VII M. Constant

Mme Samayoux avait évoqué une bonne fée, la bonne fée venait-elle au commandement? Échalot n’était pas éloigné de cette opinion et ouvrait déjà de grands yeux.


Dans le monde entier, il n’y a pas de pays plus ami du merveilleux ni plus crédule que la foire.


La porte roula sur ses gonds branlants; ce ne fut pas une fée qui entra, mais bien un homme de forte carrure, boutonné du haut en bas, dans un de ces pardessus qu’on appelait des redingotes à la propriétaire.


Le nez de cet homme brillait comme un rubis par-dessus les plis d’une vaste cravate en laine tricotée; il portait un chapeau évasé par en haut et dont les larges bords se cambraient selon la forme dite bolivar.


Il avait aux mains des gants fourrés, une belle paire de lunettes d’or sur le nez et des socques articulés par-dessus ses souliers.


– Suis-je au bout de mes longs voyages? demanda-t-il en franchissant le seuil. Est-ce ici le séjour de madame veuve Samayoux, dite maman Léo, première dompteuse cosmopolite et directrice des Prestiges Parisiens réunis aux animaux féroces par privilèges de l’autorité?


Ceci fut débité avec une emphase moqueuse qui rappelait assez bien le ton de l’arracheur de dents, poussant son boniment entre deux «Allez-la-musique!»


Mme Samayoux mit sa main étendue au-devant de ses yeux un peu éblouis par les larmes.


– C’est moi la première dompteuse, dit-elle rudement, qu’est-ce que vous lui voulez?


Échalot, qui s’était reculé jusqu’à son lion, examinait le nouveau venu à la dérobée et se disait:


– Je ne le connais pas, cet oiseau-là, mais c’est drôle, il y a des têtes qu’on croit toujours avoir vues quelque part.


L’étranger repoussa la porte et fit quelques pas à l’intérieur de la baraque.


– Est-ce qu’on pourrait avoir l’avantage d’obtenir un tête-à-tête avec vous? demanda-t-il.


– Je ne suis pas en humeur de plaisanter…, commença la dompteuse.


– Ni moi non plus, interrompit le nouveau venu; j’ai ouï conter que vous aviez assommé feu Jean-Paul Samayoux, votre mari, en jouant avec lui de bonne amitié. J’espère vivement que nous ne jouerons pas ensemble. Mais j’ai des choses importantes à vous dire et vous seule devez les entendre.


La veuve le regardait d’un air sombre.


– L’homme, dit-elle en contenant sa colère, autant vaudrait agacer un tigre que de me caresser à rebours un jour comme aujourd’hui. Qui êtes-vous?


L’étranger prit une chaise qu’il approcha du poêle, contre lequel il mit ses socques.


Échalot faisait mine de préparer son biberon pour le petit; mais il songeait:


– Je me méfie! C’est comme le soir où Amédée me mena jouer la poule à l’estaminet de L’Épi-Scié. Pourquoi donc que je pense justement à cela, moi?


L’inconnu donna un petit coup de doigt sur ses lunettes d’or, et dit, en chauffant ses pieds avec un évident plaisir:


– L’hiver s’annonce raide, cinq degrés chez l’ingénieur Chevalier, au commencement de novembre! et j’ai fait la route de Saint-Germain, aller et revenir, pour avoir votre adresse. Je ne sentais plus mes orteils.


Il ajouta en baissant la voix tout à coup:


– Mais c’était une fantaisie de la pauvre mademoiselle Valentine, et Mme la marquise m’aurait tout aussi bien envoyé à Pékin qu’aux Loges.


– Emmène ton mioche dans le coin, là-bas, dit la veuve à Échalot en lui montrant l’endroit le plus reculé de la baraque.


– Je peux m’en aller tout à fait si je suis de trop, murmura le bon garçon avec sa soumission ordinaire.


– Fais ce qu’on te dit et ne raisonne pas!


Échalot emporta aussitôt Saladin à l’endroit désigné et se mit à causer tout bas avec lui comme si l’enfant avait pu le comprendre.


– Ça s’embrouille, murmurait-il; tu vas être content, toi, farceur, car je parie bien qu’il ne sera plus question de t’enfler la caboche d’ici longtemps. La patronne n’a pas de chance tout de même: au moment d’établir une si belle boutique!… et on aurait fait de l’argent avec la chose des deux siamois attachés naturellement par le ventre, des tas d’argent!


Malgré sa bonne envie d’obéir à la patronne en se montrant discret, son regard ne pouvait se détacher de l’étranger, et il en revenait toujours à penser.


– C’est étonnant! je jurerais que je ne l’ai jamais vu, et il me semble à chaque instant que je vais retrouver son nom!


Mme Samayoux quitta sa chaise et vint se mettre debout auprès du poêle.


– Je vous ai demandé qui vous êtes, dit-elle en baissant la voix, mais s’il ne vous convient pas de me répondre, c’est égal. Je suis dans la tristesse et le peu que vous avez dit m’a donné un espoir. C’est de Fleurette que vous avez parlé, n’est-ce pas?


– J’ai parlé de Mlle Valentine de Villanove.


La dompteuse rappela à sa mémoire le récit de M. Baruque et murmura:


– Valentine de V… c’est bien cela.


– Ou bien encore, poursuivit l’étranger, Valentine d’Arx, car la pauvre malheureuse enfant, depuis qu’elle est folle, s’est mise en tête que c’était là son vrai nom.


– Folle! répéta Mme Samayoux, dont le souffle s’embarrassa dans sa poitrine. Et elle croit donc être la femme de l’homme qui est mort?


– Non, fit l’étranger, elle croit être sa sœur. Ah! ah! si vous ne savez rien, je vais vous en apprendre de belles…


– Mais, interrompit la veuve, si elle est folle, on ne l’a pas gardée en prison?


– Parbleu! elle n’a jamais été en prison.


– Et Maurice?


– Celui-là c’est une autre paire de manches… Mais asseyez-vous, bonne dame, vous ne tenez pas sur vos jambes, ma parole d’honneur! et maintenant que j’ai les pieds chauds, nous allons nous mettre à notre aise en buvant un verre de vin, si vous voulez.


Il se leva et prit le bras de la veuve, qui chancelait en effet.


– Vous avez affaire à un bon enfant, vous savez, continua-t-il en la ramenant vers la table, et nous ferons une paire d’amis tous deux, j’en suis certain. Ça m’a amusé en commençant de poser en casseur vis-à-vis d’une luronne de votre numéro, mais vous n’êtes qu’une femme, après tout, puisque vous pleurez, et je reprends vis-à-vis de vous la galanterie de mon sexe.


Il aida la dompteuse à s’asseoir, en ajoutant:


– Vous ne me demandez plus qui je suis en faisant les gros yeux, alors je vous le dis: ni chiffonnier ni prince, à peu près le milieu entre les deux: M. Constant, officier de santé et plus avisé que bien des fainéants qui ont passé leur thèse, premier aide préparateur dans la maison du Dr Samuel dont j’ai la confiance et qui me fait tout ce qui ne concerne pas mon état, spécialement la chasse à la dompteuse, car voilà trois fois vingt-quatre heures que je cours sur votre piste comme un Osage dans les forêts vierges de l’Amérique du Nord… pas bien riche avec cela, mais amateur de ce qui brille et portant des lunettes de chrysocale avant de les troquer contre des lunettes d’or. Est-ce de la franchise, ça? Ambitieux pas mal et nourrissant l’espoir que l’aventure de la petite demoiselle pourra me pousser dans le monde, puisqu’elle m’a déjà mis en relations avec des gens que je n’aurais jamais approchés sans cela; exemple, Mme la marquise d’Ornans, Mme la comtesse Corona (un joli brin celle-là, ou que le diable m’emporte!), le colonel Bozzo, qui est dix fois millionnaire, M. de Saint-Louis, qui succédera peut-être à Louis-Philippe et d’autres encore.


– Je vous en prie, prononça tout bas la veuve, parlez-moi de Fleurette.


– Et de Maurice, pas vrai? interrompit M. Constant avec un bon gros rire; vous n’êtes plus toute jeune, mais il y en a de plus déchirées que vous, et il paraît que le lieutenant est joli comme un amour. Moi je ne le connais pas, je dis seulement que s’il est moitié aussi beau que mademoiselle Valentine est belle, ce doit être un Adonis! Ne vous impatientez pas, j’arrive à l’objet de ma visite.


Son doigt martela par trois fois, à petits coups bien espacés, le milieu de son front, et il ajouta:


– Le Dr Samuel dit que ça pourra guérir avec des soins et du temps, mais elle l’est tout à fait.


– Pauvre Fleurette! balbutia la veuve, qui resta bouche béante.


– Hélas! oui, comme un beau petit lièvre, et soyons justes, il y avait bien de quoi toquer une jeune personne de cet âge-là, quoiqu’elle n’ait pas été élevée dans du coton. Mais ne vous faites pas trop de mal, vous savez, on la soigne à la papa, et il n’y en a pas deux comme le Dr Samuel dans Paris pour traiter les maladies de cette espèce-là. Elle n’est pas méchante, tout le monde l’adore à la maison, tous les jours elle reçoit des visites de vicomtes, de baronnes et de marquises: elle mange bien, elle boit bien, elle dort bien…


– Folle! répéta pour la seconde fois Mme Samayoux; car elle avait cru d’abord à une exagération de langage: tout à fait folle!


M. Constant hocha la tête gravement en signe d’affirmation et il y eut un silence. Échalot ne travaillait plus depuis que le nouveau venu avait prononcé le nom du colonel Bozzo.


Échalot le dévorait des yeux et prêtait attentivement l’oreille.

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