XXIII Le Rendez-vous de la Force

Je ne suis pas du tout parmi ceux qui insultent le Paris neuf, dont les larges voies s’inondent d’air et de lumière. Il a coûté, dit-on, ce Paris, beaucoup trop d’argent, mais la santé publique vaut bien la peine de n’être point marchandée.


Je lui reprocherais plutôt, à cette ville blanche et nouvelle, d’avoir dissipé en passant tout un trésor de souvenirs.


Sans nier la beauté un peu trop bourgeoise des fameux boulevards qui ne sauraient être habités que par des riches, je songe malgré moi à cet autre Paris, moins esclave du cordeau, où les palais n’avaient pas honte de se laisser approcher par les masures.


C’était le Paris historique, celui-là, dont chaque maison racontait une légende; et tenez! là-bas, au fond de ce vieux Marais par dessus lequel les embellissements Haussmann ont sauté pour arriver plus vite aux points stratégiques du faubourg Saint-Antoine, vous trouveriez encore tel écheveau de rues à la fois populaires et nobles dont le seul aspect vaut tout un volume de Dulaure ou de Saint-Victor.


Je me rappelle la mansarde où fut écrit mon premier livre: c’était en 1840, hélas! De ma fenêtre, donnant sur les derrières de la rue Pavée, je voyais les croisées de Mme de Sévigné, à l’hôtel Carnavalet, ce bijou de pierre qui n’échappera pas à l’épidémie des restaurations municipales; je voyais, dis-je, le logis de l’adorée marquise par dessus le roulage qui remplaçait la maison de Charles de Lorraine où fut le berceau des Guise.


Je voyais aussi le grand hôtel de Lamoignon, bâti par Charles IX pour le duc d’Angoulême, fils de Marie Touchet, celui-là même dont Tallemant des Réaux, le roi des bonnes langues, disait: «Il aurait été le plus grand homme de son siècle s’il eût pu se défaire de l’humeur d’escroc que Dieu lui avait donnée.»


Quand ses gens lui demandaient leurs gages, il répondait: «Marauds, ne voyez-vous point ces quatre rues qui aboutissent à l’hôtel d’Angoulême? Vous êtes en bon lieu, profitez des passants.»


Ce fut pourtant dans la chambre à coucher de ce brillant coquin que naquit l’austère avocat de Louis XVI, M. de Malesherbes.


Je voyais enfin les pignons confus, bizarrement pittoresques et toujours charmants malgré leur destination lugubre, de ces deux palais jumeaux, l’hôtel de Caumont et l’hôtel de Brienne, qui étaient devenus prison après avoir abrité tant d’élégances et tant de joies.


J’étais voisin de la Force, et ceci n’est pas tout à fait une digression oiseuse, car c’est à la Force que nous allons retrouver un de nos meilleurs amis, le lieutenant Maurice Pagès.


La barre qui me servait de balcon dominait les deux seigneuriales demeures qui, depuis l’an 1780, remplaçaient le Fort-l’Évêque et le Petit-Châtelet. Par-dessus le préau, dit la cour de Vit-au-Lait, parce qu’elle était jadis habitée seulement par les détenus condamnés pour n’avoir point payé les mois de nourrices de leurs enfants, j’apercevais le profil des trois grands salons où le père de M. le duc de Lauzun donnait à danser, ainsi que l’œil-de-bœuf de l’hôtel de Brienne qui, par une matinée de septembre, montra pour la dernière fois le soleil des vivants à la malheureuse princesse de Lamballe.


Immédiatement au-dessous de ma lucarne était un mur tout neuf et qui semblait ne servir à rien.


On l’avait bâti à la suite de plusieurs évasions hardies qui avaient eu lieu par les jardins de la maison même que j’habitais et dont une aile en pavillon touchait les clôtures de la Petite-Force.


Un instant, les évasions avaient été fréquentes au point de tenir tout le quartier en éveil, et les loyers des étages inférieurs de ma maison en étaient tombés à vil prix.


Le mur neuf n’avait cependant fermé qu’une route. On s’évadait maintenant d’un autre côté.


Pour empêcher ce jeu, il fallut démolir la Force.


C’était le lendemain de notre visite à cette autre prison, l’établissement du Dr Samuel. Il pouvait être neuf heures du matin.


Le temps continuait d’être sombre et froid; la neige foulée couvrait les pavés comme un mastic brunâtre.


Dans la paisible rue du Roi-de-Sicile, qui était alors le meilleur chemin pour descendre de la place Royale à l’hôtel de ville, de rares passants allaient et venaient.


Le factionnaire de la porte basse de la Force, empaqueté dans son manteau gris, battait la semelle au fond de sa guérite.


Cette porte basse, qui s’ouvrait rue du Roi-de-Sicile, commençait la série des numéros pairs; l’entrée principale était au n° 22 de la rue Pavée.


À l’angle des deux voies, du côté de la rue Saint-Antoine, il y avait une buvette borgne qui s’était donné bonnement pour enseigne le nom même de la sombre demeure. Au-dessus de ses trois fenêtres, masquées de cotonnade gros bleu, on pouvait lire cette enseigne: Au Rendez-vous de la Force, Lheureux, limonadier, vend vins, eaux-de-vie et liqueurs.


Tous les rideaux tombaient droit, cachant l’intérieur de la buvette, excepté celui de la croisée qui se rapprochait le plus du coin de la maison et d’où il était possible d’apercevoir à la fois la porte basse de la rue du Roi-de-Sicile et la grande porte de la rue Pavée.


Là, derrière le rideau relevé en angle, on pouvait distinguer, à travers le carreau troublé, la tête pâle et triste d’un très jeune garçon, coiffé d’une casquette et guettant le dehors d’un regard attentif.


Ce jeune garçon avait le costume ordinaire des ouvriers parisiens, en semaine, mais sa figure délicate et d’une blancheur maladive contrastait avec la grosse toile du bourgeron gris qu’il portait par dessus la veste.


Il était, en vérité, trop beau; aussi le petit homme replet qui répondait au nom de Joseph Lheureux et qui gouvernait le Rendez-vous de la Force dit-il, en apportant le verre de vin chaud que l’adolescent avait demandé:


– Le travail ne vous a pas fait du tort à votre peau, jeune homme. Si nous avions encore des détenus politiques ici près, je saurais quel martel vous avez en tête. Il en venait assez de votre poil, dans le temps, qui avaient l’air, comme vous, d’avoir logé dans des boîtes où il y a du coton.


– Je sors de l’hôpital, répondit l’adolescent avec calme.


Sa voix était douce, mais grave.


Lheureux essuya le coin de la table et grommela:


– Tiens! c’est la voix d’un petit gars tout de même! L’adolescent ajouta en soutenant le regard curieux du cabaretier:


– Et j’ai bien peur d’être obligé d’y rentrer.


– À l’hôpital? fit Lheureux. Pour ma part, je n’y ai jamais fréquenté. Les bons vivants comme moi ne vont à l’Hôtel-Dieu que pour leur dernier coup de sang. Voilà des vrais tempéraments! Buvez votre vin pendant qu’il est chaud, mon petit, et faites votre faction; par le temps que nous avons, pas de risque que les chalands vous dérangent avant midi.


Lheureux eut un sourire malin et s’en alla à ses affaires.


Notre jeune garçon voulut suivre son conseil et trempa ses lèvres blêmies dans le vin; mais son visage prit une expression de dégoût, et le verre plein fut reposé sur la table.


Son regard, qui exprimait à la fois une résolution très arrêtée et une amère souffrance, se dirigea vers le coucou suspendu à la muraille.


Le coucou marquait neuf heures et un quart.


Les yeux de l’adolescent se reportèrent vers le dehors, interrogeant tantôt l’une, tantôt l’autre des deux rues.


– Ça ne vient donc pas? demanda au bout d’un quart d’heure Joseph Lheureux, qui se chauffait au poêle dans la salle voisine.


– À quelle heure, dit le jeune homme au lieu de répondre, commence-t-on à entrer pour voir les détenus?


– Ça dépend, répliqua Lheureux. Il y a toujours des passe-droits pour les banqueroutiers. Ah! les fins merles! Etes-vous là pour un banqueroutier?


– Non, j’attends ma mère qui est allée au palais chercher le permis du juge d’instruction.


– Alors c’est un prévenu? Ça dépend encore de ceci, de cela, et puis de la coupe des cheveux. J’ai idée que votre maman ne doit pas être une comtesse, jeune homme, dites donc?


– Ma mère est maîtresse d’une ménagerie.


– Bon état! Et c’est vous qui soignez les petites souris blanches, farceur! Allons! vous ne pouvez pas avoir les mains d’un tailleur de pierres! Reste à savoir quelle est la position sociale du prévenu.


Le jeune garçon ouvrait la bouche pour répondre, mais tout à coup un rouge vif remplaça la pâleur de ses joues, et il bondit sur ses pieds.


– Bigre! fit le père Lheureux, nous ne sommes pas si engourdi que je croyais!


Il n’eut pas le temps d’en dire davantage; l’adolescent jeta une pièce de cinq francs sur la table et s’élança vers la porte.


Une voiture venait de s’arrêter, rue Pavée, devant l’entrée principale de la Force.

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