III L’affaire Remy d’Arx

La dompteuse était pâle autant que le hâle rubicond de ses joues pouvait le permettre. Il y avait dans ses yeux un effroi farouche.


– Je l’avais averti, murmura-t-elle entre ses dents serrées, plutôt dix fois qu’une!


Elle essaya de boire, mais son verre fut reposé sur la table sans qu’elle y eût trempé ses lèvres.


Gondrequin-Militaire, voyant qu’elle ne disait plus rien, rouvrit son album et voulut continuer le détail de ses échantillons, car il avait au plus haut degré la double conviction du commerçant et de l’artiste. Le contenu de son cahier graisseux était pour lui la plus utile et la plus mâle expression de la peinture au dix-neuvième siècle.


– J’ai idée, fit-il avec son gros rire content, que vous n’étiez pas bien proche parente avec M. le juge d’instruction, maman Léo. Où en étions-nous? Le Janus moderne… non, c’est fait. Voilà un vrai tire-l’œil, tenez! la catastrophe du pont d’Angers, choisissant pour craquer l’instant où deux bataillons du 67e y passent dessus avec armes et bagages, musique en tête, tout le monde aux fenêtres, bateaux à vapeur et surprise des passagers…


La dompteuse le regarda d’un air si singulier qu’il resta bouche béante.


– Il y a deux heures qu’on parle de cela, dites-vous! prononça-t-elle avec effort. Le juge Remy d’Arx a donc vraiment été assassiné?


– Quant à cela, oui, maman, et voilà plus d’un mois qu’il est enterré.


– Par qui?


– Dame… par les pompes funèbres, je suppose.


Le visage de la veuve Samayoux devint écarlate et ses yeux lancèrent un éclair.


– Par qui assassiné? s’écria-t-elle d’une voix tremblante de colère; est-ce que tu vas te moquer de moi, vitrier de malheur!


Militaire devint plus rouge que la dompteuse; car, entre gens sanguins, la colère se gagne avec une rapidité folle.


– Vitrier! répéta-t-il en fermant les poings; est-ce que nous avons gardé quelque chose ensemble, dites donc, la mère?


Mais il s’arrêta et porta sa main renversée à son front, pour figurer le salut du troupier. Au beau milieu de son courroux, d’ailleurs légitime, l’idée qu’il allait perdre une bonne pratique avait surgi.


– Respect au beau sexe! dit-il; une invective tombant de la bouche d’une dame n’a pas les mêmes inconvénients que si elle avait été proférée par un interlocuteur de mon sexe. Rompez les rangs, puisque vous n’êtes pas de bon poil, maman Léo; je n’ai jamais porté l’uniforme, mais j’en ai la galanterie… À la vôtre tout de même.


Il vida son verre. Mme Samayoux laissa tomber sa tête sur sa main.


– Assassiné!… dit-elle encore.


– C’est donc ça qui vous chiffonne? reprit Gondrequin rendu à toute sa sérénité. J’avais eu un petit moment l’idée d’en faire un tableau, mais ça n’a pas eu le retentissement nécessaire pour l’effet. Les détails manquent, et je ne sais pas pourquoi la chose n’a pas eu le succès qu’elle méritait dans Paris. Je lis mon journal tous les soirs, en prenant ma demi-tasse, et j’ai cru d’abord qu’on allait avoir du joli, car les faits divers avaient l’air de mélanger cette histoire-là à celle de M. Mac Labussière, Meilhan et consorts, connus sous le nom des Habits Noirs; mais l’arrêt est rendu maintenant dans l’affaire des Habits Noirs, qui doivent être partis pour leurs destinations respectives, et n’ayant plus fantaisie de profiter de la chose pour en faire un tire-l’œil, j’ai retourné à mes affaires. La commande tient toujours, pas vrai, maman?


La dompteuse fit un signe de tête affirmatif et pensa tout haut:


– Comment savoir la vérité?


– Il n’y a pas commère comme M. Baruque, répondit Gondrequin en se rapprochant; les hirondelles de palais, ça vient quelquefois en foire, et le juge en question n’était pas à l’abri de courir la prétentaine, témoin l’endroit où on lui a fait avaler sa langue. Si vous êtes immiscée à son passé par hasard, interrogez M. Baruque, et ce sera comme si vous aviez lu toutes les pièces qui sont au greffe.


– Monsieur Baruque! appela Léocadie d’une voix faible.


– Holà! hé! Rudaupoil! appuya Gondrequin. Obligeance à l’égard des dames! arrive ici!


– Le voilà, ce poignard…, répliqua M. Baruque, dit Rudaupoil, qui descendit aussitôt de son échelle et vint à l’ordre, son pinceau d’une main, son godet de l’autre.


Aussitôt qu’il eut quitté les sommets d’où il surveillait le travail de ses subordonnés, l’activité de ceux-ci se ralentit comme par enchantement.


– Voilà! fit M. Baruque, qu’est-ce qu’on me veut? Ne laissons pas sécher l’ouvrage.


Il s’interrompit pour ajouter:


– Vous avez l’air toute tapée, maman Léo!


– Dites-moi tout ce que vous savez, répliqua celle-ci en faisant effort pour se redresser; ne me cachez rien, je vous en prie.


Et Gondrequin-Militaire, mettant les points sur les i, exposa que la patronne voulait connaître à fond l’affaire Remy d’Arx.


M. Baruque jeta derrière lui ce regard qui savait compter les coups de pinceau donnés en une minute.


– C’est que, objecta-t-il, tout va languir, et nous ne sommes pas ici pour nous amuser.


– C’est moi qui paye, dit Léocadie presque rudement.


– Arme à volonté, en avant, marche! commanda Militaire.


– Moi, ça m’est égal, dit Baruque, roule ta bosse! je crois que je connais assez bien cette histoire-là. Il y a donc que M. Remy d’Arx était un jeune homme de bonne vie et mœurs, au commencement, et qu’on lui reprochait même, dans son monde, qu’il avait la timidité d’une demoiselle et pensionnaire; mais pas du tout! Les choses changent bien vite, quand un quelqu’un a le malheur de faire des mauvaises connaissances, et je vas vous dire, tout de suite, moi, le fin mot du pourquoi que l’instruction ne marche pas: c’est qu’on a trouvé des indices drôles tout à fait, comme quoi, par exemple, le défunt juge d’instruction, qui dînait chez les ministres et fréquentait la meilleure société, avait nonobstant des accointances avec le gredin des gredins, Coyatier, dit le marchef, qu’on n’a pas revu depuis ce temps-là aux environs de la barrière d’Italie… Cherche!


– Hein? fit ici Baruque en s’interrompant, que vous avais-je annoncé? Je n’en ai pas encore raconté bien long, et les voilà tous qui font cercle comme à la parade!


Les peintres, en effet, du côté de la scène, et les saltimbanques des deux sexes, du fond de la salle, s’étaient rapprochés en même temps.


Il n’y avait pour garder leur place que le lion valétudinaire et le jeune Saladin, qui s’était endormi entre les pattes du monstre, à force de pleurer.


– Ça m’est égal, qu’on travaille ou qu’on ne travaille pas, allez!


– Droite! gauche! fit Gondrequin, pas accéléré!


– Il y a bien des gens, reprit M. Baruque, qui font semblant de voir plus loin que le bout de leur nez et qui disent comme quoi que les Habits Noirs de la cour d’assises, M. Mac Labussière, M. Meilhan et le baron de Castres, étaient des bandits de six liards à côté des finauds de Fera-t-il jour demain. Mais quoi! ceux-là c’est comme le serpent de mer: tout le monde en parle et personne ne les a jamais vus. Moi, j’ai mon idée, et elle a deux têtes, mon idée, comme le veau phénomène. Je me dis: De deux choses l’une: ou bien le juge Remy d’Arx était un Habit-Noir…


– Oh! fit-on à la ronde.


Le poing fermé de Mme Samayoux frappa la table pour imposer le silence.


– Il n’y a pas de oh! continua M. Baruque. Pour qu’on ne les trouve jamais, ces lapins-là, il faut bien qu’ils soient protégés quelque part… ou bien encore, et c’est la seconde tête de mon veau, le défunt, qui passait pour un rude limier, était tombé sur la piste de la bande. Ceux-là qui s’y connaissent disent que jamais chien n’est revenu de la chasse de ces sangliers-là.


«C’est sûr que Paris est bavard et qu’il y a des propos qui vont et viennent. J’étais tout moutard à l’atelier Cœur d’Acier, la première fois que j’ai ouï parler de cet ogre qu’on appelle le Père-à-tous, et on en parle encore, quoique ma barbe soit devenue grise.


«Je suis curieux, moi, j’ai guetté pour voir si l’ogre viendrait enfin devant la justice, et quand j’ai ouï parler pour la première fois de la bande des Habits Noirs, j’entends celle du mois dernier, je me suis dit à moi-même: Ma vieille, tu vas te payer le journal du soir sept fois par semaine. J’en ai fait la dépense, mais vas-y voir! Ce n’était pas trop ennuyeux, il y en avait parmi ces clampins-là qui ne manquaient pas du mot pour rire, seulement du Père-à-tous et du Fera-t-il jour demain pas l’ombre! c’était un ramassis de filous ordinaires, et si j’étais à la place des vrais Habits Noirs, je les attaquerais en contrefaçon au tribunal de commerce.


Ici Baruque, dit Rudaupoil, s’arrêta, trouvant son dernier mot joli et pensant avoir droit à quelque marque d’approbation.


– Après! fit Mme Samayoux sèchement. Vous ne me dites rien de ce que je veux savoir.


– Qu’est-ce que vous voulez savoir, maman Léo? demanda M. Baruque un peu désappointé. Je vous préviens que l’instruction a l’air de patauger pas mal, et que le fin mot de l’histoire est encore tout au fond du pot au noir.


La dompteuse hésita avant de répondre; elle avait les yeux baissés et ses lèvres blêmes frémissaient.


Quand elle parla enfin, chacun put remarquer la profonde altération de sa voix.


– Il y a là-dedans une jeune fille, dit-elle, et un jeune homme…


– Ah ça! s’écria M. Baruque, d’où sortez-vous donc, si vous en êtes encore là!


– Je veux savoir, prononça lentement la dompteuse au lieu de répondre, les noms du jeune homme et de la jeune fille qui sont accusés d’avoir assassiné le juge d’instruction Remy d’Arx.

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