2

Bientôt une semaine qu’il avait lancé le projet « Sortons Diane de sa dépression ». Un déluge de suggestions plus farfelues les unes que les autres s’était déjà abattu sur moi. Le point culminant avait été atteint lorsque Félix avait déposé des brochures d’agences de voyage sur la table basse. Je savais pertinemment ce qu’il préparait, un voyage au soleil avec tout ce que cela comporte. Un club de touristes, des transats, des palmiers, des cocktails à base de rhum frelaté, des corps bronzés et luisants, des cours d’aquagym pour reluquer le G.O., le rêve pour Félix et le cauchemar pour moi. Tous ces vacanciers tassés les uns contre les autres sur une minuscule plage, ou en train de se battre en tenue de soirée devant le buffet, horrifiés à l’idée que le voisin ronfleur ne vole la dernière saucisse, ces gens heureux d’avoir été enfermés une dizaine d’heures dans une carlingue avec des gamins braillards autour d’eux, tout ça me donnait envie de vomir.

Voilà pourquoi je tournais en rond, fumais au point d’avoir la gorge en feu. Le sommeil ne me servait plus de refuge, il était envahi par Félix en maillot de bain me forçant à danser la salsa en boîte de nuit. Il ne lâcherait pas l’affaire tant que je ne céderais pas. Je devais réussir à m’échapper, lui couper l’herbe sous le pied, le rassurer tout en me débarrassant de lui. Rester chez moi était exclu. Partir, quitter définitivement Paris, c’était finalement la solution. Trouver un coin perdu où il ne me suivrait pas.

Une excursion dans le monde des vivants devenait inévitable, mes placards et mon frigo étaient désespérément vides. Je n’y trouvai que des paquets de biscuits périmés — les goûters de Clara — et les bières de Colin. J’en pris une, la tournai dans tous les sens avant de me décider à la décapsuler. Je la sentis comme j’aurais respiré les effluves d’un grand cru. J’en bus une gorgée, et les souvenirs affluèrent.

Notre premier baiser avait eu un goût de bière. Combien de fois en avions-nous ri ? Le romantisme ne nous étouffait pas, à vingt ans. Colin ne buvait que des bières brunes, il n’aimait pas les blondes, il se demandait toujours pour quelle raison il m’avait choisie, ce qui lui valait invariablement une calotte sur la tête.

La bière s’était aussi immiscée une fois dans nos choix de vacances. Colin avait eu envie de partir quelques jours en Irlande. Puis il avait prétendu que la pluie, le vent et le froid l’avaient fait renoncer. En vérité, il connaissait suffisamment mon goût exclusif du soleil et du bronzage pour ne pas me forcer à porter un coupe-vent et une polaire pendant nos vacances d’été ni à m’imposer une destination qui m’aurait déplu.

La bouteille me tomba des mains et éclata sur le carrelage.


Assise au bureau de Colin, un atlas devant les yeux, je parcourais une carte de l’Irlande. Comment choisir sa tombe à ciel ouvert ? Quel endroit pourrait m’apporter la paix et la tranquillité nécessaires pour être en tête à tête avec Colin et Clara ? Ne connaissant strictement rien à ce pays, et me trouvant dans l’incapacité d’y choisir un point de chute, je finis par fermer les yeux et poser mon doigt au hasard.

J’entrouvris une paupière et me rapprochai. J’utilisai mon autre œil après avoir retiré mon doigt pour déchiffrer le nom. Le hasard avait choisi le plus petit village possible, l’écriture était à peine lisible sur la carte. « Mulranny ». Je m’exilais à Mulranny.


C’était le moment, je devais annoncer à Félix que je partais vivre en Irlande. Trois jours, c’est le temps qu’il me fallut pour rassembler le courage nécessaire. Nous venions de finir de dîner, je m’étais forcée à avaler chaque bouchée pour le satisfaire. Avachi dans un fauteuil, il feuilletait une de ses brochures.

— Félix, laisse tomber tes magazines.

— Tu t’es décidée ?

Il se releva d’un bond et se frotta les mains.

— Où partons-nous ?

— Toi, je n’en sais rien, mais moi je vais vivre en Irlande.

Mon ton s’était voulu le plus naturel possible. Félix happait l’air comme un poisson en train de suffoquer.

— Remets-toi.

— Tu te fous de moi ? Tu n’es pas sérieuse. Qui a pu te donner une idée pareille ?

— Colin, figure-toi.

— Ça y est, elle est dingue. Tu vas aussi m’annoncer qu’il est revenu d’entre les morts pour te dire où partir.

— Tu n’as pas besoin d’être méchant. Il aurait aimé aller là-bas, c’est tout. J’y vais à sa place.

— Oh non, tu ne vas pas y aller, me dit Félix très sûr de lui.

— Et pourquoi ça ?

— Tu n’as rien à faire dans ce pays de… de…

— De quoi ?

— De rugbymen mangeurs de moutons.

— Les rugbymen te gênent ? Première nouvelle. D’habitude ils te font plutôt de l’effet. Et puis tu crois que partir en Thaïlande se défoncer sur une plage pendant la pleine lune et revenir avec « forever Brandon » tatoué sur la fesse gauche, c’est mieux ?

— Touché… garce. Mais ce n’est pas comparable. Tu es déjà mal en point, tu vas être irrécupérable.

— Arrête. J’ai décidé que je partais en Irlande plusieurs mois, tu n’as rien à me dire.

— Ne compte pas sur moi pour t’accompagner.

Je me levai et me mis à ranger tout ce qui me tombait sous la main.

— Tant mieux, parce que tu n’es pas invité. Je n’en peux plus d’avoir un toutou derrière moi. Tu m’étouffes ! criai-je en le regardant.

— Dis-toi bien une chose, je vais très vite recommencer à t’étouffer.

Il pouffa de rire et, sans me quitter des yeux, s’alluma tranquillement une cigarette.

— Tu veux savoir pourquoi ? Parce que je ne te donne pas plus de deux jours. Tu vas revenir toute penaude et tu me supplieras de t’emmener au soleil.

— Jamais de la vie. Crois ce que tu veux, mais je fais ça pour guérir.

— Tu te trompes de méthode, mais au moins tu es remontée comme une pendule.

— Tu n’as pas des copains qui t’attendent ?

Je n’en pouvais plus de son regard inquisiteur. Il se leva et s’approcha de moi.

— Tu veux que j’aille fêter ta nouvelle lubie ?

Son visage se rembrunit. Il posa ses mains sur mes épaules et planta ses yeux dans les miens.

— Tu cherches vraiment à t’en sortir ?

— Évidemment.

— Donc, tu es d’accord pour que tes valises ne contiennent aucune chemise de Colin, aucune peluche de Clara, pas de parfum à part le tien.

Je m’étais fait prendre à mon propre piège. J’avais mal au ventre, à la tête, à la peau. Impossible de fuir ses yeux noirs comme le charbon, ses doigts broyaient mes épaules.

— Bien sûr, je veux aller mieux, je vais me séparer petit à petit de leurs affaires. Tu devrais être content, depuis le temps que tu veux que je le fasse.

Par je ne sais quel miracle, ma voix n’avait pas flanché. Félix soupira profondément.

— Tu es irresponsable, tu n’y arriveras jamais. Colin ne t’aurait jamais laissé entreprendre un tel projet. C’est bien, tu as cherché à faire quelque chose pour t’en sortir, mais renonce, s’il te plaît, on va trouver autre chose. J’ai peur que tu t’enfonces.

— Je n’abandonnerai pas.

— Va dormir, on en reparle demain.

Il fit une moue désolée, embrassa ma joue et prit la direction de la sortie sans un mot de plus.

Au lit, enroulée dans la couette, le doudou de Clara étroitement serré dans mes bras, je tentais de calmer les battements de mon cœur. Félix avait tort, Colin m’aurait laissé partir seule à l’étranger, à l’unique condition qu’il se soit occupé de l’organisation. Il gérait tout lorsque nous partions en voyage, du billet d’avion à la réservation d’hôtel, en passant par mes papiers d’identité. Jamais il ne m’aurait confié mon passeport ou celui de Clara, il disait que j’étais tête en l’air. Alors aurait-il eu confiance en moi pour mener un tel projet ? Pas sûr, finalement.

Je n’avais jamais habité seule, j’avais quitté la maison de mes parents pour m’installer avec lui. J’avais peur de passer un simple coup de téléphone pour demander un renseignement ou faire une réclamation. Colin savait tout faire. Il fallait que je l’imagine me guider pour tout préparer. J’allais le rendre fier de moi. Si c’était une des dernières actions que je faisais avant de m’enterrer, je prouverais à tous que j’étais capable d’aller jusqu’au bout.


Certaines choses ne changeaient pas, comme ma technique pour faire mes valises. Ma penderie était vide et mes bagages pleins à craquer. Je n’en utiliserais pas le quart. Ne manquait plus que de la lecture, et je devais me faire violence.

Depuis combien de temps n’avais-je pas pris ce chemin ? Félix allait s’écrouler derrière le comptoir en me voyant arriver. En moins de cinq minutes, je rejoignis la rue Vieille-du-Temple. Ma rue. À une époque, j’y passais mes journées ; aux terrasses, dans les boutiques, dans les galeries et quand je travaillais. Le simple fait d’y être me rendait heureuse, avant.

Aujourd’hui, dissimulée sous la capuche d’un sweat de Colin, je fuyais les devantures, les habitants, les touristes. Je marchais sur la route pour éviter ces foutus poteaux qui obligeaient à slalomer. Tout m’agressait, jusqu’à la délicieuse odeur de pain chaud qui s’échappait de la boulangerie où j’avais mes habitudes.

Mon pas ralentit à l’approche des Gens. Plus d’un an que je n’y avais pas mis les pieds. Je m’arrêtai sur le trottoir d’en face sans y jeter un coup d’œil. Immobile, la tête basse, je plongeai la main dans une de mes poches, il me fallait de la nicotine. On me bouscula, et mon visage se tourna involontairement vers mon café littéraire. Cette petite vitrine en bois, la porte au centre avec sa clochette à l’intérieur, ce nom que j’avais choisi, il y avait six ans, « Les gens heureux lisent et boivent du café », tout me ramenait vers ma vie avec Colin et Clara.


Le matin de l’inauguration avait été marqué par la panique générale. Les travaux n’étaient pas finis, nous n’avions pas encore déballé les livres. Félix n’était pas arrivé, j’étais seule à me battre pour que les ouvriers accélèrent la cadence. Colin m’avait téléphoné tous les quarts d’heure afin de s’assurer que nous serions prêts pour la soirée d’ouverture. À chaque fois, j’avais ravalé mes larmes et ri comme une bécasse. Mon très cher associé, beau comme un camion, avait pointé le bout de son nez en milieu d’après-midi, alors que je frôlais la crise d’hystérie parce que l’enseigne n’était pas encore fixée au-dessus de la façade.

— Félix, où étais-tu ? avais-je hurlé.

— Chez le coiffeur. D’ailleurs, tu aurais dû en faire autant, m’avait-il répondu en saisissant une mèche de mes cheveux avec une mine dégoûtée.

— Quand aurais-tu voulu que j’y aille ? Rien n’est prêt pour ce soir, je mens à Colin depuis ce matin, j’avais bien dit que c’était voué à l’échec, c’est un cadeau empoisonné, cet endroit. Pourquoi mes parents et Colin m’ont-ils écoutée quand je leur ai dit que je voulais tenir un café littéraire ? Je n’en veux plus.

Ma voix était montée dans les aigus, et j’avais recommencé à m’activer dans tous les sens. Félix avait mis tous les ouvriers à la porte et était revenu vers moi. Il m’avait attrapée et secouée comme un prunier.

— Stop ! À partir de maintenant, je gère. Va te préparer.

— Je n’ai pas le temps !

— Il est hors de question qu’on ouvre avec une patronne aux allures de gorgone.

Il m’avait poussée jusqu’à la porte de derrière, qui menait au studio loué avec le café. À l’intérieur, j’avais trouvé une nouvelle robe et tout le nécessaire pour me faire belle. Un énorme bouquet de roses et de freesias trônait à même le sol. J’avais lu le mot de Colin. Il me répétait à quel point il croyait en moi.

Finalement, la soirée d’inauguration avait été très réussie, malgré notre chiffre d’affaires proche de zéro. Félix s’était autoproclamé responsable de la caisse. Les clins d’œil et les sourires de Colin m’avaient encouragée. Avec Clara dans les bras, j’avais circulé de table en table, entre la famille, les amis, les collègues de mon mari, les relations douteuses de Félix et les commerçants de la rue.


Aujourd’hui, cinq ans plus tard, tout avait changé, Colin et Clara n’étaient plus là. Je n’avais aucune envie de retravailler, et tout, dans ce lieu, me rappelait mon mari et ma fille. La fierté de Colin quand il venait fêter une victoire au tribunal, les premiers pas de Clara entre les clients, la première fois qu’elle avait écrit son prénom, assise au comptoir devant une grenadine.

Une ombre se dessina à côté de moi, sur le trottoir. Félix m’attrapa contre lui et me berça dans ses bras.

— Tu sais que tu es là depuis une demi-heure, suis-moi.

Je secouai la tête.

— Tu n’es pas venue pour rien, il est temps que tu retrouves les Gens.

Il me prit par la main et me fit traverser la rue. Il serra plus fort quand il poussa la porte. La clochette retentit et déclencha une crise de larmes.

— Moi aussi, à chaque fois que je l’entends, je pense à Clara, m’avoua Félix. Passe derrière le comptoir.

J’obtempérai sans résistance. L’odeur du café mélangée à celle des livres me sauta au nez. Malgré moi, j’aspirai à pleins poumons. Ma main glissa sur le bar en bois, il était collant. J’attrapai une tasse, elle était sale, j’en pris une seconde, pas très nette non plus.

— Félix, tu es plus pointilleux pour mon appartement que pour les Gens, c’est vraiment dégueulasse.

— C’est parce que je suis débordé, pas le temps de jouer les fées du logis, me répondit-il en haussant les épaules.

— C’est vrai que ça grouille de monde, la foule des grands jours.

Il partit s’occuper de son unique client, avec qui il avait l’air plus qu’intime, à en juger par les œillades qu’ils échangeaient. Le type finit son verre et repartit avec un livre sous le bras sans passer par le tiroir-caisse.

— Alors, tu reprends du service ? me demanda Félix après s’être servi un verre.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Tu es venue ici parce que tu veux retravailler, c’est ça ?

— Non, tu le sais bien. Je veux juste emporter des livres.

— Tu pars vraiment, alors ? Mais il te reste du temps, rien ne presse.

— Tu n’as rien écouté. Je pars dans huit jours et j’ai retourné le contrat de location signé.

— Quel contrat de location ?

— Celui du cottage dans lequel je vais habiter les prochains mois.

— Tu es certaine que ce n’est pas un faux plan ?

— Non, je ne suis sûre de rien, je verrai là-bas.

Nous ne nous quittions pas des yeux.

— Diane, tu ne peux pas me laisser tout seul ici.

— Ça fait plus d’un an que tu bosses sans moi, et je ne suis pas connue pour mon efficacité au travail. Allez, conseille-moi des livres.

Sans aucun entrain, il m’indiqua ses préférences, j’acquiesçais sans réfléchir, je m’en moquais. Félix posait les livres les uns après les autres sur le comptoir. Il me fuyait du regard.

— Je te les apporterai chez toi, c’est trop lourd.

— Merci. Je vais te laisser, j’ai encore beaucoup de choses à faire.

Mon regard dévia vers un petit recoin derrière le bar. Je m’en approchai, guidée par la curiosité. Un cadre contenant des photos de Colin, Clara, Félix et moi. Il avait été fait avec soin. Je me retournai vers Félix.

— Rentre chez toi maintenant, me dit-il doucement.

Il était près de la porte, je m’arrêtai à côté de lui, lui embrassai délicatement la joue et sortis.

— Diane ! Ne m’attends pas ce soir, je ne viendrai pas.

— O.K., à demain.


— Colin !

Mon cœur palpitait, ma peau était moite, je tâtonnais de tous les côtés dans le lit. La froideur et le vide de sa place répondaient à mon appel. Pourtant, Colin était là, il m’embrassait, ses lèvres picoraient la peau de mon cou, elles étaient descendues de l’arrière de mon oreille jusqu’à mon épaule. Son souffle dans ma nuque, ses mots murmurés, nos jambes entrelacées. Je repoussai les draps et posai mes pieds nus sur le parquet. L’appartement était éclairé par les lumières de la ville. Le bruit du bois qui craquait sous mes pas me rappela celui des petits pieds de Clara qui courraient vers l’entrée quand elle entendait les clés de Colin dans la serrure.

Chaque soir, c’était le même rituel. Nous étions blotties l’une contre l’autre dans le canapé. Clara en chemise de nuit et moi impatiente de retrouver mon mari. Je passai dans l’entrée, Colin avait juste le temps de déposer ses dossiers sur la console avant que la petite ne saute dans ses bras. Dans le noir, je marchai sur leurs pas, dans le salon où ils me rejoignaient. Colin avançait vers moi, je desserrais sa cravate, il m’embrassait, Clara nous séparait, nous dînions, Colin couchait notre fille, après quoi nous restions tous les deux, avec la certitude de savoir Clara bien au chaud dans son lit, son pouce dans la bouche.

Je réalisai que notre appartement n’existait plus, j’avais voulu y rester pour tout conserver intact, j’avais eu tort. Plus de dossiers, plus de bruit de clés dans la serrure, plus de courses sur le parquet. Je ne reviendrais jamais ici.


Trois quarts d’heure de métro pour rester bloquée en bas de l’escalier de sortie. Mes jambes étaient de plus en plus lourdes après chaque marche. L’entrée était toute proche de la station, je ne le savais pas. Au moment de franchir les grilles, je me dis que je ne pouvais pas arriver les mains vides. J’entrai chez le fleuriste le plus proche, cela ne manquait pas dans le coin.

— Je voudrais des fleurs.

— Vous êtes au bon endroit ! me répondit la fleuriste en souriant. C’est pour une occasion particulière ?

— Pour là-bas, dis-je en désignant le cimetière.

— Vous voulez quelque chose de classique ?

— Donnez-moi deux roses, ça fera l’affaire.

Éberluée, elle se dirigea vers les fleurs coupées.

— Les blanches, lui dis-je. Ne les emballez pas, je les prends à la main.

— Mais…

— C’est combien ?

Je laissai un billet, arrachai les roses de ses mains et sortis précipitamment. Ma course folle se stoppa sur les graviers de l’allée principale. Je tournai sur moi-même, scrutai de tous les côtés, où étaient-ils ? Je ressortis et m’écroulai par terre. Fébrilement, je composai le numéro des Gens.

— Les Gens heureux picolent et s’envoient en l’air, j’écoute.

— Félix, soufflai-je.

— Il y a un problème ?

— Je ne sais pas où ils sont, tu te rends compte ? Je suis incapable d’aller les voir.

— Qui veux-tu aller voir ? Je ne comprends rien. Où es-tu ? Pourquoi pleures-tu ?

— Je veux voir Colin et Clara.

— Tu es… tu es au cimetière ?

— Oui.

— J’arrive, ne bouge pas.

Je n’étais allée qu’une seule fois au cimetière, le jour de l’enterrement. J’avais refusé systématiquement de m’y rendre. Après m’être enfuie de l’hôpital, le jour de leur mort, je n’y avais pas remis les pieds. Sous le regard horrifié de mes parents et de ceux de Colin, j’avais annoncé que je n’assisterais pas à la mise en bière. Mes beaux-parents étaient partis en claquant la porte.

— Diane, tu deviens complètement folle ! s’était exclamée ma mère.

— Maman, je ne peux pas y assister, c’est trop dur. Si je les vois disparaître dans des boîtes, ça voudra dire que c’est fini.

— Colin et Clara sont morts, m’avait-elle répondu. Il faut que tu l’acceptes.

— Tais-toi ! Et je n’irai pas à l’enterrement, je ne veux pas les voir partir.

J’avais recommencé à pleurer et je leur avais tourné le dos.

— Comment ? avait éructé mon père.

— C’est ton devoir, avait ajouté ma mère. Tu viendras et tu ne feras pas de grande scène.

— Le devoir ? Vous parlez de devoir ? Je me fous du devoir.

Je m’étais tournée vivement vers eux. La rage avait pris le pas sur la douleur.

— Eh bien oui, tu as des responsabilités, et tu vas les assumer, m’avait répondu mon père.

— Vous vous moquez complètement de Colin, de Clara ou de moi. Tout ce qui vous importe, ce sont les apparences. Donner l’image d’une famille effondrée.

— Mais c’est ce que nous sommes, m’avait rétorqué ma mère.

— Non ! La seule famille que j’ai connue, ma seule vraie famille, je viens de la perdre.

J’étais à bout de souffle, ma poitrine se soulevait. Je ne les avais pas quittés des yeux. Leurs visages s’étaient décomposés un bref instant. J’avais cherché un signe de contrition, il n’en fut rien. Leur façade était inébranlable.

— Tu n’as pas à nous parler sur ce ton, nous sommes tes parents, m’avait répondu mon père.

— Dehors ! avais-je hurlé en pointant la porte du doigt. Foutez le camp de chez moi.

Mon père s’était dirigé vers ma mère, il l’avait attrapée par le bras et entraînée vers la sortie.

— Sois prête à l’heure, nous passerons te prendre, m’avait-elle dit avant de disparaître.

Ils étaient venus, mécaniques et rigoureux comme des horloges suisses. Ils n’avaient rien écouté de ce que je leur avais dit.

Dans l’état d’épuisement où je me trouvais, je n’avais pas eu la force de lutter. Sans la moindre douceur, ma mère m’avait forcée à m’habiller, mon père m’avait poussée dans la voiture. Devant l’église, je les avais bousculés pour me jeter dans les bras de Félix. À partir de cet instant, je ne l’avais plus quitté. Lorsque le convoi mortuaire était arrivé, j’avais caché mon visage contre son torse. Tout le temps de la cérémonie, il m’avait parlé à l’oreille, il m’avait raconté les derniers jours, il avait choisi leurs derniers vêtements ; le liberty de la robe de Clara, le doudou qu’il avait posé près d’elle ; le gris de la cravate de Colin, la montre qu’il lui avait mise, celle que je lui avais offerte pour ses trente ans. C’était avec Félix que j’avais fait le trajet jusqu’au cimetière. J’étais restée en retrait jusqu’au moment où mes parents s’étaient approchés de nous. Ils m’avaient tendu quelques fleurs, et mon père s’était exprimé.

— Félix, aide-la à y aller. Il faut qu’elle le fasse. Ce n’est pas le moment de jouer les capricieuses.

La main de Félix avait broyé la mienne, il avait arraché les fleurs des mains de ma mère.

— Ne le fais pas pour tes parents, fais-le pour toi, pour Colin et Clara.

J’avais lancé les fleurs dans le trou.


— Je me suis dépêché, me dit Félix en me rejoignant. Lâche les roses, tu te fais mal.

Il s’accroupit devant moi, dénoua mes doigts les uns après les autres et retira les roses, qu’il posa par terre. Mes mains étaient en sang, je n’avais pas senti la morsure des épines. Il passa un bras autour de ma taille et m’aida à me mettre debout.

Nous marchâmes dans le cimetière jusqu’à un point d’eau. Sans un mot, il me lava les mains. Il prit un arrosoir et le remplit. Il m’entraîna à ses côtés, il avançait sans hésitation. Il me lâcha et entreprit de nettoyer une tombe, leur tombe, cette tombe que je voyais pour la première fois. Mes yeux parcouraient chaque détail, la couleur du marbre, la calligraphie de leurs noms. Colin avait vécu trente-trois ans et Clara n’avait pas eu le temps de fêter ses cinq ans. Félix me tendit les deux roses.

— Parle-leur.

Je posai mon ridicule présent sur la tombe et me mis à genoux.

— Hé, mes amours… pardon… je ne sais pas quoi vous dire…

Ma voix se brisa. J’enfouis mon visage dans mes mains. J’avais froid. J’avais chaud. J’avais mal.

— C’est si dur. Colin, pourquoi as-tu pris Clara avec toi ? Tu n’avais pas le droit de partir, tu n’avais pas le droit de la prendre. Je t’en veux tellement de m’avoir laissée toute seule, je suis perdue. J’aurais dû partir avec vous.

Du plat de la main, j’essuyai mes larmes. Je reniflai bruyamment.

— Je n’arrive pas à croire que vous ne reviendrez jamais. Je passe ma vie à vous attendre. Tout est prêt, à la maison, pour vous… On me dit que ce n’est pas normal. Alors, je vais m’en aller. Tu te souviens Colin, tu voulais qu’on aille en Irlande, j’ai dit non, j’étais bête… j’y vais pour quelque temps. Je ne sais pas où vous êtes, tous les deux, mais j’ai besoin de vous, surveillez-moi, protégez-moi. Je vous aime…

Durant quelques instants, je fermai les yeux. Puis je me relevai avec difficulté, mon équilibre était précaire, ma tête tournait, Félix m’aida à me stabiliser sur mes jambes. Nous prîmes la direction de la sortie sans nous retourner et sans un mot. Avant de descendre dans le métro, Félix s’arrêta.

— Tu vois, jusque-là je ne te croyais pas quand tu disais que tu voulais t’en sortir, m’avoua-t-il. Mais ce que tu as fait aujourd’hui me prouve le contraire. Je suis fier de toi.


J’avais attendu la veille de mon départ pour téléphoner à mes parents. Depuis que je leur avais annoncé ma décision, ils n’avaient eu de cesse de me convaincre de rester. Ils m’avaient téléphoné tous les jours, et mon répondeur avait fonctionné à merveille.

— Maman, c’est Diane.

Derrière, c’était le bruit habituel de la télévision, le volume au maximum.

— Comment vas-tu, ma chérie ?

— Je suis prête à partir.

— Encore ta rengaine ! Chéri, c’est ta fille, elle veut toujours partir.

Une chaise crissa sur le carrelage, et mon père prit le combiné.

— Écoute, ma petite fille, tu vas venir passer quelques jours chez nous, ça va te remettre les idées en place.

— Papa, ça ne sert à rien. Je pars demain. Vous n’avez pas encore compris que je ne veux pas revenir vivre avec vous. Je suis une grande fille, à trente-deux ans, on ne vit plus chez ses parents.

— Tu n’as jamais rien su faire toute seule. Tu as besoin de quelqu’un pour te guider, tu es incapable de mener un projet à terme. Alors franchement, partir à l’étranger est largement au-dessus de tes possibilités.

— Merci, papa, je ne savais pas que j’étais un boulet pour vous. C’est avec des paroles comme ça que je vais m’en sortir.

— Passe-la-moi, tu la braques, dit ma mère derrière lui. Ma chérie, ton père n’est pas diplomate, mais il a raison, tu es inconsciente. Si encore Félix partait avec toi, nous serions rassurés, même si ce n’est pas la personne idéale pour s’occuper de toi. Écoute, on t’a laissée tranquille jusque-là, on pensait qu’avec le temps tu irais mieux. Pourquoi n’es-tu pas allée consulter le psychiatre dont je t’ai parlé ? Ça te ferait du bien.

— Maman, ça suffit. Je ne veux pas de psy, je ne veux pas vivre avec vous et je ne veux pas que Félix m’accompagne. Je veux la paix, vous comprenez, je veux être seule, j’en ai marre d’être surveillée. Si vous voulez me joindre, vous connaissez mon numéro de portable. Ne me souhaitez surtout pas bon voyage.


Les yeux grands ouverts, je fixais le plafond. J’attendais que mon réveil sonne. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit, et le fait d’avoir raccroché au nez de mes parents n’avait rien à voir avec mon insomnie. Dans quelques heures, j’embarquerais à bord d’un avion, direction l’Irlande. Je venais de vivre ma dernière nuit dans notre appartement, dans notre lit.

Une dernière fois, je me blottis à la place de Colin, le visage enfoui dans son oreiller, je frottai mon nez contre le doudou de Clara, mes larmes les mouillèrent. Le bip résonna, et comme un automate, je me levai.

Dans la salle de bains, je dégageai le miroir, je me vis pour la première fois depuis des mois. Perdue dans la chemise de Colin. J’observai mes doigts détacher chaque bouton, je dégageai une épaule, puis la seconde. Le tissu glissa sur mon corps et tomba à mes pieds. Je lavai mes cheveux une dernière fois avec le shampoing de Clara. En sortant de la douche, j’évitai de regarder la chemise au sol. Je m’habillai en Diane, un jean, un débardeur et un pull près du corps. J’eus le sentiment d’étouffer, je me débattis pour retirer le pull et attrapai le sweat à capuche de Colin, je l’enfilai et respirai à nouveau. Je le portais déjà avant sa mort, je m’en accordais encore le droit.

Un coup d’œil à ma montre m’indiqua qu’il ne me restait que peu de temps. Un café dans la main, une cigarette aux lèvres, je choisis quelques photos au hasard et les glissai dans mon sac à main.

J’attendais dans le canapé l’heure du départ, en remuant nerveusement les doigts ; mon pouce buta sur mon alliance. Je ne manquerais pas de rencontrer du monde en Irlande, ces gens verraient que j’étais mariée, ils me demanderaient où est mon époux, et je serais incapable de leur répondre. Sans me séparer de cette bague, je devais la cacher. Je décrochai la chaîne que je portais à mon cou, la fis glisser dans mon alliance et replaçai le pendentif à l’abri des regards, sous mon sweat.

Deux coups de sonnette brisèrent le silence. La porte s’ouvrit sur Félix. Il entra sans un mot et plongea son regard dans le mien. Son visage portait ses excès de la nuit passée. Ses yeux étaient rouges et gonflés. Il empestait l’alcool et le tabac. Il n’avait pas besoin de parler pour que je sache que sa voix était enrouée. Il commença à sortir mes valises. Nombreuses. Je fis le tour de l’appartement, éteignis toutes les lumières, fermai toutes les pièces. Ma main se crispa sur la poignée de la porte d’entrée au moment de la refermer. Le seul son perceptible fut celui du verrou.

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