dis oui. Juste pour ce soir, s’il te plaît. On parlera de mon installation ici…

Un sourire mauvais passa sur son visage.

— Merci… soupira-t-elle, au bord de l’agonie. Je t’attends.

Quel crétin ! Cette garce raccrocha, sortit un miroir de son sac et vérifia son maquillage. Elle rangea le tout et se tourna vers moi.

— Edward ne changera jamais, je sais très bien ce qu’il a envie d’entendre.

— Tu es odieuse, comment peux-tu parler de lui de cette façon ? Et tous tes mensonges ?

Elle balaya ma remarque d’un revers de la main.

— Un conseil : ne passe pas ta soirée à l’attendre.

Elle éclata de rire.

— Ma pauvre Diane, je t’avais prévenue !

Je partis en direction de la terrasse. Je tirai sur ma clope comme une forcenée.

En revenant dans le pub, je découvris qu’Edward était arrivé. Megan et lui étaient prêts à partir. Elle passa un bras autour de sa taille, il se laissa faire, je serrai les poings. Elle me remarqua la première.

— Ce n’est pas Diane là-bas ? lui demanda-t-elle.

— Si, lui répondit-il en me regardant.

Elle l’entraîna vers moi. Lui et moi ne nous quittions pas des yeux.

— Bonsoir, me dit Megan. Quel dommage, je ne savais pas que tu étais là, on aurait pu prendre un verre ensemble et faire vraiment connaissance.

Elle m’adressa un sourire empreint d’une grande gentillesse. Edward l’observait avec un regard que je ne lui connaissais pas. Sidérée par les talents de comédienne de Megan, je la laissai enchaîner sans avoir le temps de la remettre à sa place.

— Nous devons te laisser, j’ai réservé une table. On remet ça à très vite ?

Totalement désarçonnée, je hochai la tête bêtement.

— Va m’attendre dans la voiture, lui dit Edward.

Elle déposa un baiser sur sa joue puis me dit « à bientôt ». Je la suivis du regard. Edward aussi. Elle s’arrêta à la porte, se retourna et nous fit un signe de la main.

— Tu vas vraiment passer la soirée avec elle ?

— On a besoin de se parler.

— N’oublie pas ce qu’elle t’a fait.

Le regard d’Edward se durcit.

— Tu ne la connais pas.

— Ne la laisse pas te faire de mal.

— Elle a changé.

Il s’apprêta à tourner les talons, je le retins par son caban.

— En es-tu vraiment certain ?

— Bonne soirée.

Je le lâchai, il me regarda une dernière fois et fit demi-tour.

Il ne rentra pas tard chez lui. Je compris qu’il s’enfermait dans sa chambre noire lorsque je vis la lumière rouge filtrer à travers les volets. Megan avait dû échouer.


Mon moral s’effondra le lendemain matin, ils étaient tous les deux sur la plage. Je les observais, cachée derrière les rideaux de ma chambre. Elle se collait à lui, lui souriait en battant des cils, j’en étais sûre. Pourtant, il gardait une certaine distance avec elle. Ils remontèrent en direction des cottages, il la raccompagna à sa voiture. Ils étaient l’un en face de l’autre. Je distinguais le visage fermé d’Edward, elle posa ses mains sur son torse. Il secoua la tête et se recula. Megan se hissa sur ses talons pour l’embrasser sur la joue. Elle monta dans sa voiture et partit. Il s’alluma une cigarette avant de s’enfermer chez lui.

Quelques heures plus tard, on frappait à ma porte. J’ouvris et découvris Edward.

— Je peux entrer ?

Je me décalai, il pénétra dans le séjour. Il semblait nerveux, il tournait en rond.

— Tu as quelque chose à me dire ?

— Je pars.

— Comment ça, tu pars ?

Il se tourna et s’approcha de moi.

— Je m’en vais juste quelques jours. J’ai besoin de prendre du recul.

— Je comprends. Et Megan, que fait-elle ?

— Elle reste à l’hôtel.

Je caressai sa joue rongée par sa barbe, je passai un doigt sur ses cernes. La fatigue le marquait de plus en plus. Il était à bout.

— Fais attention à toi.

Il ne me quittait pas des yeux. Sans que je m’y attende, il me prit dans ses bras, me serra contre lui et blottit sa tête dans mon cou. Je me cramponnai à lui et ne pus retenir quelques larmes. Il redressa le visage, m’embrassa sur la tempe, me lâcha, et partit sans un mot.

Rapidement après son départ, la mélancolie me gagna. J’errai comme une âme en peine dans mon cottage.

Les jours se suivaient et se ressemblaient, la tension était retombée. Je ne sortais pas de chez moi. Je ne voulais pas croiser Megan et repartir dans cette bataille puérile. Pas étonnant qu’Edward ait fui. Il ne donnait pas signe de vie, mais je n’en étais pas surprise. Je passais des heures, assise dans un fauteuil, face à la baie de Mulranny. Je remontais le fil du temps, la mort de Colin et Clara, mon arrivée en Irlande, ma rencontre avec Edward.

Un après-midi, mon téléphone sonna. Félix. J’hésitai quelques instants avant de lui répondre.

— Salut.

— Toujours pas noyée dans la bière ?

— Qu’est-ce que tu es bête, parfois. Quoi de neuf, à Paris ?

— Oh, rien de particulier. Et toi ?

— Rien non plus.

— Tu as une drôle de voix. Ça ne va pas ?

— Si, si, tout va bien.

— Que fais-tu, en ce moment ?

— Je pense à mon avenir.

— Et ?

— Je suis paumée, mais j’espère trouver mes réponses d’ici peu.

— Tiens-moi au courant.

— Promis. Bon, je te laisse.

Je raccrochai et j’allumai une cigarette.


Une semaine qu’Edward était parti. Une semaine que je retournais la situation dans tous les sens, que j’envisageais tous les scénarios. Lorsqu’on frappa à ma porte en fin d’après-midi, je sus qui c’était le moment de vérité.

Edward se tenait sur le seuil, sérieux. Il plongea ses yeux dans les miens, j’eus peur. Mon cœur s’emballa. Sans dire un mot, il entra et alla se poster devant la baie vitrée. Je le suivis et restai à quelques pas de lui. Il se passa la main sur le visage, et soupira profondément.

— Quand Megan est arrivée, j’ai été dépassé par les événements. J’ai eu peur de ce qui me tombait dessus. Pourtant, j’avais déjà toutes mes réponses, et depuis longtemps. Si j’avais été honnête avec moi-même dès le début, j’aurais évité tout ce cirque.

— Qu’essayes-tu de me dire ? lui demandai-je, la voix chevrotante.

— J’ai demandé à Megan de partir, de rentrer chez elle, à Dublin.

— Tu es sûr de toi ?

— Elle est sortie de ma vie, une bonne fois pour toutes. C’est terminé. Maintenant, on est tous les deux, rien que tous les deux.

Je restai sans voix. Je le regardai, il n’avait jamais été aussi serein, aussi détendu qu’à cet instant. Il me sourit, s’approcha de moi, me prit par la taille. Je m’agrippai à sa chemise pour ne pas m’écrouler. Je fuis l’intensité de son regard. Il posa son front contre le mien.

— Diane… je veux construire quelque chose avec toi… je t’…

Je posai mes doigts sur sa bouche. Le silence envahit la pièce, j’aurais pu entendre mon cœur battre. J’observai mes mains posées à plat sur son torse, je sentais son souffle sur ma peau. Je me détachai doucement de son étreinte. Je reculai et m’effondrai dans le canapé. Il me suivit, s’assit sur la table basse en face de moi et attrapa mes mains.

— On va tout reprendre à zéro, me dit-il. Ne panique pas.

Je le regardai dans les yeux. La tendresse et l’amour que j’y lus me bouleversèrent. Je ne pouvais pas rester plus longtemps sans rien dire.

— Écoute-moi, tu veux bien ?

Il me sourit, je serrai ses mains. Je respirai profondément avant de me lancer.

— Je ne pensais pas que ce serait si dur… pendant ton absence, j’ai beaucoup réfléchi à tout ce qui nous était arrivé depuis que je suis ici. Tu es entré dans ma vie, et j’ai eu à nouveau envie de me battre, de rire, et de vivre… Tu es devenu si important pour moi, presque essentiel… j’y ai cru… j’y ai tellement cru, mais… en fait, je me suis bercée dans l’illusion que tu allais combler tout le vide à l’intérieur de moi et… que… je pouvais à nouveau aimer…

L’émotion me submergea. Je ne fis aucun effort pour combattre les larmes. Mes mains tremblaient, je serrai plus fort les siennes. Son regard trahissait le mal que j’étais en train de lui faire. Il fallait pourtant que j’aille au bout.

— Mais je ne suis pas prête… je traîne trop de casseroles. Je ne peux pas exclure Colin, comme tu viens de le faire avec Megan. Si je commence une histoire avec toi, je te reprocherai un jour ou l’autre de ne pas être lui… d’être toi. Je ne veux pas de ça… Tu n’es pas ma béquille, ni un médicament, tu mérites d’être aimé sans condition, pour toi seul et non pour tes vertus curatives. Et je sais que… je ne t’aime pas comme il faut. En tout cas, pas encore. Il faut d’abord que je me reconstruise, que je sois forte, que j’aille bien, que je n’aie plus besoin d’aide. Après ça, seulement, je pourrai encore aimer. Entièrement. Tu comprends ?

Il lâcha mes mains comme si je le brûlais, sa mâchoire se crispa. Je soufflai, regardai en l’air avant d’asséner le coup de grâce.

— Je vais partir, parce que je ne peux pas vivre près de toi.

Ni loin de toi, pensai-je. Mes larmes coulaient sans discontinuer, nous nous regardions dans les yeux.

— J’ai mon billet d’avion. Dans quelques jours, je quitte Mulranny, je rentre à Paris. Je dois finir de me reconstruire, et je dois le faire toute seule, sans toi.

J’essayai d’attraper sa main, il se recula.

— Pardon, murmurai-je.

Il ferma les yeux, serra ses poings, prit une profonde respiration. Puis, sans un regard pour moi, il se leva et s’en alla vers l’entrée.

— Attends, le suppliai-je en courant après lui.

Il ouvrit la porte à la volée, la laissa ouverte, courut vers sa voiture, monta dedans et partit. Je compris à cet instant que je ne le reverrais jamais. Et ça faisait mal, très mal.


La partie la plus facile à jouer, prévenir Félix. Je lui téléphonai.

— Encore toi ! me dit-il en décrochant.

— Ouais… tu es prêt à me supporter à nouveau ?

— Hein ?

— Je rentre.

— Tu quoi ?

— Je reviens à Paris.

— Yallah ! Je vais organiser une grosse fête. Et puis, tu vas venir t’installer chez moi…

— Stop. Surtout pas de fête. Et je vais habiter le studio au-dessus des Gens.

— Tu es malade, c’est un taudis.

— Il est très bien. Et puis ça permettra d’ouvrir à l’heure.

— Parce que tu comptes bosser ? Ça, c’est la meilleure.

— Et pourtant, c’est vrai. Rendez-vous aux Gens.

— Pas si vite. Je viens te chercher à l’aéroport.

— Pas la peine, je vais me débrouiller toute seule. Je sais faire ça, maintenant.

Trois heures plus tard, le cœur lourd, je me rendis chez Abby et Jack. Judith m’ouvrit.

— Que fais-tu là ? lui dis-je.

Elle me sauta au cou.

— Où est mon frère ? J’ai croisé la salope, hier soir, elle draguait tout ce qu’elle pouvait dans un pub. J’ai sauté dans ma voiture pour vous féliciter.

— C’est bien que tu sois là, je dois vous parler à tous les trois.

— Que se passe-t-il ?

— Allons voir Abby et Jack.

Elle me laissa passer. Abby me prit dans ses bras en me lançant des « ma chérie ». Il avait fallu que Judith l’ouvre. Elle avait dû leur raconter qu’Edward et moi filions le parfait amour. Mes yeux s’embuèrent, je croisai le regard perspicace de Jack, il avait déjà compris. J’allai plomber l’ambiance en moins de deux.

Nous nous assîmes. Abby et Judith s’agitaient dans le canapé. Seul Jack conservait son calme, il m’observait.

— Tu t’en vas, n’est-ce pas ? me demanda-t-il.

— Oui.

— Quoi ? Mais c’est quoi, cette histoire ? cria Judith.

— Ma vie est à Paris.

— Et Edward ?

Je piquai du nez et me ratatinai.

— Je croyais que tu l’aimais. Tu ne vaux pas mieux que l’autre, tu as profité de lui, et tu le laisses tomber.

— Judith, ça suffit, intervint Abby.

— Quand pars-tu ? me demanda Jack.

— Après-demain.

— Si vite, s’exclama Abby.

— C’est préférable. Il y a autre chose… quand j’ai expliqué à Edward ma décision, il est parti, il n’est pas revenu chez lui, ça fait trois jours. Je ne sais pas où il est… je suis désolée.

— Ce n’est pas ta faute, me dit Jack.

Judith sauta du canapé et prit son téléphone.

— Répondeur ! râla-t-elle. Il va nous refaire son trip bête sauvage. On a déjà subi ça une fois, pas deux. Fais chier !

Rouge de colère, elle balança son portable et fit comme si je n’existais pas.

— Il est temps que j’y aille, leur annonçai-je.

Je pris la direction de la sortie. Ils me suivirent tous les trois. Du coin de l’œil, je vis Jack prendre sa femme par les épaules. La tristesse et l’inquiétude se lisaient sur leurs visages. Sur le seuil de la porte, Abby m’attrapa dans ses bras.

— Donne-nous de tes nouvelles.

— Merci pour tout, lui répondis-je en luttant contre les larmes.

Je lui rendis son étreinte, déposai un baiser sur la joue de Jack et me tournai vers Judith.

— Je t’accompagne à ta voiture, me lança-t-elle sans un regard.

J’ouvris ma portière, lançai mon sac à l’intérieur. Judith ne disait rien.

— Ai-je perdu une amie ? lui demandai-je.

— Tu as décidé d’être conne. J’ai déjà assez de mon frère à gérer…

— Tu t’occuperas de lui ?

— Fais-moi confiance pour lui botter le cul.

— Je ne sais pas quoi te dire. J’aurais voulu que ça se…

— Je sais, me coupa-t-elle en me regardant droit dans les yeux. Je peux venir te voir à Paris, si l’envie me prend ?

— Quand tu veux.

Je commençai à pleurer et je vis les yeux de Judith se remplir de larmes aussi.

— Sauve-toi, maintenant.

Je la serrai dans mes bras avant de monter en voiture. Je partis sans lui jeter un regard de plus.


Je fis un grand ménage de printemps pour faire disparaître toute trace de mon passage. Mes valises s’entassèrent d’abord dans l’entrée, puis dans ma voiture. En fermant le coffre, je regardai le cottage voisin, désespérément dénué de toute présence. Mes dernières heures irlandaises se déroulaient dans la plus grande solitude.

Je passai mon ultime nuit assise sur le canapé, à attendre je ne sais quoi. Le soleil était à peine levé quand je mis fin à ce calvaire. J’avalai un café et fumai une cigarette en faisant une dernière fois le tour du propriétaire.

Dehors, il faisait sombre, il pleuvait, et des rafales de vent s’abattaient sur moi. Jusqu’au bout, je subirais le climat irlandais, il me manquerait.

J’eus la nausée en fermant la porte. J’y appuyai mon front. Il était temps de partir, je me tournai vers ma voiture, et me figeai. Edward était là, le visage fermé. Je courus et me jetai dans ses bras en pleurant. Il me serra contre lui et caressa mes cheveux. Je respirai son parfum à pleins poumons. Ses lèvres se posèrent sur ma tempe, il les pressa fortement sur ma peau. C’est ce qui me donna le courage de lever les yeux vers lui. Il posa sa grande main sur ma joue, je m’appuyai sur sa paume. Je tentai de lui sourire, ce fut un échec. Mes mains toujours agrippées à lui le lâchèrent. Il ancra ses yeux dans les miens, pour la dernière fois, je le savais, et partit en direction de la plage. Je montai dans ma voiture et démarrai. Les jointures de mes mains étaient blanches à force de serrer le volant. Un dernier regard dans le rétroviseur, il était là, sous la pluie, face à la mer. Les larmes brouillèrent ma vue, je les essuyai du revers de la main et démarrai.

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