En Suède, 46 % des femmes ont été exposées à la violence d'un homme.
QUAND MIKAEL BLOMKVIST descendit du train à Hedestad pour la deuxième fois, le ciel était bleu pastel et l'air glacial. Un thermomètre sur la façade de la gare indiquait moins dix-huit degrés. Il était toujours chaussé de souliers de ville peu adaptés. Contrairement à sa visite précédente, ce cher maître Frode n'était pas venu l'attendre avec une voiture chauffée. Mikael avait seulement dit quel jour il arriverait, sans préciser par quel train. Il supposa qu'il y aurait bien un bus pour le Village, mais il n'avait pas envie de se trimballer deux lourdes valises et une sacoche, à la recherche d'un arrêt de bus. Il se dirigea vers la station de taxis de l'autre côté de l'esplanade devant la gare.
Entre Noël et le Nouvel An, les chutes de neige avaient été violentes, et les congères laissées par les chasse-neige et les montagnes de neige amoncelées prouvaient que le service de la voirie à Hedestad avait travaillé d'arrache-pied. Le chauffeur de taxi, qui selon sa plaque d'identification sur le pare-brise s'appelait Hussein, hocha la tête quand Mikael demanda si le temps avait posé de gros problèmes. Il raconta avec le plus pur accent du Norrland que ç'avait été la pire tempête de neige depuis des décennies et qu'il se mordait les doigts de ne pas avoir pris des vacances d'hiver pour passer Noël en Grèce.
Mikael indiqua le chemin au taxi jusqu'à la cour déblayée devant la maison de Henrik Vanger puis, ses valises montées sur le perron, il regarda la voiture disparaître en direction de Hedestad. Il se sentit tout à coup très seul et indécis. Erika avait peut-être raison de dire que tout ce projet était insensé.
Il entendit la porte derrière lui s'ouvrir et il se retourna. Henrik Vanger était là, couvert d'un épais manteau de cuir, chaussé de grosses bottines et coiffé d'une casquette à oreillettes. Mikael ne portait qu'un jean et un mince blouson de cuir.
— Si tu dois habiter ici, il faut que tu apprennes à mieux t'habiller à cette époque de l'année. Ils se serrèrent la main. Tu es sûr que tu ne veux pas loger dans la grande maison ? Non ? Alors, commençons par t'installer dans ta nouvelle demeure.
Mikael hocha la tête. L'une des exigences dans les négociations avec Henrik Vanger et Dirch Frode avait été que Mikael puisse habiter un endroit où il serait indépendant et pourrait aller et venir à sa guise. Henrik Vanger guida Mikael du côté du pont et ouvrit la grille d'une courette récemment déblayée devant une petite maison en bois. Ce n'était pas fermé à clé et le vieil homme ouvrit la porte. Ils entrèrent dans un petit vestibule où Mikael posa ses valises avec un soupir de soulagement.
— Voici ce que nous appelons la maison des invités, c'est ici que nous logeons les gens qui restent un certain temps. C'est ici que tu as habité avec tes parents en 1963. C'est l'un des bâtiments les plus anciens du hameau, quoique modernisé. J'ai veillé à ce que Gunnar Nilsson — mon homme à tout faire — mette en route le chauffage ce matin.
La maison consistait en une grande cuisine et deux petites chambres, en tout environ cinquante mètres carrés. La cuisine occupait la moitié de la surface, elle était moderne avec une cuisinière électrique, un petit réfrigérateur et l'eau courante, mais contre le mur donnant sur le vestibule, il y avait aussi un vieux poêle en fonte dans lequel brûlait un bon feu.
— Tu n'auras pas besoin d'utiliser le poêle sauf s'il fait un froid de canard. Il y a un coffre à bois dans le vestibule et une remise à bois à l'arrière de la maison. C'est resté inoccupé depuis l'automne dernier, et nous avons allumé ce matin pour réchauffer les murs. Ensuite, les radiateurs électriques devraient suffire dans la journée. Evite seulement de poser des vêtements dessus, ça pourrait mettre le feu.
Mikael hocha la tête et regarda autour de lui. Il y avait des fenêtres sur trois côtés ; de la table de cuisine, la vue donnait sur le pont à environ trente mètres de là. Outre la table, la cuisine était équipée de deux meubles de rangement, de chaises, d'une ancienne banquette en bois et d'une étagère avec des journaux. Un numéro de Se datant de 1967 coiffait la pile. Dans le coin près de la table, une desserte pouvait servir de bureau.
La porte d'entrée de la cuisine était d'un côté du poêle en fonte. De l'autre côté, deux portes étroites menaient à deux petites pièces. Celle de gauche, la plus proche du mur extérieur, était plutôt un réduit meublé avec un petit bureau, une chaise et une étagère alignés le long du mur, et servait de pièce de travail. L'autre pièce, entre le vestibule et la pièce de travail, était une chambre relativement petite, meublée d'un lit double assez étroit, d'une table de chevet et d'une armoire. Sur les murs, on avait accroché quelques tableaux avec des scènes de nature. Les meubles et les papiers peints de la maison étaient vieux et décolorés, mais ça sentait bon le propre. Quelqu'un s'était attaqué au parquet avec une bonne dose de savon noir. Dans la chambre, une petite porte menait directement dans le vestibule, où un vieux cagibi avait été aménagé en WC avec douche.
— L'eau peut devenir un problème, dit Henrik Vanger. Nous avons contrôlé que ça marchait ce matin, mais les tuyaux sont trop en surface et si le froid persiste, ils peuvent geler. Il y a un seau dans le vestibule ; tu viendras chercher de l'eau chez nous si nécessaire.
— J'aurai besoin d'un téléphone, dit Mikael.
— J'ai déjà fait la demande. Ils viendront l'installer après-demain. Bon, qu'est-ce que tu en dis ? Si tu changes d'avis, tu pourras venir habiter dans la grande maison quand tu voudras.
— Ça ira parfaitement, répondit Mikael, loin d'être persuadé que la situation dans laquelle il s'était fourré était raisonnable.
— Tant mieux. Nous avons encore une heure de jour. On peut faire un tour pour que tu voies le hameau. Je te propose de mettre des bottes et de grosses chaussettes. Il y en a dans l'armoire du vestibule.
Mikael obtempéra mais décida d'aller dès le lendemain courir les magasins pour s'acheter des caleçons longs et de grosses chaussures d'hiver.
LE VIEIL HOMME commença la visite en expliquant que le voisin de Mikael de l'autre côté de la route était Gunnar Nilsson, l'employé de Henrik Vanger qu'il insistait pour appeler son « homme à tout faire », mais Mikael comprit vite que celui-ci entretenait l'ensemble des bâtiments sur l'île, et qu'il administrait aussi plusieurs immeubles à Hedestad.
— Son père donc était Magnus Nilsson, qui travaillait de la même manière chez moi dans les années 1960, un de ceux qui apportèrent leur aide lors de l'accident sur le pont. Magnus vit toujours, mais il est à la retraite et il habite à Hedestad. Gunnar habite cette maison avec sa femme ; elle s'appelle Helen. Leurs enfants sont partis vivre leur vie.
Henrik Vanger fit une pause et réfléchit un instant avant de reprendre la parole.
— Mikael, l'explication officielle de ta présence ici est que tu vas m'aider à rédiger mon autobiographie. Cela te permettra d'aller fouiller dans tous les coins sombres et de poser des questions aux gens. Ta véritable mission est une affaire entre toi et moi et Dirch Frode. Nous trois sommes les seuls à la connaître.
— Je comprends. Et je répète ce que j'ai déjà dit : c'est du gaspillage de temps. Je ne vais pas pouvoir résoudre l'énigme.
— Tout ce que je demande, c'est que tu essaies. Nous devons cependant faire attention à ce que nous disons quand il y a des gens dans les parages.
— D'accord.
— Gunnar a cinquante-six ans maintenant, il en avait donc dix-neuf quand Harriet a disparu. Il y a une question à laquelle je n'ai jamais eu de réponse — Harriet et Gunnar étaient bons amis et je crois qu'une sorte de flirt d'adolescents s'était établi entre eux, en tout cas elle l'intéressait beaucoup. Le jour de sa disparition, il était cependant à Hedestad, il est de ceux qui restèrent coincés sur la terre ferme quand le pont a été bloqué. Compte tenu de leur relation, il a évidemment été considéré avec soin. Il a mal vécu cela, mais la police a contrôlé son alibi et il est solide. Il a passé toute la journée avec des copains et il n'est revenu ici que tard dans la soirée.
— J'imagine que tu as une liste complète de qui se trouvait sur l'île et qui faisait quoi pendant la journée.
— C'est exact. On continue ?
Ils s'arrêtèrent dans la montée à la croisée des chemins devant la maison Vanger, et Henrik Vanger indiqua le port de plaisance.
— Toute l'île de Hedeby appartient à la famille Vanger, ou plus exactement à moi. Exception faite de la ferme d'Östergården et de quelques maisons particulières ici au hameau. Les cabanons en bas dans ce qui autrefois était le port de pêche sont des propriétés privées, mais ils servent de maisons de campagne et ils restent d'une manière générale inhabités en hiver. La seule exception est la maison tout au bout — tu vois que la cheminée fume.
Mikael hocha la tête. Il était déjà gelé jusqu'aux os.
— La bicoque misérable est pleine de courants d'air, mais elle sert d'habitation tout au long de l'année. C'est Eugen Norman qui habite là. Il a soixante-dix-sept ans, c'est une sorte d'artiste peintre. Moi, j'appelle ça un peintre du dimanche, mais il est assez connu pour ses paysages. Il fait un peu fonction de l'obligatoire original du village.
Henrik Vanger guida les pas de Mikael le long de la route vers le promontoire en indiquant chacune des maisons qu'ils dépassaient. Le hameau comportait six maisons côté ouest de la route et quatre maisons côté est. La première, tout près de la maison des invités où allait loger Mikael et face à la maison Vanger, appartenait au frère de Henrik Vanger, Harald. C'était une bâtisse carrée en pierre, à un étage, à première vue abandonnée ; les rideaux étaient tirés aux fenêtres et le chemin qui montait vers la maison n'avait pas été déblayé, il y avait bien cinquante centimètres de neige. A regarder de plus près, des traces de pas révélaient que quelqu'un avait pataugé dans la neige entre la route et la porte.
— Harald est un solitaire. On ne s'est jamais bien entendus, lui et moi. A part des querelles concernant les entreprises — il est actionnaire —, nous nous sommes à peine parlé depuis soixante ans. Il est plus âgé que moi, quatre-vingt-douze ans, et c'est le seul de mes cinq frères qui soit encore en vie. Je te raconterai les détails plus tard, mais il a fait des études de médecine, il a surtout travaillé à Uppsala. Il est revenu ici sur Hedebyön quand il a eu soixante-dix ans.
— J'ai compris que vous ne vous appréciez pas. Pourtant vous êtes voisins.
— Je le trouve détestable et j'aurais préféré qu'il reste à Uppsala, mais la maison lui appartient. Je parle comme un vrai salaud, non ?
— Tu parles comme quelqu'un qui n'aime pas son frère.
— J'ai passé les premières vingt-cinq, trente années de ma vie à excuser des gens comme Harald seulement parce que nous étions de la même famille. Ensuite j'ai découvert que la parenté n'est pas une garantie d'amour et que j'avais très peu de raisons de prendre la défense de Harald.
La maison suivante appartenait à Isabella, la mère de Harriet Vanger.
— Elle aura soixante-quinze ans cette année, elle a toujours de l'allure et prend de grands airs. Elle est aussi la seule dans le hameau qui parle avec Harald et lui rende visite de temps à autre, mais ils n'ont pas grand-chose en commun.
— Quels étaient les rapports entre elle et Harriet ?
— Bonne question. Les femmes aussi doivent entrer dans le cercle des suspects. Je t'ai dit que souvent elle laissait les enfants se débrouiller tout seuls. Je ne sais pas trop, je crois qu'elle aurait bien voulu mais qu'elle était incapable de prendre ses responsabilités. Harriet et elle n'étaient pas proches l'une de l'autre, mais elles n'étaient jamais fâchées. Isabella peut se montrer coriace, parfois elle est un peu décalée aussi. Tu comprendras ce que je veux dire quand tu la verras.
La voisine d'Isabella était une Cécilia Vanger, fille de Harald Vanger.
— Auparavant elle était mariée et habitait à Hedestad, mais elle s'est séparée de son mari il y a un peu plus de vingt ans. La maison m'appartient et je lui ai proposé de venir s'installer ici. Cécilia est professeur et elle est tout le contraire de son père en plus d'un aspect. Je peux ajouter qu'elle et son père eux aussi ne se parlent pas plus que nécessaire.
— Quel âge a-t-elle ?
— Elle est née en 1946. Elle avait donc vingt ans quand Harriet a disparu. Et, oui, elle était l'une des invitées sur l'île ce jour-là.
Il réfléchit un moment.
— Cecilia peut sembler fofolle, mais en réalité elle est plus futée que beaucoup d'autres. Ne la sous-estime pas. Si quelqu'un découvre ce que tu fabriques réellement ici, ce sera elle. Je dirais qu'elle est l'un des membres de ma famille que j'apprécie le plus.
— Est-ce que cela signifie que tu ne la soupçonnes pas ?
— Je n'irai pas jusque-là. Je voudrais que tu considères l'affaire sans la moindre restriction, indépendamment de ce que je pense ou crois.
La maison qui jouxtait celle de Cecilia appartenait à Henrik Vanger mais elle était louée à un couple âgé qui avait travaillé dans la direction du groupe Vanger. Venus habiter sur l'île dans les années 1980, ils n'avaient donc rien à voir avec la disparition de Harriet. La maison suivante appartenait à Birger Vanger, le frère de Cecilia Vanger. Elle était vide depuis plusieurs années, depuis que Birger Vanger s'était installé dans une villa moderne à Hedestad même.
La plupart des bâtisses le long de la route étaient de solides maisons en pierre datant du début du siècle précédent. La dernière cependant était d'un type différent, c'était une villa d'architecte moderne en brique blanche, aux huisseries sombres. Elle était joliment située, Mikael pouvait deviner que la vue de l'étage devait être magnifique, vers la mer à l'est et vers Hedestad au nord.
— C'est ici qu'habite Martin Vanger, le frère de Harriet et actuel PDG du groupe Vanger. Le presbytère était situé ici autrefois, mais il a été partiellement détruit par un incendie dans les années 1970 et Martin a fait construire cette villa quand il a repris les rênes.
Tout au fond, côté est de la route, habitait Gerda Vanger, veuve de Greger, un autre frère de Henrik, et son fils Alexander Vanger.
— Gerda est invalide, elle souffre de rhumatismes. Alexander a une petite part dans le groupe Vanger mais il possède également quelques affaires personnelles, entre autres des restaurants. Il passe en général plusieurs mois par an à la Barbade aux Antilles, il y a investi un peu d'argent dans le tourisme.
Entre la maison de Gerda et celle de Henrik Vanger se trouvaient deux petites maisons vides, utilisées pour loger différents membres de la famille en visite. De l'autre côté de la maison de Henrik, il y en avait une autre, qu'un ancien employé du groupe, à la retraite désormais, et son épouse avaient rachetée, mais le couple passait l'hiver en Espagne et la maison restait inhabitée.
Ils étaient maintenant revenus à la croisée des chemins et le petit tour était terminé. Le jour déclinait déjà. Mikael prit l'initiative.
— Henrik, je ne peux que répéter que nous nous lançons dans une entreprise qui ne donnera aucun résultat, mais je vais faire ce pour quoi j'ai été engagé. J'écrirai ton autobiographie et, comme tu me l'as demandé, je lirai tout le matériau sur Harriet Vanger avec autant de soin et d'attention que j'en serai capable. Je veux simplement que tu comprennes que je ne suis pas un détective privé, pour que tu ne places pas en moi des espoirs inconsidérés.
— Je ne m'attends à rien. Je te l'ai dit, je veux seulement que soit faite une dernière tentative pour trouver la vérité.
— Alors c'est parfait.
— Je me couche tôt, expliqua Henrik Vanger. Tu pourras me trouver à partir de l'heure du petit-déjeuner et tout au long de la journée. Je vais aménager une pièce de travail ici dont tu disposeras comme tu l'entends.
— Non merci. J'ai déjà une pièce de travail dans la maison des invités et c'est là que j'ai l'intention de travailler.
— Comme tu voudras.
— Quand j'aurai besoin de parler avec toi, nous le ferons dans ton cabinet de travail, mais je ne vais pas t'assommer de questions dès ce soir.
— Je comprends. Le vieil homme semblait d'une timidité trompeuse.
— Il va me falloir quelques semaines pour lire tous les dossiers. Nous travaillerons sur deux fronts. Nous nous verrons quelques heures par jour quand je t'interrogerai pour collecter du matériau pour ta biographie. Quand j'aurai des questions au sujet de Harriet que je voudrais discuter, je viendrai les discuter avec toi.
— Ça me semble raisonnable.
— Je vais travailler assez librement, je n'aurai pas d'horaires fixes.
— Tu t'organises comme tu veux.
— Tu n'as pas oublié que, dans quelques mois, je dois purger une peine de prison. Je ne sais pas encore quand j'y aurai droit, mais je ne vais pas faire appel. Ce qui signifie que ça se passera en cours d'année.
Henrik Vanger fronça les sourcils.
— C'est malencontreux. Il faudra qu'on trouve une solution l'heure venue. Tu pourrais demander un sursis.
— Si tout va bien et que j'aie suffisamment d'éléments concernant ta famille, je pourrai travailler en prison. Mais oublions ça pour l'instant. Autre chose : je suis toujours associé à Millenium et en ce moment c'est un journal en crise. S'il arrive quoi que ce soit qui exige ma présence à Stockholm, je serai obligé de lâcher ce que j'ai en cours ici pour m'y rendre.
— Je ne t'ai pas engagé comme esclave. Je veux que tu travailles de façon rationnelle et continue sur le boulot que je t'ai donné, mais il est évident que tu t'organises comme tu veux, tu travailles selon tes propres méthodes. Si tu as besoin de te libérer, tu le fais, mais si je me rends compte que tu négliges le travail, je considérerai que tu as rompu le contrat.
Mikael hocha la tête. Henrik Vanger regardait en direction du pont. L'homme était maigre et Mikael trouva tout à coup qu'il ressemblait à un épouvantail.
— Pour ce qui est de Millenium, nous devrions avoir un entretien au sujet de la crise pour voir si je peux être utile en quoi que ce soit.
— Le meilleur moyen que tu aies de m'être utile, c'est de me donner la tête de Wennerström dès aujourd'hui.
— Oh non, ce n'est pas dans mes intentions. Le vieil homme lança un regard sévère à Mikael. La seule raison pour laquelle tu as accepté ce travail, c'est parce que je t'ai promis de démasquer Wennerström. Si je te le livrais maintenant, tu pourrais être tenté de laisser tomber mon boulot. L'information, tu l'auras dans un an.
— Henrik, pardonne-moi de te le dire crûment, mais rien ne me dit que tu seras en vie dans un an.
Henrik Vanger soupira et regarda en direction du port de plaisance ati souàeux.
— Je comprends. Je vais parler avec Dirch Frode et nous verrons comment on peut arranger ça. Mais en ce qui concerne Millenium, je pourrais peut-être intervenir autrement. J'ai compris que le problème est celui des annonceurs qui se retirent.
Mikael hocha lentement la tête avant de répondre :
— Les annonceurs sont un problème immédiat, mais la crise est plus profonde. C'est un problème de confiance. Peu importe le nombre d'annonceurs que nous avons si les gens ne veulent pas acheter le journal.
— Je comprends bien. Mais moi, je suis toujours membre du conseil d'administration d'un groupe assez important, même s'il s'agit d'un membre passif. Nous aussi nous avons besoin de passer nos communications quelque part. Nous en discuterons plus tard. Veux-tu manger un morceau... ?
— Non. Je vais réinstaller chez moi, faire quelques courses et me familiariser avec les lieux. Demain j'irai à Hedestad acheter des vêtements d'hiver.
— Bonne idée.
— Je voudrais que tu déplaces les archives concernant Harriet chez moi.
— A manipuler...
— Avec la plus grande prudence — je m'en doute.
MIKAEL RETOURNA A LA MAISON des invités et il claquait des dents quand il fut à l'intérieur. Devant la fenêtre, un thermomètre indiquait moins quinze degrés, et il ne se souvenait pas d'avoir jamais été aussi frigorifié qu'après cette promenade d'à peine une demi-heure.
Il consacra l'heure suivante à son installation dans ce qui allait être son logis pour l'année à venir. Il sortit les vêtements de sa valise et les rangea dans l'armoire de la chambre. Articles de toilette dans le meuble de la salle de bains. Son deuxième bagage était une grosse valise sur roulettes ; il en sortit des livres, des CD et un lecteur de CD, des carnets de notes, un petit dictaphone Sanyo, un appareil photo numérique Minolta et divers autres objets qu'il avait jugés indispensables pour un exil d'un an.
Il rangea les livres et les CD dans la bibliothèque de la pièce de travail, à côté de deux classeurs contenant des documents relatifs à son enquête sur Hans-Erik Wennerström. Le matériau n'avait aucune valeur, mais il n'arrivait pas à s'en débarrasser. Ces deux classeurs, il fallait que d'une manière ou d'une autre ils se transforment en éléments déterminants pour la poursuite de sa carrière.
Pour finir, il ouvrit la sacoche et en sortit son iBook qu'il posa sur la table de travail. Puis il s'arrêta soudain et regarda partout dans la pièce, une expression de stupidité peinte sur la figure. De l'avantage de la vie à la campagne ! Il venait de se rendre compte qu'il n'y avait pas de prise pour le câble. Il n'avait même pas de prise téléphonique pour brancher un vieux modem.
Mikael retourna dans la cuisine et appela Telia à partir de son portable. Après avoir insisté un peu, il réussit à persuader quelqu'un de sortir la commande qu'avait faite Henrik Vanger pour la maison des invités. Il demanda si la ligne avait la capacité de l'ADSL, et on lui répondit que c'était possible via un relais à Hedeby. Ça prendrait quelques jours.
IL ÉTAIT UN PEU PLUS DE 16 HEURES quand Mikael eut terminé ses rangements. Il mit les grosses chaussettes et les bottes, et passa un pull supplémentaire. Il s'arrêta net à la porte d'entrée ; on ne lui avait pas donné de clés pour la maison et ses instincts d'habitant de Stockholm se révoltaient à l'idée de laisser la porte d'entrée ouverte. Il retourna dans la cuisine et fouilla dans les tiroirs. Il finit par trouver la clé sur un clou dans le garde-manger.
Le thermomètre était descendu à moins dix-sept. Mikael traversa le pont d'un pas vif et monta la côte devant l'église. La supérette Konsum n'était qu'à trois cents mètres de là. Il remplit deux sacs en papier de produits de base qu'il traîna à la maison avant de traverser le pont une nouvelle fois. Là, il s'arrêta au café Susanne. La femme derrière le comptoir avait la cinquantaine. Il lui demanda si elle était la Susanne de l'enseigne et se présenta en disant qu'il allait probablement venir régulièrement pendant un certain temps. Il était le seul client et Susanne offrit le café pour accompagner le sandwich qu'il venait de commander. Il acheta aussi du pain et des viennoiseries. Il prit Hedestads-Kuriren du présentoir à journaux et s'installa à une table où il avait vue sur le pont et sur l'église dont la façade était éclairée. Dans l'obscurité, ça ressemblait à une carte de Noël. Quatre ou cinq minutes suffisaient pour lire le journal. La seule information d'intérêt était un court article expliquant qu'un élu de la commune du nom de Birger Vanger (libéral) entendait miser sur IT TechCent — un centre de développement technologique à Hedestad. Il resta là une demi-heure, jusqu'à la fermeture du café à 18 heures.
A 19 H 30, MIKAEL appela Erika, mais il n'obtint pour toute réponse qu'une voix lui expliquant que l'abonnée ne pouvait pas être jointe. Il s'assit sur la banquette de la cuisine et essaya de lire un roman, qui au dire de la quatrième de couverture était le début sensationnel d'une adolescente féministe. Le roman racontait les tentatives de l'auteur pour mettre de l'ordre dans sa vie sexuelle pendant un voyage à Paris, et Mikael se demanda si on l'appellerait féministe si lui-même écrivait un roman avec un vocabulaire de lycéen sur sa propre vie sexuelle. Probablement pas. Une des raisons qui avaient poussé Mikael à acheter le livre était que l'éditeur décrivait la débutante comme « une nouvelle Carina Rydberg ». Il constata bientôt qu'il n'en était rien, ni côté style, ni côté contenu. Il reposa le livre et se mit à lire une nouvelle sur Hopalong Cassidy dans un Rekordmagasinet des années 1950.
Chaque demi-heure était ponctuée par une brève sonnerie sourde de la cloche de l'église. Les fenêtres de chez Gunnar Nilsson, l'homme à tout faire de l'autre côté de la route, étaient éclairées, mais Mikael ne distinguait personne à l'intérieur. La maison de Harald Vanger était plongée dans le noir. Vers 21 heures, une voiture traversa le pont et disparut vers le promontoire. Vers minuit, l'éclairage de la façade de l'église s'éteignit. C'était apparemment l'ensemble des réjouissances qu'offrait Hedeby un vendredi soir début janvier. Le silence était impressionnant.
Il fit une nouvelle tentative d'appeler Erika, et tomba sur son répondeur qui lui dit de laisser un message. Ce qu'il fit, puis il éteignit et alla se coucher. Sa dernière pensée avant de s'endormir fut que le danger était grand et imminent que l'isolement le rende fou.
SE RÉVEILLER DANS UN SILENCE total lui était complètement inhabituel. Mikael passa d'un sommeil profond à un état d'éveil absolu en une fraction de seconde, et resta ensuite tranquille à écouter. Le froid régnait dans la pièce. Il tourna la tête et regarda la montre qu'il avait posée sur un tabouret à côté du lit. 7 h 08 — il n'avait jamais été un lève-tôt et il lui fallait deux salves de sonnerie pour émerger. Mais là, réveillé sans alarme, il se sentait reposé.
Il mit de l'eau à chauffer pour le café avant de passer sous la douche où il fut soudain envahi de la sensation jouissive de l'autocontemplation. Super Blomkvist — explorateur des causes perdues.
Au moindre frôlement, le mitigeur passait d'une eau brûlante à l'eau glacée. Le journal du matin n'était pas au rendez-vous pour le petit-déjeuner. Le beurre était congelé. Il n'y avait pas de raclette pour le fromage dans le tiroir des couverts. Dehors la nuit était totale. Le thermomètre indiquait moins vingt et un degrés. On était samedi.
L'ARRÊT DE BUS à Hedeby-Village était situé en face de Konsum, et Mikael entama son exil par une tournée shopping. A Hedestad, il descendit en face de la gare et rejoignit le centre-ville pour y acheter de grosses chaussures d'hiver, deux paires de caleçons longs, quelques chemises chaudes en flanelle, un épais trois-quarts, un bonnet chaud et des gants fourrés. A Teknikbutiken, il trouva un petit poste de télévision portable avec antenne télescopique. Le vendeur lui assura qu'au Village, il réussirait au moins à capter la chaîne nationale et Mikael lui fit promettre un remboursement si ça se révélait faux.
Il passa s'inscrire à la bibliothèque et emprunta deux romans policiers d'Elizabeth George. Dans une papeterie, il se trouva des stylos et des blocs-notes. Il acheta aussi un sac de sport pour porter ses nouvelles acquisitions.
Pour finir, il se paya un paquet de cigarettes ; il avait arrêté de fumer dix ans auparavant, mais il faisait des rechutes épisodiques et il ressentait un besoin soudain de nicotine. Il fourra le paquet dans la poche de sa veste sans l'ouvrir. La dernière visite fut chez un opticien où il se procura du liquide de rinçage et commanda de nouvelles lentilles de contact.
Vers 14 heures, de retour sur l'île, il était en train d'enlever les étiquettes des vêtements quand il entendit la porte d'entrée s'ouvrir. Une femme blonde d'une cinquantaine d'années frappa sur le chambranle de la porte de la cuisine tout en entrant. Elle portait un gâteau de Savoie sur un plat.
— Bonjour, je viens vous souhaiter la bienvenue. Je m'appelle Helen Nilsson, j'habite de l'autre côté de la route. Nous sommes voisins maintenant.
Mikael lui serra la main et se présenta.
— Oui, je vous ai vu à la télé. C'est agréable de voir la lumière allumée le soir dans la maison des invités.
Mikael prépara du café — elle commença par refuser mais finit par s'asseoir à la table de cuisine. Elle regarda par la fenêtre.
— Voilà Henrik qui arrive avec mon mari. C'est des cartons pour vous, je crois.
Henrik Vanger et Gunnar Nilsson s'arrêtèrent devant la maison avec un diable et Mikael sortit vite saluer les deux hommes et aider à porter quatre gros cartons. Ils les posèrent par terre à côté du poêle. Mikael ajouta des tasses et coupa le gâteau de Helen en tranches.
Gunnar et Helen Nilsson étaient des gens sympathiques. Ils ne semblaient pas très curieux de savoir pourquoi Mikael se trouvait à Hedestad — qu'il travaille pour Henrik Vanger semblait suffisant comme explication. Mikael constata que les Nilsson et Henrik Vanger se comportaient de manière très naturelle entre eux, sans distinction entre patron et employés. Ils bavardaient du Village et de qui avait construit la maison où habitait Mikael. Les époux Nilsson corrigeaient Vanger lorsque sa mémoire faisait défaut et, pour sa part, il raconta avec humour la fois où Gunnar Nilsson était rentré tard un soir et avait découvert le demeuré local en train d'essayer d'entrer par la fenêtre de la maison des invités. Nilsson était alors allé demander au cambrioleur pas très futé pourquoi il ne passait pas par la porte qui n'était pas fermée à clé. Gunnar Nilsson observa avec scepticisme le petit poste de télévision et offrit à Mikael de venir chez eux le soir s'il y avait un programme qu'il voulait regarder. Ils avaient une parabole.
Henrik Vanger s'attarda un petit moment après que les Nilsson furent rentrés chez eux. Le vieil homme expliqua qu'il préférait laisser Mikael trier lui-même les archives. A lui de passer le voir s'il rencontrait un problème. Mikael le remercia, certain que ça irait très bien comme ça.
Quand il fut seul de nouveau, Mikael porta les cartons dans la pièce de travail et commença à en parcourir le contenu.
LES INVESTIGATIONS PERSONNELLES de Henrik Vanger sur la disparition de sa jeune nièce s'étaient poursuivies pendant trente-six ans. Mikael avait du mal à déterminer si l'intérêt relevait d'une obsession malsaine ou bien s'il s'était transformé au fil du temps en un jeu intellectuel. De toute évidence, le vieux patriarche avait mis la main à la pâte avec l'application d'un archéologue amateur — les dossiers couvraient presque sept mètres linéaires.
Vingt-six classeurs formaient la base de l'enquête policière sur la disparition de Harriet Vanger. Mikael avait du mal à imaginer qu'une disparition « normale » ait un résultat aussi étoffé. Henrik Vanger avait vraisemblablement été suffisamment influent pour que la police de Hedestad suive toutes les pistes, les plausibles comme les inconcevables.
En plus de l'enquête de la police, il y avait des dossiers rassemblant des coupures de presse, des albums de photos, des plans, des objets souvenirs, des articles de journaux sur Hedestad et les entreprises Vanger, le journal intime de Harriet Vanger (relativement mince), des livres d'école, des certificats de santé, etc. Il y avait aussi une bonne quinzaine de volumes reliés au format A4 de cent pages chacun, qu'on pouvait définir comme le journal de bord personnel des investigations de Henrik Vanger. Dans ces carnets, le patriarche avait noté, d'une écriture appliquée, ses propres réflexions, ses idées, ses pistes en cul-de-sac et ses observations. Mikael feuilleta un peu au hasard. Le texte était d'une bonne tenue d'écriture et il eut le sentiment que ces volumes étaient des copies au propre de douzaines de carnets plus anciens. Pour finir, il y avait une dizaine de classeurs avec du matériel sur différentes personnes de la famille Vanger ; les pages étaient écrites à la machine et elles avaient manifestement été rédigées sur une longue période.
Henrik Vanger avait mené l'enquête contre sa propre famille.
VERS 19 HEURES, Mikael entendit un miaulement volontaire et il ouvrit la porte d'entrée. Un chat roux se faufila devant lui dans la chaleur.
— Je te comprends, dit Mikael.
Le chat passa un moment à flairer partout dans la maison. Mikael versa un peu de lait dans une soucoupe, que son invité ne tarda pas à laper. Ensuite le chat sauta sur la banquette et se roula en boule, bien décidé à ne pas quitter les lieux.
IL ÉTAIT 22 HEURES PASSÉES avant que Mikael ait réussi à avoir une idée claire du matériau et qu'il ait tout rangé sur les étagères dans un ordre compréhensible. Il alla dans la cuisine, mit de l'eau à chauffer pour le café et se prépara deux sandwiches. Il offrit un peu de saucisson et de pâté de foie au chat. Il n'avait pas mangé convenablement de toute la journée, mais se sentait bizarrement peu concerné par la nourriture. Après avoir cassé la croûte, il sortit le paquet de cigarettes de la poche de sa veste et l'ouvrit.
Il écouta la messagerie de son portable ; Erika n'avait pas appelé et il essaya de la joindre. De nouveau, il n'obtint que son répondeur.
L'une des premières mesures de Mikael dans son investigation privée fut de scanner le plan de Hedebyön. Pendant qu'il avait encore tous les noms en tête après la visite guidée par Henrik, il porta sur chaque maison le nom de ses habitants. Il réalisa rapidement que le clan Vanger offrait une galerie de personnages si vaste qu'il lui faudrait du temps pour se familiariser avec chacun.
UN PEU AVANT MINUIT, il enfila des vêtements chauds et ses chaussures neuves et sortit se promener de l'autre côté du pont. Il tourna sur la route qui longeait le chenal en bas de l'église. La glace recouvrait le chenal et le vieux port, mais au loin il pouvait voir une bande plus sombre d'eau libre. L'éclairage de la façade de l'église s'éteignit tandis qu'il se tenait là, et il fut entouré d'obscurité. Le froid était vif et le ciel étoile.
Soudain, Mikael se sentit très découragé. Il n'arrivait pas à comprendre comment il avait pu se laisser convaincre d'accepter cette mission insensée. Erika avait raison, c'était gaspiller son temps. Il aurait dû se trouver à Stockholm en ce moment — dans le lit d'Erika par exemple — en train de préparer les hostilités contre Hans-Erik Wennerström. Mais il n'avait même pas le cœur à cela, et il n'avait pas le moindre soupçon du début d'une stratégie d'attaque.
S'il avait fait jour à cet instant, il serait allé voir Henrik Vanger pour rompre le contrat et rentrer chez lui. Mais du haut de la butte de l'église, il pouvait constater que la maison Vanger était déjà éteinte et silencieuse. De l'église, il voyait toutes les habitations de l'île. La maison de Harald aussi était éteinte, mais il y avait de la lumière chez Cécilia, tout comme dans la villa de Martin au bout du promontoire, et une lampe était allumée dans la maison louée. Côté port de plaisance, c'était allumé chez Eugen Norman, le peintre dans la maison des courants d'air, dont la cheminée crachait un beau panache d'escarbilles. C'était éclairé aussi à l'étage au-dessus du salon de thé et Mikael se demanda si Susanne habitait là et dans ce cas si elle vivait seule.
MIKAEL DORMIT LONGTEMPS le dimanche matin et fut réveillé, affolé, par un vacarme irréel qui emplit toute la maison. Il lui fallut une seconde pour trouver ses repères et comprendre qu'il s'agissait des cloches appelant à l'office et qu'il devait donc être un peu moins de 11 heures. Il resta un moment au lit, sans volonté. Quand il entendit un miaulement exigeant devant la porte, il se leva et fit sortir le chat.
Vers midi, il s'était douché et avait pris le petit-déjeuner. Il entra résolument dans la pièce de travail et prit le premier classeur de l'enquête policière. Puis il hésita. De la fenêtre sur le petit côté de la maison, il vit le panneau du café Susanne et il glissa le classeur dans sa sacoche et enfila son manteau. En arrivant au salon, il découvrit que c'était bondé et il eut tout à coup la réponse à une question qui était restée tapie dans son cerveau : comment un salon de thé pouvait survivre dans un trou comme le village de Hedeby. Susanne comptait sur les fidèles se rendant à l'église, et sur les collations après les enterrements et autres cérémonies.
Il opta pour une promenade. Konsum étant fermé le dimanche, il poursuivit encore quelques centaines de mètres sur la route de Hedestad, où il acheta des journaux dans une station-service ouverte. Il consacra une heure à faire le tour du village à pied et à se familiariser avec les environs côté terre ferme. La zone la plus proche de l'église et devant Konsum en formait le noyau avec des bâtiments anciens, des maisons en pierre à un étage que Mikael estima construites dans les années 1910 ou 1920, alignées pour former une courte rue. Au début de la voie d'accès se dressaient de petits immeubles bien entretenus pour familles avec enfants et, plus loin, sur la berge et côté sud de Konsum, quelques villas. Hedeby-Village était sans conteste le lieu de résidence des gens aisés de Hedestad.
Quand il revint près du pont, l'assaut du café Susanne s'était calmé, mais la patronne était encore occupée à débarrasser les tables.
— Le rush du dimanche ? lança-t-il en entrant.
Elle hocha la tête et glissa une mèche de cheveux derrière l'oreille.
— Bonjour, monsieur Mikael.
— Vous vous souvenez de mon prénom ?
— Difficile de faire autrement, répondit-elle. Je vous ai vu à la télé au procès avant Noël. Mikael fut soudain gêné.
— Il faut bien qu'ils remplissent les infos avec quelque chose, murmura-t-il, en se hâtant vers la table du coin d'où il avait vue sur le pont. Quand son regard croisa celui de Susanne, elle souriait.
A 15 HEURES, SUSANNE ANNONÇA qu'elle allait fermer pour la journée. Depuis l'affluence d'après l'office, quelques rares clients étaient passés. Mikael avait lu un peu plus d'un cinquième du premier classeur de l'enquête policière sur la disparition de Harriet Vanger. Il le referma, rangea son bloc-notes dans la sacoche et traversa le pont d'un pas rapide pour rentrer chez lui.
Le chat attendait sur le perron et Mikael regarda autour de lui en se demandant à qui ce chat appartenait. Il le fit néanmoins entrer, c'était quand même une forme de compagnie.
Il essaya à nouveau de joindre Erika mais n'obtint encore que le répondeur de son portable. Elle était manifestement furieuse contre lui. Il aurait pu essayer son numéro direct à la rédaction ou à son domicile, mais, buté comme il l'était, il décida de ne pas le faire. Il avait déjà laissé suffisamment de messages comme ça. Il se prépara du café, poussa le chat sur la banquette de la cuisine et ouvrit le classeur sur la table.
Il lisait lentement en se concentrant pour ne pas rater de détails. Lorsqu'il referma le classeur tard le soir, il avait rempli plusieurs pages de son bloc-notes — aussi bien des points de repère que des questions dont il espérait trouver la réponse dans les classeurs suivants. Tout était rangé par ordre chronologique ; il ne savait pas trop si c'était Henrik Vanger qui l'avait classé ou si c'était le système de la police dans les années 1960.
La première feuille était une photocopie d'un formulaire de déclaration rempli au stylo à la permanence de la police de Hedestad. L'agent qui avait pris l'appel avait signé Ag Ryttinger, ce que Mikael interpréta comme « agent de garde ». Henrik Vanger était désigné comme le déclarant, son adresse et son numéro de téléphone étaient notés. Le rapport était daté du dimanche 23 septembre 1966, 11 h 14. Le texte était bref et sec :
Appel de Hrk Vanger décl. que sa nièce (?) Harriet Ulrika VANGER, née le 15 janv. 1950 (seize ans) a disparu de son domicile sur Hedeby-île depuis samedi a.-m. Le décl. exprime une grande inquiétude.
A 11 h 20, une note établissait que P-014 (policier ? patrouille ? péniche ? papillon ?) avait été dépêché sur les lieux.
A 11 h 35, une autre écriture, plus difficile à interpréter que celle de Ryttinger, avait ajouté que Magnusson, art. p. rapp. pont Hedeby-île tjrs fermé. Trnsp. par barque. Dans la marge, la signature était illisible.
A 12 h 14, Ryttinger de nouveau : Appel tél. Magnusson à H-by rapp. que Harriet Vanger, seize ans, est absente depuis début d'a.-m. samedi. Fam. exprime grande inquiétude. N'a apparemment pas dormi dans son lit. N'a pas pu quitter l'ile à cause d'accident sur le pont. Aucun des membres de la famille ne sait où HV se trouve.
A 12 h 19 : G. M. inform. de l'affaire au tél.
La dernière information était notée à 13 h 42 : G. M. arrivé à H-by ; se charge de l'affaire.
LA FEUILLE SUIVANTE révéla que les mystérieuses initiales G. M. étaient pour Gustaf Morell, un inspecteur de police arrivé par bateau sur l'île de Hedeby où il avait pris la direction des opérations et fait une déclaration formelle sur la disparition de Harriet Vanger. Contrairement aux notes préliminaires avec leurs abréviations, les rapports de Morell étaient écrits à la machine et dans une prose lisible. Dans les pages suivantes, il rendait compte des mesures qui avaient été prises avec une objectivité et un luxe de détails qui surprirent Mikael.
Morell avait opéré de façon systématique. Il avait d'abord interrogé Henrik Vanger en compagnie d'Isabella Vanger, la maman de Harriet. Ensuite il avait successivement parlé avec Ulrika Vanger, Harald Vanger, Greger Vanger, le frère de Harriet : Martin Vanger, puis Anita Vanger. Mikael tira la conclusion que ces personnes avaient été interrogées selon une sorte d'échelle d'importance décroissante.
Ulrika Vanger était la mère de Henrik, et elle avait apparemment le statut proche d'une reine mère. Ulrika Vanger habitait la maison Vanger et elle ne pouvait donner aucun renseignement. Elle était allée se coucher tôt la veille au soir et elle n'avait pas vu Harriet depuis plusieurs jours. Elle n'avait en fait insisté pour rencontrer l'inspecteur Morell que pour exprimer son opinion, à savoir que la police devait réagir immédiatement.
Harald Vanger était le frère de Henrik, et numéro deux sur la liste des membres de la famille influents. Il expliquait qu'il avait rencontré Harriet très rapidement quand elle revenait du défilé de Hedestad, mais qu'il « ne l'avait pas vue depuis que l'accident avait eu lieu sur le pont, et qu'il ne savait pas où elle se trouvait à l'heure actuelle ».
Greger Vanger, frère de Henrik et Harald, déclarait qu'il avait rencontré la jeune fille disparue quand elle était venue dans le cabinet de travail de Henrik pour demander un entretien avec son grand-oncle après sa visite à Hedestad plus tôt dans la journée. Greger Vanger déclarait qu'il n'avait pas personnellement parlé avec elle, à part un bref bonjour. Il ne savait pas où elle pouvait se trouver, mais exprimait l'opinion qu'elle était sans doute allée chez une copine sans avoir pensé à le dire et qu'elle n'allait sûrement pas tarder à resurgir. A la question de savoir comment elle aurait quitté l'île dans ce cas, il n'avait pas su répondre.
Martin Vanger était interrogé à la va-vite. Elève de terminale dans un lycée à Uppsala, il logeait là-bas chez Harald Vanger. Il n'y avait pas eu de place pour lui dans la voiture de Harald et il avait pris le train pour Hedeby. Il était arrivé tellement tard qu'il s'était retrouvé du mauvais côté du pont après l'accident et n'avait pu rejoindre l'île en barque que tard dans la soirée. Il était interrogé dans l'espoir que sa sœur se serait confiée à lui et lui aurait peut-être avoué qu'elle avait l'intention de faire une fugue. La question avait été accueillie avec les protestations de la mère de Harriet, mais l'inspecteur Morell estimait à cet instant qu'une fugue représentait plutôt un espoir. Martin n'avait cependant pas parlé avec sa sœur depuis les dernières grandes vacances et il n'avait aucun renseignement digne d'intérêt à donner.
Anita Vanger, la fille de Harald, était annoncée, de façon erronée, comme « cousine » de Harriet — en réalité Harriet était la fille de son cousin. Elle était en première année de fac à Stockholm, elle avait passé l'été à Hedeby. Elle avait presque le même âge que Harriet, et elles étaient très proches. Elle déclarait qu'elle était arrivée sur l'île avec son père le samedi, qu'elle se réjouissait de revoir Harriet, mais qu'elle n'en avait pas eu le temps. Anita Vanger se déclarait inquiète parce que ça ne ressemblait pas à Harriet de disparaître sans rien dire à sa famille. En cela, elle était suivie par Henrik autant que par Isabella Vanger.
Tandis que l'inspecteur Morell interrogeait les membres de la famille, il avait donné l'ordre aux agents de police Magnusson et Bergman — la patrouille 014 ! — d'organiser une première battue pendant qu'il faisait encore jour. Le pont étant toujours fermé, il était difficile de faire venir du renfort du continent ; la première battue était constituée d'une trentaine de personnes disponibles de sexes et d'âges divers. Furent fouillés au cours de l'après-midi les cabanons inhabités dans le port de plaisance, les plages du promontoire et les berges du chenal, la partie boisée près du hameau ainsi que le mont Sud au-dessus du port de plaisance, cela depuis que quelqu'un avait avancé la théorie que Harriet aurait pu y monter pour avoir une bonne vue d'ensemble de l'accident sur le pont. Des patrouilles furent également envoyées à Östergården et à la maisonnette de Gottfried de l'autre côté de l'île, où Harriet se rendait parfois.
Les recherches n'avaient cependant donné aucun résultat et avaient été interrompues vers 22 heures, bien après la nuit venue. Dans la nuit, la température était tombée à zéro degré.
Au cours de l'après-midi, l'inspecteur Morell avait établi son QG dans un salon que Henrik Vanger avait mis à sa disposition au rez-de-chaussée de la maison Vanger. Il avait pris une série de mesures.
Accompagné d'Isabella Vanger, il avait inspecté la chambre de Harriet pour essayer de déterminer s'il manquait quelque chose, des vêtements, un sac ou autre bagage pouvant indiquer que Harriet Vanger avait fugué. Isabella Vanger, peu coopérative, ne semblait pas avoir la moindre idée de la garde-robe de sa fille. Elle était souvent en Jean, mais ils se ressemblent tous. Le sac à main de Harriet avait été retrouvé sur son bureau. Il contenait sa carte d'identité, un portefeuille avec 9 couronnes et 50 ôre, un peigne, un miroir de poche et un mouchoir. Après l'inspection, la chambre de Harriet avait été mise sous scellés.
Morell avait convoqué d'autres personnes pour interrogatoire, membres de la famille comme employés. Tous les interrogatoires étaient minutieusement consignés.
Les participants de la première battue revenant progressivement avec des informations décevantes, le commissaire avait pris la décision de lancer des recherches plus systématiques. Au cours de la soirée et de la nuit, des renforts avaient été appelés ; Morell avait entre autres pris contact avec le président du Club d'orientation de Hedestad pour lui demander de convoquer ses membres pour une battue. Vers minuit, il lui avait été répondu que cinquante-trois athlètes actifs, surtout de la section junior, seraient à la maison Vanger à 7 heures pile le lendemain matin. Henrik Vanger avait contribué en convoquant purement et simplement toute l'équipe du matin, cinquante hommes, de l'usine de papeterie Vanger locale. Henrik Vanger avait aussi prévu la restauration de tous ces gens.
Mikael Blomkvist n'avait aucun mal à s'imaginer les scènes qui avaient dû se dérouler à la maison Vanger durant ces journées riches en événements. Il ressortait nettement que l'accident sur le pont avait contribué à la confusion durant les premières heures ; d'une part en compliquant la possibilité d'obtenir des renforts efficaces de la terre ferme, d'autre part parce que tout le monde estimait que deux événements aussi dramatiques au même endroit et au même moment avaient forcément un lien. Une fois le camion-citerne retiré du pont, et en dépit de toute vraisemblance, l'inspecteur Morell était même allé s'assurer que Harriet Vanger ne se trouvait pas sous l'épave. C'était la seule action irrationnelle que Mikael arrivait à distinguer dans les agissements de l'inspecteur, puisque la jeune fille disparue avait été vue sur l'île après que l'accident avait eu lieu, preuve à l'appui. Pourtant, sans arriver à se l'expliquer, le responsable des investigations avait eu du mal à se défaire de la pensée qu'un des événements avait d'une façon ou d'une autre causé l'autre.
LES PREMIÈRES VINGT-QUATRE HEURES virent les espoirs de dénouement rapide et heureux de l'affaire s'amenuiser pour être graduellement remplacés par deux spéculations. Malgré les difficultés évidentes à pouvoir quitter l'île sans se faire remarquer, Morell ne voulait pas exclure la possibilité que Harriet ait fait une fugue. Il décida d'élargir les recherches et donna ordre aux policiers patrouillant dans Hedestad d'ouvrir les yeux. Il donna également pour mission à un collègue de la division criminelle d'interroger les chauffeurs de car et le personnel des chemins de fer au cas où quelqu'un l'aurait vue.
Plus les réponses négatives arrivaient, et plus il sembla probable que Harriet Vanger avait été victime d'un accident. Cette hypothèse allait dominer l'organisation des recherches pour les jours suivants.
La grande battue deux jours après sa disparition avait été réalisée — pour autant que Mikael Blomkvist put en juger — avec une très grande compétence. Des policiers et des pompiers ayant l'expérience d'affaires similaires avaient organisé les recherches. Il existait certes sur l'île quelques zones où le terrain était difficile d'accès, mais la superficie était malgré tout limitée et l'île entière fut passée au peigne fin dans la journée. Un bateau de la police et deux bateaux de plaisanciers volontaires sondèrent de leur mieux les eaux autour de l'île.
Le lendemain, les recherches avaient repris en équipe réduite. Cette fois-ci, des patrouilles furent envoyées pour une deuxième battue dans des zones plus difficiles d'accès, ainsi que dans une zone appelée « la Fortification » — un ensemble de bunkers abandonnés établis par la défense côtière durant la Seconde Guerre mondiale. Furent aussi examinés ce jour-là tous les petits réduits, puits, caves en terre, remises et greniers du hameau.
On pouvait lire une certaine frustration dans une note de service annonçant que les recherches étaient interrompues au troisième jour après la disparition. Gustaf Morell n'en avait naturellement pas conscience, mais à cet instant-là il était en réalité arrivé aussi loin dans ses recherches qu'il arriverait jamais. Plongé dans la plus grande perplexité, il avait du mal à indiquer la prochaine étape logique ou un endroit où les recherches devraient reprendre. Harriet Vanger s'était apparemment volatilisée et le calvaire de Henrik Vanger, qui allait se poursuivre sur bientôt quarante ans, avait commencé.
MIKAEL AVAIT CONTINUÉ à lire jusqu'au petit matin, puis s'était levé tard le jour des Rois. Une Volvo bleu marine, dernier modèle, était garée devant la maison de Henrik Vanger. Au moment où Mikael posait la main sur la poignée de la porte d'entrée, celle-ci s'ouvrit et un homme d'une cinquantaine d'années sortit. Ils faillirent entrer en collision. L'homme semblait pressé.
— Oui ? Puis-je vous aider ?
— Je viens voir Henrik Vanger, répondit Mikael.
Le regard de l'homme s'adoucit. Il sourit et tendit la main.
— Vous devez être Mikael Blomkvist, l'homme qui va aider Henrik à réaliser la chronique familiale ?
Mikael hocha la tête et serra la main. Henrik Vanger avait apparemment commencé à répandre l'histoire censée expliquer la présence de Mikael à Hedestad. L'homme était en surcharge pondérale — résultat de nombreuses années de stress dans des bureaux et des salles de réunion — mais Mikael remarqua immédiatement sur son visage des traits qui rappelaient Harriet Vanger.
— Je m'appelle Martin Vanger, confirma-t-il. Soyez le bienvenu à Hedestad.
— Merci.
— Je vous ai vu à la télé il y a quelque temps de cela.
— J'ai l'impression que tout le monde m'a vu à la télé.
— Wennerström n'est pas... très populaire dans cette maison.
— C'est ce que m'a dit Henrik. J'attends la suite des événements.
— Il m'a expliqué l'autre jour qu'il vous avait engagé. Martin Vanger éclata de rire. Il m'a dit que c'était probablement à cause de Wennerström que vous aviez accepté ce boulot.
Mikael hésita une seconde avant de se décider à parler franc.
— J'avoue que c'est une des raisons. Mais pour tout dire, j'avais besoin de m'éloigner de Stockholm, et Hedestad est apparu au bon moment. Je crois. Je ne peux pas faire comme si le procès n'avait jamais eu lieu. Il va falloir que j'aille en prison.
Martin Vanger hocha la tête, soudain sérieux.
— Vous avez la possibilité de faire appel ?
— Dans mon cas, ça ne changera rien.
Martin Vanger consulta sa montre.
— Je dois être à Stockholm ce soir, je me dépêche. Je serai de retour dans quelques jours. Il faudra que vous passiez dîner. J'ai très envie d'entendre ce qui s'est réellement passé au cours de ce procès.
Ils se serrèrent la main avant que Martin Vanger descende et ouvre la portière de la Volvo. Il se retourna et lança à Mikael :
— Henrik est à l'étage. Allez-y.
HENRIK VANGER ÉTAIT ASSIS dans le canapé de son cabinet de travail avec Hedestads-Kuriren, Dagens Industri, Svenska Dagbladet et les deux journaux du soir sur la table devant lui.
— J'ai croisé Martin sur le perron.
— Le voilà parti au secours de l'empire, répondit Henrik Vanger en brandissant le thermos. Café ?
— Volontiers, répondit Mikael. Il s'assit en se demandant pourquoi Henrik Vanger avait l'air de s'amuser tant.
— Je vois qu'on parle de toi dans le journal.
Henrik Vanger poussa l'un des journaux du soir, ouvert sur le titre « Court-circuit journalistique ». L'article était écrit par un ancien chroniqueur du Finansmagasinet Monopol, connu comme le parfait insipide en costard-cravate, expert en l'art de dénigrer avec mépris tous ceux qui s'étaient engagés pour une cause ou qui avaient relevé la tête.
Avec lui, féministes, antiracistes et militants de l'environnement étaient assurés d'en prendre pour leur grade. Le bonhomme n'était cependant pas connu pour émettre lui-même la moindre opinion controversable. Maintenant il s'était apparemment converti en critique ; plusieurs semaines après le procès de l'affaire Wennerström, il focalisait son énergie sur Mikael Blomkvist, qu'il décrivait, en le nommant, comme un véritable imbécile. Erika Berger était dépeinte comme une potiche des médias parfaitement incompétente :
La rumeur court que Millenium est en train de sombrer, bien que sa directrice soit une féministe en minijupe et qu'elle nous fasse des mines à la télé. Le journal a survécu plusieurs années durant sur l'image que la rédaction a réussi à vendre — celle de jeunes reporters avides d'enquêtes et démasquant les forbans du monde des affaires. La ficelle commerciale marche peut-être auprès de jeunes anarchistes désireux d'entendre ce message, mais elle ne fonctionne pas au tribunal. Et Super Blomkvist vient d'en faire l'expérience.
Mikael vérifia sur son portable s'il avait eu un appel d'Erika. Il n'y en avait pas. Henrik Vanger attendait, silencieux ; Mikael réalisa soudain que le vieil homme avait l'intention de lui laisser le soin de rompre le silence.
— C'est un crétin, dit Mikael.
Henrik Vanger rit, mais ajouta un commentaire dépourvu de tout sentimentalisme :
— Possible. Mais ce n'est pas lui qui a été condamné par la justice.
— C'est vrai. Et il ne le sera jamais non plus. Il n'est pas du genre à lever des lapins, il prend toujours le train en marche et jette la dernière pierre dans les termes les plus dégradants possible.
— Des comme lui, j'en ai vu plein dans ma vie. Un bon conseil — si tu veux bien en accepter un de moi —, ignore-le quand il s'excite, n'oublie jamais rien et rends-lui la monnaie de sa pièce quand tu en auras l'occasion. Mais pas maintenant qu'il attaque en position de force.
Mikael l'interrogea du regard.
— J'ai eu de nombreux ennemis au fil des ans. J'ai appris une chose, et c'est de ne pas accepter un combat quand tu es sûr de le perdre. Par contre, ne laisse jamais s'en tirer quelqu'un qui t'a démoli. Sois patient et riposte quand tu seras en position de force — même si tu n'as plus besoin de riposter.
— Merci pour ce cours de philosophie. Maintenant j'aimerais que tu me parles de ta famille. Mikael posa un magnétophone sur la table entre eux et appuya sur les boutons d'enregistrement.
— Qu'est-ce que tu veux savoir ?
— J'ai lu le premier classeur ; sur la disparition de Harriet et les recherches des premiers jours. Mais il y a tellement de Vanger que je n'arrive pas à les distinguer les uns des autres.
IMMOBILE DANS LA CAGE D'ESCALIER VIDE, Lisbeth Salander resta le regard fixé sur la plaque de laiton annonçant Maître N. E. Bjurman, avocat pendant près de dix minutes avant de sonner. La serrure de la porte émit son petit clic.
On était mardi. C'était la deuxième rencontre et elle avait de mauvais pressentiments.
Elle n'avait pas peur de maître Bjurman — Lisbeth Salander avait rarement peur des gens ou des choses. Elle ressentait par contre un profond malaise devant ce nouveau tuteur. Le prédécesseur de Bjurman, maître Holger Palmgren, avait été d'une tout autre trempe ; correct, poli et aimable. Leur relation avait brutalement pris fin trois mois auparavant, Palmgren ayant été frappé d'une attaque cérébrale. Du coup, Nils Erik Bjurman avait hérité d'elle selon une logique hiérarchique qui lui échappait.
Durant les douze années où Lisbeth Salander avait été l'objet de soins sociaux et psychiatriques, dont deux passées dans une clinique pédiatrique, elle n'avait jamais — pas une seule fois — répondu ne fût-ce qu'à la simple question « comment tu te sens aujourd'hui ? »
Lisbeth Salander avait treize ans quand le tribunal de première instance, selon la loi sur la protection des mineurs, avait décidé qu'elle serait internée à la clinique pédopsychiatrique Sankt Stefan à Uppsala. La décision s'appuyait principalement sur une note disant qu'elle présentait des troubles psychiatriques et qu'on la considérait comme potentiellement dangereuse pour ses camarades de classe et éventuellement pour elle-même.
Cette supposition était fondée sur des jugements empiriques plus que sur une analyse soigneusement établie. Chaque tentative des médecins ou d'une quelconque autorité pour engager une conversation sur ses sentiments, ses pensées ou son état de santé avait été accueillie, à leur grande frustration, par un silence compact et obtus, et un regard obstinément dirigé vers le sol, le plafond ou les murs. Elle avait systématiquement croisé les bras et refusé de participer aux tests psychologiques. Sa totale résistance à toutes les tentatives pour la mesurer, peser, cartographier, analyser et pour l'éduquer s'appliquait aussi au travail à l'école — les autorités pouvaient la transporter dans une salle de classe et l'enchaîner au banc, mais elles ne pouvaient pas l'empêcher de fermer les oreilles et de refuser de prendre un stylo en main lors des tests. Elle avait quitté le collège sans carnet de notes.
Le simple établissement d'un diagnostic sur ses contreperformances mentales s'était par conséquent avéré déjà des plus compliqués. Lisbeth Salander, en bref, était tout sauf maniable.
Elle était âgée de treize ans quand la décision avait été prise aussi de lui attribuer un administrateur ad hoc pour veiller sur ses intérêts et ses biens jusqu'à sa majorité. L'administrateur ainsi désigné était maître Holger Palmgren, qui malgré un début relativement compliqué avait réussi là où les psychiatres et les médecins avaient échoué. Petit à petit, il avait gagné non seulement une certaine confiance mais aussi une once de chaleur de la part de cette fille compliquée.
Pour ses quinze ans, les médecins s'étaient plus ou moins mis d'accord sur le fait qu'elle n'était pas violente et dangereuse pour l'entourage et qu'elle ne constituait pas un danger pour elle-même. Sa famille ayant été déclarée incompétente et comme elle n'avait personne d'autre qui pouvait se porter garant pour son bien-être, la décision avait été prise que Lisbeth Salander allait pouvoir quitter la clinique pédopsychiatrique d'Uppsala et rejoindre la société par l'intermédiaire d'une famille d'accueil.
L'opération ne fut pas simple. Elle fugua de chez sa première famille d'accueil dès la deuxième semaine. Les familles n° 2 et n° 3 passèrent rapidement à la trappe. Puis Palmgren eut un entretien sérieux avec elle et lui expliqua que si elle continuait sur le chemin qu'elle avait choisi, elle allait immanquablement se retrouver de nouveau dans une institution. La menace déguisée eut pour effet qu'elle accepta la famille d'accueil n° 4 — un couple âgé habitant Midsommarkransen.
CELA NE SIGNIFIAIT PAS que son comportement était irréprochable. A dix-sept ans, Lisbeth Salander avait été arrêtée par la police à quatre reprises, deux fois dans un état d'ébriété si avancé qu'on dut la conduire aux soins intensifs, et une fois manifestement sous l'emprise de drogues. A l'une de ces occasions, on l'avait trouvée ivre morte et les vêtements en désordre sur la banquette arrière d'une voiture garée à Söder Mälarstrand. Elle était en compagnie d'un homme également ivre et considérablement plus âgé qu'elle.
La dernière intervention eut lieu trois semaines avant ses dix-huit ans, quand elle avait balancé un coup de pied dans la tête d'un passager à la station de métro de Gamla Stan. Elle était parfaitement sobre. L'incident eut pour conséquence une mise en examen pour coups et blessures. Salander expliqua son geste en disant que l'homme l'avait tripotée, et son apparence physique étant telle qu'on lui donnait plutôt douze ans que dix-huit, elle avait considéré que le tripoteur avait des penchants pédophiles. Dans la mesure où elle avait expliqué quoi que ce soit, s'entend. Ses déclarations furent cependant étayées par des témoins, et le procureur classa l'affaire.
Pourtant, fort des informations sur son passé, le tribunal avait ordonné un examen psychiatrique. Fidèle à ses habitudes, elle avait refusé de répondre aux questions et de participer aux examens, et les médecins consultés par la direction de la Santé et des Affaires sociales avaient fini par donner un avis basé sur « leurs observations de la patiente ». Savoir exactement ce qu'on pouvait observer quand il s'agissait d'une jeune femme muette, assise sur une chaise les bras croisés et faisant la moue était un peu flou. Il fut seulement établi qu'elle souffrait de troubles psychiques, de nature telle que des mesures s'imposaient. Le rapport médico-légal préconisait un internement d'office en clinique psychiatrique. Parallèlement, un sous-directeur de la commission des Affaires sociales fit un rapport où il se rangeait aux conclusions de l'expertise psychiatrique.
Se référant au palmarès de Lisbeth Salander, le rapport constatait qu'il y avait un gros risque d'abus d'alcool ou de drogue, et que manifestement elle manquait d'instinct de conservation. Son dossier était plein de termes catégoriques du genre : introvertie, socialement limitée, manque d'empathie, égocentrique, comportement psychopathe et asociale, difficultés de collaboration et incapacité d'assimiler un enseignement. Une personne lisant son dossier pouvait très facilement être amenée à tirer la conclusion qu'elle était gravement arriérée. Un autre fait lui portait également préjudice : l'équipe d'intervention des services sociaux l'avait à plusieurs reprises observée en compagnie de différents hommes aux environs de Mariatorget. Une fois, elle avait aussi été interpellée à Tantolunden, de nouveau en compagnie d'un homme considérablement plus âgé qu'elle. On supposait que Lisbeth Salander pratiquait ou risquait de commencer à pratiquer la prostitution sous une forme ou une autre.
Le jour où le tribunal de première instance — la juridiction qui devait déterminer son avenir — se réunit pour prendre une décision sur la question, l'issue semblait déterminée d'avance. Elle était manifestement une enfant à problèmes et il était peu vraisemblable que les magistrats suivent une autre voie que les recommandations données par l'enquête sociale et l'enquête de psychiatrie légale.
Au matin du jour où devait siéger le tribunal, on vint chercher Lisbeth Salander à la clinique pédopsychiatrique où elle était restée enfermée depuis l'incident à la station Gamla Stan. Elle se sentait comme un bœuf à l'abattoir et n'avait aucun espoir de survivre à la journée. La première personne qu'elle vit dans la salle d'audience fut Holger Palmgren et il lui fallut un moment avant de comprendre qu'il n'était pas là en sa qualité d'administrateur mais qu'il était son avocat et conseiller juridique. Elle découvrit alors un tout nouvel aspect de cet homme.
A sa grande surprise, Palmgren se trouvait manifestement dans son coin du ring et il avait vigoureusement plaidé contre la proposition d'internement. Elle ne manifesta aucune surprise, ne fût-ce qu'en levant un sourcil, mais elle écouta intensément chaque mot prononcé. Palmgren se révéla brillant pendant les deux heures où il interrogea le docteur Jesper H. Löderman, le médecin qui avait apposé sa signature sous la recommandation d'enfermer Salander dans une institution. Chaque observation du rapport fut passée au crible et le médecin fut prié d'expliquer le fondement scientifique de chaque affirmation. Peu à peu il devint évident que, puisque la patiente avait refusé de faire le moindre test, les conclusions des médecins n'étaient fondées que sur des suppositions et non pas sur une certitude.
Vers la fin des délibérations du tribunal, Palmgren laissa entendre que, selon toute vraisemblance, un internement coercitif non seulement s'opposait aux décisions du Parlement en matière d'affaires de ce genre, mais dans le cas présent pouvait aussi devenir un cheval de bataille pour les politiques et les médias. Il était donc dans l'intérêt de tous de trouver une solution alternative convenable. Un tel langage était inhabituel lors des délibérations dans ce type d'affaire et les membres du tribunal avaient manifesté une certaine inquiétude.
La solution fut effectivement un compromis. Le tribunal de première instance établit que Lisbeth Salander relevait de la maladie mentale, mais que sa folie ne nécessitait pas forcément un internement. En revanche, on prit en considération la recommandation du directeur des Affaires sociales concernant une mise sous tutelle. Sur quoi le président du tribunal se tourna avec un sourire venimeux vers Holger Palmgren, qui jusque-là avait été son administrateur ad hoc, lui demandant s'il voulait bien assumer ce rôle. Le président s'attendait de toute évidence à ce que Holger Palmgren fasse marche arrière et essaie de se décharger de la responsabilité sur quelqu'un d'autre, mais Palmgren déclara au contraire avec bonhomie qu'il se chargerait avec plaisir de la tâche d'être le tuteur de Mlle Salander — à une condition.
« Cela suppose évidemment que Mlle Salander ait confiance en moi et qu'elle m'accepte comme tuteur. »
Il s'était tourné directement vers elle. Lisbeth Salander était un peu perplexe après les échanges de répliques qui avaient fusé au-dessus de sa tête tout au long de la journée. Jusque-là, personne n'avait demandé son avis. Elle avait longuement regardé Holger Palmgren puis hoché la tête une fois.
PALMGREN ÉTAIT UN MÉLANGE étrange de juriste et de travailleur social de la vieille école. A ses débuts, il avait été délégué à la commission des Affaires sociales et il avait consacré presque toute sa vie à manier des gamins difficiles. Un respect à contrecœur, à la limite de l'amitié, s'était établi entre l'avocat et sa protégée incomparablement la plus difficile.
Leur relation avait duré en tout et pour tout onze ans, depuis l'année où Lisbeth avait eu treize ans jusqu'à l'année passée, lorsqu'elle s'était rendue chez Palmgren quelques semaines avant Noël, alors qu'il n'était pas venu à l'un de leurs rendez-vous fixes. Il n'avait pas ouvert la porte, alors qu'elle entendait des bruits dans l'appartement, et elle était entrée en escaladant une gouttière jusqu'au balcon du deuxième étage. Elle l'avait trouvé par terre dans le vestibule, conscient mais incapable de parler et de bouger après une attaque cérébrale. Il n'avait que soixante-quatre ans. Elle avait appelé l'ambulance et l'avait accompagné à l'hôpital avec une sensation grandissante de panique dans le ventre. Pendant trois jours et trois nuits, elle n'avait pratiquement pas quitté le couloir des soins intensifs. Tel un chien de garde fidèle, elle avait surveillé chaque pas des médecins et des infirmières qui passaient la porte dans un sens ou dans l'autre. Elle avait arpenté le couloir en long et en large et braqué ses yeux sur chaque médecin qui s'approchait d'elle. Finalement, un médecin, dont elle n'avait jamais su le nom, l'avait introduite dans une pièce et lui avait expliqué la gravité de la situation. L'état de Holger Palmgren était critique après une hémorragie cérébrale sévère. Il ne se réveillerait probablement pas. Elle n'avait ni pleuré, ni affiché le moindre sentiment. Elle s'était levée, avait quitté l'hôpital et n'y était jamais retournée.
Cinq semaines plus tard, la commission des Tutelles avait convoqué Lisbeth Salander pour une première rencontre avec son nouveau tuteur. Sa première impulsion avait été d'ignorer la convocation, mais Holger Palmgren avait soigneusement inculqué dans sa conscience que tout acte entraîne des conséquences. A ce stade, elle avait appris à analyser les conséquences avant d'agir, et en y réfléchissant elle était arrivée à la conclusion que l'issue la plus indolore du dilemme était de satisfaire la commission des Tutelles en se comportant comme si elle se souciait réellement de ce qu'ils disaient.
Elle s'était donc docilement présentée en décembre — une courte pause dans son enquête sur Mikael Blomkvist — au cabinet de Bjurman à Sankt Eriksplan, où une femme d'un certain âge, représentante de la commission, avait tendu le dossier volumineux à maître Bjurman. La dame lui avait gentiment demandé comment elle allait et avait semblé satisfaite de la réponse que constituait son silence obstiné. Au bout d'une demi-heure, elle avait laissé Salander aux bons soins de l'avocat.
Lisbeth Salander avait détesté maître Bjurman cinq secondes après lui avoir serré la main.
Elle l'avait regardé à la dérobée pendant qu'il lisait son dossier. Un peu plus de cinquante ans. Corps athlétique ; tennis les mardis et vendredis. Blond. Cheveux fins. Petite fossette au menton. After-shave Boss. Costume bleu. Cravate rouge avec épingle en or et des boutons de manchette fantaisie portant les initiales N.E.B. Lunettes cerclées d'acier. Yeux gris. A en juger par les magazines sur une table basse, il s'intéressait à la chasse et au tir au fusil.
Au cours des dix années où elle avait régulièrement rencontré Palmgren, il lui offrait du café et bavardait avec elle. Même ses pires fugues des familles d'accueil ou ses absences systématiques à l'école n'avaient pas réussi à le déstabiliser. La seule fois où Palmgren avait été véritablement hors de lui, c'était quand elle avait été mise en examen pour coups et blessures sur le gros dégueulasse qui l'avait tripotée dans le métro. Est-ce que tu comprends ce que tu as fait ? Tu as blessé un homme, Lisbeth. On aurait dit un vieux professeur et elle avait patiemment ignoré chaque mot de l'engueulade.
Bjurman n'était pas pour le bavardage. Il avait d'emblée constaté qu'il y avait incompatibilité entre les devoirs de Holger Palmgren selon le règlement des tutelles et le fait qu'il avait apparemment laissé Lisbeth Salander gérer elle-même son appartement et son budget. Il avait entrepris une sorte d'interrogatoire. Combien tu gagnes ? Je veux une copie de ta comptabilité. Qui est-ce que tu fréquentes ? Est-ce que tu paies ton loyer à temps ? Est-ce que tu bois ? Est-ce que Palmgren était d'accord pour ces anneaux que tu as sur la figure ? Est-ce que tu t'en sors question hygiène ?
Va te faire foutre.
Palmgren était devenu son administrateur ad hoc peu après que Tout Le Mal était arrivé. Il avait insisté pour la rencontrer au moins une fois par mois lors de rendez-vous fixes, parfois plus souvent. Depuis qu'elle était revenue à Lundagatan, ils étaient pratiquement voisins ; Palmgren habitait Hornsgatan à quelques pâtés de maisons de chez elle, et ils s'étaient régulièrement croisés et étaient allés prendre un café chez Giffy ou ailleurs dans le quartier. Palmgren n'avait jamais été importun, mais il était passé la voir quelques fois, avec un petit cadeau pour son anniversaire par exemple. Elle avait une invitation permanente pour venir le voir à n'importe quel moment, un privilège dont elle se servait rarement, mais ces dernières années elle avait passé les réveillons de Noël chez lui après la visite chez sa mère. Ils mangeaient du jambon de Noël et jouaient aux échecs. Ce jeu ne l'intéressait absolument pas, mais depuis qu'elle avait appris les règles, elle n'avait jamais perdu une partie. Palmgren était veuf et Lisbeth Salander avait considéré comme un devoir d'avoir pitié de lui et de sa solitude en ces jours de fête.
Elle estimait lui devoir ça, et elle payait toujours ses dettes.
C'était Palmgren qui avait sous-loué l'appartement de sa mère dans Lundagatan jusqu'à ce que Lisbeth ait besoin d'un logement personnel. L'appartement de quarante-neuf mètres carrés était décrépit et crasseux, mais ça lui faisait un toit.
Maintenant Palmgren était hors jeu, et un autre lien avec la société normale venait d'être coupé. Nils Bjurman était d'un autre genre. Elle n'avait pas l'intention de passer un réveillon chez lui. La toute première mesure du bonhomme avait été d'établir de nouvelles règles concernant l'accès à son compte en banque sur lequel était versé son salaire.
Palmgren avait gentiment fermé l'œil sur le régime des tutelles et l'avait laissée gérer elle-même son budget. Elle payait ses factures et elle pouvait utiliser son épargne quand ça lui chantait.
Elle s'était préparée pour la rencontre avec Bjurman la semaine avant Noël, et une fois face à lui elle avait essayé d'expliquer que son prédécesseur lui avait fait confiance et qu'elle ne l'avait jamais déçu. Palmgren l'avait laissée mener sa barque sans se mêler de sa vie privée.
— C'est justement là un des problèmes, répondit Bjurman en tapotant son dossier.
Puis il lui sortit un long discours sur les règles et les décrets administratifs concernant les tutelles, avant de l'informer qu'un nouvel ordre allait entrer en vigueur.
— Il t'a laissée agir à ta guise, n'est-ce pas ? Je me demande comment il s'est débrouillé pour ne pas se faire taper sur les doigts.
Parce que ça faisait quarante ans que le vieux s'occupait de gosses à problèmes, ducon !
— Je ne suis plus un enfant, dit Lisbeth Salander, comme si cela suffisait comme explication.
— Non, tu n'es pas un enfant. Mais j'ai été désigné pour être ton tuteur et, en tant que tel, je suis juridiquement et économiquement responsable de toi.
La première mesure de Bjurman fut d'ouvrir un nouveau compte en banque à son nom à lui, qu'elle devait indiquer à la compta chez Milton et qu'ils devraient dorénavant utiliser. Salander comprit qu'elle avait mangé son pain blanc ; désormais maître Bjurman allait régler ses factures et elle recevrait une somme fixe comme argent de poche chaque mois. Il attendait d'elle qu'elle lui fournisse les reçus de ses dépenses. Il avait décidé qu'elle recevrait 1 400 couronnes par semaine — « pour la nourriture, les vêtements, les séances de cinéma et des trucs comme ça ».
Selon qu'elle choisissait de travailler beaucoup ou peu, Lisbeth Salander pouvait gagner pas loin de 160 000 couronnes par an. Elle aurait facilement pu doubler la somme en travaillant à plein temps et en acceptant toutes les missions que Dragan Armanskij proposait. Par ailleurs, elle avait peu de frais et ne dépensait pas beaucoup. L'appartement lui coûtait 2 000 couronnes par mois et, malgré ses revenus modestes, elle avait 90 000 couronnes sur son compte d'épargne. Dont elle ne disposait donc plus librement.
— C'est moi qui suis responsable de ton argent, expliqua-t-il. Il faut que tu mettes de l'argent de côté pour ton avenir. Mais ne t'inquiète pas ; je me chargerai de tout ça.
Je me suis chargée de moi-même depuis que j'ai dix ans, espèce de connard !
— Tu t'en sors suffisamment bien d'un point de vue social pour qu'on n'ait pas besoin de t'interner, mais la société est responsable de toi.
Il l'avait minutieusement questionnée sur ses tâches chez Milton Security. Instinctivement, elle avait menti sur son travail. La réponse qu'elle avait fournie était une description de ses toutes premières semaines au boulot. Maître Bjurman eut donc l'impression qu'elle préparait le café et triait le courrier — occupations adaptées à un individu un peu bas de plafond. Il parut satisfait de ses réponses.
Elle ne savait pas pourquoi elle avait menti, mais elle était persuadée qu'elle avait bien fait. Même si maître Bjurman avait figuré sur une liste d'espèces d'insectes menacées d'extinction, elle n'aurait pas beaucoup hésité à l'écraser sous son talon.
MIKAEL BLOMKVIST AVAIT PASSÉ cinq heures en compagnie de Henrik Vanger et il consacra une grande partie de la nuit et tout le mardi à mettre au propre ses notes et à assembler le puzzle de la généalogie des Vanger. L'histoire familiale qui ressortait des entretiens avec Henrik Vanger était une version franchement différente de celle donnée dans le portrait officiel de la famille. Mikael savait très bien que toutes les familles ont des squelettes dans le placard. La famille Vanger avait un cimetière entier.
A ce stade, Mikael fut obligé de se rappeler que sa mission réelle n'était pas d'écrire une biographie sur la famille Vanger, mais de percer à jour ce qui était arrivé à Harriet Vanger. Il avait accepté le boulot convaincu qu'en réalité il resterait à gaspiller une année le cul sur une chaise, et que tout le travail qu'il ferait pour Henrik Vanger ne rimait à rien. Au bout d'un an, il toucherait son salaire extravagant — le contrat que Dirch Frode avait rédigé avait été signé. Le salaire véritable, espérait-il, serait l'information sur Hans-Erik Wennerström, que Henrik Vanger affirmait posséder.
Depuis son entretien avec Henrik Vanger, il commençait à se dire que l'année ne serait pas nécessairement perdue. Un livre sur la famille Vanger avait une valeur en soi — c'était tout simplement un bon sujet.
Qu'il puisse trouver l'assassin de Harriet Vanger ne lui venait pas à l'esprit une seule seconde — si toutefois elle avait réellement été assassinée et qu'elle n'ait pas été victime d'un accident absurde ou n'ait pas disparu d'une autre manière. Mikael était d'accord avec Henrik sur la quasi-invraisemblance qu'une fille de seize ans puisse disparaître de son plein gré et réussir à rester cachée de tous les systèmes de surveillance officiels pendant trente-six ans. En revanche, Mikael ne voulait pas exclure que Harriet Vanger ait fait une fugue, qu'elle ait peut-être rejoint Stockholm, et que quelque chose se soit passé en route — la drogue, la prostitution, une agression ou tout simplement un accident.
De son côté, Henrik Vanger était persuadé que Harriet avait été assassinée et qu'un membre de la famille était responsable — peut-être en collaboration avec un autre. La force de son raisonnement reposait sur le fait que Harriet avait disparu durant les heures dramatiques d'isolement de l'île alors que tous les yeux étaient braqués sur l'accident.
Erika l'avait bien signifié à Mikael : sa mission était plus qu'insensée si le but était de résoudre l'énigme d'un meurtre, mais il commençait à comprendre que le sort de Harriet Vanger avait joué un rôle central dans la famille et surtout pour Henrik Vanger. Qu'il ait tort ou raison, les accusations de Henrik Vanger portées contre ses proches étaient d'une grande importance pour l'histoire de cette famille. L'accusation était ouvertement formulée de sa part depuis plus de trente ans, et elle avait marqué les réunions de famille et créé des oppositions enflammées qui avaient contribué à déstabiliser le groupe. Un examen de la disparition de Harriet remplirait par conséquent une fonction sous forme de chapitre indépendant, et même comme fil rouge dans l'histoire de la famille — et les sources étaient abondantes. Un point de départ logique serait d'établir une galerie des personnages, que Harriet Vanger soit sa mission première ou qu'il se contente d'écrire une chronique familiale. C'était de cela qu'avait traité son entretien avec Henrik Vanger dans la journée.
La famille Vanger comportait une centaine de personnes, en comptant les enfants de cousins et les arrière-cousins de toutes les branches. La famille était si nombreuse que Mikael fut obligé de créer une base de données dans son iBook. Il utilisa le programme NotePad (www.ibrium.se), un de ces produits complets que deux gars de KTH à Stockholm avaient créés et qu'ils proposaient en shareware pour trois fois rien sur Internet. Rares étaient les programmes aussi indispensables à un journaliste investigateur, estimait Mikael. Chaque membre de la famille eut droit à sa propre fiche.
L'arbre généalogique pouvait être reconstitué avec certitude jusqu'au début du XVIe siècle, époque où le nom était Vangeersad. Selon Henrik Vanger, le nom était peut-être issu du hollandais Van Geerstad ; si tel était le cas, on pouvait encore remonter l'arbre généalogique jusqu'au XIIe siècle.
A une époque plus récente, la famille était établie dans le Nord de la France, et elle était arrivée en Suède avec Jean-Baptiste Bernadotte au début du XIXe siècle. Alexandre Vangeersad ne connaissait pas personnellement le roi, mais il s'était fait remarquer comme chef de garnison capable et, en 1818, il reçut le domaine de Hedeby en remerciement de longs et fidèles services. Alexandre Vangeersad était aussi pourvu d'une fortune personnelle qu'il avait utilisée pour acheter des étendues forestières non négligeables dans le Norrland. Son fils Adrian était né en France mais, à la demande du père, celui-ci vint habiter le coin perdu de Hedeby dans le Norrland, loin des salons parisiens, pour administrer le domaine. Exploitant les terres et les forêts selon de nouvelles méthodes importées du continent, il fonda l'usine de pâte à papier autour de laquelle Hedestad s'était développée.
Le petit-fils d'Alexandre s'appelait Henrik et il raccourcit le nom en Vanger. Il développa un réseau commercial avec la Russie et créa une petite flotte de goélettes marchandes assurant la liaison avec les pays baltes, l'Allemagne et l'Angleterre des aciéries au milieu du XIXe. Henrik Vanger l'Ancien diversifia l'entreprise familiale et démarra une modeste exploitation minière et les premières industries métallurgiques du Norrland. Il laissa deux fils, Birger et Gottfried, les deux fondateurs des activités financières de la famille Vanger.
— Tu as une idée des anciennes lois sur l'héritage ? avait demandé Henrik Vanger.
— Ça n'entre pas particulièrement dans mes domaines de compétence.
— Je te comprends. Moi aussi, ça me laisse perplexe. Selon la tradition familiale, Birger et Gottfried étaient comme chien et chat — des concurrents légendaires pour le pouvoir et l'influence dans l'entreprise familiale. Cette lutte de pouvoir est devenue un poids menaçant la survie de l'entreprise, et leur père a décidé — peu avant sa mort — de créer un système où chaque membre de la famille aurait une part d'héritage dans l'entreprise. Cela partait probablement d'un bon sentiment, mais il en est résulté une situation intenable. Plutôt que de faire venir des gens compétents et des partenaires possibles de l'extérieur, nous nous retrouvons avec une direction composée de membres de la famille avec chacun un ou deux pour cent de droit de vote.
— La règle est valable encore aujourd'hui ?
— Tout à fait. Si un membre de la famille veut vendre sa part, ça doit se faire au sein de la famille. L'assemblée générale annuelle réunit aujourd'hui une cinquantaine de membres de la famille. Martin possède un peu plus de dix pour cent des actions. Moi, j'en ai cinq pour cent puisque j'en ai vendu entre autres à Martin. Mon frère Harald possède sept pour cent, mais la plupart de ceux qui viennent aux AG n'ont que un ou un demi pour cent.
— Je l'ignorais totalement. Ça fait très Moyen Age.
— C'est complètement insensé. Ça signifie que si Martin veut mener une certaine politique aujourd'hui, il est obligé de faire du lobbying à grande échelle pour s'assurer le soutien d'au moins vingt à vingt-cinq pour cent des copropriétaires. C'est un patchwork d'alliances, de divisions et d'intrigues.
Henrik Vanger poursuivit :
— Gottfried Vanger est mort sans enfants en 1901. Ou, pardon, il était père de quatre filles, mais à cette époque-là les femmes ne comptaient pas. Elles possédaient des parts, mais c'étaient les hommes de la famille qui touchaient les intérêts. Ce n'est que quand le droit de vote a été introduit, au milieu du XXe siècle, que les femmes ont pu assister à l'assemblée générale.
— Oh, en voilà, de bons radicaux !
— Ne te moque pas. L'époque n'était pas la même. Quoi qu'il en soit, le frère de Gottfried, Birger, avait trois fils — Johan, Fredrik et Gideon Vanger, tous nés à la fin du XIXe. On peut éliminer Gideon ; il a vendu sa part pour émigrer en Amérique, où nous avons toujours une branche. Mais Johan et Fredrik ont fait de l'entreprise le groupe Vanger moderne.
Henrik Vanger avait sorti un album de photos et montrait des clichés des personnages tout en racontant. Les photos du début du siècle dernier présentaient deux hommes aux mentons solides et aux cheveux bien plaqués sur le crâne, fixant l'objectif sans l'ombre d'un sourire. Puis il reprit :
— Johan Vanger était le génie de la famille, il fit des études d'ingénieur et développa l'industrie mécanique avec plusieurs nouvelles inventions qu'il fit breveter. L'acier et le fer devinrent la base du groupe, mais la société étendit ses activités à d'autres domaines, comme le textile. Johan Vanger mourut en 1956 et il avait alors trois filles — Sofia, Märit et Ingrid — qui furent les premières femmes à avoir automatiquement accès à l'assemblée générale du groupe.
L'autre frère, Fredrik Vanger, était mon père. L'homme d'affaires, le patron d'industrie qui transforma les inventions de Johan en revenus, c'était lui. Mon père n'est mort qu'en 1964. Il participa activement à la direction jusqu'à sa mort, même si, dès les années 1950, il m'avait abandonné la direction au quotidien.
Johan Vanger, contrairement à la génération précédente, n'a eu que des filles. Henrik Vanger montra des photos de femmes aux poitrines généreuses, arborant ombrelles et chapeaux à larges bords. Et Fredrik — mon père — n'a eu que des fils. Nous étions cinq frères en tout. Richard, Harald, Greger, Gustav et moi.
POUR ESSAYER DE S'Y RETROUVER dans tous les membres de la famille, Mikael dessina un arbre généalogique sur quelques feuilles A4 scotchées. Il inscrivit en gras le nom des membres présents sur l'île de Hedeby pour la réunion de famille en 1966, et qui donc, au moins théoriquement, pouvaient être liés à la disparition de Harriet Vanger. Mikael laissa de côté les enfants de moins de douze ans — il partait du principe que quel qu'ait été le sort de Harriet Vanger, il était obligé de mettre une limite à ce qui était plausible. Sans trop se poser de questions, il barra aussi Henrik Vanger — si le patriarche était impliqué dans la disparition de la petite-fille de son frère, ses agissements depuis les dernières trente-six années tenaient de la psychopathologie. La mère de Henrik Vanger, qui en 1966 avait l'âge honorable de quatre-vingt-un ans, pouvait raisonnablement être biffée aussi. Restaient vingt-deux membres de la famille qui, selon Henrik Vanger, devaient entrer dans le groupe des « suspects ». Sept étaient morts depuis et certains avaient atteint des âges respectables.
Mikael n'était cependant pas prêt à avaler sans autre forme de procès la conviction de Henrik Vanger selon laquelle un membre de la famille était responsable de la disparition de Harriet. Il fallait ajouter à la liste des suspects une série d'autres personnes.
Dirch Frode avait commencé à travailler comme avocat de Henrik Vanger au printemps 1962. Et quand Harriet avait disparu, « l'homme à tout faire » actuel, Gunnar Nilsson — qu'il ait un alibi ou pas —, avait dix-neuf ans, et de même que son père, Magnus Nilsson, était particulièrement présent sur l'île de Hedeby, tout comme l'artiste peintre Eugen Norman et le pasteur Otto Falk. Ce Falk, était-il marié ? Le fermier d'Östergården, Martin Aronsson, de même que son fils Jerker Aronsson, s'étaient trouvés sur l'île et à proximité de Harriet Vanger tout au long de son enfance — quelles étaient leurs relations ? Martin Aronsson, était-il marié ? Y avait-il d'autres personnes à la ferme ?
Quand Mikael eut inscrit tous les noms, le groupe en était arrivé à une quarantaine de personnes. Il finit par rejeter le marqueur d'un geste frustré. Il était déjà 3 h 30 du matin et le thermomètre indiquait toujours moins vingt et un degrés. La vague de froid semblait vouloir s'installer. Il aurait voulu se trouver dans son lit à Bellmansgatan.
MIKAEL BLOMKVIST SE RÉVEILLA à 9 heures le mercredi matin quand le technicien de Telia frappa à la porte pour installer la prise téléphonique et le modem ADSL. A 11 heures il pouvait se connecter et ne se sentait plus totalement handicapé d'un point de vue professionnel. Le téléphone, par contre, restait silencieux. Erika n'avait pas répondu à ses appels depuis une semaine. Elle devait vraiment être fâchée. Il commençait aussi à se sentir tête de lard et refusait de l'appeler au bureau ; tant qu'il l'appelait sur son portable, elle pouvait voir que c'était lui et choisir si elle voulait répondre ou pas. C'était donc qu'elle ne voulait pas.
Quoi qu'il en soit, il ouvrit sa boîte aux lettres et passa en revue les trois cent cinquante mails qui lui avaient été adressés pendant la semaine passée. Il en conserva une douzaine, le reste était des spams ou des mailings auxquels il était abonné. Le premier mail qu'il ouvrit était de demokrat88@yahoo.com et disait : J'ESPÈRE QU'AU TROU ON TE FERA SUCER DES BITES SALOPARD DE COMMUNISTE. Mikael archiva le mail dans un dossier intitulé Critique intelligente.
Il écrivit un court message à erika.berger@millenium.se.
[Salut Ricky. Je suppose que tu m'en veux à mort puisque tu ne me rappelles pas. Je voudrais juste te dire que maintenant j'ai le Net et je suis joignable par mails si tu te sens de me pardonner. A part cela, Hedeby est un petit coin rustique qui vaut le détour. M.]
A l'heure du déjeuner, il rangea son iBook dans la sacoche et gagna le café Susanne, où il prit ses quartiers à la table du coin habituelle. Quand Susanne lui servit son café avec un sandwich, elle jeta un regard curieux sur l'ordinateur et demanda sur quoi il travaillait. Mikael utilisa pour la première fois sa couverture et expliqua qu'il était employé par Henrik Vanger pour écrire une biographie. Ils échangèrent des politesses. Susanne invita Mikael à faire appel à elle quand il serait prêt pour les véritables révélations.
— Je sers les Vanger depuis trente-cinq ans et je connais la plupart des ragots sur la famille, dit-elle avant de regagner sa cuisine d'un pas chaloupé.
LE TABLEAU QUE MIKAEL avait dessiné indiquait que la famille Vanger s'évertuait à produire sans cesse de nouveaux rejetons. Avec les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants — qu'il ne se donna pas la peine de mentionner —, les frères Fredrik et Johan Vanger avaient environ cinquante descendants. Mikael constata aussi que dans la famille on avait tendance à vivre très vieux. Fredrik Vanger était mort à soixante-dix-huit ans, son frère Johan à soixante-douze. Ulrika Vanger était morte à quatre-vingt-quatre ans. Des deux frères encore en vie, Harald Vanger avait quatre-vingt-douze ans et Henrik Vanger quatre-vingt-deux.
La seule réelle exception était Gustav, le frère de Henrik, mort d'une affection pulmonaire à l'âge de trente-sept ans. Henrik lui avait expliqué que Gustav avait toujours été de santé fragile et qu'il avait suivi sa propre voie, quelque peu en marge du reste de la famille. Il était resté célibataire sans enfants.
Pour le reste, ceux qui étaient morts jeunes avaient disparu pour d'autres raisons que des maladies. Richard Vanger était tombé comme volontaire durant la guerre d'Hiver de Finlande, à trente-quatre ans seulement. Gottfried Vanger, le père de Harriet, s'était noyé l'année précédant la disparition de sa fille. Et Harriet elle-même n'était alors âgée que de seize ans. Mikael nota l'étrange similitude dans cette branche de la famille où grand-père, père et fille avaient été victimes d'accidents. De Richard ne restait que Martin Vanger, qui à cinquante-cinq ans n'était toujours pas marié et n'avait pas d'enfants. Henrik Vanger lui avait cependant appris que Martin avait une compagne, une femme qui habitait à Hedestad.
Martin Vanger avait dix-huit ans quand sa sœur avait disparu. Il faisait partie des quelques rares parents proches qui assez certainement pouvaient être rayés de la liste de ceux qu'on pouvait associer à sa disparition. Cet automne-là, il habitait à Uppsala, il était en terminale au lycée. Il devait prendre part à la réunion de famille, mais n'était arrivé que tard dans l'après-midi et se trouvait donc parmi les spectateurs du mauvais côté du pont pendant l'heure critique où sa sœur s'était volatilisée.
Mikael nota deux autres particularités dans l'arbre généalogique. La première était que les mariages semblaient être à vie ; aucun membre de la famille Vanger n'avait jamais divorcé, ni ne s'était remarié, même quand le partenaire était mort jeune. Mikael se demanda quelle fréquence les statistiques générales indiquaient. Cécilia Vanger vivait séparée de son mari depuis plusieurs années mais, si Mikael avait bien compris, ils étaient toujours mariés.
L'autre particularité était que la famille semblait géographiquement éclatée entre le côté « hommes » et le côté « femmes ». Les descendants de Fredrik Vanger, auxquels appartenait Henrik, avaient traditionnellement joué un rôle de premier plan dans l'entreprise et avaient principalement habité à Hedestad ou dans les environs. Les membres de la branche Johan Vanger — uniquement des filles à la première génération — avaient essaimé vers d'autres coins du pays ; ils habitaient à Stockholm, Malmö et Göteborg ou à l'étranger, et ne venaient à Hedestad que pour les vacances d'été et des réunions importantes concernant le groupe. Ingrid Vanger était une exception, dont le fils Gunnar Karlman habitait à Hedestad. Il était rédacteur en chef du journal local Hedestads-Kuriren.
En conclusion de son enquête personnelle, Henrik notait que le « motif caché du meurtre de Harriet » était peut-être à rechercher dans la structure de l'entreprise et le fait qu'il avait signalé très tôt les qualités exceptionnelles de Harriet. L'intention était peut-être de nuire à Henrik lui-même, ou bien Harriet avait découvert une sorte d'information sensible touchant au groupe et constituait ainsi un danger pour quelqu'un. Tout cela n'était que des spéculations mais, partant de cette hypothèse, il avait néanmoins identifié un cercle de treize personnes qu'il présentait comme « particulièrement intéressantes ».
L'entretien de la veille avec Henrik Vanger avait aussi éclairé Mikael sur un autre point. Depuis leur tout premier entretien, le vieil homme avait parlé de sa famille dans des termes si méprisants et dégradants que c'en était bizarre. Mikael s'était demandé si les soupçons du patriarche envers sa famille concernant la disparition de Harriet avaient fait flancher sa jugeote, mais maintenant il commençait à comprendre que Henrik Vanger avait en réalité une appréciation d'une clairvoyance stupéfiante.
L'image qui était en train de se dessiner révélait une famille jouissant d'une réussite sociale et économique mais qui, au quotidien, était manifestement en plein dysfonctionnement.
LE PÈRE DE HENRIK VANGER, homme froid et insensible, avait engendré ses enfants puis abandonné à son épouse le soin de s'occuper de leur éducation et de leur bien-être. Avant l'âge de seize ans, ils n'avaient guère vu leur père, sauf à l'occasion de fêtes de famille particulières où l'on tenait à ce qu'ils soient présents tout en restant invisibles. Henrik Vanger ne se souvenait pas de son père comme de quelqu'un ayant d'une manière ou d'une autre exprimé une forme d'amour ; en revanche, il s'était souvent entendu traiter d'incompétent et il avait été la cible de critiques anéantissantes. Les châtiments corporels étaient rares, puisque pas nécessaires. Les seules fois où il avait gagné le respect de son père plus tard dans la vie, c'était quand il avait œuvré pour le groupe Vanger.
Le frère le plus âgé, Richard, s'était révolté. Après une querelle dont on n'avait jamais discuté la raison dans la famille, Richard était parti pour Uppsala avec l'intention d'y faire des études. Il y avait entamé la carrière nazie dont Henrik Vanger avait déjà parlé à Mikael, et qui plus tard allait le mener aux tranchées de la guerre d'Hiver de Finlande.
Ce que le vieil homme n'avait pas raconté tout de suite, c'était que deux autres frères avaient emprunté des chemins identiques.
Harald Vanger et son frère Greger avaient suivi les traces de leur grand frère à Uppsala en 1930. Harald et Greger avaient été très proches, mais Henrik Vanger ne savait pas dire s'ils avaient beaucoup fréquenté Richard. Il était établi que les frères avaient adhéré au mouvement fasciste de Per Engdahl, la Nouvelle Suède. Harald Vanger avait ensuite loyalement suivi Per Engdahl au fil des années, d'abord à l'Union nationale de Suède, puis à l'Opposition suédoise et pour finir au Mouvement néosuédois, quand il fut fondé à la fin de la guerre. Il en resta membre jusqu'à la mort de Per Engdahl dans les années 1990, et par périodes il fut l'un des bailleurs de fonds les plus importants du fascisme suédois rescapé.
Harald Vanger avait fait médecine à Uppsala et s'était presque tout de suite retrouvé dans des cercles qui se passionnaient pour l'hygiène et la biologie des races. A une époque, il travaillait à l'Institut suédois de biologie des races et fut, en tant que médecin, un acteur de premier ordre dans la campagne de stérilisation des éléments indésirables de la population.
Citation, Henrik Vanger, cassette 2, 02950 :
Harald est allé plus loin que ça. En 1937, il a été le coauteur— sous pseudonyme, Dieu soit loué — d'un livre intitulé La Nouvelle Europe des peuples. Je n'ai appris cela que dans les années 1970. J'ai une copie que tu pourras lire. C'est probablement l'un des livres les plus ignobles qui aient été publiés en suédois. Harald n'y argumente pas seulement en faveur de la stérilisation mais aussi de l'euthanasie —une aide à mourir active pour les personnes qui dérangeaient son goût esthétique et qui ne concordaient pas avec son image du peuple suédois parfait. Un plaidoyer pour un massacre, donc, rédigé dans une prose académique irréprochable et qui contenait tous les arguments médicaux nécessaires. Débarrassez-vous des handicapés. Ne laissez pas la population sami s'étendre ; il y a chez eux des gènes mongols. Les malades mentaux accueilleront la mort comme une libération, n'est-ce pas ? Les femmes aux mœurs dissolues, les bougnoules, les gitans et les juifs — tu vois le tableau. Dans les fantasmes de mon frère, Auschwitz aurait pu se trouver en Dalécarlie.
Après la guerre, Greger Vanger devint professeur et plus tard proviseur du lycée de Hedestad. Henrik pensait qu'il avait abandonné le nazisme depuis la guerre pour rester apolitique. Il mourut en 1974 et ce n'est que lorsque Henrik examina ses papiers qu'il apprit grâce aux lettres conservées que, dans les années 1950, son frère avait adhéré au Parti nordique national, le NRP, une secte sans importance politique mais totalement fêlée, dont il était resté membre jusqu'à sa mort.
Citation, Henrik Vanger, cassette 2, 04167 : « Trois de mes frères étaient donc politiquement déments. Jusqu'où allait leur maladie en d'autres circonstances ? »
Le seul des frères qui dans une certaine mesure trouvait grâce aux yeux de Henrik Vanger était Gustav à la santé fragile, mort des suites d'une maladie pulmonaire en 1955. Gustav ne s'intéressait pas à la politique et apparaissait surtout comme un esprit artistique détourné du monde, sans le moindre intérêt pour les affaires ni pour une activité au sein du groupe Vanger. Mikael demanda à Henrik Vanger:
— Il ne reste que toi et Harald aujourd'hui. Pourquoi est-il revenu vivre à Hedeby ?
— Il est revenu en 1979, peu avant ses soixante-dix ans. La maison lui appartient.
— Ça doit faire bizarre de vivre si près d'un frère qu'on déteste. Henrik Vanger regarda Mikael, surpris.
— Tu m'as mal compris. Je ne déteste pas mon frère. A la rigueur, j'ai de la pitié pour lui. C'est un parfait imbécile et c'est lui qui me hait.
— Il te hait ?
— Tout à fait. Je crois que c'est pour ça qu'il est revenu vivre ici. Pour pouvoir passer ses dernières années à me haïr de près.
— Pourquoi est-ce qu'il te hait ?
— Parce que je me suis marié.
— Je crois qu'il va falloir que tu m'expliques.
HENRIK VANGER AVAIT PERDU le contact avec ses frères aînés assez tôt. Il était le seul de la fratrie à révéler des talents pour les affaires — le dernier espoir de son père. Il ne s'intéressait pas à la politique et évitait Uppsala, au lieu de cela il avait choisi d'étudier l'économie à Stockholm. Depuis ses dix-huit ans, il avait passé toutes les vacances comme stagiaire dans l'un des nombreux bureaux du groupe Vanger ou aidé lors des conseils d'administration. Il apprenait tous les dédales de la société familiale.
Le 10 juin 1941 — au beau milieu de la guerre mondiale qui faisait rage —, Henrik fut envoyé en Allemagne pour une visite de six semaines aux bureaux commerciaux du groupe Vanger à Hambourg. Il n'avait alors que vingt et un ans, et l'agent allemand des entreprises Vanger, un vétéran âgé du nom de Hermann Lobach, lui servait de chaperon et de mentor.
— Je ne vais pas te fatiguer avec tous les détails, mais quand j'y suis allé, Hitler et Staline étaient toujours de bons amis, et le front est n'existait pas encore. Tout le monde croyait Hitler invincible. Il y avait un sentiment de... d'optimisme et de désespoir, je crois que ce sont les mots qui conviennent. Plus d'un demi-siècle après, il est toujours difficile de mettre des mots sur les atmosphères qui régnaient. Ne te méprends pas — je n'ai jamais été nazi et Hitler apparaissait à mes yeux comme un ridicule personnage d'opérette. Mais il était difficile de ne pas être contaminé par la foi en l'avenir qui régnait parmi les gens ordinaires à Hambourg. La guerre s'approchait tout doucement et plusieurs bombardements eurent lieu au cours de mon séjour à Hambourg, malgré cela les gens semblaient penser que c'était un moment d'irritation passager — la paix allait bientôt venir et Hitler allait instaurer sa Neuropa, la nouvelle Europe. Les gens voulaient croire que Hitler était Dieu. C'est ce que laissait entendre la propagande.
Henrik Vanger ouvrit l'un de ses nombreux albums de photos.
— Voici Hermann Lobach. Il a disparu en 1944, tué et enseveli probablement lors d'un bombardement. Nous n'avons jamais su quel fut son sort. Au cours de mon séjour à Hambourg, je suis devenu très proche de lui. J'avais une chambre dans son appartement somptueux dans les quartiers où résidaient les familles aisées. Nous nous voyions quotidiennement. Il était aussi peu nazi que moi, mais il était membre du parti nazi par commodité. La carte de membre ouvrait des portes et facilitait ses possibilités de faire des affaires pour le compte du groupe Vanger — et des affaires, c'est exactement ce que nous faisions. Nous construisions des wagons pour leurs trains — je me suis toujours demandé si des wagons sont partis à destination de la Pologne. Nous vendions du tissu pour leurs uniformes et des tubes cathodiques pour leurs postes de radio — mais officiellement nous ne savions pas à quoi servait la marchandise. Et Hermann Lobach savait s'y prendre pour mener à bon port un contrat, il était distrayant et jovial. Le nazi parfait. Petit à petit, je compris qu'il était aussi un homme qui essayait désespérément de cacher un secret.
Dans la nuit du 22 juin 1941, Hermann Lobach est venu frapper à la porte de ma chambre et m'a réveillé. Ma chambre jouxtait celle de sa femme et il m'a fait signe de ne pas faire de bruit, de m'habiller et de le suivre. Nous sommes descendus au rez-de-chaussée et nous sommes installés dans un petit fumoir. Manifestement, Lobach était resté éveillé toute la nuit. Il avait allumé la radio et j'ai compris que quelque chose de dramatique s'était passé. L'opération Barbarossa avait débuté. L'Allemagne avait attaqué l'Union soviétique pendant le week-end de la Saint-Jean.
Henrik Vanger fit un geste d'impuissance avec la main.
— Hermann Lobach a sorti deux verres et nous a versé des schnaps généreux. De toute évidence, il était secoué. Quand je lui ai demandé quelles pourraient être les conséquences, il m'a répondu avec lucidité que cela signifiait la fin pour l'Allemagne et pour le nazisme. Je ne l'ai cru qu'à moitié — Hitler semblait invincible — mais Lobach a trinqué avec moi à la défaite de l'Allemagne. Ensuite il s'est attelé aux choses pratiques.
Mikael hocha la tête pour indiquer qu'il suivait l'histoire.
— Premièrement, il n'avait aucune possibilité de contacter mon père pour des instructions, mais de son propre chef il avait décidé d'interrompre mon séjour en Allemagne et de me renvoyer chez moi dès que possible. Deuxièmement, il voulait me demander de lui rendre un service.
Henrik Vanger montra un portrait jauni et écorné d'une femme brune vue de trois quarts.
— Hermann Lobach était marié depuis quarante ans, mais en 1919 il avait rencontré une femme qui avait la moitié de son âge et qui était d'une beauté ravageuse. Il est tombé fou amoureux d'elle. Elle n'était qu'une pauvre et modeste couturière. Lobach lui a fait la cour et, comme tant d'autres hommes fortunés, il avait les moyens de l'installer dans un appartement à une distance commode de son bureau. Elle est devenue sa maîtresse. En 1921, elle a mis au monde une fille, qui fut appelée Edith.
— Homme riche d'un certain âge, jeune femme pauvre et un enfant de l'amour — ça n'a pas dû causer un grand scandale, même dans les années 1940, commenta Mikael.
— C'est vrai. S'il n'y avait pas eu un problème. La femme était juive et Lobach était par conséquent père d'une fille juive au beau milieu de l'Allemagne nazie. Concrètement, il était un traître à sa race.
— Ah — ça change tout. Que s'est-il passé ?
— La mère d'Edith a été arrêtée en 1939. Elle a disparu et on se doute de ce qui lui est arrivé. Tout le monde savait qu'elle avait une fille qui n'avait pas encore été inscrite sur les listes de transport, et cette jeune fille était donc recherchée par la section de la Gestapo affectée à la traque des Juifs en fuite. En été 1941, la semaine même où je suis arrivé à Hambourg, ils avaient fait le lien entre la mère d'Edith et Hermann Lobach et il avait été convoqué pour interrogatoire. Il avait reconnu la liaison et la paternité, mais avait déclaré qu'il n'avait pas la moindre idée de l'endroit où sa fille se trouvait et qu'il n'avait pas eu de contact avec elle depuis dix ans.
— Et où se trouvait-elle ?
— Je l'avais croisée tous les jours au domicile de Lobach. Une fille de vingt ans mignonne et calme qui faisait le ménage dans ma chambre et aidait à servir au dîner. En 1937, les persécutions des Juifs duraient depuis plusieurs années et la mère d'Edith avait supplié Hermann de l'aider. Et il l'avait aidée — Lobach aimait sa fille illégitime autant que ses enfants légitimes. Il l'avait cachée à l'endroit le plus invraisemblable — devant le nez de tout le monde. Il s'était procuré de faux papiers et l'avait engagée comme bonne.
— Sa femme savait qui elle était ?
— Non, elle ignorait tout de l'arrangement.
— Et ensuite, que s'est-il passé ?
— Cela avait fonctionné pendant quatre ans, mais Lobach sentait que le piège se resserrait. D'ici peu, la Gestapo viendrait frapper à sa porte. Voilà tout ce qu'il m'a raconté cette nuit-là, à quelques semaines de mon départ pour la Suède. Puis il a fait venir sa fille et nous a présentés. Elle était très timide et n'a même pas osé croiser mon regard. Lobach m'a supplié de sauver sa vie.
— Comment ?
— Il avait tout arrangé. Selon ses plans, je devais rester encore trois semaines et ensuite prendre le train de nuit pour Copenhague puis le ferry pour traverser le Sund — un voyage assez anodin même en temps de guerre. Deux jours après notre conversation, un cargo dont le groupe Vanger était le propriétaire devait cependant quitter Hambourg à destination de la Suède. Lobach voulait me renvoyer avec le cargo, pour que je quitte l'Allemagne sans tarder. Tout changement dans des projets de voyage devait être approuvé par les services de sécurité ; des tracas bureaucratiques mais pas un problème insurmontable. Lobach tenait à me faire monter à bord du navire.
— Avec Edith, je suppose.
— Edith a embarqué illégalement, cachée dans une des trois cents caisses contenant des pièces pour machines. Ma tâche était de la protéger si elle était découverte avant que nous ayons quitté les eaux territoriales de l'Allemagne et d'empêcher le capitaine de faire une bêtise. Sinon, je devais attendre jusqu'à ce que nous soyons à bonne distance de l'Allemagne avant de la laisser sortir.
— Bon.
— Ça paraissait simple, mais ce fut un voyage cauchemardesque. Le capitaine s'appelait Oskar Granath, et il était loin d'être ravi d'avoir soudain la responsabilité de l'héritier arrogant de son employeur. Nous avons quitté Hambourg vers 9 heures un soir d'été. Nous étions en train de quitter le port lorsque les sirènes d'alerte aérienne se sont mises à hurler. Un raid anglais — le pire que j'aie vécu, et le port était évidemment un objectif prioritaire. Je n'exagère pas en disant que j'ai failli pisser dans mon froc quand des bombes ont commencé à éclater tout près. Mais, d'une façon ou d'une autre, nous nous en sommes sortis et, après une panne de moteur et une horrible nuit de tempête dans des eaux truffées de mines, nous sommes arrivés en Suède, à Karlskrona, le lendemain après-midi. Maintenant tu vas me demander ce qui est arrivé à la fille.
— Je crois le savoir déjà.
— Mon père est devenu fou furieux, bien entendu. Mon acte insensé faisait courir des risques énormes. Et la fille pouvait être extradée à n'importe quel moment — songe qu'on était en 1941. Mais à ce stade, j'étais aussi fou amoureux d'elle que Lobach l'avait été de sa mère. Je l'ai demandée en mariage et j'ai posé un ultimatum à mon père — soit il acceptait le mariage, soit il se trouvait un autre jeune espoir pour l'entreprise familiale. Il a cédé.
— Mais elle est morte ?
— Oui, elle est morte bien trop jeune. En 1958. Nous avons vécu un peu plus de seize années ensemble. Elle avait un problème cardiaque, de naissance. Et je me suis révélé stérile — nous n'avons jamais eu d'enfants. Et c'est pour cela que mon frère me hait.
— Parce que tu t'es marié avec elle.
— Parce que je me suis marié — ce sont ses termes — avec une sale pute de Juive. Pour lui, je trahissais la race, le peuple, la morale et tout ce qu'il défendait.
— Mais il est complètement fou.
— Je ne l'aurais pas mieux dit moi-même.
A EN CROIRE HEDESTADS-KURIREN, le premier mois de Mikael en exil fut le plus froid de mémoire d'homme, ou au moins (Henrik Vanger lui fournit ce renseignement) depuis l'hiver de guerre 1942. Il était enclin à croire cette information. En une semaine à Hedeby, il avait tout appris sur les caleçons longs, les chaussettes en laine et les doubles tee-shirts.
Il vécut quelques jours et nuits terribles mi-janvier quand le froid descendit jusqu'aux inconcevables moins trente-sept degrés. Il n'avait jamais rien vécu de semblable, même pas au cours de l'année passée à Kiruna pendant son service militaire. Un matin, la conduite d'eau avait gelé. Gunnar Nilsson lui procura deux gros bidons en plastique pour qu'il puisse cuisiner et se laver, mais le froid était paralysant. Des roses de glace s'étaient formées sur les carreaux des fenêtres, côté intérieur, et il avait beau pousser à fond le poêle à bois, il se sentait continuellement gelé. Il passait un long moment tous les jours à fendre du bois dans la remise derrière la maison.
Par moments, il avait envie de pleurer et envisageait de prendre un taxi jusqu'à la ville et de sauter dans le premier train en partance pour le Sud. Au lieu de cela, il enfilait un pull de plus et s'enroulait dans une couverture, assis à la table de cuisine avec son café et de vieux rapports de police.
Ensuite la tendance s'inversa et la température monta jusqu'aux agréables moins dix degrés.
MIKAEL AVAIT COMMENCÉ à connaître des gens à Hedeby. Martin Vanger tint sa promesse et lui offrit un dîner préparé par ses soins — rôti d'élan arrosé d'un vin rouge italien. Ce chef d'entreprise n'était pas marié mais il fréquentait une certaine Eva Hassel, qui leur tint compagnie. Eva Hassel était une femme chaleureuse et distrayante, que Mikael trouva extrêmement attirante. Elle était dentiste et habitait à Hedestad, mais elle passait ses week-ends chez Martin Vanger. Mikael finit par apprendre qu'ils se connaissaient depuis de nombreuses années mais qu'ils avaient commencé à se fréquenter seulement à l'age mûr et qu'ils n'avaient pas estimé nécessaire de se marier.
— Il se trouve qu'elle est mon dentiste, dit Martin Vanger en riant.
— Et me voir mêlée à cette famille de cinglés n'est pas mon truc, dit Eva Hassel en tapotant affectueusement le genou de Martin Vanger.
La villa de Martin Vanger était un rêve de célibataire dessiné par un architecte, avec des meubles en noir, blanc et chrome. Des pièces de design coûteuses qui auraient fasciné Christer Malm, le graphiste de Millenium. La cuisine était équipée pour un cuisinier professionnel. Dans le salon trônait une chaîne stéréo avec le fin du fin côté platine vinyles et une excellente collection de jazz, de Tommy Dorsey à John Coltrane. Martin Vanger avait de l'argent et son foyer était somptueux et fonctionnel, bien que relativement impersonnel. Mikael nota que les tableaux sur les murs étaient de simples reproductions et posters qu'on trouvait chez Ikea — jolis mais pas de quoi pavoiser. Les étagères, au moins dans la partie de la maison que Mikael pouvait voir, étaient soigneusement remplies de L'Encyclopédie nationale et de quelques livres souvenirs du genre que les gens offrent en cadeau de Noël faute d'une meilleure idée. En résumé, Mikael n'arrivait à distinguer que deux passions dans la vie de Martin Vanger : la musique et la cuisine. La première se manifestait dans trois mille albums trente-trois tours, à vue de nez. La deuxième pouvait se lire dans l'embonpoint de Martin Vanger.
En tant que personne, Martin Vanger était un étrange mélange de stupidité, de causticité et d'amabilité. Il ne fallait pas être très doué en analyse pour arriver à la conclusion que le chef d'entreprise était un homme qui avait des problèmes. Tandis qu'ils écoutaient Night in Tunisia, la conversation s'orienta sur le groupe Vanger, et Martin Vanger n'essaya pas de cacher qu'il se battait pour la survie du groupe. Ce choix de sujet rendit Mikael perplexe ; Martin Vanger n'ignorait pas qu'il avait pour invité un journaliste économique qu'il connaissait très peu, et pourtant il discutait les problèmes internes de sa société avec tant de franchise que cela paraissait imprudent. Apparemment, il considérait Mikael comme faisant partie de la famille, puisqu'il travaillait pour Henrik Vanger, et à l'instar de l'ancien PDG il estimait que la famille ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même pour la situation dans laquelle se trouvait l'entreprise. En revanche, il n'avait pas l'amertume et le mépris intransigeant du vieil homme pour la famille. Martin Vanger semblait plutôt amusé par la folie incurable de celle-ci. Eva Hassel hocha la tête mais ne fit pas de commentaires. Ils avaient manifestement débattu de cette question auparavant.
Martin Vanger savait donc que Mikael avait été engagé pour écrire une chronique familiale et il demanda comment le travail avançait. Mikael répondit en souriant qu'il avait du mal à s'y retrouver dans les membres de la famille, puis il demanda à Martin Vanger à pouvoir revenir pour l'interviewer à un moment qui conviendrait. A plusieurs reprises, il envisagea d'orienter la conversation sur l'obsession du vieil homme pour la disparition de Harriet Vanger. Il se disait que Henrik Vanger avait dû tanner le frère de Harriet à plus d'une reprise avec ses théories. Martin savait sans doute aussi que si Mikael devait écrire une chronique familiale, il ne pourrait pas éviter de remarquer qu'un membre de la famille avait disparu sans laisser de traces. Mais Martin ne fit absolument pas mine de vouloir entamer ce sujet et Mikael décida d'attendre. En temps voulu, ils auraient des raisons de discuter de Harriet.
Après plusieurs tournées de vodka, ils terminèrent la soirée vers 2 heures du matin. Mikael était passablement ivre quand il tituba sur les trois cents mètres pour rentrer chez lui. Globalement, ç'avait été une soirée agréable.
UN APRÈS-MIDI, la deuxième semaine de Mikael à Hedeby, on frappa à la porte de sa maison. Mikael posa le classeur de l'enquête de police qu'il venait de sortir — le sixième et tira la porte de la pièce de travail derrière lui avant d'aller ouvrir à une femme blonde d'une cinquantaine d'années habillée pour le pôle Nord.
— Bonjour. Je viens juste faire connaissance. Je m'appelle Cécilia Vanger.
Ils se serrèrent la main et Mikael sortit des tasses pour le café. Cécilia Vanger, fille du nazi Harald Vanger, avait l'air d'une femme ouverte et charmante sous bien des aspects. Mikael se souvint que Henrik Vanger avait parlé d'elle avec estime et qu'il avait mentionné qu'elle ne voyait pas son père, mais qu'elle habitait juste à côté de chez lui. Ils bavardèrent un moment avant qu'elle en vienne à la raison de sa venue.
— J'ai compris que vous alliez écrire un livre sur la famille. Je ne suis pas sûre que ce soit une idée qui me plaise, dit-elle. J'avais envie de voir à quoi vous ressemblez.
— Eh bien, Henrik Vanger m'a engagé. C'est son sujet, pour ainsi dire.
— Et le bon Henrik n'est pas entièrement objectif quand il s'agit de donner son point de vue sur la famille.
Mikael la regarda, ne sachant trop où elle voulait exactement en venir.
— Vous vous opposez à un livre sur votre famille ?
— Je n'ai pas dit ça. Et mon avis n'a sans doute pas d'importance. Mais je pense que vous avez peut-être déjà compris qu'il n'a pas toujours été très facile d'être une Vanger.
Mikael n'avait aucune idée de ce que Henrik avait dit et dans quelle mesure Cécilia connaissait sa mission. Il écarta les mains en un geste d'excuse :
— J'ai été contacté par Henrik Vanger pour écrire une chronique familiale. Henrik a des opinions hautes en couleur sur plusieurs des membres, mais je pense que je vais m'en tenir aux faits avérés.
Cécilia Vanger sourit, mais sans chaleur.
— Ce que je voudrais savoir, c'est si je dois choisir l'exil et émigrer quand le livre sortira.
— Je ne crois pas, répondit Mikael. Les gens sont capables de voir la différence entre une personne et une autre.
— Comme mon père, par exemple.
— Votre père le nazi ? demanda Mikael. Cécilia Vanger leva les yeux au ciel.
— Mon père est fou. Je ne le vois qu'une ou deux fois par an, bien que nos maisons se touchent.
— Pourquoi vous ne voulez pas le voir ?
— Attendez avant de vous précipiter avec un tas de questions — est-ce que vous avez l'intention de citer ce que je dis ? Ou est-ce que je peux mener une conversation normale avec vous sans avoir à craindre d'être présentée comme une imbécile ?
Mikael hésita une seconde, pas très sûr de la formulation qu'il devait employer.
— J'ai pour mission d'écrire un livre qui commence lorsque Alexandre Vangeersad débarque avec Bernadotte et qui se termine aujourd'hui. Il suivra l'empire industriel au long de nombreuses décennies, mais parlera évidemment aussi de la raison pour laquelle l'empire s'écroule et des divergences qui existent au sein de la famille. Dans ce genre de récit, il est impossible d'éviter que de la boue ne remonte à la surface. Mais cela ne signifie pas que je vais faire un portrait abominable de vous ni donner une image infâme de la famille. J'ai par exemple rencontré Martin Vanger, que je considère comme un homme sympathique et que je m'apprête à décrire comme tel.
Cécilia Vanger ne répondit pas.
— Ce que je sais de vous, c'est que vous êtes professeur...
— Pire que ça même, je suis proviseur au lycée de Hedestad.
— Pardon. Je sais que Henrik Vanger vous aime bien, que vous êtes mariée mais séparée... et ça doit être à peu près tout. Bien sûr que vous pouvez parler avec moi sans avoir à craindre d'être citée ou livrée en pâture. Par contre, je vais sûrement venir frapper chez vous un jour et demander à vous parler d'un événement précis parce que j'aurai besoin de votre version. Mais je vous dirai clairement quand je poserai une question de ce genre.
— Donc je peux vous parler...off the record, comme vous dites.
— Bien sûr.
— Et ceci est off the record ?
— Vous êtes une voisine qui est passée dire bonjour et boire une tasse de café, rien de plus.
— Parfait. Est-ce que je peux vous demander quelque chose ?
— Je vous en prie.
— Dans quelle mesure ce livre parlera-t-il de Harriet Vanger ?
Mikael se mordit la lèvre inférieure et hésita. Il essaya de rester léger.
— Très franchement, je n'en sais rien. C'est vrai qu'il y aura peut-être un chapitre — c'est effectivement un événement dramatique, on ne peut pas le nier, et qui a influencé au moins Henrik Vanger.
— Mais vous n'êtes pas ici pour enquêter sur sa disparition ?
— Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
— Eh bien, le fait que Gunnar Nilsson a traîné ici quatre gros cartons. Cela devrait correspondre au recueil des recherches personnelles de Henrik au fil des ans. Et quand j'ai jeté un œil dans l'ancienne chambre de Harriet où Henrik conserve d'ordinaire sa collection, elle n'y était plus.
Cécilia Vanger n'était pas bête.
— Je préférerais que vous discutiez de ça avec Henrik et pas avec moi, répondit Mikael. Mais sinon, bien sûr, Henrik m'a pas mal parlé de la disparition de Harriet et je trouve intéressant de lire les documents là-dessus.
Une nouvelle fois, Cécilia Vanger arbora un sourire triste.
— Parfois je me demande qui est le plus fou — mon père ou mon oncle. J'ai dû discuter la disparition de Harriet avec lui des milliers de fois.
— Que pensez-vous qu'il lui soit arrivé ?
— Est-ce que la question fait partie de l'interview ?
— Non, fit Mikael en riant. Je pose la question par curiosité.
— Ce que j'aimerais savoir, c'est si vous aussi vous êtes fêlé. Si vous avez adhéré au raisonnement de Henrik ou si c'est vous qui poussez Henrik.
— Vous voulez dire que Henrik est fêlé ?
— Ne me comprenez pas de travers. Henrik est l'un des hommes les plus chaleureux et les plus attentionnés que je connaisse. Je l'aime énormément. Mais sur ce sujet il est obsédé.
— Son obsession, cela dit, semble fondée. Harriet a réellement disparu.
— C'est simplement que j'en ai marre de toute cette foutue histoire. Elle a empoisonné nos vies pendant tant d'années et elle ne s'arrête jamais.
Elle se leva soudain et enfila son manteau de fourrure.
— Je dois y aller. Vous m'avez l'air sympa. C'est ce que dit Martin aussi, mais son jugement n'est pas toujours le meilleur. Passez boire un café quand vous voudrez. Je suis presque toujours chez moi le soir.
— Merci, dit Mikael. Quand elle se dirigea vers la porte d'entrée, il lança derrière elle : Vous n'avez pas répondu à la question qui n'était pas une question d'interview.
Elle s'arrêta devant la porte et répondit sans le regarder.
— Je n'ai aucune idée de ce qui est arrivé à Harriet. Mais je crois que c'était un accident qui a une explication tellement simple et banale que nous serions surpris si un jour nous apprenions la réponse.
Elle se retourna et lui sourit — pour la première fois avec chaleur. Puis elle fit un signe de la main et s'en alla. Mikael resta immobile à la table, pensif. Cécilia Vanger était l'une des personnes inscrites en gras sur sa liste de membres de la famille présents sur l'île quand Harriet Vanger avait disparu.
SI LA CONNAISSANCE DE CÉCILIA VANGER avait été relativement agréable à faire, ce ne fut pas le cas pour Isabella Vanger. Agée de soixante-quinze ans, la mère de Harriet Vanger était une femme très élégante, une sorte de Lauren Bacall âgée. Mince, vêtue d'un manteau d'astrakan noir et d'un bonnet assorti, elle s'appuyait sur une canne noire lorsque Mikael tomba sur elle un matin en se rendant au café Susanne. Il pensa à un vampire sur le retour : d'une beauté picturale mais venimeuse comme un serpent. Isabella Vanger rentrait manifestement chez elle après une promenade ; elle le héla depuis la croisée des chemins.
— Vous là, jeune homme ! Venez par ici.
On pouvait difficilement se méprendre sur le ton de commandement. Mikael regarda autour de lui et tira la conclusion que c'était lui qu'elle appelait. Il s'approcha.
— Je suis Isabella Vanger, annonça la femme.
— Bonjour, je m'appelle Mikael Blomkvist. Il tendit une main qu'elle ignora superbement.
— C'est vous, le type qui fouille dans nos histoires de famille ?
— Disons que je suis le type que Henrik Vanger a contacté pour l'aider dans son historique de la famille Vanger.
— Ce ne sont pas vos affaires.
— Où est le problème ? Que Henrik Vanger m'ait contacté ou bien que j'aie accepté ? Dans le premier cas, je pense que cela regarde Henrik, dans le deuxième, c'est mon problème.
— Vous savez très bien ce que je veux dire. Je n'aime pas que des gens fouinent dans ma vie.
— Hé là, je ne vais pas fouiner dans votre vie. Pour le reste, il faudra que vous en discutiez avec Henrik.
Isabella Vanger leva soudain sa canne et frappa la poitrine de Mikael avec le pommeau. Un coup sans aucune violence, mais la surprise le fit reculer d'un pas.
— Tenez-vous à bonne distance de moi.
Isabella Vanger tourna les talons et poursuivit vers chez elle. Mikael resta cloué sur place, le visage figé comme s'il venait de rencontrer un personnage de BD en chair et en os. Tournant les yeux, il vit Henrik Vanger à la fenêtre de son cabinet de travail. Il tenait une tasse de café à la main qu'il leva avec ironie. Mikael écarta les mains en un geste d'impuissance, secoua la tête et reprit son chemin en direction du café Susanne.
LE SEUL VOYAGE QUE MIKAEL entreprit au cours du premier mois fut une excursion d'une journée au bord du lac Siljan. Il emprunta la Mercedes de Dirch Frode et roula dans un paysage enneigé pour aller passer un après-midi en compagnie du commissaire Gustaf Morell. Mikael avait essayé de se faire une idée de Morell en se basant sur l'impression émanant de l'enquête de police ; il trouva un vieillard diminué qui se déplaçait lentement et parlait encore plus lentement.
Sur un bloc-notes, Mikael avait griffonné une dizaine de questions, partant surtout d'idées qui lui étaient venues à l'esprit en lisant l'enquête. Morell fournit une réponse pédagogique à chaque question. Pour finir, Mikael rangea son bloc-notes et expliqua au commissaire en retraite que ces questions n'étaient qu'un prétexte pour venir le voir. Ce qu'il voulait en réalité, c'était bavarder avec lui et pouvoir poser la seule question d'importance : y avait-il quelque chose dans l'enquête qu'il n'avait pas couché sur papier — une réflexion ou une intuition qu'il pourrait lui communiquer ?
Morell, tout comme Henrik Vanger, ayant passé trente-six ans à réfléchir au mystère de la disparition de Harriet, Mikael s'était attendu à rencontrer une certaine réticence à l'égard du nouveau qui venait fouiner dans les fourrés où Morell s'était égaré. Morell, pourtant, n'affichait pas l'ombre d'une hostilité. Il bourra soigneusement sa pipe et craqua une allumette avant de répondre.
— Oh, bien sûr que j'ai des idées. Mais elles sont tellement vagues et fuyantes que je n'arrive pas très bien à les formuler.
— Qu'est-ce qui est arrivé à Harriet, selon vous ?
— Je crois qu'elle a été assassinée. Là-dessus, je suis d'accord avec Henrik. C'est la seule explication plausible. Mais nous n'avons jamais compris le motif. Je crois qu'elle a été tuée pour une raison précise — ce n'est l'œuvre ni d'un fou ni d'un violeur ou quelque chose comme ça. Si nous connaissions le motif, nous saurions qui l'a tuée.
Morell réfléchit un instant.
— Le meurtre a pu être commis à l'improviste. Je veux dire par là que quelqu'un a saisi l'occasion quand une possibilité s'est offerte dans le chaos occasionné par l'accident. L'assassin a caché le corps et l'a transporté plus tard, tandis que se déroulait la battue pour la retrouver.
— Dans ce cas, nous parlons de quelqu'un qui agit de sang-froid.
— Il y a un détail. Harriet est venue dans le cabinet de Henrik et a demandé à lui parler. Cela me semble un drôle de comportement — elle le savait débordé par tous les membres de la famille qui grouillaient de partout. Je crois que Harriet constituait une menace pour quelqu'un, qu'elle voulait raconter quelque chose à Henrik et que l'assassin a compris qu'elle allait... disons moucharder.
— Henrik était occupé avec quelques membres de la famille...
— Il y avait quatre personnes dans la pièce, en dehors de Henrik. Son frère Greger, le fils d'une cousine, un certain Magnus Sjögren, et il y avait les deux enfants de Harald Vanger, Birger et Cécilia. Mais cela ne signifie rien de spécial. Supposons que Harriet avait découvert que quelqu'un détournait de l'argent de l'entreprise — juste une hypothèse. Elle a pu garder cette info pendant des mois, voire en discuter plusieurs fois avec le quelqu'un en question. Elle a pu essayer de le faire chanter, ou elle a pu avoir pitié de lui sans savoir si elle devait le dénoncer ou pas. Elle a pu se décider brusquement et en informer l'assassin, qui, affolé, l'a supprimée.
— Vous parlez d'un « il ».
— D'un point de vue statistique, la plupart des assassins sont des hommes. Mais il est vrai que la famille Vanger comporte quelques bonnes femmes qui sont de véritables harpies.
— J'ai rencontré Isabella.
— Elle en fait partie. Mais il y en a d'autres. Cécilia Vanger peut être assez cassante. Avez-vous rencontré Sara Sjögren ? Mikael secoua la tête. C'est la fille de Sofia Vanger, l'une des cousines de Henrik. Une femme vraiment désagréable et dépourvue de scrupules, croyez-moi. Mais elle habitait à Malmö et pour autant que j'ai pu trouver, elle n'avait aucune raison d'éliminer Harriet.
— Hm hm.
— Le seul problème, c'est que nous avons beau tourner et retourner l'histoire, nous ne comprenons jamais le motif. Tout est là. Découvrons le motif et nous saurons ce qui s'est passé et qui est le responsable.
— Vous avez travaillé à fond sur ce cas. Y a-t-il une piste que vous n'ayez pas suivie ? Gustaf Morell gloussa.
— Eh non, Mikael. J'ai consacré un temps fou à l'affaire et je ne vois pas le moindre détail que je n'aie pas remonté aussi loin que possible. Même après que j'ai eu de l'avancement et que j'ai quitté Hedestad.
— Quitté ?
— Oui, je ne suis pas originaire de Hedestad. J'y étais stationné entre 1963 et 1968. Ensuite j'ai été nommé commissaire et j'ai rejoint la police de Gävle pour le restant de ma carrière. Mais même en poste à Gävle, j'ai continué à travailler sur la disparition de Harriet.
— Henrik Vanger ne vous a pas lâché, j'imagine.
— Oui, bien sûr, mais ce n'était pas pour ça. L'énigme Harriet me fascine encore aujourd'hui. Je veux dire... comprenez que tout flic a son propre mystère non résolu. Je me souviens que quand j'étais à Hedestad, mes collègues plus âgés parlaient du cas Rebecka en prenant le café. Il y avait en particulier un policier qui s'appelait Torstensson — il est mort depuis de nombreuses années — qui revenait année après année sur ce cas. Durant son temps libre et ses vacances. Quand c'était le calme plat côté voyous locaux, il sortait souvent les classeurs et se mettait à réfléchir.
— Là aussi, il s'agissait d'une fille disparue ?
Le commissaire Morell eut l'air surpris une seconde. Puis il sourit quand il comprit que Mikael cherchait une sorte de lien.
— Non, je ne l'ai pas mentionné pour cette raison. Je parle de l'âme d'un policier. Le cas Rebecka date de bien avant la naissance même de Harriet Vanger, et il est prescrit depuis longtemps. Dans les années 1940, une femme de Hedestad a été attaquée, violée et assassinée. Ça n'a rien d'inhabituel. Au cours de leur carrière, tous les policiers ont au moins une fois à élucider ce type d'événement, mais ce que je veux dire, c'est qu'il y a des cas qui s'incrustent et se glissent sous la peau des investigateurs. Cette fille a été tuée d'une façon particulièrement brutale. L'assassin l'avait ligotée et il lui a enfoncé la tête dans les braises d'une cheminée. Je ne sais pas combien de temps il a fallu à cette pauvre fille pour mourir, ni quelles douleurs elle a pu endurer.
— Quelle horreur !
— Exactement. L'horreur totale. Le pauvre Torstensson était le premier investigateur sur place quand on l'avait trouvée, et le meurtre n'a jamais été élucidé, bien qu'ils aient fait venir en renfort des experts de Stockholm. Il n'a jamais réussi à lâcher le cas.
— Je le comprends.
— Mon cas Rebecka est donc Harriet. Nous ne savons pas comment elle est morte. Techniquement, nous ne pouvons même pas prouver qu'il y a eu meurtre. Mais je n'ai jamais réussi à lâcher.
Il réfléchit un moment.
— Enquêteur criminel, ça peut être le métier le plus solitaire du monde. Les amis de la victime sont révoltés et désespérés, mais tôt ou tard — au bout de quelques semaines ou mois — la vie quotidienne reprend le dessus. Pour les plus proches, ça met plus longtemps, mais eux aussi finissent par surmonter le chagrin et le désespoir. La vie continue. Pourtant les meurtres non résolus vous rongent. En fin de compte, il ne reste qu'une seule personne qui pense à la victime et essaie de lui rendre justice — le flic qui est resté avec l'enquête sur les bras.
TROIS AUTRES PERSONNES de la famille Vanger avaient leur domicile sur l'île. Alexander Vanger, né en 1946 et fils de Greger, habitait une maison en bois rénovée, construite au début du XXe siècle. Henrik apprit à Mikael qu'Alexander Vanger se trouvait à l'heure actuelle aux Antilles, où il se consacrait à ses occupations favorites — faire de la voile et passer le temps à musarder. Henrik démolit son neveu avec une telle vigueur que Mikael en tira la conclusion qu'Alexander Vanger avait été l'objet de controverses. Il se contenta de constater qu'Alexander avait vingt ans quand Harriet Vanger avait disparu, et qu'il faisait partie de ceux qui s'étaient trouvés sur place.
Avec Alexander habitait sa mère Gerda, quatre-vingts ans et veuve de Greger Vanger. Mikael ne l'apercevait jamais ; elle était de santé fragile et restait alitée la plupart du temps.
La troisième personne était évidemment Harald Vanger. Au cours du premier mois, Mikael n'avait même pas réussi à apercevoir l'ombre du vieux biologiste des races. La maison de Harald Vanger, le voisin le plus proche de Mikael, avait un air lugubre avec ses fenêtres occultées de lourds rideaux. A plusieurs reprises, Mikael avait eu l'impression de deviner un léger mouvement de ces rideaux, et une fois, tard dans la nuit alors qu'il s'apprêtait à se coucher, il avait soudain vu une lumière dans une chambre à l'étage. Les rideaux étaient mal tirés. Pendant plus de vingt minutes, il était resté fasciné, dans le noir de la cuisine, à regarder la lumière avant de tout laisser tomber et d'aller se coucher en grelottant. Au matin, le rideau avait repris sa place.
Harald Vanger semblait être un esprit invisible mais perpétuellement présent, marquant la vie du hameau par son absence. Dans l'imagination de Mikael, Harald Vanger prenait de plus en plus la forme d'un Gollum malveillant espionnant son entourage de derrière les rideaux et s'adonnant à des activités mystérieuses dans son trou fermé à double tour.
Une fois par jour, Harald Vanger recevait la visite d'une aide à domicile, une femme âgée venant de l'autre côté du pont, qui pataugeait dans les congères avec des cabas chargés de nourriture jusqu'à sa porte, puisqu'il refusait de faire déblayer l'accès. Gunnar Nilsson, « l'homme à tout faire », secoua la tête quand Mikael lui posa la question. Il expliqua qu'il s'était proposé de déblayer, mais que manifestement Harald Vanger refusait que quiconque pose un pied sur son terrain. Une seule fois, le premier hiver après le retour de Harald Vanger sur l'île, Gunnar Nilsson était machinalement arrivé avec le tracteur pour déblayer la neige de l'accès, comme il le faisait devant toutes les maisons. Une initiative qui lui avait valu de voir débouler un Harald Vanger vociférant et l'obligeant à s'en aller.
Gunnar Nilsson, par ailleurs, regrettait de ne pas pouvoir déblayer la cour de Mikael, mais la grille était trop étroite pour laisser passer le tracteur. Restait donc à utiliser l'huile de coude et une pelle à neige.
AU MILIEU DU MOIS DE JANVIER, Mikael Blomkvist donna pour mission à son avocat d'essayer de savoir quand il était censé purger ses trois mois de prison. Il tenait à se débarrasser de la corvée au plus vite. Aller en prison se révéla être plus facile que ce qu'il avait imaginé. Au bout d'une semaine de palabres, il fut décidé que Mikael se présenterait le 17 mars à la centrale de Rullåker près d'Östersund, un établissement pénitentiaire souple pour les condamnations légères. L'avocat de Mikael l'informa en outre que la peine serait très vraisemblablement écourtée.
— Tant mieux, fit Mikael sans grand enthousiasme.
Il était assis à la table de la cuisine et caressait le chat tigré roux, qui avait pris l'habitude de surgir à intervalles réguliers pour passer la nuit chez lui. Helen Nilsson, de l'autre côté de la route, lui avait appris que le chat s'appelait Tjorven, qu'il n'appartenait à personne en particulier, mais qu'il faisait la tournée des maisons.
MIKAEL RENCONTRAIT son commanditaire pratiquement tous les après-midi. Parfois pour un bref entretien, parfois pour des heures à discuter la disparition de Harriet Vanger et toutes sortes de détails dans l'investigation privée de Henrik Vanger.
Régulièrement, Mikael formulait une théorie que Henrik s'appliquait à torpiller. Mikael essayait de garder une distance vis-à-vis de sa mission, mais en même temps il sentait qu'il y avait des moments où il était lui-même terriblement fasciné par l'énigme que constituait la disparition de Harriet.
Mikael avait promis à Erika qu'il allait aussi élaborer une stratégie leur permettant de reprendre la lutte contre Hans-Erik Wennerström, mais en un mois à Hedestad, il n'avait même pas ouvert les vieux dossiers dont le contenu l'avait mené au tribunal. Au contraire — il repoussait en bloc le problème. Chaque fois qu'il commençait à réfléchir à Wennerström et à sa propre situation, il tombait dans un découragement et une faiblesse insondables. Dans ses moments de lucidité, il se demandait s'il n'était pas en train de devenir aussi fêlé que le vieux Vanger. Sa carrière professionnelle s'était écroulée comme un château de cartes et sa réaction avait été de se terrer dans un petit village à la campagne pour chasser des fantômes. Sans compter qu'Erika lui manquait.
Henrik Vanger regardait son collègue d'investigation avec une inquiétude discrète. Il devinait que Mikael Blomkvist ne se trouvait pas toujours dans un équilibre parfait. Vers la fin janvier, le vieil homme prit une décision qui le surprit lui-même. Il souleva le combiné du téléphone et appela Stockholm. La conversation dura vingt minutes et tourna principalement autour de Mikael Blomkvist.
PRÈS D'UN MOIS AVAIT ÉTÉ NÉCESSAIRE pour que la colère d'Erika se calme. A 21 h 30 un des derniers soirs de janvier, elle appela.
— Tu as donc vraiment l'intention de rester là-bas, dit-elle pour commencer. L'appel le prit tellement de court que Mikael ne sut tout d'abord pas quoi répondre. Puis il sourit, et serra la couverture autour de lui.
— Salut Ricky. Tu devrais venir y goûter, toi aussi.
— Pourquoi ? Ça présente un attrait particulier d'habiter à Pétaouchnok ?
— Je viens juste de me laver les dents avec de l'eau glacée. Ça fait chanter les plombages.
— Tu n'as qu'à t'en prendre à toi-même. Mais je t'avoue qu'il fait aussi un froid de canard ici à Stockholm.
— Raconte.
— Nous avons perdu deux tiers de nos annonceurs fixes. Personne n'a envie de le dire clairement, mais...
— Je sais. Dresse une liste de ceux qui se désistent. Un jour nous les présenterons dans un reportage de circonstance.
— Micke... j'ai fait des calculs et si nous n'avons pas de nouveaux annonceurs, nous coulerons à l'automne. C'est aussi simple que ça.
— Le vent va tourner.
Elle eut un rire fatigué à l'autre bout de la ligne.
— Tu ne peux pas te contenter de rester là-haut dans l'enfer lapon et d'affirmer des trucs pareils.
— N'exagère pas, le village sami le plus proche est au moins encore à plus de cinq cents kilomètres d'ici. Erika se tut un moment, puis reprit :
— Je sais. Quand un homme a une mission, il faut qu'il la remplisse, et à vos ordres, mon colonel. Je ne te demande pas de te justifier. Pardon d'avoir été vache et de ne pas avoir répondu à tes coups de fil. Est-ce qu'on peut reprendre au début ? Est-ce que j'ose venir te rendre visite ?
— Quand tu veux.
— Il faut que j'emporte un fusil avec des balles à loups ?
— Pas du tout. Nous engagerons quelques Lapons avec des traîneaux à chiens. Tu viens quand ?
— Vendredi soir. OK ?
La vie parut d'un coup infiniment plus gaie à Mikael.
A PART LE MINCE SENTIER DÉBLAYÉ jusqu'à la porte, le terrain était couvert de près d'un mètre de neige. Mikael fixa la pelle d'un œil critique pendant une minute, puis il alla demander aux Nilsson si Erika pouvait garer sa BMW chez eux pendant sa visite. Ça ne posait aucun problème. Il y avait plein de place dans leur garage et ils lui proposèrent même un chauffe-moteur.
Erika fit le trajet dans l'après-midi et arriva vers 18 heures. Ils se regardèrent chacun sur la réserve pendant quelques secondes et se serrèrent l'un contre l'autre pendant bien plus longtemps.
Il n'y avait pas grand-chose à voir dehors dans l'obscurité du soir à part l'église éclairée, et la supérette Konsum comme le café Susanne étaient en train de fermer. Ils gagnèrent rapidement la maison. Mikael prépara le dîner pendant qu'Erika furetait dans tous les coins, lançant des commentaires sur les Rekordmagasinet des années 1950 et feuilletant ses classeurs dans la pièce de travail. Ils mangèrent des côtes d'agneau avec des pommes de terre à la crème — beaucoup trop de calories — accompagnées de vin rouge. Mikael essaya de reprendre le sujet mais Erika n'était pas d'humeur à discuter de Millenium. Au lieu de cela, ils parlèrent pendant deux heures d'eux-mêmes et des activités de Mikael. Ensuite, ils allèrent vérifier si le lit était assez large pour deux.
LA TROISIÈME RENCONTRE avec maître Nils Bjurman avait été annulée, reportée puis finalement fixée à 17 heures ce même vendredi. Lors des autres rendez-vous, Lisbeth Salander avait été accueillie par une femme d'une cinquantaine d'années parfumée au musc et faisant office de secrétaire. Cette fois-ci elle était absente et maître Bjurman dégageait une faible odeur d'alcool. Il fit signe à Salander de s'asseoir dans un fauteuil et feuilleta distraitement des papiers jusqu'à ce qu'il semble soudain se rendre compte de sa présence.
S'ensuivit un nouvel interrogatoire. Il questionna Lisbeth Salander sur sa vie sexuelle — qu'elle estimait définitivement relever de sa vie privée et qu'elle n'avait pas l'intention de discuter avec qui que ce soit.
Après le rendez-vous, elle sut qu'elle avait mal géré l'entretien. Silencieuse au départ, elle avait évité de répondre à ses questions et il avait interprété cela comme de la timidité, de la déficience mentale ou une tentative de dissimulation, et il l'avait pressée pour avoir des réponses. Comprenant qu'il n'abandonnerait pas, elle lui avait fourni des réponses sommaires et anodines du genre qu'elle supposait coller avec son profil psychologique. Elle avait mentionné Magnus — décrit comme un programmeur en informatique de son âge un peu tocard, qui se comportait en gentleman avec elle, l'emmenait au cinéma et parfois la fourrait dans son lit. Magnus était une pure fiction qui prit forme à mesure qu'elle en parlait, mais Bjurman avait saisi ce prétexte pour dresser une carte détaillée de sa vie sexuelle pendant l'heure suivante. A quelle fréquence est-ce que tu fais l'amour ? De temps en temps. Qui prend l'initiative-toi ou lui ? Moi. Est-ce que vous utilisez des préservatifs ? Evidemment — elle avait entendu parler du HIV. Quelle est ta position préférée ? Ben, sur le dos en général. Est-ce que tu aimes le sexe oral ? Euh, attendez là... Est-ce que tu as déjà pratiqué la sodomie ?
— Non, ça ne m'amuse pas spécialement qu'on me la fourre dans le cul — mais ce n'est pas tes oignons, alors là, pas du tout !
C'était la seule fois où elle s'était laissé emporter en compagnie de Bjurman. Consciente qu'il pourrait se méprendre sur son regard, elle avait fixé le plafond pour que ses yeux ne trahissent pas ses sentiments. Quand elle le regarda de nouveau, il ricanait de l'autre côté du bureau. Lisbeth Salander avait soudain compris que sa vie allait prendre une tournure dramatique. Elle quitta maître Bjurman avec un sentiment de dégoût. Elle n'avait pas été préparée à ça. Palmgren n'aurait jamais eu l'idée de poser ce genre de questions, en revanche il avait toujours été disposé à l'écouter, offre dont elle avait rarement profité.
Bjurman était un blême grave et elle comprit qu'il était même en train de passer au niveau maxiblème.
PROFITANT DES COURTES HEURES DE JOUR le samedi, Mikael et Erika firent une promenade qui les mena des cabanes du port à la ferme d'Östergården. Bien qu'habitant sur l'île depuis un mois, Mikael n'en avait jamais auparavant visité l'intérieur ; le froid plus diverses tempêtes de neige avaient eu un effet dissuasif sur de tels exercices. Mais le samedi était ensoleillé et agréable, comme si Erika avait apporté un soupçon de printemps à l'horizon. Il ne faisait que moins cinq degrés. La route était bordée de congères hautes d'un bon mètre formées par le chasse-neige. Dès qu'ils eurent quitté la zone des cabanes, ils se retrouvèrent dans une forêt de sapins dense, et Mikael fut surpris de constater que le mont Sud, dominant le port de plaisance, était bien plus haut et plus inaccessible qu'on ne l'aurait dit en le regardant depuis le hameau. Un moment, il se demanda combien de fois Harriet Vanger y avait joué quand elle était petite, puis il cessa d'y penser. Quelques kilomètres plus loin, la forêt prit fin brusquement devant une clôture entourant la ferme d'Östergården. Ils pouvaient voir un bâtiment blanc en bois et une imposante grange rouge. Ils s'abstinrent d'aller jusqu'à la ferme et rebroussèrent chemin.
Ils passaient devant l'accès à la maison Vanger, quand Henrik Vanger frappa quelques coups sonores sur la fenêtre à l'étage et, avec force gestes, les invita à monter. Mikael et Erika se regardèrent.
— Tu veux rencontrer un industriel de légende ? demanda Mikael.
— Est-ce qu'il mord ?
— Pas le samedi.
Henrik Vanger les accueillit à la porte de son cabinet de travail et leur serra la main.
— Je vous reconnais. Vous devez être Mlle Berger, fit-il. Mikael n'a pas soufflé mot de votre visite à Hedeby.
L'UNE DES PLUS GRANDES QUALITÉS d'Erika était sa capacité à nouer des liens d'amitié avec les individus les plus divers. Mikael l'avait vue brancher son charme sur de petits garçons de cinq ans, prêts à abandonner leur maman dans les dix minutes. Les vieillards de quatre-vingts ans et des poussières ne semblaient pas constituer des exceptions. Ses fossettes souriantes n'étaient que des amuse-gueules. En deux minutes, Erika et Henrik Vanger avaient totalement ignoré Mikael et bavardaient comme s'ils se connaissaient depuis l'enfance — disons depuis l'enfance d'Erika, si l'on considérait la différence d'âge.
Sans prendre de gants, Erika commença par reprocher à Henrik Vanger d'avoir attiré son meilleur rédacteur dans ce trou perdu. Le vieil homme répliqua que, pour autant qu'il avait pu comprendre en lisant divers communiqués de presse, elle l'avait déjà licencié, et si elle ne l'avait pas déjà fait, il serait grand temps de délester la rédaction. Jouant l'intéressée, Erika examina Mikael d'un œil critique. De toute façon, un break rustique à la campagne ne ferait que du bien au jeune M. Blomkvist, ajouta Henrik Vanger. Erika était entièrement d'accord.
Pendant cinq minutes, ils plaisantèrent ainsi sur les revers de Mikael. Mikael se cala au fond de son fauteuil, jouant l'offensé, mais bien renfrogné quand Erika lâcha quelques commentaires équivoques, éventuellement applicables à ses défauts en tant que journaliste, mais tout aussi bien à ses performances sexuelles défaillantes. La tête en arrière, Henrik Vanger riait aux éclats.
Mikael en resta stupéfait ; il ne s'agissait que de vannes amicales, mais jamais auparavant il n'avait vu Henrik Vanger aussi décontracté et à l'aise. Il comprit soudain qu'un Henrik Vanger de cinquante ans plus jeune — disons trente ans, même — avait dû être un homme à femmes séducteur et attirant. Il ne s'était jamais remarié. Il y avait forcément eu des femmes sur son chemin, mais il était resté célibataire depuis bientôt un demi-siècle.
Mikael avala une gorgée de café et tendit de nouveau l'oreille en réalisant que la conversation était soudain devenue sérieuse et portait sur Millenium.
— Mikael m'a laissé comprendre que vous avez des problèmes au journal. Erika se tourna vers Mikael.
— Non, il n'a pas discuté vos affaires internes, mais il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas se rendre compte que votre journal, tout comme les entreprises Vanger, se trouve au bout du rouleau.
— Je pense que nous allons redresser la situation, répondit Erika prudemment.
— J'en doute, répliqua Henrik Vanger.
— Ah bon, pourquoi ?
— Voyons voir, vous avez combien d'employés, six ? Un tirage de vingt et un mille exemplaires qui sortent une fois par mois, les frais d'impression et de distribution, les locaux... Il vous faut un chiffre d'affaires disons de 10 millions. Environ la moitié de cette somme est forcément assurée par les annonceurs.
— Et ?
— Hans-Erik Wennerström est un salopard rancunier et mesquin qui ne vous oubliera pas de sitôt. Vous avez perdu combien d'annonceurs ces derniers mois ?
Erika attendit la suite en observant Henrik Vanger. Mikael se surprit à retenir sa respiration. Lorsque lui et le vieil homme avaient abordé le sujet Millenium, il s'était agi soit de commentaires taquins, soit de la situation du journal par rapport à la capacité de Mikael de faire un bon boulot à Hedestad. Mikael et Erika étaient cofondateurs et copropriétaires du journal, mais il était évident que Vanger parlait en ce moment uniquement à Erika, de patron à patron. Un échange selon un code que Mikael n'arrivait ni à comprendre ni à interpréter, ce qui venait peut-être du fait qu'au fond il n'était qu'un fils d'ouvrier pauvre du Norrland et elle une fille de la haute, dotée d'un bel arbre généalogique international.
— Puis-je avoir encore du café ? demanda Erika. Henrik Vanger la servit immédiatement.
— Bon, admettons que vous soyez perspicace. L'eau commence à monter dans les caves de Millenium. Mais on rame.
— Combien de temps avant le naufrage ?
— Nous avons six mois devant nous pour faire demi-tour. Huit, neuf mois au maximum. Mais nous n'avons tout simplement pas assez de liquidités pour nous maintenir à flot plus longtemps que ça.
Le visage du vieil homme était insondable quand il regarda par la fenêtre. L'église était toujours en place.
— Savez-vous qu'un jour j'ai été propriétaire d'un journal ?
Avec le plus bel ensemble, Mikael et Erika secouèrent la tête. Henrik Vanger éclata de rire.
— Nous possédions six quotidiens du Norrland. C'était dans les années 1950 et 1960. L'idée venait de mon père — il pensait qu'il pouvait y avoir des avantages politiques à être soutenus par les médias. Nous sommes même toujours l'un des propriétaires de Hedestads-Kuriren, Birger Vanger est président du conseil d'administration de l'association des propriétaires. C'est le fils de Harald, ajouta-t-il à l'intention de Mikael.
— Il est aussi élu municipal, constata Mikael.
— Martin aussi siège au CA. Il tient Birger en laisse.
— Pourquoi avez-vous liquidé vos parts dans les journaux ? demanda Mikael.
— Restructuration dans les années 1960. L'activité journalistique était en quelque sorte plus un hobby qu'un intérêt. Quand nous avons eu besoin de resserrer le budget, c'est l'un des premiers biens que nous avons mis en vente dans les années 1970. Mais je sais ce que ça signifie que de s'occuper d'un journal... Est-ce que je peux poser une question personnelle ?
La question était adressée à Erika, qui haussa un sourcil et d'un geste invita Vanger à poursuivre.
— Je n'ai pas questionné Mikael là-dessus et si vous ne voulez pas répondre, vous n'êtes pas obligés. Je voudrais savoir pourquoi vous vous êtes retrouvés dans ce bourbier. Est-ce que vous aviez un sujet ou pas ?
Mikael et Erika échangèrent des regards. Cette fois, ce fut au tour de Mikael d'avoir l'air insondable. Erika hésita une seconde avant de parler.
— Nous avions un sujet. Mais en réalité on en abordait un autre.
Henrik Vanger hocha la tête, comme s'il comprenait exactement Erika. Alors que Mikael lui-même ne comprenait pas.
— Je ne veux pas en parler, coupa Mikael. J'ai mené mes recherches et j'ai écrit le papier. J'avais toutes les sources nécessaires. Ensuite, c'est parti en vrille.
— Mais tu avais une source pour tout ce que tu as écrit ?
Mikael hocha la tête. La voix de Henrik Vanger fut soudain tranchante.
— Je ne veux pas jouer celui qui comprend comment vous avez pu poser le pied sur une mine pareille. Je n'arrive pas à trouver de cas similaire, à part peut-être l'affaire Lundahl dans Expressen dans les années 1960, si vous en avez entendu parler, jeunes comme vous êtes. Votre informateur aussi était un parfait mythomane ? Il secoua la tête et se tourna vers Erika en baissant la voix. J'ai été éditeur de journaux autrefois et je peux le redevenir. Que diriez-vous d'un copropriétaire de plus ?
La question fusa comme un éclair dans un ciel bleu, mais Erika ne parut pas le moins du monde surprise.
— Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
Henrik Vanger évita la question en en posant une autre.
— Combien de temps restez-vous à Hedestad ?
— Je rentre demain.
— Est-ce que ça vous dirait — à vous et Mikael, j'entends — de venir réjouir un vieil homme en partageant son dîner ce soir ? A 19 heures ?
— Ça me dit. C'est avec plaisir que nous viendrons. Mais vous avez évité la question que je viens de poser. Pourquoi voudriez-vous devenir copropriétaire deMillenium ?
— Je n'évite pas la question. Je me disais que nous pourrions en parler en mangeant un morceau. Il faut que je discute avec mon avocat, maître Dirch Frode, avant de pouvoir formuler quoi que ce soit de concret. Mais pour faire simple, disons que j'ai de l'argent à investir. Si le journal survit et commence à être rentable, je ferai des bénéfices. Sinon — eh bien, il m'est arrivé de subir des pertes plus importantes que ça dans ma vie.
Mikael était sur le point d'ouvrir la bouche quand Erika posa la main sur son genou.
— Mikael et moi, nous nous sommes battus très fort pour être entièrement indépendants.
— Balivernes. Personne n'est entièrement indépendant. Mais je ne cherche pas à reprendre le journal et je me fous totalement de son contenu. Cette pourriture de Stenbeck s'est rempli les poches en publiant Moderna Tider, alors moi je peux bien épauler Millenium. Qui en outre est un bon journal.
— Y a-t-il un rapport avec Wennerström ? demanda soudain Mikael. Henrik Vanger sourit.
— Mikael, j'ai plus de quatre-vingts ans. Il y a des choses que je regrette de ne pas avoir faites et des gens que je regrette de ne pas avoir un peu plus emmerdés. Mais, à ce propos. Il se tourna de nouveau vers Erika. Un tel investissement comporte au moins une condition.
— Dites-nous, fit Erika Berger.
— Mikael doit reprendre son poste de gérant responsable.
— Non, dit Mikael instantanément.
— Si, dit Henrik Vanger sur un ton tout aussi ferme. Wennerström aura une attaque si nous sortons un communiqué de presse annonçant que les entreprises Vanger épaulent Millenium et qu'en même temps tu reviens comme gérant. Ce serait le signal le plus net que nous pouvons envoyer — tout le monde comprendra que ce n'est pas une prise de pouvoir et que la politique rédactionnelle reste la même. Et rien que ça donnera aux annonceurs qui envisagent de se retirer une raison de réfléchir un peu plus. Wennerström n'est pas tout-puissant. Lui aussi a des ennemis, et certaines entreprises vont se dire qu'il est temps de penser à communiquer.
— C'EST QUOI CETTE HISTOIRE DE DINGUE ? lâcha Mikael à l'instant où Erika fermait la porte d'entrée.
— Je crois qu'on appelle cela un sondage préliminaire en vue d'un accord commercial, répondit-elle. Tu ne m'avais pas dit que Henrik était aussi craquant.
Mikael se plaça face à elle.
— Ricky, tu savais exactement sur quoi allait porter cet entretien.
— Hé là, mon chou ! Il n'est que 15 heures et je veux qu'on s'occupe très bien de moi avant le dîner.
Mikael Blomkvist bouillonnait de colère. Mais il n'avait jamais réussi à rester en colère contre Erika pendant très longtemps.
ERIKA PORTAIT UNE ROBE NOIRE, une courte veste et des escarpins que par précaution elle avait glissés dans son sac de voyage. Elle avait insisté pour que Mikael s'habille aussi. Il avait enfilé son pantalon noir, une chemise grise avec une cravate sombre, et choisi une veste grise. Quand, à l'heure pile, ils frappèrent chez Henrik Vanger, ils s'aperçurent que Dirch Frode et Martin Vanger aussi faisaient partie des invités, tous deux en veston-cravate, alors que Henrik paradait en nœud papillon et tricot marron.
— L'avantage d'avoir plus de quatre-vingts ans est que personne n'ose critiquer votre façon de vous habiller, constata-t-il.
Erika fut d'excellente humeur tout au long du dîner.
La discussion ne commença pour de bon que lorsqu'ils se furent déplacés vers un salon avec cheminée et que le cognac eut été versé dans tous les verres. Ils parlèrent pendant près de deux heures avant d'avoir une esquisse d'accord sur la table.
Dirch Frode allait créer une société pour le compte de Henrik Vanger, et dont le conseil d'administration consisterait en lui-même, Frode et Martin Vanger. La société investirait pendant une période de quatre ans une somme d'argent qui couvrirait l'écart entre les recettes et les dépenses de Millenium. L'argent proviendrait des ressources personnelles de Henrik Vanger. En contrepartie, Henrik Vanger aurait un poste déterminant dans le conseil d'administration du journal. L'accord courrait sur quatre ans, mais pourrait être résilié par Millenium au bout de deux ans. Une telle résiliation reviendrait cependant très cher, puisque la part de Henrik ne pourrait être rachetée qu'au moyen de la totalité de la somme investie.
En cas de mort subite de Henrik Vanger, Martin Vanger le remplacerait au conseil d'administration pour la période couverte par l'accord. Martin déciderait, le moment voulu, de poursuivre ou non son engagement au-delà. Ce dernier semblait effectivement tenté par la possibilité de rendre la monnaie de sa pièce à Hans-Erik Wennerström et Mikael se demanda en quoi consistait réellement leur différend.
L'accord préliminaire posé, Martin Vanger remplit de nouveau les verres de cognac. Henrik Vanger saisit l'occasion pour se pencher vers Mikael et lui expliquer à voix basse que la convention n'affectait en aucune manière l'arrangement conclu entre eux.
Il fut aussi décidé que cette réorganisation, pour qu'elle soit médiatisée au maximum, serait présentée à la mi-mars, le jour même où Mikael Blomkvist entrerait en prison. Associer un événement fortement négatif et une restructuration était si erroné d'un point de vue communication que cela ne pourrait que confondre les détracteurs de Mikael et donner un maximum d'audience à l'entrée de Henrik Vanger. Le signal ne pourrait aussi être que clairement perçu : on amenait le pavillon de la peste flottant au-dessus de la rédaction de Millenium et le journal avait des protecteurs qui n'étaient pas près de céder. Les entreprises Vanger avaient beau être en crise, elles formaient toujours un groupement industriel de poids et capable de jouer sur la place publique si nécessaire.
Tout l'entretien avait été une discussion entre Erika d'une part et Henrik et Martin de l'autre. Aucun d'eux n'avait demandé son avis à Mikael.
Tard dans la nuit, Mikael était allongé la tête sur la poitrine d'Erika et la regardait droit dans les yeux.
— Depuis combien de temps est-ce que toi et Henrik Vanger discutez cet accord ? demanda-t-il.
— Depuis environ une semaine, sourit-elle.
— Est-ce que Christer est au parfum ?
— Evidemment.
— Pourquoi est-ce que je n'en ai rien su ?
— Et pourquoi devrais-je discuter de ça avec toi ? Tu as démissionné de ton poste, tu as quitté la rédaction et le CA et tu es allé t'installer au fond des bois.
Mikael réfléchit un moment à la chose.
— Tu veux dire que je mérite d'être traité comme un crétin.
— Oh oui, dit-elle en appuyant ses mots.
— Tu m'en as vraiment voulu ?
— Mikael, je ne me suis jamais sentie aussi furieuse, abandonnée et trahie que quand tu es sorti de la rédaction. Jamais auparavant je n'ai été aussi en colère contre toi. Elle le saisit fermement par les cheveux et le poussa plus bas dans le lit.
QUAND ERIKA QUITTA LE VILLAGE le dimanche, Mikael en voulait tant à Henrik Vanger qu'il ne voulait pas risquer de tomber sur lui ni sur aucun autre membre du clan. Il partit donc pour Hedestad et passa l'après-midi à se promener en ville, aller à la bibliothèque et prendre un café dans une pâtisserie. Le soir il alla au cinéma voir Le Seigneur des anneaux, qu'il n'avait toujours pas vu alors que le film était sorti depuis un an. Et il se dit que les orques, contrairement aux humains, étaient des êtres simples et pas compliqués.
Il termina la soirée au McDonald's à Hedestad et revint sur l'île à minuit avec le dernier bus. Il prépara du café et s'installa à la table de cuisine après avoir sorti un classeur. Il lut jusqu'à 4 heures du matin.
UN CERTAIN NOMBRE DE POINTS D'INTERROGATION dans l'enquête sur Harriet Vanger apparaissaient de plus en plus étranges au fur et à mesure que Mikael avançait dans la documentation. Il ne s'agissait pas de découvertes révolutionnaires qu'il était le seul à faire, mais de ces problèmes qui avaient tenu le commissaire Gustaf Morell occupé pendant de longues périodes, surtout de son temps libre.
Au cours de la dernière année de sa vie, Harriet Vanger avait changé. Un changement que pouvait dans une certaine mesure expliquer la métamorphose que tous les jeunes subissent à un moment de leur adolescence. Harriet commençait certes à devenir une adulte, mais pour ce qui la concernait, plusieurs personnes, aussi bien des camarades de classe, des professeurs et plusieurs membres de la famille, affirmaient qu'elle était devenue renfermée et réservée.
La fille qui deux ans auparavant avait été une adolescente tout à fait normale et fofolle avait apparemment pris ses distances avec son entourage. A l'école, elle avait continué à fréquenter ses amis, mais de façon qualifiée d'impersonnelle par une de ses copines. Le mot utilisé par la copine avait été suffisamment inhabituel pour que Morell le note et pose des questions consécutives. L'explication qu'on lui avait donnée était que Harriet avait cessé de parler d'elle-même, de discuter des derniers potins ou de livrer des confidences.
Au cours de sa jeunesse, Harriet Vanger avait été chrétienne comme le sont les enfants — école du dimanche, prière du soir et confirmation. La dernière année, elle semblait aussi être devenue croyante. Elle lisait la Bible et allait régulièrement à l'église. Elle ne s'était cependant pas confiée au pasteur Otto Falk, un ami de la famille Vanger, et au printemps elle avait frayé avec une congrégation de pentecôtistes de Hedestad. Son engagement dans l'Eglise pentecôtiste n'avait pas duré longtemps. Deux mois plus tard, elle avait quitté la congrégation et s'était mise à lire des livres sur le catholicisme.
Exaltation religieuse de l'adolescence ? Peut-être, mais personne d'autre dans la famille Vanger n'avait été particulièrement croyant et il était difficile de savoir quelles impulsions guidaient ses pensées. Une explication de son intérêt pour Dieu pouvait évidemment être que son papa était mort noyé par accident un an plus tôt. Gustaf Morell tirait en tout cas la conclusion que quelque chose était intervenu dans la vie de Harriet qui l'opprimait ou qui l'influençait, mais il avait du mal à déterminer quoi. Morell, tout comme Henrik Vanger, avait consacré beaucoup de temps à parler avec ses amies dans l'espoir de trouver quelqu'un à qui elle aurait pu se confier.
On avait beaucoup attendu d'Anita Vanger, de deux ans son aînée, la fille de Harald Vanger qui avait passé l'été 1966 sur l'île et estimait être devenue une amie proche de Harriet. Mais elle non plus n'avait pas de renseignements particuliers à fournir. Elles s'étaient vues au cours de l'été, s'étaient baignées, promenées, avaient parlé de films, de groupes pop et de livres. Harriet avait souvent accompagné Anita à ses leçons de conduite. Un jour, elles s'étaient gentiment soûlées avec une bouteille de vin qu'elles avaient dérobée dans la réserve. Elles avaient aussi passé plusieurs semaines toutes seules dans la maisonnette de Gottfried tout au bout de l'île, une bicoque rustique construite par le père de Harriet au début des années 1950.
Les questions sur les pensées intimes et les sentiments de Harriet Vanger restaient sans réponse. Mikael nota cependant une discordance dans la description : les indications sur son caractère renfermé venaient en grande partie de ses camarades de classe et dans une certaine mesure de membres de la famille, alors qu'Anita Vanger ne l'avait pas du tout trouvée fermée. Il nota mentalement de discuter la question avec Henrik Vanger à l'occasion.
UN PROBLÈME PLUS CONCRET, sur lequel Morell s'était posé un tas de questions, était une page mystérieuse du calepin de Harriet Vanger, un cadeau de Noël joliment relié qu'elle avait reçu l'année précédant sa disparition. La première moitié du calepin était un calendrier journalier avec emploi du temps heure par heure où Harriet notait des rendez-vous, des dates de contrôles écrits au lycée, des devoirs à faire et ce genre de choses. Il y avait de la place pour des notes personnelles mais Harriet n'écrivait son journal intime que très sporadiquement. Elle avait commencé en janvier avec beaucoup d'ambition en posant quelques notes sur les personnes rencontrées pendant les vacances de Noël et quelques commentaires sur des films qu'elle avait vus. Ensuite, elle n'avait rien écrit de personnel jusqu'à la fin de l'année scolaire, quand elle s'était éventuellement — selon la manière d'interpréter les notes — intéressée de loin à un garçon qui n'était pas nommé.
Le vrai mystère se trouvait cependant dans la partie répertoire téléphonique. Minutieusement calligraphiés en ordre alphabétique, on trouvait des membres de la famille, des camarades de classe, certains professeurs, quelques membres de l'Eglise pentecôtiste et d'autres personnes de son entourage facilement identifiables. Sur la toute dernière page du répertoire, blanche et n'appartenant pas au registre alphabétique, il y avait cinq noms associés à autant de numéros de téléphone. Trois prénoms de femmes et deux initiales.
Les numéros de téléphone à cinq chiffres commençant par 32 correspondaient à des numéros de Hedestad dans les années 1960. L'exception en 30 menait à Norrbyn, près de Hedestad. Le seul problème, une fois que l'inspecteur Morell eut systématiquement contacté tout le cercle des connaissances de Harriet, était que personne n'avait la moindre idée de qui correspondait à ces numéros de téléphone.
Le premier numéro, « Magda », semblait prometteur. Il menait à une mercerie au 12, rue du Parc. Le téléphone était au nom d'une Margot Lundmark, dont la mère se prénommait bien Magda et épisodiquement travaillait dans la boutique. Magda avait cependant soixante-neuf ans et ignorait totalement qui était Harriet Vanger. Rien non plus n'indiquait que Harriet se soit jamais rendue à la boutique ni y ait fait des achats. La couture ne faisait pas partie de ses occupations.
Le deuxième numéro, « Sara », menait à une famille avec des enfants en bas âge, les Toresson, qui habitaient à Väststan de l'autre côté du chemin de fer. La famille consistait en Anders, Monica et leurs enfants Jonas et Peter, qui à cette époque-là n'avaient pas encore atteint l'âge d'aller à l'école. Il n'y avait aucune Sara dans la famille, et ils ne savaient pas non plus qui était Harriet Vanger, à part qu'on avait parlé de sa disparition dans les journaux. Le seul lien très vague entre Harriet et la famille Toresson était qu'Anders, couvreur de profession, avait pendant quelques semaines un an auparavant refait la toiture de l'école que Harriet fréquentait en dernière année de collège. Il existait donc théoriquement une possibilité qu'ils se soient rencontrés, même si cela devait être jugé plus qu'invraisemblable.
Les trois autres numéros de téléphone menaient à des culs-de-sac identiques. Le numéro 32027 avait effectivement été attribué à une Sosemaroe Larsson, mais celle-ci était décédée depuis de nombreuses années.
L'inspecteur Morell avait focalisé une grande partie de ses investigations pendant l'hiver 1966-1967 à essayer d'expliquer pourquoi Harriet avait noté ces noms et numéros.
Une première supposition était que les numéros de téléphone étaient écrits selon une sorte de code personnel — et Morell s'était évertué à essayer de raisonner comme une adolescente. La série en 32 s'appliquant manifestement à Hedestad, il avait essayé de permuter les trois autres chiffres. Ni 32601, ni 32160 ne menait à une Magda. Acharné à résoudre le mystère des numéros, il découvrit que s'il modifiait suffisamment les numéros, il trouvait tôt ou tard un lien avec Harriet. Si par exemple il ajoutait 1 à chacun des trois derniers chiffres de 32016, il obtenait le numéro 32127 — qui était le numéro du cabinet de maître Dirch Frode à Hedestad. Le problème était simplement qu'un tel lien ne signifiait absolument rien. De plus, il ne trouvait jamais de code qui pouvait expliquer les cinq numéros en même temps.
Morell avait élargi son raisonnement. Les chiffres pouvaient-ils signifier autre chose ? Les numéros d'immatriculation des véhicules dans les années 1960 associaient une lettre pour le département et cinq chiffres — encore une impasse.
L'inspecteur avait ensuite abandonné les chiffres pour se concentrer sur les noms. Il était allé jusqu'à constituer une liste de toutes les personnes à Hedestad nommées Mari, Magda et Sara ou qui avaient pour initiales RL et RJ. Il avait obtenu un répertoire de trois cent sept personnes en tout. Parmi celles-ci, vingt-neuf avaient une forme de connexion avec Harriet ; un camarade de classe du collège s'appelait par exemple Roland Jacobsson, RJ. Ils n'avaient cependant pas été particulièrement proches et n'avaient pas eu de contact depuis que Harriet avait commencé au lycée. Il n'y avait en outre aucun lien avec le numéro de téléphone.
Le mystère du carnet de téléphone était resté irrésolu.
SA QUATRIÈME RENCONTRE avec maître Bjurman n'était pas prévue dans les rendez-vous fixes. Elle avait été obligée de prendre contact avec lui.
La deuxième semaine de février, l'ordinateur portable de Lisbeth Salander rendit l'âme dans un accident si stupide qu'elle fut près d'assassiner la terre entière. Arrivée à vélo pour une réunion chez Milton Security, elle s'était garée derrière un pilier dans le garage et avait posé son sac à dos par terre pour sortir l'antivol. Une Saab rouge sombre avait choisi ce moment pour reculer. Elle avait le dos tourné et elle entendit le craquement. Le conducteur ne s'était rendu compte de rien et il avait tranquillement monté la rampe pour disparaître par la sortie du garage.
Le sac à dos contenait son Apple iBook 600 blanc avec son disque dur de 25 Go et 420 Mo de mémoire vive, fabriqué en janvier 2002 et pourvu d'un écran de 14 pouces. Quand elle l'avait acheté, c'était le fin du fin de chez Apple. Les ordinateurs de Lisbeth Salander disposaient des configurations les plus récentes et parfois les plus coûteuses — l'équipement informatique était grosso modo le seul poste extravagant dans ses dépenses.
Elle ouvrit son sac et constata que le couvercle de l'ordinateur était brisé. Elle essaya de le démarrer mais il ne manifesta même pas un dernier soubresaut. Elle emporta les restes au Macjesus Shop de Timmy dans Brännkyrkagatan, avec l'espoir qu'au moins une partie du disque dur serait récupérable. Après un petit moment de trifouillage, Timmy secoua la tête.
— Désolé. Plus d'espoir, annonça-t-il. Tu peux commander un bel enterrement.
La perte de l'ordinateur était un coup au moral mais pas une catastrophe. Lisbeth Salander s'était parfaitement bien entendue avec lui au cours de cette année de vie commune. Elle avait fait des copies de tous ses documents et elle possédait un vieux Mac G3 fixe, plus un PC Toshiba portable qu'elle pourrait utiliser. Mais — bordel de merde ! — elle avait besoin d'une bécane rapide et moderne.
Elle opta, on pouvait s'y attendre, pour le meilleur choix possible : le nouvel Apple PowerBook G4 à 1 Ghz, coque en alu et doté d'un processeur PowerPC 7451, AltiVec Velocity Engine, 960 Mo de RAM et d'un disque dur de 60 Go. Il avait BlueTooth et un graveur CD et DVD intégré.
Il avait surtout le premier écran 17 pouces du monde des portables avec une carte graphique Nvidia et une résolution de 1 440 x 900 pixels qui ébahissaient les adeptes des PC et déclassaient tout ce qu'on pouvait trouver d'autre sur le marché.
C'était la Rolls des ordinateurs portables, mais ce qui avait surtout titillé l'envie de le posséder de Lisbeth Salander était l'astuce que le clavier avait été pourvu d'un rétroéclairage, permettant de voir les lettres des touches même dans l'obscurité totale. Simple, non ? Pourquoi est-ce que personne n'y avait pensé avant ?
Ce fut le coup de foudre dès qu'elle le vit.
Il coûtait 38 000 couronnes hors taxes.
Là, sérieux, y avait un blême.
Elle passa quand même commande chez Macjesus, chez qui elle achetait toujours tous ses accessoires informatiques et qui du coup lui accordait une ristourne raisonnable. Quelques jours plus tard, Lisbeth Salander fit ses comptes. L'assurance de son ordinateur accidenté couvrirait une bonne partie de l'achat, mais compte tenu de la franchise et du prix élevé de la nouvelle acquisition, il lui manquait quand même un peu plus de 18 000 couronnes. A la maison, elle gardait 10 000 couronnes dans une boîte à café pour avoir toujours du liquide accessible, mais cela ne couvrait pas toute la somme. Tout en le maudissant, elle se décida à appeler maître Bjurman et à lui expliquer qu'elle avait besoin d'argent pour une dépense imprévue. Bjurman répondit qu'il n'avait pas le temps de la recevoir dans la journée. Salander répliqua qu'il lui faudrait vingt secondes pour faire un chèque de 10 000 couronnes. Il expliqua qu'il ne pouvait pas rédiger un chèque avec si peu d'éléments, mais il finit par céder et, après un instant de réflexion, il lui fixa rendez-vous après la journée de travail, à 19 h 30.
MIKAEL RECONNAISSAIT qu'il n'avait pas la compétence pour juger une enquête criminelle, mais il tira quand même la conclusion que l'inspecteur Morell avait été exceptionnellement consciencieux et qu'il avait remué ciel et terre bien au-delà de ce qu'exigeait son boulot. L'enquête de police formelle mise de côté, Mikael voyait revenir Morell dans les notes de Henrik ; une amitié s'était développée et Mikael se demanda si Morell était devenu aussi obsédé que le chef d'entreprise. Il tira cependant la conclusion que Morell n'était pas passé à côté de grand-chose. La solution de l'énigme Harriet Vanger ne pouvait se trouver dans une enquête de police pratiquement parfaite. Toutes les questions imaginables avaient déjà été posées et tous les indices avaient été vérifiés, même les plus absurdes.
Il n'avait pas encore lu toute l'enquête, mais plus il avançait dans ce qui s'était passé, plus les indices et les pistes explorées devenaient obscurs. Il ne s'attendait pas à trouver quelque chose que son prédécesseur aurait loupé et il ne voyait pas sous quel nouvel angle on pouvait attaquer le problème. Une conclusion s'imposait progressivement : la seule voie carrossable qu'il pouvait emprunter était d'essayer de trouver les motivations psychologiques des personnes impliquées.
Le point d'interrogation le plus manifeste concernait Harriet elle-même. Qui était-elle réellement ?
De la fenêtre de sa maison, Mikael avait vu la lumière à l'étage de la maison de Cecilia Vanger s'allumer vers 17 heures. Il frappa à sa porte vers 19 h 30, au moment où la télé donnait les titres du journal. Elle ouvrit en peignoir, les cheveux mouillés sous une serviette-éponge jaune. Dès qu'il la vit ainsi Mikael s'excusa de la déranger, et il s'apprêtait à repartir quand elle lui fit signe d'entrer dans la cuisine. Elle brancha la cafetière électrique et disparut en haut de l'escalier pendant quelques minutes, puis redescendit vêtue d'un jean et d'une chemise en flanelle à carreaux.
— Je commençais à me dire que tu n'osais pas venir. On peut se tutoyer, peut-être ?
— Entendu. Oui, j'aurais dû appeler avant, mais quand j'ai vu la lumière, j'ai soudain eu envie de passer.
— Et moi j'ai vu que ça reste allumé toute la nuit chez toi. Et que tu sors souvent te promener après minuit. Monsieur est un oiseau de nuit ?
Mikael haussa les épaules.
— C'est le rythme que j'ai pris ici. Ses yeux se portèrent sur quelques manuels scolaires empilés au bord de la table. Tu enseignes toujours, madame le proviseur ?
— Non, en tant que proviseur je n'en ai pas le temps. Mais j'ai été prof d'histoire, de religion et d'éducation civique. Et il me reste quelques années à tirer.
— A tirer ?
Elle sourit.
— J'ai cinquante-six ans. Bientôt la retraite.
— Franchement, je te donnais la quarantaine.
— Flatteries, tout ça. Et toi, quel âge ?
— Un peu plus de quarante, sourit Mikael.
— Et hier encore tu n'en avais que vingt. Ça va tellement vite. La vie, je veux dire.
Cécilia Vanger servit le café et demanda à Mikael s'il avait faim. Il répondit qu'il avait déjà mangé ; ce qui était vrai à un détail près : il s'enfilait des sandwiches au lieu de préparer de vrais repas. Mais il n'avait pas faim.
— Alors, qu'est-ce qui t'amène ? L'heure est venue de poser ces fameuses questions ?
— Sincèrement... je ne suis pas venu pour poser des questions. Je crois que j'avais simplement envie de te voir. Cécilia Vanger sourit soudain.
— Tu as été condamné à la prison, tu quittes Stockholm pour Hedeby, tu te plonges dans les dossiers favoris de Henrik, tu ne dors pas la nuit, tu fais de longues promenades nocturnes quand il fait un froid de canard... j'ai loupé quelque chose ?
— Ma vie est en train de se casser la figure. Mikael lui rendit son sourire.
— Qui c'était, la femme qui est venue te voir ce week-end ?
— Erika... c'est la patronne de Millenium.
— Ta petite amie ?
— Pas exactement. Elle est mariée. Je suis plutôt un ami et un « amant occasionnel ». Cécilia Vanger éclata de rire.
— Qu'est-ce que tu trouves si drôle ?
— La façon dont tu as dit ça. Amant occasionnel. J'aime bien l'expression. Mikael rit. Cette Cécilia Vanger, décidément, lui plaisait.
— Moi aussi j'aurais bien besoin d'un amant occasionnel, dit-elle.
Elle se débarrassa de ses pantoufles et posa le pied sur le genou de Mikael. Machinalement il mit la main sur son pied et toucha la peau. Il hésita une seconde — il sentit qu'il naviguait dans des eaux totalement inattendues et incertaines. Mais il se mit tout doucement à masser la plante de son pied avec le pouce.
— Moi aussi je suis mariée, fit Cécilia Vanger.
— Je sais. On ne divorce pas dans le clan Vanger.
— Je n'ai pas rencontré mon mari depuis bientôt vingt ans.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Ça ne te regarde pas. Je n'ai pas fait l'amour depuis... hmm, disons trois ans, maintenant.
— Tu m'étonnes.
— Pourquoi ? C'est une question d'offre et de demande. Je ne tiens absolument pas à avoir un petit ami, ni un mari légitime, ni un compagnon. Je me sens très bien avec moi-même. Avec qui ferais-je l'amour ? Un des professeurs de l'école ? Ça m'étonnerait. Un élève ? Radio-Caniveau aurait quelque chose de croustillant à se mettre sous la dent. On surveille de près les gens qui s'appellent Vanger. Et ici sur Hedebyön n'habitent que des membres de la famille ou des gens qui sont déjà mariés.
Elle se pencha en avant et l'embrassa dans le cou.
— Je te choque ?
— Non. Mais je ne sais pas si c'est une bonne idée. Je travaille pour ton oncle.
— Et je serai certainement la dernière à aller le lui dire. Mais à mon avis Henrik n'aurait probablement rien contre.
Elle se plaça à califourchon sur lui et l'embrassa sur la bouche. Ses cheveux étaient encore mouillés et elle sentait le shampooing. Il s'empêtra dans les boutons de sa chemise en flanelle puis la lui glissa sur les épaules. Elle ne s'était pas donné la peine de mettre de soutien-gorge. Elle se serra contre lui quand il embrassa ses seins.
MAÎTRE BJURMAN CONTOURNA la table et lui montra son relevé de compte — dont elle connaissait le solde jusqu'au dernier ôre mais dont elle ne pouvait plus disposer elle-même. Il se tenait derrière son dos. Soudain il se mit à masser la nuque de Lisbeth et laissa une main glisser pardessus l'épaule gauche et sur son sein. Il posa la main sur le sein droit et l'y laissa. Comme elle ne semblait pas protester, il serra le sein. Lisbeth Salander ne bougea pas d'un poil. Elle sentit son haleine dans la nuque et elle examina le coupe-papier sur le bureau ; elle pourrait facilement l'atteindre avec sa main libre.
Mais elle n'en fit rien. Une chose que Holger Palmgren lui avait apprise par cœur au cours des années, c'était que les actes impulsifs menaient tout droit aux emmerdes, et les emmerdes pouvaient avoir des conséquences désagréables. Elle n'entreprenait jamais rien sans au préalable considérer les conséquences.
Ce premier abus sexuel — qu'en termes juridiques on qualifiait d'abus sexuel et de pouvoir sur une personne dépendante, et qui théoriquement pouvait coûter jusqu'à deux ans de prison à Bjurman — ne dura que quelques brèves secondes. Mais il fut suffisant pour qu'une frontière soit irrémédiablement franchie. Lisbeth Salander le considéra comme une démonstration de force de la part d'une troupe ennemie — une manière de marquer qu'au-delà de leur relation juridique soigneusement définie, elle était à la merci de son bon vouloir, et sans armes. Quand leurs yeux se croisèrent quelques secondes plus tard, la bouche de Bjurman était ouverte et elle pouvait lire le désir sur son visage. Le visage de Salander ne trahit aucun sentiment.
Bjurman regagna son côté du bureau et s'assit dans son fauteuil de cuir confortable.
— Je ne peux pas te faire des chèques comme ça, fit-il soudain. Pourquoi est-ce que tu as besoin d'un ordinateur aussi cher ? Il y a des appareils bien meilleur marché sur lesquels tu peux jouer à tes jeux.
— Je veux pouvoir disposer de mon argent comme auparavant. Maître Bjurman lui jeta un regard plein de pitié.
— Ça, on verra plus tard. Il faut d'abord que tu apprennes à être sociable et à t'entendre avec les gens.
Le sourire de maître Bjurman aurait sans doute été un peu atténué s'il avait pu lire les pensées de Lisbeth derrière ses yeux inexpressifs.
— Je crois que toi et moi nous allons être de bons amis, dit Bjurman. Il faut qu'on puisse avoir confiance l'un dans l'autre.
Comme elle ne répondait pas, il devint plus explicite.
— Tu es une femme adulte maintenant, Lisbeth.
Elle fit oui de la tête.
— Viens ici, dit-il en tendant une main.
Lisbeth Salander posa le regard sur le coupe-papier pendant quelques secondes avant de se lever et de s'avancer vers lui. Conséquences. Il prit sa main et l'appuya contre son bas-ventre. Elle pouvait sentir son sexe à travers le pantalon en gabardine sombre.
— Si tu es gentille avec moi, je serai gentil avec toi, dit-il.
Il l'avait raide comme un bâton quand il posa l'autre main derrière sa nuque et la força à se mettre à genoux, le visage devant son bas-ventre.
— Tu as déjà fait ce genre de choses, n'est-ce pas ? dit-il en ouvrant sa braguette. Elle sentit qu'il venait de se laver avec de l'eau et du savon.
Lisbeth Salander tourna son visage sur le côté et essaya de se lever, mais il la tenait d'une main ferme. D'un point de vue force pure, elle ne pouvait pas se mesurer avec lui ; elle pesait 42 kilos contre ses 95. Il lui prit la tête à deux mains et tourna son visage de façon à la voir droit dans les yeux.
— Si tu es gentille avec moi, je serai gentil avec toi, répéta-t-il. Tu m'embêtes, et je peux te faire interner avec les fous pour le restant de ta vie. Ça te ferait plaisir ?
Elle ne répondit pas.
— Est-ce que ça te ferait plaisir ? répéta-t-il.
Elle secoua la tête.
Il attendit jusqu'à ce qu'elle baisse le regard, soumise, pensa-t-il. Puis il l'attira plus près de lui. Lisbeth Salander desserra les lèvres et le prit dans sa bouche. Il ne cessa de lui maintenir la nuque et de la presser violemment contre lui. Elle ne put empêcher le réflexe de mastication tout au long des dix minutes qu'il se déhancha ; quand enfin il éjacula, il la tenait tellement serrée qu'elle avait du mal à respirer.
Il la laissa utiliser un petit cabinet de toilette attenant à son bureau. Lisbeth Salander tremblait de tout son corps quand elle se lava le visage et essaya d'enlever les taches sur son pull. Elle mangea de son dentifrice pour enlever le goût. En revenant dans son cabinet de travail, elle le trouva installé comme si de rien n'était à son bureau, en train de feuilleter des papiers.
— Assieds-toi, Lisbeth, lui dit-il sans la regarder.
Elle s'assit. Finalement il tourna les yeux vers elle et sourit.
— Tu es adulte maintenant, n'est-ce pas, Lisbeth ?
Elle fit oui de la tête.
— Alors tu dois aussi être capable de jouer à des jeux d'adultes, dit-il comme s'il parlait à un enfant.
Elle ne répondit pas. Un petit pli se forma sur le front de Bjurman.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée que tu parles de nos jeux à quelqu'un d'autre. Réfléchis — qui te croirait ? Il y a des papiers qui attestent ton irresponsabilité. Comme elle ne répondait pas, il poursuivit : Ce serait ta parole contre la mienne. Laquelle pèserait le plus lourd, à ton avis ?
Il soupira devant son entêtement à ne pas répondre. Il fut soudain irrité de la voir assise là, muette, les yeux braqués sur lui — mais il se maîtrisa.
— On va devenir de bons amis, toi et moi, dit-il. Je trouve que tu t'es montrée sage en faisant appel à moi aujourd'hui. Tu pourras toujours t'adresser à moi.
— J'ai besoin de 10 000 couronnes pour mon ordinateur, dit-elle soudain à voix basse, comme si elle reprenait la conversation qu'ils avaient eue avant l'interruption.
Maître Bjurman haussa les sourcils. Quelle foutue dure à cuire. Elle est totalement barjo, ma parole. Il lui tendit le chèque qu'il avait préparé quand elle était au cabinet de toilette.C'est mieux qu'une pute ; elle se fait payer avec son propre argent ! Il lui adressa un sourire supérieur. Lisbeth Salander prit le chèque et s'en alla.
SI LISBETH SALANDER avait été une citoyenne ordinaire, elle aurait selon toute vraisemblance appelé la police pour dénoncer le viol à l'instant même où elle quittait le bureau de maître Bjurman. Les hématomes sur sa nuque et son cou, ainsi que les taches de sperme comportant l'ADN de Bjurman sur son corps et ses vêtements auraient constitué des preuves matérielles lourdes. Même si maître Bjurman se dérobait en prétendant qu'elle était d'accord ou c'est elle qui m'a séduit ou c'est elle qui voulait me faire une fellation et autres affirmations qu'avancent systématiquement les violeurs, il s'était de toute façon rendu coupable de tant d'infractions contre le règlement des tutelles qu'on lui aurait immédiatement retiré le contrôle qu'il avait sur elle. Une dénonciation aurait probablement eu pour résultat que Lisbeth Salander aurait obtenu un véritable avocat, bien au courant des abus de pouvoir sur les femmes, ce qui à son tour aurait pu amener une discussion du cœur du problème — en l'occurrence sa mise sous tutelle. Depuis 1989, la notion de majeur incapable n'existe plus. Il existe deux degrés d'assistance — la gérance légale bénévole et la tutelle.
Un gérant intervient pour aider bénévolement les personnes qui pour diverses raisons ont du mal à assumer leurs activités quotidiennes, payer leurs factures ou s'occuper de leur hygiène. Le gérant désigné est généralement un parent ou un ami proche. Si la personne est seule dans la vie, les autorités sociales se chargent de trouver quelqu'un pour remplir cette fonction. La gérance est une forme modérée de tutelle où la personne concernée garde le contrôle de ses ressources et où les décisions sont prises en commun.
La tutelle est une forme de contrôle considérablement plus stricte, où la personne concernée est privée de la libre disposition de son argent et interdite de décisions en différents domaines. La formulation exacte signifie que le tuteur gère les biens et accomplit tous les actes civiques ou procédures juridiques de la personne concernée. En Suède, près de quatre mille personnes sont ainsi placées sous tutelle. Les causes les plus fréquentes de mise sous tutelle sont une maladie psychique manifeste ou une maladie psychique liée à une forte dépendance à l'alcool ou aux drogues. Une partie moindre est constituée de déments séniles. On peut s'étonner de trouver parmi celles qui sont mises sous tutelle autant de personnes relativement jeunes, trente-cinq ans ou moins. L'une d'elles était Lisbeth Salander.
Priver une personne du contrôle de sa vie, c'est-à-dire de son compte en banque, est l'une des mesures les plus dégradantes auxquelles une démocratie peut avoir recours, encore plus quand il s'agit d'une personne jeune. C'est dégradant même si l'intention de cette mesure peut être considérée comme bonne et socialement justifiée. Les questions de tutelle sont donc une problématique politique qui peut s'avérer très délicate, entourées de dispositions rigoureuses et contrôlées par une commission des Tutelles. Celle-ci dépend du Conseil général, à son tour coiffé par le procureur général.
De façon générale, la commission des Tutelles travaille dans des conditions difficiles. Eu égard aux questions sensibles que traite cette administration, il est surprenant que si peu de réclamations ou de scandales aient été révélés dans les médias.
En quelques rares occasions, on trouve dans les dossiers une action en justice contre un gérant ou un tuteur indélicat qui a détourné de l'argent ou qui a indûment vendu l'appartement de son client pour mettre l'argent dans sa propre poche. Mais ces cas sont relativement rares, et à cela il existe deux raisons possibles : soit l'administration s'acquitte merveilleusement bien de sa tâche, soit les personnes concernées n'ont pas la possibilité de porter plainte et de se faire entendre d'une façon convaincante auprès des journalistes et des autorités.
La commission des Tutelles est tenue de vérifier chaque année s'il y a lieu de demander la levée d'une tutelle. Lisbeth Salander persistant dans son refus obstiné de se soumettre aux examens psychiatriques — elle n'échangeait même pas un bonjour de politesse avec ses médecins —, l'administration n'avait jamais trouvé de raisons de modifier sa décision. D'où un état de statu quo, et d'année en année sa tutelle avait été reconduite.
Le texte de loi stipule cependant que la mise sous tutelle doit être adaptée à chaque cas particulier. Holger Palmgren, du temps où il était responsable, avait interprété ceci à sa façon et avait laissé à Lisbeth Salander le soin de gérer son propre argent et sa propre vie. Il avait méticuleusement rempli les exigences de l'administration et fait un rapport mensuel et une révision annuelle, mais à part cela il avait traité Lisbeth Salander comme n'importe quelle jeune femme normale et ne s'était pas mêlé de son choix de vie ou de fréquentations. A son avis, ce n'était ni à lui ni à la société de décider si cette jeune personne voulait avoir une boucle dans le nez et un tatouage sur le cou. Cette attitude quelque peu laxiste à l'égard de la décision du tribunal d'instance était une des raisons pour lesquelles Lisbeth et lui s'étaient si bien entendus.
Tant que Holger Palmgren avait été son tuteur, Lisbeth Salander ne s'était pas spécialement posé de questions sur son statut juridique. Maître Nils Bjurman interprétait cependant la loi sur la tutelle de manière radicalement différente.
QUOI QU'IL EN SOIT, Lisbeth Salander n'appartenait pas à la catégorie des gens normaux. Elle avait une connaissance rudimentaire du droit — domaine qu'elle n'avait jamais eu de raisons d'approfondir — et sa confiance dans le service du maintien de l'ordre était pratiquement inexistante. Pour elle, la police était une puissance ennemie relativement imprécise, dont les interventions concrètes au cours des années avaient été de l'arrêter ou de l'humilier. La dernière fois qu'elle avait eu affaire à la police était un après-midi de mai l'année précédente. Elle empruntait Götgatan pour se rendre à Milton Security, quand elle s'était soudain trouvée nez à nez avec un gendarme mobile, muni d'un casque à visière, qui, sans qu'il y ait eu la moindre provocation de sa part, lui avait asséné un coup de matraque sur l'épaule. Son réflexe de défense avait été de passer immédiatement à l'offensive avec la bouteille de Coca qu'elle tenait à la main. Heureusement, le policier avait déjà tourné les talons et était reparti en trombe avant qu'elle n'ait eu le temps d'agir. Plus tard, elle avait appris que la Rue nous appartient avait organisé une manifestation ce jour-là dans le quartier.
L'idée de se rendre au QG des casques à visière ou de dénoncer Nils Bjurman pour abus sexuel n'existait pas dans sa conscience. Qu'aurait-elle dénoncé, d'ailleurs ? Bjurman lui avait touché les seins. N'importe quel agent de police jetterait un regard sur elle pour constater qu'avec ses bourgeons miniature cela paraissait invraisemblable, et si cela avait eu lieu elle devrait plutôt être fière que quelqu'un ait bien voulu s'en donner la peine. Quant à cette histoire de pipe — c'était sa parole contre celle de Bjurman et, en général, la parole des autres pesait plus lourd que la sienne. La police n'était pas une bonne alternative.
Après avoir quitté le bureau de Bjurman, elle rentra chez elle, prit une douche, avala deux sandwiches au fromage et aux cornichons puis s'installa pour réfléchir dans le canapé du salon au tissu râpé et bouloché.
Un individu normal aurait peut-être considéré son manque de réaction comme un élément à charge — une preuve que d'une certaine manière elle était si anormale que même un viol n'arrivait pas à provoquer une réponse émotionnelle satisfaisante.
Son cercle d'amis était plutôt restreint, et n'était pas non plus composé de gens de la classe moyenne à l'abri dans leurs pavillons de banlieue. Le fait était qu'à sa majorité, Lisbeth Salander ne connaissait pas une seule fille qui, au moins une fois, n'avait pas été forcée d'accomplir une forme d'acte sexuel contre son gré. La majeure partie de ces abus était le fait de petits amis plus âgés qui, moyennant une certaine dose de persuasion, s'étaient arrangés pour arriver à leurs fins. A sa connaissance, de tels incidents avaient parfois eu pour conséquences des crises de larmes et de rage, mais jamais une plainte dans un commissariat.
Dans le monde de Lisbeth Salander, ceci était l'état naturel des choses. En tant que fille, elle était une proie autorisée, surtout à partir du moment où elle portait un blouson de cuir noir élimé, où elle avait des piercings aux sourcils, des tatouages et un statut social inexistant.
Pas de quoi verser des larmes pour ça.
En revanche il était hors de question que maître Bjurman puisse l'obliger à lui faire une pipe impunément. Lisbeth Salander n'oubliait jamais un affront, et par nature elle était tout sauf disposée à pardonner.
Son statut juridique posait cependant un problème. Aussi loin que remontaient ses souvenirs, on l'avait considérée comme coriace et d'une violence que rien ne motivait. Les premières notes la concernant se trouvaient dans le dossier de l'infirmière de l'école primaire. Elle avait été renvoyée chez elle parce qu'elle avait frappé un camarade de classe et l'avait poussé contre un portemanteau si fort qu'il avait saigné. Elle se souvenait encore avec irritation de sa victime ; un gros garçon du nom de David Gustavsson qui n'arrêtait pas de l'embêter et de lui balancer des trucs sur la tête et qui au fil du temps était devenu un parfait tortionnaire, même si, à cette époque, elle ne connaissait pas le mot. A son retour à l'école, David avait promis de se venger sur un ton menaçant, et elle l'avait étendu d'une droite bien placée, le poing renforcé d'une balle de golf, d'où à nouveau du sang versé et une nouvelle note dans le dossier.
Les règles de vie commune à l'école l'avaient toujours laissée perplexe. Elle s'occupait de ses affaires et ne se mêlait pas de ce que faisaient les gens autour d'elle. Il s'en trouvait pourtant toujours un prêt à ne jamais lui foutre la paix.
En CM1, on l'avait renvoyée à la maison à plusieurs reprises à la suite de violentes disputes avec des camarades. Les garçons de sa classe, considérablement plus forts qu'elle, apprenaient vite qu'il pouvait s'avérer désagréable de chercher noise à cette fille rachitique — contrairement aux autres filles, elle ne battait jamais en retraite et n'hésitait pas une seconde à avoir recours aux poings ou à divers instruments pour se défendre. Elle affichait une attitude qui signifiait qu'elle se laisserait maltraiter à mort plutôt qu'accepter des saloperies.
En outre, elle se vengeait.
En CM2, Lisbeth Salander avait eu des démêlés avec un garçon beaucoup plus grand et fort qu'elle. D'un point de vue purement physique, elle n'avait pas représenté un grand obstacle pour lui. Pour commencer, il s'était amusé à la faire tomber plusieurs fois, puis il l'avait giflée quand elle essayait de contre-attaquer. Rien à faire, malgré sa supériorité, cette idiote continuait à le chercher, et au bout d'un moment même les autres élèves avaient commencé à trouver que ça allait trop loin. Elle était si manifestement sans défense que ça en devenait pénible. Finalement, le garçon lui avait balancé un coup de poing magistral qui lui avait fendu la lèvre et lui avait fait voir trente-six chandelles. Ils l'avaient abandonnée par terre derrière le gymnase. Elle était restée à la maison deux jours. Au matin du troisième jour, elle attendait son tortionnaire avec une batte de baseball et la lui abattit sur l'oreille. Ceci lui valut une convocation chez le principal qui décida de porter plainte contre elle pour coups et blessures, ce qui eut pour résultat une enquête sociale.
Ses camarades de classe la considéraient comme cinglée et la traitaient en conséquence. Elle suscitait peu de sympathie aussi parmi les professeurs, qui par moments la vivaient comme une plaie. Elle n'avait jamais été spécialement loquace et elle était considérée comme l'élève qui ne levait jamais la main et qui en général ne répondait pas quand le professeur essayait de l'interroger directement. Personne ne savait si c'était parce qu'elle ne connaissait pas la réponse ou s'il y avait une autre raison, mais ses notes reflétaient un état de fait. Manifestement elle avait des problèmes mais, curieusement, personne n'avait vraiment envie de se charger de cette fille difficile, bien que son cas fût discuté à maintes reprises parmi les professeurs. Elle se retrouva donc dans la situation où même les professeurs la laissaient tomber et l'abandonnaient claquemurée dans son silence renfrogné.
Un jour, un remplaçant qui ne connaissait pas son comportement particulier l'avait sommée de répondre à une question de mathématiques, et elle avait fait une crise d'hystérie et avait frappé le prof à coups de poing et de pied. Elle termina le primaire et entra au collège dans une autre école, sans avoir un seul camarade à qui dire au revoir. Une fille au comportement déviant et que personne n'aimait.
Ensuite était arrivé Tout Le Mal auquel elle ne voulait pas penser, juste quand elle était à la porte de l'adolescence, la dernière crise, histoire de parachever le dessin, et qui fit qu'on ressortit les dossiers du primaire. Depuis, d'un point de vue juridique, on l'avait considérée comme... eh bien, comme cinglée. Une malade mentale. Lisbeth Salander n'avait jamais eu besoin de papiers pour savoir qu'elle était différente. D'un autre côté, personne ne l'avait ennuyée non plus, tant que son tuteur avait été Holger Palmgren, un homme qu'elle pouvait mener par le bout du nez en cas de besoin.
Avec l'arrivée de Bjurman, la mise sous tutelle menaçait de devenir un poids dramatique dans sa vie. Peu importe vers qui elle se tournerait, des pièges potentiels s'ouvriraient, et que se passerait-il si elle perdait le combat ? La mettrait-on en institution ? Enfermée dans une maison de fous ? Bonjour l'alternative !
PLUS TARD DANS LA NUIT, quand Cécilia Vanger et Mikael s'étaient calmés, les jambes emmêlées et la poitrine de Cécilia reposant contre Mikael, elle leva les yeux vers lui.
— Merci. Il y avait longtemps. Tu n'es pas mal au lit.
Mikael sourit. Il ressentait toujours une satisfaction puérile devant la flatterie à consonance sexuelle.
— Ça m'a bien plu, dit Mikael. Inattendu, mais plaisant.
— Je veux bien qu'on remette ça, dit Cécilia Vanger. Si ça te dit. Mikael la regarda.
— Tu essaies de me dire que tu voudrais un amant ?
— Un amant occasionnel, comme tu disais, fit Cécilia Vanger. Mais je veux que tu rentres chez toi avant de t'endormir. Je ne veux pas me réveiller demain matin avec toi ici, avant que j'aie mis de l'ordre dans mes muscles et mon visage. Et puis il serait peut-être bon que tu n'ailles pas clamer dans tout le village ce qu'on fait ensemble.
— M'étonnerait que je fasse ça, dit Mikael.
— Je ne voudrais surtout pas qu'Isabella le sache. Elle est vraiment une peau de vache.
— Et ta voisine la plus proche... ça va, je l'ai rencontrée.
— Oui, heureusement que de chez elle on ne voit pas ma porte d'entrée. Mikael, sois discret, s'il te plaît.
— Je serai discret.
— Merci. Tu bois ?
— Parfois.
— J'ai envie d'un truc sympa avec du gin. Ça te dit ?
— Volontiers.
Elle s'enveloppa d'un drap et disparut au rez-de-chaussée. Mikael en profita pour aller au cabinet de toilette se passer le visage sous le robinet. Nu comme un ver, il détaillait sa bibliothèque quand elle revint avec une carafe d'eau glacée et deux gin au citron vert. Ils portèrent un toast.
— Pourquoi tu es venu chez moi ? demanda-t-elle.
— Pour rien de spécial. Simplement je...
— Tu es resté chez toi à lire l'enquête de Henrik. Puis tu viens me voir. On n'a pas besoin d'avoir bac plus douze pour comprendre ce qui te tracasse.
— As-tu lu l'enquête ?
— En partie. J'ai vécu toute ma vie d'adulte avec l'enquête. On ne peut pas fréquenter Henrik sans être contaminé par l'énigme Harriet.
— Il se trouve que c'est un problème fascinant. Je veux dire, c'est un mystère de la chambre close à l'échelle d'une île. Et rien dans l'enquête ne semble suivre la logique normale. Toutes les questions restent sans réponse, tous les indices mènent à un cul-de-sac.
— Mmm, ces choses-là obsèdent les gens.
— Toi, tu étais sur l'île ce jour-là.
— Oui. J'étais ici et j'ai assisté aux événements. A l'époque, je faisais mes études à Stockholm. J'aurais préféré être restée chez moi ce week-end.
— Comment était Harriet, réellement ? Les gens ont l'air de l'avoir interprétée d'un tas de manières différentes.
— C'est off the record ou... ?
— Je n'enregistre pas.
— Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il y avait dans la tête de Harriet. Je suppose que tu veux parler de la dernière année. Un jour, elle était frappadingue religieuse. Le lendemain elle se maquillait comme une pute et allait à l'école avec le pull le plus moulant qu'elle avait pu trouver. Pas besoin d'être psychologue pour comprendre qu'elle était profondément malheureuse. Mais je ne vivais pas ici, comme je te l'ai dit, et j'ai seulement entendu les ragots.
— Qu'est-ce qui a déclenché ces problèmes ?
— Gottfried et Isabella, évidemment. Quel souk, leur mariage ! Des noceurs, toujours prêts à se bagarrer. Pas physiquement — Gottfried n'était pas du genre à se battre et il avait plutôt peur d'Isabella. Elle pouvait se montrer terrible. Au début des années 1960, il s'est installé de façon plus ou moins permanente dans sa cabane au bout de l'île, où Isabella ne mettait jamais les pieds. Périodiquement, on le voyait apparaître ici au Village, on aurait dit un clochard. Ensuite il redevenait sobre et s'habillait de nouveau avec soin et essayait de faire son boulot.
— Mais personne n'avait envie d'aider Harriet ?
— Si, Henrik bien sûr. Pour finir, elle est venue habiter chez lui. Mais n'oublie pas qu'il était occupé à jouer son rôle de grand industriel. En général, il était en voyage d'affaires quelque part et n'avait pas trop de temps à consacrer à Harriet et à Martin. Je n'ai pas trop suivi l'histoire, puisque j'habitais d'abord à Uppsala et ensuite à Stockholm — et moi non plus je n'ai pas eu une jeunesse très facile avec Harald comme père, je peux te l'assurer. Mais, petit à petit, j'ai compris que le problème venait du fait que Harriet ne se confiait jamais à personne. Au contraire, elle essayait de maintenir les apparences et de faire comme s'ils étaient une famille heureuse.
— Refus systématique.
— Exactement. Mais elle avait changé après la noyade de son père. Elle ne pouvait plus faire comme si tout était carré. Jusque-là elle avait été... je ne sais pas comment le dire, surdouée et précoce, mais surtout, surtout, une adolescente à peu près ordinaire. La dernière année, elle était toujours d'une intelligence brillante, meilleures notes partout, mais c'était comme si elle n'avait pas de vraie personnalité.
— Comment son père s'est-il noyé ?
— Gottfried ? De façon on ne peut plus banale. Il est tombé d'une barque juste en bas de sa cabane. Sa braguette était ouverte et son taux d'alcool était extrêmement élevé, je te laisse deviner comment ça s'est passé. C'est Martin qui l'a trouvé.
— Je ne le savais pas.
— C'est drôle. Martin a évolué, il est devenu une personne vraiment bien. Si tu m'avais demandé il y a trente-cinq ans, j'aurais dit qu'il était celui de la famille qui avait besoin d'un psy.
— C'est-à-dire ?
— Harriet n'était pas la seule à souffrir de la situation. Pendant bon nombre d'années, Martin était tellement taciturne et renfermé qu'on aurait pu le qualifier d'ours. Les deux enfants vivaient de sales moments. Je veux dire, on était tous dans ce cas. J'avais mes problèmes avec mon père — j'imagine que tu as compris qu'il est fou à lier. Ma sœur Anita avait les mêmes problèmes, tout comme Alexander, mon cousin. C'était dur d'être jeune dans la famille Vanger.
— Qu'est-ce qu'elle est devenue, ta sœur ?
— Anita habite à Londres. Elle y est allée dans les années 1970 travailler pour une agence de voyages suédoise et elle y est restée. Elle a vécu avec un type qu'elle ne s'est jamais donné la peine de présenter à la famille et dont elle est séparée depuis. Aujourd'hui elle est chef d'escale à la British Airways. On s'entend bien, elle et moi, mais nous avons très peu de contacts, nous ne nous voyons qu'une fois tous les deux ans à peu près. Elle ne rentre jamais à Hedestad.
— Pourquoi pas ?
— Notre père est fou. Ça suffit comme explication ?
— Mais toi, tu es restée.
— Moi et Birger, mon frère.
— Le politicien.
— Tu veux rire ? Birger est plus âgé qu'Anita et moi. Nous ne nous sommes jamais trop bien entendus. Il se considère comme un politicien terriblement important avec un avenir au Parlement et peut-être un fauteuil de ministre si les conservateurs devaient gagner. En réalité, c'est un conseiller municipal moyennement doué dans un patelin perdu, ce qui devrait représenter à la fois le sommet et le terminus de sa carrière.
— Une chose qui me fascine avec la famille Vanger, c'est la haine réciproque de tous les côtés.
— Ce n'est pas tout à fait vrai. J'aime énormément Martin et Henrik. Et je me suis toujours bien entendue avec ma sœur, même si nous nous voyons trop peu souvent. Je déteste Isabella, je n'ai pas beaucoup de sympathie pour Alexander. Et je ne parle pas avec mon père. Je dirais que c'est à peu près moitié-moitié dans la famille. Mais je vois ce que tu veux dire. Tu peux l'entendre comme ça : quand on est membre de la famille Vanger, on apprend très tôt à parler clairement. Nous disons ce que nous pensons.
— Oui, j'ai remarqué que vous y allez franco. Mikael tendit la main et toucha ses seins. Un quart d'heure chez toi que déjà tu me sautais dessus.
— Très franchement, la première fois où je t'ai vu, je me suis demandé comment tu étais au lit. Et ça m'a semblé tout à fait normal d'essayer.
POUR LA PREMIÈRE FOIS DE SA VIE, Lisbeth Salander ressentit un besoin pressant de demander conseil. Un problème se posait cependant : pour pouvoir demander conseil, elle serait obligée de se confier à quelqu'un, ce qui signifiait qu'elle serait obligée de se livrer et de raconter ses secrets. A qui pourrait-elle parler ? Le contact avec autrui n'était tout simplement pas son fort.
Quand elle passait mentalement en revue son carnet d'adresses, Lisbeth Salander comptait très exactement dix personnes qui d'une façon ou d'une autre pouvaient appartenir à son cercle de connaissances. Une estimation généreuse, elle en convenait elle-même.
Elle pouvait parler avec Plague, qui était un point à peu près fixe dans son existence. Mais il n'était absolument pas un ami et il était définitivement le dernier qui pourrait contribuer à résoudre ses problèmes. Ce n'était pas une bonne solution.
La vie sexuelle de Lisbeth Salander n'était pas vraiment aussi modeste qu'elle l'avait laissé croire à maître Bjurman. Et la plupart du temps, les rapports qu'elle avait eus s'étaient déroulés selon ses conditions et sur son initiative. Depuis ses quinze ans, elle avait eu une cinquantaine de partenaires, autrement dit quelque chose comme cinq partenaires par an, ce qui est normal pour une célibataire de son âge considérant le sexe comme un passe-temps.
Elle avait cependant rencontré la majeure partie de ces partenaires occasionnels sur une période de deux ans, à l'époque tumultueuse de la fin de son adolescence. Lisbeth Salander s'était trouvée alors à une croisée des chemins sans réel contrôle sur sa vie, et son avenir aurait pu prendre la forme d'une autre série de notations dans des dossiers, concernant drogues, alcool et internement dans différents établissements de soins. Depuis ses vingt ans et ses débuts à Milton Security, elle s'était considérablement calmée et elle estimait maîtriser sa vie.
Elle ne ressentait plus la nécessité d'accorder des faveurs à qui lui avait offert trois bières au troquet, et elle ne ressentait pas le moindre accomplissement personnel en suivant chez lui un soûlard dont elle connaissait à peine le nom. Cette dernière année, elle n'avait eu qu'un seul partenaire sexuel régulier, ce qu'on ne pouvait guère qualifier d'attitude dévergondée, comme l'insinuaient les dossiers médicaux de la fin de son adolescence.
A part cela le sexe, pour elle, était lié à quelqu'un dans l'espèce de bande de filles dont en réalité elle n'était pas membre, mais où on l'acceptait parce qu'elle était devenue la copine de Cilla Norén. Elle avait rencontré Cilla à la fin de son adolescence lorsque, sur la demande pressante de Holger Palmgren, elle avait essayé de compléter ses bulletins de notes du collège avec la formation pour adultes de Komvux. Cilla avait des cheveux couleur prune avec des mèches noires, un pantalon de cuir noir, un anneau dans la narine et autant de clous à sa ceinture que Lisbeth. Elles s'étaient dévisagées avec méfiance pendant la première leçon.
Pour une raison que Lisbeth n'arrivait pas vraiment à comprendre, elles avaient commencé à se voir. Lisbeth n'était pas de celles qui se font vite une copine et surtout pas durant ces années-là, mais Cilla avait ignoré son silence et l'avait entraînée au troquet. Par son intermédiaire, Lisbeth était devenue membre des Evil Fingers, à l'origine un groupe de banlieue composé de quatre adolescentes d'Enskede qui aimaient le hard rock, et qui dix ans plus tard formaient une bande assez importante de copines qui se retrouvaient au Moulin les mardis soir pour dire du mal des garçons, parler féminisme, sciences occultes, musique et politique, et boire d'énormes quantités de bière. Elles méritaient effectivement leur nom.
Salander gravitait à la périphérie de la bande et apportait rarement sa contribution aux discussions, mais elle était acceptée telle qu'elle était et elle pouvait aller et venir à sa guise et rester toute la soirée avec sa chope à la main sans rien dire. On l'invitait aussi pour les anniversaires de l'une ou l'autre, pour Noël et autres fêtes de ce genre, même si elle n'y allait quasiment jamais.
Durant les cinq ans qu'elle avait fréquenté les Evil Fingers, les filles avaient changé. Les couleurs des cheveux étaient devenues plus normales et les vêtements provenaient plus souvent de H & M que des friperies de l'Armée du Salut. Elles suivaient des études ou travaillaient et l'une avait pondu un gamin. Lisbeth avait l'impression d'être la seule qui n'avait pas changé d'un poil, ce qui signifiait peut-être aussi qu'elle piétinait sur place.
Mais elles s'amusaient toujours quand elles se retrouvaient. S'il existait un endroit où elle ressentait une sorte d'appartenance, c'était bien en compagnie des Evil Fingers, et par extension aussi en compagnie des garçons qui constituaient le cercle d'amis de la bande de filles.
Les Evil Fingers l'écouteraient. Elles se mobiliseraient pour elle aussi. Mais elles ignoraient totalement que Lisbeth Salander était sous le coup d'une décision de justice la déclarant juridiquement irresponsable. Elle ne voulait pas qu'elles aussi se mettent à la regarder de travers. Ce n'était pas une bonne alternative.
Pour le reste, pas une seule camarade de classe d'autrefois ne figurait dans son carnet d'adresses. Elle manquait de toute forme de réseau, de soutien ou de contacts politiques. Vers qui alors pourrait-elle se tourner pour raconter ses problèmes avec maître Nils Bjurman ?
Si, peut-être quelqu'un. Elle réfléchit longuement à l'idée de se confier à Dragan Armanskij ; d'aller frapper à sa porte pour lui expliquer sa situation. Il lui avait dit que si elle avait besoin d'aide pour quoi que ce soit, elle ne devait pas hésiter à s'adresser à lui. Elle était convaincue de sa sincérité.
Armanskij lui aussi l'avait touchée une fois, mais le geste avait été gentil, sans mauvaises intentions, ça n'avait rien eu d'une démonstration de force. Elle répugnait cependant à lui demander de l'aide. Il était son chef et cela la rendrait redevable. Lisbeth Salander sourit en pensant à ce que serait sa vie avec Armanskij pour tuteur au lieu de Bjurman. L'idée n'avait rien de désagréable, mais Armanskij aurait sans doute pris sa mission avec tant de sérieux qu'il l'aurait étouffée de sa sollicitude. C'était... hmmm, peut-être une bonne solution.
Alors qu'elle était parfaitement au courant du rôle de SOS-Femmes en détresse, jamais l'idée ne lui vint d'y faire appel. Ces centres étaient à ses yeux pour les victimes, et elle ne s'était jamais considérée comme telle. La seule bonne alternative qui lui restait était par conséquent d'agir comme elle avait toujours agi — prendre l'affaire en main et résoudre elle-même ses problèmes. Là, c'était la bonne solution.
Et une solution qui n'augurait rien de bon pour maître Nils Bjurman.
LA DERNIÈRE SEMAINE de février, Lisbeth Salander s'attribua à elle-même une mission, avec maître Nils Bjurman, né en 1950, comme objet prioritaire. Elle travailla environ seize heures par jour et fit une enquête sur la personne plus minutieuse que jamais auparavant. Elle utilisa toutes les archives et tous les documents officiels qu'elle pouvait trouver. Elle fouina dans ses relations familiales et personnelles. Elle vérifia ses comptes et établit en détail sa carrière et ses missions.
Le résultat fut décevant.
Il était juriste, membre de l'ordre des avocats et auteur d'une thèse d'un verbiage respectable quoique exceptionnellement ennuyeuse sur le droit commercial. Sa réputation était irréprochable. Maître Bjurman n'avait jamais été épingle. Une seule fois, il avait été signalé à l'ordre des avocats — considéré comme intermédiaire dans une affaire de dessous-de-table immobiliers dix ans auparavant, mais il avait pu prouver son innocence et l'affaire avait été classée. Ses comptes étaient en ordre ; maître Bjurman était fortuné, disposant d'au moins 10 millions de couronnes. Il payait plus d'impôts que nécessaire, était membre de Greenpeace et d'Amnesty International et apparaissait comme donateur régulier à la Fondation pour le cœur et les poumons. Son nom était rarement apparu dans un média mais à plusieurs reprises il avait signé des pétitions soutenant des prisonniers politiques dans le Tiers Monde. Il habitait un cinq-pièces dans Upplandsgatan près d'Odenplan, et il était secrétaire de l'association des copropriétaires de son immeuble. Il était divorcé, sans enfants.
Lisbeth Salander se focalisa sur son ex-femme, prénommée Elena. Elle était née en Pologne mais avait vécu en Suède toute sa vie. Elle travaillait dans la rééducation et était remariée, apparemment pour le meilleur, avec un collègue de Bjurman. Rien à chercher de ce côté. Leur mariage avait duré quatorze ans et le divorce s'était passé à l'amiable.
Maître Bjurman avait régulièrement le contrôle de jeunes ayant eu quelques démêlés avec la justice. Il avait été administrateur de quatre jeunes avant de devenir le tuteur de Lisbeth Salander. Chacune de ses missions concernait des mineurs, et elles avaient pris fin sur une simple décision du tribunal le jour de leur majorité. L'un de ces clients faisait toujours appel à Bjurman comme avocat, là non plus il ne semblait pas y avoir de petite bête à trouver. Si Bjurman avait mis sur pied un système pour tirer profit de ses protégés, rien n'apparaissait en tout cas en surface, et Lisbeth eut beau chercher en profondeur, elle ne trouva rien de bizarre. Tous les quatre avaient des vies rangées avec petits amis et petites amies, un emploi, un logement et une panoplie de cartes de fidélité.
Elle avait appelé chacun des quatre en se présentant comme secrétaire aux affaires sociales chargée d'une enquête concernant les enfants ayant autrefois été sous gérance pour savoir comment ils s'en sortaient dans la vie par rapport aux autres enfants. Mais oui, bien sûr que vous resterez absolument anonymes. Elle avait bricolé un questionnaire en dix points. Plusieurs des questions étaient formulées de manière à inciter ses interlocuteurs à donner leur avis sur le fonctionnement de la gérance — s'ils avaient eu une opinion sur Bjurman, elle était sûre que cela aurait suinté au moins chez un des interviewés. Mais aucun n'avait quoi que ce soit de négatif à dire.
Une fois son ESP terminée, Lisbeth Salander rassembla toute la documentation dans un sac en papier de supermarché et le posa avec les vingt autres sacs de journaux dans l'entrée. Maître Bjurman était apparemment irréprochable. Il n'y avait tout simplement rien dans son passé que Lisbeth Salander pouvait utiliser comme levier. Pour elle, et elle avait de quoi étayer son opinion, ce gars n'était qu'une brute et un ignoble salopard — mais elle ne trouvait rien qu'elle aurait pu utiliser comme preuve.
L'heure était venue de considérer d'autres possibilités. Après avoir passé en revue toutes les analyses, restait une solution relativement tentante — du moins totalement réaliste. Le plus simple serait que Bjurman disparaisse simplement de sa vie. Un infarctus foudroyant. Game over. Le hic, c'était que même les vicelards de cinquante-cinq balais ne faisaient pas d'infarctus sur commande.
On pouvait cependant y remédier.
MIKAEL BLOMKVIST MENAIT SA LIAISON avec le proviseur Cécilia Vanger dans la plus grande discrétion. Elle avait fixé trois impératifs : elle ne voulait pas que quelqu'un sache qu'ils se voyaient. Elle voulait qu'il vienne chez elle seulement quand elle l'appelait au téléphone et qu'elle était d'humeur. Et elle ne voulait pas qu'il passe la nuit chez elle.
L'attitude de Cécilia rendait Mikael perplexe. Lorsqu'il tombait sur elle au café Susanne, elle était aimable mais froide et distante. Mais quand ils se retrouvaient dans sa chambre, elle était passionnément enflammée.
Mikael ne tenait pas particulièrement à fouiner dans sa vie privée, mais on l'avait embauché pour fouiner dans la vie privée de toute la famille Vanger. Il se sentait partagé et en même temps curieux. Un jour, il demanda à Henrik Vanger avec qui elle avait été mariée et ce qui s'était passé. Il posa la question en même temps qu'il expédiait le passé d'Alexander et de Birger et de tous les autres membres de la famille présents sur l'île quand Harriet avait disparu.
— Cécilia ? Autant que je sache, elle n'avait pas de rapports avec Harriet.
— Parle-moi de son passé.
— Elle est venue habiter ici après ses études et a commencé à travailler comme professeur. Elle a rencontré un certain Jerry Karlsson, qui malheureusement travaillait dans le groupe Vanger. Ils se sont mariés. Je croyais leur mariage heureux — au moins au début. Mais après quelques années j'ai compris que tout n'allait pas pour le mieux. Il la battait. C'était l'histoire habituelle — il la frappait mais elle lui trouvait des circonstances atténuantes. Jusqu'au jour où il l'a frappée une fois de trop. Elle s'est retrouvée grièvement blessée et a dû être hospitalisée. Je lui ai parlé et lui ai offert mon aide. Elle est venue s'installer ici sur l'île et elle a refusé de rencontrer son mari depuis. Je me suis chargé de le faire licencier.
— Mais elle est toujours mariée avec lui.
— Sur le papier, c'est tout. Je ne sais pas pourquoi elle n'a pas demandé le divorce. Mais elle n'a jamais voulu se remarier, si bien que le problème ne s'est jamais posé.
— Ce Jerry Karlsson, avait-il un rapport...
— ... avec Harriet ? Non, il n'habitait pas à Hedestad en 1966 et il n'avait pas encore commencé à travailler pour le groupe.
— Bon.
— Mikael, j'aime Cécilia. Elle est peut-être difficile, mais elle est une des rares personnes bien de ma famille.
AUSSI SYSTÉMATIQUEMENT qu'un parfait bureaucrate, Lisbeth Salander consacra une semaine à planifier le décès de maître Nils Bjurman. Elle envisagea — et rejeta — différentes méthodes jusqu'à ce qu'elle dispose d'un nombre de scénarios réalistes entre lesquels choisir. Ne pas agir dans l'impulsion. Sa première pensée avait été d'essayer d'arranger un accident, mais à y réfléchir, elle était rapidement arrivée à la conclusion que peu importait qu'on parle de meurtre.
Une seule condition devait être remplie. Maître Bjurman devait mourir de manière qu'elle-même ne puisse jamais être associée au crime. Elle se doutait bien que tôt ou tard son nom apparaîtrait dans une enquête policière à venir quand les flics examineraient les activités de Bjurman. Mais elle n'était qu'un grain de poussière dans toute une galaxie de clients actuels ou anciens, elle ne l'avait rencontré que quelques rares fois et, à moins que Bjurman n'ait noté dans son agenda qu'il l'avait forcée à lui faire une pipe — ce qu'elle jugeait invraisemblable —, elle n'avait aucune raison de l'assassiner. Il n'y aurait pas la moindre preuve que sa mort avait un rapport quelconque avec ses clients ; on pourrait penser à des ex-petites amies, des parents, des connaissances, des collègues et un tas d'autres gens. On pourrait même cataloguer cela de random violence, scénario dans lequel meurtrier et victime ne se connaissaient pas.
Mettons même que son nom apparaisse, et alors ? Elle ne serait qu'une pauvre fille sous tutelle, bardée de documents prouvant qu'elle était mentalement handicapée. Il y avait donc intérêt à ce que la mort de Bjurman advienne selon un schéma suffisamment compliqué pour qu'une handicapée mentale ne soit pas très vraisemblable dans le rôle de l'auteur du crime.
Elle rejeta d'emblée la solution arme à feu. S'en procurer une ne lui poserait pas de gros problèmes d'ordre pratique, mais les flics étaient doués pour retrouver l'origine des flingues.
Elle envisagea l'arme blanche, un couteau pouvait s'acheter dans n'importe quelle quincaillerie, mais elle rejeta cette solution aussi. Même si elle déboulait sans crier gare et lui plantait le couteau dans le dos, rien ne garantissait qu'il crèverait tout de suite et sans bruit, ni même qu'il crèverait. Cela signifiait donc raffut monstre attirant l'attention, plus sang qui pourrait tacher ses vêtements et constituer des preuves accablantes.
Elle envisagea aussi une bombe, mais cela s'avérait trop compliqué. Mettre au point la bombe ne serait pas un problème — Internet fourmillait de manuels pour fabriquer les objets les plus meurtriers. Difficile, par contre, de trouver un moyen d'exploser le salopard sans qu'un passant innocent dérouille aussi. Sans compter, une nouvelle fois, que rien ne garantissait l'élimination du salopard.
Le téléphone sonna.
— Salut Lisbeth, c'est Dragan. J'ai un boulot pour toi.
— J'ai pas le temps.
— C'est important.
— Je suis occupée.
Elle raccrocha.
Pour finir, elle se décida pour une solution inattendue — le poison. Ce choix la surprenait, mais à y réfléchir il était parfait.
Lisbeth Salander consacra quelques jours et nuits à passer Internet au peigne fin à la recherche d'un poison adéquat. Le choix était vaste. Avec en premier le poison le plus mortel, toutes catégories confondues, que la science connaisse — l'acide cyanhydrique, aussi connu sous le nom d'acide prussique.
L'acide cyanhydrique était utilisé dans l'industrie chimique, entre autres comme composant de certaines peintures. Quelques milligrammes suffisaient à liquider quelqu'un ; un litre dans le réservoir d'eau d'une ville moyenne pouvait l'anéantir dans sa totalité.
Pour des raisons évidentes, une telle substance mortelle était entourée de contrôles de sécurité rigoureux. Mais si un fanatique politique avec des projets d'assassinat ne pouvait pas entrer dans la pharmacie la plus proche et demander dix millilitres d'acide cyanhydrique, on pouvait fabriquer ça en quantités quasi illimitées dans une cuisine ordinaire. Un modeste équipement de laboratoire, disponible dans une boîte de petit chimiste pour enfants, en vente pour 200 couronnes, et quelques ingrédients qu'on pouvait extraire de produits ménagers courants suffisaient. La recette était en ligne sur Internet.
Il y avait aussi la nicotine. D'une seule cartouche de cigarettes, elle pourrait en extraire suffisamment de milligrammes pour concocter un sirop pas trop épais. Mieux encore, bien qu'un peu plus difficile à fabriquer : le sulfate de nicotine, qui avait l'avantage d'être absorbable par la peau ; il suffirait donc d'enfiler des gants en caoutchouc, de remplir un pistolet à eau et de tirer sur la figure de maître Bjurman. En vingt secondes, il aurait perdu connaissance et en quelques minutes il serait mort.
Jusque-là, Lisbeth Salander n'avait pas soupçonné que tant de produits ménagers parfaitement ordinaires fournis par sa droguerie locale pouvaient se transformer en armes mortelles. Après avoir potassé le sujet pendant quelques jours, elle était convaincue qu'il n'y avait pas d'obstacles techniques pour régler son compte au cher tuteur.
Ne restaient que deux problèmes : la mort de Bjurman ne lui rendrait pas le contrôle de sa propre vie et il n'y avait aucune garantie que le successeur de Bjurman ne soit pas dix fois pire. Analyse des conséquences.
Ce qu'il lui fallait trouver était une manière de contrôler son tuteur et par là même de maîtriser sa propre situation. Allongée dans le vieux canapé du séjour toute une soirée, elle passa mentalement la situation en revue. Vers 22 heures, elle avait éliminé les projets d'assassinat par empoisonnement et élaboré un plan B.
Le plan n'était pas séduisant et il sous-entendait qu'elle laissait Bjurman s'attaquer à elle encore une fois. Mais si elle le menait à bout, c'était bingo pour elle.
Pensait-elle.
AU COURS DES DERNIERS JOURS du mois de février, Mikael avait pris un rythme qui transformait le séjour à Hedeby en un train-train quotidien. Il se levait à 9 heures tous les matins, prenait son petit-déjeuner et travaillait jusqu'à midi à se gaver de nouvelles données. Puis il faisait une promenade d'une heure, quel que soit le temps. Dans l'après-midi, il se remettait au boulot, chez lui ou au café Susanne, en approfondissant ce qu'il avait lu dans la matinée ou en écrivant des passages de ce qui allait devenir l'autobiographie de Henrik. Il s'était ménagé du temps libre entre 15 et 18 heures, qu'il utilisait pour faire des courses, laver son linge, aller à Hedestad et expédier d'autres affaires courantes. Vers 19 heures, il passait chez Henrik Vanger lui exposer les points d'interrogation qui avaient surgi au cours de la journée. Vers 22 heures, il était de retour à la maison et lisait jusqu'à 1 ou 2 heures du matin. Il épluchait systématiquement les documents fournis par Henrik.
Il découvrit avec surprise que le travail de rédaction de l'autobiographie de Henrik avançait comme sur des roulettes. Il disposait déjà du premier jet de près de cent vingt pages de la chronique familiale— la vaste période depuis le débarquement de Jean-Baptiste Bernadotte en Suède jusqu'aux environs des années 1920. A partir de là, il était obligé d'avancer plus lentement et de commencer à peser ses mots.
A la bibliothèque de Hedestad, il avait commandé des livres traitant du nazisme à cette époque, entre autres la thèse de doctorat de Hélène Lööw La Croix gammée et la gerbe des wasa. Il avait écrit le brouillon d'une quarantaine d'autres pages sur Henrik et ses frères, focalisées sur Henrik en tant que personnage principal. Il avait une longue liste de recherches à faire concernant des entreprises de cette époque, leur structure et leur fonctionnement, et il découvrit que la famille Vanger avait aussi été intimement mêlée à l'empire d'Ivar Kreuger — encore une histoire parallèle qu'il fallait rafraîchir. Il calcula qu'en tout il lui restait à peu près trois cents pages à écrire. Il avait établi un planning pour avoir une première mouture à présenter à Henrik Vanger début septembre, et il prévoyait d'utiliser l'automne pour peaufiner son texte.
En revanche, Mikael n'avançait pas d'un millimètre dans l'enquête sur Harriet Vanger. Il avait beau lire et réfléchir sur les détails des nombreux dossiers, il n'en trouvait pas un seul qui aurait pu faire bouger les choses.
Un samedi soir fin février, il eut un long entretien avec Henrik Vanger, où il rendit compte de ses progrès inexistants. Le vieil homme l'écouta patiemment énumérer tous les culs-de-sac qu'il avait visités.
— Autrement dit, Henrik, je ne trouve rien dans l'enquête qui n'ait pas déjà été exploité jusqu'à la moelle.
— Je comprends ce que tu veux dire. Moi aussi j'y ai réfléchi à me rendre malade. Et en même temps je suis sûr que nous avons dû louper quelque chose. Aucun crime n'est aussi parfait que ça.
— Mais nous ne sommes même pas en mesure de déterminer s'il y a réellement eu un crime. Henrik Vanger soupira et fit un geste frustré avec la main.
— Continue, demanda-t-il. Va jusqu'au bout.
— Ça ne sert à rien.
— Peut-être. Mais n'abandonne pas.
Mikael soupira.
— Les numéros de téléphone, finit-il par dire.
— Oui.
— Ils signifient forcément quelque chose.
— Oui.
— Ils ont été notés sciemment.
— Oui.
— Mais nous ne savons pas les interpréter.
— Non.
— Ou alors nous les interprétons mal.
— Exactement.
— Ce ne sont pas des numéros de téléphone. Ils veulent dire tout autre chose.
— Peut-être.
Mikael soupira de nouveau et rentra chez lui continuer à lire.
MAÎTRE NILS BJURMAN poussa un soupir de soulagement lorsque Lisbeth Salander le rappela pour expliquer qu'elle avait besoin de davantage d'argent. Elle s'était dérobée à leur dernier rendez-vous fixe en invoquant qu'elle devait travailler, et une petite inquiétude avait commencé à le ronger. Etait-elle en train de se transformer en un enfant à problèmes intraitable ? D'avoir annulé le rendez-vous l'avait, cela dit, empêchée d'avoir son argent de poche, et tôt ou tard elle serait obligée de prendre contact avec lui. Il s'inquiétait aussi de la possibilité qu'elle ait pu parler de son culot à quelqu'un.
Son bref appel pour dire qu'elle avait besoin d'argent confirmait de manière satisfaisante que la situation était sous contrôle. Mais il allait devoir la dompter, celle-là, décida Nils Bjurman. Il fallait qu'elle comprenne qui décidait, alors seulement pourrait s'établir une relation plus constructive. C'est pourquoi il lui indiqua que cette fois-ci ils se verraient à son domicile près d'Odenplan, pas dans son bureau. Devant cette exigence, Lisbeth Salander était restée silencieuse à l'autre bout de la ligne un bon moment — elle a du mal à comprendre, cette conne — avant d'accepter.
Le plan de Lisbeth avait été de le rencontrer à son bureau, comme la fois précédente. Maintenant elle était obligée de le voir en territoire inconnu. Le rendez-vous avait été fixé au vendredi soir. Il lui avait communiqué le code et à 20 h 30 elle sonna à sa porte, une demi-heure plus tard que convenu. C'était le temps qu'il lui avait fallu dans l'obscurité de la cage d'escalier pour passer en revue son plan une dernière fois, envisager des solutions de rechange, se blinder et mobiliser le courage nécessaire.
VERS 20 HEURES, Mikael arrêta son ordinateur et se couvrit pour sortir. Il laissa la lumière allumée dans la pièce de travail. Le ciel était étoile et la température avoisinait le zéro. Il monta la côte d'un pas alerte, passa devant la maison de Henrik Vanger, sur la route d'Östergården. Juste après la maison de Henrik, il bifurqua à gauche et suivit un sentier qui longeait la plage. Les bouées lumineuses clignotaient sur l'eau et les lumières de Hedestad scintillaient dans la nuit, c'était beau. Il avait besoin d'air frais, mais il voulait avant tout éviter les yeux inquisiteurs d'Isabella Vanger. A la maison de Martin Vanger, il rejoignit la route et arriva chez Cecilia Vanger peu après 20 h 30. Ils montèrent tout de suite dans sa chambre.
Ils se voyaient une ou deux fois par semaine. Cecilia Vanger était non seulement devenue sa maîtresse dans ce trou perdu, elle était aussi devenue la personne à qui il avait commencé à se confier. Il discutait bien plus de Harriet Vanger avec elle qu'avec Henrik.
LE PLAN FOIRA presque immédiatement.
Maître Nils Bjurman était en robe de chambre quand il ouvrit la porte de son appartement. Il avait eu le temps d'être énervé par son retard et il lui fit signe d'entrer. Elle portait un jean noir, un tee-shirt noir et le blouson de cuir incontournable. Des boots noirs et un petit sac à dos avec sangle en bandoulière sur la poitrine.
— Tu ne sais pas lire l'heure, salua Bjurman hargneusement.
Salander ne dit rien. Elle regarda autour d'elle. L'appartement ressemblait à ce qu'elle s'était figuré après examen des plans aux archives municipales. Les meubles étaient clairs, en bouleau et en hêtre.
— Entre, fit Bjurman sur un ton plus aimable. Il mit son bras sur ses épaules et la guida à travers un petit vestibule dans l'appartement. Pas la peine de sortir le baratin. Il ouvrit la porte d'une chambre. Il n'y avait aucune hésitation à avoir sur les services qu'il attendait de Lisbeth Salander.
Elle jeta un rapide coup d'œil dans la pièce. Chambre de célibataire. Lit double avec une haute tête de lit en inox. Une commode qui faisait aussi office de table de nuit. Lampes de chevet à lumière tamisée. Un placard avec miroir le long d'un mur. Un fauteuil en rotin et une petite table dans le coin près de la porte. Il lui prit la main et la guida vers le lit.
— Raconte-moi pourquoi tu as besoin d'argent cette fois ci. Encore des machins pour ton ordinateur ?
— Pour m'acheter à manger, répondit-elle.
— Bien sûr. Je suis vraiment stupide, c'est vrai que tu as raté notre dernier rendez-vous. Il mit la main sous son menton et lui redressa le visage de façon que leurs yeux se rencontrent. Comment tu vas ?
Elle haussa les épaules.
— Tu as réfléchi à ce que j'ai dit l'autre fois ?
— Quoi ?
— Lisbeth, ne te fais pas plus bête que tu ne l'es. Je veux que toi et moi, on soit bons amis et qu'on s'épaule.
Elle ne répondit pas. Maître Bjurman résista à l'impulsion de lui administrer une gifle pour la réveiller.
— Est-ce que tu as aimé notre jeu pour grandes personnes de l'autre fois ?
— Non.
Il haussa les sourcils.
— Lisbeth, ne sois pas idiote.
— J'ai besoin d'argent pour acheter de quoi manger.
— C'est exactement ce dont nous avons parlé la dernière fois. Il te suffit d'être gentille avec moi pour que je sois gentil avec toi. Mais si tu t'évertues à me contrarier... Il serra plus fort son menton et elle se dégagea.
— Je veux mon argent. Qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
— Tu sais très bien ce que je veux. Il la prit par l'épaule et l'attira vers le lit.
— Attends, fit Lisbeth Salander rapidement.
Elle lui lança un regard résigné, puis hocha sèchement la tête. Elle enleva le blouson de cuir clouté et regarda autour d'elle dans la pièce. Elle jeta le blouson sur le fauteuil en rotin, posa son sac à dos sur la table ronde et fit quelques pas hésitants en direction du lit. Puis elle s'arrêta, prise d'une appréhension soudaine. Bjurman s'approcha.
— Attends, fit-elle encore, d'une voix comme si elle essayer de le raisonner. Je ne veux pas être obligée de te faire une pipe chaque fois que j'ai besoin d'argent.
Le visage de Bjurman changea d'expression. Subitement, il la gifla du plat de la main. Salander écarquilla les yeux mais, avant qu'elle ait eu le temps de réagir, il l'avait saisie par l'épaule et jetée à plat ventre sur le lit. Elle fut prise de court par cette violence soudaine. Comme elle essayait de se retourner, il la plaqua sur le lit et s'assit à califourchon sur elle.
Tout comme la fois précédente, elle fut une proie facile pour lui, d'un point de vue purement physique. Sa seule possibilité de résister consistait à lui planter les ongles dans les yeux ou à utiliser une arme. Mais le scénario qu'elle avait prévu était déjà parti en fumée. Merde, pensa Lisbeth Salander quand il lui arracha le tee-shirt. Avec une lucidité terrifiante, elle comprit qu'elle avait été un peu légère sur ce coup.
Elle entendit qu'il ouvrait un tiroir de la commode à côté du lit, puis un cliquetis de métal. Tout d'abord elle ne comprit pas ce qui se passait, puis elle vit la boucle se refermer autour de son poignet. Il souleva ses bras, passa les menottes autour d'un des montants de la tête de lit et bloqua son autre main. En un tournemain il lui enleva ses chaussures et son jean. Finalement il lui retira son slip qu'il brandit en l'air.
— Il faut que tu apprennes à me faire confiance, Lisbeth, dit-il. Je vais t'apprendre les règles de ce jeu pour les grands. Sois désagréable avec moi, et tu seras punie. Sois gentille avec moi, et nous serons amis.
Il s'assit de nouveau à califourchon sur elle.
— Alors, comme ça tu n'aimes pas la sodomie..., dit-il.
Lisbeth Salander ouvrit la bouche pour crier. Il la prit par les cheveux et fourra le slip dans sa bouche. Elle sentit qu'il mettait quelque chose autour de ses chevilles, il écarta ses jambes et les attacha de sorte qu'elle soit totalement livrée. Elle l'entendit bouger dans la pièce mais elle ne pouvait pas le voir. Les minutes passèrent. Elle avait du mal à respirer. Puis elle ressentit une douleur infernale quand brutalement il lui enfonça quelque chose dans l'anus.
LA RÈGLE DE CÉCILIA VANGER était que Mikael ne devait pas rester dormir. Peu après 2 heures du matin il se rhabilla, alors qu'elle restait nue sur le lit et lui adressait un petit sourire.
— Tu me plais, Mikael. J'aime ta compagnie.
— Tu me plais aussi. Elle l'attira sur le lit et réussit à enlever la chemise qu'il venait de mettre. Il resta une heure de plus.
Lorsque enfin Mikael passa devant la maison de Harald Vanger, il eut la nette impression de voir un rideau bouger à l'étage. Mais il faisait trop sombre pour qu'il en soit absolument sûr.
LISBETH SALANDER PUT REMETTRE ses vêtements vers 4 heures du matin le samedi. Elle prit son blouson de cuir et le sac à dos, et gagna en boitillant le vestibule, où il l'attendait, frais et douché et habillé avec soin. Il lui donna un chèque de 2 500 couronnes.
— Je te ramène chez toi, dit-il en ouvrant la porte.
Elle sortit de l'appartement et se tourna vers lui. Son corps avait l'air frêle et son visage était gonflé par les pleurs, et il eut presque un mouvement de recul en croisant son regard. Jamais auparavant dans sa vie il n'avait rencontré une telle haine sèche et brûlante. Lisbeth Salander avait l'air aussi mentalement malade que son dossier l'indiquait.
— Non, dit-elle, si bas qu'il eut du mal à distinguer les mots. Je peux rentrer toute seule. Il posa une main sur son épaule.
— Sûre ?
Elle hocha la tête. La main sur son épaule serra plus fort.
— Tu te rappelles notre accord. Tu reviens ici samedi prochain.
Elle hocha la tête de nouveau. Soumise. Il la lâcha.
LISBETH SALANDER PASSA la semaine au lit avec des douleurs au bas-ventre, des hémorragies à l'anus et d'autres plaies, moins visibles, qui prendraient plus de temps à guérir. Ce qu'elle avait vécu dépassait de loin le premier viol dans son bureau ; il n'avait plus été question de force et d'humiliation mais d'une brutalité systématique.
Elle réalisait bien trop tard qu'elle avait mésestimé Bjurman, et de beaucoup.
Elle l'avait pris pour un homme de pouvoir qui aimait dominer, pas pour un sadique accompli. Il l'avait gardée menottée toute la nuit. A plusieurs reprises, elle avait cru qu'il allait la tuer et à un moment il avait appuyé un oreiller sur son visage jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse presque.
Elle ne pleura pas.
A part les larmes causées par la douleur physique proprement dite pendant le viol, elle n'en versa pas une seule. Une fois quitté l'appartement de Bjurman, elle avait boitillé jusqu'à la station de taxis d'Odenplan, était rentrée chez elle et avait gagné son appartement en grimpant les escaliers avec difficulté. Elle avait pris une douche et avait lavé le sang de son bas-ventre. Ensuite elle avait bu un demi-litre d'eau et avalé deux Rohypnol, elle s'était écroulée dans son lit, la couverture tirée sur sa tête.
Elle se réveilla vers midi le dimanche, la tête douloureuse et vide de pensées, avec des douleurs dans les muscles et le bas-ventre. Elle se leva, but deux verres de lait et mangea une pomme. Puis elle reprit deux somnifères et retourna se coucher.
Le mardi seulement elle eut assez de force pour s'extraire du lit. Elle sortit acheter un carton de pizzas Billy Pan, en mit deux au micro-ondes et remplit un thermos de café. Ensuite elle passa la nuit sur Internet à lire des articles et des thèses sur la psychopathologie du sadisme.
Son attention fut attirée par un article publié par un groupe de femmes aux Etats-Unis, où l'auteur soutenait que le sadique choisissait ses liaisons avec une précision quasi intuitive : la meilleure victime du sadique était celle qui se prêtait à tous ses désirs de son plein gré parce qu'elle croyait ne pas avoir le choix. Le sadique ciblait ses choix sur des êtres qui dépendaient d'autrui et il avait une capacité inquiétante d'identifier des proies convenables.
Maître Bjurman l'avait choisie comme victime.
Cela la fit réfléchir.
Cela indiquait quelle idée son entourage se faisait d'elle.
LE VENDREDI, UNE SEMAINE après le deuxième viol, Lisbeth Salander quitta son domicile pour se rendre chez un tatoueur à Hornstull. Elle avait appelé pour fixer rendez-vous et il n'y avait pas d'autres clients dans la boutique. Le propriétaire la salua d'un hochement de tête quand il la reconnut.
Elle choisit un petit tatouage simple représentant un mince cordon et demanda qu'on le lui fasse sur la cheville. Elle montra l'endroit.
— La peau est très mince. Ça fait super mal à cet endroit, dit le tatoueur.
— Ça ira, dit Lisbeth Salander, elle enleva son pantalon et présenta sa jambe.
— D'accord, un cordon. Tu as déjà pas mal de tatouages. Tu es sûre que tu en veux un autre ?
— C'est un rappel, répondit-elle.
MIKAEL BLOMKVIST QUITTA le café Susanne à la fermeture, à 14 heures le samedi. Il avait passé la journée à mettre au propre ses notes dans son iBook, et il fit un tour chez Konsum acheter deux, trois trucs à manger et des cigarettes avant de rentrer à la maison. Il avait découvert la spécialité locale : la pôlsa sautée avec des pommes de terre et des betteraves rouges — un plat qu'il n'avait jamais particulièrement aimé, mais qui pour une étrange raison allait parfaitement bien dans une petite maison à la campagne.
Vers 19 heures, il se mit à réfléchir en regardant par la fenêtre de la cuisine. Cécilia Vanger n'avait pas appelé. Il l'avait croisée très brièvement au café en début d'après-midi quand elle était venue acheter du pain, mais elle était plongée dans ses propres pensées. Tout laissait croire qu'elle n'allait pas appeler ce samedi soir. Il jeta un coup d'œil sur son petit poste de télévision qu'il n'allumait presque jamais. Puis il s'installa sur la banquette de la cuisine et ouvrit un polar de Sue Grafton.
LISBETH SALANDER REVINT à l'appartement de Bjurman à Odenplan à l'heure convenue le samedi soir. Il la fit entrer avec un sourire poli et accueillant.
— Et comment vas-tu aujourd'hui, ma chère Lisbeth ? fit-il pour la saluer.
Elle ne répondit pas.
— J'y suis peut-être allé un peu trop fort la dernière fois, dit-il. Tu m'as semblé un peu KO.
Elle le gratifia d'un sourire en coin, et il sentit une inquiétude soudaine l'envahir. Cette nana est cinglée. Il faut que je m'en souvienne. Il se demanda si elle allait pouvoir s'adapter.
— On va dans la chambre ? demanda Lisbeth Salander.
D'un autre côté, si ça se trouve elle ne demande que ça... Il lui passa le bras sur l'épaule, comme il l'avait fait à leur rendez-vous précédent pour l'amener dans la chambre.
Aujourd'hui je vais y aller plus doucement avec elle. Pour créer la confiance. Il avait déjà préparé les menottes sur la commode. Ce n'est que lorsqu'ils furent devant le lit que maître Bjurman se rendit compte que quelque chose clochait.
C'était elle qui l'amenait au lit, pas le contraire. Il s'arrêta et la regarda avec perplexité sortir quelque chose de sa poche qu'il crut d'abord être un téléphone portable. Puis il vit ses yeux.
— Dis bonne nuit, dit-elle.
Elle lui enfonça la matraque électrique dans l'aisselle gauche et fit partir 75 000 volts. Quand ses jambes commencèrent à se dérober sous lui, elle approcha son épaule et mobilisa toutes ses forces pour le faire tomber sur le lit.
CÉCILIA VANGER SE SENTAIT vaguement ivre. Elle avait décidé de ne pas appeler Mikael Blomkvist. Leur liaison avait pris la tournure d'un vaudeville saugrenu, avec une mise en scène obligeant Mikael à faire des tours et des détours pour pouvoir venir la rejoindre sans se faire remarquer. Elle se comportait comme une adolescente amoureuse incapable de maîtriser son désir. Sa conduite ces dernières semaines avait été absurde.
Le problème est qu'il me plaît beaucoup trop, pensat-elle. Je vais en souffrir. Elle passa un long moment à souhaiter que Mikael Blomkvist ne soit jamais venu à Hedeby.
Elle avait débouché une bouteille de vin et bu deux verres en solitaire. Elle alluma la télé pour Rapport et essaya de comprendre l'état du monde mais se lassa immédiatement des commentaires rationnels qui expliquaient pourquoi le président Bush devait écraser l'Irak sous les bombes. Elle s'installa alors dans le canapé du salon avec le livre de Gellert Tama sur ce fou qui à Stockholm avait tué onze personnes pour des motifs racistes. Elle ne réussit à lire que quelques pages avant d'être obligée de poser le bouquin. Le sujet l'avait tout de suite fait penser à son père. Elle se demanda sur quoi il fantasmait.
La dernière fois qu'ils s'étaient vus vraiment était en 1984, quand elle les avait accompagnés, lui et Birger, à une chasse au lièvre au nord de Hedestad, pour que Birger teste un nouveau chien de chasse — un Hamilton stôvare dont il était le propriétaire depuis peu. Harald Vanger avait soixante-treize ans et elle avait fait son possible pour accepter sa folie, cette folie qui avait transformé son enfance en cauchemar et influencé toute sa vie adulte.
Cécilia n'avait jamais été aussi fragile qu'à cette époque-là de sa vie. Son mariage avait tourné en eau de boudin trois mois auparavant. Femme battue — l'expression était si banale. Pour elle, cela avait pris la forme d'une maltraitance légère mais continuelle. Des gifles, des bourrades et des menaces lunatiques. Se retrouver par terre dans la cuisine. Les éclats de son mari étaient toujours inexplicables et les coups rarement suffisamment forts pour qu'elle soit réellement blessée. Il évitait de frapper avec le poing. Elle s'était adaptée.
Jusqu'au jour où, soudain, elle avait rendu les coups et où il avait totalement perdu le contrôle. Pour finir, pris de folie, il l'avait frappée dans le dos à coups de ciseaux.
Pris de remords, paniqué, il l'avait conduite à l'hôpital, où il avait inventé une histoire délirante d'accident invraisemblable que l'ensemble du personnel aux urgences avait percée à jour à l'instant même où il avait prononcé les mots. Elle avait eu honte. On lui avait fait douze points de suture et elle était restée deux jours à l'hôpital. Ensuite Henrik Vanger était venu la chercher et l'avait emmenée chez lui. Elle n'avait plus jamais parlé avec son mari.
Ce jour ensoleillé, trois mois après la rupture du mariage, Harald Vanger avait été d'une humeur enjouée, presque aimable. Mais soudain, en pleine forêt, il avait commencé à invectiver grossièrement sa fille en faisant des commentaires vulgaires sur sa vie et ses mœurs sexuelles, et il avait craché qu'il allait de soi qu'une pute comme elle était incapable de garder un homme.
Son frère n'avait même pas remarqué que chaque mot du père l'atteignait comme un coup de fouet. Birger Vanger s'était contenté de rire et de poser un bras autour de ses épaules, et de désarmer la situation à sa façon en sortant un commentaire du genre on sait bien comment sont les bonnes femmes. Il avait lancé un clin d'œil insouciant à Cécilia et proposé à Harald Vanger de se tenir à l'affût sur un petit relief du terrain.
Il y avait eu une seconde, un instant glacial, où Cécilia Vanger avait regardé son père et son frère et soudain pris conscience qu'elle tenait un fusil de chasse chargé à la main. Elle avait fermé les yeux. C'était ça, ou bien lever le fusil et tirer les deux cartouches. Elle avait envie de les tuer, tous les deux. Puis elle avait laissé tomber l'arme à ses pieds, avait tourné les talons et était retournée à l'endroit où ils avaient garé la voiture. Elle les avait abandonnés sur place et était rentrée seule à la maison. Depuis ce jour, elle n'avait parlé avec son père qu'en de très rares occasions, quand les circonstances l'y avaient obligée. Elle lui avait refusé l'accès de sa maison et elle n'était jamais allée le voir chez lui.
Tu as gâché ma vie, pensa Cécilia Vanger. Tu as gâché ma vie dès mon enfance.
A 20 h 30, Cécilia Vanger souleva le combiné du téléphone, appela Mikael Blomkvist et lui demanda de venir.
MAÎTRE NILS BJURMAN souffrait le martyre. Ses muscles étaient hors d'usage. Son corps semblait paralysé. Il n'était pas certain d'avoir perdu connaissance, mais il était désorienté et n'avait aucun souvenir des événements. Lorsqu'il reprit lentement le contrôle de son corps, il se retrouva nu sur le dos dans son lit, les poignets bloqués dans des menottes et les jambes douloureusement écartées. Il avait des brûlures aux endroits où les électrodes avaient touché son corps.
Lisbeth Salander avait tiré le fauteuil en rotin jusqu'au bord du lit et, ses boots sur le lit, attendait patiemment en fumant une cigarette. Quand Bjurman essaya de parler, il comprit que sa bouche était fermée avec du ruban adhésif large. Il tourna la tête. Elle avait ouvert et retourné un des tiroirs de la commode.
— J'ai trouvé tes joujoux, dit Salander.
Elle brandit une cravache et farfouilla dans la collection de godemichés, de bâillons et de masques en caoutchouc répandus par terre.
— Ça sert à quoi, ce machin ? Elle montra un énorme bijou anal. Non, n'essaie pas de parler — je n'entends pas ce que tu dis. C'est ça que tu as utilisé sur moi la semaine dernière ? Il suffit que tu hoches la tête. Elle se pencha vers lui, se réjouissant d'avance de sa réponse.
Nils Bjurman sentit soudain une terreur froide lui labourer la poitrine, et il perdit le contrôle. Il tira sur ses menottes. Elle avait pris le dessus. Impossible. Il était dans l'impossibilité totale de faire quoi que ce soit quand Lisbeth Salander se pencha et plaça le bouchon anal entre ses fesses.
— Alors comme ça t'es un sadique, constata-t-elle. T'aimes bien enfoncer des trucs dans les gens, pas vrai ? Elle le fixa. Son visage était un masque inexpressif. Sans lubrifiant, c'est ça ?
Bjurman hurla à travers le scotch quand Lisbeth Salander écarta brutalement ses fesses et appliqua le bouchon à l'endroit prévu.
— Arrête de chouiner, dit Lisbeth Salander en imitant sa voix. Si tu fais des histoires, je serai obligée de te punir.
Elle se leva et contourna le lit. Il ne put que la suivre du regard... merde, c'est quoi ça ? Lisbeth Salander avait déplacé sa télé grand écran du salon dans la chambre. Elle avait posé son lecteur de DVD par terre. Elle le regarda, tenant toujours la cravache à la main.
— Est-ce que j'ai ton entière attention ? demanda-t-elle. N'essaie pas de parler — il suffit que tu hoches la tête. Tu entends ce que je dis ?
Il hocha la tête.
— Bien. Elle se pencha pour attraper son sac à dos. Tu le reconnais ? Il hocha la tête. C'est le sac à dos que j'avais quand je suis venue te voir la semaine dernière. Je l'ai emprunté à Milton Security. Elle ouvrit une fermeture éclair dans la partie inférieure du sac. Voici une caméra digitale. Est-ce que des fois tu regardes Insider sur TV3 ? Les vilains reporters utilisent un sac comme celui-ci pour tourner des scènes avec une caméra cachée.
Elle referma la poche.
— L'objectif, c'est ça la question que tu te poses ? Toute la finesse est là. Grand-angle avec fibre optique. L'œil ressemble à un bouton, il est dissimulé dans la boucle de la lanière. Tu te souviens peut-être que j'ai posé le sac à dos ici sur la table avant que tu commences tes attouchements. J'ai bien vérifié que l'objectif était dirigé sur le lit.
Elle montra un DVD, qu'elle glissa ensuite dans le lecteur. Puis elle tourna le fauteuil en rotin et s'installa de façon à pouvoir voir l'écran télé. Elle alluma une autre cigarette et appuya sur la télécommande. Maître Bjurman se vit ouvrir la porte à Lisbeth Salander. Tu ne sais pas lire l'heure, saluait-il hargneusement.
Elle lui passa le DVD en entier. Le film durait quatre-vingt-dix minutes, il prit fin au milieu d'une scène où maître Bjurman, nu et assis contre la tête du lit, buvait un verre de vin tout en contemplant Lisbeth Salander allongée, les mains attachées dans le dos.
Elle éteignit la télé et resta assise dans le fauteuil en rotin sans dire un mot pendant dix bonnes minutes et sans le regarder. Bjurman n'osa même pas bouger. Elle se leva et se dirigea vers la salle de bains. Puis revint et se rassit dans le fauteuil. Sa voix était comme du papier de verre.
— J'ai commis une erreur la semaine dernière, dit-elle. Je m'attendais à ce que tu m'obliges encore une fois à te tailler une pipe, ce qui est absolument dégueulasse, mais qui ne dépasse pas outre mesure mes capacités. Je m'étais dit que j'allais facilement obtenir des preuves impeccables, des preuves nickel pour prouver que tu es un immonde salopard pervers. Je t'avais mésestimé. Je n'avais pas compris à quel point tu es une pourriture de chez pourriture.
Je vais être claire, dit-elle. Ce film te montre en train de violer une fille de vingt-quatre ans, handicapée mentale dont tu es le tuteur en charge. Et tu es loin de soupçonner à quel point je peux être handicapée mentale quand il faut. On passe ce DVD à n'importe qui et il comprendra que tu es non seulement une ordure mais aussi un sadique fou furieux. Instructif, comme film, non ? Je dirais que c'est toi et pas moi qui serais interné. Tu es d'accord avec moi ?
Elle attendit. Il ne réagit pas, mais elle pouvait voir qu'il tremblait. Elle prit la cravache et frappa un coup sec sur ses organes sexuels.
— Tu es d'accord avec moi ? répéta-t-elle d'une voix plus forte.
Il hocha la tête.
— Bien. Comme ça c'est clair pour tous les deux.
Elle tira le fauteuil et s'assit de façon à pouvoir le regarder dans les yeux.
— Bon, qu'est-ce qu'on pourrait faire toi et moi pour y remédier ? Il ne pouvait pas répondre. Tu n'as pas d'idées ? Comme il ne réagissait pas, elle avança la main, saisit ses bourses et tira jusqu'à ce que le visage de Bjurman se torde de douleur. Est-ce que tu as quelques bonnes idées ? répéta-t-elle.
Il secoua la tête.
— Tant mieux. Parce que si jamais tu devais avoir une idée à l'avenir, ça me foutrait vachement en rogne contre toi.
Elle se laissa aller en arrière et alluma une nouvelle cigarette.
— Alors je vais te dire, moi, ce qui va se passer. La semaine prochaine, dès que tu auras réussi à expulser ce mastard en caoutchouc de ton cul, tu donneras des instructions à ma banque qu'il n'y a que moi — et moi seule — qui ai désormais accès à mon compte. Tu comprends ce que je dis ?
Maître Bjurman hocha la tête.
— Parfait. Tu ne me contacteras plus jamais. A l'avenir, nous ne nous verrons que si j'en avais envie. En clair, tu viens d'être frappé d'interdiction de visite.
Il hocha la tête plusieurs fois et poussa soudain un soupir. Elle n'a pas l'intention de me tuer.
— Si tu essaies de prendre contact avec moi, des copies de ce DVD vont arriver à toutes les rédactions des journaux de Stockholm. Tu comprends ?
Il hocha plusieurs fois la tête. Il faut que je mette la main sur le film.
— Une fois par an, tu enverras ton rapport concernant mon état à la commission des Tutelles. Tu écriras que je mène une existence tout à fait normale, que j'ai un travail fixe, que je me conduis comme il faut et que tu ne vois absolument rien d'anormal dans mon comportement. D'accord ?
Il hocha la tête.
— Tous les mois tu formuleras un rapport écrit mais fictif sur nos rencontres. Tu raconteras en détail à quel point je suis positive et combien ça roule pour moi. Tu me posteras une copie. Tu comprends ?
Il hocha de nouveau la tête. Lisbeth Salander nota distraitement les gouttes de sueur qui apparaissaient sur son front.
— Dans un an ou deux, tu entameras des pourparlers avec le juge pour obtenir la révocation de ma tutelle. Tu utiliseras à cet effet tes rapports fictifs sur nos rencontres mensuelles. Tu trouveras un psy qui prêtera serment que je suis absolument normale. Tu feras un effort. Tu feras exactement tout ce qui est en ton pouvoir pour que je sois déclarée émancipée.
Il hocha la tête.
— Tu sais pourquoi tu feras tout ce que tu peux ? Parce que tu as une putain de bonne raison. Si tu échoues, je balance ce petit film à tout le monde.
Il écoutait chaque syllabe que Lisbeth Salander prononçait. Un soudain éclat de haine passa dans ses yeux. Il se dit qu'elle commettait une erreur en le laissant vivre. Tu le payeras cher, sale pute. Tôt ou tard. Je vais t'écraser. Mais il continua à hocher la tête avec enthousiasme à chaque question.
— C'est aussi valable si tu essaies de prendre contact avec moi. Elle passa la main devant son cou. Au revoir ce bel appart et ton beau boulot et tous tes millions sur le compte offshore.
Les yeux de Bjurman s'écarquillèrent quand elle mentionna l'argent. Merde alors, comment peut-elle savoir... Elle sourit, tira une bouffée en avalant la fumée. Puis elle lâcha la cigarette sur la moquette et l'écrasa sous le talon.
— Tu me donneras des doubles de tes clés pour ici et pour ton bureau.
Bjurman fronça les sourcils. Elle se pencha avec un sourire béat.
— J'aurai désormais le contrôle sur ta vie. Quand tu t'y attendras le moins, peut-être quand tu dormiras, je serai soudain dans ta chambre avec ça dans la main. Elle montra la matraque électrique. Je te surveillerai. Si jamais je te trouve avec une fille — et peu importe qu'elle soit ici de son plein gré ou pas —, si jamais je te trouve avec une femme quelle qu'elle soit...
Lisbeth Salander passa de nouveau ses doigts devant son cou.
— S'il m'arrivait de mourir... si j'avais un accident et que je passais sous une voiture ou je ne sais quoi... des copies de ce film seraient postées à l'adresse des journaux. Plus une histoire détaillée où je raconte comment c'est de t'avoir comme tuteur.
Autre chose encore. Elle se pencha en avant si bien que son visage ne fut qu'à quelques centimètres du sien. Si jamais tu me touches encore, je te tuerai. Tu peux me croire sur parole.
Maître Bjurman la crut soudain. Il n'y avait aucune place pour du bluff dans ses yeux.
— Souviens-toi que je suis folle.
Il hocha la tête.
Elle le fixa d'un regard circonspect.
— Je ne crois pas que nous deviendrons bons amis, toi et moi, dit Lisbeth Salander d'une voix grave. Là, maintenant, t'es en train de te réjouir que je sois suffisamment idiote pour te laisser vivre. Tu crois que t'as le contrôle bien que tu sois mon prisonnier, parce que tu t'imagines que la seule chose que je puisse faire si je ne te tue pas, c'est te relâcher. Alors t'es bourré d'espoir de pouvoir bientôt reprendre ton pouvoir sur moi. N'est-ce pas ?
Il secoua la tête, soudain pris d'un mauvais pressentiment.
— Je vais te faire un cadeau pour que tu te souviennes toujours de notre accord.
Elle afficha un sourire en coin, grimpa sur le lit et s'agenouilla entre ses jambes. Maître Bjurman ne comprit pas ce qu'elle voulait dire mais il eut peur soudain.
Puis il vit l'aiguille dans sa main.
Il remua violemment la tête et essaya de se tortiller jusqu'à ce qu'elle appuie un genou dans son entrejambe, comme avertissement.
— Ne bouge pas. C'est la première fois que j'utilise ces instruments.
Elle travailla avec concentration pendant deux heures. Quand elle eut fini, il ne chouinait plus. Il semblait plutôt se trouver dans un état proche de l'apathie.
Elle descendit du lit, inclina la tête et regarda son œuvre d'un œil critique. Ses talents artistiques avaient leurs limites. Les lettres partaient dans tous les sens, ça donnait une petite touche impressionniste. Elle avait utilisé des couleurs rouge et bleue en tatouant le message, c'était écrit en lettres capitales sur cinq lignes qui couvraient tout son ventre, depuis les tétins jusqu'au-dessus de son sexe : JE SUIS UN PORC SADIQUE, UN SALAUD ET UN VIOLEUR.
Elle ramassa les aiguilles et remit les tubes de couleur dans son sac à dos. Puis elle alla se laver les mains dans la salle de bains. Elle se rendit compte qu'elle se sentait considérablement mieux en revenant dans la chambre.
— Bonne nuit, dit-elle.
Avant de partir, elle ouvrit l'une des menottes et plaça la clé sur le ventre de Bjurman. Elle emporta le DVD et le trousseau de clés de Bjurman en partant.
CE FUT ALORS QU'ILS PARTAGEAIENT une cigarette peu après minuit que Mikael raconta qu'ils n'allaient pas pouvoir se voir pendant quelque temps. Cécilia tourna vers lui un visage étonné.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda-t-elle.
Il prit un air penaud.
— Lundi prochain je vais en prison purger mes trois mois.
Les explications supplémentaires étaient superflues. Cécilia resta silencieuse un long moment. Elle se sentit tout à coup prête à fondre en larmes.
DRAGAN ARMANSKIJ AVAIT COMMENCÉ à perdre espoir lorsque Lisbeth Salander frappa soudain à sa porte le lundi après-midi. Il ne l'avait pas vue depuis qu'il avait annulé l'enquête sur l'affaire Wennerström au début du mois de janvier, et chaque fois qu'il avait essayé de l'appeler, soit elle n'avait pas répondu, soit elle avait raccroché en expliquant qu'elle était occupée.
— Tu n'aurais pas du boulot pour moi ? demanda-t-elle sans s'embarrasser de salutations inutiles.
— Salut. Sympa de te voir. Je croyais que tu étais morte ou quelque chose du genre.
— J'avais deux trois petites choses à tirer au clair.
— C'est souvent que tu as des choses à tirer au clair.
— C'était une urgence. Je suis de retour. Est-ce que tu as du boulot pour moi ? Armanskij secoua la tête.
— Désolé. Pas en ce moment.
Lisbeth Salander le contempla d'un œil tranquille. Un moment plus tard, il prit son élan et se mit à parler.
— Lisbeth, tu sais que je t'aime bien et que je te donne du boulot si je peux. Mais tu es restée invisible pendant deux mois et j'ai eu un tas de boulots. C'est simple, on ne peut pas compter sur toi. J'ai été obligé de faire appel à d'autres pour pallier ton absence et en ce moment je n'ai rien pour toi.
— Augmente le volume.
— Quoi ?
— La radio.
...le magazine Millenium. L'annonce que le vétéran de l'industrie Henrik Vanger est devenu copropriétaire de Millenium et qu'il siégera au CA arrive le jour même où l'ancien gérant responsable de la publication, Mikael Blomkvist, commence à purger ses trois mois de prison pour diffamation de l'homme d'affaires Hans-Erik Wennerström. Erika Berger, directrice de Millenium, a précisé lors de la conférence de presse que Mikael Blomkvist reprendra son poste de rédacteur en chef dès sa sortie de prison.
— Merde alors, fit Lisbeth Salander tellement bas qu'Armanskij ne put rien entendre, il vit seulement ses lèvres bouger. Elle se leva brusquement et se dirigea vers la porte.
— Attends. Tu vas où ?
— Chez moi. J'ai deux trois trucs à vérifier. Appelle quand tu auras quelque chose pour moi.
LA NOUVELLE QUE Millenium avait reçu du renfort sous la forme de Henrik Vanger était un événement bien plus important que ce que Lisbeth Salander avait prévu. Aftonbladet avait déjà publié sur le Web une longue dépêche provenant de l'agence de presse TT qui dressait le bilan de la carrière de Henrik Vanger et qui constatait que c'était la première fois en plus de vingt ans que le vieux magnat de l'industrie se montrait au public. L'annonce qu'il entrait dans le capital de Millenium semblait tout aussi inimaginable que de voir soudain les vieux conservateurs Peter Wallenberg ou Erik Penser virer leur cuti pour s'associer à ETC ou devenir sponsors d'OrdfrontMagasin.
L'événement était si énorme que l'édition de 19 h 30 de Rapport en fit un des premiers sujets et y consacra trois minutes. Erika Berger était interviewée à une table de conférence à la rédaction de Millenium. Tout à coup l'affaire Wennerström était redevenue d'actualité.
— Nous avons commis l'année dernière une grave erreur qui a eu pour conséquence que notre journal a été condamné pour diffamation. C'est évidemment une chose que nous regrettons... et nous avons l'intention de revenir sur cette affaire à un moment propice.
— Qu'entendez-vous par revenir sur l'affaire ? demanda le reporter.
— Je veux dire que nous allons raconter notre version des éléments, ce que nous n'avons pas encore fait.
— Mais vous auriez pu le faire au cours du procès.
— Nous avons choisi de ne pas le faire. Mais nous allons bien entendu garder notre ligne éditoriale critique.
— Est-ce que cela veut dire que vous vous en tenez toujours à la version pour laquelle vous avez été condamnés ?
— Je n'ai pas de commentaire à apporter sur ce sujet.
— Vous avez licencié Mikael Blomkvist après le jugement.
— Vous vous trompez totalement. Lisez notre communiqué de presse. Il avait besoin d'un break et d'une pause bien méritée. Il reviendra comme responsable de la publication plus tard cette année.
La caméra fit un panoramique à travers la rédaction tandis que le reporter énumérait quelques données sur l'histoire mouvementée de Millenium, magazine connu pour son indépendance impertinente. Mikael Blomkvist n'était pas en mesure de donner ses commentaires. Il venait d'être incarcéré au centre de détention de Rullåker, situé au bord d'un petit lac en pleine forêt à une dizaine de kilomètres d'Östersund, dans le Jämtland.
Au passage, Lisbeth Salander nota que Dirch Frode apparaissait soudain dans l'entrebâillement d'une porte à la rédaction, tout au bord de l'image télévisée. Elle fronça les sourcils et se mordit pensivement la lèvre inférieure.
CE LUNDI AVAIT ÉTÉ PAUVRE en événements et Henrik Vanger put bénéficier de quatre minutes à l'édition de 21 heures. Il était interviewé dans un studio de la télé locale à Hedestad. Le reporter commença par constater qu'après deux décennies de silence, le mythique industriel Henrik Vanger est revenu sous les feux de la rampe. En introduction, le reportage fit une présentation de la vie de Henrik Vanger en images télé noir et blanc, où on le voyait en compagnie du Premier ministre Tage Erlander inaugurant des usines dans les années 1960. Ensuite la caméra zoomait sur un canapé dans un studio d'enregistrement où Henrik Vanger était tranquillement installé, les jambes croisées. Il portait une chemise jaune, une fine cravate verte et une veste marron décontractée. Qu'il soit un épouvantail maigre et vieillissant n'échappait à personne, mais il parlait avec une voix sonore et ferme. Sans compter qu'il parlait franc. Le reporter commença par lui demander ce qui l'avait poussé à devenir copropriétaire de Millenium.
— Millenium est un bon journal que j'ai suivi avec beaucoup d'intérêt pendant plusieurs années. Aujourd'hui il est en butte à certaines attaques. Il a de puissants ennemis qui organisent un boycott d'annonceurs dans le but de le torpiller.
De toute évidence, le reporter n'était pas préparé à une telle réponse, mais flaira immédiatement que l'histoire, déjà particulière en elle-même, avait des dimensions tout à fait inattendues.
— Qui se trouve derrière ce boycott ?
— Voilà une des choses que Millenium va minutieusement vérifier. Mais laissez-moi saisir l'occasion pour déclarer que Millenium n'a pas l'intention de se faire couler de sitôt.
— Est-ce pour cette raison que vous êtes entré comme associé ?
— La liberté d'expression en prendrait un sale coup si des intérêts particuliers avaient le pouvoir de réduire au silence des voix qui les dérangent dans les médias.
Henrik Vanger semblait avoir passé sa vie à défendre la liberté d'expression, tendance radicale-culturelle. Mikael Blomkvist se mit soudain à rire dans la salle de télévision au centre de détention de Rullåker, qu'il inaugurait ce soir. Ses codétenus lui jetèrent des regards inquiets.
Plus tard le soir, allongé sur le lit dans sa cellule qui lui rappelait une chambre de motel exiguë avec une petite table, une chaise et une étagère fixée au mur, il admit que Henrik et Erika avaient eu raison quant à la façon de balancer cette information sur le marché. Sans en avoir parlé à quiconque, il savait que quelque chose avait changé dans l'attitude vis-à-vis de Millenium.
L'apparition de Henrik Vanger n'était ni plus ni moins qu'une déclaration de guerre à Hans-Erik Wennerström. Le message était limpide — désormais tu ne te bats pas contre un journal avec six employés et un budget annuel qui correspond à un déjeuner d'affaires du Wennerstroem Group. Maintenant tu te bats aussi contre les sociétés Vanger, qui certes ne sont que l'ombre de leur grandeur d'antan mais qui constituent néanmoins un défi autrement plus ardu. Wennerström pouvait maintenant choisir : soit se retirer du conflit, soit envisager la tâche de réduire aussi en miettes les sociétés Vanger.
Henrik Vanger venait d'annoncer à la télévision qu'il était prêt à se battre. Il n'avait peut-être aucune chance contre Wennerström, mais la guerre allait coûter cher.
Erika avait soigneusement choisi ses mots. En fait, elle n'avait pas dit grand-chose, mais son affirmation selon laquelle le journal n'avait pas encore « donné sa version » laissait entendre qu'il y avait réellement une version à donner. Bien que Mikael soit mis en examen, jugé et à l'heure actuelle incarcéré, elle ne s'était pas gênée pour dire — sans le dire — qu'en réalité il était innocent et qu'une autre vérité existait.
En se gardant d'utiliser le mot « innocence », elle rendait son innocence d'autant plus tangible. La façon évidente dont il allait retrouver son poste de responsable de la publication soulignait que Millenium n'avait rien à se reprocher. Aux yeux du grand public, la vérité n'était pas un problème — tout le monde adore la théorie du complot, et dans le choix entre un homme d'affaires plein aux as et une belle directrice de journal à grande gueule, il n'était pas difficile de déterminer où iraient les sympathies. Les médias n'achèteraient cependant pas l'histoire aussi facilement — mais Erika avait sans doute désarmé un certain nombre de critiques qui n'oseraient pas relever la tête.
Aucun des événements de la journée n'avait fondamentalement fait évoluer la situation, mais ils avaient acheté du temps et ils avaient quelque peu modifié l'équilibre des forces. Mikael imagina que Wennerström avait passé une soirée désagréable. Wennerström ne pouvait pas savoir dans quelle mesure — ou dans quelque très petite mesure — ils savaient quelque chose, et avant de pouvoir jouer son prochain pion, il allait être obligé de fouiller pour découvrir où ils en étaient vraiment.
LE VISAGE SÉVÈRE, Erika éteignit le poste de télé et le lecteur vidéo après avoir regardé d'abord sa propre prestation, et ensuite celle de Henrik Vanger. Elle regarda l'heure, 2 h 45, et étouffa une impulsion d'appeler Mikael. Il était incarcéré, et il était peu probable qu'il ait pu garder son téléphone portable dans la cellule. Elle était arrivée si tard chez elle à Saltsjöbaden que son mari était déjà endormi. Elle se leva et alla se servir au bar un Aberlour costaud — elle buvait de l'alcool à peu près une fois par an —, s'assit devant la fenêtre et regarda le bassin et le phare à l'entrée du détroit de Skurusund.
Mikael et elle avaient eu un violent échange de mots quand ils s'étaient retrouvés seuls après l'accord qu'elle avait conclu avec Henrik Vanger. Au fil des ans, ils s'étaient gaillardement disputés au sujet de l'orientation à donner à un texte, de la mise en pages, de l'évaluation de la crédibilité des sources et de mille autres choses qui relèvent de la fabrication d'un journal. Mais la dispute dans la maison des invités de Henrik Vanger avait touché à des principes où elle savait qu'elle évoluait en terrain peu sûr.
— Je ne sais pas ce que je vais faire maintenant, avait dit Mikael. Henrik Vanger m'a engagé pour écrire son autobiographie. Jusqu'à présent j'ai été libre de me lever pour partir à l'instant même où il essaierait de me forcer à écrire quelque chose qui n'est pas la vérité, ou de me persuader d'orienter l'histoire d'une façon ou d'une autre. Désormais, il est un des propriétaires de notre journal — et de plus le seul doté de suffisamment de moyens financiers pour sauver le journal. Et moi, d'un coup, je suis assis sur deux chaises, dans une position que la commission d'éthique professionnelle n'apprécierait pas.
— Tu as une meilleure idée à proposer ? répondit Erika. Parce que c'est le moment de la révéler maintenant, avant de mettre au propre et de signer l'accord.
— Ricky, Vanger nous utilise dans une sorte de vendetta privée contre Hans-Erik Wennerström.
— Et alors ? Nous aussi, nous sommes bien en train d'exercer une vendetta privée contre Wennerström.
Mikael évita de la regarder et alluma une cigarette d'un geste irrité. Leur prise de bec se poursuivit un long moment, jusqu'à ce qu'Erika entre dans la chambre de Mikael, se déshabille et se glisse dans le lit. Elle faisait semblant de dormir lorsque, deux heures plus tard, Mikael vint se blottir contre elle.
Au cours de la soirée, un reporter de Dagens Nyheter lui avait posé cette même question :
— Dans quelle mesure Millenium va-t-il maintenant pouvoir rester crédible et affirmer son indépendance ?
— Comment ça ?
Le reporter avait levé les sourcils. Il estimait sa question suffisamment éloquente, mais il clarifia néanmoins son propos.
— La tâche de Millenium est entre autres d'observer la bonne marche des entreprises. Comment le journal va-t-il maintenant pouvoir revendiquer qu'il observe la bonne marche des entreprises Vanger ?
Erika l'avait dévisagé d'un air stupéfait, comme si la question était totalement inattendue.
— Est-ce que vous insinuez que la crédibilité de Millenium diminue parce qu'un financier connu disposant de ressources conséquentes est entré en scène ?
— Oui, il me semble assez évident que vous ne serez pas crédibles pour observer les entreprises Vanger.
— La règle ne s'applique-t-elle qu'à Millenium ?
— Pardon ?
— Je veux dire, vous travaillez pour un journal qui est totalement aux mains d'intérêts économiques lourds. Est-ce que cela signifie qu'aucun des journaux détenus par le groupe Bonniers n'est crédible ? Aftonbladet est détenu par une grosse société norvégienne qui à son tour est un acteur de poids dans le domaine de l'informatique et de la communication — cela signifie-t-il pour autant que les analyses d'Aftonbladet de l'industrie électronique ne sont pas crédibles ? Métro appartient au groupe Stenbeck. Est-ce que vous voulez dire qu'aucun journal en Suède soutenu par de gros intérêts économiques n'est crédible ?
— Non, bien sûr que non.
— Dans ce cas, pourquoi est-ce que vous insinuez que la crédibilité de Millenium diminuerait parce que nous aussi nous avons l'appui de financiers ?
Le reporter avait levé la main.
— D'accord, je retire ma question.
— Non. On ne la retire pas. Je veux que soit reproduit exactement ce que je viens de dire. Et vous pouvez ajouter que si Dagens Nyheter décide de focaliser plus particulièrement sur les entreprises Vanger, nous focaliserons un peu plus sur Bonniers.
Cela dit, il s'agissait bel et bien d'un dilemme éthique.
Mikael travaillait pour Henrik Vanger, qui à son tour se trouvait dans une position où il pouvait couler Millenium en un coup de crayon. Que se passerait-il si Mikael et Henrik Vanger se fâchaient pour une raison ou pour une autre ?
Et surtout : quel prix fixait-elle à sa propre crédibilité, et à quel moment passerait-elle de directrice indépendante à directrice corrompue ? Elle n'aimait ni les questions ni les réponses.
LISBETH SALANDER SE DÉCONNECTA du Net et ferma son PowerBook. Elle n'avait pas de boulot et elle avait faim. La première chose ne la troublait pas directement depuis qu'elle avait repris le contrôle de son compte en banque et que maître Bjurman avait pris le statut d'une vague gêne dans son passé. Elle remédia à la faim en se rendant dans la cuisine et en branchant la cafetière. Elle se prépara trois gros sandwiches avec du fromage, de la crème de poisson et un œuf archidur, son premier semblant de repas depuis de nombreuses heures. Elle dévora ses sandwiches nocturnes blottie dans le canapé du salon tout en se concentrant sur l'information qu'elle venait d'obtenir.
Dirch Frode de Hedestad l'avait engagée pour faire une enquête sur la personne de Mikael Blomkvist, qui avait été condamné à une peine de prison pour diffamation du financier Hans-Erik Wennerström. Quelques mois plus tard, Henrik Vanger, lui aussi de Hedestad, fait son entrée dans le CA de Millenium et prétend qu'il y a une conspiration destinée à démolir le journal. Tout ceci le jour même où Mikael Blomkvist commence à purger sa peine. Le plus fascinant : un article mineur datant d'il y a deux ans — « Les deux mains vides » — sur Hans-Erik Wennerström, qu'elle avait trouvé dans l'édition en ligne de Finansmagasinet Monopol. On pouvait y lire qu'il avait commencé son ascension de financier justement dans les entreprises Vanger à la fin des années 1960.
Pas besoin d'être un surdoué pour tirer la conclusion que les événements étaient liés d'une façon ou d'une autre. Il y avait anguille sous roche et Lisbeth Salander adorait la pêche à l'anguille. D'autant plus qu'elle n'avait rien d'autre à faire.